Leo Strauss et la philosophie arabe.

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LEO STRAUSS ET LA PHILOSOPHIE ARABE. Les Lumières médiévales contre les Lumières modernes Makram Abbes P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226 pages 117 à 141 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2009-2-page-117.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Abbes Makram, « Leo Strauss et la philosophie arabe. » Les Lumières médiévales contre les Lumières modernes, Diogène, 2009/2 n° 226, p. 117-141. DOI : 10.3917/dio.226.0117 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Duke University - - 93.180.53.211 - 30/11/2013 12h43. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Duke University - - 93.180.53.211 - 30/11/2013 12h43. © P.U.F.

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LEO STRAUSS ET LA PHILOSOPHIE ARABE. Les Lumières médiévales contre les Lumières modernesMakram Abbes P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226pages 117 à 141

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Abbes Makram, « Leo Strauss et la philosophie arabe.  » Les Lumières médiévales contre les Lumières modernes,

Diogène, 2009/2 n° 226, p. 117-141. DOI : 10.3917/dio.226.0117

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LEO STRAUSS ET LA PHILOSOPHIE ARABE LES LUMIÈRES MÉDIÉVALES

CONTRE LES LUMIÈRES MODERNES

par

MAKRAM ABBES

La critique des Lumières modernes est au cœur de la pensée deLeo Strauss. Motivée par le devoir de chercher les moyens permet-tant de sortir de la crise des Temps modernes, cette critique récusela rupture avec le passé et la confiance excessive accordée àl’homme. C’est ainsi que le nihilisme, considéré comme la plusgrande illustration des Lumières modernes et contre lequelStrauss n’avait de cesse de réagir, ne peut être combattu qu’à par-tir d’un retour à la philosophie antique en tant que moment inau-gural témoignant de la fondation d’un discours sur l’homme, sa na-ture, et la manière dont se conçoit le vivre-ensemble. Toutefois,cette mise en valeur des anciens (Socrate, Platon) doit passer parla lecture des auteurs médiévaux, notamment Fârâbî (870-950) etMaïmonide (1138-1204). Ce passage obligé provient du fait que lesMédiévaux sont témoins d’une « bonne » réception des enseigne-ments platoniciens et d’une excellente application de la philosophieancienne à un contexte différent, celui des sociétés dominées parles religions monothéistes. Ainsi se précise la fonction de ce détourdans l’économie globale de la pensée straussienne : il ne procèdepas d’une nostalgie des temps perdus ni d’une réaction passéisteface au désarroi causé par les erreurs de la modernité, mais il re-cherche un discours stable et fondateur qui tienne compte des per-manences transcendant les temps et les âges. L’objectif de Straussest de nous rappeler que l’homme n’a pas changé et qu’il demeurehabité par les mêmes questionnements. Ce constat invite donc àsaisir l’essence de ce questionnement lors de sa formulation inau-gurale. De son côté, le passage par les Médiévaux nous montre laréussite d’une pensée qui évite les catastrophes auxquelles condui-raient les fondateurs de la modernité politique, principalementSpinoza, Machiavel et Hobbes. Derrière ces trois figures ayantconceptualisé les changements majeurs qui ont affecté les Tempsmodernes, se déploient les différentes crises qui ont mené au nihi-lisme et aux démarches intellectuelles qui l’ont soutenu, tels l’his-toricisme et le relativisme. Si Machiavel est l’auteur qui a sapétout lien entre morale et politique ouvrant ainsi la voie à un di-

Diogène n° 226, avril-juin 2009.

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vorce entre la notion de « bien » et celle de « politique », Hobbes a,

lui, accompli le travail de son prédécesseur en ramenant l’homme à

l’ordre des passions et en opérant un nivellement par le bas. Quant

à Spinoza, il est rendu responsable de la brisure introduite au sein

de la relation entre la foi et la raison, la religion et la philosophie.

Estimant que la critique de la modernité par certains modernes

(Rousseau, Nietzsche, Heidegger) ne nous permet pas de trouver

une voie salvatrice, ni un changement radical par rapport à ce qui

a été mis en place à partir du XVIe siècle, Strauss va donc chercher

chez les Médiévaux une réponse satisfaisante et une sortie de la

crise. D’où l’intérêt d’étudier la philosophie médiévale et principa-

lement deux auteurs, Fârâbî et Maïmonide, chez lesquels Strauss

puise les instruments de sa critique radicale des Lumières mo-

dernes. En opposant à ces dernières les Lumières médiévales, il va

redéfinir le lien entre philosophie et religion autour duquel se dé-

ploient tous les axes de sa réflexion sur la loi religieuse, le rationa-

lisme et l’art d’écrire. L’objectif de cet article consistera à mettre en

valeur le rôle central que la philosophie arabe a joué dans la forma-

tion de la pensée de Strauss, tout en discutant la validité des

usages qu’il en fait. Comme le note Daniel Tanguay (2005 : 11)

dans sa biographie intellectuelle de Strauss, la pensée de ce der-

nier possède « cette vertu particulière de fasciner et d’irriter en

même temps ». Si la fascination provient des ouvertures interpréta-

tives qu’il crée et des intuitions qu’il présente, l’irritation émerge

souvent des visions tranchées qu’il adopte et des positions radi-

cales qu’il défend. Notre intention est donc de souligner l’intérêt

des analyses straussiennes relatives à la philosophie arabe, tout en

attirant l’attention sur les tensions qu’elles créent – l’objectif étant

moins de « corriger » ou « rectifier » ses vues que de montrer la na-

ture des problèmes que posent ses lectures1.

1. Dans ses écrits, Strauss parle de « philosophes juifs » et de « philosophes

arabes ». Même si, pour la commodité de l’exposé, nous suivons souvent

Strauss dans cet usage, cette distinction confond un critère religieux (juif/

musulman) avec un critère linguistique (arabe). Influencée par le contexte

du XXe siècle, elle est récusable pour ce qui est de l’époque médiévale qui a

vu naître des philosophes de confessions différentes (juives, chrétiennes,

mazdéennes, sabéennes, etc.) mais s’exprimant tous en langue arabe. Ain-

si, les écrits philosophiques et scientifiques de Maïmonide sont rédigés en

arabe, au même titre que ceux de Yahiyâ ibn ‘Adiyy (893-974), par

exemple, un philosophe de confession chrétienne élève de Fârâbî (870-

950). Maïmonide est dans le même cas que plusieurs intellectuels du

monde musulman, qui étaient parfaitement arabisés et utilisaient d’autres

langues (l’hébreu, le persan, le syriaque) soit pour s’exprimer sur des

thèmes les concernant en tant que minorités religieuses (c’est le cas de

l’hébreu et du syriaque), soit pour diffuser le savoir scientifique auprès des

populations ne maîtrisant pas parfaitement l’arabe : c’est le cas, entre

autres, de Ghazâlî et d’Avicenne, auteurs d’ouvrages de synthèse en per-

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Les philosophes arabes et la Loi

La notion de « Lumières médiévales » qualifie chez Strauss unrapport entre la religion et la philosophie qui est diamétralementopposé à celui qui a été formulé par Spinoza et les modernes. Cesderniers ont crée un fossé entre la foi et la raison, la vérité philoso-phique et celle de la révélation. Leur critique acerbe des miracleset des prophéties a conduit à une confiance démesurée dans la rai-son, qui a mené les hommes aux catastrophes du XX

e siècle et les alaissés aux prises avec les démons du nihilisme. Chez eux, la reli-gion n’est plus qu’une affaire de morale individuelle ; elle n’est per-çue ni comme une tradition à respecter, ni comme Loi englobantl’éthique, le social et le politique. À l’opposé de cette attitude, lesphilosophes médiévaux, arabes et juifs, ont vu dans la Loi une réfé-rence fondatrice, une tradition qui assure au travail philosophiqueun certain ancrage à même de le prémunir contre l’orgueil et l’inso-lence de la raison. La Loi assimilée à la tradition peut donc êtreconsidérée comme un mur inébranlable auquel on peut s’adosseren toute confiance. Elle assure à la fois la pérennité d’un cadre so-cial stable et maintient la transcendance conférée aux normes,deux aspects qui font défaut à la démocratie libérale. D’une ma-nière générale, ce respect de la religion est parfaitement exprimépar la plupart des philosophes arabes, comme le note Averroès(1126-1198) dans un passage de l’Incohérence de l’Incohérence quin’est pas cité par Strauss, mais qui illustre parfaitement l’esprit dela thèse que ce dernier cherche à défendre. Averroès (2000 : 202) yaffirme notamment ceci : « L’opinion de tous les sages [à propos deslois révélées est] que l’on doit pratiquer l’imitation des prophètes etde ceux qui ont institué les principes d’action et les manières tradi-tionnelles d’agir ( !") faisant office de loi ( #$%&'( ) au sein de chaquecommunauté ( #)*+( ) ». Ce passage montre clairement que l’attitudedu philosophe à l’égard de la Loi et de la tradition sociale et reli-gieuse doit être fondée sur l’imitation, c’est-à-dire le respect deslois religieuses. Le même point de vue est défendu par Ibn ‘Adiyy(893-974), philosophe chrétien et élève de Fârâbî qui a composé untraité intitulé Épître montrant que la science de sagesse est l’unedes choses qui incitent le plus à suivre les lois religieuses où il dé-fend le même point de vue qu’Averroès sur le rapport entre la phi-losophie et la religion (Ibn ‘Adiyy 1988 : 46). Ces deux exemplesmontrent une communauté de points de vue entre un Arabe chré-tien oriental et un Arabe musulman occidental. Il est certain queMaïmonide partageait la même idée, même s’il n’avait rédigé au-

san tel le Dânishnamè ou Livre de science (où Avicenne fournit un résuméde son encyclopédie scientifique Livre de la guérison, rédigée en arabe) oul’Alchimie du bonheur, dans lequel Ghazâlî consigne la quintessence de saphilosophie spirituelle que l’on retrouve dans ses écrits en arabe.

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cun écrit spécifique sur cette question. Ainsi, le philosophe n’a pas

à bouleverser l’ordre social, ni à être l’instigateur d’une révolution

politique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doit admettre, par

conservatisme, les opinions répandues et qu’il ne doit pas déranger

la tranquillité d’esprit de ses concitoyens. Au contraire, son travail

peut être critique et même subversif, mais doit néanmoins reposer

sur le respect primordial des opinions communes et la volonté de

ne pas heurter les sensibilités des gens. Cette question du respect

de la Loi illustre l’un des points fondamentaux autour desquels se

cristallise l’opposition entre Lumières médiévales et modernes.

Car, d’après Strauss, l’origine des Lumières du XVIIIe siècle doit être

recherchée dans la rébellion contre la religion de la révélation dont

l’étendard a été porté par Spinoza. Celui-ci comptait émanciper

l’homme des entraves empêchant le progrès de l’histoire et l’at-

teinte de l’esprit positif par une critique des croyances miracu-

leuses et de la soumission à l’autorité des textes sacrés. Le fait de

se tourner vers Maïmonide et ses maîtres musulmans est donc le

moyen utilisé par Strauss afin de prendre le contre-pied du projet

spinoziste et des Lumières modernes.

La relation entre la philosophie et la Loi ne se limite pas à cet

aspect. Strauss va engager, à partir d’une interprétation fine du

Traité décisif d’Averroès, toute une réflexion sur les liens com-

plexes et subtils qu’entretiennent les deux domaines2. Son inter-

prétation, qui vise toujours le spinozisme, dépasse la question du

respect de la Loi pour argumenter en faveur d’une soumission de la

philosophie à la religion. Le philosophe ne peut philosopher que

parce que son activité est autorisée et prescrite par la Loi : telle est

l’idée que Strauss puise dans le Traité décisif où l’acte de philoso-

pher est examiné d’un point de vue juridique et selon des catégo-

ries relevant de la science du droit musulman ( !"##$ ). L’objectif

d’Averroès est de sonder le point de vue de la Loi sur la philosophie

en partant des catégories mêmes qui sont en usage dans la littéra-

ture juridique. Ainsi s’interroge-t-il sur le fait de savoir si cet exer-

cice est permis, interdit ou prescrit. Même s’il s’avère au bout de

cette enquête juridique dont la philosophie est l’objet que cette der-

nière est considérée comme un devoir ou un commandement reli-

gieux, il n’empêche que la philosophie est obligée de se justifier de-

vant le tribunal de la Loi et qu’elle est, de fait comme de droit, sou-

mise à ses critères d’acceptation ou de rejet, de licéité ou d’illicéité.

Strauss (1988 : 55) profite, en effet, du travail d’Averroès afin de

montrer comment « la philosophie médiévale (islamique et juive) se

distingue de la philosophie antique, et tout aussi bien de la philoso-

phie moderne, par cette caractéristique qui fait que, comme elle se

2. Intitulé en arabe %&"#'( )*#$, ce livre a d’abord été traduit par Léon Gau-

thier sous le titre de Traité décisif (Averroès 1988), puis par Marc Geoffroy

sous le titre de Discours décisif (Averroès 1996).

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comprend elle-même comme liée par la Révélation et investie d’une

mission par celle-ci, elle considère comme sa préoccupation pre-

mière et la plus pressante de fonder la philosophie dans une fonda-

tion de la philosophie à partir de la Loi ». Si l’analyse de Strauss

reste valable pour le cas d’Averroès, sa généralisation à l’ensemble

des philosophes arabes comme Kindî (790-874), Fârâbî (870-950),

Avicenne (980-1037), Avempace (1077 ?-1138) ou Ibn Tufayl (1110-

1185), pour ne citer que les plus connus, ne peut être acceptée sans

poser certains problèmes. Le fait d’aborder le contexte dans lequel

s’élabore le point de vue d’Averroès montre que ce dernier ne pose

cette question qu’à la suite de la crise ouverte par Ghazâlî (1058-

1111) qui, dans l’Incohérence des philosophes, accuse les philo-

sophes d’impiété à partir de l’examen de trois questions : l’éternité

ou de la création du monde, la connaissance par Dieu du particu-

lier et la nature de la vie future. Certes, l’accusation d’impiété

adressée aux philosophes existait bien avant cette date, que ce soit

dans la culture de l’Islam, dans le Christianisme ou dans la Grèce

antique. Mais avant cette crise provoquée par al-Ghazâlî, la ques-

tion de la légalité ou de l’illégalité de l’acte de philosopher n’était

posée ni par les philosophes, ni par les juristes, ni par les théolo-

giens ( !"#$%&'()* ), qui étaient pourtant des adversaires acharnés des

philosophes. S’il est évident qu’avant al-Ghazâlî la pratique de la

philosophie, comme celle des autres savoirs théologiques, juri-

diques ou religieux, était susceptible d’exposer les individus à des

accusations d’impiété ou d’hérésie, nous estimons qu’il faudrait rat-

tacher celles-ci aux idéologies alors en place et aux contextes où

elles se sont développées. Le plus souvent, ces accusations répon-

daient à des conflits entre disciplines, à l’instar de ceux qui oppo-

saient les grammairiens aux logiciens ou les théologiens aux philo-

sophes. Elles sont même présentes au sein des mouvements théolo-

giques, comme en témoigne le conflit entre mu‘tazilisme et traditio-

nalisme sous le calife al-Ma’mûn au début du IXe siècle à Bagdad.

Malgré ces réalités, nous constatons que la philosophie n’était pas

obligée de rendre des comptes à la Loi, comme en revanche tente

de nous en convaincre Strauss. Cette remarque peut être étayée

par l’examen du moment inaugural de l’installation de la philoso-

phie en terre d’Islam avec Kindî et les différents traducteurs des

textes grecs et syriaques, comme Qustâ ibn Lûqâ (mort en 912) ou

Hunayn ibn Ishâq (808-873)3. C’est à ce moment-là que la question

de la comparution de la philosophie devant la Loi aurait dû être po-

sée et examinée, d’autant plus que la science du droit a connu dès

le VIIIe siècle une systématisation et une codification qui en avaient

fait une discipline parfaitement formée et épistémologiquement

établie. Or l’histoire montre que Kindî et les différents philosophes

3. Sur les conditions culturelles et politiques qui ont permis à la philoso-

phie de s’installer en terre d’islam, voir Gutas (2005).

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qui se sont inscrits dans son sillage à partir du IXe siècle n’ont pasété amenés à poser cette question, ce qui prouve que la philosophiese développait tout aussi naturellement que les autres savoirsscientifiques, littéraires ou religieux.

Pour bien cerner la nature du travail d’Averroès et son contexte,rappelons que les deux philosophes andalous qui l’ont précédé(Avempace et Ibn Tufayl), également concernés par l’attaque deGhazâlî, n’ont pas réagi à cette accusation d’impiété – sans douteparce qu’elle était monnaie courante dans le milieu des intellec-tuels, ou alors parce qu’ils n’avaient pas mesuré la portée d’unetelle accusation, qui s’est avérée fatale pour la poursuite de cetteactivité en terre d’Islam. Étant à la fois juriste et philosophe, Aver-roès, en revanche, était particulièrement affecté par les accusa-tions de Ghazâlî et outré par une telle incompréhension de l’es-sence de la philosophie, exclue au nom de l’orthodoxie. Et c’est afind’assurer les chances de la continuité de l’acte de philosophie enterre d’Islam qu’Averroès va se livrer à un examen de la position dela Loi à l’égard de l’usage de la raison. Cette contextualisation ra-pide des conditions dans lesquelles prend forme la réflexion juri-dique d’Averroès sur l’acte de philosopher montre qu’avant lui cetacte ne requérait aucune justification devant le tribunal de la Loi.

Dans un autre registre et pour d’autres raisons, un philosopheandalou du XII

e siècle, contemporain de Maïmonide et d’Averroès,va se livrer à une critique ouverte de la Loi religieuse. Tout enétant conscient du danger qui guette les philosophes et du durcis-sement de la Loi vis-à-vis des praticiens de la philosophie, Ibn Tu-fayl n’hésite pas, dans son conte philosophique Hayy ibn Yaqzân

( !"#$%& '( )*$+ ), à critiquer ce qui fait selon Strauss la spécificité desreligions juive et musulmane, à savoir leur caractère de Loi, d’en-semble de commandements donnés comme un tout et visant à régiret à réglementer la société. Ainsi déplore-t-il, au nom de l’appau-vrissement de la dimension spirituelle de la religion, le fait qu’ellesoit centrée sur des obligations rituelles et sur une activité juris-prudentielle dont les biens terrestres représentent la fin. En arri-vant sur une île gouvernée par la loi religieuse après avoir vécu se-lon la loi naturelle et atteint la connaissance de Dieu par l’usage dela simple raison, Hayy, le héros de ce roman, découvre la corres-pondance entre la description religieuse de la fin suprême del’homme et ce qu’il a pu découvrir grâce à la spéculation rationnellesur les êtres. Toutefois, cette correspondance sur le plan de la finsuprême de l’homme cache une divergence qu’il relève immédiate-ment : l’invalidité de la loi religieuse pour le développement spiri-tuel de l’homme. « Deux choses – affirme le récit – demeuraientpour lui objet d’étonnement : il n’en comprenait pas la sagesse. En

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premier lieu, pourquoi cet envoyé4 se servait-il le plus souvent d’al-légories, en s’adressant aux hommes, dans la description du mondedivin ? Pourquoi s’était-il abstenu de présenter à nu la vérité ? cequi fait tomber les hommes dans l’erreur grave de prêter un corpsà Dieu, d’attribuer à l’essence du Véritable des choses dont il estexempt et pur ; de même en ce qui concerne les récompenses, leschâtiments, la vie future. En second lieu, pourquoi s’en tenait-il àces préceptes et à ces prescriptions rituelles, pourquoi permettait-ild’acquérir des richesses, et laissait-il une telle latitude en ce quiconcerne les aliments, si bien que les hommes se livraient à des oc-cupations vaines, et se détournaient de la Vérité ? Car pour lui, ilestimait qu’on ne devait prendre que la nourriture nécessaire pourentretenir la vie ; et quant à la richesse, elle n’avait à ses yeux au-cune raison d’être. Il voyait les diverses dispositions de la loi rela-tives aux richesses, par exemple l’aumône légale et ses subdivi-sions, les ventes et achats, l’usure, les pénalités édictées par la loiou laissées à l’appréciation du juge, et tout cela lui semblaitétrange, lui paraissait superflu ; il [se] disait que si les hommescomprenaient la vraie [valeur] des choses, certes ils se détourne-raient de ces futilités, ils se dirigeraient vers l’Être véritable, et ilsse passeraient de tout cela : nul ne posséderait de propriété privéepour laquelle il soit passible de l’aumône légale, dont le vol furtifentraîne [pour le coupable] la section des mains, et le vol ostensiblela perte de la vie » (Ibn Tufayl 1936 : 107-108).

Ce passage est capital dans la mesure où il permet de préciserque le rapport à la Loi n’est pas toujours le même chez les philo-sophes arabes. Si Averroès envisage sérieusement son utilité mo-rale (former de bons citoyens, les éduquer à la vertu) et politique(sur le plan législatif), Ibn Tufayl considère ces aspects législatifscomme un frein au développement spirituel de l’homme. Les bienscivils que la loi prétend régir et réglementer sont des choses vaineset futiles, ce qui ouvre chez ce penseur, contrairement à Strauss,sur une dépolitisation plutôt que sur une politisation de la Loi. Uneantinomie entre l’aspect législatif de la religion et le mode de viephilosophique est relevée par Ibn Tufayl. La Loi ne conduit pas aubonheur ; au contraire, celui-ci suppose que l’on en abandonne lesaspects législatifs et que l’on en sauvegarde la fin suprême qui re-joint la spéculation rationnelle sur Dieu.

Si nous reprenons la manière selon laquelle Strauss caractérisela relation entre philosophie et religion – à savoir, que la premièredoit se soumettre, dans un premier temps, à la seconde pour qu’en-suite le philosophe puisse échapper à l’emprise de la Loi grâce auprivilège de pouvoir l’interpréter –, nous allons constater que lamanière dont cette question a d’abord été traitée dans la philoso-

4. Il s’agit du prophète fondateur de cette cité.

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phie arabe a été contraire au schéma straussien. Dans le Livre des

lettres, Fârâbî avance que la philosophie précède la religion à la

fois historiquement et normativement. Elle est à l’origine du savoir

religieux et doit être, à ce titre, considérée comme la source de

toute fondation des normes. « Il est clair, écrit-il, que l’art de la

théologie dialectique et de la jurisprudence est postérieure à la loi

religieuse, que celle-ci est postérieure à la philosophie, que la facul-

té dialectique et sophistique est antérieure à la philosophie et que

la philosophie dialectique et la philosophie sophistique précèdent

la philosophie démonstrative. Dans l’ensemble, la philosophie pré-

cède la loi religieuse, de la même manière que dans le temps, celui

qui utilise les instruments est antérieur aux instruments » (al-Fâ-

râbî 2004 : 132). Cette idée est développée par Fârâbî tout au long

du chapitre II du Livre des lettres. Elle montre que la perfection ou

l’imperfection de la loi religieuse dépend de la nature de la philoso-

phie qui la précède. Si la loi religieuse émerge à la suite d’une phi-

losophie qui n’a pas atteint la perfection de ses méthodes démons-

tratives, « elle sera remplie de nombreuses opinions mensongères »

(ibid. : 154). La conceptualisation inaugurale de ce lien par Fârâbî

montre que c’est la religion qui a été ramenée à la philosophie. Elle

a été divisée en deux aspects, pratique et théorique, et les disci-

plines qui la représentent ramenées aux parties de la philosophie.

Ainsi, la théologie dialectique ( !"#$% ) est-elle ramenée à la métaphy-

sique, alors que le juriste ( &'((()*$% ) est assimilé au prudent (le

eqÔmhlnv). Mais si la loi religieuse enseigne les choses théoriques

relatives à Dieu, à l’âme et au bonheur ou malheur célestes en

usant d’allégories, la philosophie démonstrative, elle, les aborde se-

lon le strict régime de la vérité. La métaphysique reste donc supé-

rieure à la théologie du point de vue du degré de conviction qu’elles

sont en mesure d’atteindre. De même, il existe une différence entre

le juriste et l’homme prudent. L’un et l’autre infèrent les bonnes

opinions relatives aux affaires pratiques, mais le premier établit

ces inférences à partir des lois fixées par le fondateur de la reli-

gion, alors que le second s’appuie sur le savoir acquis grâce à l’ex-

périence et à la longue contemplation des choses humaines (ibid. :

132-133). Dans le Livre de la religion, la même assimilation et su-

bordination du savoir religieux à la philosophie sera reprise et

étendue à d’autres aspects, comme l’examen des rôles respectifs du

prophète qui fonde une communauté religieuse vertueuse et celui

du roi-philosophe qui fonde la cité parfaite.

Fârâbî va donc plus loin que les considérations straussiennes. Il

ne recherche pas les fondements philosophiques de la révélation,

mais ramène tout à la philosophie, à laquelle revient toute primau-

té. L’attitude de Fârâbî n’est donc pas suscitée par un conflit irré-

ductible entre philosophie et religion, elle est dictée par une vision

qui lie l’origine de l’homme à l’émergence de la philosophie. Celle-ci

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se situe donc à l’origine et au fondement de la loi religieuse, ce quirenverse la perspective straussienne où la philosophie est soumiseà la religion. La formulation fondatrice de la relation entre philoso-phie et religion dans l’Islam oblige à inverser le schéma straussienà travers lequel cette relation a été décrite.

Le problème théologico-politique

L’existence, au sein de la culture arabe, d’attitudes aussi di-verses quant à la relation entre la religion et la philosophie montredonc qu’il est impossible d’en rester au schéma défini par Averroèsau XII

e siècle. L’usage que fait Strauss d’Averroès et à partir duquelil opère une généralisation à l’ensemble des philosophes du MoyenÂge exige de tenir compte des précisions contextuelles et desnuances individuelles que nous venons d’apporter. Comme nousaurons l’occasion de le vérifier dans ce travail, Strauss use le plussouvent d’un cas particulier, d’un exemple puisé chez un seul au-teur pour appuyer une thèse globale. Il n’hésite pas à radicaliser lalecture du cas en question au point de faire croire au lecteur qu’ilest face à une alternative dont les deux termes sont insurmon-tables. Malgré tout, l’analyse straussienne de la relation entre phi-losophie et religion chez Averroès permet de dessiner les premierscontours de ces Lumières médiévales. Le rôle central qui y joue laphilosophie arabe se confirme lors de la découverte, par le jeuneStrauss, d’un texte d’Avicenne qui le conduit à approfondir la rela-tion entre philosophie et Loi dans les deux traditions juive et mu-sulmane. Strauss remarque que dans l’Épître sur les parties dessciences intellectuelles Avicenne affirme que « le but de la prophétieest politique » et que « la fonction pratique la plus excellente duprophète n’est pas la mantique, mais la direction politique »(Strauss 1988 : 129, où il traduit le titre de ce texte comme Sur lesparties de la science). Dans la conception qu’Avicenne propose de lascience politique, il existe donc une réduction de celle-ci à l’ensei-gnement de la loi religieuse : c’est le prophète, conclut Strauss(ibid. :132), qui « est le fondateur de l’État idéal », puisqu’il est ca-pable de mener les hommes à la fois vers la perfection sensible etvers la perfection intelligible. Strauss estime que dans cette doc-trine de la prophétologie, les dimensions mantique et thaumatur-gique sont supplantées par les volets politiques et législatifs. Celalui fournit un argument de taille pour maintenir le problème de larévélation au cœur du travail philosophique. Avicenne lui montrecomment ce problème, que les Modernes ont cherché à liquider àtravers leur mépris de la révélation, a été parfaitement maîtrisépar l’un des représentants des Lumières médiévales. La solutionavicennienne convient parfaitement au jeune Strauss qui, grâce àla découverte de ce texte vers 1929-1930, saisit l’essence du plato-

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nisme politique chez les falâsifa et comprends, du coup, la raisonpour laquelle ils ont proposé une interprétation de la prophétied’ordre psychologique et métaphysique, plutôt qu’une lecture tradi-tionnelle fondée sur la défense des miracles. À partir de cette idéesoutenue par Avicenne, Strauss construit une argumentation vi-sant à montrer d’un côté l’assimilation de la politique civile à laprophétie et, de l’autre, le véritable platonisme des falâsifa.

Cette mise en valeur du rôle politique du prophète et l’assimila-tion de ce dernier au fondateur de la cité parfaite est effectivementprésente chez Avicenne. Toutefois, est-elle soutenue par tous lesphilosophes arabes ? Chez Averroès, qui a commenté la République

de Platon, on ne trouve guère cette assimilation du prophète auchef de la cité vertueuse. Il estime qu’il n’est pas nécessaire, maissimplement préférable que le chef soit doté de qualités prophé-tiques (Averroès 1974 : 72). Averroès conserve donc à la politiqueune autonomie par rapport à la religion. L’on peut même dire quecette réduction de la politique à la prophétie opérée par Avicenne –réduction dont Strauss tire un maximum d’arguments en faveur dela divergence entre Lumières médiévales et modernes – est le signede la manière particulière à travers laquelle Avicenne aborde lesquestions politiques. Strauss ne s’interroge pas sur le fait qu’en ra-menant la prophétie à la science politique, celle-ci se trouve aussiréduite à la religion, et ne bénéficie plus du statut de science quilui permettrait de remplacer les simples opinions communes pardes arguments démonstratifs. Or le propre de la philosophie poli-tique, comme Strauss le répète souvent dans Qu’est-ce que la philo-

sophie politique ?, consiste à remplacer les opinions communes re-latives à la politique par des arguments démonstratifs formant lescontours d’une science. Elle consiste également à être distincte dela théologie politique, c’est-à-dire « des enseignements politiquesfondés sur la révélation divine » (Strauss 1992 : 19). Ramener auxenseignements prophétiques la philosophie politique arabe abordéeen l’occurrence par Avicenne signifie, en d’autres termes, qu’il n’yavait pas concrètement de philosophie politique chez les auteursmédiévaux.

Par ailleurs, cette idée d’identité entre science politique et pro-phétie était fortement répandue chez les juristes-théologiens del’Islam, qui cherchaient constamment à défendre la Loi religieuseet les traditions politiques initiées par le Prophète et ses succes-seurs comme la norme à suivre en matière d’organisation de laCité. Avicenne suit, sous ce rapport, un point de vue présent dansces traditions. Cette tendance est décelable dans cette courte partiede la Guérison, son encyclopédie philosophique, consacrée à la phi-losophie pratique. À l’instar des juristes de l’Islam, il insiste sur lesmoyens dont dispose l’individu pour accéder au califat et sur lescompétences de légiste qu’il doit posséder à cet effet. Le fait qu’il

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aborde les thèmes de l’interdiction de s’opposer au pouvoir central

et de la condamnation politique et théologique des dissidents (accu-

sés d’impiété et dont on exige l’élimination physique) montre l’in-

fluence du droit politique classique sur la pensée d’Avicenne

(1985 : livre x, ch. 5). Dans la mesure où il n’aborde ni la question

des excellences humaines, ni celle des cités injustes, ni le statut du

roi-philosophe, pourtant au cœur de la philosophie politique, il suit

les vues des juristes de l’Islam en soumettant la science pratique

aux traditions religieuses. Cette subordination apparaît de ma-

nière tout à fait explicite dans un autre texte, le Livre de Science,

dans lequel Avicenne (1955 : 89) affirme que « la connaissance de

la nature des religions » représente le principe permettant de

connaître la nature des sciences politiques. Celles-ci émanent donc

de ce principe religieux (ibid. : 90). Dans un autre texte, la Logique

des Orientaux, Avicenne va encore plus loin. Il considère que la

science législative du prophète n’intervient pas seulement au ni-

veau de l’administration de la cité, mais qu’elle concerne aussi les

deux autres branches de la science pratique, à savoir l’éthique (le

gouvernement de soi) et l’économique (le gouvernement domes-

tique). « Il est préférable, écrit-il (Avicenne 1910 : 7), que le législa-

teur, eu égard à ce qu’il faudrait faire sur le plan privé ou indivi-

duel, sur le plan de la petite communauté [la maisonnée] et de la

grande communauté [la cité], soit une seule personne ayant en sa

possession un seul art, et cette personne est le prophète ». La

science du droit procédant de l’enseignement prophétique se pré-

sente ainsi comme une architectonique qui intervient dans l’orga-

nisation des trois branches de la science pratique (ibid. : 8-9).

Cette manière de penser le rapport entre science politique et loi

religieuse reste propre à Avicenne et il serait difficile de lui trouver

un équivalent chez d’autres philosophes. Dans son Commentaire de

la République de Platon, Averroès procède d’une manière tout à

fait opposée. Il rattache comme Aristote la science politique à

l’éthique, et précise qu’elle puise ses principes dans la volonté et le

choix, les actions volontaires étant son objet propre (Averroès

1974 : 3). Dès les premières pages du Commentaire, il introduit une

comparaison entre la science politique et la science médicale qui

n’existe pas dans le texte platonicien. Ce rapprochement vise à

montrer que la division bipartite de la science politique en théorie

et pratique s’applique aussi à l’art médical. L’éthique est ainsi com-

parée à cette partie de la médecine qui étudie la santé et la mala-

die, alors que la science politique correspond à la conservation de

la santé ( !"#$%&' ()%*) et à l’éloignement de la maladie ( +,-' !&'./ ). Ce

point prépare chez Averroès la thèse d’un socle épistémologique

commun à la politique et à la médecine, ce qui permet de retrouver

dans l’une comme dans l’autre les principes et les fondements in-

dispensables à leur exercice. Ce parallèle, qui se prolonge au fil du

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Commentaire, permet de ramener la science politique à d’autres

sciences qui partagent le même statut épistémologique, plutôt qu’à

la Loi religieuse. Bien que cette approche diffère sensiblement de

celle d’Avicenne, elle n’exclut ni l’idée que le philosophe doit res-

pecter les lois de sa cité, ni celle que la Loi exerce, au sein de la cité

et sous certaines conditions, une fonction positive au niveau de

l’éducation des citoyens. Mais en tant que science, la politique bé-

néficie d’une autonomie en ce qui concerne son objet, ses principes

et ses fins, ce qui lui permet d’utiliser la Loi en fonction de ce

qu’elle-même établit en tant que science.

La même attitude apparaît à propos de l’âme humaine. Aver-

roès s’interroge sur la possibilité – ou l’impossibilité – d’une sépa-

ration de l’âme après la mort de l’individu. Il ne donne pas de ré-

ponse toute faite à partir des textes religieux, pas plus qu’il ne les

fait intervenir dans la compréhension et le traitement du pro-

blème. Ce dernier doit maintenir jusqu’au bout de l’investigation

une fidélité à ses principes de départ et une cohésion interne qui

rendent le discours satisfaisant du point de vue des critères fixés

par la recherche scientifique de la vérité. Les textes religieux qui

disposent d’une certaine latitude et d’une extension sémantique

susceptible d’admettre plusieurs interprétations s’adapteront, le

cas échéant, au discours démonstratif – ou alors, c’est au philo-

sophe que reviendra d’envisager la compréhension du texte sacré

en fonction des résultats de ses recherches. Mais, dans les deux

cas, la Loi religieuse n’intervient pas au niveau de la justification

du travail philosophique.

On retrouve la même démarche chez Avempace. Celui-ci déve-

loppe sa philosophie politique sans passer par une assimilation au

discours religieux. Les questions éthico-politiques sont abordées in-

dépendamment du cadre éthico-politique défini par la Loi reli-

gieuse : c’est le cas du thème des excellences humaines, auquel

Avempace consacre l’Épître de l’adieu, ainsi que du statut du philo-

sophe dans les sociétés imparfaites, qu’il aborde dans le Gouverne-ment du solitaire. Cette indifférence à l’égard de la Loi et cette ab-

sence d’interrogation sur le sens de l’enseignement prophétique ne

découlent pas d’un mépris de la religion ou d’une opposition dissi-

mulée aux commandements de celle-ci5. Pour Avempace, les prin-

cipes de la science politique doivent être puisés chez ceux qui ont

réfléchi sur ce domaine des activités humaines, au même titre que

5. Une lecture d’Avempace s’inspirant de la méthode straussienne (Lea-

man 1980) a perçu dans cette absence de convocation de la Loi religieuse

une forme d’hétérodoxie d’Avempace. Ceci constitue, à nos yeux, une er-

reur d’interprétation, compte tenu du fait qu’Avempace n’a pas cherché à

aborder directement ou indirectement la relation entre la religion et la

philosophie, son principal objectif étant la recherche scientifique dans la-

quelle il voit la fin suprême de l’homme (Abbes 2005).

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d’autres disciplines scientifiques comme la noétique, la physique oul’astronomie.

Le platonisme des falâsifa repose également pour Strauss surcette interprétation politique de la prophétologie dont l’exempleparfait est fourni par Avicenne et Fârâbî, mais qu’à partir de 1936il généralise à Maïmonide (Strauss 1988 : 143-182). La thèse quiconsidère la révélation comme un phénomène humain, et estimeque les philosophes médiévaux ne croyaient pas au caractère sur-naturel de la prophétie, lui a permis de montrer que la politiquen’était pas la préoccupation fondamentale des philosophes del’époque médiévale, car ce qui comptait pour eux c’était de seconsacrer à la vie théorétique. Les Lumières médiévales rejoin-draient ainsi l’intuition platonicienne selon laquelle le philosophe abesoin d’une loi, d’un cadre qu’il respecte sans pour autant s’y en-chaîner. Bien qu’il reconnaisse l’importance d’Aristote pour les phi-losophes arabes, Strauss continue à les considérer comme des pla-toniciens. Cela peut s’expliquer à travers le rapport que développePlaton vis-à-vis de la Loi, dont les falâsifa vont respecter la lettreet l’esprit et qui ne se trouve pas, d’après lui, chez Aristote. Si Pla-ton et Aristote abordent des sujets communs et se rencontrent àpropos de nombreux points majeurs, comme le fait « que le bonheuret la perfection véritable de l’homme consistent dans la pure activi-té de contempler et de comprendre », une différence fondamentaleentre les deux hommes réside dans la façon dont ils « se com-

portent par rapport à la contemplation, comme à la plus haute per-fection de l’homme. Aristote la libère totalement ; ou plutôt, il luilaisse sa liberté naturelle. Platon, au contraire, ne permet pas auxphilosophes » de contempler sans cesse la vérité. « Il les “force” à sesoucier des autres et à veiller sur eux, afin que l’État soit effective-ment un État véritable » (Strauss 1988 : 141). Pour Strauss, cemaintien de la double exigence de la vie théorétique et de la vie dela cité caractérise Platon. Bien qu’il soit conscient de la supérioritéde la vie contemplative sur la vie active, le philosophe platoniciense sent lié à la cité. Il est, « même en tant que philosophe, […] sou-mis à la cité, il a à répondre devant elle, il n’est pas absolumentsouverain » (ibid. : 142). On retrouve ainsi le thème de la soumis-sion de la philosophie devant la Loi, qui pousse les philosophesarabes à admettre la révélation en tant que loi politique revendi-quant légitimement la prise en charge des affaires humaines. Ilsne peuvent philosopher librement dans une perspective aristotéli-cienne, c’est-à-dire purement contemplative, qu’après avoir été au-torisés par la Loi. Autrement dit, ils ne peuvent être aristotéliciensqu’après avoir été foncièrement platoniciens ou adopté une attitudeplatonicienne à l’égard du politique.

Cette thèse marque une radicalisation des positions de Strauss.

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Elle débouche sur l’idée que les philosophes arabes n’avaient plus àchercher la fondation de la cité parfaite, puisque ce que Platonavait pensé dans le discours, ils l’ont assimilé à la mission prophé-tique et à la fondation de la cité musulmane. Rappelons les termesde la question. Le platonisme des falâsifa proviendrait de leuradhésion à la thèse formulée par Platon dans les Lois et qui pré-sente le législateur comme le fondateur de la cité parfaite. Or le lé-gislateur pour les philosophes musulmans étant le Prophète, laquestion de la fondation était résolue et ils pouvaient aristotélisersans problème. « Aristotéliser » signifie pour Strauss se vouer àl’activité théorétique et à la question de l’Être, ce qui n’eût été pos-sible sans la liquidation du problème politique en tant que pro-blème philosophique (Strauss 1988 : 142). Outre qu’elle pose le pro-blème de l’utilité et de la fonction des recherches de certains philo-sophes sur les conditions de l’émergence du gouvernement parfaitou bien sur le rapport entre le modèle théorique du gouvernementparfait et sa réalisation pratique (ces deux aspects sont au cœur dutravail de Fârâbî et d’Averroès), au-delà aussi du fait que cette lec-ture assimile la cité musulmane, dans sa totalité et indépendam-ment de toute forme d’historicité, à un gouvernement parfait, cettethèse du platonisme des falâsifa pose de sérieux problèmes dupoint de vue de l’histoire de la philosophie arabe6. Un argument in-voqué par Strauss consiste à observer que les philosophes arabesse sont intéressés à la République et aux Lois de Platon, mais pas àla Politique d’Aristote. Une lacune historique (ce texte n’est pasparvenu aux Arabes parmi le corpus aristotélicien) est élevée aurang d’argument majeur afin de prouver le platonisme politique detous les falâsifa. Strauss ne s’interroge pas sur la volonté affichéepar Averroès d’aristotéliser la République et de ramener les ensei-gnements de Platon au point de départ de la science politique défi-ni par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque. En effet, Averroès mo-difie considérablement le texte platonicien. Son Commentaire de laRépublique représente peut-être le commentaire le plus infidèledes œuvres auxquelles il s’est intéressé. Notons d’abord que laforme littéraire du dialogue est abandonnée au profit d’un traitécomposé, non pas de dix livres, mais de trois parties7. La premièretente de définir les principes de la science politique et décrit les ca-ractéristiques de la cité parfaite. La deuxième aborde le statut duroi-philosophe et, d’une manière générale, la nature et le statut dusavoir dans l’élaboration d’une telle cité. La dernière partie s’inter-roge sur les contraires de la cité parfaite et contient, contrairement

6. Voir, pour une critique de la thèse du platonisme de Fârâbî, Vallat(2004 : 85-102). 7. Cette remarque est sujette à caution du fait que nous ne connaissonspas exactement le texte auquel Averroès a eu accès et qui peut être, à sontour, un résumé de la République dû à Galien.

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aux œuvres de Fârâbî, d’importantes remarques historiques pui-sées dans l’histoire de l’Andalousie et en général de l’Islam. Unetrahison de Platon et du platonisme se trouve à l’origine de cettetransformation : en abandonnant les récits mythiques (mythed’Er), qui n’ont aux yeux d’Averroès aucun intérêt philosophique,en subordonnant la République à l’Éthique à Nicomaque et en mo-difiant considérablement la structure de l’œuvre de Platon, Aver-roès révèle le souci qui le travaille en profondeur, à savoir dégagerles principes universels de la science politique et surtout les mettreà contribution pour comprendre les problèmes historiques qui seposaient aux cités andalouses de l’époque. Loin de prétendre que lacité parfaite fût déjà réalisée, il met le doigt sur une série de pro-blèmes liés à l’injustice politique, à la division de l’État ou aux pro-blèmes d’éducation dans les cités musulmanes. Comment penserque le fondation du gouvernement parfait ne représentait plus,pour lui, un problème philosophique ?

Cette interrogation nous conduit à un autre aspect de l’approchestraussienne. Strauss se sert du modèle médiéval pour montrer lanécessité de sauvegarder le lien entre le théologique et le politique.D’après lui, c’est parce que la religion a été l’allié précieux de la po-litique que les Lumières médiévales ont pu prolonger et développerl’enseignement platonicien dans un cadre monothéiste. L’objectifde Strauss (1991 : « Préface »), d’après cette lecture du « problèmethéologico-politique… [qui] est resté le thème de toutes [ses] re-cherches », consiste à s’attaquer au processus même auquel s’iden-tifie la modernité politique : la sécularisation. C’est à partir decette volonté que se dessine chez lui un double partage : sur le planreligieux, entre les juifs et les musulmans d’un côté et les chrétiensde l’autre ; sur le plan philosophique, entre Platon et Socrate d’uncôté et Aristote de l’autre. D’après ce partage, les premiers ontcontinué à respecter la tradition religieuse et à accueillir les formesde rationalité qui lui sont propres, tandis que les seconds ont pour-suivi un travail méthodique de distinction et de séparation entreles sphères politique et religieuse. Les Lumières médiévales ontconservé l’enseignement des prophètes, alors que les Lumières mo-dernes ont rompu cet équilibre, critiqué systématiquement la reli-gion et répandu l’athéisme.

Il n’en reste pas moins que le problème, en l’occurrence, est desavoir s’il est possible d’engager toute la philosophie arabe dans ladéfense d’une finalité théologique qui serait nécessairement l’hori-zon de toute conceptualisation du politique. Le concept de « théolo-gie politique » tel que Strauss l’utilise et l’applique à cette philoso-phie peut être précisé selon des critères qu’il n’utilise pas mais quiferaient ressortir d’autres aspects de ces Lumières médiévales. Àl’instar de Carl Schmitt et de bien d’autres critiques de la moderni-té et de la sécularisation, Strauss met en avant ce concept pour dé-

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finir l’idéal d’un gouvernement qui serait rattaché à une originetranscendante et déterminé par une fin ou une exigence suprêmedépassant l’immanence du politique. Mais alors que Schmitt voitdans l’adhésion à la volonté d’un chef soutenu par l’infaillibilité desdécrets divins le seul moyen de garantir la transcendance de l’actepolitique, chez Strauss la présence pérenne de la Loi, avec ses com-mandements et sa moralité, représente symboliquement le gardiende l’État et le garant du bon fonctionnement de la société. Straussestime que la philosophie platonicienne revisitée par les Juifs et lesArabes pendant le Moyen Âge représente le paradigme de cette po-litique réussie, car elle enjoint à l’État de définir l’excellence et deprendre en charge le perfectionnement de l’homme à partir de l’en-seignement philosophique (pour l’élite) et religieux (pour la masse).Cette manière d’envisager le politique est propre au droit naturelclassique, que Strauss essaie de réhabiliter contre le droit naturelmoderne. L’approche des philosophes arabes s’inscrit pleinementdans cette conception héritée des Grecs : il faut œuvrer pour le per-fectionnement des hommes, et il faut que le gouvernement prenneen charge la conduite des citoyens vers le bonheur terrestre et lesalut céleste, conçu comme la fin suprême de l’homme. Que ce soitchez Fârâbî, Avempace ou Averroès, la politique est, sous ce rap-port, soumise à la théologie. Mais si ces penseurs inscrivent le gou-vernement dans un horizon qui dépasse les fins immanentes du po-litique, c’est parce que la science, à commencer par l’éthique et lanoétique, exige une telle subordination. Le théologique n’émanepas en l’occurrence des textes sacrés et de la religion révélée. Celle-ci joue un rôle auxiliaire, elle aide à poursuivre une fin déterminéepar la science. D’où la possibilité, voire le devoir de critiquerd’autres formes de théologie politique : par exemple, le fait d’impo-ser une doctrine religieuse, un dogme ou une interprétation exclu-sive de la Loi. Cette dimension du théologico-politique à laquelleStrauss ne fait pas allusion doit être évoquée comme l’une desillustrations fortes des Lumières médiévales, qui permet de rappro-cher ces penseurs des Lumières modernes. Considérons Averroèset sa critique de la théologie dialectique ( !"#$% ). On constate que laséparation qu’il opère entre les fins pratiques de la religion et sonmoment théorique pressent une approche moderne des rapportsentre philosophie et religion. Averroès estime en effet que la reli-gion engendre une utilité pratique (la formation du citoyen ver-tueux) qui peut se transformer en nuisance politique lorsque la citédevient le lieu où l'on débat de problèmes théologiques et de ques-tions absconses qui ne peuvent que conduire au déchirement ducorps civil (Abbes 2009 : 238-255). Autrement dit, Averroès chercheà neutraliser politiquement la foi dogmatique et exprime la volontéde libérer la sphère de l’agir de l’emprise du savoir religieux. Cedernier, d’après lui, doit rester ouvert à une pluralité de formes de

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représentation des choses invisibles (qu’elles soient démonstra-

tives, dialectiques, rhétoriques ou poétiques). D’où une séparation

entre la foi et le savoir exact relatif aux choses invisibles, ce der-

nier étant pour lui l’apanage de la philosophie qui seule fournit les

outils scientifiques permettant de conduire une recherche exacte

sur ces choses.

De telles idées se sont prolongées dans les Lumières modernes à

travers Lessing, Kant, Mendelssohn, Leibniz et bien d’autres. Si

Strauss fait l’impasse sur ce lien, c’est principalement que ces re-

présentant des Lumières modérées n’ont pas su résister aux Lu-

mières radicales s’exprimant à travers la critique spinoziste de la

religion. Or, même s’ils sont modérés, ces auteurs ne peuvent être

convoqués pour résoudre la crise de la modernité dont ils sont ren-

dus responsables : « On ne peut pas dépasser la modernité par des

moyens modernes », affirme-t-il dans une lettre à Karl Löwith du

15 août 1946 (Strauss 1997a: 662 ; Pelluchon 2009 : 200). C’est

donc à Maïmonide et à ses maîtres arabes qu’il faudrait demander

une issue de la crise, car ils ont maintenu, au sein de leur concep-

tion de la rationalité, le sens de l’hétéronomie, de cette tension

entre deux sagesses, celle d’Athènes et celle de Jérusalem (Brague

1989). Si l’interprétation straussienne de la prophétologie sauve la

philosophie et rétablit le philosophe dans son rôle de contempla-

teur du Tout mystérieux et majestueux, elle lie pour toujours le po-

litique et le théologique, qui deviennent, du coup, l’apanage d’une

masse incapable de s’élever au rang de l’humain. Paradoxalement,

c’est par cette assimilation de la politique à la prophétie que la rup-

ture est consommée, car l’art d’écrire ésotérique qui voit dans la

Loi un noble mensonge destiné à la masse populaire et dénué de

toute valeur intrinsèque de vérité s’installe au cœur du travail phi-

losophique. L’approche straussienne des Lumières médiévales se

complique donc et se densifie au moment où elle conceptualise l’art

d’écrire propre aux philosophes.

L’art d’écrire straussien à l’épreuve des textes de Fârâbî

C’est à la fin des années 30, dans le texte sur Abravanel, auteur

juif du XVIe siècle, que Strauss s’écarte de la thèse d’une croyance

réelle des philosophes médiévaux en la révélation pour soutenir

que Maïmonide, et ses prédécesseurs arabes, pratiquent une écri-

ture double de nature à susciter à la fois une lecture modérée et

une lecture radicale8. Il est intéressant de voir que la méthode de

lecture de Strauss n’hésite pas à utiliser les adversaires des philo-

8. Pour des précisions sur cette évolution de la pensée de Strauss, voir

Tanguay (2005), Kriegel (2004 : 170-174). Pour une vue d’ensemble sur le

parcours de Strauss, avec une étude de la place qu’occupe Maïmonide au

sein de ce parcours, voir Brague (1986).

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sophes, et leurs attaques contre la philosophie, comme outil pour

comprendre les textes des auteurs qu’il commente. Ainsi, de même

qu’il se sert de l’opinion d’Abravanel, un auteur traditionnaliste

ayant critiqué la doctrine de la providence de Maïmonide, Strauss

tire un maximum d’effet de la critique de la philosophie par Ghazâ-

lî, faisant abstraction des réponses des philosophes eux-mêmes.

« Les philosophes islamiques, avance-t-il, ne croyaient pas à la Ré-

vélation proprement dite. Ils étaient philosophes au sens classique

du terme : des hommes qui suivaient la raison et seulement la rai-

son. En conséquence, ils étaient contraints de rendre compte de la

Révélation qu’ils devaient accepter, et qu’ils acceptaient, en termes

de raison humaine » (Strauss 1998 : 559-560). Le fait d’avoir fré-

quenté les œuvres de Platon a poussé ces philosophes à distinguer

l’exercice purement philosophique (la contemplation qui conduit à

la vraie connaissance) des nécessités sociales et politiques (l’art

royal). Cette manière de présenter la conception qu’avaient les An-

ciens et les Médiévaux de la philosophe conduit Strauss à affirmer

que pour eux le vrai philosophe n’est concerné par la cité qu’en tant

qu’il est obligé d’y vivre et de fréquenter d’autres citoyens. Seule

l’activité théorique permet d’obtenir la félicité : ainsi, l’intérêt pour

la politique chez Fârâbî, par exemple, ne serait qu’un stratagème

propre à son art d’écrire et visant à éveiller la conscience du lecteur

sur la séparation entre la philosophie et la politique, plutôt que sur

leur identification. En vrais platoniciens, ces philosophes auraient

trouvé dans l’art d’écrire un moyen de garantir l’indépendance et la

supériorité du philosophe sur la masse, sans que cela entraîne un

mépris de la religion ou remette en question le sens de la vie et de

la politique pour l’ensemble des gens. Au contraire, ils auraient été

convaincus de l’utilité politique de la religion, qu’ils identifiaient à

l’art royal. C’est le fait de garder constamment cette perspective

qui a assuré à leur entreprise un succès notoire : « l’action politique

des philosophes au nom de la philosophie, confie Strauss (1997b :

241) à Alexandre Kojève, a pleinement réussi. On se demande

même, parfois, si le succès n’a pas été trop grand ».

Si les Lumières médiévales finissent par ravaler la religion au

rang d’un pieux mensonge, d’une noble rhétorique destinée à la

masse, en quoi donc seraient-elles distinctes des Lumières mo-

dernes ? Pourquoi reprocher aux Modernes d’avoir critiqué la reli-

gion et louer les Médiévaux de l’avoir considérée avec dédain, n’y

voyant qu’un mensonge duquel il faut s’écarter grâce à un art dé-

crire réservé à l’élite ? La réponse de Strauss à ces questions réside

dans le fait que si les deux Lumières défendent la liberté de philo-

sopher, elles s’opposent à propos de la question de savoir jusqu’à

quel point les Lumières devraient être diffusées. Les Modernes ont

cherché à répandre la vérité et à ne plus la conserver dans son

écrin bien préservé, alors que les Médiévaux savaient que ce geste

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ne conduisait pas au bonheur de tous, et qu’il était même dange-reux pour la philosophie. C’est en cela que réside leur platonisme.

Strauss (1989 : 66-70) appuie cette lecture sur le fait que lesphilosophes médiévaux ont repris de Platon l’idée de la nécessitéde mentir aux masses. Un passage présent dans le Commentaire dela République montre Averroès (1974 : 23-24) en train de se rallierà cette idée de la possibilité, voire de la nécessité pour les Étatsd’utiliser de « nobles mensonges ». Pourtant, la compréhension qu’aStrauss de cette question du mensonge reste sujette à caution. Eneffet, Averroès renvoie, à travers le terme de « mensonge », à l’idéeselon laquelle certains discours au statut logique fautif sont utili-sés par les hommes politiques à des fins éducatives dans la citéparfaite. Ce statut mensonger du discours est parfaitement décritdans le Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote à partird’exemples sur lesquels l’interprète avisé ne peut se tromper. Aver-roès donne comme exemple les fables de Kalîla et Dimna dont lafausseté ne peut être niée sur le plan logique, mais qui sont extrê-mement utiles sur les plans éthique et politique9. Dans le Com-

mentaire de la République, Averroès interprète également lesmythes et les allégories comme des discours qui ne sont pas vraisau sens littéral, mais qui s’avèrent utiles pour l’éducation des ci-toyens ou pour la stabilité morale et politique du gouvernement. Lalecture straussienne fait l’impasse sur cet aspect et invite le lecteurà comprendre le mot « mensonge » dans un sens qui s’éloigne de ce-lui que lui confèrent des philosophes médiévaux tel Averroès.

Grâce à cette interprétation de la doctrine de la prophétologiechez les falâsifa, Strauss ramène la religion à une sorte de versionpoétique et imaginative de la vérité philosophique. C’est à ce ni-veau qu’intervient la question de l’art d’écrire et que la philosophiearabe joue, dans la formation de la pensée de Strauss, un rôle plusque central. À l’instar d’Avicenne, qui a donné à Strauss les outilsconceptuels pour aborder le lien entre prophétie et politique, Fârâ-bî lui fournit le schéma global à partir duquel il théorisera l’artd’écrire. Surnommé « le second maître » chez les philosophesarabes et tenu en haute estime par Maïmonide10, Fârâbî représenteà la fois la clé de l’interprétation straussienne de Maïmonide et,comme le précise Tanguay (2005 : 151), « l’une des clés d’interpré-tation de la pensée de Strauss » lui-même. Strauss va trouver ducôté de Fârâbî une forme « d’eudémonisme intellectuel radical »

9. Pour plus de détails, voir l’introduction de Maroun Aouad dans Averroès(2002 : I, 84-85). 10. Strauss (2002 : 8) affirme à propos de cette admiration pour Fârâbî :« Dans sa lettre à Samuel Ibn Tibbon, [Maïmonide] fait très clairement en-tendre qu’il considérait non pas Avicenne ou Averroès, ni même Avem-pace, mais Fârâbî, comme la plus haute autorité en philosophie, Aristotelui-même mis à part ».

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(ibid. : 153) à laquelle il restera toujours fidèle. Cette identité devue entre les deux philosophes émane de leur adhésion à une atti-tude d’esprit particulière consistant à être porté par le désir de lacontemplation, sans toutefois que la philosophie ne soit confondueavec un système de connaissances achevées, fussent-elles vraies etparfaitement élaborées. À partir de cette interprétation, Straussattribue à Fârâbî une distinction implicite entre art royal et philo-sophie, ainsi qu’une assimilation de l’art royal à la religion qui per-met de dénier à cette dernière toute forme d’accès à la vraieconnaissance. D’après Strauss (2002 : 47), ce travail a pu se réali-ser dans le contexte de la cité islamique du Xe siècle grâce à unestratégie consistant à profiter « de l’immunité spécifique du com-mentateur ou de l’historien pour dire ce qu’il pense sur des ques-tions graves plutôt dans ses ouvrages “historiques” que dans ceuxqui exposent ce qu’il présente comme sa propre doctrine ».

Sans entrer dans la discussion relative à l’art d’écrire en tantque stratégie permettant d’échapper aux persécutions et de déli-vrer un enseignement ésotérique contredisant ou contournant lesdogmes établis (Jaffro et al. 2001), nous souhaitons attirer l’atten-tion sur un point ayant trait à la lecture d’un texte qui a profondé-ment inspiré Strauss, La Philosophie de Platon. D’après Strauss,Fârâbî utilise Platon comme un écran lui permettant de diffuserses opinions hérétiques, comme dans les cas du rejet de la croyanceen l’immortalité de l’âme ou de l’affirmation du primat de la philo-sophie théorique sur la politique. Dans d’autres écrits, comme lesPrincipes des opinions des habitants de la cité vertueuse, les Gou-

vernements politiques ou la Communauté religieuse vertueuse, lesopinions avancées seraient purement exotériques, ne reflétantpoint les convictions de leur auteur. Pour définir l’art d’écrire chezFârâbî en tant que condition permettant de comprendre Maïmo-nide, Strauss affirme dans un premier temps, en accord avec Maï-monide, que le texte fondamental est représenté par les Principes

des êtres, également appelé Gouvernements politiques, lequelcontiendrait les opinions ésotériques de Fârâbî. « Car – écrit-il –[l’enseignement de ce livre] consiste, dans une certaine mesure, àrejeter silencieusement certains principes défendus dans les deuxautres ouvrages [les Principes des opinions des habitants de la cité

vertueuse et la Communauté religieuse vertueuse] » (Strauss 2002 :10). Mais, en même temps qu’il explique qu’il ne pourra pas s’arrê-ter outre mesure sur le contenu de ce livre, Strauss s’attaque à La

Philosophie de Platon et inverse le statut des textes : il déclare queGouvernements politiques contient des opinions orthodoxes, doncexotériques, au même titre que le Livre de la religion (ibid. : 40).Plus loin, le texte que Maïmonide considérait comme central dansl’œuvre de Fârâbî est relégué à un rang secondaire : « Il va sansdire que, en cas de conflit entre l’enseignement du Platon et les en-

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seignements du Tahsîl [l’Obtention du bonheur], des Gouverne-ments politiques, de l’Énumération des sciences et autres ouvrages

semblables, la balance penchera du côté de l’enseignement du Pla-

ton. Par rapport au Platon, tous ces autres écrits sont exotériques »

(ibid. : 48). Bien que Strauss lui-même ait remis en cause cette dé-

marche11, elle suggère que la force des philosophes médiévaux rési-

dait dans leur capacité à maintenir, pour des nécessités politiques

et philanthropiques, des enseignements qu’ils réfutaient ou dont ils

se moquaient dans leurs travaux ésotériques. Le portrait philoso-

phique que Strauss brosse de Fârâbî est pour le moins étrange :

alors qu’il le considérait avec d’autres falâsifa le maître à penser de

Maïmonide et l’incarnation des Lumières médiévales, il l’inscrit

dans la lignée matérialiste et de la critique de la religion propre

aux philosophes modernes. Fârâbî ne serait différent de Spinoza

que dans la mesure où il aurait cherché à intégrer le savoir reli-

gieux dans ses ouvrages destinés à la masse. Strauss lit par

ailleurs l’œuvre de Fârâbî selon le même critère utilisé à propos de

Spinoza, lorsqu’il avait déclaré que le Traité théologico-politiquedevait être pris comme point de départ pour comprendre les autres

textes (Tanguay 2005 : 49).

Ainsi, les Lumières médiévales offrent une autre facette, à sa-

voir la nécessité politique de maintenir le mensonge, l’accès à la vé-

rité n’étant en définitive qu’un privilège réservé à l’élite philoso-

phique. Pour Strauss, dans la mesure où il est impossible de liqui-

der la question théologique, la raison elle-même exige la sauve-

garde du religieux, faute de quoi l’édifice social s’écroulerait. Cette

interprétation des Lumières médiévales montre que l’idéal du bon

philosophe se confond chez Strauss avec la figure de l’averroïste,

comme il l’affirme lui-même à propos de Maïmonide. Dans une

lettre adressée à son ami Klein (datée du 16 février 1938), il af-

firme tenir « une bombe prête à exploser et à bouleverser l’im-

mense majorité des naïfs qui croient que Maïmonide est autre

chose qu’un averroïste » (Pelluchon 2009 : 184, n. 13 ; Strauss

1998 : 561-563). L’homme incarnant les Lumières médiévales chez

11. Strauss (1989 : Introduction) reprend le cœur de l’argumentation déve-

loppée dans Le Platon de Fârâbî tout en affirmant que la politique, aux

yeux de Fârâbî, permet d’accéder au bonheur et qu’elle est un complément

indispensable à la philosophie. Il va même plus loin en affirmant que Fâ-

râbî pose « les fondements de l’alliance séculaire entre philosophes et

princes favorables à la philosophie » et qu’il « inaugure une tradition dont

les plus fameux représentants en Occident sont Marsile de Padoue et Ma-

chiavel » (Strauss 1989 : 44). Cette nouvelle interprétation fait de Fârâbî

l’initiateur de la tradition des Miroirs et de l’alliance entre rois et philo-

sophes, ce qui bouleverse la lecture antérieure de Strauss et contredit l’en-

seignement de Fârâbî, qui reste sensiblement différent de celui des au-

teurs des Miroirs des princes arabes. Voir Abbes (2009 : 193-197), où nous

analysons les divergences entre ces deux approches du politique.

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Strauss ne serait-il pas finalement l’averroïste, cet être double dontle mythe s’est forgé au Moyen Âge à partir de la figure d’Averroès ?Car c’est bien ce type de philosophe muni, selon la légende, d’uneforme de duplicité foncière, qui est capable de maintenir les gensdans la religion et la philosophie, la foi et la raison, à l’abri descrises qui ont secoué la modernité (nihilisme, perte de l’autorité dela tradition). Cette lecture conduirait en fin de compte à atténuerconsidérablement la différence entre les Lumières médiévales etles Lumières modernes, le père de ces dernières n’étant autre queMachiavel, que Strauss (1994: 340) considérait comme un aver-roïste. La différence ne résiderait finalement que dans le fait queles philosophes médiévaux faisaient plus de concessions à la reli-gion révélée, et qu’ils acceptaient le maintien de la « noble rhéto-rique ». Ils ont compris, contrairement aux Modernes, que la cri-tique de la religion ne résout pas le problème théologico-politique,pas plus qu’elle ne conduit à réfuter l’orthodoxie. D’après Strauss,l’équation à laquelle le philosophe doit s’en tenir est la suivante :s’il est peu probable que l’on puisse atteindre un désenchantementtotal et que, au cas où l’on y parviendrait, nous nous trouverionsconfrontés à la catastrophe du nihilisme, autant garder cette ten-sion entre Athènes et Jérusalem ayant comme toile de fond le mo-dèle des « Lumières médiévales ».

Conclusion

Strauss s’inscrit d’emblée dans la querelle des Anciens et desModernes pour montrer, contre l’interprétation dominante soute-nue par Julius Guttmann, que la philosophie médiévale ne sauraitse réduire au seul effort visant à réconcilier la philosophie et la re-ligion (Strauss 1988 : 34-77). Son questionnement philosophique l’aconduit à lire les textes des auteurs arabes et juifs en insistantd’une part sur leur rapport au platonisme et d’autre part sur leurcompréhension de la prophétologie. Il a ainsi mis en valeur, grâce àses analyses fines et pénétrantes, les principaux traits de cette phi-losophie : la supériorité de la vie théorétique sur la vie pratique,l’importance de distinguer entre l’élite et la masse en ce quiconcerne l’accès au savoir, le prolongement de l’idéal du droit natu-rel ancien, qui voit l’homme comme un être capable de s’amélioreret d’accéder à la vertu plutôt que comme un être animé par demauvaises passions. Les thèses de certains philosophes arabes ontjalonné le parcours philosophique de Strauss et déterminé son in-terprétation de Maïmonide et Platon, ainsi que ses prises de posi-tion contre les Modernes. Parfois, les commentaires de textes telsl’Épître sur les parties des sciences intellectuelles d’Avicenne et laPhilosophie de Platon de Fârâbî ont été à l’origine de véritables ré-vélations philosophiques et lui ont inspiré des choix interprétatifsdurables.

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Toutefois, la notion straussienne de « Lumières médiévales »

reste fondamentalement ambiguë. Ces Lumières, seraient-elles un

plaidoyer pour le maintien de la foi à côté de la raison ou exprime-

raient-t-elle plutôt une forme d’athéisme ou de matérialisme dégui-

sé ? On retrouve la même ambiguïté dans les opinions personnelles

de Strauss, tantôt fervent défenseur de l’orthodoxie religieuse et de

la tradition, tantôt résolument athée, agnostique ou, malgré

maintes contradictions, adepte de Maïmonide (Kriegel 2004 : 176).

Un texte aussi fondamental que l’introduction à La Philosophie etla loi « a pu ainsi passer pour un plaidoyer soit pour l’orthodoxie,

soit pour l’athéisme » (ibid. : 170). Si nous avons rappelé cet aspect

relatif aux convictions personnelles de Strauss, c’est parce que

l’exercice du commentaire philosophique est inséparable, chez lui,

de cette quête des opinions cachées des auteurs étudiés, et de leurs

croyances les plus intimes. Mais dans la mesure où Strauss voulait

s’exprimer de la même manière qu’il lisait ses auteurs et de la

même manière qu’ils avaient écrit – car, comme il le soutient lui-

même, les gens écrivent comme ils lisent – l’interprétation de sa

pensée devient un exercice difficile et périlleux.

La notion de « Lumières médiévales » l’illustre bien puisqu’elle

est prise dans les rets de trois options adoptées par Strauss.

D’abord, une option pour le judaïsme éclairé, qui fait de Maïmonide

un modèle à suivre en ce qui est du lien entre philosophie et ju-

daïsme. Ensuite, l’antinomie des deux sagesses, celle d’Athènes et

celle de Jérusalem, change de nature lorsqu’elle est abordée d’un

point de vue philosophique et débouche sur l’idée, fortement tein-

tée d’élitisme, de la supériorité de la philosophie à la fois sur la po-

litique et sur la religion. Finalement, le champ des Lumières mé-

diévales s’élargit jusqu’à embrasser le destin de l’Occident et la dé-

finition de la modernité, des Lumières et de la sécularisation :

Strauss tente alors, au même titre que Nietzsche ou Heidegger, de

donner une réponse à la crise des Temps modernes. Certains

thèmes de la philosophie arabe – telles les affirmations d’Avicenne

sur la prophétie en tant que partie de la science politique, la pro-

blématisation par Averroès du lien entre la philosophie et la Loi,

ou encore l’art d’écrire de Fârâbî – ont été, à chaque fois et selon

les situations, mobilisés en défense de ces options. Mais, dans cette

démarche, la rigueur scientifique de Strauss n’a pas évité l’écueil

d’une généralisation d’un point de vue particulier et son applica-

tion à la falsafa : comme si le rapport entre philosophie et révéla-

tion, l’interprétation des textes sacrés, la doctrine de la prophétie

ou l’opposition entre l’ésotérique et l’exotérique avaient, pour ces

auteurs, la même signification.

Makram ABBES.(École Normale Supérieure, Lyon.)

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