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Evelyne BERRIOT-SALVADORE, dir. Les figures de Didon : de l’épopée antique au théâtre de la Renaissance © 2014 (IRCL-UMR5186 du CNRS) : www.ircl.cnrs.fr Tous droits réservés. Reproduction soumise à autorisation. Téléchargement et impression autorisés à usage personnel. Pour citer cet article : G. POLIZZI, « L’envie et ses intertextes sans Didon se sacrifiant de Jodelle », Les Figures de Didon : de l’épopée antique au théâtre de la Renaissance, dir. Evelyne Berriot‐Salvadore, IRCL‐UMR5186 du CNRS et de l’Université Montpellier 3, 2014. Date téléchargement L’envie et ses intertextes dans Didon se sacrifiant de Jodelle Gilles POLIZZI (Université de Haute Alsace‐Mulhouse) Pauvre Didon en non portable peine Jalouse irée à venger son injure 1 . Le point de vue qu’on expose ici est le terme d’un parcours critique plus général, centré sur un affect mis en lumière par la psychanalyse dans l’écriture du tragique à la Renaissance. Il s’agit de l’envie, perçue comme une pathologie qui affecte les principaux personnages de Didon se sacrifiant et explique leur destin en le rendant inévitable. Après avoir montré, dans un article paru en Italie et dont on donnera ci‐après, avec l’autorisation de l’éditeur, de larges extraits 2 , que l’envie au sens « premier » que lui donne la psychanalyste Mélanie Klein 3 , est non seulement présente dans la pièce, mais qu’elle y joue un rôle décisif en se faisant le moteur de l’écriture, on s’est efforcé, dans une seconde contribution, d’en tirer les éléments d’une « reconstruction » des caractères portés à la scène 4 . Dans cette troisième version, nous reprendrons notre propos, mais cette fois en le référant plus particulièrement aux sources et aux modèles de l’œuvre, au travail qui gauchit les intertextes afin de constituer les éléments d’un tragique qui, à mesure qu’il 1 Jean‐Antoine de Baïf, cité par E. balmas dans Jodelle, Œuvres complètes, Paris Gallimard, 1968, T. II, p. 454. 2 G. Polizzi, « le sein cassé : la topique de l’envie et l’invention du tragique dans Didon se sacrifiant de Jodelle », Didon se sacrifiant d’Etienne Jodelle, Actes du Seminario pasquale di analisi testuale de l’Université de Bologne n°11 (octobre 2011), B. Conconi dir., Bologne, Casa editrice Emil di Odoya, 2014, p. 77‐115 (ce volume contenant aussi les contributions de J‐C. Ternaux, E. Lysoe, D. Souiller et R. Campagnoli est aussi disponible en format ebook). 3 Mélanie Klein, Envie et gratitude et autres essais, (1957) trad. V. Smirnoff, Paris, Gallimard, 1968. 4 G. Polizzi, « Didon sur la scène de l’envie : propositions dramaturgiques », actes à paraître de la journée d’étude de Tours, nov. 2013, M‐L Demonet et Ch. de Buzon dir.

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Pourcitercetarticle:G.POLIZZI,«L’envieetses intertextes sansDidonsesacrifiantdeJodelle»,LesFiguresdeDidon:del’épopée antique au théâtre de la Renaissance, dir. Evelyne Berriot‐Salvadore, IRCL‐UMR5186 du CNRS et de l’UniversitéMontpellier3,2014.Datetéléchargement

L’envieetsesintertextesdansDidonsesacrifiantdeJodelle

GillesPOLIZZI(UniversitédeHauteAlsace‐Mulhouse)

PauvreDidonennonportablepeineJalouseiréeàvengersoninjure1.

Lepointdevue qu’onexpose iciest letermed’unparcourscritiqueplusgénéral,centrésur un affect mis en lumière par la psychanalyse dans l’écriture du tragique à laRenaissance. Il s’agitde l’envie,perçuecommeunepathologiequiaffecte lesprincipauxpersonnagesdeDidonsesacrifiantetexplique leurdestinen lerendant inévitable.Aprèsavoirmontré,dansunarticleparuenItalieetdontondonneraci‐après,avecl’autorisationde l’éditeur, de larges extraits2, que l’envie au sens «premier» que lui donne lapsychanalyste Mélanie Klein3, est non seulement présente dans la pièce, mais qu’elle yjoueunrôledécisifensefaisantlemoteurdel’écriture,ons’estefforcé,dansunesecondecontribution, d’en tirer les éléments d’une «reconstruction» des caractères portés à lascène4.Danscettetroisièmeversion,nousreprendronsnotrepropos,maiscettefoisenleréférant plus particulièrement aux sources et aux modèles de l’œuvre, au travail quigauchit les intertextes afin de constituer les éléments d’un tragique qui, à mesure qu’il

1Jean‐AntoinedeBaïf,citéparE.balmasdansJodelle,Œuvrescomplètes,ParisGallimard,1968,T.II,p.454.2G.Polizzi,«leseincassé:latopiquedel’envieetl’inventiondutragiquedansDidonsesacrifiantdeJodelle»,Didonsesacrifiantd’EtienneJodelle,ActesduSeminariopasqualedianalisitestualedel’UniversitédeBolognen°11 (octobre 2011), B. Conconi dir., Bologne, Casa editrice Emil di Odoya, 2014, p. 77‐115 (ce volumecontenantaussilescontributionsdeJ‐C.Ternaux,E.Lysoe,D.SouilleretR.Campagnoliestaussidisponibleenformatebook).3MélanieKlein,Envieetgratitudeetautresessais,(1957)trad.V.Smirnoff,Paris,Gallimard,1968.4 G. Polizzi, «Didon sur la scène de l’envie: propositions dramaturgiques», actes à paraître de la journéed’étudedeTours,nov.2013,M‐LDemonetetCh.deBuzondir.

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s’extériorise, actualise la fable virgilienne, récit fondateur, non plus de la civilisationromaine,maisd’unevisiondumondequiconfrontelesujetàlaperteetaudeuil,suscitantenluides interrogationsnouvelles5.Notrelectures’agencedonccommeun«montage»,déconstructionetreconstructiond’unénoncéantérieur.Enempruntantnotrematièreauxdeux articles mentionnés, nous décrirons les uns après les autres les personnages dudrame jodélien, tels qu’il pourraient paraître, si des acteurs jouaient leurs rôles et si lapièce était représentée. Puis nous évaluerons la part des intertextes dans l’écriturejodélienneafin demontrer comment le texte s’infléchitdans le sensd’une«révélation»qui donneauxpersonnages leurprofondeurpsychologique,motivantainsi leurprésencesurlascènetragique.Mais ilnousfautaupréalablerappelerlesenjeuxcritiquesdenotrethème.

Quoique Didon n’y ait pas fait l’objet de développements particuliers, un colloqueorganisé à Metz en 2006 et consacré au «théâtre de l’envie» a amplement montrél’importancedecettenotiondansl’histoireduthéâtre6:

De la finduMoyenâgeà l’époquebaroque, le théâtredénonce lesopérationsde l’envie(…) dans la comédieparfois,dans la tragédiepresque toujours, l’envie està l’œuvre (…) ilfaut lamontrer à l’aide de l’allégorie, en donner une description hallucinante oumettredanslabouchedel’envieuxlesmotsquelatraditionlittéraireferacomprendreàunpublicaverti(…)7

Ilyadonc,danscettehistoireune«dramaturgiedel’envie»,ausenstechniquequeprendce terme: construction d’un récit et révélation scénique d’un affect. Cette permanencequelquepeumystérieuse– l’envie serait‐elle consubstantielleaugenre?– demandedeséclaircissements. Pour les Latins, des contemporains de Virgile à saintAugustin qui, audébut des Confessions, tient l’envie pour la preuve que l’enfance n’est pas exempte dupéchéoriginel,deuxtermes ladésignent: invidia,le«mauvaisregard»quidéclenchelesquerelles et livor, la pâleur, qui est le signe de l’intériorisation du sentiment. Celui‐ci sedéfinit, depuis l’Antiquité jusqu’aux travaux modernes de la psychanalyse, comme lasouffrance que nous éprouvons à mesurer le bonheur des autres. S’il est difficile de sedéfendre du mal qu’involontairement nous leur souhaitons, sinon par l’empathie oul’admiration,ill’estplusencored’encombattreleseffetssurnous‐mêmes.SaintAugustin,frappé par la colèremuette et l’aigreur de l’enfant qui contemple son frère de lait8, nerisque aucun pronostic quant au salut de l’envieux. Quant à la psychanalyste MélanieKlein,dont lemagistralessai intituléEnvieetgratitude9a legrandmérited’avoirredéfini

5Onprendraégalementencompteicilesinterventionsd’A.Estèves,d’A.LafontetdeCh.DeBuzon.6Cf.J‐P.BordieretJ‐F.Chevalierdir.LeThéâtredel’envie(1315‐1640),ActesducolloqueinternationaldeMetz(oct.2006),UniversitéPaulVerlaine,Metz,CentreEcrituresetrecherchesenlittérature,2010.VoirsurJodellelacommunicationdeCh.Mazouer,«l’envieressortdanslethéâtrebaroquefrançais(1550‐1540)»,p.211‐224.7LeThéâtredel’envie,ouvr.cit.,quatrièmedecouverture.8 «Ne sachant pasmesme encore parler, il ne laissait pas de regarder avec colère & avec aigreur un autreenfantquitettoitlamêmenourricequeluy»,Augustin,Confessions,L. I,VII,3,trad.Arnaudd’Andilly,Paris,PierrelePetit,1659,p.20.9MélanieKlein,Envieetgratitudeetautresessais,ouvr.cit.;Deuiletdépression(1947)trad.M.Derrida,Paris,Payot&Rivages,2004,id.«latechniquedejeupsychanalytique»,LeTransfertetautresécritstrad.C.Vincent,

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cetaffectetmontréqu’iljouaitunrôleessentieldanslaconstitutionduMoi,ellen’estpasplusoptimiste,puisqu’ellenetrouved’autreremèdeàl’enviequeladéfinitionpauliniennede la charitas,cetamourqui«neconnaîtpas l’envie»10.Toutefoisen littérature, la cureimporte moins que l’analyse; et en cettematière, l’autre très grand mérite deMélanieKleinestd’avoirapprofondi lanotion en la rapportantau stadesymboliquede l’enfancequiprécède l’acquisitiondu langage.Selonelle, la constitutionduMoi dans le tempsoùl’enfant apprend à se distinguer de sa mère, suppose l’acquisition d’un «bon objet»,symbolisépar leseinnourricier,auquels’opposesoncontraire, le«mauvais sein»stérileet à ce titre, générateur d’angoisse. Or lorsqu’elles sont contrariées, les tentatives del’enfantpours’emparerde l’objetdésirésontsusceptiblesdesechargerd’uneagressivitéquiseretournecontreleseinmaternel.L’envie,parexemplecelledu«frèredelait»chezsaint Augustin et, à un stade ultérieur, la jalousie seraient alors les conséquences d’unconflitinitialscindantleMoi.L’envieausenskleinienn’estdoncpasunpéchéouunefautemorale,maisunepathologiequisecaractériseparundédoublementdusujet(dontleMoiest«clivé»)etparsonincapacitéàaccepterlesbienfaitsouàenéprouverdelagratitude.Danslareprésentationdusujet,sessymptômess’associent invariablementà l’oppositiondu «bon objet» (le sein nourricier, inspirateur de gratitude) que le sujet tente des’incorporer, et du «mauvais objet» qu’il s’efforce symboliquement de blesser ou dedégrader.

Ainsirésuméeetprojetéesurnotreobjet,laDidondeJodelle,l’approchekleiniennel’éclaire d’une lumière nouvelle. Parce qu’il est inattendu, l’éclairage peut semblerproblématique:enquoilesuicidede lareinedeCarthageserapporte‐t‐ilàlatopiquedel’envie?Prend‐ildanslapièceunsenssymbolique?Maisposercesquestions,c’estdéjàyrépondre, car il suffit dechercher, dans lesversde Jodelle et dans les caractères de sespersonnages, les symptômes d’une pathologie «envieuse» pour les voir proliférer; enconcentrant notre attention sur les trois premiers actes et en considérant tous lesprotagonistesparordred’entrée en scène,nousverronsqu’àuneexceptionprès, l’envielesconcernetous.

«Pourcequeleurhonneurbiensouventnousdesplaist»:AchateetAscaigne,«doublesenvieux»d’Enée

La construction de la pièce fait d’abord paraître des personnages de second plan.Subordonnés aux principaux protagonistes, ils ont toutes les chances d’en être les«doubles envieux»; c’estalorsqu’ils reflètentou projettent sur leurmodèle, l’enviequiinspire leurs actes. Achate, «double» d’Enée, est le premier à remplir cette fonction,jouantainsiunrôleessentielàlacohérencedudrame.Lesecondquisembleunadjuvantplutôtqu’unconcurrent–est‐ilvraimentunenvieux?Nousverronsqueoui,dupointdevued’Achate–estAscaigne,sonproprefils.

Paris, PUF,1995;voiraussi la synthèsedeHannaSegal, Introductionà l’œuvredeMélanieKlein, Paris,PUF,1969et1974.10SaintPaul,ICorinthiens13,4.

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Achate,ledoubleparexcellence,fidèleaupointquesonnomestdevenusynonymede cette qualité, ne joue qu’un rôle mineur dans l’épopée virgilienne11. Par contraste, iltrouvechezJodelleunerevancheéclatante.Nonseulement il est lepremieràprendre laparole, mais il la garde tout au long du premier acte, pour analyser une situation qu’ilcomprend fort bien, malgré ou à cause de sa tendance à projeter sur les autres lesintentionsmalveillantesqu’illeurprête.IlépargneainsiàEnée,puisàDidonàl’acteII,desexplicationsque l’uncomme l’autre seraient bien empêchés dedonner, leur permettantd’apparaîtred’embléesousl’angleintériorisédeleursfantasmes.

Premierindicedesonrôled’éclaireursurlascènedel’envie,Achateparaîtavoirtoutcomprisettoutprévu lorsque,dès l’incipit, il évoqueparuneobscuresyllepse le jourquis’annonce pour Carthage et sa reine: «Quel jour sombre, quel trouble, avec ce jour teroulent/ Tes destins ôCarthage?»(v.1‐2)12. Presque aussitôt (v. 20‐74) c’est‐à‐dire bienavantque laquestion ne sepose sous l’angle dramatique, il sedemandequelle faute lareine a‐t‐elle bien pu commettre pour mériter son sort? C’est là une incohérenceapparente, mais elle semble calculée pour donner au spectateur qui, disons‐le une foispour toutes, sait son Virgile par cœur, l’illusion qu’Achate a le privilège de connaîtrel’histoireetd’enprédirelafin.C’estbienentenduunefaussepiste,carAchatesetrompeet l’onsaitquesescraintes sontvaines.Onpeutaussi s’étonnerde l’intérêtqu’ilporte àDidonennous livrant, sur lepasséde la reine,des informationsprécieuses…mais sansdoute calomnieuses, j’y reviendrai. Sa lucidité est‐elle l’effet de son empathie pourDidon? Point du tout, car par la suite il ne se souciera plus d’elle. En revanche, pour ladécrirecommeillefait,ilfautqu’ilsesoitmisàlaplaced’Enée,leseulparmilesTroyens,àconnaîtrelessecretsdelareine.C’estdoncsurlecomptedesarivalitéavecun«maître»qu’il n’ose défier ouvertement qu’il faudra mettre sa clairvoyance ou sa médisance.Toutefoiscecin’étantencorequ’uneconjecture,voyonsobjectivements’esquisserlerôled’Achate‐envieuxenlereplaçantdanslecadredessinéparVirgile.

Enquoila«sombre»perspectivedecejourleconcerne‐t‐elle?Enrien.Pourquoisetourmente‐t‐il? Du point de vue «troyen» qui devrait être le sien, il n’a qu’un devoir:suivre sonmaître; or il s’y refuse. Iln’ose le direcrûment,mais seulement en formulantdevant témoins, des doutes sur l’entreprise.Ecoutons, sous l’angle de l’envie, saplainteauxvers 7à 16.Onyapprend–c’estpresque un lieucommun–que les dieux«jaloux»sontmalveillants,qu’ilsneselassentpasdetourmenterleshommes(v.5‐6)cequidevraitsusciterdesapartunpeudesolidarité,sinondecompassion.Maisjustement,ceuxdontilparle,sonmaîtreetsescompagnons,luisontdevenussuspects.Enée,«racedesdieux»,Ascaigne,ainsiquePalinure, lepilote,promuoracle,dans lamesureoù il«litauciel» ledestin des Troyens– Jodelle joue sur lesmots– autrement dit, tous ceux dont on peut 11Iln’yseraitnomméqueseptfoisetneprendquerarementlaparole,toujours,ilestvrai,dansdesmomentscruciaux.Ilestainsilepremieràapercevoirlerivaged’Italie.12OnciteDidonsesacrifiant,(titreabrégéenDidon)enrétablissantl’accentuationnécessaireetenindiquantlanumérotationdesvers,d’aprèsl’éditionduThéâtrecompletdeJodelle,T.III,éd.Jean‐ClaudeTernaux,Paris,Champion 2002; et l’Enéide dans l’édition J. Perret (Paris, les Belles Lettres, 1992) pour le texte et latraduction,ainsiquecelledeM.Rat,Paris,Garnierfrères,1965,col.GF.C’esttoujoursnousquisoulignons.

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présumerqu’ils entretiennentun rapportavec lesdieux, ne seraientque leurs dupes, oupire encore, des imposteurs. Faut‐il croire aux «redoutez oracles» invoqués par Enée?Aux«songesambigus»,aux«monstrueuxmiracles»(v.12)dontils’autorisepourjeterlesTroyensdanslespérilsd’unedeuxièmenavigation?

Afinquehorsd’AfriqueenmerilnousrenmeinePourfaireaussitôtfinànosansqu’àlapeine.(v.15‐16)

Pourcontournéequ’ellesoit, laphrasen’estpasambiguë:AchatereprocheàEnéede leconduireàunemortcertaine.Delapartdu«fidèlecompagnon»qu’ilestcenséincarner,n’est‐cepasdelahautetrahison?Deplussarévolteaquelquechosedepathologiqueparlavéhémenceaveclaquelleilprojettesurlesautresl’intentionmalveillantequelui‐mêmenourritàleurégard.

Or, à samanière de lui répondre, on constate qu’Ascaigne prend également placedanslesrangsdesenvieux.D’abordenmontrantqu’iln’estpasinsensibleàlamalveillanced’Achate.Iltentemaladroitementdes’endéfendreenrappelantdemanièretropincisivele«privilège»queluiconfèresonascendancedivineparson«ayeul»Anchise(v.77);puisendissimulantsonpropreressentimentderrièreunegénéralité:la«bigarrured’amouretdehaine»(v.77‐78)quitissenosexistencesseraitnotre lotcommun.Selon laparoled’unpère fallacieusement invoquée comme nous en prévient l’éditeur13, il rappelle à Achatequecelui‐cidoits’enaccommoder:«qu’auxchosesdouloureuses/Ons’aveugle,pourvoiretgousterlesheureuses»(v.81‐82).Àcoupdeparadoxesmasquéspardesrejetsauxvers101‐103,ilplaidepourunembarquementprésentécommeinévitable:«Oùledestinnouspousse/Suivons, suivons toujours» (v. 100‐101). Mais au nom de quoi? D’un ordresupérieur: «toute troupe est sujette» (comprenons qu’Achate doit obéir) «au travail»(c’est à dire aux épreuves) mais ce «travail enduré nous rachette» (s’agit‐il derédemption?)«unglorieuxrepos»(cen’estqu’unoxymore).

Palinure,également interpelléestplusdirect:autantqu’Ascaigne, ilentend lefonddu discours d’Achate («on ne doit son fiel contre les Dieux espoindre», v. 85) mais ilrecommandeunesoumissionqui revientà toutaccepter età choisir entredeuxmaux lemoindre:

QuelmalheursiDidondanssapoitrineardenteEustpeud’ungrandEnéeensevelirl’attente!(…)unmalpasselemal.(v.87‐88,95)

Ilprêchedonc la résignationquiconvient,commesi, instruitparVirgile, ilconnaissaitetacceptaitsondestin,quiconsisteàmourirpresquegratuitementà la findu livreV.MaisAchaterefused’êtresadupeetdedébattreavecunsous‐ordre.C’estdoncàAscaignequ’ilrépond, pour imputer à sa jeunesse (v.103) une ambition à peine déguisée parl’euphémisme «ardeur». C’est cette «ardeur» qui lui fait sous‐estimer les dangers qu’ilredoute pour lui‐même («la crainte des dangers ou plus âgé je songe», v.106). À samanière insidieuse, il esquisse letableaudesmalheursquiattendent lesTroyens.Bref, ilfaittoutpourruinerlesespérancesd’Ascaigneauroyaumequiluifutpromis,parunsigne 13Didon,éd.cit.p.31,note23.

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qu’audemeurantiln’osecontester.Ce«glorieuxrepos»n’est‐ilpasuneillusion?Nefaut‐il pas plutôt craindre la «haine» de Junon «de tout heur jalouse» (v.110) – c’est ladéfinition même de l’envie: la douleur causée par le bonheur des autres – et ses«envies»14quimenacentde«renverserlesdestins»?Onsaitpourtantquelesdieuxeux‐mêmes sont liés par le Destin. Or comme s’il avait conscience de la faiblesse del’argument, ilreformulesonsoupçon:Junon,ladéessedont«lahainefaitledol»–maisn’est‐cepasl’inverse?‐

Aurait‐ellepointprisdeMercurelaformePournousoster(feignantdugrandDieulemessage)UneTroyedesjaredresséeenCarthage?(v.116‐119)

Déjà il se croit victime d’un complot des dieux ou d’une imposture d’Enée, s’imagine ànouveau poursuivi «par les cris de quelque orde Harpye» (v. 131)15, car pour l’envieuxl’histoire ne peut que se répéter, avant d’être englouti avec «l’attente» des Troyens etleurs(faux?)dieux:

(…)quelautrehéritageNouspromet‐on,sinonl’éternelnavigageEtlefonsdelamer(…)/pour/noyeravecquesnousnosDieuxetnostreattente(v.135‐140).

Malgré sa lucidité, Achate ne parvient pas à inspirer à ses compagnons un doute –rappelonsquec’estundoute raisonnable– que le spectateurdevraitpartager,maisqu’ilest le seulàexprimer.Quandbienmêmel’ordredudépart,transmisparMercure, seraitcontrefaitoudepureinvention,Palinure,dévotimbécileetrésigné,entendyobéir:

Ilvaudroitmieux,suivantunmessageceleste(quandmesmeilseraitfaux)mettreauxDieuxmafianceQuesuivrepourguidonmafreslecognoissance.(v.150‐153)

Qu’endiraitMontaigne?QuantàAscaigne, ilnetrouved’autreréponsequ’unmensongepéremptoire, dumoins si l’on s’en tient à la lettre de l’Enéide; il jure sur sa propre tête,celledesonpèreetletombeaud’Anchise,qu’unnouveauprodige,l’embrasementdesonchef, a conforté sa détermination lematinmême: «Unmesme embrasementm’a cestematinée /Donné lemesmesigne»(v.166‐167).Or le lecteurdeVirgilesaitbienqu’encejour,iln’estpasfaitmentiondu«prodige»(mirabilemonstrum)survenulorsdelafuitedeTroie16.Nousvoilàdonc induitsàsuspecterAscaigne,prisenflagrantdélitdemensonge,de posséder déjà, malgré son jeune âge, le cynisme qui est la qualité de tout bon

14Danscecontexteetdansd’autres,leterme«envie»signifie«caprice»,cequi rendàpeuprèscaduqueledécompteprécisdesesoccurrences.15Cf.EnéideIII,v.235‐244.16Cf.EnéideII,v.680sq.;ilsembledifficiled’ignorerlemensonged’Ascaigne;toutauplus,peut‐onconcéderqu’auxyeuxd’Enéequis’enplaindraauxvers830‐831,leprodigeserenouvelletropfréquemment;etquedemanièregénérale,labeautéd’Ascagne«scintillecommeunepierreprécieuse»(qualisgemmamicat,Enéide,X,132‐134);Montaignes’ensouvientdansl’EssaiIII,33.

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dirigeant: il ne lui reste qu’à se perfectionner dans l’art de se faire obéir. Achate lecomprendbiendansl’exactemesureoùilperçoittouteslesimplicationsdecemensonge.Voyantqu’iln’estplus tempsd’argumenteretqu’il fautobéir, il affiche subitementpourl’ordrevenud’enhautunenthousiasmequidonneauvers169lavaleurd’uneantiphrase:«Sussusdoncqueshastons:l’entrepriseestheureuse».Ilestpermisdenepascroireàcerevirementd’autantqu’AchatedécocheàsoninterlocuteurlaflècheduParthe:

(…)tournel’œil,Ascaigneetvoyl’estrangepeineOùtonpèretoutmorneàl’écartsepourmène»(v.177‐178).

Il estvraiqu’Enéeaumomentd’entrerenscèneest loind’afficheruneposturehéroïque.Le fils devrait s’inquiéter pour le père, le réconforter ou partager ses doutes, peut‐êtremêmeserallierauxréservesd’Achate.MaisJodelle,s’iladonnélaparoleàcedernier,nelui a pas accordé le pouvoir d’avoir raison – il n’est pasCassandre – ni celui de se faireentendre.Achatenereprendra laparolequ’à l’acte III; etseulementpour faireéchoauxparolesd’Enée.Ilferaaupassagelaparfaitedémonstrationdesanatureenvieuse:

Enée:Nuldonquesnepeut‐ilicibasheureuxestre?Achate:CeluiquepourheureuxlesgrandsDieuxontfaitnaistre.Enée:Jecroyquelebonheurdeshumainsneleurplaist.Achate:Pourcequeleurhonneurbiensouventnousdesplaist.(v.1495‐1498)

Autrementdit,lebonheurest le lotd’unpetitnombred’élusparmi lesquelsAchatenesecomptepas;lesdieuxsontmalveillants–notonsquec’estEnéeluimêmequil’avoue–etleshumains leleurrendentbien.Mais,troptôtralliéaudesseindesonmaîtreetparuneconvergence qui n’est que superficielle, Achate se contredit (« j’ai peur que trop ontarde/dans ce havre», v.1556‐1557) au point de discréditer son propos initial, pourtantjudicieux.Aumoinsaura‐t‐ilpermisàEnéedeselivrertoutentieretdèslepremiermotàsahantise.

«jen’ayjamaisusédefeintise»:Enéeouledéni

S’agissant d’Achate et dans une moindre mesure d’Ascaigne, le constat de l’envie vaquasiment de soi, même s’il prend à contre‐pied le caractère traditionnel despersonnages.Maisdanslecasd’Enée,lediagnosticestplusdifficile.Saconditionhéroïquedevrait le préserver d’une passion tellement commune et plébéienne qu’elle estproprement inavouable. C’est pourtant cette condition «héroïque» qui éveille dessoupçons,ceux‐làmêmequ’Achatevientdeformuler.Prisenétauentrel’imaged’unPèrequipèse littéralement sur ses épaules et l’ambition d’un fils qui «l’effraie» et dont ilpourraitbienêtreenvieux17:

TesmoinsmesontnosDieuxquejamaislesnuitssombresNenouscachentlecieldeleursespessesombresQuedemonpèreAnchiseensursautjenevoye

17 ChezVirgile, c’est Jupiter lui‐même qui le dit:Si nulla accendit tantarumgloria rerum (…)AscanionepaterRomanasinvidetarces?(Enéide, IV,v.232‐234) «Sil’éclatd’unetelledestinéen’arienquil’enflamme(…)lepèreva‐t‐ilenvieràsonAscagnelesmuraillesdeRome?».

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L’imageblemissanteetqu’ellenem’effroye,Souventm’effroyeaussiAscaignedontlechefJevoycommedansTroyeembraserderechef(v.827‐831)

Enée a d’excellentes raisons de se demander où et quand son destin prendra forme.Toutefois ce doute n’explique pas la hantise qui le submerge à l’instant où il paraît surscène.Ilsemble impossibled’ignorerqu’Enée,lorsqu’ilnousparle,estabsent,tourmentéetcommepossédé.Ilfautainsiraccorderlespremiersmotsdesondiscours(«jen’aipointeud’effroyetjel’ayd’unvisage»v.181)auxderniers(«jepallisjemepers…»v.272)pourcomprendrequecequis’interposeentre luietlemondeetquicausesontrouble,cesontdes fantômes (ou des fantasmes) dont la rémanence écrasante le réduit à la conditiond’enfant. Un enfant terrifié par l’image redoutée d’une «mauvaise mère» qui s’incarnedésormaisenDidon.

«Non»dit‐il en substance,«au seindespiresdangers, je n’ai paseu peur».Mêmes’ilsdécriventexactementlaconditionduhéros–nonpashomérique,carceseraitAchilleouUlysse,mais«moderne»,autrementdit,Hectoràlaveilledesonderniercombat–lesvers 187 à 195 sonnent comme un déni: «je rasseuray soudain ma raison eslancée»(v.196). À ce défi enfantin, car il semble l’ultime tentative du sujet pour se raisonner,succèdecommeautantdedénis,l’inventairedesdangersqu’ilprétend«nepascraindre».Or toutes ces peurs se rapportent à l’image d’une mère idéalisée pour laquelle l’enfantcrainttout.Quecetteimages’incarneenVénusblesséeparDiomède(v.198)oudansunefemme de chair, sa fragilité lui signifie sa propre vulnérabilité et son impuissance à laprotéger,d’où son indifférencevolontaireau spectaclepitoyablede sestourmentsoudesa fin: Penthésilée frappée par Achille («moins encor fut troublée/ Ma raison dedansmoy», v. 205‐206), Cassandre tirée du temple où elle cherchait asile (v.226), Hécube«froide et pâle», quêtant le vain secours «despauvres Dieux vaincus» (v. 232‐233).Certes,parmi toutes les figuresqui condensent ses peurs,on trouve aussi des hommes,mais ils sont vieux, à l’exemple dePriam le «Roy vieillart» au v.235, ou d’Anchise, sonproprepère«pesantdelavieillesse»(v.243);lamortestdoncleurlotnaturel;oubiencesont des vaincus comme Hector dont «l’effroyable figure/ Ayant les cheveux pris et desang et d’ordure» (v.217‐218), évoque étrangement l’enfant qui vient de naître, autantque le cadavre traîné sous les murs de Troie18. Et de fait le fantasme d’une effrayanteparturitionestbiendanssesparoles,reprisesenécholointainparl’évocationdelaHarpye«monstre horrible et puant» (v.258), car de (son) ventre s’échappent d’immondesdéjections (foedissima ventris/proluvies,Enéide, III, 216‐217)19.Mais puisqu’Enée compteparmi lesoccurrenceseffrayantes lefaitdevoir, «Tantde fois (…) [s]amère/Seplanter

18 Cf.Didon, éd. cit. p. 41, note 62. Jodelle omet un détail de l’apparition d’Hector dans l’Enéide (II, v.277),squalentembarbam,«labarbeenbroussaille»,maisiltraduitlasuiteduvers,etconcretossanguinecrinis,«lescheveuxcollésparlesang»,cequisuffitàcréerl’illusion.19Cf.Didon,éd.cit.p.41,note62.Làencore,commedansladescriptiond’Hector,l’écriturejodéliennesemblepréfigurerlesconceptionskleiniennesrelativesàl’expulsionparlebas,du«mauvaisobjet».

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toutsoudaindevant[s]oy»(v.241‐241)20,ilnousresteàcomprendrecommentcettemèrepour laquelle il craint tout, se change en une figure qu’il craint plus que tout: «le fer, lesang,lefeu,leflot,l’orage»(v.181).

C’estàcepointqu’intervientsaculpabilité.Enée,comme l’enfant,est impuissantàprotégercequ’ilaimeetdontildépend,cesfemmesquisouffrentetmeurenttropprèsdelui,àcommencerparCréüse,sapropreépouse,dontlagrandeombre,chezVirgile,n’estun peu moins effrayante chez Jodelle (v. 245‐248) que parce qu’il ne la conçoit pasautrement que comme une dévouée servante. Certes il lui faut bien s’avouer qu’il n’aguèreprissoind’elle;qu’ill’a«oubliée»danssafuiteenlaperdantdevue,contrairementàcequ’ilprétend(«voirencheminmafemmeamoindrirnotrenombre»v.245).Ill’adonclaissée«seperdre de [s]oy» (v. 246)mais sans rompre le lienqui l’attachait à lui: c’estainsi que, morte, elle revient «se ficher devant ses yeux», tout comme Vénus, mèreabusive, pour lui dire «l’adieu qu’elle [lui] devait». Disons qu’il s’agit du pardon qu’ils’accordeàlui‐même.Caràcetteoccasion,sinondepluslonguedate,Enéeauracomprisqu’ildevaitsasurvieausacrificeconsenti–ondevineoùjeveuxenvenir–d’unefemmequiluiestà la fois uneépouseet unemère.Et sansdoute, s’il estpermisd’extrapoler etdegénéraliser – comme on peut présumer que Jodelle l’aura fait en relisant l’Enéide –éprouve‐t‐il cette culpabilité envers toutes les femmes, celles du moins qu’il n’aura passauvées.Plusencore,pours’ensentircoupableilfautaussiqu’aumilieudesdangersqu’ilsereprésente, ilait jouiduplaisirdesevoirexemptédumalheurdesautres:cebonheurquel’enfanttrouveàsurvivreetsurlequelilconstruitl’illusionvitaledesoninvulnérabiliténevapassansculpabilité.

Désormais avertis d’une culpabilité qui précède le drame, lui‐même conçu commeunerépétition,revenonsauprésent,c’est‐à‐direau«trouble»quiaccablelehéros:

ToutesfoismaintenanthorsquasidetouttroubleJepallis,jemepers,jemetroubleetretroubleJecroiscequej’aivun’estrerienforsqu’unsongeDuqueljeveuxpiperlaRoineenmonmensongeEtbienquejelasacheentretousestrehumaineJemelafeinsenmoyderagetoutepleine.IlmesembledesjaquelessœursEuménidesPourtantostm’effrayerserontlesseulesguidesDecescriseffrenezmefaisantmisérableMoymesmeestreenversmoydetrahisoncoupable(v.271‐280)

Observons d’abord que ce «trouble» donne absolument raison à son «double», dontl’analysesevérifie:pasplusqu’Achateauvers12,Enéenecroitvraimentàl’apparitiondeMercure, habilement tenue hors‐champ; elle était pourtant indispensable à lacompréhensionde l’actionqu’elledéclenche.Dansunmoment,nonpasdetroublemaisde lucidité, il est même prêt à reconnaître que cette «vision» n’est qu’un prétextedéguisant sondésird’agirparetpour lui‐mêmeetde fonder enfin son propre royaume. 20 Sans doute pense‐t‐il à l’épisode qui précède sa rencontre avec Didon. Alors que Vénus s’adresse à sonpropre fils,elleseprésenteà lui «sous les traits, lecostumeet les armesd’uneviergespartiate» (Eneide, I,v.315‐316) suscitantsesprotestations lorsqu’ellese faitconnaître:«Pourquoi toiaussicruelle, te joues‐tusisouventdetonfilspardetrompeusesimages…»(ibid.v.405‐409).

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Notons‐leaupassage,Jodelleentretientsurcepointundoutequisembleenrapportavecl’essencedudrame:quelquechose–maisquoi?–s’estbeletbienproduit,puisqu’Enées’interroge sur la nature de sa vision. Il n’est donc pas l’imposteur, ou le banalmenteurdontAchateesquissaitleportrait,maisunhommequidouteetquis’interrogesurlavéritédesonfantasme.

Voici donc le moment où le personnage se dévoile, où il s’avoue sa condition,l’ingratitudequ’ilsereproche,laculpabilitéquifaitsonhumanité.Ducouplesongequiledisculpe,l’apparitiondeMercure,luisembletropcommode.Maisest‐cebienlavoixdesaconsciencequirésonnedanslesversqu’onvientdeciter?Rienn’estmoinssûrpuisquecequecraintEnéen’estpasdementiràlareine,niden’enêtrepascru,maisdedéclencheruncourrouxinévitableetque,desonpropreaveu,soningratitudemérite:«jemelafeinsenmoyde rage toute pleine…».On sait aussi que la confrontation qu’Enée redoute aupointdelarépéteravantdelajouern’aurapaslieu.Trèshabilement,Jodellechoisitdenerienchangeraulivretvirgilien.Carenmanquant lascènepourtantattenduede l’annoncedudépart,ilrenforcelacohérencepsychologiquedesonpersonnage:demêmequeceluide Virgile, l’Enée de Jodelle se conduit en enfant. Se sachant coupable d’un méfait, ildécideden’enrienavouer,laissantlaMèredécouvrirparelle‐mêmel’étenduedesdégâts.Et Didon bien sûr trouvera dans ce silence coupable l’argument qui lui manque pourl’accuserd’ingratitude.Prévoyanttoutcela,Enées’attendaudélugedereprochesdel’acteII.Ilsaitqu’ilpourrarépondrequesonomissionn’étaitpasunmensonge:

Jeteréponsenbref:jen’ayjamaisuséDefeintiseouderuseenriendissimuléeAfinquel’entrepriseàtesyeuxfustcelée.(v.702‐704)

Mais ilya làplusqu’undénienfantin.Onsaitqu’entreEnéeetDidon ilestpeuquestiond’amour,rarementdetendresseetjamaisdedésir–surcedernierpoint,nousverronsquelaréciproqueestvraie–.Laseulequalitéqu’Enéetrouveàlareine,estd’être«entretoushumaine»(silagraphieimposéeparlemètren’estpasfautive,cemasculinfaitproblème)c’est‐à‐dire,bienveillante,compréhensive,protectrice,enunmot,«maternelle».Onpeutaussisupposerquecettequalitél’afaitélireparlapropremèred’Enéecommelesubstitutidéalpourprotégersonfils.Maiscettequalitédevientundéfautaumomentoù,surl’ordreduPèrerelayéparMercure,ouplusobliquementselonlevœudelaMère,ils’apprêteàsedétacher d’une maîtresse devenue encombrante. La colère de Didon trop prévisible luiprêteparavanceunedimensionépiqueetnonpastragique,carEnéeestincapabledevoiren elle la femme plutôt que la mère. C’est donc la figure surhumaine de la «mauvaisemère» qui s’incarne dans son fantasme: Didon «de rage toute pleine», le poursuit«de[s]escriseffrenez».Nonseulementcefantasmeleréduitàuneconditionhumilianteet enfantine, mais et c’est le point le plus important, il manifeste sa culpabilité: «mefaisantmisérable/Moymesme estre enversmoy de trahison coulpable» (v. 280).Mais dequoisesent‐ilcoupable,etpourquoiserait‐ilmisérable?Nonpaspourlesraisonsmoralesqu’on imaginemais,diraitMélanieKlein,parceque la trahisondont il s’accuse divise sapsyché en deux personnalités antagonistes: une fois rendu conscient, le choix de

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l’ingratitudeestpour lui leseulmoyenden’êtreplusunenfant.Enapparencecechoix lerangedans lecampdes«envieux»kleiniens. Ilyapourtantdans sa résolutionuncalculmalgrétoutenfantin:«trahir»uneMèred’autantplusvénéréequesonnomvéritableestVénus,n’est‐ilpaslemoyendeperpétuerpourl’éternitélerêved’unamourexclusif?Carla comparaison de cette Mère imaginaire avec les «sœurs Euménides» laisse penserqu’EnéetoutcommeAchate,tientpourunecertitudelaperspectivedelamortdeDidon,alorsqu’àtoutpointdevueellenesemblepasinévitable.Onpeutdoncfairel’hypothèsequ’obscurémentl’enfantexigelesacrificedelaMèrecommeunévénementdontiladéjàpris l’habitude: Vénus n’a‐t‐elle pas auparavant versé son sang pour lui? Créüse, ensonge, ne lui a‐t‐elle pas pardonné l’abandon qui l’a tuée? Dans son narcissismeexorbitant, l’enfantveut l’exclusivitéde l’amourmaternel.Concédonsquepour formulerce vœu mortifère, fût‐ce indirectement par l’invocation des Euménides, elles‐mêmessynonymes de crime, il faut qu’Enée ait placé en l’amour de la Mère, une confianceabsolue: à juste titre, puisqu’à l’instar de Vénus et deCréüse,Didon à samanièrene ledécevrapas.

Considérons enfin l’issue de sa délibération. Du point de vue d’une poétiquearistotélicienne, cette issue met quasiment fin à la pièce: aucune péripétie, aucunrenversementn’animeront lasuite;maisaucontraire, l’explorationde laprofondeurdescaractères,larévélationprogressivedel’enviecommevéritédespersonnages.Àpartirduvers287,lenarcissismel’emporte,Enéeserésoutdoncbienviteàpassersonchemin:

(…)ilfautquemafortuneS’obstinecontretoutetfautquetoyNeptunePortedessustondos,quoyqueoresiladvienneDuroyaumepromislatroupephrygienne:Leconseilenestprisàrienjeneregarde(v.287‐291)

Comprenons que, refusant de confier son sort à lamer(e), il prétend, au nom d’une loimasculine, conclureunpacte sous la formed’un échangede service,avec un dieu‐Père.Parcequ’EnéeauraportéAnchisesursesépaules,ilfautqu’àsontourNeptune«portesursondos» la«troupephrygienne».Bref, l’enfantnegranditpas: lesdieuxqu’ils’inventenesontbonsqu’àservirsonpropredésir.

«CommesideMégèreonm’avoitfaitlasœur»:Didonetsesdoubles

Voyons enfin le cas lepluscomplexe, celuideDidonet incidemment,auxactes III et IV,ceuxdespersonnagesqui l’entourentet l’assistent,trèsmaladroitementd’ailleurs,Anneet Barce. La reine n’apparaît pas au premier acte, mais elle y est décrite par Achate etimaginée par Enée. L’un et l’autre s’entendent à donner d’elle une image effrayante.Achate lepremier,dont l’hypotypose labrandit sous lesyeuxduspectateurcommeunemarionnettesinistreetvindicative,toutevêtuedenoir:

Jettezvouspointdoncl’œilsurl’amanteanimée?SurDidonqui,d’amouretdedeuilrenflammée(Jadesjajelavoisforcener,cemesemble)Perdrasonsens,sonheuretsonEnéeensemble?Etdontpeutestre(haDieux)lamisérablevie

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Avecnosfiersvaisseauxauventseraravie:Tantquel’injustemortretombantsurnostestesArmeracontrenouslesmeurtrierestempestes(v.19‐26)

Sid’emblée,Achateenvisageson«injustemort»etsavengeance,cen’estquepours’enprémunir.Toutefoisilvaplusloindansl’analysedupersonnage.Illuiprêteunfantasmeouun fantôme.Didonseraithantéepar lemeurtrede sonmariSychée,uncrimeattribuéàson propre frère, ce «Pygmalion» assoiffé de richesse dont elle paraît avoir étél’instrument. En effet si elle n’était pas coupable, ni du désir de l’autre, ni d’un incested’ailleurs très virtuel, ni même d’une complicité passive dans ce meurtre, pourquoi entraîne‐elleleremord?

SapeinefuthorriblealorsquelanuictsombreDesonespouxSichéeoffritàsesyeuxl’ombreL’ombrehideuseetpalle(…)Découvrantuneplaye(…)(v.27‐30)

C’est peut‐être une calomnie,mais elle y prêtera le flanc en associant à «[s]esmurs deCarthage», la «rage» «de [s]on cruel Pygmalion» (v. 636‐637); Barce à son tourreviendrasurlecrimedansdesversàlasyntaxedélibérémenttrompeuse:

OmânesdeSychée,ôdamebienheureuseDontlemeurdresouillaladextreconvoiteuseDesonfrereinhumain(…)(v.1647‐1650)

Anneenfin ferachorus, en prétendant avoir vu en songe son«palle frère» (Pygmalion)revenant«laprendreauxcheveux»(v.1829‐1830),nousyreviendronsdonc.Maisvoyonsd’abord l’image de la reine telle qu’elle se dessine au début de la pièce. Ce qui dans ledestinque luiprédit l’envieuxAchateparaîtapriori injusteet inexplicableestquecesoitprécisément lapassionéveilléeenellepar les«traitsvenimeux»d’Enéequi«blessèrentl’effrénée» (v.53)qui la rendehaïssable;dequoi,parsonseulregardpeut‐elleêtredéjà«coupable»dèslevers68?21Différonsnotreréponseetpassonssurleregard,nonmoinscoupable, qu’Enée aura porté sur Didon, pour voir de plus près l’entrée en scène dupersonnage.

C’est un fantasme qui prend corps et tandis que ce corps s’anime, le seul instantdesuspensedecettetragédie.IlauraitsuffitqueJodelles’écartâtdurécitvirgilien,que lemodèle se distinguât du portrait qui en avait été fait, pour que Didon redevienneElise,qu’elle soit humaine, pitoyable, flexible, pour que tout redevienne possible: qu’Enées’attendrisseetseravise,qu’elle‐mêmes’apaiseouserésigne,bref,quellequesoitl’issuebien sûr inévitable, il était possible encet endroit d’infléchir le coursdu drame,quitte àl’achever par la catastrophe attendue. Le choix de Jodelle est différent, comme s’ils’attachaitàmettreenscènelalettredu«livret»virgilien.Ilnouslivreuneexplicationde

21 «Didon qui nostre Enée (…)/dedans sa court receut, recevant dans son âme/par le regard coupable etl’imageetlaflamme(Didon,v.63‐68).

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la fable à travers le portrait vivant de la folie de Didon. Tout se passe comme si laprojectionenvieused’Enée‐Achateenfermaitlareinedanslerôlequ’elledevaitjouerpourquesonsuicidefûtexplicable.Jodelleentiredeseffetsingénieux.S’ilnepeutcommesonmodèle fairecourir le personnage,«le cœuren flammes»dans les rues deCathage22, ilparvientàmontrer lefantasmevirgilienen le faisantdire paruneDidonquisedédoubletandisqu’ellese«voit»jouerlascène:

IlsemblequejefaceàThebeslaBacchanteQuisentantarriverlesjourstriétériquesFaitforcenersessenssousleserreursbacchiques.(v.468‐470)

Elleestdoncbienl’effrenéequ’Achatevoyaitenelle.ParailleurssiEnéeaportésurelleleregardd’un enfant sur samère, c’estprécisémentenenfantqu’elle le traite.D’abord enaffectantdenelevoirqu’auvers449(«maisnelevoicipas?»)–parionsqu’ilestenscènedepuis le début de l’acte – puis en lui infligeant une mercuriale de deux cent vers qui,malgréle«qu’endis‐tu»duvers663,n’appellepasderéponse.Elleneparlequepourlui,maisenfeignantdes’adresserd’abordàunchœurindifférentquiseborneàcommenterleprogrès de sa «maladie» (v. 461‐464), puis à une sœur dont la compassion laissebeaucoup à désirer: faut‐il vraiment « s’accompagner du vice/ Qui traîne incessammentl’innocenceausupplice», (v.577‐578)doncserésoudreàl’injustice?Lafatalitéétaitdéjàl’argumentd’Ascaigne,mais ici laconséquenceestbienplusgrave;touslespersonnagess’accordentsurlanécessitédelamortdeDidon,tandisquepourellecen’estencorequelapiècemaîtresseduchantageaffectifauquelelleveutsoumettreEnée:

NetemeutpointencorunhorribletrépasDonttaDidonmourra,quiaussitostsespasBouillantehasteradedanslanuictprofondeQuelesventshasteronttesvaisseauxparmil’onde?(v.497‐500)

Mais cet argument qui devrait être ultime, s’énonce bien trop tôt, dès le vers 459 («lamortestungrandbien»);desortequ’ilestréfutéparlalongueurd’unproposquialterne,dansundésordrecroissantjusqu’àl’interventiond’Anne,prièresetmenaces:

Notreamourdonchelasneteretient‐ilpoint?(v.489)Celuynes’aimepasquiaucœurdel’hiverHasardantsesvaisseaux(…)attendqu’unnoirorageDansl’eaud’oublyluidresseunautrenavigage(v.509‐512)

(…)Pâlissanttudiras:C’estàcecoup,ôciel,ômerquelatempesteDoitjustementvangermafoycontremateste(v.520‐522)Qu’iltevienneunremord(…)enirritanttonfrère(…)enirritanttamèreCraindrais‐tupointl’hyvernymesmeCupidonPourlafoyparjuréeàquelqu’autreDidon?(v.545‐548)

22Saevitinopsanimitotamqueincensaperurbem/bacchatur,«saraisonl’abandonne;àtraverstoutelavillelecœurenflammes,elleerreéperdue»(EnéideIV,v.300).

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DécidémentDidonse répète– il semble impossible d’êtreplusmaladroite– aupointdebégayerauxvers569(«Mefuis‐tu?Mefuis‐tu?»)571et572(«larmeslas»)(«nepeutnepeut»).Jodelle,excellentdans l’hyperbole,s’endonneàcœurjoie;maiscepathosestlecontraire de la catharsis. Tandis que les mêmes échos viseront à émouvoir, chezMonteverdiparexemple,enrépétantl’adieudelanymphedansleLamentoquiportesonnom,chez Jodelle, ilne fontque renforcer l’aversionet ladistanciationduspectateur etconfirmer lediagnosticdu«forcènement»deDidon, changée– qu’onmepardonnecetanachronisme–en«Reinede lanuit».Enéen’avaitpastort.Auspectaclesidérantde laflotte qui poursuit ses préparatifs, la reine aura réagi d’emblée par une fureur dontl’intensiténevariepas.L’incrédulité («jesens, jesens/glacermonsang,moncœur,mavoix…»v. 437‐438) l’apitoiement ou l’égarement («LasAmourque deviens‐je?»v. 439)n’occupentquelessixpremiersversdesatiradeetdèsleseptièmes’imposelarésolution,souffléepar«l’asprefurie»,quivient«planteraubutdesatrompeusevie»l’imagedesamort.

Observons que, comme chez Enée – pour qui il s’agissait du fantômede laMère –l’obstaclesurgitdevantlesujetqu’ilfascine.Objetinvisiblequelesujetnepeut«regarderen face», pas plus qu’il ne pourra s’en détacher, le fantasme de cettemort et «l’asprefurie»quil’inspiresemblentvenirdeloin.Etlespectacledespréparatifsquiannoncentlafuited’Enéen’enêtreque leprétexte.Lediscoursqui l’exhibeetveutendirelacausenepeutquemimeravecbeaucoupd’ostentationlessignesdelafolie.C’estqu’enréalitéilnesert qu’à retarder un double aveu effectivement décisif: l’un est illusoire, c’est celui del’enviedontDidonest(ousecroit)lavictime(«Rienn’espargnel’envie»v.639)23;l’autren’estquetropvéridique,c’estceluidel’enviedontelleestcoupable.

Commençons par le second puisque c’est lui qui importe. Déguisé en remord, ilsurvientauxvers641à648.Jodellenefaitqu’ysuivredeprèsletextevirgilien:

SaltemsiquamihidetesusceptafuissetAntefugamsuboles,siquismihiparvolusaulaLuderetAeneas,quitetamenorereferretNonequidemomninocaptaacdesertavideret(EnéideIV,v.327‐330)24Aumoinssij’avaiseuquelqueracedetoyAvantquedetevoirarracherd’avecmoyEtsidedansmacourt,dupèreabandonnéeJepouvoisvoirjouerquelquepetitEnéeQuiseulementlestraitsdetafacegardastEtm’amusantàluymessoucisretardast:JenepenseroispointnydutoutestrepriseNydutoutdélaissée(…)(v.641‐648)

23 Lasyntaxeduversétantréversible,précisonsqu’onl’entendcommeuneantépositionducomplémentauverbe:«l’envien’épargnerien».24«Sidumoinsavanttafuite,j’avaispudetoi,accueillirquelquedescendance,sidansmacourunpetitenfantdevait jouer devant moi, un petit Enée qui, malgré tout, me rendrait ton visage, je ne me sentirais pas sitotalementpriseenunpiègeetlaisséeseul.»Enéide,IV,trad.J.Perret,Paris,LesBellesLettres,1992.

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Quoi de plus innocent, quoi de plus touchant, dira‐t‐on, que ce désir d’enfant? C’estoublierd’oùilvient,cequ’ildéguise:chezVirgile, larusedeVénus, l’extravagantdeusexmachinaourdiparladéesseafinde«préparer»larencontredeDidonetdesonfils.Vénusqui n’est ni la première, ni la dernière envieuse de cette histoire, «brulée par l’atroceJunon» (urit atrox Juno25) refuse de confier son Enée à une phénicienne au «doublelangage» (bilinguis). Elle prend donc les devants enmatière de tromperie. Le véritableAscagneestendormiettransportéàChypre,pourlaisserlechamplibreàCupidon.Celui‐ciprendsonapparencepourseblottircontreleseindelareineetlui«insuffler»lepoisonqui l’abuse (occultum inspires ignem fallasque veneno)26.Ainsi lamalheureuse, saisie «detoussesyeux,detoutsoncœur»(haecoculis,haecpectoretoto)succombeàsoncharme«ignorant quel puissant dieu prend possession d’elle»27. Virgile avait une excuse.Composantavecunelégendequ’iln’apasinventée28,illuifallaitéviterdepeindresousunjour idylliqueetcommeunsentimentpartagél’amourdeDidonetd’Enée.Ildevaitaussipréparer la suite, disculper son héros et noircir sa victime. Il fallait donc que Didon fûtleurrée, tentée et qu’elle tombât dans le piège: «émue par l’enfant et les présents»(puero donisque movetur)29 elle s’abandonne, non pas à l’amour, mais au «mal qui vavenir» (pesti devota futurae)30. Fera‐t‐on grief à Jodelle, qui n’a pas les mêmes raisons,maisnepeutluinonpluschanger lecoursde lafable,detransposerceversàlafindesapièce,enl’accompagnantd’uneglosequil’assimileàl’envie:«telestl’amour,tel[le]estlapeste»(v.2281)?Nonpuisquesonpersonnageygagneuneprofondeurquel’interventiondesdieuxrendaitauparavantinutile.Sil’oncomprendqueDidonn’apasvuenEnéel’objetdesonamour,maisl’instrumentdesondésird’enfant,undésirquilafaisaitl’égaledonclarivale de Vénus, on comprend mieux sa déconvenue. «Pourquoi» se lamente‐t‐elle,«l’enfantque, comme l’Autre,elleeûtvouluporteren sonsein luiest‐il refusé?Aunomdequoi devrait‐elle se résoudreà unemésallianceavec Iarbaset renoncer au douxprojetd’êtrelaMèredel’Amour?»Car,nel’oublionspas,AscagneapourellelesyeuxdeCupidon. La perspective de son suicide prend alors un tout autre sens. Ce n’est plusl’argumentd’unchantagevisantàdétournerEnéedesonprojet,encoremoins l’effetdeson désespoir,mais celuid’uneprofonde résolution: retournercontre elle‐même l’enviequiladévore,briserceseinstériledontl’enfant‐dieus’estdétournéetfinalementassumerjusqu’aubout l’humiliationquiafaitd’elleàsespropresyeuxun«mauvaisobjet».Encesens ildevientnécessairequ’Enée,encore irrésolu(«j’ensuisencorconfus:unepitiémemord»v.979)s’enailleauplusvite.BienplusquecelledeVirgile,laDidondeJodellen’estnihaïssable,nipitoyable,elleestdangereuse.

Ce qui nous amène à l’autre versant du sentiment qui s’attache au personnage:l’enviequ’avecuneévidencecriante,àpartirdel’acteII,elleprojettesurlesautresetqui,

25Enéide,IV,v.662.26EnéideI,v.688.27Ibid.v.720.28Elleremontepourlevoyaged’EnéeenOccidentàStésichore(VIes.)etpoursoninstallationdansleLatiumàLycophron(IIIes.).29EneideI,v.71430Ibid.v.712.

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de fait, rejaillit sur elle. Enée bien sûr n’est qu’un ingrat, nourri au «mauvais sein»d’Alecto:

DestigressesjecroytuassucélelaitOuplutostd’Alectonlenoirvenininfect(v.857‐858)

Sacolèresenourritdecette ingratitudequand,selon la formuleconsacrée,elle penseàtout ce qu’elle a fait pour lui. Dans son décompte hyperbolique («ses compagnonsmesmes/ramené[s] de lamort»v. 910) elle oublie que ses bienfaits n’ont répondu qu’àson propre désir. On comprend que la «couleur blesme» qui «[la] prend par tout lecorps«(v.910‐911)n’estautrequelapâleur(livor)d’uneenviequiladé‐figure,donnantlamesurede sadésillusion.Celle‐ci larend lucide.Désormaisconscientedesonéchec,elleenprendacte(«vajenetetienspoint»v.921)nonpargénérosité,maisparceque,danslaconditionquil’afflige,elletrouveunenouvelleressource,lemoyend’acquériràsesyeuxl’authentiquegrandeurquiconsisteàfairelemalpourlemal:

D’unbrandoninfernal,d’unetenailleardenteCommesideMegereonm’avoitfaitlasœurJ’engraveraytonsortdanstonparjurecœur(…)mondeuiln’apointdefin(…)(v.938‐949)

Certes elle en paie le prix. Aussi n’est‐elle pas encore résolue à mourir, quand «foible,palle, sanscœur,sans raison, sans haleine» (v. 1085)au débutde l’acte III, elle cherche«maugré [elle]» le soutien– etnonpas le réconfort–d’Anne,«[s]oncher support» (v.1085‐1086).Mais l’envie est un puissant moteuret désormais lesmotsqui ladésignentprolifèrent (v. 1105, 1114,1244) parfois sous des formes subtiles («ledespit dumal nouscause un tiers tourment» v.1132). Tout envenime sa blessure, à commencer par lesrecommandations d’Anne, d’uneplatitude àvraidirehumiliante:«Elise», luidit‐elle ensubstance,etsansprendregardeàlafautedeversificationquifaitrimerlesemblableavecle semblable, «ne te décourage pas», car «souvent estonnez du premier choc qu’ondonne/nous laissons le butin que le hasard nousdonne/il faut suivre, il faut suivre» (v.1183‐1185).Mais suivrequoi?«Jenepuis, jenepuis»avait‐elle réponduparavance (v.1151).Annepersiste:Ledépartd’Enéeneserait‐ilpas«unefeinterusée/DontceTroyente veut rendre plus embrasée?» (v.1179‐1180) Nonsense. Encore plus fort et mêmefranchement«énaurme»commediraitFlaubert,voiciunexemplede lapatiencequ’ellepréconise:

Crois‐tupasquesiPhèdreeusttaschéplusieursfoisD’embraserHyppoliteetdepleursetdevoixConduisantsagementsonembuschedresséeQu’ilssefussentsauveztousdeuxdemortforcée?(v.1173‐1176)

Et nous, le croyons‐nous?À l’inanité d’une comparaison qui range implicitementDidondans la même catégorie que l’inhumaine épouse de Thésée, on mesure le degré dedéliquescence mentale qu’Anne prête à sa sœur. Il faut admettre qu’elle ne l’aide pas.D’ailleurs, la reine se fait‐elle encore des illusions? Si Anne est «[s]on seul espoir» (v.

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1193) c’est qu’elle la tient à juste titre pour une rivale avec laquelle il faut composerpuisqu’ellen’estpaslaplusforte:

S’ilestainsiqu’encortapauvresœurtuaimesQuit’aimetoujoursplusqu’ellen’aymesoymesmeS’ilestainsiqu’Enéeentretoust’honorastEtentoussessecretsverstoyseretirast:S’ilestainsiqueseuleentretoustucogneussesLesaddressesversl’hommeetquelestempstusceussesVamasœuretluydy,dyluymasœurqu’helas(…)(v.1209‐1215)

Sa rhétorique la démasque: le choix de la troisième personne, le régime hypothétique(«s’il est ainsi») qui marque d’abord un doute sur les sentiments d’Anne avantd’euphémiseruneaccusationdetrahison,l’emploidessubjonctifsàlarimeetl’anadiploseduvers 1215montrentassezqueDidon a retrouvé tous sesmoyensetqu’elle entend lefaire savoir.Cen’estdoncpas sansperfidiequ’elleproposeà sa sœur de semettreà saplace: «feinsen toy d’estremoy et viensgesner tes sens» (v.1249).Elle luioffreun rôleque, comme Didon le laisse entendre, Anne aura déjà tenté d’usurper. C’est donc uneerreurdeprendrepourdesmanifestationsdetendresse les larmesqueDidonetsasœurversent ensemble au troisième acte. Si elles ne sont pas feintes, leur écoulement estmesuré.Etdupointdevuedelareine,leprocèsd’Anneétantfaitdelonguedate,onpeutsanshésiterrangerlepersonnagedanslacatégoriedes«doublesenvieux».Mais làn’estpasleplusintéressant.

Anne en effet donne toute sa mesure dans la suite de la pièce. D’une part enformulantdansl’hallucinantplaidoyer,qu’àlademandedesasœur,elleadresseàEnéeàl’acte III, l’hypothèse, pourtant démentie dans les vers cités plus haut, qu’un enfantpourraitnaîtredesamoursd’Enéeetdelareine:

Veux‐tuqu’avantdevoirdumondelalumièreTonpropreenfantsefasseuncercueildesamère?»(v.1447‐1448)31.

Et plus loin, à l’acte IV, en évoquant presque dans lesmêmes termes, le crime du «fierAtrée»qui«Fistbouillirlesenfansdesonfrèreadultère/Leurfaisantuntombeauduventredeleurpère»(v.1886‐1888)32.ElleouvreainsilavoieàunparallèleinattenduentreDidon,la Médée infanticide de Sénèque et le Thyeste cannibale du même auteur. Et c’est unparallèlequeJodelletientàsoulignerpar l’emploidutoposdu jourquirefusede se leverdevantl’horreurduspectacle:

Outrecejourhideuxm’estuneffroynouveauCartoutcejourPhebusasafacemonstrée,Tellecommejecroy,quequandlefierAtréeFistbouillirlesenfans…(v.1884‐1887)

Ce parallèle semble la clé de la construction dramatique, car il désigne lesmodèlesquesuitJodelle,quitteàaltérerl’identitédesonpersonnageenluiprêtantun«crime»auquelon n’avait pas songé. Il trouve son origine dans le désir qui, au livre I de l’Enéide, leurra

31Cf.Didonéd.cit.,v.1445‐1450p.87,note186(JodelleseréfèreiciàlaseptièmeHéroïded’Ovide).32Didon,éd.cit.,v.1888,p.106,note211.

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Didon,«vouéeà la pesteàvenir»car«séduitepar l’enfant et lesprésents» .Cene futd’abordqu’unvœuinnocent,sitoutefoisonpeut«innocemment»rivaliseravecVénusenluidisputantsonempiresursonfils.Maisàmesurequelapièceprogresse,nonàforcedepéripéties,mais par la révélation, demoins enmoins soutenable, de la vraienature dessentiments qui animent les protagonistes, ce vœu devient mortifère. C’est ainsi que le«tendreaveu»desvers641‐648(«Aumoinssij’avoiseuquelqueracedetoy…»)devientbientôt leprojetd’un«crime»quiégale la reineàMédéeetau«fierAtrée».Et loindes’endéfendre,«Jeneluyaipasfait(…)sonAscagnemanger»dit‐elleauxvers1221‐1222–cequiprouveaumoinsqu’elleyaurapensé–Didonfinira,à l’acteV,parregretterdenel’avoirpascommis:

N’ay‐jepeudéchirersoncorps(…)SonAscaigneégorgeretserviràlatableRemplissantdesonfilsunpèredétestable?33

Iln’enfallaitpaspluspourchangerl’héroïnedelafablevirgilienneenunefiguretragique.Quant au véritable sentiment d’Anne, Jodelle le révèle par une incongruence siextraordinaireetsiflagrante,qu’aupremierabord,onnelaremarquepas.Onsaitquepourpréparersonsuicide,Didondemanderaàmotscouvertsl’assistancedesasœur:

VaetauplussecretdecestemaisonnostreUngrandamasdeboisdressemoyl’unsurl’autre(v.1927‐1928)

Etl’onadmetquelapauvreAnneagiraenignorantlavéritableintentiondelareine.Maisalorscomments’expliquerqu’elleaitelle‐mêmedécrit lebûcherfatal,toutens’accusantdel’avoirdressé,deuxcentsversauparavant:

C’estmoyquipoursamortayleboisentasséC’estmoyquiaydanselleunbrasieramassé(v.1757‐1758)

Dans soncontexte, l’énoncéestbien sûrambigu.Ledeuxièmeverspeutetdoitd’abords’entendre au sens figuré avant de s’avérer une fatale syllepse, mais qu’en est‐il dupremier?Sous laplumedeJodelle, fin lecteurdeVirgile,unetelle inadvertancenepeutêtre accidentelle. Et dès qu’on en prend conscience, il devient impossible de ne paspercevoirlaprolepsecachéesouslasyllepse.Desortequelaseulechosequisoitvraimentconvaincantedans lediscoursd’Anneest l’aveudesaculpabilité:laresponsabilitépleineetentièrequ’elleprenddanslamortd’unesœurqu’elleauraméthodiquementcontribuéeà rendre folle, lui faisant si bien croire à sa «faute» («C’est à ce coup qu’il faut quecoupable je meure», v. 2214) que la malheureuse se tue sans savoir de quoi elle estcoupableniàqui(EnéeouSychée)ouàquoi(l’amouroul’envie)elle«sesacrifie».

Enfin,autermedecetinventaire,onesttentéd’ignorerBarce,pourcausedebêtise–ellen’apassûprévoirlesuicidedeDidon–oud’insignifiance:sonentréeenscèneàl’acteIV semble bien tardive. Toutefois, son rôle est trop important dans la dramaturgiejodéliennepourqu’onnes’interrogepassurdeuxpoints.Passonssurl’impuissancequi la

33Didon,v.2141‐2144.

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réduit,àl’acteV,austatutdetémoinhorrifié,etrappelonsqu’ellen’estpaslanourricedeDidon, mais celle de son premier époux, ce qui la mêle au drame obscur par lequell’héroïne croira avoir mérité son sort. Deuxièmement son nom n’est pas sansconséquence.Puisqu’àTyrdéjàelle leportait, il fautqu’àCarthage,ellesoitelle‐mêmeàl’origine de la puissante famille des Barca d’où sortira cet Hannibal, un borgne dont leregard«oblique»–celuide l’envieux–estréputéportermalheur,etenqui lareineveutvoir son «vengeur» («Que de ma cendre mesme un brave vengeur sorte», v.2195).AutantdirequeleseinféconddeBarcel’emporterasurlesien.

Conclusion:l’envieetsesintertextes

Àl’issueduparcours,lebilanestédifiant.HormisPalinure,dontlapiétéetladocilitéseront bienmal récompensées34, tous les personnages de la pièce sont sujets à l’envie.Encorefaut‐ilsedemandercommentelles’y introduit,c’est‐à‐direcommentJodelle,quiignoretoutdeMélanieKlein,maisatrèsbienlusonVirgile,a‐t‐ilétéamenéàenformulerle diagnostic et quel rôle joue cet affect dans l’écriture de la pièce. On répondra enconsidérantbrièvementlerôledesintertextesdanslaconceptiondeDidon.

Laquestiondu«diagnostic» serésout sansqu’ilsoitnécessairede recouriraudeusex machina de la psychanalyse, si l’on s’avise que Virgile l’a formulé lui‐même et àplusieursreprises.Dansl’Enéide,l’envieestunlieucommun.Elleexpliquelesmotivationsdes déesses, Junon et Vénus qui rivalisent et se disputent la précellence sous l’œil d’unmarietPèreà lafoisredoutableetdébonnaire,car sesmainssont liéespar laDestinée.Quantauxmortels,jouetsdeleursillusions,ballottésentreleursdésirsetleurscraintes,ilslui sontnaturellementassujettis. Jupiter,on l’a vu, abeau jeud’imputerà l’envie– celled’Enée pourAscaigne favorisé par de trop nombreux (?) prodiges– l’inactivité d’Enée àCarthage.Maisc’estsurtoutdansladestinéedeDidonquel’enviesembledécisive.ÀlafindulivreIV,elle«explique»lesuicidedelareine,imputéàuneFamaaisémentidentifiableàlaCalomnie,filledel’Envie,qui,mêlantlevraiet lefaux35,vientseperchersurlestoursdeCarthagepourcolporterlarumeurdesamoursinterdites.CommentJodelle,quiinsèreparmi les songesd’Anneà l’acte IV, leportraitdecettecréature,qui«lefaux levray (…)auxoreillesrapporte»,(v.1860)aurait‐ilpunepaslareconnaître?36

JevoydemesdeuxyeuxcestefemmevollageSeplantersurlestoursdelaneuveCarthageSallemaigrehideuseetsoudainembouchant

34Rappelonsqu’àlafinduchantVl’Enéide,ilestvictimedu«DieuSommeil»quileprécipitedanslesflots.35Cf.Eneide,IV,v.173‐195,pourladescriptiondecemonstrumhorrendumingens(v.181),«monstrehorribleetdémesuré».LaRenomméetamficti praviquetenax quamnuntia veri (v.188)«acharnéedansses inventionsautant que messagère de vérité», devient vite la Calomnie, pariter facta atque infecta canebat(v. 190)«rapportantavecuneégaleautorité les faitset le faux»,souillant les lèvresdeceuxqui lacolportent:Haecpassimdeafoedavirumdiffundit inora (v.195)«tellessont leshorreurs / immondices/dont ladéesseemplitpartoutlabouchedeshommes».36SurlesujetdelaCalomnieàlaRenaissance,voirJ‐M.MassingDutexteàl’image:laCalomnied’Apelleetsoniconographie,PressesuniversitairesdeStrasbourg,1990.Selonlanote882delatraductiondel’EnéideparM.Rat, leportraitvirgiliende lamauvaiseRenomméesera imitéparBoileau,VoltaireetBeaumarchaisdans latiradedelacalomnieduBarbierdeSéville.

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Latrompequ’elleavoit,sonnerunpiteuxchant:VoireetmefutadvisquedelatrompemesmeSortoitetsangetfeu,tantqu’esperdueetblesmeDececruelspectacleauresveilmetroublay(…)(v.1863‐1870)

Mais à cet intertexte évidemment «premier» s’en ajoute un second que Jodellecontamineavecleprécédentsanssesoucierdeleurscontradictions:celuidelaseptièmeHéroïde d’Ovide, récemment traduite par Du Bellay et à laquelle il emprunte quelquestraits.C’estainsiqueDidonpeuttoutàlafoisregretterdenepasporterl’enfantd’Enée,etaccusercedernier,par labouched’Anne ilestvrai,d’un infanticidequisupposequ’elleabel et bien conçu cet enfant. Si cette inconséquence frôle le ridicule, elle rejoint toutautant l’essence du tragique identifiable à la fureur sénéquienne, par l’analogie qu’elleétablit, toujours selon Anne, entre la reine de Carthage et laMédée de Sénèque. Voilàdonc lemodèle tragique auquel Jodelle semble vouloir atteindre.Mais curieusement leparallèle entre Jodelle etSénèque déborde,pource dernier,dudomainedu théâtre.AupremieractedeDidon,larévolted’Achates’exprimelittéralement,quoiqueauprixd’uneinversion radicale, dans les termes qu’avait employés Sénèque dans sonDe vita beata,pourfairel’éloge«philosophique»deladisciplinemilitaire37:

virtus (…) ut bonus miles feret vulnera (…) habebit in animo illud vetus praeceptum: Deumsequere. Quisquis autem queritur, et plorat, et gemit, imperata facere vi cogitur, et invitusrapituradjussanihilominus.Quaeautemdementiaest,potiustrahiquamsequi!

La vertu (…) comme un bon soldat supportera les blessures (…)elle aura dans l’âme cetancien précepte«il faut suivre Dieu». Quiconque se plaint, pleure et gémit, doit obéir deforce, iln’estpasmoinsamenémalgré lui làoùon le luicommande.Quelle foliequedesefairetraînerplutôtquedesuivre!

Or en faisant de ceDeum sequere («il faut suivre!») le leitmotiv de la pièce38, Jodellesembleprendreunedistance ironique,voirepolémique,avecuneconceptiondutragiquefondée sur l’acceptation du fatum, ramené ici à une Loi récusable, toujours injuste auxyeux de ceux qu’elle contraint et condamne: tous les «envieux» de la pièce. Cettedissonance fait alors paraître l’importance d’un quatrième intertexte autrement pluspolémique, celui de Lucrèce, à l’arrière‐plan des controverses philosophiques etreligieusesdutemps.LesdieuxantiquessurlesquelsVirgilefondaitl’armaturecausaledeson récit sont absents de la scène, et tout autant de l’univers, si bien que le chœur del’acteIVsemblebienprèsdesombrerdansl’athéisme:

Unseulhasarddominedessustoutl’universoulafaveurdivineestdeüeaupluspervers.(v.2023‐2026)

37Sénèque,Devitabeata,XV,6,trad.A.Bourgery,Paris,LesBellesLettres,1997,p.36‐37.38«Ouledestinnouspousse/Suivons,suivonstoujours»(v.100‐101)estl’ordred’Ascaigne,«Ilfautsuivre,ilfaut suivre», l’exhortation d’Anne à sa sœur (v. 1185) «Je te suy je te suy!» le cri de Didon s’adressant àl’ombredeSychée(v.2225).

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Unconstatleretient,quinetientqu’àunvers:«C’estquepécheursnoussommes…»(v.2095).C’estbiencequemontre lapièce,dont lamorale conjoint,peut‐être sans ironie,Lucrèce et saint Augustin. Et comme l’auteur peut sans risque y faire profession dematérialisme aux dépends des dieux antiques, il ne s’en prive pas. D’emblée c’estl’épicurismeoupourmieuxdire le lucrécianismedeJodelle,qui s’énonçaitpar labouched’Achate. Car ce n’est pas le rapport entre les dieux et les hommes qui y est «mis enévidence»commelevoudraitl’éditeur39,maissonabsence:

Lesgrandsdieuxquileurveueetleursoreillessainctesaveuglentennosmaux,essourdentennosplaintes(v.3‐4)

C’est lui aussi qui inspire à l’acte II, dans le cours du débat entre Enée et le chœur desphéniciennes, la célèbre paraphrase duDe rerum natura40 insérée à mi‐chemin entre laproclamationd’Achateetl’aveuduchœuràl’acteIV:

SanslareligionvivraituneIphigène(v.1005)

En laissantdecôté lespolémiquesqu’ilspourraientsusciterquantauxprisesdepositionpolitiques et religieuses de l’auteur, contentons‐nous de tirer la leçon de ces«lucrécianismes»surlascènedel’envie.Entreenvieetreligion,l’analogieesttellequelestermessontinterchangeablesetquel’énigmequidevraitdésignerlapremièreadmetpourréponselaseconde:

QuelleordepestereceléeD’unefeintedissimuléeSeulmasquedenostrahisonsQuidessousunserainvisageCouvedansletraistrecourageMillerenaissantespoisonsEttantdemalauxautresdonneQu’enfinsonmaistreelleempoisonne?(v.1017‐1024)

Ils’endéduituneconceptiondelatragédiequisembletoutàfaitoriginale.Elletientàceque l’enviefaitaux«caractères»delapièce.Sitouss’exprimentsous

son empire, ou vivent dans sa hantise, elle n’est pas également répartie et n’a pas lesmêmeseffets.Barcetropâgéeoutropinsignifiantepourraitenêtreexemptée,demêmequ’Ascaigne, sans doute trop jeunepour êtredéjà perçucomme le rivalde sonpère. Lemal se concentre dans les couples symétriques que forment les principaux personnagesavec leurs doubles respectifs: Enée et Achate, Didon et Anne. Ils s’y équilibrentdifféremment: Enéen’estpasaffectépar les trahisonsd’Achate,Didonen revancheestplusvulnérable,carplusperméableauxsentimentsd’unesœur,elle‐mêmepartagéeentreunetendresse«fraternelle»et lesentimentquerévèlentsessonges.Aucœurdudrame,l’envie prend ainsi des formes complexes au point de tromper les personnages sur leurproprenature:n’est‐cepas l’enviequimeutEnée etqui lepousseà s’embarquer? Il esttoutprêtà lereconnaître.Pourquoidevrait‐ilbornersonambitionàCarthage?C’estelle

39Didonéd.cit,p.27,note4.40Cf.LucrèceDererumnatura,I,83‐85citéparJ‐C.Ternauxp.21;voiraussilesvers1296‐1300danslesquelsl’éditeur(p.82,note173)décèleuneparaphrasedel’incipitdeLucrèce.

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aussiqui,depuisVirgile, trompeDidon et la conduit àun suicideque, d’unemanière oud’une autre, chacun des protagonistes aura envisagé comme l’issuenaturelle du drame.L’envietransformeainsidespersonnagesqui,dans lerécitvirgilien,ne sontsouventquedesmarionnettesaniméespar lesdieux,enêtreshumains,faibles,contradictoiresetqui,faute de pouvoir se révolter contre leur destin ou de savoir l’accepter, cherchentseulementàcomprendrecequi leur arrive.Ducoup, c’est toute la dramaturgiequi s’endéduit: l’exploration statique de la profondeur des caractères se substitue à l’action. Larévélation progressive de l’envie comme vérité des personnages en est le moteur. Rienn’interromptsondévoilement,selonunegradationquiculmineavecAnne,tandisqueseprépare à advenir ce qui restait caché aux yeux des protagonistes: non pasl’accomplissementd’unfatumquiseréaliseraitaveclamortdelareine,maislarévélationdesacause,lamanifestationd’unevéritéentenduecommedésillusionmeurtrière.Iln’yadoncpasdecatharsis dans lapièce,maisà l’inverse, dupointdevueduspectateur,unedistanciationqu’onpourraitdire«brechtienne».

C’estainsiqueJodelle,toutenjonglantavecsesintertextes,sedistinguedetoussesmodèles: la causalité fondée sur la piété et la ruse qui donne sa cohérence à l’épopéevirgiliennen’apascoursdanscedrame.LedélireoufurorduthéâtredeSénèquen’estquele déguisementque lamalveillanceprêteà sespersonnages.La rhétoriqueovidiennenesert qu’à faire un enfant à Didon. Quant aux morales antiques, stoïcisme des uns,lucrécianisme des autres, elles ne servent de rien. C’est en ce sens que la tragédiejodélienne ne se range pas aisément dans les catégories qui structurent notre visionhistoriqueduthéâtre.Siellen’annoncepaslafloraisonbaroque,amoureusedulangageetbienplusaxéesurlarhétorique,ni l’âgeclassique,surtoutpréoccupédemettreenscènedesfigureshéroïquesoudes«monstres»,ellen’estpasnonplusdesontemps, celuidel’humanisme;et si pourtantelle s’y rattachec’est enprenantce termedans son sens leplus haut, celui non moins «tragique» qu’il prendra chez Montaigne: l’observationméthodique,lucideetdésabuséedestourmentsquenousimposelaconditionhumaine.