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HAUT CONSEIL DE L’EVALUATION DE L’ECOLE L'enseignement des langues étrangères comme politique publique François GRIN Professeur, Université de Genève Directeur adjoint, SRED N° 19 Septembre 2005 RAPPORT ÉTABLI À LA DEMANDE DU HAUT CONSEIL DE LÉVALUATION DE LÉCOLE

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HAUT CONSEIL DE L’EVALUATION DE L’ECOLE

L'enseignement des langues étrangères

comme politique publique

François GRIN Professeur, Université de Genève

Directeur adjoint, SRED

N° 19 Septembre 2005

RAPPORT ÉTABLI À LA DEMANDE DU HAUT CONSEIL DE L’ÉVALUATION DE L’ÉCOLE

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L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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TABLE DES MATIÈRES

AVERTISSEMENT......................................................................................................3

SYNTHÈSE ET RECOMMANDATIONS.....................................................................5

CHAPITRE 1 INTRODUCTION.................................................................................9 1.1 Objet et limites de l’étude.............................................................................................................. 9 1.2 Trois dimensions clefs des enjeux.............................................................................................. 14 1.3 Structure de l’étude..................................................................................................................... 16

CHAPITRE 2 POLITIQUE LINGUISTIQUE, POLITIQUE PUBLIQUE ET LANGUES ÉTRANGÈRES .........................................................................................................19

2.1 Qu’est-ce que la politique linguistique ? ..................................................................................... 19 2.2 Théories économiques de la valeur et compétences linguistiques ............................................ 23 2.3 Diversité et optimalité.................................................................................................................. 27 2.4 Allocation et distribution .............................................................................................................. 29

CHAPITRE 3 LES TAUX DE RENDEMENT DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES ......................................................................................................32

3.1 Applicabilité de la théorie du capital humain............................................................................... 32 3.2 Les taux de rendement privés..................................................................................................... 33 3.3 Les taux de rendement sociaux.................................................................................................. 38 3.4 Limites de l’approche et problème du long terme....................................................................... 40

CHAPITRE 4 ENTREPRISES ET LANGUES ÉTRANGÈRES.................................46 4.1 Langue et activité économique dans les entreprises.................................................................. 46 4.2 Les enquêtes auprès des entreprises......................................................................................... 50

CHAPITRE 5 LA DYNAMIQUE DES LANGUES......................................................53 5.1 Pourquoi se préoccuper de la dynamique des langues ?........................................................... 53 5.2 Les effets de réseau et leur prise en compte.............................................................................. 57 5.3 Communication, utilisabilité et maximin...................................................................................... 61 5.4 Dynamique des langues et gestion de la diversité ..................................................................... 65

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CHAPITRE 6 TROIS SCÉNARIOS...........................................................................71 6.1 Le principe de comparaison entre scénarios .............................................................................. 71 6.2 Les environnements linguistiques............................................................................................... 72 6.3 Les bénéfices .............................................................................................................................. 74 6.4 Les politiques d’enseignement et leurs coûts ............................................................................. 79 6.5 L’estimation des transferts .......................................................................................................... 82 6.6 Bilan comparatif .......................................................................................................................... 93

CHAPITRE 7 QUELLES STRATÉGIES ? ................................................................98 7.1 Stratégie de long terme............................................................................................................... 98 7.2 Stratégie de court terme ........................................................................................................... 102 7.3 Conclusion générale ................................................................................................................. 105

REFERENCES........................................................................................................107

ANNEXES...............................................................................................................119

Annexe A1 : Compétences linguistiques des Européens............................................................. 119 A1.1 : Anglais à titre de langue étrangère, par pays et par groupe d’âge Europe des 15, 2000... 119 A1.2 : Anglais à titre de langue étrangère, par profession Europe des 15, 2000........................... 120

Annexe A2 : Régimes linguistiques pour l’Union Européenne .................................................... 122

Annexe A3 : Effectifs et dotations horaires pour l'enseignement des langues étrangères dans le système éducatif français ............................................................................................................ 125

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AVERTISSEMENT Cette étude tente le pari de développer, en quelques pages, une réflexion sur l’enseignement des langues étrangères qui met l’accent sur des aspects souvent négligés de la question. On n’y parle pas de pédagogie, d’évaluation des acquis ou d’organisation du système éducatif ; et bien que le thème de l’enseignement des langues étrangères dans un pays spécifique, en l’occurrence la France, soit replacé dans une perspective européenne, on ne s’essaiera pas davantage à une comparaison entre les modalités d’enseignement dans différents pays, à une analyse culturelle ou sociolinguistique du plurilinguisme en Europe, ou à une description du cadre juridique et institutionnel qui l’entoure. En effet, dans une large mesure, de tels travaux existent déjà. Ce qui, en revanche, semble toujours manquer, c’est une analyse des enjeux sous l’angle de l’analyse de politiques : quelles langues étrangères enseigner, pour quelles raisons, et compte tenu de quel contexte ? Telles sont les questions que cette étude aborde, en s’appuyant principalement sur l’économie des langues et sur l’évaluation des politiques linguistiques. Les questions sont complexes et leur traitement, dans la mesure où il vise à se démarquer des approches habituelles, présente nécessairement un caractère exploratoire. Les enjeux en cause mériteraient certainement une recherche plus approfondie et de plus longue haleine que ce qu’il était possible de réaliser dans le cadre du mandat bref confié par le Haut Conseil de l’évaluation de l’école. Par conséquent, il convient de considérer ce rapport comme une premier tour d’horizon. Il tente une évaluation synthétique des enjeux en cause, en s’appuyant sur un outillage théorique qui est, pour partie, toujours en développement, et sur quelques chiffres réunis pour l’occasion et qui n’ont d’autre ambition que de donner des ordres de grandeur. J’espère toutefois que cette exploration pourra utilement contribuer à élargir la réflexion sur des enjeux dont l’importance économique, politique et culturelle ne saurait être surestimée. Bien que cette étude soit le fruit d’un travail individuel, elle a bénéficié d’échanges avec plusieurs collègues sur la question des langues en Europe et sur les problèmes d’efficacité et d’équité que cela soulève. Comme cette étude s’ancre dans une réflexion poursuivie sur le long terme, ce sont aussi des discussions et des échanges échelonnés au fil des années qui l’ont nourrie. Je tiens donc à signaler ici ma dette intellectuelle envers ces collègues, notamment Philippe van Parijs et François Vaillancourt. Je remercie en outre ce dernier, ainsi que Gilles Falquet, pour leurs très utiles commentaires et suggestions à propos du chapitre 6. Plusieurs collègues m’ont fait part de remarques fort à propos ou signalé des références intéressantes, et

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j’exprime ici ma gratitude à Detlev Blanke et Robert Phillipson. Enfin, je remercie Michele Gazzola et Julien Chevillard pour leur assistance de recherche aussi précieuse qu’efficace. FG, Genève, 12 septembre 2005

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SYNTHÈSE ET RECOMMANDATIONS Ce rapport aborde la question de l’enseignement des langues étrangères comme une forme de politique publique. Dans cette optique, cet enseignement est l’instrument d’une politique linguistique qui se situe à un niveau plus général. Les questions principales n’y sont donc pas d’ordre pédagogique ou organisationnel ; il s’agit plutôt de savoir quelles langues étrangères enseigner, et pour quelles raisons. On s’écarte donc ici des démarches usuelles en la matière, qu’elles soient basées sur des considérations pédagogiques, juridiques, politiques, historiques, ou sociolinguistiques. L’application d’une approche intégrée de type « analyse de politiques » à la question de l’enseignement des langues étrangères constitue un développement nouveau. La présente étude a donc un caractère exploratoire, et les estimations qu’elle livre dans le chapitre 6 sont inédites. L’économie des langues et l’évaluation des politiques linguistiques sont les champs de spécialisation les plus directement pertinents pour aborder de telles questions. En même temps, l’analyse doit s’appuyer sur des concepts développés dans d’autres disciplines, notamment la sociolinguistique, le droit et la théorie politique normative. Les politiques linguistiques envisageables (avec leurs conséquences en matière d’enseignement des langues) peuvent donc être comparées en termes d’allocation et de distribution des ressources, c’est-à-dire en termes d’efficience et d’équité. Il faut souligner qu’eu égard à l’omniprésence de la langue dans l’activité humaine, la notion d’efficience doit nécessairement être prise dans un sens large, en tenant compte non seulement des valeurs marchandes, mais aussi des valeurs non-marchandes. Étant donné la rareté des données appropriées et (en général) la dispersion des cadres d’analyse, l’argumentation en faveur de l’enseignement de telle ou telle langue étrangère se limite souvent aux différentiels salariaux nets provenant de la maîtrise de cette langue. Bien qu’elle ne soit pas suffisante, une telle approche est pertinente en tant qu’élément d’un exercice d’évaluation plus vaste. Les données permettant d’évaluer, à l’aide d’équations de revenu, la valeur des compétences en langues étrangères, sont cependant fort rares, y compris en Europe. Les données suisses indiquent que les taux de rendement privés des compétences en anglais sont très élevés, mais que ceci s’applique aussi au français ou à l’allemand appris à titre de langue étrangère. La combinaison de ces chiffres avec les dépenses pour l’enseignement de ces langues permet de calculer des taux de rendement sociaux. Les données suisses montrent que ces taux sont également élevés et soutiennent avantageusement la comparaison avec le rendement des placements financiers. Cependant, de tels résultats ne suffisent pas à orienter une politique d’enseignement des langues étrangères, non seulement en raison de leur caractère partiel, mais

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aussi parce qu’ils ne disent rien sur l’évolution future de ces taux de rendement. De fait, il est plausible que les taux de rendement des compétences en anglais s’érodent à mesure que ces compétences se banalisent. Les informations dont on dispose sur les modalités de valorisation, au sein des entreprises, des compétences en langues étrangères, sont relativement peu nombreuses et surtout très vagues ; ceci provient sans doute du fait qu’en l’absence d’un cadre analytique de référence, les enquêtes de terrain récoltent des informations sans objectif bien défini. À l’heure actuelle, même si certains chiffres fournissent des apports d’information utiles, ce n’est pas à partir de données sur l’usage ou la valorisation des compétences linguistiques dans les entreprises que l’on peut définir les buts et les priorités d’une politique d’enseignement des langues étrangères. L’analyse ne peut pas se contenter de chercher à déterminer ces buts et ces priorités à partir d’une situation donnée, car les orientations de politique éducative contribuent à modifier le cadre dans lequel différentes langues étrangères s’avèrent plus ou moins utiles. Par conséquent, il n’est pas possible de traiter valablement la question et d’émettre des recommandations sans aborder le thème difficile de la dynamique des langues. S’il n’existe toujours pas, à l’heure actuelle, de théorie générale de la dynamique des langues, il en existe des éléments importants dans la littérature spécialisée. Toutefois, ces travaux sont souvent très techniques et abstraits, recourant par exemple à la théorie des jeux. Pour rendre compte des processus de dynamique des langues, on peut néanmoins faire appel à un modèle simple et efficace qui combine deux forces (« l’utilisabilité » et le « maximin »). Ce modèle prédit, dans le contexte européen actuel, une convergence accélérée vers une hégémonie linguistique exercée par l’anglais. Une telle évolution, cependant, s’avère inefficace en termes d’allocation des ressources, injuste en termes de distribution des ressources, dangereuse pour la diversité linguistique et culturelle, et préoccupante quant à ses implications géopolitiques. Il est donc nécessaire d’examiner des alternatives à un tel scénario. Trois scénarios sont examinés : le « tout-à-l’anglais » (scénario 1) ; le « plurilinguisme » (scénario 2) ; et « l’espéranto » (scénario 3). Ces trois scénarios pourraient bien entendu faire l’objet d’une analyse beaucoup plus détaillée, et être combinés les uns aux autres dans le cadre d’une approche stratégique à la politique linguistique. L’accent est mis ici non pas sur les implications de la mise en œuvre de ces scénarios, mais sur leur comparaison en termes d’efficience et d’équité. Vu la nouveauté du cadre d’analyse et l’absence de données ad hoc, l’estimation ne peut être qu’approximative et elle ne vise qu’à fournir des ordres de grandeur ; c’est toutefois, à ma connaissance, la première fois que l’on tente de chiffrer les transferts nets dont bénéficient les pays anglophones du fait de la préséance de l’anglais, et les économies qui seraient réalisées en cas de passage à un autre scénario. Il va de soi que ce n’est pas la langue anglaise en tant que telle qui est en cause, mais

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l’hégémonie linguistique, quelle que soit le pays ou le groupe de pays qui en bénéficie. Les principaux résultats de la comparaison entre scénarios sont les suivants : 1) le Royaume-Uni gagne, à titre net, au minimum 10 milliards d’Euros par année

du fait de la dominance actuelle de l’anglais ; 2) si l’on tient compte de l’effet multiplicateur de certaines composantes de cette

somme, ainsi que du rendement des fonds que les pays anglophones peuvent, du fait de la position privilégiée de leur langue, investir ailleurs, ce total est de 17 à 18 milliards d’Euros par année ;

3) ce chiffre serait certainement plus élevé si l’hégémonie de cette langue venait à être renforcée par une priorité que lui concéderaient d’autres États, notamment dans le cadre de leurs politiques éducatives respectives ;

4) ce chiffre ne tient pas compte de différents effets symboliques (comme l’avantage dont jouissent les locuteurs natifs de la langue hégémonique dans toute situation de négociation ou de conflit se déroulant dans leur langue) ; cependant, ces effets symboliques ont sans doute aussi des répercussions matérielles et financières ;

5) le scénario « plurilingue » (qui peut, en pratique, revêtir des formes très différentes, dont une est analysée ici) ne réduit pas les coûts, mais les inégalités entre locuteurs ; toutefois, étant donné les forces à l’œuvre dans la dynamique des langues, il présente un risque certain d’instabilité, et exige tout un train de mesures d’accompagnement pour être viable ;

6) le scénario « espéranto » apparaît comme le plus avantageux, car il se traduirait par une économie nette, pour la France, de près de 5,4 milliards d’Euros par année et, à titre net pour l’Europe entière (Royaume-Uni et Irlande compris), d’environ 25 milliards d’Euros annuellement.

Les fréquentes réactions de rejet à l’égard de l’espéranto rendent impraticable la mise en œuvre à court terme du scénario 3. Il peut par contre être recommandé dans le cadre d’une stratégie de long terme à mettre en place sur une génération. Deux conditions sont toutefois critiques pour son succès : premièrement, un très gros effort d’information, afin de surmonter les préventions qui entourent cette langue — et qui sont en général basées sur la simple ignorance — et d’aider les mentalités à évoluer ; deuxièmement, une véritable coordination entre États en vue de la mise en œuvre commune d’un tel scénario. Quatre-vingt cinq pour cent de la population de l’Europe des 25 y a un intérêt direct et évident, indépendamment des risques politiques et culturels que comporte l’hégémonie linguistique. À court et moyen terme, le scénario 2, c’est-à-dire celui du « plurilinguisme », est préférable, ne serait-ce que parce qu’il jouit d’une plus grande acceptabilité politique.

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S’il n’est pas meilleur marché, en termes de coûts directs, que la formule actuelle ou que le scénario 1 (le « tout-à-l’anglais »), il réduit considérablement les transferts contraires à l’équité que le scénario 1 entraîne. Qui plus est, c’est sans doute le scénario le plus conforme à l’idée d’une Europe bâtie sur la diversité des langues et des cultures, comme l’invoque fréquemment le discours de l’officialité communautaire. Ce scénario 2 comporte pourtant des risques d’instabilité et d’érosion en faveur de l’anglais, ce qui constitue un argument en faveur du scénario 3. Toutefois, si des mesures d’accompagnement peuvent garantir la stabilité à long terme d’un véritable plurilinguisme, le scénario 2 peut constituer une stratégie de long terme.

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CHAPITRE 1 INTRODUCTION

1.1 Objet et limites de l’étude La question de l’enseignement des langues étrangères constitue une préoccupation majeure de tous les systèmes éducatifs européens. Le champ des langues étrangères (en tant que champ distinct de ceux d’autres matières enseignées dans ces systèmes) est en train d’y gagner une importance et une reconnaissance accrues (Beacco et Byram, 2003 ; Raasch, 2002 ; Haskell, 2002), qui se reflète aussi dans les publications du programme Eurydice de l’Union européenne (Commission européenne, 2000, 2001) et dans le fait qu’un récent rapport Eurobaromètre ait été centré sur les compétences en langues étrangères et l’apprentissage de celles-ci (INRA, 2001). Une telle évolution constitue, dans certains pays, l’approfondissement d’une tendance déjà présente depuis longtemps et ancrée dans les conditions historiques particulières de ces États ; pour d’autres, il s’agit d’une modification plus fondamentale qui peut s’interpréter comme le reflet de mutations sociales, politiques et culturelles de grande envergure. Dans la mesure où elle relève de la compétence des ministères de l’éducation (ministères nationaux ou relevant d’autorités régionales, voire locales, selon la structure politique de l’État considéré), la politique d’enseignement des langues étrangères reste souvent marquée – fort naturellement – par les préoccupations usuelles de ces ministères. Pour ceux-ci, la question principale est, traditionnellement, celle de savoir comment faire marcher l’école le mieux possible. Dès lors, l’enseignement des langues étrangères est avant tout perçu sous l’angle de l’efficience interne : les objectifs généraux étant fixés par ailleurs, on cherchera à déterminer les conditions qui garantissent l’enseignement des langues étrangères le plus efficace, par exemple en termes du niveau des compétences que développent les élèves dans les langues étrangères enseignées. Cette préoccupation se retrouve dans la récente étude comparative sur les compétences en anglais des élèves de huit pays européens (Bonnet et al., 2004). Dans cette étude, l’évaluation des compétences au moyen d’un test et d’une auto-évaluation jouent un rôle central. Les élèves ont certes également été invités à

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s’exprimer sur les avantages que procure la maîtrise de l’anglais, ce qui nous rapproche de la problématique des raisons que l’on pourrait avoir d’investir dans l’enseignement de cette langue ; toutefois, ce thème ne tient dans l’étude qu’une place modeste (Bonnet et al., 2004 : 90-92) et les questions de politique générale (« Quelles langues apprendre ? Pour quelles raisons ? ») n’y sont pas posées. Plus généralement, les préoccupations dominantes des analyses sur l’efficacité de l’enseignement des langues s’orientent vers l’identification des facteurs variés, qu’ils soient psycholinguistiques, sociolinguistiques ou pédagogiques, qui influencent les acquis des élèves, l’importance relative de ces facteurs et l’interaction entre eux ; une attention particulière est portée sur les facteurs qui sont sous le contrôle des autorités éducatives. Or l’interrogation sur les modalités de l’enseignement des langues étrangères, pour essentielle qu’elle soit, ne se suffit pas à elle-même ; et les réponses les plus solides et les plus sophistiquées à cette interrogation ne pourraient pas, à elles seules, suffire à orienter une politique d’enseignement des langues. Car bien en amont de la question du comment apparaissent les questions du quoi et du pourquoi : en l’occurrence, quelles langues étrangères enseigner, à qui, en visant quels types et quels niveaux de compétence, en réponse à quelles motivations, et en visant quels usages ? (Ager, 2001 ; Baker, 1992 ; Hornberger, 2003) Ce sont là des questions qui relèvent de ce qu’on appellerait, en économie de l’éducation, l’efficience externe. En analyse d’efficience externe, les outputs de l’analyse d’efficience interne (en particulier les compétences acquises grâce au système d’enseignement) sont traités comme les inputs d’un autre processus : celui de la valorisation des compétences dans la vie professionnelle ou autre (Grin, 1999a). En général, non seulement dans la tradition bien établie de l’économie de l’éducation, mais aussi en économie des langues (Grin, 2003a ; Grin et Vaillancourt, 1997), on porte l’attention sur les rendements marchands des compétences en langues étrangères, c’est-à-dire sur les différentiels de salaire dont bénéficient ceux qui disposent de compétences linguistiques d’un certain niveau, par rapport à ceux qui ne les ont pas. Différents types de rendements peuvent être calculés : rendements privés, sociaux, ou fiscaux (cf. par ex. Weber, 2003). Cette forme d’évaluation permettrait donc de sélectionner judicieusement l’investissement éducatif, et d’orienter les priorités des autorités en matière d’enseignement des langues étrangères. Nous reviendrons, dans le chapitre 3, sur les différents rendements privés et sociaux. Cependant, nous pouvons d’emblée relever que cette analyse standard reste un peu courte par rapport aux enjeux en présence, et deux points méritent d’être ici mis en exergue. Premièrement, le fait même qu’elle tende à ne prendre en compte, pour tout bénéfice, que les différentiels de salaire, laisse dans l’ombre toutes sortes de bénéfices résultant de la compétence en langues étrangères : ils peuvent notamment

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provenir de l’accès aux productions culturelles émanant de telle ou telle sphère linguistique au sens large ou, plus largement, de l’accès au quotidien d’une société caractérisée par l’emploi de telle ou telle langue. Même si ces facteurs n’interviennent qu’en deuxième lieu, après les différentiels salariaux, leur non prise en compte ne peut que se traduire par une vision tronquée des motivations, que l’on cherche à poser celles-ci sur le plan individuel ou collectif. Il s’agit là du problème bien connu, mais rarement traité, des « valeurs non marchandes » et de l’importance qu’il convient de leur accorder dans la pesée des options qui devrait présider (dans un cadre éthique et politique donné) à toute décision de politique publique. Deuxièmement, le passage du niveau individuel au niveau collectif (donc de l’évaluation des taux de rendements « privés » au taux de rendement « sociaux ») se borne à la prise en compte des dépenses moyennes engagées par la société, au travers du système de formation, pour l’enseignement des langues étrangères. Ces dépenses moyennes sont ensuite mises en rapport avec la moyenne des différentiels salariaux privés. Le point qu’il importe de souligner ici est que la procédure implicite d’agrégation passe sous silence une caractéristique cruciale de toute langue, à savoir le fait que la maîtrise de celle-ci permet d’appartenir à un réseau. Le « réseau » que constitue toute communauté de langue (que celle-ci soit connue à titre de langue maternelle ou étrangère) donne naissance à des relations complexes entre le comportement d’apprentissage et la valeur des compétences ainsi acquises. En d’autres termes, l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères sont des phénomènes qu’il est pratiquement impossible d’appréhender sans tenir compte des externalités de réseau (voir section 5.2). De cet effet de réseau découle une conséquence majeure : ce qui justifie d’enseigner telle ou telle langue étrangère (ou, au contraire, de ne pas se préoccuper de son enseignement), c’est un ensemble de considérations qui dépendent d’un contexte social, culturel et géopolitique beaucoup plus large. Il ne s’agit pas ici d’invoquer telle ou telle pertinence historique ou culturelle — encore que de telles considérations soient indispensables dans la définition d’une politique, mais ce point vient d’être évoqué, en rapport avec les valeurs « non marchandes ». Il s’agit plutôt de prendre conscience du fait que le contexte de politique publique est aussi le produit de cette politique. L’importance de cette question, pour l’enseignement des langues étrangères, ne saurait être surestimée ; elle est pourtant bien souvent négligée, et il est frappant de constater que l’enseignement des langues est un domaine dans lequel des décisions importantes sont souvent prises sans référence à une formulation, et moins encore à une pesée des options en présence (Kaplan et Baldauf, 1997 ; Phillipson, 2003). Ainsi, le Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École (Thélot, 2004 : 54) recommande d’enseigner ce qu’il nomme « l’anglais de communication internationale ». On peut supposer que cette recommandation est basée sur des arguments supposés déterminants — par exemple, la perception que l’anglais est

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socialement demandé par les élèves et leurs parents, ou que la langue anglaise est géopolitiquement en position dominante sur le plan international et par conséquent, il faut l’apprendre. Or de tels arguments relèvent d’un contexte et sont eux-mêmes contingents, en cela que cette forte demande sociale et cette dominance géopolitique ne sont pas indépendantes des choix stratégiques opérés par les autorités éducatives, en France comme ailleurs. Par conséquent, l’analyse de ces choix ne peut se passer d’un examen critique du contexte dans lequel ils sont effectués, non plus que de leur faculté à modifier ce contexte, ce qui peut amener à reconsidérer ces mêmes choix. Ceci exige la mise au jour des forces à l’oeuvre dans la dynamique des langues, et la faculté de mise en réseau, si caractéristique de la langue, présente à cet égard une importance cruciale. On voit bien, pour ces différentes raisons, pourquoi l’évaluation d’une politique d’enseignement des langues étrangères ne saurait se contenter de considérations d’efficience interne – et cela, même si celles-ci, s’extrayant des questionnements didactiques, s’élargissent à une réflexion sur les modalités organisationnelles du système et s’interrogent aussi, par exemple, sur le fonctionnement des classes et des établissements au sein du système. C’est pour cela qu’il convient de placer l’analyse des politiques d’enseignement des langues étrangères sur le plan de la politique linguistique, puis, dans un deuxième temps, de revisiter les questions éducatives à la lumière de celle-ci ; dans cette optique, la politique éducative est un instrument de la politique linguistique. Telle est donc l’optique adoptée dans cette étude. En d’autres termes, il ne sera pour ainsi dire pas question, dans les pages qui suivent, d’efficience interne. Mis à part le fait qu’elle est déjà l’objet d’une littérature théorique considérable (Ellis, 1994 ; Singleton et Ryan, 2004), de relevé descriptifs (Dickson et Cumming, 1996) et d’études empiriques diverses (dont l’étude comparative de Bonnet et al. déjà citée), qui livrent déjà un important corpus de résultats, tout approfondissement exigerait soit un travail très pointu et sans doute très sectoriel sur ces mêmes données, soit une nouvelle récolte de données ; l’une ou l’autre stratégie excéderait de loin l’envergure du présent rapport. Par conséquent, nous ne nous préoccuperons guère, dans cette étude, de ce qui se passe dans les établissements ou dans les classes, en France ou ailleurs, dans les cours d’anglais, d’allemand ou d’espagnol. Nous ne parlerons ni de didactique, ni de pédagogie, ni d’organisation des systèmes de formation. Bien qu’il subsiste assurément sur ce plan, en rapport avec l’enseignement des langues étrangères, nombre de questions qu’il serait amplement justifié de creuser dans une optique d’amélioration de l’efficience interne, nous avons convenu, pour cette étude, de nous pencher sur les questions d’efficience externe, ainsi que sur les conditions-cadre qui déterminent cette efficience externe. Ces questions nous semblent au moins aussi importantes, bien qu’elles soient souvent laissées dans l’ombre ou supposées d’ores et déjà réglées.

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L’accent mis ici sur l’efficience externe, et donc sur le contexte qui peut amener les autorités scolaires à définir tel ou tel objectif d’enseignement des langues étrangères, nous amènera à accorder une importance particulière au contexte européen. Toutefois, on ne trouvera pas, dans les pages qui suivent, de description du multilinguisme en Europe, que ce soit dans les systèmes éducatifs eux-mêmes ou dans les pratiques des institutions européennes. De tels relevés, souvent excellents, existent déjà (Assemblée nationale, 2003), de même que les considérations politiques (Marí et Strubell, 2002) ou juridiques (de Witte, 2004 ; Nic Shuibhne, 2004a) permettant de porter un jugement sur ces pratiques, et il n’y aurait pas eu lieu de les répéter. Mais surtout, le type d’approche qu’ils développent ne suffirait pas à mettre en évidence certains des mécanismes dont il importe de tenir compte pour formuler des propositions de politique d’enseignement des langues étrangères, et c’est précisément sur l’analyse de tels mécanismes que nous porterons avant tout l’attention. On renoncera également, dans la présente étude, à toute discussion générale sur les rapports entre le plurilinguisme de l’Europe, l’identité européenne émergente, et les grands enjeux culturels et sociaux qui y sont liés. L’analyse de ces rapports est nécessaire, mais elle est difficile, et tend parfois à se dissoudre dans des généralités. Par ailleurs, il apparaît d’autant moins nécessaire de s’y lancer qu’il existe déjà une littérature considérable sur ces questions (Coulmas, 1991 ; Smith et Wright, 1999 ; Hagège, 2000 ; Ammon, 2001 ; Gubbins et Holt, 2002 ; Kraus, 2004 ; etc.). Enfin, il convient de souligner que les pages qui suivent ne constituent pas un état des lieux, ni un condensé de divers travaux sur l’efficience externe de l’enseignement des langues étrangères. En effet, il n’existe pas, à ma connaissance, de travaux publiés qui posent la question comme telle, et cherchent à formuler une analyse générale, ancrée dans une logique de politique publique, des choix à faire en matière d’enseignement des langues étrangères, et il y a peu de chercheurs dans ce domaine. C’est du reste pour cette raison que ce rapport ne s’ouvre pas sur une classique revue de la littérature, mais développe d’entrée de jeux différentes dimensions analytiques du problème, en renvoyant, dans ces différentes parties de l’exposé, à la littérature pertinente. On verra qu’à chaque étape, celle-ci puise dans différents champs de spécialisation (notamment l’économie des langues, la sociolinguistique et la théorie politique normative). Ce faisant, le présent rapport tente de proposer un traitement intégré du sujet en combinant les apports de ces différents travaux dans une optique inédite. À ce titre, il a un caractère exploratoire qui est toutefois indispensable pour deux raisons : premièrement, pour poser le problème de façon cohérente, en allant au-delà des approches trop sectorielles qui ne permettent pas de le conceptualiser dans sa complexité; deuxièmement, pour tenter de développer quelques propositions réellement argumentées sur un thème – le choix des langues étrangères à enseigner – à propos duquel bien des choses sont

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affirmées dans le débat politique et médiatique, mais souvent sans grande justification. 1.2 Trois dimensions clefs des enjeux Les enjeux de l’enseignement des langues étrangères doivent, notamment pour une étude orientée sur le cas particulier de la France, être replacés dans la perspective de trois tendances de fond. Sans chercher à les discuter en détail, j’estime utile de les énoncer ici, car elles colorent la suite de l’analyse. Premièrement, l’enseignement des langues étrangères s’affirme comme élément incontournable de la formation de chacun. Alors que c’était là un fait depuis longtemps considéré comme allant de soi dans les pays qui se revendiquent comme plurilingues (par ex. : Luxembourg, Suisse, Finlande), ou dans les pays dont la langue nationale passe pour une « petite » langue sur le plan international (par ex. : Danemark, Suède, Norvège, Pays-Bas, Malte, Rép. Tchèque, États Baltes, etc.), c’est un développement plus récent pour les pays, tels que la France, l’Allemagne ou l’Espagne, dont la langue nationale figure parmi les « grandes ». On peut être tenté d’attribuer cette évolution à la construction européenne, en faisant notamment référence à des documents émanant de l’Union européenne tels que le Livre Blanc (1995) développant une vision de l’Europe comme société fondée sur la connaissance, ou la stratégie issue de la Déclaration de Lisbonne (2000), ce qui revient à accorder un rôle clef à la communication et, ipso facto, aux langues. On signalera également les nombreuses déclarations politiques du Parlement européen sur l’importance du plurilinguisme1 (Podestà, 2001 ; Marí et Strubell, 2002 ; Nic Shuibhne, 2005) ou des documents d’intention plus ciblés comme le Plan d’action de la Commission européenne pour l’enseignement des langues (Commission européenne, 2004). Cependant, cette retombée de la construction européenne ne constitue, selon toute probabilité, qu’une cause incidente : mis à part le caractère surtout symbolique de nombreuses déclarations dans ce sens (Ives, 2004), l’arrivée sur l’avant-scène de la question des langues étrangères est bien plutôt un effet de la mondialisation, ou d’une certaine mondialisation. En tout état de cause, la question de l’enseignement des langues étrangères ne peut guère être négligée, ni éludée dans l’espoir qu’elle perde de son urgence. Bien au contraire, il y a urgence et, comme j’ai tenté de le montrer dans la section 1.1, une approche strictement centrée sur les sciences de l’éducation ne peut suffire à relever ce défi. Deuxièmement, le processus de mondialisation — dont il y a lieu de penser que c’est lui qui, plus que tout autre, modifie fondamentalement la question de l’enseignement des langues étrangères — est en cours d’accélération. Mais pour

1 Voir notamment le site Internet Europa Diversa : http://www.europadiversa.org/eng/docs_oficials.html.

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bien rendre compte du phénomène, il est utile d’en distinguer deux facettes. D’un côté, il y a le processus de surface, c’est-à-dire l’intégration planétaire des sociétés, avec tout ce que cela suppose en termes de diffusion à travers le monde, voire de domination sur le monde, de certains schémas culturels, de certains éléments des modes de vie, et de certaines langues. C’est en général ce processus que l’on entend par « mondialisation » ou son équivalent en anglais, « globalisation » (Wolton, 2003). En même temps, on peut déceler un mouvement de fond, à savoir l’approfondissement de la logique propre de la modernité, avec à sa clef le processus d’individuation et la revendication d’autonomie personnelle qui en est la marque. Ce phénomène accompagne la mondialisation, et c’est pour cela que l’on peut parler, reprenant un néologisme de Rossiaud (1997) de moNdernisation. Dès lors, « l’accélération » dont il est question ici renvoie, en fait, à une évolution plus profonde que la simple intégration des sociétés et la diffusion de certains modèles de consommation à l’échelle planétaire. Dans le champ de la formation et des langues étrangères, cela implique que toute politique doit, plus qu’auparavant, tenir compte des motivations individuelles et être en phase avec certaines exigences de reconnaissance de « l’auto-nomie » des acteurs dans leurs choix, y compris en matière d’acquisition des langues étrangères comme composante de leur affirmation comme sujets individuels et collectifs. Ceci est vrai même si les processus de formation des motivations ou des objectifs personnels restent éminemment susceptibles de manipulation, aussi bien commerciale qu’idéologique. Cette double prise en compte demeure toutefois nécessaire puisque c’est elle qui, autant que toute autre considération, légitimera, aux yeux des citoyens, une politique publique d’enseignement des langues. Troisièmement, les stratégies volontaristes à l’égard des langues (relevant clairement de la politique linguistique et, de ce fait, d’ores et déjà situées sur le plan que nous considérons comme pertinent), et appliquées jusqu’ici par la France dans le cadre de la francophonie (Conseil de la langue française, 1999 ; Favre d’Echallens, 2004), sont en réajustement depuis un peu plus d’une dizaine d’années.2 Comme le remarque Claude Hagège : « on s’aperçoit que la défense du français par la francophonie ou par le club francophone, ce n’est pas la défense du seul français, mais celle d’un modèle menacé de provincialisation par la diffusion mondiale de l’anglais » (Hagège, in Bourdieu et al., 2001 : 57)3. Les conséquences de ce réajustement doivent être pleinement tirées et transposées à la politique de la France en matière d’enseignement des langues étrangères. Plus précisément, il est devenu clair que la défense de la langue française et la rhétorique qui l’entoure ne

2 L’une des étapes qui a marqué ce tournant est la « réunion des quatre Conseils » (France, Québec, Communauté française de Belgique, Suisse romande) tenue à Québec en novembre 1994. 3 Voir aussi l’interview d’Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie : « Nous nous battons contre une langue unique », dans Le Figaro littéraire, 18 mars 2004, p. 10.

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peuvent plus servir d’axe général pour l’articulation d’une politique linguistique ni, a fortiori, d’une politique de l’enseignement des langues étrangères. À présent, on s’accorde à dire que la défense du français n’a de sens et n’est réalisable que dans le cadre de la défense de la diversité linguistique et culturelle. On aboutit ainsi à une idée qui apparaissait déjà en filigrane dans la section 1.1, à savoir qu’une politique linguistique ne peut être qu’une politique de gestion de la diversité (Grin, 1999b, 2003b). Ce principe général se manifeste également dans le contexte de la francophonie. Un discours sur la politique d’enseignement des langues étrangères n’aurait guère de sens s’il n’est pas ancré dans une politique de gestion de la diversité. La prise en compte de la diversité comme concept organisateur de la politique linguistique a donc des conséquences directes pour la formulation d’une politique d’enseignement des langues et sur l’évaluation de différents scénarios. 1.3 Structure de l’étude Compte tenu des considérations qui précèdent, la présente étude est organisée autour des notions de diversité et de politique linguistique. L’exposé est, en conséquence, structuré comme suit. Le chapitre 2 décrit la politique linguistique en tant que politique générale et développe le concept de valeur des langues comme critère de décision dans l’enseignement des langues étrangères. Il met en évidence les notions d’allocation et de distribution des ressources pour l’évaluation des politiques éducatives à cet égard. Le chapitre 3 porte sur les incitations et stratégies individuelles en matière d’acquisition des langues étrangères qui en principe justifient, sur le plan le plus fondamental, les choix et priorités en matière d’enseignement des langues. Il tente de mettre en évidence les motivations des acteurs agissant pour eux-mêmes, et présente différents résultats sur les taux de rendement « privés-marchands » des compétences linguistiques, puis passe aux taux de rendement sociaux. On verra que les données nécessaires à ce genre d’estimation sont rares, mais que là où elles existent, elles indiquent que l’anglais présente, à titre de langue étrangère, une forte rentabilité marchande, que ce soit sur le plan privé ou sur le plan social. Le chapitre 4 aborde la question des besoins des entreprises en compétences en langues étrangères chez leurs employés ; en théorie, il devrait y avoir convergence entre les priorités que l’on déduit des choix des acteurs individuels, et celles qu’expriment les entreprises ; et l’examen des formes d’utilisation et des processus de valorisation, au sein des entreprises, des compétences en langues étrangères devrait être riche d’enseignements, puisque c’est là que se réalise cette fameuse création de valeur, du moins pour ce qui est de la valeur marchande. Nous verrons cependant que les bases empiriques dont on dispose restent relativement frustes,

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faute de cadre analytique permettant d’identifier les questionnements importants ; quant aux entreprises elles-mêmes, les résultats d’enquête disponibles indiquent qu’elles ont en général une vision relativement peu élaborée de leurs besoins, se contentant souvent de reprendre des lieux communs sur l’importance de l’anglais comme « langue des affaires », « langue internationale », etc. Le chapitre 5 est peut-être le plus important de cette étude, en ceci qu’il vise à expliquer pourquoi la logique, somme toute assez simple, du capital humain est radicalement insuffisante pour orienter une politique d’enseignement des langues étrangères. En effet, toute activité d’enseignement et d’apprentissage doit être replacée dans le contexte de la dynamique des langues, et c’est à elle qu’est consacré ce chapitre. Les mécanismes de cette dynamique sont complexes et l’on ne dispose toujours pas, à ce jour, de théorie d’ensemble qui rende compte de cette dynamique. Nous tenterons néanmoins de proposer, partant de quelques acquis de la littérature en économie des langues et en évaluation des politiques linguistiques, un modèle synthétique qui permet de rendre compte des principales forces en jeu, et de saisir les conséquences démolinguistiques que peuvent avoir, compte tenu de celles-ci, différents choix de politique d’enseignement des langues étrangères. Le chapitre 6 a pour but d’appliquer les concepts développés dans les chapitres précédents au cas européen. En effet, il n’y aurait guère de sens à se pencher sur la politique nationale de tel ou tel pays sans référence à un cadre international. Il analyse trois scénarios et identifie leurs conséquences différentes sur les plans allocatif et distributif. Ceci nous permettra de signaler les opportunités, mais aussi les risques associés à différents scénarios, y compris celui que propose le Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École. La comparaison entre les scénarios montre que l’éventualité d’une coordination des politiques d’enseignement des langues étrangères entre États membres de l’Union européenne peut se traduire par des recommandations qui s’écartent, parfois notablement, de celles que l’on entend souvent. Le chapitre 7 tente de tirer de l’analyse des conclusions générales sur différents plans. Premièrement, il s’attache à dégager quelques axes en vue de la formulation ultérieure de recommandations pour une politique générale de gestion de la diversité et une politique d’enseignement des langues étrangères qui en découle. Ces recommandations présentent un caractère contingent, et une distinction doit nécessairement être faite entre différentes orientations de politique d’enseignement des langues étrangères en opposant, d’une part, le court terme et le long terme et, d’autre part, les politiques « avec » ou « sans » coordination entre États, notamment sur le plan européen. On en analyse les implications à l’aide de deux stratégies principales, qui peuvent naturellement être combinées dans une stratégie plus complexe.

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Ce rapport souhaite donc poser le problème de l’enseignement des langues étrangères en commençant par départager, parmi différents scénarios a priori envisageables, ce qui est relativement souhaitable de ce qui ne l’est pas. Si un scénario qui paraît plus probable apparaît comme relativement peu souhaitable, la question évidente à poser est alors : « est-ce inéluctable ? ». En abordant la politique d’enseignement des langues étrangères sous cet angle, ce rapport entend proposer une analyse qui se démarque de celles que l’on rencontre le plus souvent et de contribuer à une première orientation générale sur les questions en présence. Il ne saurait donc prétendre formuler des solutions complètes et immédiatement applicables. Cependant, s’il peut servir, fût-ce modestement, à faire avancer la réflexion sur l’enseignement des langues étrangères en tant que politique publique, et surtout à favoriser la prise de conscience de la complexité des enjeux en cause, il aura atteint son but principal.

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CHAPITRE 2 POLITIQUE LINGUISTIQUE, POLITIQUE PUBLIQUE

ET LANGUES ÉTRANGÈRES 2.1 Qu’est-ce que la politique linguistique ? La « politique linguistique » ou « l’aménagement linguistique » est le champ de recherche théorique et empirique le plus directement en prise avec les questions que soulève la définition d’une politique d’enseignement des langues. Commençons par préciser que nous ne ferons pas, dans les pages qui suivent, de différence très nette entre la politique et l’aménagement linguistique, car la distinction entre ces deux termes n’est pas stable dans la littérature. 4 Même si la plupart des auteurs en sociolinguistique francophone tendent à préférer l’un ou l’autre terme, la distinction entre les deux n’est pas toujours la même selon les auteurs (Maurais, 1987 ; Calvet, 1987, 1996) ; on relève une préférence québécoise pour « l’aménagement », mais elle n’est pas stricte. De même, la sociolinguistique anglophone parle de language policy et de language planning (Jernudd, 1983, 2001 ; Schiffman, 1996 ; Kaplan et Baldauf, 1997 ; Ricento, 2006), sans pour autant distinguer clairement entre elles.5 Cependant, au cours des dernières années, les termes de politique et de policy sont davantage à l’avant-scène, surtout s’il est question, comme dans cette étude, des grandes orientations de politique publique avec la nécessaire pesée des alternatives que cela implique. Cependant, même si les termes d’aménagement et de planning semblent être souvent réservés à des questions, parfois relativement techniques, touchant à la mise en œuvre des orientations à caractère plus général qui relèvent, elles, de la politique linguistique, le distinction n’est pas absolue.6

4 La littérature propose aussi le terme de « glottopolitique », rarement employé et que nous n’utiliserons pas non plus ici. 5 Par exemple, il serait quasiment impossible de départager les revues Language Policy, Current Issues in Language Planning, et Language Problems and Language Planning sur la base des thèmes qu’elles abordent. 6 Ainsi, la Revue d’aménagement linguistique, publiée au Québec, traite largement d’aspects politiques et institutionnels, qui relèvent clairement de ce que j’appelle ici « politique linguistique ».

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Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici le sens dans lequel doit être pris le mot « politique » : il correspond au même concept que l’anglais policy, par opposition à l’anglais politics. Même si cette distinction n’est pas parfaitement nette – et qu’on puisse même citer quelques contre-exemples – il reste que lorsqu’on parle de politics, il s’agit en général de ce qu’on appelle, en français, faire de la politique. Ceci renvoie à la confrontation d’intérêts et de valeurs dans un certain contexte social et institutionnel. Quand on parle de policy, en revanche, on suppose que le débat politique a déjà débouché sur un certain nombre de principes, et que la question est de savoir quelles mesures permettront le mieux de les mettre en œuvre. C’est à cette étape que se pose le problème de la pesée du pour et du contre des différentes options en présence, et c’est à ce niveau que l’on situera, pour les besoins de cette étude, la politique linguistique. La politique linguistique se résume-t-elle alors à une banale analyse coût-bénéfice (ACB) ? Sans doute pas, dans la mesure où l’ACB porte en général sur des projets aux conséquences moins diffuses que ce n’est le cas lorsqu’il est question de langues ; l’ACB traditionnelle se contente en général d’identifier et de comptabiliser des effets assez directement mesurables puis d’en déduire, pour chaque scénario en présence, une valeur nette ; le scénario à adopter est alors celui qui présente la valeur nette la plus élevée (Dunn, 1994). En politique linguistique, par contre, on ne peut éviter de mettre dans la balance des éléments d’évaluation très complexes et difficilement, voire pratiquement pas quantifiables : dans la mesure où la langue n’est pas qu’un instrument de communication, mais aussi le véhicule d’une culture, d’une histoire et d’une identité, il est évident que des enjeux symboliques sont présents, et peuvent même être prépondérants. Ceci invalide-t-il toute approche de la politique linguistique en termes de pesée des avantages et des inconvénients ? Certes pas, car l’identification et, dans la mesure du possible, la mesure de ces avantages et inconvénients est une des conditions du débat démocratique. Ces avantages et inconvénients doivent toutefois être pris au sens le plus large, pour ne pas se cantonner aux valeurs dites « marchandes » (cf. sections 2.2 et 2.3) ; il est également indispensable de prendre en compte non seulement le champ de l’efficience, mais aussi celui de l’équité, et pour cela d’intégrer à l’analyse les conséquences distributives de chaque scénario (cf. section 2.4). Bref, il s’agit d’une approche de politique publique qui ouvre largement l’éventail des éléments pris en compte dans la pesée de scénarios concurrents.7

7 Cet effort d’identification et de mesure des avantages et des inconvénients des options en présence est parfois critiqué comme « réificateur » ou « réductionniste » ; le reproche est facile, d’autant plus que les critiques de ce « réductionnisme » ne se font pas faute d’avancer, eux aussi, des recommandations, et cela, sur la base d’une pesée, pas toujours explicite, du pour et du contre. Le tout est donc de procéder à cette pesée avec autant de cohérence et de transparence que possible (Pool, 1991a).

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Dès lors, l’ambition de toute analyse de politique linguistique de ce type (donc au sens de policy analysis) ne saurait être de se substituer au débat public ou de chercher à stériliser ou à neutraliser les dimensions politiques (au sens de politics) qui accompagnent nécessairement la politique des langues. Bien au contraire, la fonction de la politique linguistique telle que décrite ici est d’être au service du débat politique en éclairant les conséquences des choix envisagés. On peut situer ces différents termes les uns par rapport aux autres à l’aide de diagramme suivant : FIG. 1 : POLITIQUE ET AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUES La littérature fait fréquemment une distinction, proposée par Kloss (1969), entre l’aménagement du statut et l’aménagement du corpus. Dans ce dernier cas, il s’agit d’intervention sur la langue elle-même : adoption d’un alphabet, réforme orthographique, développement de néologismes, etc. 8 De tout cela, il n’est pas question dans cette étude : on partira du principe que même si la langue n’est pas une réalité figée, mais évolutive, il n’y a pas lieu d’intervenir sur ce plan. De toute façon, le travail sur le corpus linguistique est rarement effectué pour lui-même ; c’est plutôt un instrument de l’intervention sur le statut, qui est bien, en fin de compte, l’objet de ce rapport. La notion de « statut » peut être interprétée de façons différentes. Historiquement, la littérature posait le statut en termes juridiques (Cooper, 1989) : telle ou telle langue est-elle officielle ? Si oui, ce statut d’officialité vaut-il pour toutes les fonctions de l’État ou seulement pour certaines d’entre elles ? Actuellement, le terme de statut est en général pris dans un sens plus large : il désigne les aspects non seulement juridiques et institutionnels, mais plus largement politiques, économiques et sociaux, de la position d’une langue par rapport à une autre.9 On peut donc dire que la 8 Le mot « corpus » n’est donc pas utilisé ici dans son sens usuel en linguistique appliquée, où il renvoie généralement à un ensemble d’observations de réalisations langagières. 9 Cette évolution peut être interprétée comme le reflet de l’importance, dans le développement de la politique linguistique en tant que discipline, des langues régionales ou minoritaires. Par exemple, l’efficacité remarquée de la politique linguistique catalane et la solidité de la recherche qui la sous-tend (Direcció General de Política Lingüística, 1997, 1999) s’ancre dans une vision intégrée du statut du catalan par rapport au castillan ; elle s’incarne dans le concept de normalització, ou « normalisation », que Vallverdú (1979) fait remonter au milieu des années soixante. Elle ne renvoie nullement à la norme linguistique, mais au fait que l’usage de la langue catalane redevienne normal,

Débat politique

sur les langues

Politique linguistique

Aménagement linguistique

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politique linguistique vise, en fin de compte, à modifier notre environnement linguistique dans un sens jugé souhaitable (Grin, 2003c). La position d’une langue par rapport à une autre dépend naturellement de l’interaction d’acteurs extrêmement variés : non seulement les États, mais aussi les entreprises, le secteur associatif et, en dernier ressort, les individus eux-mêmes. Dès lors, on peut parler d’une « politique linguistique » des grandes entreprises, et c’est une expression que l’on rencontre parfois dans la littérature en français. Toutefois, il est important de bien distinguer les acteurs, car ils n’ont pas tous les mêmes objectifs. Ainsi, s’il est parfaitement possible qu’une entreprise ait une stratégie linguistique (par exemple, telle entreprise multinationale qui, toute française qu’elle soit, institue l’anglais comme langue de communication interne) mais si elle le fait, c’est dans une optique de rentabilité économique. À l’inverse, une politique publique, y compris quand elle s’applique à la langue, est censée viser le bien général. C’est du reste bien là ce qui fait sa difficulté : c’est en termes de leurs conséquences pour ce bien général que les différents scénarios doivent être pesés. En outre, l’environnement linguistique présente les caractéristiques classiques des biens et services collectifs, notamment la « non-rivalité de consommation » et « l’impossibilité d’exclusion ». Ces caractéristiques rapprochent sensiblement l’environnement linguistique de l’environnement naturel, et les principes de politique publique s’appliquant à celui-ci vaudront pour celui-là. Plus précisément, le libre jeu des forces du marché, pour les mêmes raisons qu’il ne suffit pas à garantir un niveau optimal de « production » de qualité environnementale, échouera certainement à garantir l’environnement linguistique qui est socialement le plus souhaitable. Par conséquent, l’intervention de l’État sur l’environnement linguistique est nécessaire, précisément dans une logique économique. Nous n’entrerons pas ici dans la discussion des formes « d’échec de marché » qui justifient que l’on traite l’environnement linguistique comme une forme de bien public (Grin, 2003a), mais nous reviendrons, au chapitre 5, sur la nécessité de l’intervention des collectivités publiques. Précisons encore que cette étude évite délibérément toute référence à la notion de « bonne politique » ou autre notion apparentée, souvent popularisée sous un label en anglais comme « good practice » ou « best practice ». Quoi qu’elles aient fait florès dans la littérature issue d’organisations où l’on évalue des politiques publiques, comme l’OCDE ou l’OSCE, pour ne mentionner que celles-ci, ces expressions renvoient à un ensemble souvent assez flou de caractéristiques souhaitables. En fin de compte, elles reviennent toutes à une allocation efficace et à une distribution équitable des ressources, qu’elles soient matérielles ou symboliques.

non seulement en tant que langue du gouvernement de la Generalitat et de son administration, mais aussi dans tous les domaines de la vie économique et sociale.

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La politique linguistique peut donc être définie ainsi : « un effort systématique, rationnel et fondé sur une analyse théorique [qui] se situe au plan de la société, et vise à résoudre les problèmes liés à la langue en vue d’accroître le bien-être. Elle est habituellement dirigée par les autorités ou leurs mandataires et vise une partie ou la totalité de la population placée sous leur juridiction » (Grin, 2002 : 19). 2.2 Théories économiques de la valeur et compétences linguistiques À un moment ou à un autre, dans la plupart des débats politiques sur l’enseignement des langues se pose la question de la « valeur de la langue ». Le lien avec l’enseignement des langues est immédiat : plus une langue a de la « valeur », plus il y a de raisons de l’inscrire au programme ; après tout, c’est très probablement dans cette logique que s’inscrivent les récentes recommandations sur le caractère obligatoire que devrait revêtir, en France, l’enseignement de l’anglais. Le concept de « valeur » appliqué à la langue doit toutefois être pris avec prudence ; outre qu’il sert souvent à masquer, consciemment ou non, un certain flou, il est utilisé pour défendre des recommandations diamétralement opposées. L’invocation de la valeur de la langue s’accompagne d’une caractérisation de celle-ci comme un « trésor », une forme de richesse, etc. ; et, bien entendu, cette caractérisation ne peut que s’appliquer à toute langue. Certes, ces déclarations ne sont guère que des figures de rhétorique ; d’aucuns semblent considérer comme allant de soi le fait que la langue a une valeur et tiennent en conséquence pour évident que les langues ont une valeur au sens économique du terme. Il n’en est pas nécessairement ainsi, ou en tout cas pas dans le même sens pour toute langue, et la notion de « valeur » d’une langue doit donc être explicitée. 10 Il n’est pas possible de présenter ici les concepts économiques de valeur et leurs conséquences pour l’enseignement des langues, et l’on se contentera de mettre en évidence différentes formes de valeur. Considérons d’abord la question de la valeur dans l’optique de l’acteur individuel. Une distinction, brièvement évoquée dans le chapitre précédent, doit être faite entre les valeurs « marchandes » et « non marchandes ». Les valeurs marchandes sont reflétées dans les prix ou dans un autre indicateur de ce type. Supposons, par exemple, que pour un producteur, le fait de parler la langue X facilite la vente de biens au public de langue X et permette en conséquence de réaliser des bénéfices plus importants ; pour prendre un autre exemple, imaginons qu’un salarié parlant la langue X gagne davantage, toutes choses égales par ailleurs, car il connaît la langue X. Dans l’un comme dans l’autre cas, la langue X a une valeur marchande. L’estimation des taux de rendement, sur

10 Il convient d’écarter d’entrée de jeu les analogies entre « langue » et « monnaie », qui relèvent surtout de la métaphore et ne résistent guère à l’analyse.

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laquelle nous nous penchons dans la section 3.2, vise précisément à rendre compte de cette valeur marchande. Cependant, la valeur non marchande existe également. Par exemple, connaître la langue X donne accès à la culture en langue X, facilite les contacts sociaux avec les membres de la communauté de langue X, etc. Cette valeur n’est généralement pas reflétée dans les prix, mais elle sera perçue par les individus si leurs goûts les portent à entretenir des contacts avec la culture et les communautés de langue X. L’argument peut aisément être étendu d’une langue spécifique (X) à la diversité linguistique ; la diversité linguistique a une valeur non marchande pour les personnes qui accordent de la valeur à la diversité dans leur environnement linguistique, au même titre qu’elles accordent de la valeur à une certaine qualité de leur environnement (naturel). Il n’existe, à ma connaissance, aucune estimation systématique de la valeur non marchande des compétences en langues étrangères ; nous verrons toutefois, dans la section 3.2, quelles pistes permettraient d’envisager une telle estimation. La valeur marchande ou non marchande représentée par la langue X pour un individu donné peut contribuer à expliquer le fait qu’il choisisse d’apprendre ou de ne pas apprendre la langue X et qu’il soit d’accord ou non que l’État consacre des recettes fiscales à l’enseignement de cette langue. Pourtant, il faut pousser plus loin le raisonnement pour analyser les choix au niveau social et faire face aux questions d’orientation de la politique d’enseignement des langues. Jusqu’ici, la valeur marchande et la valeur non marchande ont été décrites au niveau « privé ». Au niveau social, la distinction entre « marchand » et « non marchand » reste pertinente, mais la valeur sociale diffère de la valeur privée et doit faire l’objet d’une démarche d’estimation propre. La plupart des économistes conviennent que les valeurs sociales peuvent être évaluées en agrégeant les valeurs privées. Dans la mesure où ces valeurs privées ne sont que rarement estimées (dans le cas des valeurs marchandes) ou jamais estimées (dans le cas des valeurs non-marchandes) il n’existe guère d’exercices d’agrégation ; mais par défaut, il semble que l’on admette, en général, que cette agrégation se résume à une simple addition. Ainsi, la somme des valeurs marchandes privées, pour l’ensemble des individus dans une société donnée, aboutirait à la valeur marchande sociale, alors que la somme des valeurs non marchandes privées aboutirait à la valeur non marchande sociale. La valeur de la langue X, ou d’un environnement linguistique particulier défini, entre autres aspects, par la situation de la langue X dans cet environnement, correspond donc à la somme de la valeur marchande sociale et de la valeur non marchande sociale. Si la langue X est une langue étrangère qui ne nous intéresse qu’en tant que matière scolaire, le principe reste le même : la somme, sur l’ensemble des individus qui composent la société, des valeurs privées marchandes donnerait la valeur sociale marchande — et de même pour la valeur non marchande. Cette approche est résumée dans le tableau 1 ci-après.

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TABLEAU 1 : COMPOSANTES DE LA VALEUR

Privée Sociale Marchande A C Non marchande B D

Dans ce tableau, « A » représente la valeur marchande privée, « B » la valeur non marchande privée, « C » la valeur marchande sociale, et « D » la valeur non marchande sociale. La valeur sociale totale VS est donc égale à C+D. Pour une société comptant N personnes (1, 2, …, i, …N) où la valeur marchande individuelle de la langue X ou d’un environnement linguistique donné est mvi, et la valeur non marchande est vnmi, la valeur sociale totale VS est donnée par:

∑=

+=N

iii vnmvmVS

1

Une règle simple peut être déduite de cette manière de formuler les choix en matière de politique linguistique : la politique qui devrait être choisie et mise en œuvre, toutes choses égales par ailleurs, est celle qui maximise VS, moins les coûts correspondants de la politique, car la politique adoptée en application de ce critère sera celle dont on peut attendre le bien-être maximal. De ce principe général découlent certaines conséquences pour l’enseignement des langues étrangères et la politique en la matière doit satisfaire aux mêmes critères. Cette démarche offre un cadre pour comparer différents scénarios et faire des choix ; si imparfait qu’il puisse être, il permet de clarifier les scénarios en présence et le débat public à leur propos, ne serait-ce que parce qu’en général, cet exercice n’est pas fait. De ce point de vue, la simple prise en compte du fait qu’il existe plusieurs formes de valeur n’est pas sans utilité. Cependant, elle soulève aussi divers problèmes conceptuels et empiriques. Premièrement, la simple addition est un mode d’agrégation inadapté, comme le montre un exemple simple. Si une personne h apprend la langue X (par exemple parce qu’elle attend de cet investissement un gain monétaire), elle s’ajoute aux effectifs de ceux qui parlent déjà la langue X. Cela affecte la situation d’une autre personne, disons k, de différentes manières. Supposons que k connaît déjà la langue X. D’une part, le fait que h ait appris la langue X accroît la pertinence de la langue X et augmente donc la valeur des compétences linguistiques de k. Dans le même temps, le fait qu’il y ait une personne de plus sur le marché du travail qui parle la langue X peut amputer l’avantage de salaire dont bénéficient ceux qui parlent la langue X et k peut voir sa situation salariale se détériorer. La valeur marchande

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sociale de l’enseignement de la langue X à ceux qui ne la parlent pas ne peut donc pas être calculée en faisant la somme des gains que chaque non locuteur peut attendre, ne serait-ce que parce que, entres autres, (i) ceux qui parlent déjà la langue peuvent enregistrer un gain ou une perte ; (ii) les gains potentiels de ceux qui ne la parlent pas encore seront affectés par le nombre des autres personnes qui décideront d’apprendre la langue. Ce phénomène de réseau, signalé dans l’introduction, jouera un rôle crucial dans le chapitre 5. Deuxièmement, les éléments de la valeur non marchande sont très difficiles à identifier de façon théorique et également difficiles à mesurer de façon empirique ; en outre, ils seront vraisemblablement aussi affectés par le phénomène « d’externalité de réseau » qui vient d’être décrit. Troisièmement, une politique publique vise en principe à passer d’un environnement linguistique existant à un autre environnement, censément meilleur. Elle comporte des avantages, mais aussi des coûts, qui sont parfois difficiles à identifier et, dans tous les cas, difficiles à évaluer, surtout si l’on prend en compte les coûts non-marchands (ou symboliques), comme il faudrait, en principe, avoir pris en compte les bénéfices non-marchands. En bref, il n’est pas possible, pour le moment, de véritablement calculer la « valeur » d’une langue, les « avantages » (marchands et non marchands) qui peuvent être attendus d’une politique particulière, et une bonne partie des coûts associés à toute politique linguistique en général, ou à toute politique d’enseignement des langues étrangères en particulier. De fait, il est rare que les analystes posent le problème de façon intégrée, et ils se penchent en général sur tel ou tel volet de celui-ci. Dans l’ensemble, on observe que :

◊ les effets de réseau sont ignorés, essentiellement parce qu’on fait l’hypothèse que certains sont positifs et d’autres négatifs, s’annulant donc vraisemblablement les uns les autres dans une large mesure ; nous revenons toutefois sur ces effets dans le chapitre 5 ;

◊ l’accent est placé sur la valeur marchande privée, estimée essentiellement par la relation statistique entre les compétences linguistiques et les taux de salaire ;

◊ ces estimations des avantages marchands privés (moyens) associés aux compétences linguistiques peuvent être mises en rapport avec les dépenses publiques moyennes (par individu) consacrées à l’enseignement des langues afin de calculer la valeur marchande sociale.

◊ Les valeurs non marchandes sont omises, essentiellement parce qu’en raison du manque de données, il est difficile de faire autrement (certaines méthodes d’évaluation utiles pourraient, cependant, être empruntées à l’économie de l’environnement).

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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2.3 Diversité et optimalité Nous venons de voir que si l’on souhaite fonder les choix en matière de politique linguistique sur une certaine notion de « valeur », il importe de se garder des métaphores faciles et d’analyser le problème de façon à identifier et à mesurer les composantes de la valeur. Or cet exercice se heurte à des difficultés conceptuelles et empiriques d’une telle ampleur qu’une véritable estimation de la valeur sociale respective de différents environnements linguistiques reste hors de portée. Ceci s’applique aussi aux choix en politique d’enseignement des langues étrangères. Dès lors, quels principes subsistent-ils pour guider une telle politique, fût-ce en termes généraux ? Une réflexion sur la valeur de la diversité en général est un élément pertinent de l’évaluation des choix en matière d’enseignement des langues étrangères, dans la mesure où celle-ci contribue à celle-là, et l’on peut formuler à cet égard un résultat théorique général concernant la valeur relative d’environnements linguistiques plus ou moins diversifiés. Ce résultat donne à penser que la société n’a vraisemblablement ni avantage à laisser la diversité s’éroder ni, à l’inverse, à favoriser une diversité sans limite. L’argument est le suivant : la diversité présente des avantages et des inconvénients que l’on peut, pour simplifier, appeler bénéfices et coûts, étant entendu qu’il ne s’agit pas seulement de valeurs monétaires, car les éléments non marchands doivent être pris en considération. Le point de départ général est l’idée qu’une plus grande diversité se traduira par une augmentation des avantages et des coûts. Mais les avantages tendent à augmenter à un taux décroissant, alors que les coûts tendent à progresser à un taux croissant11. Dans ces conditions, les courbes représentant les avantages et les coûts auront généralement la forme indiquée dans la figure 2, le niveau de diversité étant optimal à d*, qui n’est égal ni à zéro ni à l’infini.

11 Les lecteurs familiers de la théorie économique reconnaîtront là les concepts d’utilité marginale décroissante dans la consommation, et de coût marginal croissant dans la production.

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FIG. 2 : DIVERSITÉ OPTIMALE Bien qu’apparemment anodin, le résultat selon lequel la diversité socialement optimale est positive et limitée a des conséquences pratiques, car il suppose qu’à partir d’une situation donnée, les mesures visant à préserver ou à imposer l’homogénéité linguistique – ou, autrement dit, « l’absence de diversité» – sont déconseillées, car elles sous-estiment les avantages et surestiment les coûts de la diversité. Inversement, les initiatives généreuses (souvent inspirées par des préoccupations de type « droits de l’homme ») en faveur d’une diversité linguistique illimitée et l’établissement de politiques pour la reconnaissance intégrale de l’ensemble des langues dans la société, y compris celles des groupes d’immigrants, aussi peu importants numériquement soient-ils, tendent à tomber dans l’erreur contraire. Pour estimer approximativement les avantages et les coûts, deux approches peuvent être adoptées. La première consiste simplement à s’en remettre au débat politique, notamment en présentant un éventail de choix détaillés aux électeurs. En théorie, les préférences exprimées par le vote refléteront l’évaluation par les électeurs des avantages et des coûts marchands et non marchands et, même si le vote à la majorité n’offre pas de solution au problème des externalités, en particulier des externalités de réseau (comme on l’a vu plus haut), la procédure présente au moins certaines garanties du point de vue démocratique, même si les résultats d’un vote majoritaire ne peuvent pas être interprétés comme la garantie d’une solution « optimale » au sens de la théorie économique. Cependant, pour avoir une idée plus précise des éléments non marchands de la valeur en cause, il est théoriquement possible (encore qu’à ma connaissance, cela n’ait pas été tenté) d’appliquer aux choix linguistiques les méthodes d’évaluation utilisées en économie de l’environnement (Kahnemann et Knetsch, 1992). Pour

Coûts

Bénéfices

Dépense

B,C

0 d*

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l’essentiel, il s’agit de demander, dans le cadre d’une enquête auprès d’un échantillon représentatif de résidents, combien ils seraient prêts à payer (par exemple sous la forme d’impôts supplémentaires ou d’un pourcentage de leur charge fiscale présente) pour que la société passe de l’environnement linguistique actuel à un autre environnement linguistique qu’une politique donnée viserait à établir. Inversement, on pourrait aussi poser la question de savoir combien ils seraient prêts à payer pour une politique dont l’objectif serait d’éviter un changement jugé peu souhaitable de leur environnement linguistique. Un exemple de politique correspondant à la première situation serait un accroissement massif du niveau moyen des compétences en langues étrangères dans la population (avantage) grâce à une généralisation des classes bilingues dans le système d’éducation. Un exemple de politique correspondant à la deuxième situation serait une augmentation de l’aide en faveur d’une langue menacée dont le déclin deviendrait irrémédiable (perte) en l’absence d’une telle politique.12 2.4 Allocation et distribution Jusqu’à présent, les seuls critères dont nous avons discuté pour l’évaluation d’une politique linguistique en général, ou d’une politique d’enseignement des langues étrangères comme partie intégrante d’une telle politique, portaient sur l’efficience et relevaient d’une problématique de l’allocation des ressources. Cependant, l’efficience n’est pas tout, et toute politique publique doit aussi être évaluée à l’aune de l’équité. En effet, une politique publique engendre nécessairement une redistribution des ressources, et met les acteurs dans le rôle de gagnants ou de perdants ; et quand bien même il n’y aurait que des gagnants, il existerait toujours un écart entre les grands et les petits gagnants. L’impact distributif de la politique publique est souvent négligé, et ceci s’observe également dans le cas des politiques qui touchent à la langue. Cette omission est peut-être d’autant plus probable, en l’occurrence, que le type de redistribution (matérielle ou symbolique) à laquelle donnent lieu les politiques linguistiques ou les politiques d’enseignement des langues n’est évident que si l’on s’écarte des manières habituelles de jauger l’équité. Dans l’évaluation des systèmes éducatifs, on jauge en général l’équité en termes de distribution des ressources entre acteurs ou groupes d’acteurs catégorisés selon tel ou tel indicateur de statut socio-économique (revenu, catégorie socio-professionnelle, etc.). Mais cette catégorisation n’est pas forcément la plus pertinente ici. En effet, la politique linguistique (ainsi que la politique d’enseignement des langues) redistribue les ressources en fonction des attributs linguistiques des acteurs. 12 On peut également présenter aux personnes interrogées des estimations du coût global d’une politique linguistique donnée, et leur demander si elles considèrent que ce coût est acceptable ou non. Cela implique que les coûts ont d’abord été estimés, ce qui n’est pas le cas la plupart du temps.

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Contrairement à la religion, la langue n’est pas privatisable, car l’État se sert nécessairement de la langue dans l’exercice du pouvoir et le fonctionnement de l’administration (Kymlicka et Grin, 2003). Ainsi, lorsqu’un pays plurilingue adopte une seule langue officielle (en alléguant, par exemple, des raisons d’efficience dans son fonctionnement), il en exclut nécessairement d’autres. Cette décision se fait nécessairement au détriment des locuteurs de ces langues. Certes, dans un État où vivent n communautés linguistiques, la réduction à une seule (disons : la langue X) du nombre de langues officielles constitue une économie dans les coûts de fonctionnement de l’État, économie qui peut se traduire par un fardeau fiscal moindre, ce dont bénéficieront tous les résidents. Toutefois, c’est sur tous ceux dont la langue n’aura pas été retenue comme langue officielle que retombera le fardeau de l’apprentissage de la langue officielle, de l’adaptation à la norme (externe) qu’elle constitue, etc. Il y a donc redistribution des personnes de langue maternelle autre que X en direction des personnes dont c’est la langue maternelle (Pool, 1991b). Mutatis mutandis, des transferts analogues opèrent dans la communication internationale, dès que l’on concède à une langue un statut d’hégémon linguistique (Grin, 2004a) ; ce point, qui revêt une importance centrale, est examiné de plus près dans les chapitres 5 et 6. Le caractère plus ou moins acceptable de la redistribution qu’entraîne une politique publique peut être mesuré à l’aune de critères plus ou moins exigeants. Le moins exigeant (mais le plus en faveur dans les manuels d’économie) est le critère dit de Pareto, du nom de l’économiste Vilfredo Pareto (1848-1923). Ce critère stipule simplement qu’une politique qui redistribue les ressources est acceptable si les gagnants sont en mesure de compenser les perdants. Pool (1991b), van Parijs (2001) et de Briey et van Parijs (2002) vont plus loin en modélisant, dans le contexte des politiques linguistiques, le montant des compensations à prévoir, sans que cela garantisse que cette redistribution corrective soit pratiquement réalisable et que ces compensations soient effectivement versées. Enfin, on peut soumettre cette redistribution à un test éthique, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas impliquer, même contre compensation financières, des contraintes incompatibles avec la dignité humaine (Arnsperger et van Parijs, 2003). Le thème de la justice linguistique constitue donc une dimension centrale de l’enjeu, mais il est encore remarquablement peu pris en compte dans le débat public ou dans le débat politique au Parlement européen, alors même que l’Europe constitue un contexte dans lequel ces questions ont une importance évidente. Quant à la Commission, on pourrait presque supposer qu’elle cherche délibérément à occulter la question, ou à tout le moins que les Commissaires n’en ont pas toujours une vision claire.13 La possibilité d’une compensation élargit considérablement, en théorie, le 13 Ainsi, l’ex-Commissaire à l’emploi et aux affaires sociales, Anna Diamantopolou, qui proposait en 2001 dans un entretien accordé au journal Kathimerini que l’anglais devienne deuxième langue officielle de la Grèce (http://www.hri.org/news/greek/mpab/2001/01-11-18.mpab.html ); sur les

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champ des politiques envisageables, mais le problème est de savoir quelle est son applicabilité en pratique. Nous aurons lieu de revenir sur ces questions dans les chapitres 6 et 7.

intentions de la Commission Prodi au cours de cette même année, mises en échec par une lettre conjointe des ministres allemand et français des affaires étrangères, Joschka Fischer et Hubert Védrine, voir Phillipson (2003 : 20).

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CHAPITRE 3 LES TAUX DE RENDEMENT DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES

3.1 Applicabilité de la théorie du capital humain Quand il est question d’enseignement des langues, il paraît fort naturel de raisonner, du moins pour une partie de l’analyse des choix à effectuer, à l’aide de la théorie bien connue du capital humain (cf. par ex. Johnes et Johnes, 2004). Rappelons donc le principe de celle-ci, en l’adaptant aux langues étrangères : ◊ l’apprentissage d’une langue est coûteux en temps et en argent, aussi bien du

point de vue des individus apprenants que de celui de la société ; ◊ les compétences linguistiques des agents, par contre, leur permettent d’être plus

productifs : elles donnent donc naissance à des bénéfices, pour les individus comme pour la société ;

◊ les individus aussi bien que la société seront donc amenés à investir dans l’acquisition des compétences en langues étrangères, pour autant que le rapport entre les bénéfices et les coûts soit assez élevé par rapport à celui d’autres investissements possibles.

Toutefois, ce qui semble assez évident s’il s’agit de compétences qui, tout en pouvant être fort exigeantes, demeurent très circonscrites (disons, par exemple, la comptabilité), ne s’applique pas aux langues sans autre forme de procès. La raison en est que les langues ne sont pas que des outils, et que même en tant qu’outils, elles sont très polyvalentes. Elles ne s’utilisent pas que dans l’exercice d’une tâche précise dans le cadre d’une activité économique au sens strict ; elles servent aussi en dehors de ce cadre et pour des usages extrêmement variés. Qui plus est, la langue n’est pas qu’un vecteur de communication, car elle est liée à l’identité. C’est là un point sur lequel les sociolinguistes insistent à juste titre. Et si l’économie des langues, à laquelle se rattachent les travaux qui appliquent la théorie du capital humain à la langue, portait, historiquement, sur l’une ou l’autre dimension, les travaux les plus récents (et en général depuis Vaillancourt, 1980) portent sur l’effet des attributs linguistiques des agents, considérés à la fois comme élément de capital humain et comme marqueur d’identité.

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L’aspect identitaire y est en général saisi par la langue maternelle ou première, tandis que les compétences en langues étrangères ou secondes y sont vues comme éléments de capital humain dans lequel les agents investissent. Parler de la langue comme capital humain, c’est donc mettre de côté la problématique de la langue comme vecteur d’identité (et, par voie de conséquence, toute la littérature sur la discrimination basée sur l’appartenance linguistique) afin de privilégier la langue comme investissement ; en d’autres termes, cela revient à se concentrer sur les langues étrangères, sans se préoccuper de l’effet que peut avoir l’appartenance à telle ou telle communauté linguistique. Cette démarche est pertinente pour autant que les choix d’investissement effectués n’aient que peu ou pas de conséquences sur la rentabilité de la langue maternelle. Or tel n’est pas le cas à long terme, ce qui revient à dire que la théorie du capital humain, qui peut constituer un guide suffisant pour les décisions individuelles d’apprentissage des langues étrangères, ne peut plus l’être pour les décisions politiques et collectives d’enseignement de ces langues. La théorie du capital humain ne pourra donc nous fournir qu’un éclairage utile, mais partiel. 3.2 Les taux de rendement privés Le calcul des taux de rendement privés des compétences en langues étrangères peut se baser sur les équations mincériennes habituelles dans l’estimation des rendements de l’éducation, du nom de l’économiste Jacob Mincer (1974). On l’aborde souvent en partant de la comparaisons entre les profils âge-gains de personnes ayant ou n’ayant pas telle ou telle formation. Cette démarche étant bien connue et abondamment appliquée (cf. par ex. Lemelin, 1998 ; Psacharopoulos et Patrinos, 2004), il n’est pas nécessaire d’y revenir en détail.14 Dans le cas de l’estimation de la valeur des compétences en langues étrangères, l’équation mincérienne sera « augmentée » d’au moins un terme qui dénote les attributs linguistiques des individus. Partant de l’estimation du taux de rendement d’une année supplémentaire de formation i comme :

1

1

−−=

i

iii Y

YYr

14 On omettra donc ici toute discussion des approfondissements économétriques possibles, notamment ceux qui ont trait au problème classique de l’auto-sélection, qui mérite l’attention y compris par rapport à l’acquisition des compétences linguistiques (Chiswick et Miller, 1995). Dans la mesure où ces approfondissements visent à estimer le niveau des taux de rendement aussi précisément que possible, ils ne sont pas de première importance ici. En effet, un ajustement de quelques points de pourcentage n’a guère d’impact sur la démonstration que propose cette étude.

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on peut écrire le revenu après s années de formation comme :

)1(...)1()1( 210 ss rrrYY +∗∗+∗+=

Cependant, pour des valeurs de r relativement basses (ce qui veut dire, en pratique, inférieures à 10%), on peut appliquer la transformation :

rer ≈+ )1(

ce qui permet de réécrire : rs

s eYY 0=

En prenant le logarithme naturel de cette équation, on obtient une expression qui se prête aisément à l’estimation économétrique :

rsYrseYeYY rss +≡+== 000 ln)(lnln)ln(ln

Toutefois, rien n’empêche de poser, dès le départ, que le revenu dépend d’autres facteurs que le parcours de formation. Ainsi, on peut d’emblée multiplier l’expression initiale Y0 par un terme (1+bu) où u représente l’ensemble de ces divers facteurs, et b un nombre qui permet de calibrer l’effet de u sur le revenu. En reprenant le même cheminement que précédemment

bursYeeYY burss ++== 00 ln)ln(ln

Si le terme u symbolise les compétences en langues étrangères, on peut estimer cette fonction à l’aide des moindres carrés ordinaires, et la valeur estimée du paramètre b indiquera le taux de rendement de ces compétences (par comparaison au fait de ne pas les avoir). L’équation estimée à l’aide des moindres carrés ordinaires sera donc de la forme suivante :

où E représente l’éducation en années, X l’expérience professionnelle, également en années, L les attributs linguistiques dont on cherche à estimer l’effet sur le revenu, et F d’autres variables de contrôle. 15 Le paramètre β4 sera estimé en points de

15 À strictement parler, comme la démarche appliquée ne met pas en oeuvre de procédure d’actualisation des gains, ces estimations ne fournissent pas de taux de rendement, mais des différentiels de revenu du travail, que l’on dits « nets » par opposition aux différentiels bruts que l’on obtiendrait en calculant simplement le revenu moyen des personnes interrogées par catégorie de compétence en langues étrangères.

εβββββα ++++++= FLXXEY 542

321ln

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logarithme, mais une transformation simple permet de le transformer en pourcentage.16 Les équations de ce type ont fait l’objet d’innombrables estimations pour des échantillons d’immigrants, surtout aux États-Unis (cf. par ex. McManus, 1985, 1990 ; Chiswick, 1978, 1991, 1999, 2002 ; Chiswick et Miller, 1995). Elles tendent toutes à prouver que les immigrants dans ce pays ont fortement intérêt à apprendre l’anglais, même si cet effet est moins marqué dans les « enclaves linguistiques » (Bloom et Grenier, 1996). De tels résultats ne sont bien entendu guère surprenants ; par ailleurs, ils ne sont que d’une pertinence limitée ici, car ils portent sur la compétence dans une langue qui est sans doute « étrangère » ou « seconde » pour les personnes concernées (en l’occurrence : les immigrants de langue espagnole, vietnamienne, philippine ou autre), mais pas du point de vue de l’environnement socio-économique où ils évoluent. En effet, la langue en question, l’anglais, est la langue dominante des États-Unis – et même si ce pays n’a pas de langue officielle, certains États ont proclamé l’anglais langue officielle (Crawford, 2000). C’est bien entendu une tout autre question de savoir combien « rapporte » la maîtrise de l’anglais, de l’allemand, du russe ou du basque pour une personne qui réside en France. L’estimation des taux de rendement des compétences en langues étrangères exige des données qui portent à la fois sur le revenu du travail, les niveaux de compétence, les déterminants du revenu (en principe, la formation acquise, l’expérience professionnelle, le secteur économique d’activité, la position hiérarchique de l’emploi, etc.), ainsi bien entendu, que diverses autres caractéristiques socio-démographiques permettant de contrôler l’effet d’autres facteurs. Or de telles données sont très rares. À notre connaissance, il n’en existe pas en France, et les pays pour lesquels de telles données existent sont l’Australie, le Canada (en particulier le Québec), Israël, le Luxembourg et la Suisse17. C’est toutefois le Canada qui dispose des résultats les plus étoffés, régulièrement mis à jour à l’aide des données des recensements successifs (Vaillancourt, 1996 ; Lemay, 2005). Cependant, la situation canadienne n’est que partiellement comparable à celle de la France, en raison de la co-officialité de l’anglais et du français. C’est pour cela que le tableau 2 illustre les taux de rendement privés de la compétence en anglais à l’aide de données suisses. L’intérêt de ces résultats tient au fait que les données sur les compétences linguistiques ont été objectivées à l’aide de la grille d’auto-évaluation

16 L’expression en pourcentage t sera donnée par : t=eβ-1. Cependant, à toutes fins pratiques, t ≅ β ∀β ≤ 0,1. 17 Il existe aussi des estimations de la valeur de la maîtrise de l’allemand par les immigrés non germanophones en Allemagne (Dustmann, 1994) et de la rentabilité de l’ukrainien sur le marché du travail en Ukraine (Kastoukievitch, 2003).

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du Portfolio européen des langues. Une version ad hoc de cette grille a été développée pour l’enquête téléphonique au moyen de laquelle les données ont été récoltées.

TABLEAU 2 DIFFÉRENTIELS NETS DE REVENU POUR COMPÉTENCE EN ANGLAIS,

POURCENTAGES, SUISSE, 1995-1996 Hommes

(n=1141)

Femmes (n=803)

Constante 1505.96 1308.79 Niveau de formation (années) 4.45 5.83 Expérience (années) 5.90 n.s. (Expérience)2 -0.09 n.s. Très bon 24.09 25.19 Bon 18.03 39.52 Élémentaire 8.93 18.09 R2 ajusté 0.360 0.095

Source : Grin (2000c) Tous les coefficients signalés sont significatifs au niveau de 99% ; n.s. : non significatif

Ce tableau nous indique par exemple que pour les hommes, une très bonne maîtrise de l’anglais donne lieu en moyenne à un différentiel de salaire de l’ordre de 24%, par comparaison avec l’absence totale de compétences en anglais ; ce différentiel s’observe à niveau de formation et nombre d’années d’expérience donnés. On constate donc que la compétence en anglais présente des taux de rendement extrêmement élevés. Bien entendu, ces résultats se prêtent à d’abondants commentaires, mais on se limitera ici à l’essentiel. 1) Les effets salariaux des compétences linguistiques (ainsi que de l’année

« marginale » de formation) s’amenuisent lorsque l’on inclut dans l’équation le secteur économique d’activité et la position (hiérarchique) dans la profession. 18 Cependant, dans la mesure où la compétence en anglais contribue à déterminer le parcours professionnel, le fait que son coefficient élevé s’explique en partie

18 Les résultats luxembourgeois, où les compétences linguistiques sont moins précisément définies, mais où des aspects très détaillés de l’activité professionnelle sont pris en compte dans l’estimation, indiquent un avantage salarial de l’ordre de 2,5% à 3% pour chaque point de compétence en anglais, sur une échelle de 1 à 9 (Klein, 2004). La compétence maximale en anglais donnerait donc lieu en moyenne, par opposition à l’absence totale de compétences en cette langue, à un différentiel de revenu de l’ordre de 22,5% à 30%, ce qui recoupe nos propres résultats.

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par ces parcours (plutôt que par la prise en compte de tel ou tel déterminant, observé ou non, du revenu du travail) justifie que l’on continue à raisonner sur la base de tels coefficients.

2) Même après standardisation du niveau de formation et de l’expérience professionnelle, l’avantage salarial lié à la maîtrise de l’anglais est considérable : pour le niveau de connaissance maximum en anglais (niveau « très bon ») est de l’ordre de 24% pour les hommes et 25% pour les femmes, mais même pour des niveaux de connaissance moins élevés, connaître un peu l’anglais vaut mieux que de ne pas le connaître du tout : ainsi, des compétences élémentaires « valent » même quelque 18% de prime salariale pour les femmes.

3) Les résultats sont aussi valables pour les femmes, ce qui mérite d’être relevé (ainsi, dans les études canadiennes, les résultats pour les femmes s’avèrent souvent statistiquement non significatifs).

4) La progression des différentiels est non monotone dans le cas des femmes. Cela est sans doute dû, dans une large mesure, au fait que les femmes travaillent plus souvent à temps partiel que les hommes et que le temps partiel n’est peut-être pas indépendant du niveau de connaissance de l’anglais.

5) Même lorsque des calculs du même type sont réalisés sur la base des revenus exprimés en équivalent plein temps, cette non-monotonicité demeure, ce qui donne à penser que d’autres effets sont à l’œuvre, en particulier que les compétences linguistiques des femmes sont récompensées non pas tant parce ces compétences sont utilisées sur le marché du travail que parce qu’elles jouent un rôle de « signal » pour l’employeur.

Une analyse plus approfondie confirme la solidité économétrique des résultats (Grin, 1999a) ; mais elle montre aussi que la réalité est beaucoup plus complexe que ne le donnent à penser ces simples chiffres. Premièrement, des différences importantes existent entre les régions linguistiques. Une analyse réalisée pour les trois régions séparément (germanophone, francophone et italophone) fait apparaître que les taux de rendement de la connaissance de l’anglais sont beaucoup plus élevés en Suisse alémanique. En Suisse francophone, en revanche, la connaissance de l’allemand comme langue seconde est un peu mieux rémunérée que la connaissance de l’anglais. Deuxièmement, on peut montrer que la rentabilité dépend du secteur : dans certains secteurs économiques (en général, ceux qui sont fortement tournés vers le commerce international), l’anglais est très prisé ; dans d’autres secteurs, les taux de rendement sont faibles. On notera qu’en général, l’estimation des taux de rendement privés des compétences linguistiques fait abstraction des coûts d’apprentissage. En effet, les coûts directs supportés par l’individu qui reçoit l’enseignement sont de deux ordres : d’une part, les dépenses directes au titre des livres, des cours, etc. et, d’autre part,

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les coûts dits indirects, ou gains sacrifiés. Les coûts directs peuvent être omis pour les raisons suivantes. Dans la plupart des pays, lorsque l’éducation est assurée par le secteur public et les langues enseignées dans le cadre du système éducatif, les dépenses directes des étudiants au titre du matériel scolaire, bien que non nulles, sont relativement peu importantes et peuvent être ignorées (si elles étaient prises en compte, cela ne se traduirait pas par une différence majeure dans les taux de rendement estimés). Pour ce qui est des gains sacrifiés, ils tendent à être égaux à zéro pour les étudiants n’ayant pas atteint l’âge actif légal (parce qu’ils ne seraient pas autorisés à vendre, sur le marché du travail, le temps qui n’est pas passé à l’école) ; en outre, même au-delà de l’âge minimum légal pour l’exercice d’une activité rémunérée, il serait quasiment impossible de négocier un salaire pour le temps expressément soustrait à des cours de langue répartis sur l’horaire hebdomadaire. Les dépenses privées comportent aussi d’autres éléments, comme les écolages pour les cours du soir dans le cadre de la formation des adultes. En général, toutefois, la formation des adultes ou la formation permanente relève d’une décision d’ordre privé, et non d’une décision de l’Etat, et ne fait donc pas partie des coûts de la politique publique d’éducation. Il n’y a donc pas lieu de les inclure dans l’estimation des taux de rendement privés de compétences pour autant qu’elles restent, pour la majeure partie de la population, acquises au travers du système d’éducation public. 3.3 Les taux de rendement sociaux Les taux de rendement sociaux transposent le calcul de l’individu à la société. On se sert en principe de valeurs moyennes pour les bénéfices d’un côté et pour les coûts de l’autre, étant entendu qu’il s’agira des coûts engagés par les collectivités publiques pour l’enseignement des langues étrangères. L’évaluation de ces coûts soulève un certain nombre de difficultés : les données sur cette partie de l’ensemble des dépenses d’éducation sont la plupart du temps inexistantes ou du moins fort rares, car les pratiques comptables actuelles dans le domaine de l’enseignement sont encore loin de la comptabilité analytique et ne fournissent donc pas de chiffres sur les dépenses par matière. Les coûts de programmes scolaires particuliers caractérisés par l’usage d’une langue spécifique comme langue d’enseignement ont parfois été estimés (par ex. Patrinos et Velez, 1996) ; à ma connaissance, le seul exemple d’estimations de ce type déduites expressément des dépenses globales se trouve dans une étude sur l’enseignement des langues en Suisse (Grin et Sfreddo, 1997). D’après cette étude, les dépenses totales par étudiant et par année pour l’enseignement de l’ensemble des langues secondes est de 1 500 francs suisses (environ € 1 000). Très schématiquement, on peut dire qu’en moyenne, 10% des dépenses totales d’éducation sont consacrées à l’enseignement des langues secondes. Ces chiffres ne tiennent pas compte de

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l’enseignement post-secondaire. Ils peuvent néanmoins être utilisés comme point de référence, compte tenu du fait qu’ils concernent un système d’éducation dans lequel, à l’époque où les données ont été récoltées, les étudiants des filières « courtes » apprenaient généralement une langue étrangère pendant trois ans, alors que ceux des filières « longues » apprenaient une langue étrangère pendant sept ans et une autre pendant quatre ans.19 Ce chiffre de 10% n’est probablement pas très différent des parts observables dans les autres pays européens, de sorte qu’une fourchette de 5 à 15% des dépenses d’éducation totales peut être considérée comme une approximation a priori acceptable des dépenses publiques consacrées à l’enseignement des langues étrangères dans ces pays ; on verra du reste au chapitre 6 que ce taux correspond tout à fait à la situation française.20 L’estimation des taux de rendement sociaux tient généralement compte de la dimension temporelle et les estimations méritent effectivement dans ces conditions d’être qualifiées de « taux de rendement ». Les techniques requises, toutefois, sont plus complexes que celles utilisées pour estimer les différentiels nets de gains (privés) et ne seront pas présentées ici. La logique générale du modèle est la suivante (pour une explication détaillée, voir Grin, 1999a, chap. 9) : ◊ deux profils distincts de gains par âge sont estimés pour les personnes

« unilingues » et « bilingues », respectivement ; ◊ les chiffres respectifs pour le revenu du travail au cours de chaque période sont

estimés ; ◊ la différence entre les deux profils au cours de chaque période est obtenue en

déduisant les chiffres les plus faibles des chiffres les plus élevés ; ◊ si la différence ainsi obtenue correspond (comme cela peut être le cas en

fonction de la nature des données utilisées) aux gains mensuels sous-jacents, ils seront multipliés par douze pour obtenir les montants annuels ;

◊ une hypothèse est posée concernant le moment auquel les estimations sont établies — en général, le début de la vie active d’un agent ;

◊ les différentiels de gains futurs, estimés pour un agent type, sont actualisés à partir de ce moment particulier dans le temps ;

19 Depuis l’époque où ces estimations on été réalisées (données de 1993-94), différentes réformes scolaires dans les systèmes cantonaux d’éducation de la Confédération suisse se sont traduits par l’introduction d’un enseignement plus précoce des langues secondes (langues nationales de la Suisse et anglais) ; cf. Grin et Korth (2005). 20 Cette estimation, toutefois ne saurait s’appliquer à des pays anglophones tels que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, dont la négligence à l’égard de l’enseignement des langues secondes est notoire (Baker, 2002 ; voir aussi « Britain’s language gap : Oh là là ! », The Economist, 7 août 2004, p. 24) ; on reviendra sur cette question dans la section 6.2.

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◊ les chiffres relatifs aux dépenses par habitant consacrées à l’apprentissage de la langue concernée sont ensuite pris en compte dans les calculs ;

◊ les différentiels de gains, d’une part, et les dépenses par habitant, de l’autre, sont introduits dans une équation représentant les profils âge-gains ;

◊ le taux d’actualisation qui annule la valeur actuelle nette (VAN) de l’investissement en langues étrangères (c’est-à-dire le terme à gauche de l’équation) représente le taux de rendement social de l’enseignement de la langue concernée, compte tenu des différentiels de gains estimés et des dépenses d’enseignement.

Les résultats pour la Suisse font apparaître que les taux de rendement sociaux de l’enseignement de langues secondes (anglais, allemand ou français) varient, selon la langue-cible et la région linguistique, de 4% à 14%. Pour ce qui concerne plus spécifiquement l’enseignement de l’anglais en Suisse romande (francophone), les taux de rendement sociaux s’échelonnent de 5% à 9% pour les hommes et de 9% à 13% pour les femmes ; on peut aller plus loin dans la différenciation des résultats en procédant aux estimations à la fois pour les revenus déclarés et pour les revenus en équivalent plein-temps. En tout état de cause, c’est là une rentabilité qui soutient avantageusement la comparaison avec le taux de rendement moyen du capital financier. L’enseignement de langues étrangères apparaît donc, pour la société, comme un investissement très rentable — indépendamment des raisons politiques et culturelles qui peuvent avoir conduit à l’apprentissage de ces langues. Bien qu’il soit peu probable que les chiffres soient très différents dans les autres pays européens, il serait risqué de chercher à généraliser directement à partir de l’exemple suisse. Pour connaître les taux de rendement de l’investissement public dans l’enseignement des langues dans les autres pays, il est indispensable de rassembler les données idoines, qui ne se sont, à ma connaissance, pas disponibles en France. Il n’en reste pas moins que c’est sans doute à partir d’estimations de ce type que l’on serait tenté, en application d’une version relativement étroite de la logique du capital humain, de recommander l’enseignement obligatoire de l’anglais pour tous. Pourtant, comme on va le voir dans la section suivante et, surtout, au chapitre 5, rien ne garantit que cela suffise à fonder une politique d’enseignement des langues étrangères appropriée. 3.4 Limites de l’approche et problème du long terme Indépendamment des limites qui tiennent aux hypothèses du modèle théorique et de sa vérification empirique, ainsi qu’à la fiabilité des données avec lesquelles les estimations sont effectuées, deux types de restrictions sont à signaler quant aux possibilités d’interprétation des résultats.

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Premièrement, on l’a dit, il ne s’agit ici que de rendements « marchands », qui omettent les bénéfices que peut procurer la maîtrise de langues étrangères en dehors de la participation au marché du travail. Il ne fait guère de doute que ces motivations sont également présentes. Elles tiennent notamment à la satisfaction que les acteurs retirent d’un accès direct à la société et à la culture associées à la langue X qu’ils auront fait l’effort d’apprendre. Par conséquent, il est logique de considérer que ces valeurs non marchandes sont prises en compte par les individus dans leurs propres décisions d’apprentissage, et qu’elles devraient l’être au niveau des choix de politique d’enseignement des langues. Toutefois, l’existence de ce type de valeur (et, partant, de la motivation qu’elle suscite) n’est en général que postulée, ou admise comme une évidence. À ma connaissance, elle n’a jamais été évaluée. La chose est sans doute envisageable, en recourant notamment à la méthodologie, bien développée en économie de l’environnement, des « prix hédonistes » et de l’évaluation contingente (Rosen, 1974 ; Kahnemann et Knetsch, 1992). Cependant, je n’entrerai pas davantage dans cette discussion. Pour la suite de l’exposé, nous nous contenterons donc de faire les deux hypothèses suivantes : premièrement, que les valeurs non marchandes s’ajoutent aux valeurs marchandes, et que les taux de rendements marchands21 doivent être multipliés par un terme (1+k), où k≥0 ; deuxièmement, que la valeur de k est d’autant plus élevée que le taux de rendement marchand est faible. En d’autres termes, si le taux de rendement marchand est élevé, le supplément de valeur qui provient des effets non-marchands sera faible non pas dans l’absolu, mais relativement à la valeur marchande ; inversement, si le taux de rendement marchand est élevé, le supplément de valeur qui provient des effets non-marchands tendra à être élevé, pas nécessairement dans l’absolu, mais relativement à la valeur marchande. Il reste donc fort possible que le taux de rendement total demeure le plus élevé pour les langues qui présentent d’emblée un taux de rendement marchand élevé. Passons à présent à la seconde limitation qui grève l’utilisation des taux de rendements, marchands ou non, comme base de décision de politique éducative. L’une des limites congénitales de toute analyse d’efficience externe basée sur les différentiels nets ou sur les taux de rendement, c’est qu’elle nous donne une idée de la rentabilité de certaines compétences à un moment donné, mais qu’elle ne nous dit rien sur leur évolution ultérieure ; au mieux, elle n’a qu’une validité sur le court ou le moyen terme. Cette restriction générale vaut aussi pour l’évaluation des compétences en langues étrangères. Ainsi, la forte rentabilité de l’anglais en Suisse, estimée à partir de données récoltées en 1995-1996, a fort bien pu se renforcer depuis ; mais cela ne préjuge en rien de ce qu’elle sera dans dix ou vingt ans, à

21 Qu’il faudra alors supposer strictement positifs, même s’ils sont très faibles.

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l’époque où entreront sur le marché du travail les jeunes actuellement en train d’accomplir ou d’aborder leur scolarité. Il est très difficile de faire de la prospective en dehors d’une réflexion sur la dynamique des langues, comme nous le verrons de plus près dans le chapitre 5. Cependant, on peut esquisser différents scénarios et discuter de leur plausibilité. Plaçons-nous dans une optique de long terme et admettons que pour une raison quelconque, l’anglais est devenu une compétence rentable, qui donne accès, chez ceux qui le maîtrisent, à des différentiels de salaire du type de ceux que décrit le tableau 2 dans la section 3.2. Cette situation peut être représentée à l’aide d’un très classique graphique de marché du travail, où l’on portera, en abscisse, la quantité de travail L (ici, de travail qualifié au sens de « compétent en anglais ») et, en ordonnée, le taux de salaire w (on aurait aussi pu porter en ordonnée le différentiel de salaire auquel la maîtrise de l’anglais donne accès). Dans ce graphique (Fig. 3), la courbe de demande D est normalement descendante, et la courbe d’offre O normalement ascendante ; les valeurs w* et L* dénotent le salaire et le niveau d’emploi à l’équilibre du marché du travail. FIG. 3 : MARCHÉ DU TRAVAIL AVEC COMPÉTENCE EN ANGLAIS

Si les employeurs exigent effectivement d’une proportion croissante de leurs employés qu’ils sachent l’anglais, cela se traduit par un déplacement vers la droite de la courbe D, en direction de D’. Il s’ensuivra une hausse du taux de salaire sur ce marché de w* à w*’, ainsi qu’un accroissement du volume d’emploi du travail avec compétence en l’anglais, de L* à L*’. Cependant, les individus, observant que la maîtrise de l’anglais est mieux rémunérée, vont accroître leur investissement en

D Ow

LL*

w*

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anglais — soit de leur propre chef, soit en résultat de mesures de politique d’éducation. Ceci va induire un déplacement vers la droite de la courbe d’offre, de O à O’. Il s’ensuit un nouvel accroissement, de L*’ à L*’’, de la quantité d’équilibre sur le marché du travail « compétent en anglais », mais l’effet sur le taux de salaire d’équilibre sera, lui, ambigu, comme le montre la Fig. 4, où le nouveau point d’équilibre E’’ peut se situer en dessus ou en dessous du point d’équilibre initial. FIG. 4 : DÉPLACEMENTS DE L’ÉQUILIBRE

Supposons toutefois que le différentiel de salaire en faveur des personnes sachant l’anglais subsiste et qu’il soit assez important pour justifier la poursuite de l’investissement par les individus. Par ailleurs, on admettra (toujours sous l’hypothèse d’un monde où l’anglais est devenu indispensable) que l’accroissement du nombre de ceux qui le maîtrisent renforce la pertinence socio-économique de la connaissance de cette langue et conduise les employeurs à exiger de toujours plus de catégories d’employés qu’ils sachent l’anglais. De fait, telle semble bien être la tendance dans nombre d’entreprises françaises, sans qu’il soit toujours clair si les compétences ainsi exigées sont réellement utiles dans l’activité professionnelle.22 En tout état de cause, on peut s’attendre en conséquence à ce que les forces du marché suffisent à induire une succession de déplacements vers la droite des courbes d’offre et de demande. Dès lors la question est la suivante : à long terme, est-ce l’effet d’offre ou de demande qui sera le plus marqué ? Si c’est l’effet de demande qui domine, la maîtrise de l’anglais donnera lieu à des différentiels de 22 Voir par ex. le dossier « Anglais exigé » dans le cahier « Emploi » de Libération, 25 novembre 2002, ou « Do you speak business ? » dans L’Express, 16 juin 2004.

D O’

w

LL*

w*I

D’ O

w*’

L*’

E’’

L*’’

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salaire de plus en plus substantiels, confirmant cette compétence dans un rôle de sésame pour la réussite professionnelle et financière. Par contre, si c’est l’effet d’offre qui domine, au fur et à mesure que la compétence en anglais se diffuse à des couches toujours plus larges de la population, la rentabilité de l’anglais ne peut que décliner ; c’est le scénario que décrit la Fig. 5 ci-dessous, où la série x, x’, x’’’, etc. décrit l’emplacement des points d’équilibre successifs de ce marché (Grin, 1999b). Dans un tel cas de figure, l’apprentissage résulterait de moins en moins d’un choix délibéré d’investissement que d’une nécessité de participation socio-économique. Cette évolution est-elle plausible ? Il est sans doute impossible de le dire pour deux raisons. Premièrement, les données permettant une projection sur l’avenir n’existent pas ; deuxièmement, la forme actuelle de diffusion de l’anglais est sans précédent dans l’histoire humaine, et les parallèles avec le latin d’il y a deux millénaires, ou avec le français d’il y a deux siècles, sont très peu convaincants car les conditions technologiques, sociales et économiques de leur diffusion n’ont rien à voir avec celles qui encouragent l’expansion actuelle de l’anglais. Néanmoins, rien n’interdit d’établir un parallèle avec une autre compétence qui, au début réservée à une mince frange de la société, s’est étendue à la quasi-totalité de la population résidente des pays développés : la capacité à lire et à écrire (sans nécessairement invoquer la notion, plus exigeante, de littératie ; cf. OCDE, 1999). Alors qu’il s’agissait d’une compétence rare et vendable, elle est devenue banale, indispensable, et surtout insuffisante à garantir la réussite professionnelle et financière. Il est fort possible que l’on observe, sur le long terme, une évolution similaire pour toute langue dont la maîtrise se généraliserait à la grande majorité de la population, exactement comme le suggère la Fig. 5. FIG. 5 : RÉMUNÉRATION DE L’ANGLAIS SUR LE LONG TERME

w

L

x x’

x’’

x’’’x’’’’

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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Par conséquent, il serait faux de supposer que l’on peut se contenter d’encourager l’anglais et oublier les autres langues. Le succès financier et professionnel des individus, dans la mesure où il dépend aussi d’une faculté à différencier son portefeuille de compétences de celui d’autres personnes, exigera sans doute de leur part un investissement dans l’acquisition d’autres langues. Il est probable que les employeurs soient prêts à rémunérer ces compétences : dans une économie globalisée où la concurrence érode les différences de qualité et de prix entre produits concurrents, et où le vendeur et l’acheteur sont tous deux capables de s’entretenir en anglais, les compétences communicationnelles (essentielles, entre autres, dans tout ce qui relève du service après-vente) vont voir leur importance s’accroître. En effet, si l’acheteur a le choix entre des versions à peu près identiques d’un certain produit, sa préférence tendra, toutes autres choses égales par ailleurs, vers le produit qui lui est proposé dans sa propre langue. Cette préférence pour la consommation « dans sa langue » se retrouve dans les études effectuées au Québec et en Catalogne , et il est probable qu’elle jouisse d’une validité beaucoup plus large23. Ceci implique que les politiques d’enseignement des langues ne devraient pas être axées sur le seul anglais en tant que première langue étrangère, mais sur d’autres langues également. Il importe de souligner que cette opinion ne repose pas sur des considérations politiques ou culturelles, mais sur des perspectives économiques concernant l’évolution probable de la valeur sur le marché du travail d’une langue seconde. Cette réflexion repose sur un modèle implicite assez sommaire de la dynamique des langues ; nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre 5. Entre temps, toutefois, un détour s’impose du côté de l’utilisation des langues en entreprise.

23 C’est aussi ce que confirment d’autres témoignages, trop éparpillés toutefois pour qu’on en déduise une règle générale ; voir par ex. Müller (2001) ou Über Grosse (2004).

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CHAPITRE 4 ENTREPRISES ET LANGUES ÉTRANGÈRES

4.1 Langue et activité économique dans les entreprises Du point de vue de l’analyse économique fondamentale, il n’est pas indispensable, pour cerner la valeur des compétences en langues étrangères, de s’interroger sur les processus de valorisation de ces compétences au sein des entreprises. En effet, il suffit de constater l’existence de différentiels de revenu, comme on l’a fait dans le chapitre précédent au moyen de l’estimation d’équations de revenu, pour en déduire que les entreprises trouvent intérêt à ces compétences et en ont effectivement besoin. Premièrement, on voit mal pourquoi elles offriraient une prime à une compétence qui ne leur sert à rien. Deuxièmement, la théorie microéconomique considère que le salaire reflète la productivité du travail24 ; par conséquent, si des employés qui savent une langue gagnent davantage que d’autres employés, aux compétences par ailleurs identiques, mais qui ne savent pas cette langue, c’est bien que la maîtrise de cette langue contribue à la production. Cette vision théorique générale explique peut-être pourquoi on s’est si peu penché sur les mécanismes de valorisation des compétences linguistiques au sein des entreprises, et ce chapitre sera le plus bref de l’étude. On signalera toutefois qu’il existe quelques modèles théoriques qui se réfèrent explicitement aux mécanismes de production ou de distribution pour expliquer la discrimination salariale entre personnes de langue maternelle différente (Lang, 1986), pour tenir compte de la taille différente des marchés pour des biens linguistiquement différenciés (Hočevar, 1975), ou pour explorer les processus d’appariement (recherché par l’entreprise pour des motifs de productivité) entre le profil linguistique de l’employé et les exigences linguistiques de postes précis au sein de l’entreprise (Sabourin, 1985).25

24 Plus précisément, qu’il est calqué sur la productivité marginale du travail en valeur, plus une prime qui donne le « salaire d’efficience » et sert à garantir la motivation des employés. 25 Il existe d’autres analyses de la discrimination salariale basée sur la langue, mais dans la mesure où elles reposent sur des processus de sélection et d’embauche des candidats, ou sur une intention délibérée de discrimination, plutôt que sur un lien structurel avec la production et la distribution des

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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Les travaux théoriques disponibles à l’heure actuelle, en économie des langues, sur la valorisation des langues dans les entreprises sont donc trop parcellaires et trop dispersés pour éclairer véritablement la question du choix des langues étrangères à enseigner. En ce qui concerne les contributions issues de la sociolinguistique, et résultant en général d’un travail d’observation axé sur la vérification empirique d’analyses théoriques des pratiques langagières en milieu professionnel plurilingue, elles sont trop loin de la thématique de la valorisation économique (et, partant, de la demande de compétences en langues étrangères par les entreprises) pour être d’un grand secours (voir par ex. Cigada, Gilardoni et Matthey, 2001). Il reste que la théorie microéconomique standard ne permet pas l’analyse fine des raisons qui rendent telle ou telle langue étrangère rentable, et ne fournit guère de base pour cibler les contenus des programmes d’enseignement, éventuellement en proposant des offres adaptées à différents groupes d’apprenants. À l’heure actuelle, diverses recherches sur la question sont en projet26, et si l’examen de cet ensemble de questions dépasse de très loin le champ de la présente étude, on peut malgré tout proposer un schéma d’analyse (Fig. 6 ci-dessous). L’analyse devrait commencer par une typologie des contextes dans lesquels l’activité de production ou de distribution est intrinsèquement modifiée du fait de la diversité des langues en présence. Cette typologie doit, à son tour, être ancrée dans une certaine vision de l’activité économique. A priori, on serait donc amené à analyser l’influence de la diversité des langues sur : 1) la communication externe avec la clientèle et les fournisseurs ; 2) la communication interne entre travailleurs directement engagés dans la

production, ainsi qu’entre direction et/ou propriétaires d’une part, et travailleurs d’autre part ;

3) l’éventail et les caractéristiques des biens et services produits (différenciation linguistique d’un produit non intrinsèquement linguistique ; produits linguistiques).

4) la politique du personnel (identification des besoins linguistiques de l’entreprise à partir des processus de type 1, 2 et 3 esquissés ci-dessus; stratégies de recrutement et/ou de (re-)placement des travailleurs dans l’entreprise en fonction de leurs compétences en LE/L2 ).

biens et services, elles ne sont pas pertinentes ici ; voir par ex. Raynauld et Marion (1972) ou Lavoie (1983). 26 À ma connaissance, de tels projets existent actuellement aux plans suisse, européen et canadien, dans le cadre de programmes distincts.

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Ces différentes sphères de l’activité des entreprises sont en relation les unes avec les autres, donnant lieu à des processus complexes dont on peut supposer qu’ils répondent, du moins à long terme, à une logique d’efficacité économique dans la production et la distribution des biens et services. Dès lors, on peut également esquisser la nature des processus à examiner. C’est ce que propose la Fig. 6, où les flèches de couleur symbolisent les relations suivantes : ◊ flèches vertes (clair ou foncé) : effets directs de la diversité des langues (attributs

linguistiques des acteurs et caractéristiques linguistiques des marchés-cibles) sur les processus économiques (« que produire ? Comment produire ? Comment communiquer à l’externe ? »);

◊ flèches jaunes : effets indirects de la diversité des langues (attributs linguistiques des acteurs et caractéristiques linguistiques des marchés-cibles) sur les processus économiques (notamment la politique de recrutement des entreprises);

◊ flèches bleues : interaction entre les processus économiques au sein des entreprises (« que produire ? Comment produire ? Comment communiquer à l’externe ? »);

◊ flèches rouges : effets des décisions de l’entreprise, tenant compte des processus économiques dans la production et la distribution (« que produire ? Comment produire ? Comment communiquer à l’externe ? ») sur les besoins en personnel et sa politique de recrutement.

En outre, les flèches violettes concernent l’influence que les décisions des entreprises, notamment pour ce qui a trait aux caractéristiques des produits et à la communication externe) peuvent exercer sur la dynamique des langues ; nous verrons dans le chapitre suivant que c’est là une dimension centrale à prendre en compte dans une politique d’enseignement des langues étrangères.

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FIG. 6 : UTILISATION ET VALORISATION DES COMPÉTENCES LINGUISTIQUES DANS LES ENTREPRISES Il est clair que les bases de données actuellement disponibles ne permettent absolument pas de procéder à l’examen, et moins encore à l’estimation, des relations postulées dans la Fig. 6. En même temps, la nécessité d’un examen structuré est confirmée par les résultats des enquêtes empiriques déjà réalisées, y compris en France. En effet, on peut penser que les limites de ces enquêtes tiennent précisément au fait que faute de cadre théorique, on ne savait pas quelle information

ATTRIBUTS LINGUISTIQUES DES ACTEURS DANS LE BASSIN DE RECRUTEMENT

CARACTÉRISTIQUES LINGUISTIQUES DES MARCHÉS-CIBLES

QUE PRODUIRE ? (Caractéristiques linguistiques des

produits non-linguistiques ; production de

biens et services linguistiques)

COMMENT PRODUIRE ? (Politique de

communication interne ; processus

d’appariement réciproques

postes↔employés)

COMMENT COMMUNIQUER À

L’EXTERNE ? (Langue de la

publicité et des relations

publiques)

POLITIQUE DE RECRUTEMENT

BESOINS LINGUISTIQUES DE L’ENTREPRISE

EFFETS INDUITS SUR LA DYNAMIQUE DES LANGUES

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recueillir et quelles questions poser. Nous passons en revue quelques uns de ces résultats dans la section suivante. 4.2 Les enquêtes auprès des entreprises On peut distinguer deux orientations dans les grandes enquêtes auprès des entreprises visant à éclairer leurs pratiques linguistiques. Premièrement, il existe une tradition implantée au Québec (Bouchard, 1993, 2002 ; Vaillancourt, 1993, 1996), qui s’est plus récemment diffusée à la Catalogne, au Pays Basque et au pays de Galles notamment (Commission européenne [DG XXII], s.i.d.). Elle s’intéresse aux rapports de force entre une langue relativement dominée ou menacée (respectivement le français, le catalan, le basque et le gallois) par rapport à une langue dominante (en l’occurrence, l’anglais ou l’espagnol). Cette tradition n’est toutefois pas la plus pertinente par rapport aux questions discutées ici, où il s’agit plutôt de savoir quelles compétences en langues étrangères il convient de développer, notamment en fonction des besoins des entreprises. C’est pourquoi il convient d’évoquer une autre orientation, d’origine australienne (Stanley, Ingram et Chittick, 1990 ; ALLC, 1994 ; Stanton et Lee, 1995). Ces travaux posaient la question suivante : pour l’Australie, terre d’immigration, est-il rentable de favoriser le maintien des compétences des migrants dans leurs langues d’origine respectives, compte tenu du fait que ces compétences peuvent favoriser, pour des biens et services proposés par des entreprises australiennes, l’accès à des marchés étrangers ? Ces études australiennes, cependant, ne font pas ressortir d’effets particulièrement nets. Les dirigeants d’entreprise interrogés manifestent, à l’égard des compétences en langues autres que l’anglais, un intérêt limité. L’examen des offres d’emploi, de 1980 à 1992, révèle toutefois une hausse du nombre de postes pour lesquels des compétences en langues étrangères sont requises, notamment en japonais et en chinois (ALLC, 1994 : 114) ; cette évolution corrobore les attentes du secteur touristique australien, qui prévoyait à l’époque une forte croissance des besoins en personnel doté de compétences élevées en langues étrangères. C’est sans doute à mi-chemin entre ces deux orientations qu’il faut situer les enquêtes récentes, en France et au Québec, sur les besoins linguistiques des entreprises. La jonction de ces deux traditions est du reste illustrée par la mise en parallèle d’études réalisées dans différents pays (Secrétariat à la politique linguistique, 2004 ; cf. aussi Cerquiglini, 2004). Les enquêtes spécifiquement françaises sont signalées dans le Rapport 2004 de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France27, où l’on peut lire (p. 62) que « plusieurs études ont été confiées par la délégation générale à la langue française et aux langues de France à des équipes de chercheurs. Il s’agit du 27 Voir http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/rapport/2004/Rapport_au_parlement_2004.doc.

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centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), du laboratoire de recherche en management de l’université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines, de l’observatoire de la formation, de l’emploi et des métiers de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, des services des études de l’Agence française pour le développement international des entreprises et du Forum francophone des affaires. Mme Catherine Tasca a également rédigé un rapport sur ce thème en juillet 2003 ». Ces différentes enquêtes et les analyses qui en ont été tirées sont fort différentes dans leur méthodologie, leur taille d’échantillon et leur représentativité. La généralisabilité des informations recueillies peut être considérée comme élevée dans le cas des études à effectif important (notamment celle de l’Observatoire de la Formation, de l’Emploi et des Métiers ; cf. ci-dessous), mais sa représentativité n’est malgré tout pas garantie, car la participation à l’enquête était volontaire. À l’opposé, la portée d’une autre enquête (Pigeyre et Crétien, 2003) est fort limitée, car elle ne portait que sur deux entreprises. Plusieurs des résultats de l’étude réalisée par l’OFEM (« Les pratiques linguistiques des entreprises travaillant à l’international »28), sont directement pertinents pour les questions qui nous occupent ici. Cette enquête portait sur 501 entreprises, interrogées par téléphone en juin 2003. Elle est riche de données quantitatives qui indiquent notamment que l’anglais est la principale langue parlée par la clientèle non-francophone (89%), suivi de l’allemand (44%), l’espagnol (36%), l’italien (17%), l’arabe (6%), le chinois (4%) et le japonais (4%). La maîtrise de l’anglais est une question jugée suffisamment importante pour qu’un tiers des entreprises interrogées (notamment parmi les plus grandes) organise ou finance, au cours de l’année précédente, des formations d’anglais. Comme quelque 52% des entreprises interrogées réalisent au moins 50% de leur chiffre d’affaires auprès d’une clientèle non francophone, les langues peuvent constituer un atout majeur pour le développement et la gestion des contacts avec cette clientèle. Au total, 51% des entreprises affirment que l’anglais est un avantage concurrentiel fort. À ma connaissance, toutefois, aucune des quatre enquêtes ne fournit d’indication sur les processus spécifiques au travers desquelles les compétences en langues étrangères sont mises à profit et s’articulent avec les processus véritablement économiques de production et de distribution des biens et services29 – dans la logique esquissée par la Fig. 6 de la section précédente. Il reste donc difficile, à partir de ces deux types d’études, de dépasser le constat et d’en tirer des recommandations pour une politique d’enseignement des langues étrangères.

28 Voir http://www.ofem.ccip.fr/documents/Linguistiques.pdf. 29 Signalons que l’auteur de ces lignes a assisté à la présentation des résultats de ces quatre études lors d’un colloque organisé le 23 juin 2004 à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris.

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À côté des enquêtes qui mettent l’accent sur les dimensions économiques et commerciales, on signalera également l’existence de travaux portant sur l’achat, par les entreprises, de formations linguistiques (Sabard, 1994) ou l’ethnographie des pratiques linguistiques (Lussier, 2004 ; Lüdi et Heiniger, 2005). Certains travaux livrent des résultats imprévus, comme ceux de Cremer et Willes (1991, 1994), qui montrent que des échanges commerciaux importants peuvent avoir lieu avec succès sur la base d’une communication minimale, c’est-à-dire entre partenaires disposant de très peu de bagage linguistique commun ; ce résultat est à mettre en rapport avec l’un de ceux de l’étude de l’OFEM, selon lequel 76% des entreprises interrogées ne constatent pas de barrière linguistique pour leurs affaires à l’export. On peut toutefois supposer que la fréquence de telles situations est amenée à décliner à long terme, à mesure que la part relative des biens à faible composante technologique se réduit, et que la densité informationnelle moyenne s’accroît sur l’ensemble des flux commerciaux internationaux. En conclusion, on peut donc dire que même s’il existe une perception très répandue que la langue anglaise a une forte importance dans le fonctionnement des grandes entreprises et qu’elle peut contribuer à leur succès, on ne sait pas grand-chose de précis sur ce plan. Premièrement, l’effet d’un tel avantage est en général situé sur le plan de variables telles que les parts de marché, qui ne correspondent pas automatiquement à des profits ; deuxièmement, on ne connaît pas les causalités précises, en termes des processus de production et de distribution, qui donnent naissance à cet avantage ; troisièmement, il subsiste un certain flou sur l’utilisation effective et la nécessité véritable de telle ou telle compétence en langue étrangère dans le quotidien de la vie professionnelle.

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CHAPITRE 5 LA DYNAMIQUE DES LANGUES

5.1 Pourquoi se préoccuper de la dynamique des langues ? La dynamique des langues constitue un niveau d’analyse crucial pour cette étude. En effet, les décisions prises en matière d’enseignement des langues étrangères dans les systèmes éducatifs participent de cette dynamique : enseigner telle ou telle langue, c’est contribuer à sa diffusion et à sa légitimité culturelle, politique et sociale. En retour, cette diffusion consolide les incitations à l’apprendre, et le processus est renforcé par l’effet de légitimation.30 Dans un contexte qui ne peut plus être strictement national, mais nécessairement européen ou international, il faut en outre tenir compte du fait que les décisions prises par les autres États sont confrontées au même problème, et que leurs décisions participent aussi de cette dynamique et contribuent à l’influencer. Bref, les critères de décision, en politique d’enseignement des langues étrangères, sont fonction des décisions prises, par soi-même et par les autres, et l’on ne saurait donc prendre des décisions sans saisir les rouages de cette dynamique. Le terme de dynamique des langues peut se référer à des processus très différents, allant de l’évolution interne des langues (par exemple, la tendance plus ou moins marquée d’une langue à accueillir des néologismes ou des emprunts linguistiques d’autres langues) à l’évolution de la position ou de l’influence d’une langue par 30 C’est à raison que Bourdieu observe : « Nous pouvons prendre acte du fait que la langue anglaise domine, que dans les instances européennes elle s’impose de plus en plus comme une sorte de langue officielle, que les Français en s’accrochant à leurs privilèges linguistiques, de type juridique, énervent plutôt leurs partenaires et risquent d’obtenir l’inverse de ce qu’ils recherchent. Toutefois, je pense que cela ne signifie pas qu’il faille renoncer complètement à toute mise en garde contre une politique visant à ratifier l’état de fait, car prendre acte de la domination de l’anglais pour en faire une sorte de langue officielle à l’échelle européenne pourrait avoir des effets d’accélération considérables » (Bourdieu, 2001 : 45 ; mes italiques).

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rapport à d’autres. Dans cette étude, l’expression « dynamique des langues » renvoie à ce deuxième niveau, clairement « macro » : il désigne donc les mouvements, en principe de longue durée, d’expansion et de déclin des langues et, partant, de la position respective de chaque langue par rapport à toutes les autres. L’analyse de la dynamique des langues se présente toutefois de manière assez différente selon le type de langues dont il est question. Ainsi, l’étude du déclin ou, au contraire, de la renaissance des langues régionales ou minoritaires fait l’objet d’une littérature considérable qui a déjà livré des résultats théoriques et empiriques importants (cf. en particulier Fishman, 1989, 1991, 2001 ; May, 2001 ; Iannàcaro et Dell’Aquila, 2002) ; en d’autres termes, on dispose déjà des éléments principaux d’une théorie de la dynamique des langues appliquée aux langues régionales et minoritaires.31 On peut toutefois dire que le problème est, dans ces cas, simplifié du fait de la présence de deux caractéristiques : premièrement, la disproportion entre le poids respectifs (sur les plans démolinguistique, social, politique et économique) des langues en présence ; deuxièmement, le petit nombre des partenaires : la langue régionale ou minoritaire se situe le plus souvent en concurrence ou en résistance face à une langue plus importante (le français dans le cas du breton ; l’anglais pour le gallois ; l’italien pour le frioulan ; l’espagnol pour le basque ; etc.)32 ; la situation est un peu plus complexe pour les langues des minorités nationales transfrontalières (par exemple, les minorités d’expression hongroise en Roumanie ou en Slovaquie, de langue suédoise en Finlande, allemande au Danemark ou en Belgique, etc.). Par contre, cette simplicité – toute relative – des processus en cause ne se retrouve pas dans la dynamique des grandes langues : qu’est-ce qui détermine la diffusion, à différents moments de l’histoire, de certaines langues au détriment d’autres ? Quels facteurs (politiques, économiques, technologiques, ou autres) sont-ils en cause et comment se combinent-ils ? Qu’est-ce qui explique qu’une telle diffusion opère à une échelle régionale relativement circonscrite (hausa, swahili, tagalog), ou élargie (arabe, français, espagnol, latin), voire à l’échelle mondiale (anglais) ? Y a-t-il lieu de différencier ces processus de diffusion selon qu’ils touchent certaines catégories sociales seulement (les élites, surtout européennes, dans le cas du français entre le 18ème et le milieu du 20ème siècle) ou qu’ils s’observent à travers différentes couches sociales (comme pour l’anglais, en particulier à partir du dernier quart du 20ème 31 L’analyse du déclin ou de la renaissance des langues régionales ou minoritaires n’a nul besoin d’analogies biologisantes, telles que la métaphore de la « mort des langues ». Bien qu’une certaine littérature soit articulée autour de ces analogies – au même titre, du reste, que certains discours sur les destinées du latin, du français, de l’anglais etc. – les analyses utiles sont, par contre, ancrées dans une véritable théorie (sociologique, économique ou autre) de l’acteur. L’usage de notions telles que « survie », « mort », « renaissance », etc., est donc à prendre, dans ces travaux, comme une simple facilité de langage. 32 C’est en référence à ces aspects contextuels, et tout particulièrement pour les langues dites « autochtones », que s’est développé le paradigme de « l’écologie des langues » ; cf. par ex. Mühlhäusler (2000).

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siècle) ? Ces questions font exploser le cadre analytique standard qui oppose les langues vernaculaires (à diffusion locale et en usage à l’intérieur d’une communauté) aux langues véhiculaires (à diffusion élargie, éventuellement internationale et en tout cas inter-commmunautaire).33 Ce problème de macro-dynamique des « grandes » langues (par opposition à la dynamique des langues régionales ou minoritaires) fait l’objet d’approches relativement dispersées en sociolinguistique et en linguistique appliquée ; la plupart d’entre elles, toutefois, ne livrent pas d’explication générale du phénomène. L’absence d’une telle théorie générale est signalée par quelques auteurs (Appel et Muysken, 1987). Ce que l’on rencontre le plus souvent, ce sont des éléments de réponse, souvent purement descriptifs ou trop ancrés dans une réalité particulière pour permettre la généralisation. Certains auteurs semblent espérer résoudre les problèmes analytiques en faisant intervenir, sans autre forme de procès, leurs propres jugements de valeur, et cela sans chercher à les justifier par une argumentation articulée en termes de bien public – alors même que cet exercice est indispensable, si l’on prétend émettre des propositions de politique linguistique ou de politique d’enseignement des langues. Une revue complète de la littérature excéderait le cadre de la présente étude, mais il est utile de dire quelques mots d’écrits fréquemment cités quand il est question de dynamique des langues, ne serait-ce que pour nous en démarquer. Sur le plan international, l’une des questions principales est, naturellement, celle de la diffusion de l’anglais. Deux travaux sont, à ce propos, très fréquemment cités : l’ouvrage de David Crystal intitulé English as a Global Language (Crystal, 1997) et le rapport rédigé par David Graddol sur mandat du British Council, The Future of English ? (Graddol, 1997)34. L’analyse de Crystal est essentiellement historique et descriptive, mais sur le plan causal, elle reste par trop circulaire. En effet, sa conclusion la plus forte, c’est que la diffusion de l’anglais s’expliquerait par le fait que cette langue se soit trouvée, à maintes reprises, « at the right place at the right time » (Crystal, 1997 : 110). Une telle affirmation, bien évidemment, ne fait que déplacer la 33 La différence de difficulté conceptuelle entre le traitement de la dynamique des langues régionales ou minoritaires d’une part, et des « grandes » langues d’autre part, n’est pas sans rappeler la distinction que fait la théorie du commerce international dans l’analyse des flux commerciaux entre pays et, plus généralement, l’analyse économique des marchés. En effet, l’hypothèse fréquemment faite, en théorie du commerce international, de la « petite économie ouverte » nous place d’emblée dans un cas relativement simple, où le « petit » partenaire dans l’échange commercial n’a, du fait de son importance modeste, aucune influence sur les conditions du marché mondial, de même qu’un consommateur isolé n’a, dans un marché en concurrence parfaite, aucune influence sur le prix du bien qui s’y échange. Par contre, l’analyse des liens commerciaux entre deux « grands » pays ouvre de nouvelles questions, car le comportement de l’un des deux partenaires affectera le niveau des prix sur le marché mondial. C’est le même type de raisons qui complexifie l’analyse de la dynamique des grandes langues. 34 À noter que Graddol insiste personnellement sur la nécessité du point d’interrogation dans ce titre.

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question : qu’est-ce qui a fait que l’anglais se retrouve régulièrement au bon endroit et au bon moment ? De son côté, Graddol s’est penché de plus près sur les facteurs, à caractère souvent macroéconomique, qui sont sans doute en lien structurel avec la diffusion de pratiques anglophones en dehors des pays traditionnellement de langue anglaise. Toutefois, il ne s’en dégage pas encore d’explication de la diffusion de l’anglais, et moins encore de théorie de la dynamique des langues.35 Sur le plan français, nombre des travaux fréquemment cités dans le débat public sur les langues, notamment la question des langues à enseigner eu égard au contexte européen mettent l’accent sur la linguistique historique ou comparée (par ex. Walter, 1994 ; Hagège, 1992), la linguistique appliquée ou la sociolinguistique (par ex. Calvet, 1993, 1999, 2002 ; Hagège, 2000). Ces ouvrages nous offrent une bienvenue épaisseur phénoménologique et aident souvent à mettre en exergue tel ou tel rouage de la dynamique des langues. Toutefois, ils ne suffisent pas aux besoins de la formulation d’une politique d’enseignement des langues, au sens où cette entreprise a été définie dans les chapitres 1 et 2 de ce rapport. Premièrement, ces ouvrages ne contiennent pas de théorie de la dynamique des langues en termes d’identification générale des faisceaux de causalités en présence. En d’autres termes, on n’y trouve pas de mise en évidence, dans une structure intégrée, des facteurs explicatifs de cette dynamique, ni d’examen systématique de la nature des relations qui existent entre eux, et dont l’interaction se traduit par l’expansion de certaines langues et le recul d’autres langues. De ce fait, il ne s’en dégage que peu de propositions générales réfutables (Pool, 1991a). Deuxièmement, ils ne constituent pas davantage de cadre analytique pour une véritable politique linguistique, car ils ne posent pas celle-ci comme une politique publique, avec l’indispensable travail d’identification, d’évaluation et de comparaison des mérites et inconvénients respectifs de différents scénarios. Par conséquent, la base sur laquelle sont formulées diverses propositions pour l’enseignement des langues étrangères – en France ou ailleurs – est inévitablement incomplète.36 Il existe aussi en France une ligne de recherche active sur la place de l’anglais par rapport au français (Truchot, 2002). Bien que la dynamique des langues soit nécessairement présente, comme cause ou comme conséquence, dans ce type de travaux, ceux-ci s’inscrivent dans une perspective sociolinguistique, à méthodologie plutôt ethnographique, visant à montrer comment les compétences des acteurs (effectives ou attendues) sont perçues et valorisées, notamment dans la vie professionnelle, et à en tirer les conséquences sur la nature et le niveau des

35 À l’heure où sont écrites ces lignes (avril 2005), Graddol mettait la dernière main à une version mise à jour de son rapport, également sur mandat du British Council. 36 Certaines propositions de Calvet (1993, 2002) sont critiquées dans Grin (1997, 2005 respectivement).

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compétences qu’il est utile pour les acteurs d’acquérir ; l’interaction entre les stratégies des organisations d’une part, et les représentations des acteurs à l’égard des langues d’autre part, est souvent mise au centre de ce type de travaux. Les conséquences qui peuvent en être tirées en termes d’aide à la décision s’orientent donc principalement sur des aspects sinon pédagogiques, du moins tournés vers l’activité éducative ; ces considérations éclairent, mais n’élucident pas les questions clefs de la dynamique des langues. En résumé, les travaux issus des sciences du langage au sens large ne nous permettent pas de savoir comment l’enseignement des langues influe sur l’expansion ou le déclin des langues, ni comment ces processus pourraient ou devraient influencer les choix politiques opérés en matière d’enseignement des langues étrangères. Rappelons pour terminer que la littérature qui se rattache aux sciences de l’éducation proprement dites ne nous en apprend guère davantage sur ce plan – ne serait-ce que parce que telles ne sont pas ses préoccupations principales, qui portent plutôt sur les aspects caractérisés plus haut (section 1.1) comme internes, c’est-à-dire les questions pédagogiques et didactiques. C’est dans d’autres disciplines des sciences sociales que nous pourrons trouver des éléments de réponse, en particulier dans deux champs de spécialisation : l’économie des langues (déjà évoquée dans des chapitres précédents de cette étude) et la théorie politique normative ; elles sont toutes deux mises à contribution dans la section suivante. 5.2 Les effets de réseau et leur prise en compte Les effets de réseau existent à l’égard de n’importe quelle langue ; ils présentent toutefois, on l’a vu, une importance inégale selon la langue en présence. C’est pourquoi l’on peut, dans le cas des langues régionales ou minoritaires, se contenter de modèles dynamiques (dans le sens qu’ils mettent explicitement en jeu plus d’une période dans la représentation du comportement des acteurs) : les choix langagiers opérés par l’acteur i au moment t modifient les conditions qui prévalent au moment t+1, où elles exerceront une influence non seulement sur les choix de l’acteur i, mais aussi d’autres acteurs j, k, l, etc. (Grin, 1992 [2002]). À partir du moment où l’on a affaire à de « grandes » langues comme le français ou l’anglais, la prise en compte de ces effets de réseau devient indispensable, même si la façon dont l’analyse procède autorise des variantes. Le problème peut être caractérisé comme suit : lorsque un individu i apprend une langue X, le rendement de son investissement ne se limite pas aux usages de cette compétence et autres avantages (éventuellement rémunérés sur le plan salarial) qui échoient à l’individu i. En effet, en résultat de cet investissement, l’individu i élargit le bassin des interlocuteurs potentiels dont bénéficie toute personne j, k, l etc. qui parlait déjà la

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langue X. La valeur (ou en tout cas, le potentiel d’utilisation) de la langue X par toutes ces personnes aura donc augmenté, sans qu’elles n’aient à payer pour ce gain, ou à offrir à l’individu i une quelconque participation financière. C’est ce que la théorie économique nomme une « externalité positive ». Il s’agit là d’un phénomène classique que l’on rencontre fréquemment dans des spécialités telles que l’économie publique ou l’économie de l’environnement. La nécessité de son application aux domaine des langues paraît évidente, mais la question est, à l’heure actuelle, très loin d’être épuisée. On trouve, dans la littérature en économie des langues, quelques textes qui examinent plus à fond ce phénomène sous l’angle théorique général. Cependant, si ces différents modèles fournissent des réflexions utiles, ils ne nous proposent pas, pour la plupart, la vision générale sur laquelle une analyse de politique publique pourrait prendre solidement appui. Ainsi, Dalmazzone offre une introduction générale au concept d’externalité, en signalant un troisième niveau, qui vient s’ajouter aux deux bénéfices précédents : selon elle, « la propagation d’une langue commune favorise le commerce, le partage des connaissances et, partant, la création et la diffusion des innovations, elle facilite l’organisation, la coordination et la gestion dans la plupart des activités importants sur les plans économique et social » (Dalmazzone, 1998 : 78). Ceci apparaît comme une observation de pur bon sens, mais il n’est pas sûr qu’elle se vérifie dans la réalité, notamment pour ce qui a trait aux flux commerciaux. En effet, cette affirmation est remise en cause par l’un des très rares travaux empiriques sur le sujet (Noguer et Siscart, 2003), qui montre au contraire que le fait d’avoir une langue commune n’a pas d’effet significatif sur ces flux.37 Divers auteurs (en particulier Carr, 1985) avaient déjà fait appel au même outillage conceptuel pour en tirer des recommandations de politique linguistique ou de politique d’enseignement des langues. Plus récemment, à l’aide d’une analyse plus technique, Church et King (1993) aboutissent à des conclusions assez similaires : dans la mesure où la diversité des langues donne lieu à des coûts de transaction, notamment, mais pas exclusivement, sur le plan international, la solution économiquement la meilleure est de réduire ces coûts de transaction en favorisant, par le biais de subventions, l’apprentissage de la « grande » langue par les locuteurs de la « petite » langue. En d’autres termes, pour ces auteurs, le bilinguisme généralisé est inefficient et ne doit pas être encouragé ! Chez Church et King, l’intervention de l’État dans ce sens est même indispensable, car le libre jeu des

37 Dalmazzone manque cependant de prudence lorsqu’elle poursuit : « le cloisonnement linguistique, en l’absence d’une lingua franca, est incompatible avec un important progrès socio-économique […] » (1998 : 79). Mis à part qu’une telle assertion est basée sur le revenu par habitant de différents pays (dont Dalmazzone admet à la même page le caractère peu fiable), c’est faire bon marché des très nombreux contre-exemples qui décrédibilisent fortement cette corrélation.

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contraintes et des incitations peut se solder par un niveau insuffisant d’apprentissage de la « grande » langue par les locuteurs de la « petite » langue. Le talon d’Achille de ces modèles, cependant, c’est la vision assez étroite qu’ils adoptent des langues et de leurs fonctions. Essentiellement, la langue n’y est définie que comme moyen de communication et la communication semble se ramener à l’échange d’information. Ceci revient à simplifier exagérément la notion – plus générale – de valeur de la langue introduite au chapitre 2, à ne pas envisager l’existence de valeurs non marchandes, et à omettre tous les effets distributifs. Plus complexes, les travaux de Selten et Pool (1991, 1997) explorent les implications stratégiques qui, pour les acteurs (notamment les apprenants qui doivent choisir quelle(s) langue(s) étrangère(s) acquérir, et jusqu’à quel niveau), découlent du caractère de bien de réseau propre à la langue. Selten et Pool recourent, pour examiner ces questions, à la théorie des jeux. On n’examinera pas plus avant ces travaux. Mis à part le fait que ceci exigerait des approfondissements algébriques dépassant de loin le cadre de ce rapport, ces modèles restent, à mon avis, peu utilisables dans leur état actuel, en raison de leur caractère extrêmement théorique. Un important travail reste à faire pour relier ces modèles à la pratique et ainsi accroître leur utilité pour l’orientation des politiques publiques. La dynamique des langues a récemment eu les honneurs de la revue Nature, dans un article d’Abrams et Strogatz (2003). Le résultat essentiel de cet article est qu’il prédit l’instabilité du bilinguisme, et cette prédiction semble corroborée par le déclin de langues telles que le gallois, le gaélique d’Écosse ou le quechua. Cependant, leur modèle est à la fois très mécaniste et situé à un niveau très macro, ce qui se reflète dans le caractère minimal (dans les termes mêmes des auteurs) des motivations prises en compte.38 L’existence de sociétés très largement bilingues sur le long terme, comme la Catalogne, le Luxembourg ou Andorre, amène à douter de la pertinence de leur approche. Cependant, ce sont deux physiciens, Mira et Paredes (2005), qui ont souligné que cette prédiction repose aussi sur l’hypothèse d’une importante distance inter-linguistique. Par contre, si les langues en présence sont similaires (ce qui est le cas en Galice, où sont basés ces deux auteurs et où galicien et castillan cohabitent très largement à travers la plupart des « domaines » sociolinguistiques de la vie quotidienne), il est beaucoup plus probable que le bilinguisme constitue une solution stable. Cependant, malgré leur référence explicite à un contexte, Mira et Paredes restent fort éloignés, dans leur analyse, d’une véritable théorie de l’acteur inséré dans un certain contexte social et politique. Enfin, parmi les travaux qui prennent en compte ces effets de réseaux, il convient de mentionner le modèle de système linguistique de De Swaan (2000). Ce modèle a été spécifiquement calibré pour tenir compte de la dynamique d’apprentissage des 38 Les deux auteurs sont du reste rattachés à un département universitaire de mécanique théorique et appliquée.

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langues dans un contexte international, qui peut s’appliquer à l’Europe ; à ce titre, il a acquis une certaine visibilité dans le débat européen sur les langues. Il est donc utile de s’y arrêter et d’aller voir de plus près s’il nous fournit une analyse appropriée de dynamique des langues. Pour De Swaan, le « système » linguistique est composé d’un ensemble de « constellations » qui constituent une « galaxie ». La communication entre groupes parlant des langues différentes suppose une organisation hiérarchique : les petites langues s’organisent autour d’une langue centrale qui sert à l’intercommunication ; les locuteurs de langues centrales, à leur tour, communiquent entre eux à l’aide d’une langue « super-centrale » (qu’il identifie comme l’arabe, le chinois, l’anglais, le français, l’allemand, le hindi, le japonais, le malais, le portugais, le russe, l’espagnol et le swahili ; 2000 : 5). Enfin, le système est chapeauté par une langue « hyper-centrale », l’anglais. L’intérêt de l’analyse est de faire l’hypothèse d’une dynamique de convergence vers la langue centrale, super-centrale et hyper-centrale respectivement ; cette dynamique est basée sur le mécanisme d’externalités décrit plus haut, redéfini à l’aide de ce que De Swaan nomme la « Q-value ». Cette Q-value est le produit arithmétique de la prévalence d’une langue (qui est un indicateur de la mesure dans laquelle elle est connue par les membres de la société, à titre de langue maternelle ou étrangère), et de sa centralité, qui reflète son attrait parmi les membres multilingues de la société.39 Soit un nombre j de langues en présence pour une population totale N. Sachant que tout locuteur peut parler de 1 à s langues, le nombre de répertoires linguistiques possibles (et mutuellement exclusifs) R est donné par R=2s-1. Soit un répertoire donné k, qui compte fk individus ; l’ensemble des langues figurant dans ce répertoire est noté hk. On peut calculer pA, l’indice de prévalence de la langue A, comme :

∑=

=R

k

kA N

fp1

∀ hk tel que A ∈ hk.

De la même façon, si l’ensemble des multilingues est M ≤ N, l’indice de centralité cA est donné par :

∑=

=R

l

lA M

fc1

où la notation utilisée au numérateur, fl, diffère de celle qui a été adoptée dans l’équation précédente pour souligner que l’on ne tient compte ici que des répertoires des locuteurs multilingues.

39 La notation adoptée par De Swaan dans son ouvrage est souvent obscure ; on s’est efforcé ici de transcrire son exposé dans une notation plus transparente.

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La Q-value d’une langue i s’exprime alors comme : iisi cpQ ⋅= . Toutefois, comme

cela a été souligné par d’autres (notamment van Parijs, 2004a), cette construction élégante amène à des résultats paradoxaux. Plus précisément, on peut aisément construire des exemples dans lesquels une langue très dominante présenterait moins d’attrait pour l’apprenant potentiel qu’une langue moins dominante, du fait même que les locuteurs de la langue dominante seraient moins susceptibles d’être bilingues (ce qui réduit la valeur de l’indicateur de centralité sur lequel repose l’analyse proposée par De Swaan). Au fond, la « centralité » ne fait que compliquer inutilement l’analyse, et il est probable que la seule « prévalence », éventuellement affinée pour dépasser une acception purement démolinguistique, est un moteur plus déterminant de la dynamique des langues. En résumé, la nécessaire prise en compte des externalités de réseau n’a pas encore, à ce jour, débouché sur une analyse à la fois complète et opérationnelle. Cependant, pour les besoins de cette étude, nous pouvons adopter une théorie de la dynamique des langues qui, même si elle ne fait pas explicitement appel aux externalités de réseau ou à la théorie des jeux (et évite la formalisation algébrique que ce type d’approche requiert), parvient à capturer l’essentiel des mécanismes en cause. Elle évite aussi les incohérences du modèle de De Swaan. Nous utiliserons donc le modèle développé par van Parijs et utilisé par celui-ci dans plusieurs textes (van Parijs 2001b, 2004a, 2004b). Précisons d’emblée que les conclusions de politique publique que van Parijs tire de son modèle nous semblent erronées (Grin, 2004c) ; par contre, la logique de la dynamique des langues est fort efficacement saisie dans son modèle d’une élégante simplicité. 5.3 Communication, utilisabilité et maximin Le modèle de van Parijs se place au niveau des acteurs individuels. Il leur attribue deux motivations à l’égard de l’apprentissage et de l’utilisation des langues étrangères respectivement. Sur le plan de l’apprentissage, van Parijs fait une hypothèse qui se retrouve chez pratiquement tous les auteurs qui prennent explicitement en compte le phénomène des externalités de réseau : c’est que les acteurs sociaux cherchent à acquérir des langues utiles, et que plus élevé est le nombre d’interlocuteurs potentiels avec lesquels elle permet de s’entretenir, plus elle est utile ; c’est ce que van Parijs nomme le « probability-sensitive learning ». Nommons ce principe celui de « l’utilisabilité », afin de prévenir toute confusion avec le concept « d’utilité » que l’on rencontre en théorie économique. L’utilisabilité ne dépend pas que de la démolinguistique la plus mécaniste, car on peut l’affiner de deux façons sans foncièrement modifier sa logique. Premièrement, la qualité d’interlocuteur potentiel est fonction du contexte politique, économique,

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social, culturel et géographique dans lequel évolue l’acteur. Par exemple, même si le bengali compte, à l’échelle mondiale, considérablement plus de locuteurs que l’italien, l’apprentissage de l’italien peut rester, dans le cadre du modèle, plus utile à un jeune Français que celui de bengali, simplement parce que les italophones sont plus susceptibles d’être réellement pour lui des interlocuteurs. Cette qualification n’est pas sans importance : elle nous rappelle d’entrée de jeu qu’en dynamique des langues, les variables trop simples ne servent pas toujours correctement l’analyse. Deuxièmement, dans un contexte donné, tous les interlocuteurs potentiels n’auront pas le même poids : c’est ce que souligne Selten, pour lequel ce que l’on vise par l’apprentissage des langues, ce n’est pas la communication en tant que telle, mais la communication rentable (Selten, 1998 : 175) – ce qui nous ramène, à peu de choses près, à l’hypothèse de départ de la théorie du capital humain. Quoi qu’il en soit, il y a souvent corrélation entre la rentabilité d’une compétence linguistique et le nombre de personnes avec lesquelles elle permet de communiquer ; et en tout état de cause, dans la mesure où cet aménagement ne modifie pas fondamentalement la logique du modèle, on peut tout à fait, pour les besoins de l’analyse, conserver sa version simple. Le deuxième mécanisme que fait intervenir van Parijs, c’est un principe qu’il appelle le maximin. Ce terme est fréquemment employé dans un tout autre contexte, à savoir celui des théories de la justice, dont van Parijs est par ailleurs un spécialiste (voir Arnsperger et van Parijs, 2003) ; ici, il désigne le processus suivant. Soit un groupe constitué de n personnes parmi lesquelles au moins m≤n personnes ont des langues maternelles différentes. Toutes ces personnes ont un répertoire linguistique (au sens où l’entendait De Swaan ; cf. section précédente) qui comporte, outre leur langue maternelle, de 0 à s langues étrangères. Ceci constitue ce que nous pourrions appeler un contexte communicationnel.40 Il est fort possible qu’au sein du groupe, il existe plus qu’une langue qui figure, à titre de langue maternelle ou étrangère, dans le répertoire de la plupart des personnes présentes ; ceci ouvre, en principe, plusieurs canaux parallèles de communication. Cependant, l’efficacité dans la communication amènera les membres du groupe à se rabattre, toutes autres choses égales par ailleurs, sur la langue dans laquelle le niveau de compétence du plus « faible » des partenaires est le moins faible ; en d’autres termes, on cherchera la langue dans laquelle le niveau minimal parmi tous les participants est maximal – d’où le terme de maximin, qui résume l’idée de « maximiser le minimum ». Supposons que la langue qui garantisse ce maximin soit la langue X. Que se passe-t-il si une ou plusieurs personnes au sein du groupe n’a aucune compétence dans cette langue ? Dans la logique du modèle de van Parijs, le principe de maximin 40 Van Parijs recourt donc, à l’instar de plusieurs autres auteurs, à une approche probabiliste des contextes communicationnels (Colomer, 1991, 1996): ce qui est déterminant, c’est la probabilité relative des contextes communicationnels qui résulteraient du tirage d’un échantillon aléatoire de 2, 3, 4,…, n personnes à partir d’une certaine population.

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s’imposera quand même, sinon sur l’intégralité des membres du groupe, du moins sur tout grand sous-groupe à l’intérieur de ce groupe : il suffit que la langue X permette d’inclure plus de participants que toute autre langue Y pour qu’elle soit choisie ; dans ce cas, les locuteurs exclus parce que ne comprenant pas la langue X seront inclus dans le groupe par le truchement d’une interprétation consécutive assurée par certains membres du groupe qui maîtrisent, eux, la langue X. À nouveau, ce mécanisme est susceptible d’affinements : une langue X garantissant le maximin, mais par ailleurs socialement stigmatisée, pourra se voir supplantée par une langue Z qui est moins « inclusive » ; mais même avec de tels aménagements, le mécanisme de diffusion qu’il induit subsistera, et c’est celui-ci qui compte, surtout dans son interaction avec le principe des langues « utiles » pour la communication. En effet, le fait qu’une langue X garantisse le maximin a pour effet d’accroître le nombre de locuteurs potentiels avec lesquels on pourra s’en servir : c’est là une puissante incitation à apprendre la langue X. Mais si, par voie de conséquence, la langue X est apprise par davantage de personnes, et elle se retrouvera d’autant plus souvent (ou, plus formellement : dans un nombre croissant de contextes communicationnels) en position de garantir ce fameux maximin. Dès lors, la probabilité qu’elle soit adoptée comme langue de communication au sein d’un groupe multilingue s’accroît, ce que renforce, pour des tierces personnes, l’intérêt de l’apprendre. L’interaction entre les principes du maximin et de l’utilisabilité crée donc une dynamique extrêmement puissante de diffusion de la langue X. La force de cette dynamique ne peut qu’être accrue par les mille et une formes de la mondialisation : celle-ci multiplie les contextes communicationnels plurilingues dans lesquels la pression pour trouver une forme efficace de communication ira croissant. Le modèle de van Parijs nous propose donc, en deux idées simples, une théorie de la dynamique des langues cohérente et intuitive. On peut sans doute aménager et complexifier son modèle de différentes façons, en puisant dans des analyses proposées, parfois depuis plusieurs années, dans la littérature. Ainsi, du côté des motivations, on peut :

◊ remplacer l’utilisabilité par les taux de rendement espérés, dans la logique du capital humain (cf. section 3.2) ;

◊ incorporer, selon le cheminement exposé dans le chapitre 3, les valeurs « non-marchandes » (cf. section 3.3) ;

◊ tenir compte, à l’instar des auteurs qui s’inspirent de la théorie des choix rationnels ou de la théorie des jeux des coûts d’apprentissage plus ou moins élevés des différentes langues. Bien que ces auteurs ne tiennent compte que des différences de coût induites par des différences dans les compétences innées des apprenants, elles peuvent aussi provenir des langues elles-mêmes, ou de la distance linguistique entre la langue maternelle de l’apprenant et la langue cible (Piron, 1994) ;

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◊ « corriger », plus ou moins fortement, la notion d’utilisabilité en tenant compte de différents éléments symboliques comme le prestige social des différentes langues en présence ;

◊ contextualiser les motivations en les replaçant dans un certain cadre culturel, politique et social qui rend certaines options plus difficiles, et d’autres plus accessibles.

S’il existe moins d’aménagements du côté du maximin, l’application de ce principe se prête aussi à des variantes ; on peut en effet :

◊ exclure certaines langues pour des raisons d’inacceptabilité politique ou culturelle ;

◊ admettre la possibilité de recourir, du moins dans certains contextes et/ou pour certains domaines41, à l’alternance codique (« code switching »), donc à l’usage de plusieurs langues, ce qui revient à des déviations plus ou moins fortes du maximin ; cette stratégie peut être encouragée par l’interaction plurilingue dans laquelle différents participants, tout en s’exprimant dans une langue (maternelle ou autre) qu’ils maîtrisent bien, disposent de bonnes compétences réceptives dans d’autres langues que d’autres interlocuteurs utilisent quand vient leur tour de s’exprimer ;

◊ remplacer la version strictement probabiliste des contextes communicationnels par une approche analytique qui définisse des contextes plus ou moins pertinents pour un ensemble d’acteurs (par exemple : « les Français »), compte tenu du cadre politique, économique, social, culturel et géographique dans lequel ils évoluent.

Toujours est-il que les mécanismes mis en œuvre dans le modèle de van Parijs restent fondamentalement pertinents, même à travers ces différents aménagements. Il en découle une conclusion préoccupante : c’est que la dynamique des langues ne peut que se traduire par une convergence vers l’hégémonie d’une langue unique. Si celle-ci n’a pas nécessairement vocation à supplanter toutes les autres à titre de langue première, elle règnerait sans partage comme langue internationale.42 Quelles en seraient les conséquences ? Telle est la question abordée dans la section suivante.

41 Le « domaine » est un concept sociolinguistique défini comme un « groupe de situations sociales typiquement dominées par une série commune de règles de conduite » (Fishman, 1977 : 70). 42 On notera par ailleurs que les analyses de Church et King et de De Swaan, décrites dans la section précédente, arrivent peu ou prou aux mêmes conclusions ; celles de Selten et Pool, par contre, en divergent ; elles sont cependant basées sur des analyses plus complexes et nettement moins connues parmi les chercheurs, les politiques et le grand public.

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5.4 Dynamique des langues et gestion de la diversité L’enjeu dépasse de loin les questions scientifiques, car de ces visions différentes découlent des recommandations de politique publique, et c’est à cet égard qu’il nous paraît indispensable de prendre nos distances avec van Parijs. Autant son analyse de la dynamique des langues est convaincante, autant les recommandations qu’il en tire pour la politique linguistique et la politique d’enseignement des langues sont logiquement discutables. En effet, van Parijs tire de son modèle une conclusion qu’on peut, en simplifiant un peu résumer par : « embrassons le tout-à-l’anglais ! ». Le retentissement médiatique de la pensée de van Parijs43, l’insistance que mettent certains périodiques à pousser à la roue44, jusqu’à l’empressement avec laquelle le Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École recommande l’enseignement obligatoire de « l’anglais de communication internationale », tout ceci nourrit une perception très générale – mais erronée – que la situation est somme toute assez claire et que la cause est entendue. Avant de poursuivre la discussion, il est une évidence qu’il importe de répéter : ce n’est pas la langue anglaise en tant que telle qui pose problème, mais l’hégémonie linguistique, quelle que soit la langue au profit de laquelle elle s’exerce. L’hégémonie linguistique telle que nous la prédit van Parijs serait une fâcheuse solution ; si cette hégémonie linguistique devait s’opérer (comme c’est en train de se faire) en faveur de l’anglais, ce serait une fort mauvaise affaire pour la France – ainsi, du reste, que pour tous les États non-anglophones de l’Union européenne, voire au-delà des frontières de l’Union. Pourquoi ? Parce que cette formule donne lieu à une redistribution des plus inéquitable, à travers cinq canaux qui sont les suivants. Ils sont définis ici pour l’anglais, mais sont évidemment symétriques pour toute langue hégémonique : 1) une position de quasi-monopole sur les marchés de la traduction et de

l’interprétation vers l’anglais, de la rédaction de textes en anglais, de la

43 Voir par exemple Le Monde, 17 février 2004, p. 6 . 44 Voir par exemple le pesant triomphalisme du Financial Times (« Mille bonnes raisons de faire de l’anglais une langue universelle », repris dans le Courrier international n° 430, 28 janvier – 3 février 1999, p. 49), ou de The Economist (« The Triumph of English. A world empire by other means », 22 décembre 2001 ; « Sharp Tongues. The Nordics’ pragmatic choice is English », 14 juin 2003 ; « After Babel, a new common tongue », 7 août 2004,pp. 23-24). Mais la médaille doit sans doute revenir au Sunday Times de Londres du 10 juillet 1994 : « The way of salvation for the French language is for English to be taught as vigorously as possible as the second language in all its schools […] Only when the French recognize the dominance of Anglo-American English as the universal language in a shrinking world can they effectively defend their own distinctive culture […] Britain must press ahead with the propagation of English and the British values which stand behind it » (cité par Phillipson, 2003 : 150).

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production de matériel pédagogique pour l’enseignement de l’anglais et de l’enseignement de cette langue ;

2) l’économie de temps et d’argent dans la communication internationale, les locuteurs non-natifs faisant tous l’effort de s’exprimer en anglais et acceptant des messages émis dans cette langue ;

3) l’économie de temps et d’argent pour les anglophones, grâce au fait qu’ils ne font plus guère l’effort d’apprendre d’autres langues ;

4) le rendement de l’investissement, dans d’autres formes de capital humain, des ressources que les anglophones n’ont plus besoin d’investir dans l’apprentissage des langues étrangères ;

5) la position dominante des anglophones dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais.

L’existence même de ces effets distributifs est peu connue ; il faut dire que les travaux qui les signalent (certains effets sont déjà mentionnés, en français, depuis longtemps déjà ; voir par ex. Carr, 1985) sont restés relativement confidentiels. À ce jour, ils n’ont pas fait l’objet d’évaluation détaillée (Grin, 2004a) ; mais les estimations préalables effectuées dans le chapitre 6 indiquent que ces montants se chiffrent en milliards d’Euros annuellement. Dans tout autre domaine de la politique publique, de tels transferts seraient immédiatement dénoncés comme inacceptables. Cette constatation soulève deux questions : le première, c’est pourquoi, en dépit de l’injustice évidente d’une telle redistribution, la plupart des États et la majorité de l’opinion semble l’accepter avec une telle équanimité. C’est d’autant plus surprenant qu’elle n’a que l’apparence de l’efficacité, comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre suivant ; en d’autres termes, l’hégémonie linguistique est inefficace en termes d’allocation de ressources, et inéquitable en termes de distribution de ressources. Pourquoi, malgré tout, la majorité de l’opinion et des décideurs semblent trouver si peu à y redire est une question qui n’est toujours pas élucidée à ce jour (Phillipson, 2003) et qui relève peut-être de la psychologie sociale davantage que de l’analyse de politiques. La deuxième question est celle-ci : la dynamique des langues décrite dans plusieurs modèles, notamment celui de van Parijs, est-elle inéluctable ? Dans les limites de l’analyse telle qu’elle est formulée, sans doute : la puissance des mécanismes conjoints de l’utilisabilité et du maximin est considérable. Mais les hypothèses implicites peuvent être remises en cause – plus, elle doivent l’être : comme nous l’avons relevé au début de ce chapitre, les décisions prises en politique linguistique et en politique d’enseignement des langues affectent le cadre dans lequel ces décisions sont prises. En effet, toute la dynamique des langues telle qu’en rend compte le modèle de van Parijs repose sur l’hypothèse que les autorités et l’immense majorité des citoyens (en l’état, plus de 85% des citoyens de l’Europe des 25 ; cf.

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Annexe 1) restent définitivement aveugles aux pertes que le principe du « tout-à-l’anglais » leur fait subir. Or des alternatives existent ; cependant, elles ne sont envisageables qu’à la condition que les États coordonnent leur action. En dehors d’une telle coordination, la cause est effectivement entendue. Mais la coordination entre États, tout en prenant pleinement acte des mécanismes conjoints de l’utilisabilité et du maximin, peut viser les contextes communicationnels (Grin, 1999c); et sur le plan européen, les États disposent, pour autant qu’ils veulent bien s’en servir, de leviers efficaces. Premièrement, il est possible de réguler les langues de travail de l’Union. Les langues officielles doivent rester – au minimum – les 21 langues officielles actuelles et, de préférence, inclure davantage de langues régionales ou minoritaires.45 La raison en est simple : c’est que les dispositions prises par les instances de l’Union, dès qu’elles affectent les citoyens, doivent rester accessible dans la langue maternelle de ceux-ci (Podestà, 2001 ; Assemblée nationale, 2003 ; Gazzola, 2005a). Comme on peut aisément le montrer (cf. Annexe 2), même le régime de multilinguisme intégral (tel qu’il devrait, en théorie, s’appliquer actuellement au Parlement européen46), est d’un coût supportable ; diverses formules qui recourent à l’interprétation relais (Gazzola, 2005b) permettent de réduire les coûts du plurilinguisme institutionnel. Son principal inconvénient n’est donc pas celui du coût, mais celui de la lourdeur et de la complexité. Cela étant, rien n’oblige les États à se plier à l’injonction, radicalement contraire à leurs propres intérêts, d’adopter l’anglais comme unique langue de travail. Même si nous écartons quelques propositions folkloriques47, le choix et l’utilisation de ces langues de travail se prête à différentes formules. Nous reviendrons sur certains scénarios dans le chapitre suivant. Deuxièmement, et pour autant, il faut le répéter, qu’ils agissent de concert, les États peuvent, en tout cas au niveau européen, favoriser les contextes communicationnels plurilingues qui excluent parfois l’anglais comme aboutissement nécessaire du processus de maximin, compensant le fait qu’en l’absence d’intervention, c’est pratiquement toutes les autres langues qui, pratiquement tout le temps, sont mises hors-jeu en raison de ce processus de maximin. Il faut, pour cela, tirer certaines conséquences pratiques des déclarations de principe sur les beautés du plurilinguisme, afin de leur donner quelque substance. Dans la mesure où les comportements langagiers des acteurs ne doivent pas et ne peuvent de toute façon pas, dans des sociétés démocratiques, être dictés, c’est 45 Rappelons que l’irlandais, qui n’était que « langue de traité » (également utilisable devant la Cour européenne), jouit depuis le printemps 2005 de la pleine officialité. 46 Avec une exception pour le maltais, le gouvernement de Malte ayant renoncé, lors de l’entrée du pays dans l’Union européenne, à sa reconnaissance comme langue officielle et de travail. 47 Notamment celle de la délégation danoise qui aurait proposé que tous les représentants des États membres puissent s’exprimer en anglais, à condition que les représentants du Royaume-Uni (on ne sait pas ce qui aurait été dit de l’Irlande) s’expriment en français (van Els, 2001: 325).

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principalement à travers la légitimation des langues autres que l’anglais que ces contextes peuvent être favorisés. Les mesures spécifiques à prendre à cet effet doivent inclure, au minimum, le maintien du droit des États à réclamer la présence de leur(s) langue(s) officielle(s) dans l’étiquetage des produits, ainsi que l’information sur la composition des produits, les modes d’emploi et les prescriptions de sécurité, quelle que soit la provenance du produit, y compris à l’intérieur de l’Union (Nic Shuibhne, 2004b). Les États doivent donc adopter les règles, sans doute au niveau constitutionnel, qui permettent de réfuter une fois pour toute les allégations selon lesquelles l’exigence d’étiquetage dans une langue nationale est une entrave au commerce à caractère protectionniste (Feld, 1998 ; Jones, 2000). Les normes linguistiques qui s’appliquent au fonctionnement de la Commission se prêtent également à la réglementation et présentent une pertinence certaine, dans la mesure où elles affectent les contextes communicationnels dans lesquels se retrouvent les citoyens : certains documents à caractère officiel (mais pour lesquels le plurilinguisme intégral n’est d’ores et déjà plus requis, et moins encore appliqué, comme les appels d’offres de la Commission) pourraient ainsi être émis dans des langues différentes selon les années. L’important est que ce principe de tournus exclue régulièrement les langues les plus dominantes, à commencer par l’anglais. Ceci reviendrait à une adaptation du principe de rotation annuelle entre groupes linguistiques, retenu par l’Afrique du Sud pour gérer ses onze langues officielles (Heugh, 2003)48. Par conséquent, les soumissions elles-mêmes devraient être rédigées dans l’une des langues concernées qui, selon les années, n’inclurait pas nécessairement l’anglais, ni du reste le français. Certains objecteront immédiatement que ces propositions alourdissent la communication internationale en général, et renchérissent le fonctionnement des instances européennes, et sont économiquement inefficientes. Mais ce serait là ne voir qu’une partie de la question. En effet, le coût de la communication ne naît pas qu’au moment de l’échange lui-même ; il comporte aussi toutes sortes d’autre coûts, dont ceux dont on a dressé la liste au début de cette section. L’un d’entre eux, c’est le coût de l’acquisition des compétences linguistiques à mettre en œuvre au moment de l’échange. L’enseignement des langues étrangères est donc directement interpellé. Ceci nous amène au troisième levier : il est possible de passer par l’enseignement des langues étrangères pour contenir l’hégémonie linguistique. Deux stratégies sont envisageables. La première table sur le fait que les contextes communicationnels réels sont de toute façon très différents, et qu’il en existe plusieurs, notamment dans les relations 48 Voir aussi : http://www.dac.gov.za/about_us/cd_nat_language/language_policy/Language%20Policy%20and%20Plan%20for%20South%20Africa.htm#principles .

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bilatérales, dans lesquels la langue du maximin n’est pas forcément l’anglais. Ceci amène à renforcer l’enseignement, à côté de celui de l’anglais, de langues de partenaires économiques et culturels et importants – en particulier, dans le cas de la France, l’allemand, l’espagnol et l’italien. Une variante de cette stratégie, soutenue par Françoise Ploquin,49 c’est d’encourager une forme ciblée de plurilinguisme structuré autour des familles linguistiques représentées au sein de l’Europe (langues latines, germaniques, slaves, en particulier. Un accent particulier serait mis sur le développement de la compétence réceptive dans les langues appartenant à la même famille linguistique que la langue maternelle de l’apprenant. Dès lors, en cas de contact entre locuteurs de langues latines (français, italien, espagnol, portugais), chacun pourrait s’exprimer dans sa langue, avec toute l’aisance et la souplesse que cela autorise, tout en étant compris par les autres ; le même principe vaudrait pour les langues germaniques et les langues slaves ; le concept reste par contre muet sur ce qu’il adviendrait d’autres langues officielles au sein de l’Union européenne50, sans parler de ses conséquences pour les locuteurs de langues régionales ou minoritaires. Quoiqu’une telle stratégie puisse contribuer au maintien de la diversité, il n’est pas certain qu’elle suffise à la garantir, car rien n’indique que la part des situations de contact à l’intérieur d’une famille linguistique, par rapport à celle des situations de contact avec des personnes appartenant à plusieurs familles linguistiques, est appelée à s’accroître. Bien au contraire, le brassage des langues et des cultures est de nature à diversifier les altérités linguistiques avec lesquelles tout un chacun entre en contact, et dès lors, c’est à nouveau l’anglais qui sera, le plus souvent, la langue qui garantit le maximin. Si cela se vérifie pour des contacts à Bruxelles, pourquoi des Espagnols feraient-ils l’effort d’apprendre le français, ou des Français l’espagnol, sachant que l’anglais peut tout aussi bien faire l’affaire ? À lui seul, ce plurilinguisme « orienté » n’a donc que peu de chances de freiner la dynamique du « tout-à-l’anglais » ou de restreindre l’ampleur de la redistribution inéquitable dont on a fait état. Nous verrons toutefois, dans le chapitre suivant, que l’on peut chercher dans cette direction une formule de mise en œuvre d’une politique « plurilinguiste » qui garantisse l’intercompréhension généralisée sans exiger l’apprentissage par tous d’un nombre exagérément élevé de langues étrangères ; cependant, cette stratégie ne peut pas se passer de mesures d’accompagnement qui préviennent la dérive vers l’hégémonie linguistique, notamment en faveur de l’anglais.

49 Le Monde Diplomatique, janvier 2005, pp. 22-23. 50 Il s’agit notamment : (i) au sein de la famille des langues indo-européennes, du letton et du lithuanien (groupe balto-slave), du grec (isolat) et de l’irlandais (groupe celtique) ; (ii) parmi les langues non indo-européennes, du finnois, de l’estonien et du hongrois (famille finno-ougrienne, ne faisant donc pas partie de la famille des langues indo-européennes), ainsi que du maltais (famille sémitique) (cf. par ex. Kersaudy, 2001).

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C’est pour cela qu’il convient de rappeler l’existence d’une stratégie tierce, à savoir l’investissement sur le long terme, et nécessairement coordonné entre États membres de l’Union, dans l’enseignement de l’espéranto. Le but de ce rapport n’est pas de défendre cette option dans l’absolu, car on sait qu’elle suscite bien souvent des réactions passionnelles ou qu’elle est immédiatement rejetée sans aucun argument, ou sur la base d’arguments d’une assez étonnante ignorance (Piron, 1994, 2002). Cependant, comme on va le voir dans le chapitre 6, c’est sans doute la meilleure des solutions, à moins que l’on puisse garantir la stabilité d’un scénario véritablement plurilingue, auquel cas le plurilinguisme est sans doute préférable : on peut en effet penser que pour beaucoup d’Européens, c’est bien le plurilinguisme qui exprime le mieux l’identité collective de l’Europe ; on rapprochera cette perception de l’idée, qui va au-delà de la boutade, selon laquelle la langue de l’Europe, c’est la traduction.51 Il faut toutefois rappeler l’évidence : le recours à l’espéranto règle d’un seul coup tous les problèmes d’équité signalés plus haut ; et l’apprentissage de cette langue est considérablement moins coûteux (d’un facteur d’au moins 1 à 5 ; certains auteurs parlent d’un facteur de 1 à 10) que l’apprentissage de l’anglais. Le recours à l’espéranto est donc dans l’intérêt évident de plus de 85% des citoyens européens, surtout après l’élargissement survenu en 2004.52 Étant donné la réputation de ringardise que véhicule l’espéranto, cette dernière conclusion peut surprendre, surtout dans le cadre d’une approche qui se réfère à des concepts économiques ; on signalera toutefois que parmi les avocats de cette solution, on compte un Prix Nobel d’économie, Reinhard Selten (voir Selten, 1998). Cela dit, une recommandation de ce type n’aurait, à l’heure actuelle, aucun avenir politique, quels que puissent être les arguments cités à son appui. Pour cette raison, on évaluera non seulement trois scénarios (chapitre 6), mais aussi deux stratégies différentes (chapitre 7), en distinguant une stratégie à mettre en œuvre sur le long terme, et une stratégie pour le court terme. Rien n’exclut, dans le prolongement d’une étude comme celle-ci, que les trois scénarios soient précisés et ramifiés, et qu’ils fassent, dans une stratégie plus détaillée, l’objet d’un panachage.

51 D’autres ont proposé que le latin soit adopté comme lingua franca (Sturm, 2002). Analytiquement, cette solution est proche du scénario « espéranto », à cela près qu’elle serait plus coûteuse, étant donné la difficulté du latin par rapport à l’espéranto, et moins équitable, car elle privilégierait de façon nette les personnes dont la langue maternelle est une langue latine. 52 Voir note 74.

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CHAPITRE 6 TROIS SCÉNARIOS

6.1 Le principe de comparaison entre scénarios Ce chapitre est consacré à la comparaison chiffrée de différents scénarios. La démarche de comparaison, cependant, ne part pas des politiques d’enseignement des langues étrangères. Elle part au contraire des environnements linguistiques envisageables qui sont, dans la logique de la politique linguistique, les véritables objets du choix de politique publique. C’est à partir de ces environnements linguistiques que l’on peut déterminer quelles politiques d’enseignement sont nécessaires afin de contribuer à leur concrétisation. La démarche retenue relève donc de l’analyse de politiques au sens le plus général, et se réfère, au sens le plus général, à la notion d’efficience externe telle qu’elle a été esquissée dans le premier chapitre. À chaque environnement linguistique, on associera donc un scénario, et pour chacun d’entre eux, on tentera d’identifier les coûts, bénéfices et transferts, afin d’en tirer un bilan global. Il est indispensable de souligner que les chiffres utilisés dans ce chapitre ne constituent que des ordres de grandeur. Ils n’ont d’autre fonction que de situer très grossièrement les montants en cause, et ils devront faire l’objet d’une estimation beaucoup plus serrée si un approfondissement de l’analyse développée ici est souhaité. En l’état, cependant, ces ordres de grandeur permettent — à ma connaissance pour la première fois — une comparaison de ces scénarios entre eux dans une logique d’analyse de politiques. L’exercice de comparaison exige un contexte, car ce n’est qu’en fonction de celui-ci que des ordres de grandeur peuvent être définis. On a ici choisi de prendre l’Union européenne comme contexte ; cependant, dans une étape ultérieure de la recherche, l’évaluation pourrait aussi — voire devrait — être effectuée en se référant à un contexte mondial. Comme l’indiquait la section 1.1, cette étude ne parle pas des dimensions culturelles, sociales et politiques sur lesquelles portent la plupart des contributions au débat sur

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les langues en Europe (cf. section 1.1 et références fournies dans cette section). Il va de soi, cependant, que ces dimensions sont tout à fait pertinentes. Elles peuvent donc être combinées avec les résultats présentés ici pour donner naissance à une base de décision plus complète et plus précise. La comparaison entre les différents scénarios repose sur les éléments suivants : 1) la définition d’un environnement linguistique, en référence au contexte européen; 2) l’identification des bénéfices, notamment communicationnels, associés à chaque

environnement ; 3) une définition très sommaire des axes de politique d’enseignement des langues

étrangères que chaque environnement suppose ; 4) les coûts, pour le système éducatif, associés à ces politiques d’enseignement ; 5) les transferts occasionnés par chaque environnement linguistique, en

distinguant, conformément à l’analyse du chapitre précédent : (i) les marchés privilégiés ; (ii) l’économie d’effort dans la communication ; (iii) l’économie d’effort dans l’enseignement des langues étrangères ; (iv) les rendements de l’économie réalisée sur cet enseignement. En revanche, il n’existe pas, à mon avis, de moyen d’évaluer, même grossièrement, l’effet de légitimation (donc la position indue de supériorité dans les situations de négociation et de conflit) qui, selon les environnements linguistiques, peut échoir aux locuteurs de la ou des langues privilégiées. En attendant qu’une solution puisse être trouvée à ce problème délicat, l’effet de légitimation (appelé ailleurs « effet rhétorique » ; cf. Grin, 2004a) est supposé inclus dans les dimensions sociales et culturelles signalées ci-dessus. Il doit néanmoins conserver une importance cruciale dans toute évaluation.

En l’état, ce sont donc huit types d’information de base qu’il convient d’associer à chaque scénario. Certaines d’entre elles méritent ici un commentaire, en préalable à l’estimation proprement dite. 6.2 Les environnements linguistiques Nous retiendrons dans l’examen trois environnements linguistiques auxquels seront associés trois scénarios de base : le « tout-à-l’anglais », le « plurilinguisme » et « l’espéranto ». Rien n’interdit, dans un deuxième temps, d’affiner chacun de ces scénarios et d’envisager de les combiner. Le « tout-à-l’anglais » correspond à ce que les modèles de Pool (1996) et Grin (1994a) nomment le modèle « monarchique » (cf. Annexe A2) : une langue s’impose comme seule langue officielle et de travail de l’Union européenne ; c’est la langue de la communication internationale, sur les plans commercial, scientifique et culturel ; et

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c’est aussi la langue vers laquelle gravitent les acteurs sociaux dans l’interaction privée avec des personnes ayant une autre langue maternelle qu’eux. C’est, en gros, le modèle prédit par van Parijs, De Swaan, ou Abrams et Strogatz, dont les analyses ont été présentées dans le chapitre précédent. C’est en outre celui que recommandent explicitement des auteurs comme van Parijs et, implicitement, les assez nombreux acteurs scientifiques et politiques, qui parlent d’un plurilinguisme destiné à cadrer, contenir ou compléter l’anglais : mais dans la mesure où ils ne prévoient pas de garde-fous pour contrebalancer la logique conjointe de l’utilisabilité et du maximin, leur recommandations reviennent, à long terme, au « tout-à-l’anglais ». Le « plurilinguisme » est un régime linguistique qui suppose que la communication internationale est ainsi organisée qu’elle se déroule effectivement dans plusieurs langues.53 Ce n’est pas qu’au niveau des instances de l’Union européenne qu’il doit être caractérisé (auquel cas il pourrait s’agir du modèle « oligarchique » ou « panarchique », éventuellement « technocratique » ou de « triple relais » chez Pool (1996) ou Grin (1994a) ; cf. Annexe A2), mais aussi au niveau de la communication quotidienne entre Européens. Comme on l’a vu à la section 5.3, la dynamique de l’utilisabilité et du maximin est tellement forte qu’un fonctionnement plurilingue n’est envisageable que sous l’hypothèse de mesures réglementaires d’accompagnement, dont quelques unes sont esquissées dans la section 7.2. Je n’entrerai pas davantage ici dans la définition de telles mesures, mais il importe de souligner que c’est en raison même de celles-ci que l’environnement « plurilingue » dont il est question ici se distingue du « plurilinguisme » ou du « multilinguisme » constamment invoqués par l’officialité européenne. Il se démarque aussi du plurilinguisme sans garde-fous que recommandent de nombreux auteurs, sans vouloir voir qu’en l’absence de tels garde-fous, il est fondamentalement instable et ne peut qu’être supplanté par le « tout-à-l’anglais », en résultat de la dynamique conjointe de l’utilisabilité et du maximin. Le plurilinguisme dont il est question ici vise à être stable. Il faut souligner que le plurilinguisme auquel renvoie le scénario 2 ne correspond pas nécessairement aux propositions (foncièrement « oligarchiques ») défendues par Ginsburgh et Weber (2003) ou Fidrmuc et Ginsburgh (2004). En effet, leur analyse, qui ne porte que sur 53 La littérature parle tantôt de « plurilinguisme », tantôt de « multilinguisme ». Selon les auteurs, la distinction entre les deux termes n’est pas la même. Pour certains, le « multilinguisme » renvoie à une notion générale de diversité des langues, sans identification des langues qui constituent cette diversité, tandis que le « plurilinguisme » suppose une diversité dénombrable, c’est-à-dire que le nombre de langues en présence est spécifié. Pour d’autres auteurs, le multilinguisme est une compétence individuelle, tandis que le plurilinguisme désigne la diversité des langues en présence dans l’espace social. Pour les besoins de cette étude, on adoptera cette dernière convention, de sorte que le scénario 2 s’appellera « plurilinguisme » ; il est clair, toutefois, que son fonctionnement exigera le multilinguisme des individus, sous réserve d’une offre omniprésente et bon marché de services de traduction et d’interprétation.

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les langues de travail de l’Union européenne, ne se pose guère la question de l’environnement linguistique, et ne constitue donc pas une approche complète en termes d’évaluation de politiques. Par contre, il faut aussi souligner que s’il doit offrir certaines garanties en termes d’intercommunication sans pour autant supposer l’apprentissage par tous d’un nombre de langues étrangères extrêmement élevé, la mise en œuvre pratique du scénario « plurilinguisme » suppose que certaines langues soient mises au bénéfice d’un statut préférentiel. Ceci rapproche le plurilinguisme pratique (par opposition au plurilinguisme théorique) d’un système oligarchique. Étant donné que la mise en œuvre pratique de ce scénario peut se réaliser de très nombreuses façons différentes (selon les hypothèses retenues sur le nombre de langues bénéficiant de ce statut particulier et sur le nombre de langues étrangères que les citoyens européens seront supposer apprendre), nous retenons, dans cette étude, une réalisation particulière du plurilinguisme qui privilégie trois langues sur 20 (ou sur 21 ; voir note n° 54) ; on trouvera, dans les paragraphes qui suivent, davantage de détails sur la teneur exacte du plurilinguisme pour lequel les comparaisons sont effectuées. La solution « espéranto » correspond au régime « synarchique » (cf. Annexe A2). On pourrait penser, à première vue, qu’il ne s’agit que de remplacer l’anglais par l’espéranto, et qu’il s’agit d’un « tout-à-l’espéranto » plutôt que d’un « tout-à-l’anglais ». Malgré cette ressemblance de surface, les différences entre les deux environnements linguistiques sont de taille. Premièrement, comme on l’a déjà relevé dans la section 5.4, l’usage de l’espéranto fait disparaître d’un seul coup tous les transferts inéquitables auxquels donne lieu le « tout-à-l’anglais » ; cela s’applique également à « l’effet de légitimation » ou « effet rhétorique » que je renonce ici à quantifier ; l’importance symbolique de cet effet, répétons-le, demeure toutefois majeure. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la section suivante. Deuxièmement, l’apprentissage de l’espéranto est considérablement plus rapide que celui de toute autre langue et, à des degrés divers, cette supériorité se manifeste indépendamment de la langue maternelle de l’apprenant. Elle est peut-être plus évidente pour les personnes qui ont pour langue maternelle une langue latine, mais elle existe aussi pour ceux dont la langue maternelle est germanique ou slave, voire non indo-européenne, malgré un vocabulaire d’origine essentiellement indo-européenne (Piron, 1994 ; Flochon, 2000). Troisièmement, comme l’espéranto n’est la langue de personne et, de ce fait, aisément langue de tout le monde (Mullarney, 1999), sa diffusion est moins menaçante pour les actuelles langues de l’Europe que ne l’est la diffusion de l’anglais. 6.3 Les bénéfices Comme on l’a constaté dans le chapitre 2, les bénéfices associés à différents environnements linguistiques sont tellement protéiformes qu’il serait vain de vouloir les saisir intégralement ; en même temps, il est indispensable qu’ils ne se limitent pas à la simple communication. Cela étant, la possibilité pour tout Européen de

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communiquer avec tous les autres est sans doute le plus fréquemment cité des bénéfices recherchés, et nous mettrons l’accent sur celui-ci avant d’élargir le champ. Le montant des bénéfices communicationnels est évidemment identique pour les scénarios 1 et 3, dans lesquels l’intercompréhension est réalisée en anglais et en espéranto respectivement ; la situation est plus complexe dans le cas du scénario 2, et le plurilinguisme qu’il suppose doit être spécifié. En effet, si tout Européen apprend une langue étrangère, sans qu’il y ait convergence vers une même langue, la communication directe entre deux personnes tirées au hasard ne peut être garantie. Elle ne peut l’être que si chacun apprend un très grand nombre de langues. Plus précisément, si l’on veut être certain que deux Européens de langue maternelle différente pris au hasard puissent toujours communiquer sans interprète, le nombre de langues que chacun doit apprendre (si l’on admet que chacun consent le même effort) est de dix. 54 Dans un environnement à N langues, ce chiffre vaut N/2 si N est pair et (N-1)/2 si N est impair. Dans ce dernier cas, les deux interlocuteurs auront au moins une langue en commun, mais dans le cas où N est pair, ils auront nécessairement deux langues en commun. Or la garantie que tout groupe de deux personnes dispose toujours d’une langue en commun ne constitue pas un acquis suffisant, et ne permet pas le type d’intercompréhension qui nous préoccupe ici : en effet, il s’agit plutôt de voir comment des groupes plus nombreux (voire l’intégralité des résidents des États membres) puissent communiquer entre eux, que ce soit dans l’interaction orale ou dans le recours à certaines sources écrites. C’est cette version exigeante de la communication que nous appellerons ici l’intercompréhension. De fait, le nombre de langues qu’il faut apprendre pour garantir l’intercompréhension augmente avec la taille du groupe (en termes du nombre de langues maternelles différentes qui y sont représentées), tant que l’on n’introduit pas une hypothèse supplémentaire sur une éventuelle coordination entre individus quant au choix des langues étrangères qu’ils apprennent. Ainsi, dans un environnement à N langues pour une population totale de M individus, le nombre de langues que tout participant doit savoir (langue maternelle comprise) pour que tout groupe de Z participants tirés au hasard (Z=1,...., M) ait au moins une langue en commun est égal à :

[(Z-1)/Z]∗N+1 ∀ Z < N+1

arrondi à l’unité inférieure. Pour tout Z≥(N+1), on en restera à N langues, car il n’y aurait évidemment pas de raison communicationnelle d’en apprendre davantage. 54 On a ici supposé que N=20, bien que le nombre de langues officielles soit appelé à passer à 21, compte tenu de l’accès de l’irlandais, le 1er janvier 2007, au même statut d’officialité que les 20 autres langues nationales (Journal officiel de l’Union européenne, L 156 du 18 juin 2005, pp. 3-4). On a donc admis ici que toutes les personnes de langue maternelle irlandaise continuent à apprendre l’anglais au même âge et en activant les mêmes processus cognitifs que les personnes de langue maternelle anglaise.

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Dans une Europe dont les États membres représentent dorénavant 21 langues55, la communication multilingue ne peut donc être laissée au pur hasard, et il convient de préciser ici ce que le scénario du plurilinguisme recouvre afin qu’il puisse être comparé aux deux autres. Pour la poursuite de cette discussion, on définira donc le « plurilinguisme » comme une forme spécifique du modèle « 1+2 » recommandé aussi bien par l’Union Européenne que par le Conseil de l’Europe : chaque résident européen devrait maîtriser deux langues en plus de sa langue maternelle. Toutefois, ce « modèle » est souvent interprété comme comportant à titre de langues étrangères, une langue de grande communication comme l’anglais et la langue principale d’un État voisin. Dans ce rapport, nous définirons le trio de langues de façon un peu différente. En effet, même s’il ne s’agit que d’assurer l’intercompréhension de tout sous-ensemble de deux résidents tirés au hasard, il faut que le répertoire de tout Européen comporte au moins deux langues choisies dans un sous-ensemble donné de trois langues. Ceci revient donc à accorder, dans la logique esquissée plus haut, un statut privilégié à certaines langues et on admettra ici, pour les besoins de l’exposé, qu’il s’agit de l’anglais, du français et de l’allemand. Le plurilinguisme n’est donc pas un scénario parfaitement égalitaire : en effet, même si l’on admet que tous les Européens apprennent deux langues étrangères, on pourra distinguer deux situations : pour les personnes de langue maternelle anglaise, française ou allemande, il suffit que l’une des deux langues étrangères soit tirée de ce groupe de trois langues, mais l’autre langue étrangère peut parfaitement être une langue tierce qu’il s’agisse de l’italien, du japonais ou du gallois. Par contre, pour un résidant de langue maternelle estonienne ou portugaise, les deux langues étrangères doivent provenir de la troïka anglais-français-allemand. Toute autre langue (à nouveau, qu’il s’agisse de l’italien, du japonais ou du gallois) devrait nécessairement être apprise à titre de troisième langue étrangère. Cette asymétrie n’est pas sans conséquences pour la comparaison des scénarios, et nous y reviendrons dans la suite de ce chapitre. Cependant, il importe de noter que même cette restriction n’assure pas l’intercompréhension telle que définie plus haut, (condition nécessaire à ce que l’on puisse affirmer que le plurilinguisme garantit les mêmes bénéfices communicationnels que le « tout-à-l’anglais » ou l’espéranto). En effet, si le plurilinguisme dont il est ici question doit se démarquer réellement de l’hégémonie linguistique, cela suppose que les États membres auront mis sur pied de véritables

55 Toutefois, pendant une période transitoire de 30 mois courant à partir du 1er mai 2004, des mesures dérogatoires prolongeables pour une année au maximum s’appliquent à la langue maltaise. Celle-ci, bien qu’officielle, ne sera pas systématiquement utilisée par les instances de l’Union, en attendant que des traducteurs et interprètes pour le maltais soient formés en nombre suffisant (Journal officiel de l’Union européenne L 169 du 1er mai 2004, pp. 1-2).

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mesures d’encouragement à l’utilisation de plusieurs langues. Si ces mesures sont inefficaces, on retombe dans le scénario du « tout-à-l’anglais » ; mais si elles sont efficaces, on peut, quasiment par définition, s’attendre à ce que les citoyens européens dont la langue maternelle n’est ni l’anglais, ni le français ni l’allemand apprennent deux de ces langues dans des proportions sensiblement égales. À terme, les Européens (hormis ceux qui sont de langue maternelle anglaise, française ou allemande) se répartiront en trois grands groupes : ceux dont le répertoire linguistique inclut, à titre de langues étrangères, l’anglais et le français (« EF »), le français et l’allemand (« FD ») et l’anglais et l’allemand (« ED »). Quelle intercompréhension pouvons-nous alors espérer ? Pour simplifier le calcul, on admettra que les francophones, les anglophones et les germanophones apprennent les langues des uns des autres de façon à tendre, grosso modo, vers la même répartition des compétences en trois tiers ; ceci suppose aussi que les francophones, anglophones et germanophones, ayant le choix de leur deuxième langue étrangère, choisissent une langue tierce — qui pourra aussi bien être l’espagnol que le japonais ou le gallois. Nous admettrons aussi que tous les Européens sont trilingues (en application du modèle « 1+2 »), mais pas quadrilingues. Dans un tel cas, si l’on est sûr que toute paire d’Européens tirés au hasard aura nécessairement au moins une langue en commun, on est également certain que dans tout groupe aléatoire comportant deux tiers des Européens plus un, il est impossible qu’il existe une langue connue par tous les membres de ce groupe ; quelle que soit la langue choisie (anglais, français ou allemand), au moins un participant sera exclu. De façon générale (et sous les hypothèses simplificatrices retenues ici), la probabilité P qu’aucun participant ne soit exclu, dans une population totale de M individus d’où on tire des groupes de taille Z, est donnée par :

MZ

M

Z

M

ZMZ

M

ZMZ

M

Z

CCC

CC

CCMZP )(333),(

332

332

−∗=∗−∗= ∀ Z ≤ M/3

où l’expression nkC , qui définit le nombre de combinaisons sans répétitions de k

éléments tirés au hasard parmi n, est égale à )!(!

!knk

n−

.

En termes de probabilités, cette estimation vaut pour des valeurs élevées de M. Mais dès que le terme M est élevé, il n’a plus grande importance : quel que soit l’effectif de la population d’où l’on tire les sous-groupes de personnes appelées à communiquer entre elles, la valeur de cette probabilité décline rapidement avec l’accroissement de Z, c’est-à-dire le nombre de participants à l’échange. Ainsi, la probabilité qu’un simple trio, tiré au hasard parmi 10.000 personnes, ait une langue en commun est de l’ordre de 77,8%, et dès qu’il s’agit d’un groupe de 20 personnes, cette probabilité tombe à 0,09%.

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De fait, une réunion de vingt personnes, même si elles sont tirées d’un sous-ensemble de la population lui-même défini sur la base d’une probabilité réelle d’interaction, telle qu’elle peut émerger d’un certain contexte professionnel, est monnaie courante, et le modèle « 1+2 » n’y garantit pas l’intercompréhension. Prenons l’exemple des 32.158 fonctionnaires permanents et temporaires actifs en 2003 dans les cinq institutions européennes (Parlement, Conseil, Commission, Cour de Justice et Cour des Comptes)56. La probabilité que face à un auditoire de 20 fonctionnaires, l’usage d’une des trois langues de la troïka anglais-français-allemand n’exclue aucune de ces 20 personnes est très faible, puisque selon la formule ci-dessus, elle est, elle aussi, inférieure à 0,1%. En d’autres termes, il est quasiment certain qu’un participant au moins ait un répertoire qui, tout en étant parfaitement conforme au modèle « 1+2 » et qui, en outre, comporte deux des trois langues d’une « troïka » privilégiée, ne comporte pas la langue choisie pour cette réunion.57 Le plurilinguisme sous la forme d’un modèle « 1+2 » ne fournit donc pas les mêmes garanties que les autres scénarios sur le plan communicationnel. Diverses alternatives sont envisageables, qui rétablissent toutes la garantie d’intercompréhension : premièrement, le passage à un modèle de type « 1+3 », si les trois langues étrangères sont issues de la « troïka » — ce qui, toutefois, suppose un investissement considérable dans l’enseignement des langues étrangères ; deuxièmement, la réduction du nombre de langues privilégiées de trois à deux — ce qui serait, selon toute probabilité, politiquement indéfendable ; troisièmement, le passage à un modèle où l’on apprend une langue étrangère de la troïka et où l’on acquiert des compétences réceptives élevées dans les deux autres langues. Dans les limites de ce rapport, nous n’étudierons pas plus avant ces trois alternatives, tout en soulignant que selon l’importance accordée à l’objectif d’intercompréhension, il peut être indispensable de les étudier de plus près. Cependant, même avec ses limites, on peut considérer que les bénéfices effectifs du plurilinguisme dans sa forme « 1+2 » sont plus élevés que ne le suggèrent les exemples chiffrés fournis plus haut. En effet, la réalité des rencontres et des échanges n’est pas purement aléatoire ; la proximité géographique et les liens historiques et commerciaux sont autant de facteurs qui rendent certaines rencontres plus fréquentes que d’autres. Dès lors, même si l’intercompréhension n’est pas systématiquement garantie, le modèle « 1+2 » contribue certainement à ce qu’elle soit suffisamment fréquente à l’intérieur de certains contextes (géographiques, professionnels ou autres). Si l’absence de communication directe est plus probable pour des sous-groupes eux-mêmes improbables, cela ne suffirait pas à invalider une telle version du scénario plurilingue, d’autant plus que l’on peut également recourir à 56 Journal officiel de l’Union européenne L 58 du 28 février 2003, p. 109. 57 Cette estimation n’est pas affectée par la possibilité que le groupe de 20 personnes tirées au hasard parmi les 32.000 fonctionnaires comporte des sous-groupes de 2 à 20 individus ayant la même langue maternelle.

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la traduction et à l’interprétation. La traduction et l’interprétation conservent donc, dans ce scénario, une importance primordiale, car elles viennent combler les impossibilités de communication qu’on vient de mentionner, et surtout garantir à tous les citoyens l’accès à certains textes. Dès lors, compte tenu des avantages propres au plurilinguisme (cf. paragraphe ci-après) et de la possibilité de continuer à fournir des services de traduction et d’interprétation entre les trois langues de la troïka, cette déficience par rapport à la communication directe en toutes circonstances n’est pas majeure. C’est pour cette raison que nous poursuivons le raisonnement en admettant que les bénéfices nets des trois scénarios sont comparables, afin de mettre l’accent sur les différences de coûts. En effet, un autre point qu’il importe de souligner ici est que ce qui différencie les scénarios du « tout-à-l’anglais », du plurilinguisme ou de l’espéranto, c’est que selon celui que l’on retient, on ne construit évidemment pas la même Europe. Le scénario plurilingue est celui qui, a priori, reflète le mieux l’idéal de préservation de la diversité linguistique européenne, puisqu’il garantit (moyennant quelques aménagements sur lesquels nous revenons plus loin) une utilisation constante de plusieurs langues et une confrontation plus quotidienne de chacun avec la pluralité des langues et des cultures ; nul, même né anglophone, francophone ou germanophone, ne peut se permettre d’y rester unilingue. Le scénario « espéranto » vient à cet égard en second, car du fait même de sa non-association avec telle ou telle sphère linguistique et culturelle, il laisse plus de champ libre à l’expression de toutes, et cela, sur un pied d’égalité. Le « tout-à-l’anglais » arriverait au troisième rang, car sa diffusion n’est pas sans exercer de fortes pressions sur les autres langues, au détriment, peut-être, de leur créativité scientifique (Durand, 2001) ou intellectuelle.58 Toutes ces considérations relèvent toutefois, comme on l’a vu plus haut, des dimensions non-marchandes des environnements linguistiques. Même si l’on a pu, dans le chapitre 2, esquisser une démarche permettant d’approcher ces valeurs, l’absence totale de données nous interdit de chercher à les incorporer dans notre identification des bénéfices de différents scénarios. 6.4 Les politiques d’enseignement et leurs coûts Pour les trois scénarios considérés, on supposera que la France enseigne deux langues étrangères : l’anglais et une langue K dans le premier ; une langue J et une langue K dans le second (la première de ces deux langues devant être l’anglais ou 58 À ce propos, Bourdieu (Bourdieu et al., 2001 : 46 ss.) observe : « Quand on parle de langues, pour dire les choses simplement, il s’agit toujours aussi d’autre chose. La langue n’est pas seulement un instrument de communication […] Les systèmes symboliques ne sont pas simplement des instruments d’expression de la réalité, mais il contribuent à la construction du réel […] Et il faut réfléchir […] pour voir si et comment il est possible d’accepter l’usage de l’anglais sans s’exposer à être anglicisé dans ses structures mentales, sans avoir le cerveau lavé par les routines linguistiques ».

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l’allemand, si, comme on en fait ici l’hypothèse, le plurilinguisme favorise une troïka anglais-français-allemand) ; l’espéranto et une langue K dans le troisième (la langue K pouvant être l’anglais, mais sans que cette langue fasse l’objet d’un encouragement particulier par rapport à toute autre langue offerte par le système éducatif). Afin de simplifier l’examen, on supposera que la première et la deuxième langue étrangère sont inscrites aux mêmes programmes d’études et pour les mêmes années du cursus scolaire qu’actuellement, et qu’elles bénéficient des mêmes dotations horaires qu’à présent. Non moins important, les objectifs pédagogiques assignés à l’enseignement de la première et de la deuxième langue étrangère seront supposés relativement similaires dans les différents scénarios, et grosso modo identiques à ceux qu’ils sont actuellement. Rien n’interdit, dans un approfondissement ultérieur de l’analyse, de remettre en cause cette hypothèse. On pourra ainsi viser des objectifs plus exigeants au moins pour la première langue étrangère et, dans la mesure où une telle réforme exigerait un accroissement de la dotation en ressources, adapter en conséquence l’estimation correspondante des coûts. À ma connaissance, il n’existe pas de comptabilité scolaire par matière en France, non plus, du reste, que dans d’autres pays. Dans le cas de la Suisse, l’évaluation des rendements sociaux de l’enseignement des langues avait donc nécessité la construction d’une série d’estimations. Un tel exercice est d’autant plus complexe que le pays compte quatre langues officielles et nationales, utilisées dans l’instruction publique selon le principe de territorialité. En outre, du fait de sa structure fédérale, la Suisse ne comporte pas moins de 26 systèmes scolaires distincts, avec des programmes différents, y compris en matière d’enseignement des langues. Comme trois cantons sont bilingues et l’un trilingue, ce sont en principe une bonne trentaine de plans d’études différents pour lesquels il faut effectuer de telles estimations (Grin et Sfreddo, 1997). Étant donné le caractère centralisé du système éducatif français, de telles estimations sont sans doute relativement aisées, mais on se contentera, pour la présente étude, de simples ordres de grandeur, dont la construction est détaillée plus loin, en référence au « transfert » occasionné par l’économie d’effort que peuvent réaliser certains États, en fonction du scénario considéré, dans l’enseignement des langues étrangères. On prendra la France comme point de référence, en vue d’estimer dans quelle mesure le Royaume-Uni en diverge, à partir des chiffres qui s’appliquent à l’Angleterre et au Pays de Galles. En effet, étant donné la structure des systèmes d’enseignement au Royaume-Uni, le point de comparaison ne correspond pas, stricto sensu, au Royaume-Uni en tant qu’État membre. Le principe de base est celui d’une simple règle de trois : on estime la part relative des langues étrangères λ dans la grille horaire pour les différentes années scolaires ou ordres d’enseignement ; on la multiplie par la dépense moyenne par élève DME

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correspondante ; ce chiffre est ensuite multiplié par l’effectif total d’élèves dans le système EFF, pour obtenir le coût total de l’enseignement des langues étrangères CLEi dans chaque scénario i. En divisant CLE par la population résidente POP, on obtient la dépense totale pour l’enseignement des langues étrangères par habitant, terme qui est comparable entre pays, pour chaque scénario. Les scénarios 1 et 2 ont donc le même coût, c'est-à-dire que CLE1 = CLE2. Le scénario 3, par contre, présente un coût moindre, puisque l’atteinte d’un certain niveau de compétence en espéranto est nettement plus rapide que pour toute autre langue, et la littérature est à cet égard unanime. Ainsi, Flochon (2000 : 109) note que « l’Institut de pédagogie cybernétique de Paderborn (Allemagne) a comparé les durées d’apprentissage de plusieurs groupes d’élèves francophones, de niveau baccalauréat, pour atteindre un niveau dit ‘standard’ et comparable dans quatre langues différentes : l’espéranto, l’anglais, l’allemand et l’italien. Les résultats sont les suivants : pour atteindre ce niveau, 2000 heures d’études de l’allemand produisaient un niveau linguistique équivalent à 1500 heures d’étude l’anglais, 1000 heures d’étude de l’italien et… 150 heures d’étude de l’espéranto. Sans commentaire ». D’autres estimations éparses dans la littérature confirment l’atteinte plus rapide de compétences en langue-cible en espéranto que dans toutes les autres langues avec lesquelles la comparaison était faite (Ministère de l’instruction publique [Italie], 1995) ainsi que les avantages propédeutiques de la langue (Corsetti et La Torre, 1995). Dans ce qui suit, j’ai opté pour la plus grande prudence en admettant un ratio de un à trois. Ainsi, l’investissement nécessaire pour assurer aux élèves français un niveau donné de compétence en espéranto représente un tiers de celui qui est nécessaire pour les doter d’un niveau similaire dans toute autre langue.59 L’économie d’effort du passage à l’espéranto affecterait la première langue étrangère, pour laquelle on consent (dans le système français pris ici comme référence) environ les trois quarts de l’effort total d’enseignement des langues étrangères (cf. Annexe A3). L’application du ratio 1:3 entre l’espéranto et la première langue étrangère apprise actuellement (quelle qu’elle soit) suppose donc que la facture totale de l’enseignement des langues passerait à :

113 5,041

43

31 CLECLECLE =∗

+

∗=

ce qui revient à la diviser par deux. Bien entendu, on pourrait aussi retenir une autre approche, et supposer un coût rigoureusement identique aux trois scénarios ; mais alors, le niveau de compétence atteint en espéranto sera nécessairement et

59 L’étude de l’utilisation de langues planifiées artificielles comme solution aux problèmes de la communication internationale est l’objet de l’interlinguistique, qui se réclame d’une tradition qui remonte à Comenius, Descartes et Leibniz. Pour une introduction générale à la littérature scientifique dans le domaine, voir Blanke (2003).

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strictement supérieur à celui qui est atteint dans d’autres langues, y compris dans la langue actuellement choisie comme première langue étrangère.60 6.5 L’estimation des transferts Les marchés privilégiés L’hégémonie linguistique donne lieu, on l’a dit, à diverses formes de redistribution en faveur des locuteurs de la langue hégémonique ainsi que des États dont c’est la langue majoritaire ou officielle – ou l’une des langues officielles. Ce privilège résulte des effets suivants : les locuteurs de la langue dominante bénéficient d’un avantage pour la vente de divers services (enseignement de la langue concernée ; traduction et interprétation vers celle-ci; édition et révision de textes dans cette langue ; fourniture à l’étranger de matériel pédagogique pour son enseignement). Il n’existe, à ma connaissance, que des ordres de grandeur de cet effet dans le cas de l’anglais et cela, pour le Royaume-Uni. Le site du British Council indique ainsi que les « English language products » (sans doute à comprendre comme des produits liés à la langue anglaise, donc une catégorie plus large que des produits en langue anglaise), valent environ 800 millions de livres par année ; quelque 700.000 personnes visitent le Royaume-Uni chaque année pour apprendre l’anglais, et y effectuent des dépenses pour un montant total estimé à 700 millions de livres (soit une dépense moyenne de £ 1.000 par personne).61 Le site du British Council ne donne pas de détails sur la méthodologie d’estimation. Le deuxième chiffre est basé sur des données de 1998, et mais rien n’est dit sur la période à laquelle s’applique le premier. Ces données ayant été disponibles en 2001, nous admettrons ici, par simplification, que ces montants reflètent une estimation s’appliquant à cette année-là. Étant donné une croissance, entre 2001 et 2004, de 16,7% du PIB nominal au Royaume-Uni62 et en supposant qu’il est identique entre secteurs, ce milliard et demi de livres aura passé, en 2004, à £ 1,75 md, ce qui équivaut à environ 2,59 milliards d’Euros, arrondis ici à € 2,5 md, pour prévenir toute erreur que pourrait faire naître l’utilisation d’un taux de change trop défavorable à la livre.63

60 Voir Haszpra (2004) pour des estimations basées sur la valeur horaire du travail. En comparant le fardeau fiscal par tête résultant d’une politique d’enseignement généralisé d’une langue étrangère, Haszpra obtient un ration de 1 à 10 selon qu’il s’agit de l’espéranto ou de l’anglais. Dans un scénario à deux langues étrangères (espéranto plus une deuxième langue étrangère ou deux langues naturelles, dont probablement l’anglais en premier lieu), il aboutit à une charge fiscale annuelle par tête de € 312 et de € 925 respectivement, soit une ratio de 1 :2,96, ce qui converge de façon remarquable avec nos propres résultats. 61 Voir http://www.britishcouncil.org/english/engfaqs.htm#econben. 62 Source : http://www.statistics.gov.uk. 63 Il est indispensable d’insister sur le fait que ces estimations sont certainement inférieures à la réalité. Ainsi, le British Council indique que l’économie britannique gagne annuellement 11 milliards de livres sur le marché international de l’éducation. Il est fort probable que ce montant serait

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Cependant, il ne faut pas perdre de vue que même en l’absence d’une domination de la langue anglaise, un certain montant de biens et services liés à cette langue seraient de toute façon vendus. C’est donc une portion de ce montant de 2,5 milliards d’Euros qui doit ici être prise en compte. On retiendra ici une part de 75%, basée sur le fait, discuté plus en détail ci-après, que la surreprésentation de la traduction et de l’interprétation depuis et vers l’anglais, sur le marché européen, est de cet ordre. En conséquence, les « marchés privilégiés » valent, dans l’estimation délibérément prudente retenue ici, € 1,875 md par année. Il convient toutefois de confronter ce chiffre aux 13 milliards d’Euros que « rapporte » chaque année la langue anglaise au royaume, selon le gouvernement britannique (cité par Phillipson, 2003 : 77)64. Malgré l’écart qui apparaît à première vue, ce dernier montant est compatible avec les € 2,5 md pour une raison simple : c’est que la dépense donne lieu à un effet d’entraînement, dit effet multiplicateur, du type de ceux que l’on prend en compte pour estimer l’impact économique total d’un projet d’infrastructure, par exemple. Dans la mesure où la valeur empirique de tels multiplicateurs se situe fréquemment aux alentours de 2,5 à 3, il est probable que le montant de € 13 md signalé par Phillipson soit le produit d’un multiplicateur d’une valeur standard et d’un montant initial supérieur aux € 2,5 md indiqués par le British Council ; cette estimation du British Council est donc, selon toute probabilité, inférieure au total des dépenses directes. Cela étant, quel que soit le montant exact de celles-ci, elles doivent être multipliées par un multiplicateur. Le chiffre de € 13 md que rapporte Phillipson, publié sur le site gouvernemental officiel et accessible en 2001, mérite donc aussi d’être pris en compte. En admettant, faute d’information complémentaire, qu’il était exprimé en Euros courants, il est raisonnable de supposer qu’au cours des quatre dernières années, le taux de croissance nominal du secteur n’a pas été inférieur à celui de l’ensemble de l’économie britannique. Étant donné une croissance, entre 2001 et 2004, de 16,7% du PIB nominal au Royaume-Uni, on obtient un montant de l’ordre de € 15,2 md. En l’absence d’informations sur les modalités d’estimation retenues par la source gouvernementale citée par Phillipson, on arrondira ce montant, par prudence, à € 15 md.65 Une partie de la demande de biens et services qui s’adresse au Royaume-Uni est issue de pays non-Européens (encore que ceux-ci soient susceptibles de se tourner davantage vers les États-Unis) ; il est donc logique de préférer un ordre de considérablement moins élevé si l’anglais ne bénéficiait pas d’une position privilégiée. Voir www.britishcouncil.org/mediacentre/apr04/vision_2020_press_notice.doc. 64 La page Internet du gouvernement britannique signalée par Phillipson (2003) comme source de ce chiffre n’est actuellement plus accessible ; il n’a donc pas été possible de vérifier quelle méthode a été employée pour arriver à ce montant, ni à quelle période il s’applique. Il va de soi que dans une étude plus approfondie, les différents chiffres mentionnés dans cette section devront être réexaminés. 65 Cependant, on omet de l’estimation la valeur de cet effet pour l’Irlande ; un ajout de 5%, correspondant au rapport entre les populations résidentes respectives de l’Irlande et du Royaume-Uni, serait toutefois envisageable.

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grandeur plus modeste. L’Europe des 25 représentait, en 2004, 58,1% du total des exportations de biens du Royaume-Uni, sa part dans les exportations de biens et services n’étant, par contre, pas indiquée.66 Arrondissons ce taux à 60%, pour tenir compte du fait que pour des raisons de relative proximité géographique, des services tels que cours de langue et séjours linguistiques seront, plus que proportionnellement, consommés par des résidents d’autres pays membres de l’Europe des 25 ; nous admettrons donc que ce pourcentage de 60% s’applique à la vente de l’ensemble des biens et services liés à langue anglaise, ce qui ramène le total à € 9 md. À nouveau, il convient de se rappeler aussi qu’une partie de ce montant existerait de toute façon, même si la langue anglaise ne jouissait pas d’une position dominante. En reprenant le taux de 75% annoncé ci-dessus, on peut, en application du même principe de précaution, retenir un montant de € 6,75 md. Il se pose ensuite la question suivante : quelle est la contribution de la France à ces 6.75 milliards d’Euros ? Pour ceci, il faudrait connaître la part des Français dans la consommation totale de biens et services liés à la langue anglaise. Vu que la France et la Belgique francophone représentent, démographiquement, environ 14% de la population de l’Europe des 25, leur contribution vaut quelque 945 millions d’Euros par année pour l’économie britannique. Tous les chiffres discutés ici reflètent donc, fût-ce très approximativement, la situation actuelle – quand bien même, on l’a dit, ils sont sans doute en dessous de la réalité. Le montant de ces transferts serait certainement supérieur si l’on adoptait le scénario du « tout-à-l’anglais », puisqu’il renforce et institutionnalise la légitimité supérieure de l’anglais par rapport à toute autre langue. En attendant une analyse plus approfondie, il est impossible de risquer des hypothèses à cet égard. On admettra donc – optant une fois de plus pour la prudence – que ces chiffres correspondent aux transferts qui résulteraient de l’adoption du « tout-à-l’anglais ». Ceci soulève toutefois une difficulté conceptuelle, qui est celle du point de référence. Nous avons vu qu’une partie de cette fourniture de biens et services en anglais et pour l’apprentissage de l’anglais aurait lieu de toute façon, même si l’anglais n’était pas en position hégémonique. Mais l’Allemagne, la France, l’Espagne, et aussi, à une échelle plus modeste, la Suède ou la Hongrie, vendent des services linguistiques concernant leurs langues nationales respectives. Dans ce qui suit, et compte tenu du fait que les ordres de grandeur retenus pour les transferts en faveur de l’anglais pèchent certainement par défaut, on ne retranchera pas du bilan net de ce scénario les transferts dont bénéficie la France en résultat du statut international de la langue française. On rappellera en outre qu’à mesure que s’affirme la préséance de l’anglais, l’avance du français par rapport à des langues tierces

66 Source : http://www.statistics.gov.uk/StatBase/Product.aspo=vlnk=613 .

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(allemand et espagnol notamment) ne peut que s’amenuiser.67 Néanmoins, on pourrait fort bien envisager, dans le cadre d’une analyse plus approfondie, d’opérer une correction supplémentaire : on déduirait alors des montants évoqués ci-dessus une estimation des transferts en direction de la France. Qu’en est-il, à présent, des autres scénarios ? Par définition, le scénario 3 (espéranto) ne donne lieu à aucun marché privilégié de ce type, puisque aucun pays ne disposerait d’un avantage décisif dans la fourniture de services linguistiques liés à l’espéranto. Le scénario 2 (plurilinguisme) est à situer dans une zone intermédiaire, puisqu’il implique une répartition de la communication sur plusieurs langues parmi lesquelles il probable que l’anglais jouisse d’un poids supérieur à celui qui devrait lui revenir d’un simple point de vue démolinguistique, soit environ 14% (ce qui correspond grosso modo à la part des anglophones natifs dans l’Europe des 25), d’autant plus que sous les hypothèses faites ici, l’anglais serait avec le français et l’allemand l’une des trois langues à bénéficier d’un statut privilégié. Toutefois, ce qui compte du point de vue de cette étude, c’est la mesure dans laquelle un tel transfert en faveur des biens et services liés à la langue anglaise dépasserait le transfert qui s’opérerait en faveur des biens et services liés à la langue française. Dans un environnement linguistique qui promeut sérieusement et activement le plurilinguisme – tel qu’on l’a esquissé plus haut – les transferts nets entre deux grandes langues seraient négligeables. Par contre, il resterait positif de l’ensemble des « petites » vers l’ensemble des « grandes » langues, et tout particulièrement le trio anglais-français-allemand. L’économie d’effort dans la communication Certaines des questions qui se posent ici sont conceptuellement assez similaires à celles que l’on vient de traiter dans le cadre des « marchés privilégiés ». Il s’agit toutefois ici du phénomène suivant : selon l’environnement linguistique vers lequel on s’oriente et, par conséquent, selon les modalités correspondantes de communication internationale, tous les interlocuteurs n’auront pas le même effort à fournir. Commençons à nouveau par le scénario 1, c’est-à-dire le « tout-à-l’anglais » : dans ce cas, la majorité, voire l’intégralité de la communication entre personnes de langues maternelles différentes aurait lieu en anglais. Par conséquent, les anglophones n’ont pas besoin de traduire dans leur langue les messages émis par des non-anglophones, pas plus qu’ils n’ont besoin de traduire vers d’autres langues

67 À titre d’illustration, rappelons que sur six ans, soit de 1997 à 2002, la part du français comme langue de rédaction d’origine des documents du Conseil de l’Union européenne est passée de 42% à 18%, tandis qu’elle passait, pour l’anglais, de 41% à 73% (Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, cité par Durand, 2004).

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les messages qu’ils émettent ; cet effort est par contre incontournable par tous les autres, pour autant qu’ils veuillent être compris.68 Pour situer, ne fût-ce que très approximativement, les montants que cela implique, on peut partir d’une étude réalisée dans le cadre du programme européen MLIS (ASSIM, 2000). Ce que sa version française appelle executive summary indique que le marché des services de traduction et d’interprétation représentait en 1997 un montant de 3,75 milliards d’Euros. En admettant que la croissance du secteur a, sur la période 1997-2004, suivi celle du PIB nominal dans l’Europe des 15, soit 33,7% d’accroissement,69 la valeur nominale actuelle de ce marché serait de l’ordre de € 5,014 md. Cependant, ce chiffre doit encore être ajusté pour tenir compte de l’accroissement du marché à prendre en compte avec l’élargissement de l’Union de 15 à 25 membres. Ceci représente, selon les données Eurostat, un accroissement de la population de l’Union de 19,3%. Ces nouveaux segments de marché étant moins riches que les autres, il ne faut pas forcément s’attendre à ce que le volume du marché de la traduction et de l’interprétation augmente strictement en proportion de l’accroissement démographique. Par conséquent, et compte tenu du fait que le PIB moyen par tête dans les nouveaux États membres peut être estimé, toujours selon Eurostat (en parité des pouvoirs d’achat), à un peu moins 50% du PIB moyen par tête de l’Europe des 15, on admettra ici un accroissement du volume du marché de 10%, soit une taille du marché européen de la traduction et de l’interprétation de € 5,515 md courants en 2004. Ce marché se répartit sur un certain nombre de langues et, pour chaque langue, il faut distinguer la traduction et l’interprétation depuis cette langue et vers cette langue. Afin de s’approcher d’une estimation des transferts occasionnés par le scénario du « tout-à-l’anglais », il convient d’identifier la part de marché qui est dévolue aux traductions depuis et vers l’anglais, au-delà de ce qu’elle serait si l’anglais ne bénéficiait pas d’une position hégémonique. On peut considérer que cette part « normale » devrait correspondre au poids démographique de l’anglais comme langue maternelle dans l’Europe des 25, soit quelque 14%. Or la part de la traduction depuis l’anglais et vers l’anglais est assurément plus élevée. À ma connaissance, il 68 C’est là le point crucial omis par la représentation suédoise à la Commission européenne, qui avait proposé que si un État souhaite disposer de documentation ou de communication orale dans sa langue, il prenne en charge les frais de traduction et d’interprétation correspondants. Bien évidemment, cela soulève la question de la langue dans laquelle les messages sont initialement émis, et de quel droit… 69 Source : http://epp.eurostat.cec.eu.int/portal/page?_pageid=1996,39140985&_dad=portal&_schema=PORTAL&screen=detailref&language=fr&product=Yearlies_new_economy&root=Yearlies_new_economy/B/B1/B11/daa10000

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n’existe pas de données systématiques sur le sujet ; cependant, les ordres de grandeur de 50% à 60% indiqués par les interlocuteurs du domaine de la traduction et de l’interprétation avec lesquels des contacts ont été pris pour la réalisation de cette étude convergent, et sont en phase avec une étude publiée en 1999 par l’OFIL qui fait référence, sans plus de précision, aux « estimations de la Commission de l’Union européenne », données se rapportant à l’année 1992.70 La part de l’anglais comme langue-cible serait de 50% (sur l’ensemble des langues-cibles). Par conséquent, on peut admettre, faute d’informations plus détaillées, que c’est d’un pourcentage situé entre 50% et 60% qu’il convient de déduire la part « normale » de 14%. Pour les besoins de cette étude, on retiendra donc un « excès » dû au statut dominant de l’anglais de l’ordre de 40% de la taille totale du marché, soit, très approximativement, quelque € 2,2 md.71

Notons au passage que le ratio (0,54-0,14)/0,54 ≅ 0.74 peut s’interpréter comme un indicateur de surreprésentation de l’anglais ; c’est lui qui est à la base du taux de 0,75% appliqué plus haut afin d’estimer quelle est la part réellement « privilégiée » du marché des biens et services de langue anglaise. On pourrait penser à première vue qu’il convient de diviser ce montant par deux pour ne considérer qu’une direction de traduction et d’interprétation. Pourtant, ce sont bien les deux flux qu’il convient de prendre en compte, car si la communication était égalitaire, les interlocuteurs de langue maternelle anglaise devraient financer des services de traduction et d’interprétation depuis leur langue et vers leur langue, exactement comme les locuteurs d’autres langues. Le point de référence est donc bien le poids démolinguistique des anglophones, et c’est l’intégralité de ces 2,2 milliards d’Euros qui leur est épargnée du fait du statut dominant de l’anglais. Il est hautement probable qu’en cas d’adoption du « tout-à-l’anglais », l’épargne ainsi réalisée par les anglophones serait plus importante encore. Toute prospective à ce sujet étant risquée, je me rabats sur l’hypothèse la plus prudente, en admettant que ce montant de € 2,2 md correspond, même dans le scénario de « tout-à-l’anglais », à l’économie que réaliseraient les acteurs de langue maternelle anglaise dans le contexte européen. Selon toute probabilité, le montant effectif serait très nettement supérieur.

70 L’OFIL publie la Tribune des industries de la langue et du multimédia ; voir S. Abou, 1999 : « Du marché global de la traduction à celui de la traduction scientifique et technique… et à celui de la traduction avec outils », http://www.ofil.refer.org/tribune/n19/marche.htm, TILM n° 19. 71 La question de l’effet multiplicateur, soulevée à propos des marchés privilégiés, pourrait également se poser ici. Cependant, rien n’indique que l’essentiel de ce travail de traduction et d’interprétation ait lieu en Grande-Bretagne ou en Irlande. Par conséquent, on ne peut pas faire l’hypothèse que les montants résultant d’un effet d’entraînement constituent des transferts dans une direction ou une autre.

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Supposons à présent que tous les acteurs de l’Union (individus, entreprises, collectivités publiques, associations) participent de façon à peu près égale à la communication ; dès lors, le poids de chaque communauté linguistique dans cette communication totale reflète son poids démographique. Comme la France et la Belgique francophone représentent environ 14% de la population de l’Union, les acteurs anglophones sont redevables aux francophones de quelque 308 millions d’Euros annuellement au titre de l’économie d’effort dans la communication entre francophones et anglophones. Le scénario 3, à nouveau, fait automatiquement disparaître tout transfert de ce type, puisque chacun devra consentir un effort symétrique pour la traduction et l’interprétation de messages entre sa langue maternelle et l’espéranto. Le scénario 2 représente, comme à l’égard des « marchés privilégiés », une solution intermédiaire. Dans la mesure où un environnement plurilingue réalisable accorderait un poids relativement plus important à quelques « grandes » langues (selon nos hypothèses concernant ce scénario, il s’agirait de l’anglais, du français et de l’allemand), il autoriserait sans doute les locuteurs de ces grandes langues à s’épargner certains efforts. Toutefois, les transferts entre grandes langues seraient sans doute négligeables, et l’on supposera que le bilan net pour la France ou les francophones, au titre de ce type de transfert, serait égal à zéro dans ce cas de figure. L’économie d’effort dans l’enseignement des langues étrangères Tout le monde n’a pas les mêmes besoins de compétences linguistiques selon l’environnement linguistique choisi. Si la maîtrise d’une ou deux autres langues étrangères à un niveau élevé est considérée comme une nécessité pour les Finnois ou les Slovènes, elle semble l’être d’autant moins que l’on appartient à une communauté linguistique de taille importante. Ceci se vérifie dans le fait, examiné de plus près ci-dessous, que le système scolaire anglais et gallois (à distinguer des systèmes écossais et nord-irlandais) pose des exigences nettement moindres aux élèves en termes d’acquisition des langues étrangères. Ce qui compte ici, toutefois, c’est la mesure dans laquelle cet effort est inférieur à celui qu’il devrait être dans d’autres cas. Par souci de simplification, on prendra comme référence l’actuel système français d’enseignement des langues étrangères, dont nous avons résumé les caractéristiques essentielles par un tableau dans l’Annexe A3. Sur cette base, on peut estimer l’investissement total pour l’enseignement des langues étrangères en France à quelque 8,235 milliards d’Euros par année. Ce montant suppose deux simplifications qui sont supposées s’annuler l’une l’autre dans un large mesure : d’un côté, on a négligé le fait que le pourcentage de collégiens et de lycéens étudiant une deuxième langue étrangère était, dès la quatrième, inférieur à 100% (avec des taux variant de 86,4% à 98,1% en 2003-2004) ; à l’inverse, on n’a pas tenu compte du fait qu’un certain pourcentage (non précisé sur le site Internet de

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la DEP) de lycéens étudient une troisième langue étrangère, et que 11% des élèves inscrits en BEP, CAP ou Bac professionnel en étudient une deuxième. Comme il est probable que ces deux derniers effets excèdent le second, notre estimation finale du coût total de l’enseignement des langues étrangères en France, soit environ € 8,235 md, est sans doute légèrement en dessous de la réalité. Le détail des estimations est fourni dans le tableau 3.

TABLEAU 3 : ENSEIGNEMENT DES LANGUES ÉTRANGÈRES EN FRANCE (PRIMAIRE : 1999-2000 ; AUTRES : 2003-2004)

ANNÉE SCOLAIRE PART HORAIRE DES L.E.

DÉPENSE/ÉLÈVE EFFECTIFS DÉPENSE TOTALE

CP 0,058 261,3 783532 204736911 CE1 0,058 261,3 822422 214898868 CE2 0,067 304,9 797725 243226352 CM1 0,067 304,9 793648 241983275 CM2 0,067 304,9 801511 244380703 Total primaire 1.149.226.111 Total primaire (×1.024)72 1.176.807.538 Sixième 0,148 1058 821653 869308874 Cinquième 0,135 965 801084 773046060 Quatrième 0,123 1630 818337 1333889310 Troisième 0,105 1509 794116 1198321044 Total Collège 4.174.565.288 Seconde 0,193 1882 533489 1004026298 Première 0,158 1540 487872 751322880 Terminale 0,147 1433 489111 700896063 Total Lycée 2.456.245.241 BEP/CAP/Bac Pro 0,061 614 695452 427007528

Total BEP/CAP/Bac Pro 427.007.528 Dépense globale (€) 8.234.625.595 Sources : donnée DEP (Direction de l'évaluation et de la prospective), (http://www.education.gouv.fr/stateval/default.htm) et programmes et grilles horaires des différentes filières du système scolaire français, programmes et grilles horaires disponibles sur le site pédagogique du ministère de l'éducation nationale (http://eduscol.education.fr/). Chiffres pour l'année 2003-2004 s'agissant du secondaire (Collège, Lycée et Second cycle professionnel) et pour l'année 1999-2000 s'agissant du primaire.Correction chiffres primaire : compte tenu de l'accroissement démographie de 2,4% entre 1999-2000 et 2003-2004.

Les données valant pour 2004 (ou ayant fait, dans le cas du primaire, l’objet d’une extrapolation pour 2004 à partir des données de 1999), il convient de diviser le montant total obtenu de € 8.234.625.595 par la population résidente de cette même année73, soit 59.900.700, pour obtenir une dépense par habitant et par an, pour

72 Compte tenu de l'accroissement démographique de 2,4% enregistré entre les années 1999-2000 et 2003-2004. 73 Source : http://epp.eurostat.cec.eu.int/portal/page?_pageid=1996,39140985&_dad=portal&_schema=PORTAL

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l’enseignement des langues étrangères, d’un peu plus de € 137. Par ailleurs, ce montant de quelque 8,23 milliards d’Euros équivaut à 10% de la dépense éducative totale, tertiaire non-compris. Ce chiffre coïncide exactement avec les estimations réalisées en Suisse une dizaine d’années auparavant. Dans le cas du système éducatif britannique, l’imprécision des données disponibles empêche, sous réserve d’une étude beaucoup plus approfondie, de fournir des estimations véritablement comparables. Dans une large mesure, le problème tient au fait que les langues étrangères sont devenues matière à option pour une proportion croissante des élèves du système anglais. Comme le relèvent Driscoll, Jones et Macrory : « […] 44% des écoles qui enseignent au KS2 [Key Stage 2 : élèves de 7 à 11 ans] en Angleterre offrent des langues étrangères à leurs élèves. 35% de l’ensemble des écoles leur consacrent du temps d’enseignement. L’offre de langues étrangères, cependant, est moins étendue que ceci ne pourrait le laisser croire. Seules 3% des écoles offrent à tous les élèves de tous les degrés un cours de langue étrangère de 20 à 30 minutes au moins une fois par semaine. En outre, seules 3 des écoles interrogées proposaient à tous les élèves des cours de 50 minutes ou plus par semaine. La durée de leçon la plus fréquente était de 20 à 30 minutes, avec une fréquence modale d’une fois par semaine. La nature et la quantité de l’offre peut également varier en fonction des groupes d’âges à l’intérieur du KS2. Les élèves plus âgés recevaient en général une instruction plus ciblée sur une durée plus longue. 14% de toutes les écoles ayant répondu à l’enquête ont indiqué que les élèves de 6ème année [de scolarité] avaient des leçons spécifiquement consacrées aux langues étrangères. 39% des enseignants du primaire étaient en faveur de consacrer davantage de temps à l’enseignement des langues étrangères. Les contraintes horaires étaient considérées comme un facteur important pour décider si les langues étrangères devaient figurer au programme. 27% des écoles qui avaient retiré les langues étrangères ont indiqué pour motif le manque de temps pour le faire. » (Driscoll, Jones et Macrory, 2004 : 10, ma traduction). Sur la base de cette même enquête, du document Language trends in 2004—KS4 du National Centre for Languages74 et des données Eurydice,75 on peut faire une estimation d’ensemble de la part des langues étrangères au key stages 2 (7 à 11 ans) et 4 (14 à 16 ans), sachant par ailleurs que le key stage 3 (11 à 14 ans) est le seul pendant lequel l’enseignement d’une langue étrangère est obligatoire — avec toutefois un dosage extrêmement variable. Ceci complique notablement l’estimation de la part des langues étrangères dans les grilles horaires, sans compter que seul le nombre minimum d’heures dans l’horaire est fixé réglementairement ; la conversion entre heures d’horloge et heures d’instruction est également problématique, &screen=detailref&language=fr&product=Yearlies_new_population&root=Yearlies_new_population/C/C1/C11/caa10000 . 74 Source : http://www.cilt.org.uk/key/trends2004survey.pdf. 75 Source : http://www.eurydice.org/Eurybase/Application/frameset.asp?country=UK&language=VO .

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quoiqu’une moyenne de 50 minutes d’horloge par heure d’enseignement de matière semble être la norme. Les données du ministère britannique de l’éducation fournissent des chiffres sur la dépense totale, d’où on tire une dépense par élève, sur l’ensemble du système (KS1 à KS4) de 4.954 Euros par an.76 On peut en tirer un tableau synoptique (tableau 4) qui permettra d’évaluer très approximativement l’effort réalisé en Angleterre pour l’enseignement des langues étrangères. Cependant, afin de tenir compte du fait que les dotations horaires sont réputées supérieures en Écosse et en Irlande du Nord, qui représentent à elles deux 11,3% de la population du Royaume-Uni, nous avons uniformément augmenté l’indicateur de la part horaire des langues étrangères dans la grille horaire de 10%, ce qui revient à supposer que les écoliers écossais et nord-irlandais ont, en moyenne, près du double d’heures de cours de langues étrangères que les élèves anglais et gallois. Ce chiffre ajusté est ensuite multiplié par les données sur les effectifs et les dépenses pour l’ensemble du Royaume-Uni.

TABLEAU 4 : ENSEIGNEMENT DES LANGUES ÉTRANGÈRES, ROYAUME-UNI, DÉPENSES TOTALES ET PAR ÉLÈVE (2002-2003)

Groupe d’années scolaire

Dot. hebd. moy. L.E. (x 60 min.)

Elèves concer-nés (%)

Exposi-tion moyenneaux L.E..(x 60 min.)

Part horaire L.E. (x 60 min.)

Ajuste-ment ensem-ble UK

Dép. / élève pour L.E.(€), UK (µ=4954)

Effectifs (moyenne linéaire )

Dépense totale(€)

ANGLETERRE ET PAYS DE GALLES KS1 0 -- 0 0 0 0 1.672.728 0 KS2 0,5 33 0,167 0.009 0.01 49.5 3.345.456 165.600.072 KS3 2,25 100 2,25 0.1125 0.124 614.3 2.509.592 1.541.642.366 KS4 1,5 66 1 0.05 0.055 272.5 1.672.278 455.695.755 Dépense totale 2.162.938.193 La dépense totale d’un peu plus de 2 milliards d’Euros, rapportée à la population du Royaume-Uni, revient à un dépense annuelle par habitant légèrement supérieure à € 36 (€ 36.25). La comparabilité entre les chiffres français, basés sur l’année 2003-2004 avec les chiffres britanniques, basés sur l’année 2002-2003, n’est assurément pas parfaite ; cependant, à titre d’ordre de grandeur, on peut admettre que par rapport à la France, prise ici comme référence, le Royaume-Uni économise actuellement 100 Euros par habitant et par an du simple fait de la prédominance de l’anglais. Ceci représente environ 6 milliards d’Euros par année. L’économie pour l’ensemble des anglophones d’Europe vaut même 400 millions d’Euros supplémentaires, si l’on ajoute quelque 4 millions de résidants de la République d’Irlande. 76 Source : http://www.dfes.gov.uk/rsgateway/DB/VOL/v000538/ed_train_final.pdf.

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On fera ici l’hypothèse qu’en cas d’adoption du « tout-à-l’anglais », les pays anglophones ne réduiraient pas davantage leur effort d’enseignement des langues étrangères, tandis que les autres États, dont la France prise ici comme référence, n’augmenteraient pas le leur ; tout au plus admettrait-on que la première langue étrangère serait obligatoirement l’anglais (comme le recommande le Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École), mais que l’effort financier total ne serait pas modifié. C’est là une hypothèse forte, puisque l’adoption du « tout-à-l’anglais » accroîtrait certainement la pression pour la généralisation de l’anglais précoce. Néanmoins, dans la mesure où cette évolution pourrait s’accompagner d’une désaffection envers les autres langues étrangères, il n’est pas déraisonnable d’admettre, pour les besoins de cette étude, que le total resterait inchangé. Dès lors, on conservera, comme estimation (prudente) de la dépense pour l’enseignement des langues étrangères en France et au Royaume-Uni, en cas de « tout-à-l’anglais », les sommes de :

CLE1F = € 8,235 md

CLE1UK = € 2,163 md

Qu’en est-il des autres scénarios ? À nouveau, la complexité de la comparaison va nous conduire à quelques simplifications fortes, dont l’essentiel a été exposé plus haut dans cette même section, notamment en ce qui concerne l’introduction de l’espéranto comme première langue étrangère. On admettra en outre que dans le scénario 2 (plurilinguisme), tous les pays font le même effort d’apprentissage des langues étrangères. Dans un scénario de plurilinguisme pur, on y lirait le résultat d’un positionnement égalitaire de tous les États membres. Dans la forme particulière de plurilinguisme que nous avons dû supposer afin d’être certains que l’apprentissage d’un nombre raisonnable de langues étrangères garantit toujours l’intercompréhension, il en va un peu différemment : en effet, les personnes de langue maternelle anglaise, française ou allemande pourraient se contenter d’apprendre une seule langue étrangère (faisant nécessairement partie de ce trio) pour avoir, au même titre que les autres résidents européens, la maîtrise de deux des trois langues du trio ; cette condition garantit l’intercompréhension directe dans tout sous-groupe d’Européens tirés au hasard, quel que soit leur nombre et leurs répertoires linguistiques. Pour simplifier, on admettra que le scénario du plurilinguisme suppose que même le Royaume-Uni, l’Irlande, la France, la Belgique francophone, le Luxembourg, l’Allemagne et l’Autriche enseignent deux langues étrangères à leurs résidents, en application du modèle « 1+2 » que recommandent Bruxelles et Strasbourg. On supposera donc ici que l’on en étudiera dans toute l’Europe au moins deux langues étrangères, partout avec le même degré d’efficience, c’est-à-dire avec la même dépense par tête pour le même résultat. On obtient donc (pour deux langues étrangères, c’est-à-dire en faisant abstraction de la possibilité d’en enseigner davantage):

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CLE2F = CLE2

UK≅ € 8,235 md CLE3

F = CLE3UK = € 4,118 md

Il saute donc aux yeux que même avec les hypothèses très prudentes retenues tout au long de notre raisonnement, la France aurait tout intérêt à encourager le scénario 3, qui lui ferait économiser plus de 4 milliards d’Euros par année ; les autres États européens y gagneraient également, dans une mesure qui est bien entendu fonction de leurs effectifs scolaires ; tandis que le Royaume-Uni, bien évidemment, n’y aurait aucun avantage, car voir sa langue nationale mise sur le même pied que le français et l’allemand lui coûterait plus de 6 milliards d’Euros de plus par année dans l’hypothèse du plurilinguisme (scénario 2), et près de 2 milliards d’Euros de plus par année dans l’hypothèse d’un passage généralisé à l’espéranto (scénario 3). Produit du réinvestissement dans l’éducation Les montants ainsi épargnés par les pays de langue anglaise peuvent être réinvestis ailleurs dans la formation et la recherche ; cet investissement produit un certain rendement. Étant donné que les placements hors risques génèrent une rentabilité moyenne de 3 à 5%, et que les analyses coût-bénéfice supposent en général un coût d’opportunité du capital de 10%, on retiendra ici un taux de rendement de 7% comme solution moyenne. Ce taux, appliqué à l’économie de € 6 md estimée plus haut, dégage une rente annuelle de l’ordre de 420 millions d’Euros.77 Nous sommes à présent en mesure de rassembler les différents éléments calculés jusqu’ici pour une comparaison d’ensemble des trois scénarios. 6.6 Bilan comparatif Livrons-nous d’abord à une petite addition : le total cumulé des avantages que retire le Royaume-Uni de la préséance actuelle de l’anglais est résumé dans le tableau 5 :

77 Si l’on se place non pas du point de vue des finances publiques, mais de l’économie dans son ensemble, on peut ajouter aux montants épargnés ceux qui résultent du moindre effort dans la traduction depuis et vers d’autres langues (€ 2,2 md par année). La rente ainsi dégagée chaque année se monte alors à 574 millions d’Euros.

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TABLEAU 5 : TRANSFERTS ANNUELS NETS EN FAVEUR DU ROYAUME-UNI MILIONS D’EUROS, 2002-2004

a : Dans les cases où figurent deux montants, le premier résulte de l’application d’un multiplicateur de 2,75 au montant direct estimé ; le second est basé sur le montant total rapporté par Phillipson après ajustements (2003 : 77).

En termes de rentrées nettes ou de dépenses évitées (« Montant direct » dans le tableau 5), la préséance actuelle de l’anglais rapporte actuellement au Royaume-Uni plus de 10 milliards d’Euros annuels. Par contre, on pourrait aussi se baser, pour l’estimation des marchés privilégiés, non pas sur le montant direct des dépenses évaluées sur la base des informations du British Council, mais sur l’estimation officielle du gouvernement britannique (soit quelque € 13 md au début des années 2000, qui représenteraient sans doute plus de € 15 md actuellement, mais que nous avons proposé d’évaluer, très prudemment, à € 6.75 md au titre des marchés privilégiés dans un contexte spécifiquement européen). Pour prendre la pleine mesure des avantages que retire le Royaume-Uni de cette situation, on peut en outre rappeler que les montants épargnés sur la communication et sur l’enseignement des langues étrangères dégagent une forme de rente annuelle de l’ordre de 574 millions d’Euros. Dans ce cas, le montant total de la valeur que représente actuellement, pour le Royaume-Uni, la préséance de l’anglais, est de l’ordre de € 17,399 md. Là aussi, l’estimation reste basée sur une utilisation prudente des données disponibles On peut donc raisonner avec une fourchette allant de 10 à 17 milliards d’Euros annuels, selon que l’on tient compte ou pas d’effets multiplicateurs et du rendement des montants que le principal pays anglophone d’Europe peut actuellement économiser. À titre de comparaison, le budget du gouvernement central britannique s’élevait, en 2003-2004, à quelque 400 milliards de livres78, soit environ 584 milliards

78 Source : http://www.statistics.gov.uk/pdfdir/psa0604.pdf .

POSTE MONTANT DIRECT EFFET MULITPLICATEURa OU RENTE DÉGAGÉE

Marchés privilégiés 1.875 5.156 à 6.750 Économie d’effort pour la traduction et

l’interprétation 2.200 154

Économie dans l’enseignement des langues étrangères 6.000 420

Total 10.075 5.730 à 7.324

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d’Euros. Le PIB nominal britannique s’élevait en 2004, quant à lui, à environ 1710 milliards d’Euros79 ; environ 1 % de ce total est donc imputable à la dominance actuelle de l’anglais. Ces ordres de grandeur doivent, rappelons-le, s’entendre non compris tous les effets symboliques, des effets induits sur la diffusion de biens et services culturels en langue anglaise, et de la position privilégiée dont jouissent les locuteurs natifs de l’anglais dans les situations de négociation et de conflit, ce qui est inévitablement à l’origine d’autres bénéfices financiers. Cet état de fait est financé par les autres États, notamment européens (rappelons qu’on a tenté, dans les pages qui précèdent, de ne prendre en compte que les flux qui apparaissent dans le contexte des échanges intra-européens), qui acceptent en outre, pour cela, de doubler leurs factures nationales pour l’enseignement des langues étrangères. L’hégémonie linguistique est donc, sans aucun doute possible, grossièrement inéquitable. Rappelons à nouveau que ce n’est nullement la langue anglaise en tant que telle qui est en cause, mais bien l’hégémonie linguistique comme mode de fonctionnement, quelle que soit la langue au bénéfice de laquelle elle s’est établie. Il serait donc curieux de souhaiter la renforcer, comme le suggèrent tous ceux qui proposent d’accorder à une langue nationale (anglais ou autre) un statut de ce type. Un tableau synoptique (Tableau 6) permet de comparer d’un coup d’œil les différentes options. Pour ce tableau, nous ne prenons en compte que la colonne des « montants directs » du tableau 5.

79 Source : http://epp.eurostat.cec.eu.int/portal/page?_pageid=1996,39140985&_dad=portal&_schema=PORTAL&screen=detailref&language=fr&product=Yearlies_new_economy&root=Yearlies_new_economy/B/B1/B11/daa10000

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L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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Quelques commentaires peuvent aider à interpréter ce tableau.

◊ Le net avantage du scénario espérantiste ne doit pas surprendre, puisqu’il reflète à la fois l’efficience de cette langue et son équité sans pareille. La prise en compte de l’équité dans le classement des scénarios devrait donc amener à retenir le scénario 2 ou 3. En effet, si le principe de différence rawlsien s’entend sous réserve d’une certaine garantie d’efficience, on voit que celle-ci n’est aucunement servie par le scénario 1.

◊ La prise en compte des valeurs non-marchandes amènerait à renforcer l’attrait du scénario 2, car celui-ci favorise la visibilité quotidienne de la diversité des langues et des cultures ; en revanche, il accuserait les défauts du scénario 1, car c’est celui qui fait courir les plus grands risques d’uniformité.

◊ La prise en compte explicite et séparée de dimensions symboliques, liées à l’ancrage historique et politique des cultures européennes (et dans la mesure où de telles dimensions n’auraient pas pu être saisies par le biais des valeurs non marchandes), renforce ces conclusions.

◊ Les montants évalués ici portent sur une année de calendrier ; ils s’additionnent d’année en année, et renforcent une dynamique de plus en plus difficile à renverser, et dans laquelle ces montants eux-mêmes pèseront de plus en plus lourd.

Si le scénario du « tout-à-l’anglais » se révèle, vérification faite, le plus coûteux et le moins équitable des trois, comment se fait-il qu’il continue à recueillir une telle adhésion ? Comment expliquer qu’une alternative préférable au plan de l’efficience et de l’équité ne soit jamais sérieusement envisagée ? Quelles orientations peuvent-elles être envisagées à court et à long terme, compte tenu des résultats obtenus jusqu’ici ? Telles sont les questions qu’aborde le septième et dernier chapitre.

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CHAPITRE 7 QUELLES STRATÉGIES ?

7.1 Stratégie de long terme Le scénario 1 (« tout-à-l’anglais ») présente des risques sérieux d’uniformisation et ne saurait prévenir la provincialisation de la langue française et des autres langues d’Europe, hormis l’anglais. Le scénario 2 (« plurillinguisme ») est certes appuyé — du moins au niveau des principes généraux et dans une version des plus floue — par tout le discours de l’officialité européenne. Cependant, outre que ce discours ne semble guère avoir de portée dans les faits, ce scénario n’est crédible que s’il incorpore une série de mesures qui norment assez étroitement les contextes communicationnels. Ceci suppose une ingénierie subtile, car elle ne peut fonctionner que si elle retourne à son avantage la double logique de l’utilisabilité et du maximin (ou au moins neutralise ces forces dans les contextes où elles s’exerceraient en faveur de l’anglais) ; la démarche est d’autant plus délicate que ces mesures nécessaires au succès du scénario 2 peuvent être perçues comme artificielles et contraignantes. Il ne fait donc guère de doute, au vu des estimations qui précèdent, et plus encore si l’on tient compte du rôle des dimensions historiques et symboliques qu’elles n’incorporent pas, que le scénario 3 constitue, d’un point de vue analytique général, la meilleure solution. Quelques travaux tentent d’examiner, souvent à l’aide d’approches très techniques ancrées dans la théorie des choix rationnels, pourquoi une telle évidence ne s’est pas encore traduite dans la réalité des politiques éducatives (Pool, 1991b ; Selten et Pool, 1997 ; Güth, Strobel et Wickström, s.i.d.), malgré sa pertinence en termes pédagogiques (Piron, 1994), financiers (Haszpra, 2003), ou encore dans une réflexion humaniste (Mullarney, 1999). On peut y chercher des explications psychologiques (Piron, 1994) ou historiques (Forster, 1982 ; Ministère de l’instruction publique [Italie], 1995). Fettes (1991) combine plusieurs niveaux d’analyse dans un texte remarquablement nuancé.

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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L’examen de ces vastes questions nous emmènerait trop loin. Sur la base de l’approche de type « analyse de politiques » des chapitres précédents, dont les conclusions convergent avec la littérature citée ci-dessus, je me contenterai de tracer les contours de ce qui pourrait être une stratégie d’enseignement des langues visant le long terme, soit au moins une génération. Dans une deuxième section, je tenterai d’esquisser une stratégie de court terme. La distinction entre les deux est essentielle. En effet, toute suggestion de recourir à l’espéranto est fréquemment rejetée d’office, souvent sans l’ombre d’un argument ; il serait donc totalement illusoire de chercher à la mettre en place à brève échéance. La mise en place du scénario 3 n’est envisageable que sous trois conditions. La première relève de l’intendance et ne pose pas de problème majeur ; les deux autres sont plus difficiles, mais comme on a pu le voir, l’ampleur des enjeux financiers et symboliques est en rapport avec la difficulté de ces défis. Formation et recrutement des enseignants On passera rapidement sur la question de la formation des enseignants. Si le scénario est conçu pour être mis en place petit à petit en l’espace d’une génération, on a amplement le temps nécessaire pour former des enseignants en nombre suffisant. Je me bornerai donc à citer ici Haszpra, étant entendu que la question mériterait, le cas échéant, d’être traitée de façon considérablement plus détaillée : « [les professeurs d’espéranto] peuvent être formés très rapidement à partir de l’effectif actuel de professeurs [de langues]. Les professeurs de langue ont une compétence d’apprentissage des langues supérieure à la moyenne et sont déjà formés à la méthodologie de l’enseignement des langues. Pour eux, un cours d’espéranto de 200 heures est à l’évidence plus que suffisant pour qu’ils deviennent capables de commencer à l’enseigner […]. Les expériences faites en Europe de l’Est ont montré qu’après les changements politiques survenus aux alentours de 1990, de nombreux professeurs de russe ont appris une autre langue et, après un laps de temps relativement court, étaient capables d’enseigner l’anglais, l’allemand, ou le français au niveau requis. Enfin, un professeur peut enseigner l’espéranto à près de dix fois plus d’élèves qu’une autre langue, car le temps d’apprentissage nécessaire est dix fois plus court [on retrouve donc ici le ratio de 1:10 signalé au chapitre précédent—FG]. On peut en dire autant de l’enseignement de l’espéranto aux adultes [qui] pourraient consacrer le temps requis à l’apprentissage de l’espéranto alors qu’ils n’arriveraient que difficilement à trouver assez de temps pour apprendre une langue naturelle » (2003 : 6 ; ma traduction). Sans même tabler sur ce fameux rapport de 1 à 10, il est plus que probable que la formation des formateurs ne constitue pas un obstacle au scénario 3. Passons donc aux deux autres conditions, nettement plus difficiles à remplir. Information et évolution des mentalités

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La deuxième condition est que l’on parvienne à surmonter toutes sortes de préventions fort répandues. Ceci exige un très gros effort d’information (au public, aux politiques, aux administrations, aux médias, aux décideurs du secteur privé) et de flexibilité intellectuelle afin de faire évoluer les mentalités (selon toute apparence, chez les mêmes groupes d’acteurs). Sans doute faut-il, pour cela, combattre nombre de préjugés — mais comme le dit Pool : « la langue est un domaine dans lequel tant les spécialistes que les laïcs semblent avoir des croyances extraordinairement obstinées » (Pool, 1991a : 7 ; ma traduction). Peut-être faut-il mettre en évidence les ressorts d’une forme d’aliénation linguistique déjà identifiée, voici fort longtemps, par Gobard (1976). Cela dit, il n’est nul besoin, pour proposer une politique de gestion de la diversité accordant à l’espéranto une place centrale, de se référer à la notion d’impérialisme (comme le fait Bernard Cassen dans le Monde Diplomatique de janvier 2005). Même si l’utilisation de ce concept peut éclairer d’un jour fort intéressant la macro-dynamique des langues et certains de ses rouages institutionnels (comme le montre Phillipson, 1992), elle n’est pas nécessaire, car pour aboutir à recommander le scénario 3, il suffit, comme on vient de le faire, de procéder à quelques estimations des coûts. La prise en compte de l’équité ne peut que renforcer cette conclusion. Cependant, il n’est peut-être pas non plus inutile de réfléchir à la fascination qu’exerce le pouvoir, et de retourner au Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie. Ce travail de fond sur l’information et sur les mentalités peut naturellement s’appuyer sur les faits et chiffres rapportés dans cette étude et la littérature à laquelle elle se réfère. Il reste cependant un considérable travail d’analyse et de traitement des faits à réaliser. Il n’y a pas lieu de s’attarder ici sur certaines objections classiques déjà amplement réfutées ailleurs (Fettes, 1991 ; Piron, 1994 ; Grin, 2004c) ; à ma connaissance, toutefois, on ne dispose pas encore d’un argumentaire par rapport à la question de l’investissement déjà réalisé, non seulement en termes d’apprentissage effectué, mais aussi en termes de documents (en anglais) déjà stockés sous différentes formes. En effet, le contre-argument parfois entendu est celui que tout l’investissement déjà réalisé risquerait d’être perdu. Il n’est pas particulièrement difficile de réfuter cette objection, ne serait-ce qu’en recourant à certaines analogies : aurait-on dû, sous prétexte de coût, renoncer à passer au système métrique (comme les États-Unis, qui pratiquent toujours le système de mesure appelé, cela ne s’invente pas, « imperial ») ? Le passage à l’Euro aurait-il dû être refusé en raison des habitudes prises par les consommateurs et les entreprises, ou de l’existence des livres comptables tenus dans les monnaies nationales respectives ? Aurait-on dû renoncer à l’informatique parce que les machines à écrire devenaient inutiles ? De fait, toute innovation, tout changement, suppose des fonds perdus, des sunk costs. Par conséquent, il y aurait lieu, dans l’optique de la mise en œuvre sur le long terme du scénario 3, de prévoir la traduction de documents d’anglais en espéranto. Ce n’est du reste pas là un besoin

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

101

qui s’exprimerait à court terme : il ne prendrait de véritable importance qu’à partir du moment où une génération ayant étudié, comme langues étrangères, l’espéranto et une tierce langue qui ne serait pas forcément l’anglais, entrerait sur le marché du travail. De même, il faut prévoir une période de transition pendant laquelle des personnes ayant acquis l’anglais comme première ou deuxième langue étrangère devraient bénéficier d’un soutien particulier pour apprendre l’espéranto. Vu l’accessibilité de cette langue, l’investissement nécessaire à leur permettre de maîtriser l’espéranto au moins au niveau où elles maîtrisent actuellement l’anglais serait modeste. Cette évolution des mentalités n’est pas imaginable si elle ne s’ancre pas dans une compréhension fine des processus de subjectivation individuelle et collective des acteurs, notamment en tant qu’elle se déploie dans les champs de la diversité linguistique sociétale et du multilinguisme individuel. Il est donc indispensable d’entamer une réflexion de fond à ce propos. On peut pour cela partir de la nouvelle théorie des mouvements sociaux développée autour de Touraine et de Wieviorka, et prendre appui sur le concept de « moNdernisation » (Rossiaud, 1997) déjà présenté dans le chapitre premier. Cette réflexion n’a, à ma connaissance, pas encore été menée par rapport au choix sociaux des environnements linguistiques, mais elle reste nécessaire pour que les individus puissent se projeter dans le scénario 3, et que se développent les situations dans lesquelles le principe du maximin joue en faveur de l’espéranto. Coordination Le problème relève aussi, bien entendu, de la coordination au niveau européen, et plus particulièrement entre États membres. Ceux-ci demeurent souverains en matière éducative et sont certainement appelés à le rester longtemps. C’est donc au niveau de la coordination entre États80 que doit être réglée la question suivante. En l’absence de coordination, tout État est incité à adopter des politiques éducatives dont il espère qu’elles favoriseront la réussite économique de leurs citoyens, voire lui donneront un avantage concurrentiel sur le vaste marché du travail européen. Dès lors, si un pays se lançait seul dans le scénario 3, et même si l’opinion était largement acquise à une telle entreprise, les résultats seraient catastrophiques pour lui : ils reviendraient à isoler le pays et ses résidents du reste de l’Europe, et supposerait l’investissement dans des compétences linguistiques sans aucune valeur marchande. Les ressortissants d’autres États qui continueraient à enseigner prioritairement l’anglais verraient, toutes autres choses égales par ailleurs, la rentabilité de leur compétences en anglais augmenter. On a vu dans la section 3.4 que cet avantage est peut-être voué à l’érosion, mais nul ne s’en inquiète encore ; à

80 Peut-être selon la même logique que les concordats intercantonaux qui règlent, en Suisse, certains aspects de la politique éducative.

102

court terme en tout cas, l’adoption du scénario 3 par un État isolé inciterait tous les autres à continuer à enseigner l’anglais. Par contre, tout change si les États entament une réflexion conjointe sur leur intérêt commun, et si la plupart des pays adoptent ensemble le scénario 3. En l’espace d’une génération, des transferts injustes de milliards d’Euros peuvent être éliminés, et à l’échelle de l’Union Européenne, une économie nette de l’ordre de 25 milliards d’Euros annuellement peut être réalisée.81 À titre de comparaison, l’intégralité des dépenses budgétées pour 2005 par l’Union Européenne est de 116,55 milliards d’Euros.82 On voit mal au nom de quelle logique 23 des 25 États membres devraient continuer à accorder aux deux autres un cadeau qui leur coûte, rien qu’au niveau du système éducatif, la bagatelle de 26,7 milliards d’Euros chaque année,83 d’autant plus que cet effort massif laisse la majorité des citoyens européens en situation d’infériorité. Devant un intérêt si évidemment convergent, et qui plus est parfaitement compatible avec les exigences de la justice sociale, la sagesse devrait donc amener les États à s’entendre pour une mise en place progressive et coordonnée du scénario 3. Naturellement, cette coordination entre États ne doit pas porter que sur la politique éducative ; elle doit aussi se préoccuper de la deuxième condition, c’est-à-dire la diffusion d’information et l’évolution des mentalités. 7.2 Stratégie de court terme À court terme, cependant, il est exclu de proposer le scénario 3 ; qui plus est, la simple annonce publique qu’un tel scénario devrait être sérieusement envisagé à horizon de vingt ou vingt-cinq ans serait ridiculisé par de larges segments de 81 Ce montant est obtenu comme suit, en extrapolant à partir de la dépense annuelle par habitant en France, qui se monte actuellement à € 137. On a vu que l’adoption du scénario 3 permet de diviser ce chiffre par deux et de le ramener à € 68.50, arrondi ici à 68. Ce chiffre (qui financerait, avec les dotations horaires actuelles en France, l’apprentissage de deux langues étrangères) vaut, par extrapolation, pour les 86% de la population de l’Europe des 25 vivant dans un pays dont la langue principale n’est pas l’anglais (cf. Annexe A1). En revanche, le système scolaire qui sert les 14% de la population européenne vivant dans l’un de ces deux pays devraient apprendre l’espéranto. Supposons que le Royaume-Uni et l’Irlande s’alignent également sur un système scolaire avec deux langues étrangères (espéranto plus une langue tierce) ; par rapport à la dépense par habitant actuelle au Royaume-Uni (dont on supposera ici qu’elle vaut aussi pour la République d’Irlande), qui se monte à € 36 par habitant et par an, ceci suppose une augmentation de € 32. Étant donné une population résidente totale dans l’Europe des 25 de 457 millions, on calcule : 457 x [(68 x 0,86) – (32 x 0,14)] = 457 x 54 = € 24,678 md. À noter que l’on ne dispose pas de données sur le pourcentage de personnes qui, dans l’Europe des 25, ont l’anglais comme langue maternelle (indépendamment du pays de résidence). Pour l’Europe des 15, l’enquête Eurobaromètre n° 54 indique un chiffre de 17,2%. 82 Source : http://www.info-europe.fr/document.dir/fich.dir/QR001028.htm . 83 Ce montant est obtenu comme suit : 0,86 x 457 x 68 = € 26,725 md.

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

103

l’opinion, tant est grande l’emprise de la croyance qu’il n’existe aucune alternative à l’hégémonie de l’anglais. Tout le monde a oublié que de nombreux États appuyaient, à l’époque de la SDN, l’adoption de l’espéranto comme langue internationale84 ou que les assemblées plénières de UNESCO ont adopté, en 1954 et en 1985, des résolutions favorables à l’espéranto. Si le scénario 3 est inapplicable à court terme, il serait dangereux de se rabattre sur le scénario 1, en raison de la difficulté de plus en plus grande qu’il y aurait à faire machine arrière ; de fait, de nombreux observateurs, à commencer par van Parijs (2001b, 2004a, 2004b) estiment que le processus engagé en faveur de l’anglais est de toute façon irréversible. C’est là une raison de plus pour soutenir, à court, voire à moyen terme, le scénario 2, c’est-à-dire celui du plurilinguisme. Les déclarations d’intention des institutions européennes vont du reste toutes dans ce sens ; il est donc nécessaire de leur donner une réelle substance. Ceci exige d’aller bien au-delà du Plan d’Action (Commission européenne, 2004). L’aspect « enseignement des langues étrangères » n’en est que la partie la plus évidente, et c’est pourquoi il n’en sera même pas question ici. Le plus important, pour que l’enseignement de langues autres que l’anglais ne soit pas un simple alibi et que les compétences dans d’autres langues soient dûment valorisées, est de créer, autant que possible, les contextes institutionnels dans lesquels des langues autres que l’anglais soient l’aboutissement du processus de maximin. En effet, il est primordial de comprendre que le seul apprentissage de plusieurs langues par les citoyens européens ne suffit pas à garantir à moyen et long terme une interaction réellement plurilingue ou, partant, la diversité de la communication linguistique en Europe. De telles mesures d’accompagnement sont donc indispensables. Il n’est pas possible ici de définir l’ensemble des mesures qui pourraient être prises dans ce sens, car elles doivent s’inscrire dans le cadre d’une politique linguistique structurée cohérente. On peut cependant faire l’hypothèse que ces mesures devraient notamment impliquer : 1) la défense générale du plurilinguisme dans toutes les institutions européennes et

dans un maximum de situations ; 2) l’exigence, pour les employés de ces institutions, notamment à partir d’un certain

niveau hiérarchique, d’un trilinguisme démontré, tandis que le bilinguisme ne devrait donner droit à aucune prime ou à aucun avantage particulier ;

84 Le dossier avait à l’époque (septembre 1922) été bloqué par la France. Léon Béard, alors Ministre de l’éducation nationale, avait même fait « interdire dans toutes les écoles françaises l’enseignement et la propagande pour l’espéranto, comme vecteur dangereux d’internationalisme et comme concurrent au rôle de la langue française dans le monde » (Ministero della Pubblica Istruzione [Italie], 1995).

104

3) l’interdiction de toute dérive dans la politique du personnel des institutions européennes, en particulier des offres d’emplois exigeant l’anglais comme langue maternelle85 ;

4) la définition, dans le cadre du fonctionnement de ces institutions, de contextes qui excluent les langues les plus dominantes, à commencer par l’anglais mais parfois aussi le français et l’allemand. Ceci peut supposer le recours au système de rotation sud-africain, ou la définition, pour différentes directions générales de la Commission européenne, de modalités de communication interne à trois langues, en s’assurant qu’aucune des trois n’est présente en toute circonstance : en d’autres termes, il faut que les locuteurs natifs des langues privilégiées, et surtout de la plus privilégiée de toutes, l’anglais, soient confrontés à des situations où ils doivent utiliser d’autres langues, tandis que les personnes qui ne sont pas de langue maternelle anglaise, française ou allemande soient confrontés à des situations où il n’est pas possible de se contenter de recourir toujours à la même langue de la troïka. Ceci se traduirait par la définition d’un ensemble de N « régimes linguistiques ». Ce type d’arrangement peu surprendre. Toutefois, le lecteur peut aisément vérifier qu’en l’absence de telles mesures, il n’y aurait pas grand-chose pour empêcher que la mise en oeuvre, parfaitement naturelle, du principe du maximin conduise à l’hégémonie linguistique bien évidemment, en faveur de l’anglais ;

5) la diffusion d’information et la sensibilisation du public et des médias au problème de la justice linguistique, afin de faire comprendre la nécessité de telles interventions ;

6) l’encouragement des échanges internationaux d’écoliers et d’étudiants, non pas de façon indistincte (ce qui se traduit en général par une avancée de l’anglais — comme l’écrit De Swaan (2002) : « the more languages, the more English »), mais de façon ciblée, en direction de langues autres que l’anglais et, autant que possible, dans le cadre de partenariats entre États membres ;

7) une fermeté absolue des États en matière de préséance de leur droit à prendre des dispositions concernant la langue de l’étiquetage des produits, dispositions qui doivent primer juridiquement sur le principe de la libre circulation des biens et services entre les États membres ;

8) l’encouragement à la visibilisation de toutes langues européennes sur pied d’égalité, dans la communication écrite et orale des administrations et des entreprises ;

85 Voir English mother tongue only… 1000 European jobs for English native speakers, http://lingvo.org/zz/2/15 . Cette pratique a pris fin après de nombreuses protestations, y compris au Parlement européen (voir la question écrite E-4100/00 du parlementaire Bart Staes, 10 janvier 2001).

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

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9) le maintien de services de traduction et d’interprétation performants, car même sous l’hypothèse d’une priorité générale accordée à trois langues (par exemple, l’anglais, l’allemand et le français), l’intercompréhension intégrale n’est pas systématiquement garantie, et doit être complétée par une offre très large de traduction et d’interprétation, au moins entre les langues bénéficiant de cette priorité ; ceci renvoie au système dit « oligarchique » dans l’annexe 2.

Le scénario 2 ne dispense nullement, bien au contraire, d’entreprendre un effort de coordination entre États membres, ainsi qu’une analyse de fond sur le sens et les fonctions identitaires du multilinguisme individuel dans le quotidien et les projets des individus. Si l’adoption de telles mesures, dans le cadre du scénario 2, parvient à stabiliser un environnement linguistique européen réellement plurilingue, il peut être conservé à long terme, et le scénario 3 n’est alors plus à considérer comme une nécessité. Sans doute le scénario 2 est-il plus coûteux, que ce soit en termes éducatifs ou en termes de mesures d’accompagnement, qui ne se limitent pas à l’offre de traduction et d’interprétation. En revanche, il est beaucoup moins inéquitable que le scénario 1, et c’est lui qui garantit, plus que les deux autres scénarios, un contact fréquent avec la diversité. Dès lors, le rapport entre ses bénéfices et ses coûts peut être considéré comme tout à fait raisonnable. Il ne faut cependant pas perdre de vue le fait qu’en tant que scénario, le plurilinguisme peut être relativement fragile, et l’environnement linguistique s’avérer instable ; le mise en œuvre des mesures d’accompagnement du type de celles qui sont énumérées ci-dessus exige par conséquent une grande vigilance. Pour le même type de raisons, il peut être tout à fait justifié, dans un approfondissement ultérieur de ce type d’analyse, d’examiner les possibilités de combinaison entre les scénarios 2 et 3. 7.3 Conclusion générale Le constat final peut sembler amer. La politique que recommandait le Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École’ est assurément la plus simple ; on a toutefois pu voir, au fil de la présente étude, que d’un point de vue de politique publique, c’est peut-être la plus mauvaise des solutions. Ce n’est pas, et de très loin, la meilleur marché ; c’est par ailleurs la plus inéquitable ; et elle condamne le français, et avec lui toutes les langues d’Europe sauf l’anglais, à la provincialisation. Certains parleraient même d’inféodation, avec toutes les conséquences géopolitiques et culturelles incalculables que cela comporte. Si une solution aussi peu attrayante est souvent recommandée, c’est sans doute parce qu’elle résulte d’une analyse effectuée à l’intérieur d’un cadre trop restreint. Étant donné qu’en l’absence de coordination, il existe une forte incitation à converger vers l’anglais, il est effectivement tout à fait logique de recommander qu’on

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l’enseigne et qu’on l’apprenne. Mais cela revient à ignorer toute la dynamique des langues. Celle-ci doit être prise en compte autant pour l’analyse que pour la formulation de recommandations. Le caractère très particulier de la langue, qui en tant qu’outil de communication donne naissance à des réseaux, mais qui est aussi un élément crucial de l’identité individuelle et collective, interdit les solutions simplistes. Il n’est guère surprenant, somme toute, que le fait de ne pas tenir compte (ou pas assez) de cette complexité puisse conduire à des choix inefficaces en termes d’allocation des ressources, injustes en termes de distribution des ressources, dangereux pour la diversité linguistique et culturelle, et très préoccupants en termes géopolitiques, tout en ayant l’apparence trompeuse de l’évidence. Il est donc nécessaire, pour sortir de l’impasse, d’élargir le cadre de la réflexion et de repenser la question de l’enseignement des langues étrangères avec une logique plus vaste, dans laquelle un plus grand nombre de paramètres puissent être réexaminés. L’une des conséquences les plus importantes d’un tel élargissement est qu’il replace la possibilité d’une coordination entre États au centre de l’élaboration des stratégies. Dès que le cadre est ainsi élargi, le problème change du tout au tout : s’il n’est pas facile, il devient soluble – pour le plus grand bénéfice du contribuable, de la justice sociale, et de la diversité des langues et des cultures.

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L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

119

ANNEXES

Annexe A1 : Compétences linguistiques des Européens

A1.1 : Anglais à titre de langue étrangère, par pays et par groupe d’âge

Europe des 15, 2000 Niveau « très bon » ou « bon », données nationales non pondérées

Groupe d’âge 15-25 26-44 45-64 65+ Écart inter-gén. tot.

Écart inter-gén. réc.

Total pays

Allemagne (ouest) 54,8 40,4 32,3 13,8 41,0 14,4 34,6 Allemagne (est) 47,7 22,5 10,9 4,0 43,7 25,2 18,6 Autriche 50,9 33,6 18,6 10,2 40,7 17,3 29,4 Belgique 49,5 33,8 24,7 8,7 40,8 15,7 29,5 Danemark 74,4 66,2 50,2 31,3 43,1 8,2 56,1 Espagne 29,8 18,7 6,0 1,3 28,5 11,1 15,3 Finlande 59,6 47,4 21,3 6,2 53,4 12,2 36,9 France 42,0 28,7 15,2 5,4 36,6 13,3 24,4 Grèce 67,3 36,9 12,0 4,9 62,4 30,4 29,4 Italie 45,3 26,9 7,8 2,3 43,0 18,4 21,5 Luxembourg 46,2 43,5 36,0 32,5 13,7 2,7 40,3 Pays-Bas 76,0 73,2 53,0 38,1 37,9 2,8 63,7 Portugal 42,6 24,9 9,7 2,3 40,3 17,7 21,3 Suède 93,1 86,9 72,5 55,1 38,0 6,2 78,3 Écart max-min 63,3 68,2 66,5 53,8 - - 63,0 Europe des 15 (N pondéré)* 40,2 30,3 18,5 8,5 31,7 9,9 24,6

* : Royaume-Uni et Irlande compris Source : Enquête Eurobaromètre (INRA, 2001) ; tableau inédit.86

86 L’auteur remercie Philippe van Parijs, par l’intermédiaire duquel la base de données a été obtenue.

120

Les données indiquent un net accroissement du pourcentage de répondants qui disent avoir de « bonnes » ou de « très bonnes » compétences en anglais. Selon les pays, l’écart intergénérationnel total peut être plus ou moins marqué et l’accroissement des compétences déclarées en anglais peut être plus ou moins récent. Ainsi, l’accroissement total est particulièrement marqué en Grèce et en Finlande, et le mouvement s’est particulièrement accéléré en Grèce et dans les Länder de l’ancienne Allemagne de l’est. En revanche, l’écart entre pays demeure remarquablement constant pour tous les groupes d’âge en dessous de 65 ans. On relèvera aussi que c’est au Luxembourg que l’écart intergénérationnel total est le moins marqué (13,7%). Comme c’est également au Luxembourg que le plurilinguisme réel est sans doute le plus répandu, on peut s’attendre à ce que les Luxembourgeois aient, en moyenne, une vision plus réaliste de ce qu’implique véritablement la compétence dans une deuxième, troisième voire quatrième langue. L’apparente prudence des répondants luxembourgeois constitue une raison de plus pour interpréter les données Eurobaromètre avec précaution.

A1.2 : Anglais à titre de langue étrangère, par profession Europe des 15, 2000

Niveau « très bon » ou « bon », échantillon pondéré Royaume-Uni et Irlande exclus

Profession Effectif Pourcentage Fermier 174 12,7 Pêcheur 17 2,5 Profession libérale, statut d’indépendant 225 44.4 Artisan 631 23,0 Patron 206 44,6 Profession libérale, statut d’employé 105 61,6 Directeur, cadre supérieur 205 68,8 Cadre moyen 860 56,0 Employé, col blanc 1102 41,0 Employé, travail hors bureau (vente, etc.) 329 32,1 Employé, services (y c. hospitaliers) 747 37,7 Contremaître 115 30,4 Ouvrier, travail manuel qualifié 1384 14,6 Ouvrier non qualifié, domestique 672 13,7 Entretien du foyer 1582 17,3 Étudiant 1160 61,2 Au chômage ou en arrêt temporaire de travail 716 27,7 Retraité ou invalide 2865 12,5

Source : Enquête Eurobaromètre (INRA, 2001) ; tableau inédit.

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

121

Définition des niveaux de compétence (niveaux « très bon » et « bon » ; catégorie résiduelle : « élémentaire »). Très bonnes Je peux utiliser la langue avec succès et avec confiance dans toutes

les situations normales, avec quelques fautes et peu d’hésitations, par exemple : * je peux tenir une conversation à une vitesse normale avec un groupe d’interlocuteurs natifs du pays ; * je peux pleinement comprendre un jeu / film / journal dans la langue ; * je peux tenir avec succès des conversations téléphoniques sur des matières complexes ; * je peux écrire des lettres formelles.

Bonnes Je peux utiliser la langue dans des situations ordinaires, bien je fasse

certaines erreurs et hésite parfois, par exemple : * je peux tenir une conversation avec un interlocuteur natif du pays parlant lentement ; * je peux comprendre l’essentiel d’un jeu / film / journal dans la langue ; * je peux faire une simple demande de renseignements au téléphone ; * je peux échanger des lettres informelles / des e-mails avec des amis,

122

Annexe A2 : Régimes linguistiques pour l’Union Européenne87

Même si l’on peut imaginer une myriade de régimes linguistiques (surtout en proposant des régimes différenciés pour différentes institutions de l’Union), il est utile de se pencher sur quelques cas bien tranchés, qui s’appliquent à un ensemble à N langues, que celles-ci soient au nombre de 11 (comme avant l’élargissement de l’Union le 1er mai 2004) ou de 20 (depuis l’élargissement de l’Union, mais avant l’octroi d’un statut de pleine officialité à l’Irlandais en 2005). À l’instar des dispositions issues du traité de Rome de 1958, nous ne ferons pas la différence entre « langue officielle » et « langue de travail », et nous emploierons en général la première de ces deux expressions. Nous examinerons ici sept modèles (ou « régimes linguistiques »). En adoptant la terminologie proposée par Pool, nous appellerons les six premiers respectivement « monarchique », « synarchique », « oligarchique », « panarchique », « hégémonique » et « technocratique »88. Le septième, analysé par Gazzola, s’appelera « triple relais »89. Ces régimes se différencient selon plusieurs dimensions, à savoir : • l’octroi du statut d’officialité à un nombre plus ou moins élevé de langues parmi

les N+1 en présence : N langues d’États membres, plus une langue tierce, qu’il s’agisse d’une langue totalement externe à l’ensemble considéré (pour les besoins de l’exposé, disons le kiswahili), une langue artificielle (dont la plus répandue est de loin l’espéranto), ou encore une langue morte (par exemple le latin) ;

• un nombre de directions de traduction et d’interprétation plus ou moins élevé au sein de l’institution : si une seule langue est officialisée, ce nombre est égal à zéro ; à l’inverse, si toutes les N langues des États membres sont officialisées, le nombre de directions de traduction et d’interprétation à assurer s’élève à N(N-1)=N2-N ; enfin, si l’on adopte r langues relais, tout en conservant un statut d’officialité à toutes les langues de l’Union, il faut garantir r(2N-r-1) directions de traduction et d’interprétation.90

• l’effort d’apprentissage de langues étrangères requis des participants (parlementaires, fonctionnaires, etc.), qui peut être de zéro (si toutes les langues

87 Extrait de Grin (2004b). 88 Voir Pool, J., 1996, « Optimal Language Regimes for the European Union », International Journal of the Sociology of Language, 121, 159-179, ou Grin, F., 1997, « Gérer le plurilinguisme européen : approche économique au problème de choix », Sociolinguistica, 11, 1-15. 89 Voir Gazzola, M., 2003, La relazione fra costi economici e costi politici del multilinguismo nell’Unione europea. Tesi di Laurea. Milan : Università Commerciale Luigi Bocconi. 90 Voir Gazzola, op. cit., p. 49.

L’enseignement des langues étrangères comme politique publique

123

sont officialisées) ou de un (pour certains politiciens et fonctionnaires, dans tout régime où leur langue ne serait pas au nombre des langues officielles).

Les caractéristiques de ces sept régimes linguistiques sont résumées dans le tableau 1.

TABLEAU A2.1 : RÉGIMES LINGUISTIQUES POUR L’UNION EUROPÉENNE (N=20)

RÉGIME NOMBRE DE LANGUES

OFFICIELLES

NATURE DES LANGUES OFFICIELLES

DIRECTIONS DE TRAD. ET INTERPRÉT.

BESOINS D’APPRENTISSAGE DE

LANGUES ÉTRANGÈRES Monarchique 1 Une langue parmi N, par ex.

l’anglais 0 anglais, par tous les

non-anglophones Synarchique 1 Une langue tierce, par ex.

l’espéranto 0 espéranto, par tous

Oligarchique k, où 1<k<21

Sélection de k langues parmi N (par ex., anglais-français-allemand : k=3)

6 anglais ou français ou allemand, par les locuteurs d’autres

langues Panarchique 20 Toutes les N langues

présentes 380 aucun

Hégémonique 20 Toutes les N langues, dont l’une sert de pivot dans

l’interprétation-relais

38 aucun

Technocratique 21 Toutes les N langues, plus une langue tierce servant de

pivot dans l’interprétation-relais

40 aucun

« Triple relais » 20 Toutes les N langues ; trois d’entre elles servent de pivot

dans l’interprétation-relais

108 aucun

On peut aisément montrer que selon les priorités que l’on se donne, chacun de ces sept régimes peut s’avérer le meilleur. Par exemple, si les citoyens européens tiennent à l’égalité de traitement entre eux (thème sur lequel nous reviendrons plus loin), et si, dans ce but, on tient avant tout à éviter aux parlementaires le besoin d’apprendre une langue étrangère, on s’orientera vers le modèle panarchique ou le modèle technocratique. Le système du « triple relais » garantit une certaine égalité, mais privilégie les langues choisies comme relais, dans la mesure où il favorise la poursuite d’un important travail linguistique dans ces langues. Si l’on ajoute un critère supplémentaire, tel que la minimisation du nombre de directions de traduction, c’est le modèle technocratique (avec, par exemple, l’espéranto comme langue-relais) qui s’avère le meilleur.

124

Mais supposons à présent que les citoyens souhaitent avant tout éliminer (peut-être dans un souci d’économie) tout recours à l’interprétation, ils préféreront les modèles monarchique (et faire par exemple de l’anglais la seule langue officielle de l’Union européenne) ou synarchique (et ce serait alors, par exemple, l’espéranto qui deviendrait la langue officielle de l’Union). Si les Européens se montrent, en outre, soucieux d’égalité de traitement, le modèle monarchique doit bien sûr être écarté. Imaginons enfin que prime le critère de rapidité de communication (ce qui exclut le recours à une langue relais, qui rallonge le trajet que l’information doit parcourir entre l’émetteur et le récepteur), que l’on se refuse à opter pour des institutions unilingues, mais qu’on tienne en même temps à limiter les coûts : c’est alors le modèle oligarchique qui s’imposera. Bref, dès que l’on explicite les critères, on voit que plus aucune évidence ne s’impose en dehors de ceux-ci. Cela illustre, fort utilement, qu’il n’y a rien de « naturel » dans la dynamique des langues, mais que celle-ci n’est que la résultante de l’interaction entre de nombreux facteurs dont certains sont éminemment politiques ; le choix des langues de travail de l’Union est le produit d’un arbitrage entre priorités, et donc de jeux de pouvoir avant d’être celui d’une fatalité ou d’une quelconque loi physique.

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125

Avis du HCéé N° 19 – Octobre 2005

Le Ministre de l’éducation nationale, de l’enseigne-ment supérieur et de la recherche a demandé auHaut Conseil de l’évaluation de l’école de formulerun avis sur l’enseignement des langues étrangères etplus particulièrement sur le statut spécifique de l’an-glais comme première langue vivante étrangère 1.Pour répondre à cette sollicitation, le Haut Conseila demandé à François GRIN, professeur à l’Univer-sité de Genève et directeur adjoint du Service de larecherche en éducation du canton de Genève, de luiprésenter une étude sur l’enseignement des languesétrangères comme politique publique. Cette étude –qui comme tous les rapports commandés par le HautConseil n’engage pas celui-ci, mais reflète les ana-lyses et les propositions du rapporteur – est publiqueet peut être consultée sur le site du Haut Conseilhttp://cisad.adc.education.fr/hcee à la rubrique« publications ».

Le point de départ de cet avis : prendre encompte l’environnement linguistique.

La question de l’enseignement des langues intéresseévidemment les systèmes éducatifs en ce qu’ils sontdirectement responsables de la qualité et de l’effica-cité de cet enseignement. Et l’on sait que sur cespoints le système éducatif français doit s’interrogersur ses piètres résultats 2.

Mais ce n’est pas cet aspect de la politique éducativequi sera abordé ici, pas plus que celui du pilotagede la politique des langues à l’Éducation nationaleet de sa cohérence interne 3.Par ailleurs, cet avis s’entient à la question des langues vivantes étrangères etne traite ni des langues régionales, ni des langues

maternelles des populations immigrées ou d’origineimmigrée, ni a fortiori des langues anciennes.

Conformément au souhait du ministre, il s’efforced’aborder de front la contradiction que connaît notresystème éducatif pris entre la demande sociale du« tout-à-l’anglais » et l’affirmation politique de la« diversité de l’offre »4. Pour ce faire, il s’intéresse àl’environnement linguistique – environnement euro-péen, voire mondial – dans lequel nous vivons (etsurtout dans lequel nous voulons ou pouvons vivre).En effet, cet environnement linguistique conditionnelargement les pratiques en matière d’enseignement deslangues. On se situe donc en amont de l’enseignementdes langues, pour envisager quelles langues étrangèresenseigner en fonction des orientations retenues pourla politique linguistique au plan européen ou descontraintes qu’impose celle-ci.

QUELLE POLITIQUE LINGUISTIQUE POURQUEL ENSEIGNEMENT DES LANGUES ?

AVISDU HAUT CONSEIL DE L’ÉVALUATION DE L’ÉCOLE

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aut onseilde l’ valuation de l’ cole

1. « La maîtrise d’une langue étrangère devient, dans le cadre européen,une des conditions nécessaires à une insertion professionnelle réussie etl’incapacité à s’exprimer ou à échanger dans une langue autre que lefrançais constitue désormais un handicap important. Dans ce contexte,l’enseignement des langues étrangères, de l’école élémentaire au lycée,constitue un véritable sujet de préoccupation, notamment si l’on se réfèreaux résultats obtenus par les élèves français lors des opérations internatio-nales d’évaluation. Aussi, je souhaiterais qu’à la lumière de ces résultats etdes expériences qui ont pu être conduites dans certains pays étrangers, leHaut-Conseil de l’Évaluation de l’École puisse formuler un avis sur ce sujetet plus particulièrement sur le statut spécifique de l’anglais comme premièrelangue vivante étrangère ainsi que sur le niveau le mieux adapté pourdébuter l’apprentissage d’une seconde langue vivante ». Lettre du Ministreau Président du Haut Conseil en date du 23 septembre 2004.2. La note d’évaluation de la DEP n°04.01 de mars 2004 « Évaluation descompétences en anglais des élèves de 15 ans à 16 ans dans sept payseuropéens » rend compte de l’évolution négative des compétences en anglaisdes élèves français entre 1996 et 2002.3. Un rapport récent des inspections générales « Pilotage et cohérence dela carte des langues », avril 2005, aborde ces questions.4. « La demande sociale mène au quasi-monopole de l’anglais et de l’espagnol ;elle parvient aussi à faire créer dans certains établissements des optionssélectives dans des langues peu enseignées et à mettre en place des stratégiesd’évitement de la carte scolaire », rapport des Inspections générales, cité note 3.

Faut-il laisser jouerla « dynamique des langues » ?

Sans entrer dans le détail, ce pourquoi on pourra sereporter au rapport de François GRIN, il faut consta-ter que lorsqu’une langue est, au sein d’un groupe,celle qui est susceptible de rassembler le plus delocuteurs (qu’elle soit pour eux la langue maternelleou une langue étrangère), elle tendra à être retenuespontanément comme langue d’échange au sein dugroupe parce que ce sera la solution la plus écono-mique. Plus une langue se trouvera dans cette posi-tion dans des groupes divers et nombreux, plus ceuxqui ne la pratiquent pas auront intérêt à l’apprendreet plus son statut hégémonique de langue d’échangese trouvera renforcé.

C’est en partant de ce constat – parfaitement fondé,tant d’un point de vue pragmatique que théorique –que pratiquement tous les élèves de France deman-dent à apprendre l’anglais, que la commission natio-nale du débat sur l’avenir de l’École a préconisé que« l’anglais de communication internationale, quin’est plus une langue parmi d’autres, ni simplementla langue de nations particulièrement influentes » 5

soit une des compétences du « socle commun desindispensables » que tous les élèves devraient ac-quérir,6 et … que les réunions de l’Union européennequi ne bénéficient pas d’un service de traduction si-multanée adoptent systématiquement l’anglais commelangue de travail, nonobstant toutes les déclarationsofficielles sur le multilinguisme européen.

Pour prendre la mesure des effets de cette « dynamiquedes langues » et de ses conséquences sur l’usage desautres langues – notamment le français – dans lacommunication européenne, on peut rappeler qu’en1997, anglais et français avaient la même part dans larédaction originelle des documents du Conseil del’Union européenne (41 et 42 % respectivement). Sixans après en 2002 (donc avant l’élargissement del’Union européenne) la part de l’anglais était quatre foissupérieure à celle du français (73 % contre 18 %) 7.

Faut-il accepter la fatalité de cette « dynamique deslangues », étant précisé que ce n’est pas la langueanglaise en tant que telle qui pose question, maisl’hégémonie linguistique, quelle que soit la langueau profit de laquelle elle s’exerce ?

Pour examiner cette question, il faut en prendre encompte tous les enjeux. Ils ne se résument pas à desquestions de communication et n’ont pas que desaspects symboliques, même si ceux-ci sont réels entermes de pouvoir ; ils ont des dimensions économi-ques importantes et l’hégémonie linguistique entraînedes transferts au profit du ou des pays dont la langueest en position hégémonique. En effet, cettehégémoniese traduit par les conséquences suivantes :

� Une position de quasi-monopole sur les marchésde la traduction et de l’interprétation vers l’anglais,de la rédaction de textes en anglais, de l’enseigne-

ment de l’anglais et de la production de matérielpédagogique pour son enseignement ;�Une économie de temps et d’argent dans la commu-nication internationale pour lesanglophones, alorsqueles locuteurs non-natifs doivent tous faire l’effort d’ap-prendre l’anglais, de s’exprimer en anglais et d’accep-ter des messages émis dans cette langue ;� Une économie de temps et d’argent pour lesanglophones, qui n’ont guère d’effort à faire pourapprendre d’autres langues ;� La possibilité pour les anglophones d’investir dansd’autres domaines les ressources qu’ils n’ont pasbesoin de consacrer à l’apprentissage des languesétrangères ;� Une position dominante des anglophones danstoute situation de négociation, de concurrence oude conflit se déroulant en anglais.

L’existence même de ces effets de transferts est peuconnue et ils n’ont pas fait l’objet d’évaluations dé-taillées, mais les estimations réalisées par le rapporteurindiquent que ces montants se chiffrent annuellementen milliards d’Euros 8. Dans tout autre domaine de lapolitique publique, de tels transferts seraient immédia-tement considérés comme inacceptables.

En tout état de cause, si une telle hégémonie linguisti-que devait se renforcer encore, la France y perdrait,ainsi que tous les États non-anglophones de l’Unioneuropéenne, voire au-delà des frontières de l’Union.

Les données du choixd’une politique linguistique.

C’est compte tenu de ces éléments que le HautConseil propose d’éclairer les choix de politiquelinguistique de la France, d’abord, de sa politiqued’enseignement des langues, ensuite.

Pour ce faire, il a examiné simultanément deuxquestions : Existe-t-il des politiques linguistiquesqui, compte tenu des effets de transferts qui viennentd’être évoqués, s’avéreraient plus économiquespour la France (et pour les pays non-anglophones)que la politique vers laquelle nous tendons automat-iquement aujourd’hui, celle du « tout-à l’anglais » ?Si de telles politiques existent, à quelles conditionspeuvent-elles être envisagées ?

� La comparaison des coûts de deux scénarios avecla politique du « tout-à-l’anglais » a permis de ré-pondre à la première question :

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5. Le Haut Conseil s’interroge sur ce que recouvre la notion d’anglais decommunication internationale et surtout sur ce qui différencierait sonenseignement de l’enseignement actuel de l’anglais. Il retient en revanchel’idée que l’enseignement actuel de l’anglais, comme celui de toutes lesautres langues vivantes étrangères, doit être davantage orienté sur lacommunication orale et écrite qu’il ne l’est aujourd’hui.6. Pour la réussite de tous les élèves, Rapport de la commission nationaledu débat sur l’école présidée par Claude Thélot.7. Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, cité dans « Lesimpostures des apôtres de la communication » de Charles Durand, Pano-ramiques, n°69, 4ème trimestre 2004.8. On peut estimer à 10 milliards d’Euros au minimum, l’avantage que lesBritanniques tirent de la préséance actuelle de l’anglais.

Un premier scénario est le plurilinguisme, définicomme un régime linguistique qui suppose que lacommunication intra-européenne est organisée defaçon telle qu’elle se déroule effectivement dansplusieurs langues, et qu’il est ainsi mis fin à l’hégé-monie de l’anglais.

Un second scénario peut constituer une référencethéorique : c’est celui dans lequel une langue quin’est celle de personne, donc celle de tout le monde,comme voulait l’être l’espéranto, serait adoptéecomme langue de communication internationale.

Du point de vue économique, pour notre pays, commepour tout pays non anglophone de l’Europe, ce dernierscénario serait incontestablement le meilleur : il évite-rait tous les transferts inéquitables auxquels donne lieule « tout-à-l’anglais » puisque chacun devrait consentirun effort symétrique pour traduire et interpréter entrela langue de communication internationale et sa lan-gue maternelle, et il impliquerait des coûts d’enseigne-ment moindres, l’apprentissage d’une telle langueétant plus aisé et plus rapide que celui de l’anglais etde tout autre langue.

Il est suivi – de loin – par le scénario du plurilinguisme,qui est moins coûteux que le « tout-à-l’anglais », maisl’est sensiblement plus que le scénario de référence : ilne permet pas d’économies sur l’enseignement deslangues (hypothèse étant faite que l’enseignement detout autre langue que l’anglais coûte aussi cher quel’enseignement de ce dernier), mais il évite des trans-ferts inéquitables si l’on admet que le plurilinguismedonnerait à chaque langue, dans les échanges, unpoids équivalent au poids démographique de la com-munauté qui la parle 9.

La réponse à la première question incite donc àenvisager la faisabilité d’un scénario alternatif au« tout-à l’anglais ».

� Mais, en matière d’environnement linguistique,comme en matière d’environnement écologique, lesdécisions n’ont d’effet que si elles sont prises etassumées collectivement par tous les pays. De mêmequ’un pays ne sera pas protégé d’une nuisance enessayant de l’éradiquer seul alors que ses voisins nele font pas, un pays qui décrèterait le plurilinguismechez lui alors que ceux avec lesquels il échangepratiquent tous la même langue de communicationinternationale, verrait ses efforts réduits à néant parle jeu de la « dynamique des langues ». C’est –répétons-le une fois de plus – ce qui se passe actuel-lement pour la France et, plus largement, pour toutel’Europe, nonobstant toutes les déclarations sur leplurilinguisme.

Un scénario alternatif n’est donc sérieusement envisa-geable qu’à condition que des mesures prises de façoncoordonnée par l’ensemble des États et respectées par

tous, en garantissent l’effectivité au plan européen.À défaut, ce scénario reviendra rapidement, commeon le voit aujourd’hui, au scénario du« tout-à l’anglais ».

Promouvoir le plurilinguismeen Europe pour maintenir un enseignementeffectivement multilingue.

S’il constate qu’un raisonnement économique de-vrait conduire à promouvoir une langue de commu-nication universelle, le Haut Conseil sait qu’une telleorientation n’est pas concevable dans l’état actueldes choses en Europe, notamment parce qu’une tellelangue ne peut être associée à aucune sphère linguis-tique et culturelle. En revanche, il estime que toutdevrait être mis en œuvre pour rendre effectif, avantqu’il ne soit trop tard, le scénario du « plurilin-guisme », qui ne réduit pas les coûts, mais supprimeles transferts inéquitables.

Toutefois, étant donné les forces à l’œuvre dans ladynamique des langues, ce scénario exige des mesuresd’accompagnement pour être viable et ne pas revenirà bref délai au « tout-à-l’anglais ». Ces mesures nepeuvent être qu’européennes : plurilinguisme effectifdes institutions internationales, trilinguisme obligatoirepour leur personnel, droit pour tout État d’exiger quel’étiquetage des produits et des prescriptions d’usagese fasse en sa langue, etc.. Une réflexion et une actioncollectives devraient être engagées, dans le cadred’une politique européenne volontariste, combinantmesures réglementaires et incitatives, pour imaginer,définir et organiser la mise en œuvre effective duplurilinguisme, comme on a pu le faire pour la circu-lation des travailleurs, la mise en place de l’Euro oud’autres sujets.

Pour que cette politique puisse voir le jour, il fautsans doute montrer aux autres États européens qu’ilsy ont tous – à l’exception des anglophones – intérêtet que le plurilinguisme constitue pour eux unesolution plus économique que la situation vers la-quelle on tend spontanément … mais à conditionque tous s’astreignent à en respecter les règles.

La politique d’enseignement des langues qui sous-ten-drait une telle politique linguistique consisterait, danschaque pays, en l’enseignement obligatoire de deux,voire trois langues étrangères – qui ne devraient pascomprendre systématiquement l’anglais – ce qui im-plique que chaque pays favorise l’enseignement deslangues de ses principaux partenaires, ceci pour unepart à travers la multiplication d’accords bilatéraux.Dans une telle logique, les indicateurs de pilotage dela politique d’enseignement des langues en France nedevraient pas envisager le seul suivi de l’enseignementde l’allemand, mais au moins celui de toutes les « gran-des langues européennes ».

Mais une telle politique d’enseignement des langues nepeut avoir de sens, et ne peut être juste, que dans unenvironnement européen effectivement plurilingue. À

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9. En fait, il est sans doute plus réaliste d’imaginer que quelques « grandes »langues, par exemple l’allemand, l’anglais, l’espagnol et le français béné-ficieraient d’un avantage relatif dans la communication intra-européenne.Cela se traduirait par quelques transferts en faveur des pays parlant ceslangues.

défaut, le pays qui s’y risquerait seul serait perdant,et – ce qui serait particulièrement inéquitable – ceuxqui, dans le pays concerné auraient été poussés àn’apprendre que des langues autres que la languehégémonique s’en trouveraient lésés.

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Le Haut Conseil constate ainsi :

� que la « diversité de l’offre linguistique » déclaréeet pratiquée par notre système éducatif est largementillusoire, puisqu’elle ne peut prendre appui sur unplurilinguisme volontariste et effectif au niveau eu-ropéen. Laisser les choses en l’état conduit de façoninexorable à faire de l’anglais la première languedominante (et une langue que tous les élèves nonanglophones auraient tort de ne pas apprendre) maisaussi à rendre peu attractif l’apprentissage d’uneautre langue que l’anglais, en France comme dansles autres pays européens ;� que, au plan économique, comme au plan symbo-lique, l’hégémonie de l’anglais dans les échangesintra-européens – et mondiaux – a des conséquencesnégatives : elle coûte cher à la France, ainsi qu’à latrès grande majorité des autres États de l’Union etprocure parallèlement aux pays anglophones d’in-contestables avantages ;� qu’une politique plurilingue serait encore conce-vable en Europe dans les faits et non seulement dansles déclarations d’intention, mais à la condition ex-presse de bénéficier d’une adhésion et d’une coopé-ration résolues et constantes de l’ensemble des Étatsde l’Union ;� que la défense, et a fortiori, la promotion dufrançais et de la francophonie, comme celles desautres langues européennes en voie d’être domi-nées, n’a de sens et n’est réalisable que dans le cadrede la promotion de la diversité linguistique dans leséchanges intra-européens et internationaux.

Le Haut Conseil note par ailleurs que, comme l’ontmontré des évaluations récentes de la direction del’évaluation et de la prospective, les compétences enlangue vivante des élèves sont d’autant meilleuresque l’enseignement en a été précoce 10.

En conséquence, il propose :

� que la France continue à ne donner ni caractèreobligatoire, ni primauté à l’enseignement de l’an-glais,11 ce qui n’aurait de toute façon guère deconséquences pratiques puisque la plupart des élè-ves l’apprennent déjà, mais ce qui aurait des consé-quences politiques particulièrement importantespuisque notre pays cautionnerait et renforcerait ainsil’hégémonie linguistique vers laquelle tend l’Europe ;� que la France, qui doit affirmer sa volonté des’opposer au monopole d’une seule langue de com-munication internationale, s’emploie à démontrer àses partenaires l’intérêt qu’ils auraient, comme elle,à se donner les moyens de promouvoir un plurilin-guisme effectif en Europe, afin de ne pas subir leseffets négatifs du « tout-à-l’anglais » ;� que dans la logique de cette position, elle pro-meuve l’enseignement d’au moins deux langues vi-vantes étrangères pour tous les élèves, en modulantl’offre compte-tenu, notamment, des voisinages ré-gionaux et en assurant la continuité de cet enseigne-ment tout au long de la scolarité ;� que l’enseignement de toutes les langues vivantesétrangères soit plus orienté sur la communicationorale et écrite qu’il ne l’est aujourd’hui, sans négligerpour autant ce qui, dans cet enseignement, contri-bue à développer la dimension culturelle du pluri-linguisme.

Avis du HCéé N° 19 – Octobre 2005

Avis du Haut Conseil de l’évaluation de l’école

Directeur de la publication : Christian FORESTIER

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10. Notes d’évaluation n°05-06 à 05-10, Les compétences des élèves defin d’école et de fin de collège en langues vivantes, septembre 2005,DEP-MENESR, Paris.11. Il s’agit là d’une position largement majoritaire, étant précisé que desorganisations représentées au Haut Conseil estiment que l’anglais devraitfaire partie du socle commun des compétences et des connaissances quetous les élèves devraient maîtriser, comme le préconise le rapport de lacommission nationale du débat sur l’école présidée par Claude Thélot.