''L'énigme de la servitude volontaire''
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UNIVERSITÉ PARIS 8 DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
MASTER SCIENCES HUMAINES ET CRITIQUE
CONTEMPORAINE DE LA CULTURE
(2006-2008)
« L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE ? »
PRÉSENTÉ PAR L’ÉTUDIANT
Jean Waddimir GUSTINVIL
(231368)
MÉMOIRE SOUS LA DIRECTION
DU PROFESSEUR Georges NAVET
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Table des matières Table des matières ............................................................................................................... 2
Remerciements................................................................................................................... 4
Introduction........................................................................................................................... 7 CHAPITRE I .......................................................................................................................... 16
L’énigme de la question de La servitude volontaire (ou SV) dans le Discours 16
SECTION 1...................................................................................................................... 17 LA « tyrannie » : entre le « sujet-écartelé »ou l’expérience de la « désubjectivation » . 17
a) La scène d’Ulysse et Thersistès dans le récit d’ Homère : La crise de la
représentation 20 b) La servitude volontaire et la tyrannie dans les trames du Discours ............... 23
c) Le silence de Homère : Thersistès, la figure oubliée du Discours ......... 26
SECTION 2 : ................................................................................................................... 32 Le discours anthropologique de LA BOÉTIE du mal radical de la dé-formation de la
nature humaine ................................................................................................................. 32 A) L’énigme de la servitude volontaire ou L’expérience de l’extrême .................... 45 B) LA LOGIQUE LA BOÉTIENNE: L’UN ÉGAL SERVITUDE ......................................... 52
CHAPITRE II .................................................................................................................... 58 Le procès de la politique (de l’amitié): Entre LA BOÉTIE, ARISTOTE,
MONTAIGNE et DERRIDA ............................................................................................ 58 SECTION 1 ...................................................................................................................... 59
Le statut de l’ami dans le de LA BOÉTIE : L’amitié comme principal lien politique
dans la République, un rempart contre la tyrannie ......................................................... 59
SECTION 2 ....................................................................................................................... 75
Les figures potentielles de l’ami : l’Autre, le frère ou l’insoumis ............................... 75
CHAPITRE III ....................................................................................................................... 86
LES MODERNES (ROUSSEAU \ET LOCKE) FACE À L’ÉNIGME LA BOÉTIENNE. ............ 86 SECTION1....................................................................................................................... 87 La question de la sv chez ROUSSEAU et LOCKE ......................................................... 87
A) ROUSSEAU ou l’ambivalence de la liberté........................................................ 88 B) LOCKE ou le refus de la représentation : le procès de l’Un ................................. 90
SECTION2 ......................................................................................................................... 94
L’HÉRITAGE DE L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE CHEZ CERTAINS
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS : FOUCAULT, ALTHUSSER ET BUTLER. ............ 94
Section3 ........................................................................................................................... 97
La représentation de l’énigme la boétienne dans les récits de la « désubjectivation » des contemporains ......................................................................................................... 97
a) Le versant externe ou le point de vue du pouvoir d’ALTHUSSER OU DE
FOUCAULT ................................................................................................................ 99 b) LE versant interne ou le point de vue de Judith BUTLER .................................... 113
CHAPITRE IV ................................................................................................................. 124 La question de la Servitude (Volontaire) dans l’œuvre de SPINOZA ........................ 124
SECTION1..................................................................................................................... 125 SPINOZA face à la l’énigme la boétienne : Le statut ambigu du désir ........................ 125
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SECTION 2 .................................................................................................................... 135 Le couple « liberté »\ « servitude » dans le spinozisme ................................................. 135
Conclusion ....................................................................................................................... 140
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 143
Œuvres principales ..................................................................................................... 143
Œuvres secondaires ................................................................................................ 143
Revues ....................................................................................................................... 145
Autres sources de documentations ...................................................................... 146
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Remerciements
Un grand merci à ma cousine Louisa DELBEAU et à sa fille Danielle DELBEAU qui a hébergé ma famille et moi, un tel acte de générosité m’a permis d’étudier et de réaliser ce travail de recherche en toute quiétude à l’abri de certains besoins…
Je tiens à remercier certaines personnes qui ont joué un rôle important, de près ou de loin,
dans la réalisation de ce travail de recherche. D’abord, je souhaite profiter de cette
occasion pour exprimer toute ma gratitude vis-à-vis de mon cousin Maxo PAUL et mon
ami Ronald AMICIAL pour leur support économique qui a été déterminant dans ma
formation universitaire, à un moment où ma sœur bien aimée Majorie VALENTIN, le
pilier de la famille, avait rendu l’âme. Ensuite, à un ami de la famille, le professeur
Fritzner FAUSTIN qui m’a permis de rentrer au Lycée Toussaint Louverture (LTL) afin de
pouvoir terminer mes études, je lui suis très reconnaissant. Et enfin, un grand merci à ma
mère Raymonde VALENTIN pour ses nombreux encouragements, ses soins et plus
précisément sa foi dans les études comme c’est le cas de beaucoup de femmes haïtiennes.
L’ombre de certaines personnes pèse lourd sur le parcours académique d’un élève, c’est le
cas des personnalités suivantes : mon enseignant de littérature en classe de seconde au
Lycée Toussaint Louverture, connu sous le nom affectif TI BAB, qui a su me donner goût
à la lecture et fait découvrir l’intérêt d’aller dans les textes littéraires. Ce professeur de
regretté mémoire est mort avant la fin de l’année académique, mais il a eu le temps de
nous montrer le chemin. Une autre personnalité eut à marquer mon passage au
secondaire, il s’agit d’un ami de la famille : Me. Daniel JEUDY ; il m’a initié à la rédaction
de dissertation et, en usant de rigueur et de patience, m´a guidé dans de nombreux
exercices qu’il a eu la bonté de corriger et de recorriger chaque fois qu’il en avait ressenti
la nécessité ou que j’en avais fait la demande. Me. Daniel JEUDY a eu la générosité et la
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grandeur d’âme de m’accueillir à plusieurs reprises à son collège Daniel JEUDY durant
les périodes de grève prolongée dans les écoles publiques. Un grand merci d’avoir été si
généreux à mon égard. Le travail ne pourrait pas se réaliser sans le support et les judicieux
conseils de certains amis comme Marc Donald FELIX, Odonel PIERRE LOUIS, Nixon
CALIXTE, Jean Claude NOEL, Eddy LUCIEN et Douchka PORCENA et plus précisément
de certains amis professeurs de l’École Normale Supérieure, plus précisément John
Pycard BYRRON, Darline ALEXIS, Vertus SAINT LOUIS, et Bérard CÉNATUS. Je veux
remercier la bibliothèque de l’ENS en la personne de la bibliothécaire : Mme Darline
ABRAHAM. Je ne saurais terminer ce travail sans remercier tous les professeurs haïtiens
et étrangers qui ont contribué à la mise en place de ce programme de MASTER et plus
précisément mon directeur de recherche M. Georges NAVET pour ses conseils judicieux et
ses nombreuses remarques pertinentes. Toute ma reconnaissance au professeur Bérard
CÉNATUS pour les nombreuses critiques dans les discussions que j’ai eues avec lui ; et de
m’avoir aidé à monter la bibliographie en l’actualisant constamment. La question de
l’ambivalence de la liberté m’a été inspirée par les travaux de Vertus Saint LOUIS. Pour
finir, un grand merci à Darline ALEXIS d’avoir accepté de me consacrer un peu de son
temps à relire le travail.
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Introduction
« Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant *<.+ »
BAUDELAIRE,1 Les fleurs du mal,
Notre recherche sur la Servitude Volontaire, expression paradoxale à première vue,
nous permet de réfléchir sur un phénomène qui a traversé l’histoire de notre
peuple et de beaucoup d’autres dans leur quête permanente de liberté. Celui de la
servitude, mais la servitude volontaire. L’histoire nous montre que l’expérience de
la servitude ne semble jamais trop loin de celle de la liberté. L’abîme que soulève
la question de la liberté jette les sujets dans la crainte et la terreur, et à cela, ils
préfèrent la servitude. L’expérience de la quête de la liberté ne laisse jamais les
sujets sains et saufs. Tout se passe comme si la liberté était un esprit qui ne vient
jamais seul, dès que l’on l’interpelle, la terreur inspirée de sa silhouette nous
jetterait dans la crainte ? On dirait qu’une fois soulevée la question de la liberté
radicale, on voit le spectre de la servitude surgir, et la crainte du chaos poindre. Et
l’on revient aux anciennes amours ! Tel est l’objet de LA BOÉTIE : l’énigme de la
1 Les fleurs du mal, La Section voyage, Ed., Larousse, 1993
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servitude volontaire (SV). Ne faudrait-il pas questionner l’attitude des acteurs,
c'est-à-dire leur propre responsabilité dans la fabrication des tyrans et de la mise
en fonctionnement du système. Faut-il le mettre sur le compte de l’incapacité des
dirigeants à rester sur la voie de la liberté sans sombrer dans la dictature ou la
tyrannie ? Est-ce la liberté qui se révèle tellement ambivalente dans sa nature, de
surcroit incapable de se maintenir sans sombrer dans le chaos ? Ou du moins le
pouvoir qui a toujours partie liée à la domination et de par sa force de séduction
nous pousse ou nous amène à accepter la servitude comme un dilemme
insurmontable ?
L’Un semble doué d’une force attractive capable d’amener les hommes à le
préférer à leur propre liberté ; mais pourquoi n’ont-ils pas le courage de désirer la
liberté et de se battre pour la conquérir ! Comment expliquer cette attitude en
apparence « contradictoire » et « absurde » : l’amour de la servitude semble se
substituer au désir de liberté ? Comment entendre que le maître procède de
l’esclave ? Ou mieux, que la relation de maitre-esclave avant d’être celle de deux
termes réellement séparés soit intérieure au même sujet - mais peut-on dire sujet ?-
au même agent, mais peut-on dire agent ? Comment entendre que le sujet, l’agent
se dédouble, s’oppose à soi-même, s’institue en se supprimant ? (LEFORT, 2005 : p.
269-270) autrement dit, le tyran détient à la fois la « volonté » et le « pouvoir »
d’asservir sans toutefois devenir maître du vouloir, il l’est d’avoir occupé une
place déjà aménagée, une demande déjà formulée par ceux qu’il domine : le
peuple. Une telle attitude faut-il la mettre sur le compte de l’ambigüité des affects :
désir, ou de la liberté ? Quel est cet objet qu’est le désir d’asservissement ? De quoi
est-il constitué pour qu’il puisse tromper la vigilance de la raison des hommes?
Tout concourt à nous pousser à admettre que le désir de servitude est tel qu’aucun
ne puisse y échapper. Et si cela devrait se produire, ce serait au prix d’efforts
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colossaux sur soi. Un tel travail exige une Éthique qui semble échapper au commun
des mortels, néanmoins reste accessible à un petit groupe, les amis de la liberté : l’un
des Co-destinataires du Discours de LA BOÉTIE. Comment se fait-il que la raison,
dit-on, la chose du monde la mieux partagée, chantée si souvent par les chantres
de la modernité, se retrouve désarmée ou inefficace face à cette force attractive
qu’est l’Un ou ce Mal absolu ? Comment le renoncement à la liberté peut-il être
aussi durable ? La question s’impose à nous comme un spectre, et elle est toujours
en rébellion par rapport au discours officiel ou dominant de la démocratie. Tout
concourt à faire admettre qu’elle (la question de la servitude volontaire) ne peut
être soulevée sans provoquer un « ébranlement premier » ou une « intolérable
inquiétude » chez ses restaurateurs, jusqu’à susciter le besoin d’apaisement ou de
neutralisation par l’interprétation1. Marc RICHIR, l’auteur du Sublime en politique
nous a montré comment l’expérience révolutionnaire a jeté les révolutionnaires de
1789 au bord de l’abîme par la crainte du chaos. La question de la liberté radicale
tout comme celle de la servitude volontaire semble, une fois soulevée, nous amène
au cœur de l’expérience du sublime kantien. Au clair, en termes politiques, si on
suit cette intuition libertaire sans tentative de neutralisation, comme l’a montré
NEGRI la politique du refus en lui-même, comme le préconise LA BOÉTIE, ne
conduirait-elle pas à une sorte de « suicide social »2 si l’on ne pense pas à une
alternative ? La démarche de LA BOÉTIE pourrait s’inscrire dans le cadre d’une
bataille pour l’intégration des différents groupes où les conditions d’un dialogue
pourrait en fin se réunir et de ce fait des libertés politiques seraient garanties. Une
dimension qui semble échapper à l’analyse de NEGRI, car la perspicacité de
l’intuition critique la boétienne, c'est-à-dire la radicalité de la question soulevée,
1 In, Le DSV, texte de présentation de Miguel ABENSOUR et de Marcel GAUCHET, Ed., petite bibliothèque
Payot, 2002, p.9. 2 Cette expression est utilisée pour caractériser ce qui risque d’arriver si on s’accroche exclusivement à la
démarche de LA BOÉTIE : la quelle est « une politique du refus ». NEGRI, Empire, 2000 : p.255.
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permet de saisir les enjeux de tout le processus de subjectivation. La SV, telle
qu’elle se trouve articulée dans le texte de LA BOÉTIE met en scène : l’énigme
politique portée à son plus haut point de fascination : pourquoi y a-t-il de la
servitude plutôt que de l’amitié, pourquoi, si on la reformule dans les termes de
Pierre CLASTRES, comme l’a si bien fait ABENSOUR, existe-t-il des sociétés à État
plutôt que des sociétés contre l’État ? Une question qui ne cesse de se dérober à la
postérité et en déployant perpétuellement en alerte. L’esprit du texte de LA
BOÉTIE comme celui de MARX, plus précisément celui du manuscrit de 1843, ne
cesse de resurgir à chaque instant dans l’histoire de la pensée contemporaine où la
fausseté des discours dominants sur la liberté, la politique et la démocratie est
mise à nu. L’une des figures de proue de la résurgence de cette critique radicale,
qui pousse aussi loin l’intuition libertaire critique de LA BOÉTIE, est Jacques
RANCIÈRE1. En ce sens SPINOZA n’est pas le dernier par lequel a resurgi ce
paradoxe, toutefois, il est l’un des rares de son époque à avoir tenté, sans
subterfuge, sans vouloir le noyer dans l’eau de l’interprétation, d’esquisser une
réponse adéquate à celle-ci (cette question de la servitude) : y parvient-il ?
1 L’auteur de la Mésentente a su préserver l’intuition critique de MARX quant à l’être et la disposition anti-
étatique de la démocratie lorsqu’il établit une nette différence entre « politique » et « police », en appelant à
distinguer ces deux logiques de l’être-ensemble humain. La seconde relève de l’ordre « normal », cet ordre
dont la fonction principale consiste à distribuer des places et des rôles. Les verbes utilisés par les instigateurs
de la police sont : diviser, à hiérarchiser, à ordonner. De simples contingences se trouvent hissées au rang de
principe catégorique : chacun à sa place ! ou tu dois rester à ta place. Ainsi, la police tend à faire apparaitre les
inégalités comme allant de soi et relevant de l’ordre naturel des choses. La « politique », la première, au
contraire est une exception aux principes selon lesquels s’opère l’organisation sociale la police. C’est l’axiome
qui vient démontrer la fausseté du principe catégorique de la logique policière. Une logique qui substantialise
les inégalités sociales et dénie l’axiome égalitaire qui sous-tend le vivre-ensemble. Selon le paradoxe de
RANCIÈRE, la « logique inégalitaire » n’est possible que sur la base de la « logique égalitaire ». L’inégalité ne
peut exister qu’en supposant l’égalité déniée. Cette combinaison des deux logiques se fait sur la base d’une
tension : la logique du tort. Si l’on suit le mouvement du texte de RANCIÈRE tout ceci n’est loin de celui de
LA BOÉTIE. Il montre qu’à la base de toute autorité politique se trouve une extorsion, un vice originaire qui
empêche qu’une autorité, quel que soit sa nature, puisse légitimer. La logique qui veut qu’il y a ceux qui sont
faits pour être des gouvernants et ceux qui sont nés pour être gouvernés est mis à mal et dénoncés par le
Discours de la servitude volontaire. L’expression autorité légitime n’est qu’un abus de langage puisque tout
pouvoir est toujours extorqué. Ce « vice » RANCIÈRE pourrait l’appeler « tort » ou « mésentente ».
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ROUSSEAU n’est pas en reste, c’est ce que révèlent les analyses pénétrantes1 de
BACHOFEN. Les paradoxes soulevés par LA BOÉTIE peuvent être résumés à
travers les formules suivantes : d’une part, la liberté bien que reconnue naturelle à
tous les hommes n’est accessible qu’à un petit groupe qui en jouit pleinement ;
d’autre part, le mouvement du texte sous-tend toute Obéissance égale Soumission.
Ainsi, toutes choses égales ailleurs, la relation de pouvoir court constamment le
risque de se transformer en tyrannie dans laquelle les liens sont « dénaturés » en
avarice et produisent de la servitude. Comment instituer des liens politiques au
bénéfice du bien commun contre toute tentation de « corruption » de nature
humaine: asservissement politique ou domination de l’Un ? Tout semble confirmer
l’hypothèse que l’avarice détisserait les liens politiques. En effet, « elle (l’Avarice)
[aurait] produit de la servitude »2.
C’est ce que fait ressortir LA BOÉTIE :
« Ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils ne pouvaient rien gagner qui fût à
eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun
pouvait avoir rien de propre sous un tyran. Ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne
souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisse
rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa
cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoid ;
qu’il n’aime que les richesses, et ne défait que les riches,- ils se viennent présenter comme
devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits, et lui en faire envie3 »
Tristan DARGON déduit trois thèses principales du Discours sur la question de la
« propriété » dans la tyrannie. La première thèse consiste à identifier un paradoxe.
1 « La réflexion anthropologique de ROUSSEAU témoigne également de la résonnance des analyses de LA
BOÉTIE dans sa réflexion politique. Comme LA BOÉTIE ROUSSEAU s’emploie à souligner, derrière
l’apparence trompeuse d’une nécessité objective de la servitude ou d’une disposition à l’asservissement, le
contraste entre ce que sont les hommes réduits à l’esclavage et ce que devraient et pourraient être ces hommes
s’ils réalisaient tout ce que leur essence leur permet d’être. La dénonciation du scandale de la servitude prend
en réalité, chez lui comme chez LA BOÉTIE, la forme d’une double démonstration, à première vue
paradoxale : elle exhibe d’une part le fait, plus universel et plus familier qu’on le croit plus habituel, de la
servitude ; elle met d’autre part en évidence que ce fait tout universel qu’il soit n’en est pas moins anormal,
qu’il n’est ni fatal ni irréversible, mais contingent » (Blaise BACHOFEN, 2002 : p.229). 2 C’est ce que démontre avec perspicacité TRISTAN DAGRON dans l’article : « l’Amitié, Avarice et Liens
politiques chez LA BOÉTIE », in Le Discours de la Servitude Volontaire, Ed., Vrin 2002, p.68 et 69. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.49. Ed., Vrin.
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D’un coté, LA BOÉTIE affirme « tout est à un », rien n’est commun ; et de l’autre,
« il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à
un »1, on peut alors douter qu’on ait affaire à une « république » proprement dite.
La seconde thèse consiste à montrer comment la domination de l’extérieure se
transforme en une « aliénation radicale » qui affecte « l’être même » de l’individu.
Et finalement, l’idée que ce sont les « richesses » ou les biens qui entretiennent la
tyrannie. Ce qui amène l’auteur à la déduction suivante: C’est l’avarice qui
asservit les sujets.2 L’analyse de l’auteur permet de faire ressortir la corrélation
entre le « désir de la richesse » et le « désir de la servitude » dans Le Discours. Le
premier semble engendrer le second. Toutefois, LA BOÉTIE une nouvelle fois, ne
donne pas beaucoup d’explications sur le processus de détissage des liens
politiques par l’Un et l’avarice des sujets. Les faits semblent parler une fois de plus
de par eux-mêmes : « Qu’on discoure toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles
de notre souvenance, et on verra tout à plein »3. Il semble qu’il n’y a pas de doute :
l’ « avarice » et la « cupidité » sont à la base de l’assujettissement des hommes par
l’Un! La richesse serait placée à la tête de hiérarchie des biens d’où l’origine de la
servitude volontaire : la « corruption » originelle de la nature humaine. Aucun
n’est à l’abri contre ce processus de dénaturation. L’ambigüité volontaire
entretenue autour du terme « tyran », comme le souligne Nadia GONTARBERT,
tout au long du texte, en renvoyant tour à tour au « roi » ou à « tout autre système
de gouvernement »4, ne conduit qu’à affaiblir la frontière établie par les classiques
entre pouvoir et tyrannie. D’ailleurs, LA BOÉTIE déplace immédiatement la
question: l’interrogation porte désormais sur la définition de la « république »,
1 LA BOÉTIE (2002) : p.26. 2 In, Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE, « Amitié, Avarice et lien social chez LA BOÉTIE »,
Tristan DAGRON, Ed., Vrin, 2002, p.69. 3 LA BOÉTIE (2002) :p.49. 4 A ce sujet l’analyse de Nadia GONTARBERT (1993) est éclairante. Voir le chapitre concernant la servitude
volontaire, texte politique, p.178-179.
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c’est-à-dire de la « communauté », sur sa nature même, plus que sous ses formes
possibles1. En effet, dans une telle perspective, toute comparaison traditionnelle
entre les différentes formes de gouvernement se révèle superflue. Une telle
démarche témoigne d’une certaine volonté de finir avec la bipartition des
pouvoirs: ceux dits de la liberté - au service de la communauté, découlent du
« dedans » et ceux de la tyrannie, lesquels sortent du lien communautaire,
constituent le dehors du pouvoir par ricochet de la politique. Si l’on suit la réflexion
de l’auteur, doit-on conclure que la liberté se révèle antithétique à toute forme de
pouvoir ou de soumission ? Doit-on penser que le schème de l’exercice de pouvoir
et de la soumission soit inconciliable à l’obéissance ? L’acceptation de
l’institutionnalisation du pouvoir politique, quelle que soit sa forme, serait-elle
l’expression ipso facto d’un désir de servitude ou d’un processus d’asservissement ?
Notre travail cherche à comprendre l’expérience qu’est la Servitude Volontaire
désignée sous le sigle : sv. Comment comprendre que la servitude vient de la
demande du sujet ? En effet, nous voulons analyser l’expérience de l’épochè à
l’œuvre dans la liberté comme l’a démontré LA BOÉTIE, dans son Discours sur la
Servitude Volontaire (désormais désigné sous le nom de DSV ). Nous comptons
partir de cette énigme qu’est la sv afin d’essayer de montrer que celle-ci n’est pas
réductible à LA BOÉTIE, cette énigme est à l’œuvre aussi bien chez les modernes
que chez les contemporains. Ainsi, nous optons de partir d’un certain
étonnement (thaumazein) : A quoi est due cette volonté chez les peuples à accepter
leur servitude comme si c’était leur plus grand bien? Et la servitude pourquoi
tend-t-elle à se présenter pour la règle non comme l’exception ? Pour mener ce
travail, nous ne comptons questionner le couple : liberté\servitude, en partant de
l’énigme la boétienne comme fil conducteur. En effet, certains auteurs seront
1 DAGRON, 2002 :p.67.
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interpellés : ROUSSEAU, LOCKE, ALTHUSSER, FOULCAULT, BUTLER ET
SPINOZA. Nous allons chercher chez ces derniers des réponses au couple : liberté-
servitude. Nous essayerons de voir comment cette question (de la sv) se trouve
posée chez les modernes et contemporains et les différentes tentatives de
résolutions proposées par ces derniers. Et pour finir, nous vérifierons s’il possible
de répondre à cette question avec SPINOZA, le philosophe de la liberté. Ce
penseur du futur, pour utiliser l’expression de NEGRI, peut-il nous permettre de
répondre à la question la boétienne. L’auteur du DSV est l’un des premiers qui a
eu l’intuition du statut paradoxal du désir d’asservissement chez le sujet, ce « désir
d’asservissement »1 qui travaille le peuple. Or, ce cri retentit chez SPINOZA dès le
début du TTP. Une question qui est peu familière, car elle déborde le cadre de son
siècle, d’où sa résonnance dans la philosophie contemporaine ; en effet, elle ne
peut être que « trans-historique»2. Donc, elle réclame une démarche capable d’en
tenir.
Les objectifs de ce travail sont de:
1. Montrer la question la boétienne dans le, son caractère énigmatique et les
différentes pistes de solutions proposées par les Discours (Chapitre I et II)
2. Montrer la persistance de cette énigme chez certains modernes comme John
LOCKE et Jean-Jacques ROUSSEAU, et contemporains : Michel
FOUCAULT, Louis ALTHUSSER ET Judith BUTLER (Chapitre III).
3. Dégager une éventuelle réponse à l’énigme la boétienne à partir de
SPINOZA (chapitre IV).
1 Dans la perspective spinoziste, la servitude est un objet paradoxal en ce qu’elle enveloppe dans sa négative,
quelque chose qui est naturellement désiré (Laurent BOVE, La stratégie du conatus, affirmation et résistance chez
SPINOZA, Paris, Ed. Vrin, p. 180) (Cette idée sera développée plus tard). 2 Pierre CLASTRES, 2002 : p. 247.
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CHAPITRE I
L’énigme de la question de La servitude
volontaire (ou SV) dans le Discours
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SECTION 1
LA « tyrannie » : entre le « sujet-écartelé »ou l’expérience de la « désubjectivation »
« Se révolter contre l’influence de la société exige se
révolter du moins contre soi-même ; c’est en cela
qu’il est le moment le plus difficile de la liberté. »
Edouardo COLOMBO
« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ! »
LA BOÉTIE, La servitude volontaire
Le DSV s’ouvre sur une citation d’Ulysse qui magnifie le « pouvoir », la
« naissance » et la « ruse » des rois, autrement dit le pouvoir de l’Un contre la
« multitude des maitres ». Le mal, aux yeux d’Ulysse, si on suit in texto le texte,
semble provenir de « la multitude des maitres ».
Selon une parole mis par Homère dans la bouche d’Ulysse :
« D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y vois ;
Qu’un sans plus soit le maitre, et qu’un seul soit le roi. »
En dehors de son contexte d’interlocution, cette citation risque de ne rien nous dire
sur la scène dont elle est tirée. En effet, elle se trouve mobilisée par LA BOÉTIE à
d’autres fins dont l’une est la didactique. Elle est utilisée pour ce qu’elle porte
comme message : l’un est meilleur que le multiple. Comment Ulysse est-il amené à de
telle affirmation ? Que tente t-il de signifier comme message ? Et comment ce
message se trouve t-il contourné par LA BOÉTIE dans le trame du Discours ? Et
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plus précisément lorsqu’ un message de ce genre sort ainsi de la bouche d’un
personnage de la trempe d’Ulysse : qu’est-ce qu’il porte comme vérité
radicale pour la suite du texte ? Quelle est sa vocation dans l’ensemble du texte ?
Sa mise en exergue ne fait-elle pas partie du décor du texte ? Que vient faire Ulysse
ici dans le Discours et pourquoi celui-ci, non un autre personnage ? D’entrée de jeu
doit-on reconnaitre que LA BOÉTIE mobilise ce personnage contre lui-même.
Cette figure est porteuse d’une longue tradition. En effet, elle est loin de jouer le
rôle d’argument d’autorité. S’il est mobilisé, il ne sert que de tremplin à
l’aboutissement d’un autre projet plus précieux que la suite du texte et la tradition
nous révèleront. Autrement dit l’invocation d’Ulysse va lui permettre d’analyser le
régime ou le schème d’une pensée ou des types psycho-sociaux : celui de l’Un.
Ulysse est le nom d’un territoire, d’un milieu historique sans être confondu avec
cet espace. Autrement dit, il est le « symptôme pathologique » de ce que
DELLEUZE aurait appelé « les événements de la pensée »1. Un tel schème semble bien
ancré dans une tradition remontant jusqu’à HOMÈRE. Il s’agit pour l’auteur de
faire le procès de tout un système où la suprématie de l’Un reste dominante. La
démarche la boétienne s’inscrit en marge de cette tradition qui tend à présenter les
figures héroïques comme des modèles sans questionner certains schèmes de
pensée. Ulysse est le corrélat de la s v que LA BOÉTIE aura beaucoup de mal à
nommer plus bas. On dirait sous le nom d’Ulysse cache : l’ « Un ». Le fait par
l’auteur du Discours de faire parler Ulysse et, dans la même instance discursive,
une voix discordante fait écho à son message, c'est-à-dire pour le contredire. Pour
nous, cette voix est l’expression d’une certaine rupture. Il s’inscrit déjà en faux
contre la dite tradition de laquelle se réclame Ulysse. Les deux personnages dans
la scène d’interlocution représentent chacun à leur façon un topos, un lieu, ou une
1 DELLEUZE, Gilles et F.GUATTARI (1991) : Qu’est ce-que la philosophie ? Paris, Ed., Minuit, p.68.
19 | P a g e
tradition. Ulysse, la pensée sympathique : celle de la tradition ; et Thersistès, le
personnage antipathique qui n’est pas nommé, lequel représente : le multiple. Le
Discours penche du côté du second. Que reproche t-il finalement à ce système ou
cette pensée séductrice qu’est la pensée de l’Un ? Le réquisitoire qu’est le DSV
reproche à cette tradition sa tendance à penser et à réduire le pouvoir politique à la
figure exclusive de l’Un. Comment procède ce réquisitoire? Il situe, d’une part, le
discours d’Ulysse dans son contexte en se demandant comment il est amené à
s’approprier d’un tel discours. S’il le fait ainsi, quelles seraient les raisons? Ensuite,
l’auteur nous demande d’« excuser Ulysse » d’un tel discours. Il ne peut être tenu
pour responsable, donc ne peut répondre d’un tel discours. Autrement dit ce
personnage semble être écho de quelque chose qui est au-dessus de lui. Il faut
rendre responsable le « contexte ». En fait cette excuse de LA BOÉTIE n’est qu’une
stratégie rhétorique, ce qu’il donne à Ulysse dans une main, il le reprend dans
l’autre. En ce sens, celui-ci est plus qu’un simple personnage.
Pour bien saisir le nerf argumentaire de LA BOÉTIE, il faudrait restituer la scène :
d’Ulysse et Thersistès. Les circonstances – ou le contexte - de l’émergence de cette
interaction peut nous éclairer. Nous ne sommes pas dupes, car nous savons déjà
avec DERRIDA que le contexte n’échappe pas non plus à la toile de la narration ou
de la mise en discours, il est toujours le résultat d’une construction du sujet
narrant. La réaction de Thersistès remet en question la légitimité des rois à
délibérer sur la chose de la cité. Il s’agit d’une crise la représentation politique.
20 | P a g e
a) La scène d’Ulysse et Thersistès dans le récit d’ Homère : La
crise de la représentation
Ulysse est ce qu’on pourrait appeler un « personnage conceptuel » 1 . Ce type
personnage symbolise toujours un espace, un topos, le lieu d’une pensée, lequel
tente de se frayer une voie nouvelle. Le « je », de ce type de personnage, en tant
qu’embrayeur de l’énonciation philosophique, tient lieu de la troisième personne.
Ce jeu porte la voix de l’autre : le destinataire. C’est un véritable dialogisme : Je dis
« je » toujours avec un autre. Le personnage conceptuel ainsi est lieu de
manifestation de ce que DELLEUZE appelle « le mouvement » ou l’innovation.
C’est ce qui fait que le « je » du personnage est « toujours une troisième
personne2 ». L’énonciation philosophique donc n’est pas différente de l’acte parole
de la vie courante. « Tout acte de parole dans la vie courante renvoie à des types
psycho-sociaux qui témoignent en fait d’une troisième personne sous-jacente »3.
C’est ce qui fait à travers le « je » se cache tout un ensemble de schème de pensée.
Le personnage conceptuel subsume en lui-même tout un ensemble de catégories ou
de schèmes de pensée que le Discours se veut pour cible. Tel est le moteur caché de
l’argumentation de LA BOÉTIE. La figure (d’Ulysse) est généralement représentée
par certaines traditions comme un modèle à suivre, connue pour sa « ruse » et son
« intelligence ». Il est le héros bien aimé des dieux. À la rigueur, il est surtout
connu dans l’Iliade pour un roi sage, lequel sait maintenir l’équilibre des extrêmes.
Cette réputation s’est construite à travers plus précisément la querelle opposant
Agamemnon et le divin Achille dont la victoire des Achéens sur les Troyens
1 Le « personnage conceptuel » nous dit DELLEUZE, « n’est pas le représentant du philosophe, c’est même
l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les
autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets des sa philosophie », In DELLEUZE (1991) :p.62. 2 Ibid. : p. 63. 3 Ibid. : p.63.
21 | P a g e
dépendra de sa résolution. Il maitrise l’art de la parole et sait trouver les mots
justes dans des situations exceptionnelles. Il a su convaincre Achille de calmer sa
colère et de revenir à la guerre. Cette image est susceptible d’être contre balancée
par une autre: celui d’un personnage de la démesure. Plus précisément dans
l’Odyssée lorsqu’il s’est fait lier pour pouvoir écouter la musique des sirènes. En
dépit de cette petite note discordante, la figure d’Ulysse reste liée à l’image de cet
homme prudent ou le sage de l’antiquité. Celle-ci (cette image de l’homme
prudent) s’est imposée contre celle l’homme de la démesure – de l’excès – ou de
l’hubris. LA BOÉTIE connait très bien la pesanteur de cette tradition d’où l’une des
raisons peut-être de l’emploi qu’il en fait. Comment Ulysse mobilise cette
tradition : la figure de l’Un, pour mater la rébellion des soldats, dans sa joute
oratoire l’opposant à Thersistès ? Dans une joute oratoire dont – la véracité des
propos tenus par les inter-actants de cette scène semble se révéler moins
importante – l’objectif consiste à remonter le moral des troupes. Le discours de
chaque personnage est mesuré en fonction de son poids social suivant une certaine
logique des jeux de pouvoir. La question que pose implicitement LA BOÉTIE à
Ulysse et celle-ci sera centrale dans tout l’argumentaire du Discours, est de savoir
si l’ « Un » est réellement supérieur au pouvoir de la « multitude de maitres ».
Dans quelle mesure l’inverse est beaucoup plus vraisemblable que celui-ci ?
Autrement dit, est-ce que « l’Un » ne doit pas être tenu pour le « mal absolu » ou
source de malheur des hommes contrairement à l’apparence? Cette question
constitue le fil conducteur du Discours où toute l’argumentation s’évertuera à
prendre le contre-pied du « discours d’Ulysse », ce lieu commun. Pour commencer
l’auteur épargne à Ulysse la critique dévastatrice qu’il va faire à cette pensée
politique en lui accordant le bénéfice du doute : il explique cela par le « contexte ».
Autrement dit Ulysse ne l’aurait pas dit, n’était-ce pas dans un contexte si
22 | P a g e
particulier. Il s’agit là d’une stratégie argumentative utilisée par l’auteur, ceci
semble vraiment loin de renforcer cette figure emblématique dans sa tradition.
N’empêche, il est possible de souligner quelques éléments forts marquant du
propos d’Ulysse. D’une part, il est nommément cité par LA BOÉTIE mais non son
destinataire : Thersistès. Or, tout son discours se veut une réplique. Ne faudrait-il
questionner un tel silence vu la place majestueuse qu’occupe la citation de son
adversaire dans le Discours ? A priori, les partisans d’une telle tradition pourraient
rétorquer qu’un tel silence répond à une exigence méthodologique, de ce fait
seulement la citation intéresse LA BOÉTIE, et de surcroit pourquoi mentionner
l’Autre (personnage) ? Réponse pertinente mais non suffisante pour évacuer le
doute planant sur les visées réelles d’un tel silence dans la logique du Discours.
Véritablement, si oui, l’auteur voulait réellement laver Ulysse de tout soupçon,
pourquoi entreprendre deux mouvements si contradictoires dans le fil du
Discours. Il donne à Ulysse quelque chose d’une main et qu’il récupèrera de
l’autre. N’est-ce pas l’œuvre d’un véritable maitre rhéteur habile ! En
reconnaissant et valorisant l’image d’un Ulysse prudent et sage, d’une part ; le
rejet de cette tradition dont Ulysse s’est fait le porte-parole d’autre part. Et dans le
cadre de ce jeu de rhétorique qu’il faut dégager toute la ligne de mire: la figure de
l’Un. Malgré l’effort de l’auteur, le Discours nous laisse sur notre soif tant par sa
brièveté que par sa puissance théorique : il soulève plus de questions qu’il tente
d’apporter de réponses. Et les affirmations ou les prétendues réponses elliptiques
de ce petit texte très condensé sont autant problématiques que les questions
soulevées. L’un des points non éclairci par le Discours est celui de savoir: s’il faut
mettre dans le même panier toutes les formes de pouvoir qui s’apparentent à
l’Un ? L’autre problème soulevé par le Discours est de savoir si la tyrannie est le
23 | P a g e
nom d’un certains types de pouvoirs ou du moins l’autre nom de toute
détérioration de la politique.
b) La servitude volontaire et la tyrannie dans les trames du Discours
La tyrannie reçoit chez LA BOÉTIE différentes définitions : D’une part, elle est
définie comme un pouvoir dans lequel rien n’est « public » où tout est à « Un ». La
servitude à bien l’entendre détruit l’espace public – ou l’espace commun - puisque
tout relève de l’intérêt particulier du tyran. Il (l’espace public) est confisqué par la
figure dominatrice de l’Un. L’unité entre les différents membres de cet espace est
réalisé par le souverain, il tient ainsi lieu de loi autrement dit celle-ci ne devient
que le caprice du tyran mais non le résultat de la volonté générale. Il ne peut y
avoir de politique dans un tel contexte, vu que rien n’est commun et tout est à Un.
Autrement dit, il n’existe pas d’espace politique. Comme le définit Hannah
ARENDT, l’ « espace politique », c’est l’espace de l’ « apparence » ou de la
« visibilité », et de l’agir en commun; or dans la tyrannie, il est presqu’interdit
d’agir en commun, dans ce cas, il est ainsi impossible de penser la « politique » ou
l’ « agir politique ». Les liens politiques sont pervertis. Un seul jouit de la
publicité : le tyran ! D’autre part, la tyrannie est assimilée à un pouvoir où un
« nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir, non pas être gouvernés,
mais tyrannisés »1. L’ « obéissance » ne semble pas tout à fait étiquetée de mauvais
chez l’auteur, car LA BOÉTIE reconnait qu’on peut servir l’État ou la République
1 DSV, d’après la version De Mesmes, Ed., Paris, Vrin, 2002, p. 27.
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comme les spartiates qui sont allés se sacrifier auprès de Xerxès pour sauvegarder
la liberté à Sparte. Et finalement, la tyrannie est le désengagement du peuple dans
le combat pour la liberté, elle est en ce sens un produit du peuple ou le résultat
d’un mauvais désir.
C’est :
« les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, presqu’en cessant de
servir, ils seraient quittes, c’est le peuple qui « s’asservit », qui se coupe la gorge1 ».
Le mal est enfin nommé à la dernière définition : la SV. Elle est la détérioration des
liens politiques au point que la politique se trouve transformée en une véritable
tragédie comme le disait Malraux2. Qui aurait crû que la politique qui devait être le
lieu de la réalisation du bien suprême puisse devenir le cauchemardesque humain.
En ce sens La tyrannie n’est pas un régime politique aux yeux de LA BOÉTIE, elle
n’est pas un type de pouvoir. Elle est la face cachée de tout pouvoir politique,
lequel est constamment en proie à la tyrannie.
D’où le doute de LA BOÉTIE :
« Ainsi, pour en dire la vérité, je n’y vois point qu’il y en entre eux quelque différence ; mais de
choix, je n’y vois point Et étant le moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de
régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris les taureaux à dompter, ainsi les
traitent-ils »3.
Pourquoi LA BOÉTIE persiste t-il à voir dans la monarchie, la timocratie, la
démocratie etc., une même réalité alors que la différence entre ces régimes est
traditionnellement marquée. Tous s’entendent au moins sur un point si on suit la
tonalité du texte de LA BOÉTIE : la servitude ! À bien entendre LA BOÉTIE la
« politique » est porteuse d’une « énigme » que les différents régimes politiques
seraient incapables de traiter ou de résoudre : l’exercice de tout pouvoir serait
porteur de servitude. Le pouvoir politique est de nature asservissante. Il n’ya pas
d’un côté un pouvoir asservissant et de l’autre un pouvoir libérateur. Tout pouvoir
1 Ibid.: p. 28. 2 Cité par Alain Badiou (2005) : p.20. 3 DSV, (2002), Ed., Vrin, p.34.
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est potentiellement asservissant, il y va de la vigilance du peuple. Tel est le
soupçon que suscite le refus de toute catégorisation de LA BOÉTIE. Même s’il ne le
formule explicitement, mais tout concour à l’admettre puisque la servitude du
pouvoir n’est pas un excédent mais toujours consensuelle. La critique se radicalise
lorsque LA BOÉTIE fait témoigner le peuple – comme l’un des premiers s’étant
confectionné un tyran, il prend à témoin de ce désir malsain, car dit DERRIDA
citant Blanchot nul ne peut témoigner à la place du témoin. L’exemple d’Israël en
dit beaucoup sur le caractère ambivalent du pouvoir politique. Tous les maux
d’Israël semblent provenir du choix honteux et « inhumain1 » du peuple Israël de
se doter d’un roi : l’avènement de Saül, le premier roi d’Israël est source de tous les
maux de celui-ci. Ce choix illustre la volonté du peuple de se doter d’un tyran
quand aucune nécessité ne se fait sentir. Face à une situation recherchée, l’auteur
ne peut que se réjouir. Le Discours pointe une question cruciale du doigt : un
peuple peut-il rechercher sa servitude voire vouloir? Peut-on vouloir du mal ? Une
question est occultée par la tradition métaphysique occidentale. Elle est mise sous
la catégorie de l’impensable. Comment est-il possible de vouloir le mal quelque
chose que l’on dénie l’existence? En effet, Il s’agit de l’un des principaux drames
du vingtième siècle. Celui-ci est considéré comme celui de l’horreur et du mal.
Comment rendre compte du mal qui n’a pas de réalité ? D’où cette volonté
marquée de ne pas le penser2.
Cette « exclamation » traduit chez LA BOÉTIE une certaine volonté de rompre
avec cette tradition métaphysique. Une tradition qui refuse de reconnaitre
l’existence de cette volonté qu’on dirait négative : la volonté de ne pas vouloir. Cet
effort traduit ainsi une tentative de penser ce qu’on pourrait appeler l’impolitique.
C'est-à-dire la transformation des liens de la cité en des liens de servitude. Qu’est-
1 Op. cit. : p. 34. 2 Alain BADIOU (2005) : p. 14.
26 | P a g e
ce qui peut bien amener à cette dé-naturation des liens du politique ? Qu’est-ce qui
peut bien amener les hommes à préférer la servitude à leur liberté ? Le DSV est
donc cet effort de penser « l’impensable » ou l’ « intraitable1 ». Autrement dit LA
BOÉTIE est un penseur du totalitarisme avant la lettre dans le sens qu’ARENDT
donne à ce mot. L’originalité de LA BOÉTIE tient au fait que la question politique
ne se trouve pas formulée dans sa forme traditionnelle. C'est-à-dire la comparaison
traditionnelle des régimes politiques pour en déduire le meilleur régime. Pourquoi
cette question se trouve écartée par LA BOÉTIE ? À quelle économie répond une
telle démarche ? En ce sens l’attitude de Thersistès dans l’Iliade vis-à-vis des rois
est un indicateur non négligeable pour comprendre le refus de LA BOÉTIE de
distinguer les différents régimes comme le souhaite la tradition. Et pourtant, cette
figure se trouve traitée en parent pauvre dans le Discours. Quelle est la fonction de
ce silence ?
c) Le silence de Homère : Thersistès, la figure oubliée du Discours
Thersistès tout comme Ulysse est un personnage conceptuel. Si Ulysse marque la
« territorialisation » d’une pensée. Celui de Thersistès manifeste la
« déterritorialisation » ou la « reterritorialisation » absolue de la pensée. Les
1 Un effort qu’on n’a pas retrouvé au cours du vingtième siècle pour penser le nazisme. On a toujours refusé
au nazisme la dignité d’une pensée. Une telle attitude n’est pas sans enjeu. En effet ce procédé ne fait que
l’innocenter : cette pensée. (Alain BADIOU, 2007, Le siècle, Ed. Seuil, p.14) Comment ne pas penser le régime
ou la politique qui a occasionné l’horreur ou l’intolérable du XX e, comment une politique peut- elle donner
lieu à cette terreur ? Comment une pensée – comme celle du nazisme - peut – elle prendre pour cible une
frange de la population blanche ? Si pendant longtemps cette pensée était à l’œuvre ou se matérialisait sous
les populations africaines, cela n’a jamais attiré l’attention voire un véritable problème pour les biens pensants
d’un certain occident. Il devient problème jusqu’au jour qu’Hitler s’est appliqué cette pensée à la population
blanche.
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personnages semblent marqués deux mouvements de pensée contradictoires : la
logique que nous appelons le nom et celle du nombre. Ces deux logiques se
manifestent à travers l’interaction des deux personnages. Ce personnage
antipathique constitue une voix discordante au sein de la symphonie qu’est la
tradition de l’un. Revenons au contexte dans lequel a eu lieu cette joute oratoire
entre les deux protagonistes : Ulysse et Thersistès. Ce discours se tient dans un
contexte assez particulier qu’est celui de la guerre. Et LA BOÉTIE le mentionne à
juste titre :
« Il en faudrait d’aventure excuser Ulysse auquel possible lors était besoin d’user
de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée » (LA BOÉTIE (2002) : P. 25.)
Cette guerre mettant en présence toute une coalition des cités grecques sous le
commandement de l’éminent roi Agamemnon contre une autre île grecque
ennemie : Troie. Les soldats sont fatigués après avoir passé plus de huit années
sans pouvoir ni pénétrer les murailles infaillibles de Troie, ni pouvoir rebrousser
chemin. Qui pis est, ils se retrouvent à la merci de la colère d’Apollon : Dieu
protecteur de cette cité belligérante. Le contexte est à la mutinerie vu que les
soldats sont jetés pendant trop longtemps dans une attente inquiétante.
Entretemps, ils ne sont pas au courant de ce qui se décide ou se trame dans le
couloir de l’agora, siège du grand conseil où prennent place ceux qui ont le nom.
De ce conseil, sont exclus vu leur état de naissance et leur anonymat. Ils doivent
attendre l’ordre, un ordre qui se fait attendre. C’est de ce contexte que LA BOÉTIE
semble trouver les éléments de disculpation d’Ulysse. Néanmoins, le « contexte »
ne contient pas en lui-même tous les éléments capables d’innocenter Ulysse
comme le prétendait LA BOÉTIE. Certains éléments significatifs montrant que les
chacun des discours appartient à un topos et obéis à des régimes de phrases
différents. L’un (celui de Thersistès et LA BOÉTIE) obéit à une logique de
radicalité tendant à rejeter la figure de l’Un ou du nom, alors que l’autre est un
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encensement de cette logique (le nom). Paradoxalement, le nom de Thersistès n’est
pas mentionné dans le DSV. La figure de Thersistès est une figure absente et
pourtant, son spectre hante l’argumentaire de LA BOÉTIE. Ce personnage est un
illustre inconnu ! Le narrateur de L’Iliade nous le présente comme un vulgaire
insignifiant - qui a conduit le divin Ulysse à recourir à la force pour pouvoir
ramener l’ordre dans les troupes. Il est dit aussi qu’il a été roué de coups de
sceptre par Ulysse. En effet, Il est l’Autre d’Ulysse. Il est ce qui donne tout son sens
à son discours. Le discours d’Ulysse cité en exergue du texte de LA BOÉTIE se
trouve être une réponse à cet Autre. Un Autre qui doit être pris dans sa radicalité.
Il n’est pas un même, il appartient à ceux du peuple, ceux qui n’ont pas de nom. Il
est comme le plébéien, son « être » est donc « exclu de la parole qui fait
l’histoire » 1 . Cette interlocution met en scène ce que Jacques RANCIÈRE
appellerait la « mésentente » : un conflit au sujet de la nomination, une bataille
pour les noms. Les deux personnages de l’Iliade témoignent de l’hétérogénéité des
deux logiques à l’œuvre dans la scène : d’une part, Thersistès qui commente et ose
parler aux autres soldats au même titre que ceux qui ont leur nom écrit dans la cité
des dieux et de ce fait détiennent tous les droits, et Ulysse qui dénie à ce dernier
un tel pouvoir. Ce que Thersistès n’a pas vu et compris c’est qu’il n’a pas de nom,
et qu’il lui est donc interdit de tenir un tel discours. À notre sens, la citation obéit à
un protocole de type interactif où la réponse s’inscrit dans la continuité de celui-ci.
Autrement dit l’énoncé d’Ulysse doit être pris pour une « réplique » et analysée en
tant qu’énoncé politique. C’est dans ce jeu de déplacement à l’œuvre dans cette
scène que ressort son caractère fortement politique. La véritable question que sous-
tend la démarche de Thersistès est : Un seul peut-il décider de l’avenir de tous,
1 Louis Gabriel GAUNY, le philosophe plébéien, textes réunis par Jacques RANCIÈRE, Ed. La découverte-
Maspero \ PUV, 1983, p.83, Cité d’après texte de, Frédéric RAMBEAU, thésard à paris 8, « Jacques RANCIÈRE
et la puissance égalitaire du rapport - ».
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qu’il soit roi ou non. D’où vient la prétention des rois à vouloir décider au nom et
contre tous ? L’accusation pointe du doigt l’avarice des rois et particulièrement
Agamemnon. La réplique d’Ulysse a une particularité : elle constitue un acte de
refus ou plutôt une tentative d’occultation. Elle refuse à Thersistès un tel droit,
celui d’être apte à parler en son nom et en celui de tous les soldats anonymes, en
raison de sa naissance. Thersistès fait partie du nombre, sa prétention est un excès,
un déplacement, et la réplique d’Ulysse est là pour le rappeler à l’ordre et le
soumettre à son identité.
D’où la réaction d’Ulysse :
« Arrête, misérable ! Écoute ceux qui te sont supérieurs, lâches et sans force, toi qui n’as
aucun rang dans le conseil. Certes tous les Akhaiens ne seront point Rois ici. La multitude
des maitres ne vaut rien. Il ne faut qu’un chef, un seul roi, à qui le fils de Kronos empli de
ruses a remis le sceptre et les lois, afin qu’il règne sur tous »1.
Deux attitudes se manifestent dans le discours d’Ulysse : la volonté d’effacer
l’autre, de le rendre invisible, d’une part ; et l’encensement de la figure de l’Un à
travers tous ses attributs : « un chef », « un roi », autrement dit le rejet de du
multiple ou de la multitude de « maitres », d’autre part. La réponse d’Ulysse
comporte une charge de colère et de mépris. Elle porte atteinte tant à la démarche
de Thersistès qu’à son statut de locuteur valable. Sa capacité d’être sujet parlant
devait provenir de son aptitude à siéger au conseil, d’où probablement son
incapacité à proférer de paroles sensées rentrant dans la lignée des rois. Cette leçon
n’a pas été apprise par cet illustre inconnu! En fait ce dialogue met en scène deux
projets à travers ces deux figures : Thersistès et Ulysse. Les deux projets divergent
dans cette fameuse guerre de Troie : le projet du Nom contre celui du nombre.
Celui des rois à la recherche de la gloire, de l’immortalité, et de la richesse. Le
second projet, celui du nombre est formulé par Thersistès lorsqu’il réclame le droit
1 HOMÈRE, L’Iliade, Rhapsôdie II, D’après la traduction de LECONTE DE LISLE, Ed., Pocket, 1998.
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de tous de décider dans le destin de la cité en participant au grand conseil. D’où le
différend qui existe entre les deux projets. Les deux figures sont diamétralement
opposées : l’une fait partie du lot des petits soldats, être sans nom, « difforme »,
qui ont pris le chemin de la guerre et l’histoire officielle ne se souviendra même
pas de leurs noms quand elle n’est pas écrite contre eux. L’une de ses
caractéristiques retenues par le narrateur de ce personnage : c’est sa haine des rois
ou la figure de l’ « l’Un ». Autrement dit, le discours de la multitude dont il se fait
le porte-parole le fait passer pour un fauteur de trouble. Et, l’autre figure est :
Ulysse. Paradoxalement : les lignes argumentaires du Discours coïncident
parfaitement avec la revendication de la multitude dont Thersistès se fait l’écho.
Ce qui en principe devait le rapprocher de LA BOÉTIE, mais tel n’est pas le cas,
puisqu’il le DSV ne relaie pas son discours. Au contraire le Discours fait silence sur
le nom de ce personnage bizarre dont la présence dérange, Thersistès un véritable
rabat- joie. Ce qui est remarquable dans le discours d’Ulysse c’est son overdose de
mépris! Et pourtant LA BOÉTIE fait silence sur le caractère symbolique de ce
personnage. Comment interpréter un tel silence? L’une des caractéristiques du est
le silence. Ce n’est un drame si une nouvelle fois, on découvre la trace du silence.
Celui-ci joue un grand rôle dans l’argumentation de LA BOÉTIE. En tant
qu’humaniste s’il néglige certains éléments et plus précisément des éléments
importants, il a probablement de bonne raison de le faire. Mais de tels silences ne
peuvent être ignorés vu leur caractère partisan. En ce sens, la présence de ces
signes (silences) ne font que renforcer le caractère sibyllin du DSV. Celui-ci laisse le
lecteur sur sa soif. Pourquoi l’auteur ne prend t-il pas en défense la mémoire
d’Ulysse contre celle de Thersistès, alors qu’à la vérité les propos du second sont
beaucoup plus proches de son texte que celui d’Ulysse? La suite du texte de LA
BOÉTIE en témoignera: le discours de la SV est, dans son esprit comme dans sa
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lettre, une réfutation des propos d’Ulysse. Pour s’y prendre La BOÉTIE entreprend
l’anthropologie de ce mal radical chez l’homme.
32 | P a g e
SECTION 2 :
Le discours anthropologique de LA BOÉTIE du mal radical de la dé-formation de la nature humaine
« Il [LA BOÉTIE] veut COMPRENDRE « comme il
se peut faire » qu’un peuple préfère ployer le joug
sous la tyrannie d’un seul homme, acceptant de le
souffrir plutôt que de le contredire » (Simone
GOYARD-FABRE (1983) : p. 79).
« Quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer
l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui
faire perdre la souvenance de son premier être, et le désir
de le reprendre » (LA BOÉTIE (2002) : p.33)
Il tente de cerner une question profonde celle de la dimension psychologique du
pouvoir : le pouvoir est pensé dans son retentissement interne chez le sujet. Il
s’agit d’éclairer l’un des mystères de la « nature humaine ». L’étonnement de LA
BOÉTIE devant cette expérience de l’ « inimaginable » jette son auteur aux bords
extrêmes de tout langage, en témoigne la difficulté rencontrée dans la nomination
de phénomène par le langage. Le plus révoltant dans le « désir » de la servitude se
situe dans le sentiment d’impuissance dont fait montre le sujet. Il fait échec d’une
part, à l’idée d’une raison humaine toute puissante et illuminant ; et d’autre part, à
la conception toute décision découle de la « volonté », elle perd son pouvoir de
délibération ou de vouloir. Il y aurait un « inhumain et sauvage »1 en l’homme.
L’analyse de GOYARD-FABRE ne s’est pas fourvoyée quand elle présente ce
1 Simone GOYARD-FABRE (1983) : p. 79.
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Discours comme « un essai psychologique politique ». En effet, cet essai tente
d’aborder le problème qui est lié à la dimension énigmatique de la condition
humaine. Ce qui amène l’auteur à postuler une théorie de la « nature humaine » et
de dégager des éventuelles causes de la servitude. Un bémol est ajouté par
GOYARD-FABRE : cette « nature humaine» n’est pas à entendre comme
équivalente à celle de HOBBES et de ROUSSEAU. Toutefois, cette nature est à
entendre dans le sens MONTAIGNE : « complexions naturelles1 » de l’homme. En
quoi cette théorie de la « nature humaine » peut nous aider à comprendre l’
« anomalie monstrueuse2 » qu’est la sv ? Le « désir » de la sv apparait comme une
dé-formation ou une dé-naturation de l’état naturel de l’homme dans lequel
l’homme a pris naissance. En ce sens, elle surgit comme une « anomalie » ou
un« monstre de vice » selon les expressions de GOYARD- FABRE. Comment est-ce
possible ? Pour l’expliciter une théorie de la nature humaine - qui peut-être dite
anthropologique – s’imposer à l’auteur. Ce discours anthropologique a un double
intérêt : dégager un « espace » et rendre possible une histoire « morale et
politique », d’une part ; faire émerger la « complexité des modalités de la
« réalisation concrète de la liberté »3, d’autre part. La réalité de la servitude est
percutante, la liberté est loin d’être seulement « complexe », elle relève de l’ordre
chimérique ou de l’ordre de l’ « illusion » comme dirait SPINOZA. Ce phénomène
sous-tend un paradoxe : le sujet est à la fois l’instigateur et le garant de sa propre
servitude. Ce geste de refus, le cri au scandale fait advenir un « nouveau monde »,
ce monde qui était toujours là dont on n’avait pas toujours conscience : cachée par
1 Ce sont des complexions, générales et communes, qui définissent l’espèce à son origine, quand rien encore ne
la « dévie » ou ne la « falsifie ». Autrement est dit naturel ce qui n’est pas détérioré ou modifié par les
interventions de l’homme. Ces « complexions » sont le « fruit de Nature qui, pour LA BOÉTIE et pour
MONTAIGNE est selon l’expression de R. Étiemble, généreuse, surtout d force génitale et génitrice » (D’après
une ? GOYARD-FABRE, présentation du Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE, Ed. GF, 1983,
p.81) 2 Ibid. : p.80. 3 Op. cit.
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une certaine illusion de la liberté. Une illusion qui nous empêchait de voir la réalité
sauvage de la sv. Il fait voler en éclat le voile de l’illusion. L’intuition géniale de
LA BOÉTIE est d’avoir fait émerger cette « aporie » sur laquelle s’est constitué le
social, c'est-à-dire l’énigme de l’institution symbolique de la société. C’est un geste
révolutionnaire. Un tel phénomène est le même qui est à l’œuvre dans beaucoup
d’événements comme la Révolution française de 1789 ou la révolution d’Italie. La
révolution, tout comme l’exclamation du DSV, fait émerger un abîme, il s’agit
d’ « instituer » une société nouvelle ou plus précisément une « société d’hommes
libres »1. Telle est le sens de la radicalité du geste de la question de LA BOÉTIE. Il
consiste dans le fait de montrer l’impossibilité d’émanciper toute une société par
l’institutionnalisation d’un certain régime politique. Tous les régimes politiques
s’équivalent (si l’on pousse à l’extrême le raisonnement de LA BOÉTIE) tout au
moins dans leurs dérives. Et cette hypothèse est également celle de QUINET :
« celle de la fondation impossible d’une société libre sur les ruines persistantes.
d’une société despotique» 2 . La possibilité d’un départ radical semble être
impossible et de ce fait, doit être éloigné. L’exemple des révolutionnaires selon
MICHELET témoigne de l’ « impossibilité de médiation » 3 . La question de la
Révolution fait émerger la dimension « aporétique » ou « énigmatique» des
chemins de la « fondation » ou de l’émergence de la liberté. Tout le sens du geste
de LA BOÉTIE se tient dans l’avènement : du « nouveau monde » qu’il fait
émerger. Ce « monde commun » que seul un événement exceptionnel pourrait
faire advenir : le thaumazein. Pourquoi il y a de la servitude plutôt que la liberté ?
Cette question constitue en ce sens une véritable épochè, c'est-à-dire une mise en
suspens du monde quotidien qu’est un monde de servitude. De là, elle permet aux
1 MARC RICHIR (1991) : p.143. 2 Ibid.: p.144. 3 Op. Cit. : p.144.
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sujets de prendre conscience que le monde tel qu’il est, loin d’être l’affaire d’un
seul, mais c’est un bien commun, c'est-à-dire espace du vivre ensemble.
L’ « expérience révolutionnaire » tient son sens ici. Voilà toute l’importance du
geste de l’historien MICHELET lorsqu’il « improvise » sans concept en donnant à
voir sous un éclairage nouveau ce qui est à l’œuvre dans l’expérience
révolutionnaire. Celle-ci est décrite comme une « joie » intense ou l’expression
d’un « génie ». Ce monde nouveau prend le nom de « fête » ou de « phénomène
illimité » sous la plume de l’historien. Les hommes se retrouvent dans une
« ivresse inconsciente » où il est impossible de distinguer la « réalité » de
l’imagination. Le lecteur témoin de cette expérience se retrouve jeté aux bords du
langage. Il s’agit d’une expérience humaine face à l’extrême où l’on est au cœur de
l’innommable. Quand on ne peut pas dire, on met des mots : tel est le « génie
philosophique et très peu historien de MICHELET » 1 . Cette « expérience » est
similaire à la description kantienne du « sublime» (nous reviendrons sur le lien
entre révolution et l’expérience du sublime). L’avènement de ce « monde
nouveau » au cœur de l’expérience quotidienne de la servitude met à nu le
mensonge sur lequel fonctionne la police, d’une part ; elle rejette l’impossibilité de
tout compromis, c'est-à-dire de toute médiation. Tout pouvoir semble relever de
l’usurpation, d’autre part. En ce sens, nous ne pensons pas à l’instar de GOYARD-
FABRE qu’il aurait une « intuition contractualisme 2 » chez LA BOÉTIE. Le
rejetterait toute prétention à la légitimité de tout pouvoir. En ce sens, l’intuition de
ROUSSEAU en ce qui concerne le caractère ambigu et ambivalent de la « liberté »
n’est qu’un écho de l’analyse la boétienne. La liberté selon l’auteur du Contrat social
ne s’éprouve pas dans l’usage de la Raison, mais dans la « dénaturalisation » de la
sensibilité. L’une des particularités de la liberté d’après l’intuition de ROUSSEAU
1 MARC RICHIR (1991) p.: p.22. 2 GOYRAD-FABRE (1983): p.103.
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est le fait qu’elle est « condition » de possibilité et en même temps celle de son
renversement en son contraire. « Avec l’apparition d’une servitude qui n’est plus
une servitude subjective, mais un asservissement objectif, la question de la liberté
devient une question a proprement politique » 1 . L’anthropologie de la
dénaturation permet de faire ressortir le caractère artefact de l’homme sombré dans
la servitude. Cette « théorie de l’homme » fait apparaitre la constitution
essentiellement et immédiatement sociale de l’humanité. La liberté ainsi définie
doit être pensée comme non produite par les relations sociales. Comment rendre
raison d’une qui se donnerait sous la forme de sa propre négation ? Qu’est-ce
qu’un mouvement d’une institution qui est arrivé à se confondre avec une version
négative ou marquée du sublime ? Et à quelles conditions la liberté, peut-elle, en se
faisant liberté politique, échapper à sa propre négation ? Ces questions selon
BACHOFEN se trouvent au cœur d’une théorie de l’homme chez ROUSSEAU.
Dans le cas contraire comment concevoir que les hommes puissent abandonner
leur « dignité », renoncer à leur « intelligence » et que ce « vice » se retrouve
partout et toujours ? Une telle servitude comment est –elle possible ? Tel est l’un
des points de rapprochements entre les deux théoriciens de l’ambivalence de la
liberté. Et la réponse de LA BOÉTIE d’après BACHOFEN est dépourvue de toute
équivocité : « c’est le peuple qui s’asservit, et qui se coupe la gorge ».
Comprenons : il a le choix « ou d’être serf ou d’être libre », « ou de quitter la
franchise ou de prendre le joug », « ou bien de consentir à son mal, ou bien de le
pourchasser. La réponse à cette question soulevée par LA BOÉTIE semble se
retrouver dans l’ambivalence de la notion de « liberté » telle que ROUSSEAU l’a
théorisée. Son geste consistera à mettre à nu l’ambigüité de la notion de liberté.
Toute son œuvre est traversée par la tension entre la liberté et la réalité percutante
1 BACHOFEN (2002) : p.23
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de la servitude. « La condition de la liberté est que la liberté se veille elle-même1».
L’auteur montre que cette liberté est à la base de la fondation et à la base
également de son effondrement. Elle « fonde » et ne « fonde pas » pas l’ordre
politique2. Quel est ce paradoxe ? Qu’est-ce qu’une liberté qui fonderait et ne
fonderait pas l’ordre politique ? La théorie de la « nature humaine » permet
d’anticiper certaine ambigüité : comme celle de prendre la liberté pour un produit
du social. Que devient cette « nature » sous l’effet pervers de la servitude ? Est-il
possible de penser l’homme comme apte naturellement à la liberté après
l’expérience quotidienne de la servitude ? L’homme n’est-il pas condamné à la
servitude ? Le concept de « nature » permet à LA BOÉTIE de sauver la liberté du
spectre de la servitude. Il joue un rôle capital dans sa ligne argumentaire. Il en a
besoin pour éviter de tomber dans un fatalisme politique. En quoi consiste cette
théorie de la nature humaine et en quoi est-elle porteuse de l’espérance ? Est-elle
compatible avec l’avènement d’un monde nouveau ? La théorie de la nature ne fait
que radicaliser le scandale de ce monde nouveau : la réalité monstrueuse de la sv.
Cette « nature » fait pendant au caractère « contre-nature » de la sv Cette symétrie
ne fait que radicaliser la question : premièrement, dans la mise en évidence de la
sv comme fait « incompréhensible » ; et deuxièmement dans la maximisation de
cette « incompréhensibilité 3 ». Cela entraîne pour l’auteur « l’invalidation des
explications naturalistes de la servitude ». Cette réfutation lui permet de « mettre
en lumière le caractère contre-nature au point que la servitude devient indicible4 ».
1 BACHOFEN (2002): p.13 2 ROUSSEAU établit une différence nette entre: d’une part, l’ « ordre politique », c'est-à-dire l’ « ordre civil » et
l’ « ordre des raisons », système hypothético-déductif. L’idée d’ordre des raisons sous-tend que la réalité
politique forme un tout ordonné, celui-ci ne l’est pas nécessairement par la raison. L’erreur des
contractualistes a été de confondre les deux et de penser que l’ordre des raisons pourrait s’appliquer à l’ordre
politique ou l’ordre civil. Ce qui relève de la « folie ». Or, a dit ROUSSEAU la folie ne fait pas droit. 3 In, le DSV, « les paradoxes de la nature dans le Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE », Laurent
GERBIER, Paris, Réed., Vrin, 2002, p.115. 4 Op. Cit: p. 115.
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On comprend le comble de l’auteur devant ce scandale et du caractère choquant de
cette description. Si LA BOÉTIE se trouve incapable de rendre compte de cette
situation, car les mots lui font défaut, son lecteur est abasourdi devant les
révélations et les preuves du caractère la sv. L’élaboration de la théorie de la
nature prend pied à partir du constat d’un paradoxe : la Servitude est
« universelle » et incompréhensible ». Toute l’entreprise de LA BOÉTIE va
consister à expliciter ce paradoxe. Comment s’y prendre ? Il revient a priori à
réfuter les explications naturalistes de la servitude : la « servitude par la force » et
« servitude par amitié ». Une fois réfuté ces deux modes explicatifs de la servitude,
cette dernière ne trouve ni force ni bonté qui expliquerait son existence. Tel est le
choc ou le scandale ! Il y a un « vice 1 », ce qui fait éclater les cadres de la
« rationalité » et de la « naturalité 2». Rien dans la « nature humaine » ne peut
rendre raison de la servitude 3 . Ainsi, le « désaveu de la nature » et
l’ « impossibilité » de la nomination vont de pair : il est impossible de parler
« intelligiblement » de la servitude, et cette impossibilité est la marque de son
caractère « dénaturé4 La nécessité d’une théorie la nature se fait sentir. Quel en
sera le contenu ? Elle doit éclairer le « dénaturé » : l’homme servile? C’est une
« autre nature » qui doit dégager ce que GERBIER appelle les « puissances de la
liberté ». Cette « autre nature », c’est celle qui oppose LA BOÉTIE aux conceptions
de Saint AUGUSTIN et d’ARISTOTE.
« C’est que la nature, la ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a fait
tous faits de même forme » (. : 31)
La nouvelle base de cette naturalité consiste en « la compaignie » et « la
naturalité » et la « condition humaine ». Cette conception prend ces distances par
rapport à la conception aristotélicienne qui voit dans la sujétion l’accomplissement
1 D SV : p. 77. 2 GERBIER : P. 119. 3 Op. Cit: p. 119. 4 Op. Cit.: p.119.
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de la « nature humaine ». Ce socle que représente la « compagnie » exige la
« liberté » comme fondement.
« L’universalité de la condition humaine est un argument
de poids pour penser la naturalité de la liberté humaine1 ».
Le « contre-modèle » de la naturalité politique de LA BOÉTIE se définit par
opposition à la réalité inchangée de la servitude effective. L’auteur pour étayer
cette nouvelle conception prendra pour preuve le « désir de la liberté » malgré la
réalité de la servitude qui est notre lot quotidien.
Quel malencontre a été cela, qui a peu tant dénaturé l’homme,
seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre
sa souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre ?
Le paradoxe atteint son paroxysme ! Plus le paradoxe est maximalisé plus LA
BOÉTIE va s’efforcer de rendre compte de cet écart : entre la liberté comme
principe régulateur et la servitude sa négation. Le comble de ce paradoxe nous
rappelle celui de ROUSSSEAU dans le contrat social: L’homme est né libre, et
partout, il est dans les fers (<) Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. résoudre
cette question » (Contrat social, I, 1) Selon GERBIER, à la différence de ROUSSEAU,
LA BOÉTIE opte pour la première question, un tel choix est dû à l’urgence de la
première :
« Cherchons donc par conjecture, si nous pouvons trouver, comment s’est ainsi si
avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que
l’amour même de la liberté ne soit pas si naturel » (. : p.31)
Ce changement va être expliqué à partir d’un double mouvement : primo, la
« mémoire » et « l’oubli » ; secundo, « coutume » et « naturalité ». Le premier
mouvement, LA BOÉTIE va opposer la mémoire à l’oubli. Comment peut-il
vouloir servir ? Si l’homme accepte la servitude d’un autre ou même la désire cela
est dû à une perte de mémoire. La mémoire semble tenir un rôle assez important
dans l’argumentaire de LA BOÉTIE. Le postulat de la perte de la mémoire permet
à l’auteur d’expliquer en partie l’état de fait qu’est la servitude. Comment les
1 Ibid.: p.125
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hommes peuvent-ils oublier leur propre nature : celle d’être libre. L’homme
servile, qui est le cas récurrent, c’est « [celui qui] a perdu sa souvenance de son
premier être ». Quel est ce nouvel « être » dont l’homme servile n’a pas la
souvenance ? La nature semble contenir en elle-même le principe de son oubli.
Parce que « L’homme a naturellement tendance à durer dans ces affections ». De ce
fait, il faut excuser ceux qui sont nés dans l’esclavage et qui n’ont pas connu
d’autres modèles. La coutume ne peut être un facteur négligeable, mais, il ne faut
pas non plus la surestimer. Elle joue un rôle dans le processus d’asservissement de
l’individu. La coutume est le biais par lequel la « bonne nature »1 se perd, cette
nature qui porte en elle les potentialités de la liberté. Néanmoins, nous ne devons
perdre de vue ni négliger la « puissance de la coutume ». Toutefois la « coutume »
à elle seule ne peut être une excuse à tout. Elle ne peut être une excuse suffisante à
la servitude. La Servitude est déclarée hors la Loi. Il n’y a pas pour LA BOÉTIE de
naturalité de la servitude mais plutôt un « devenir-nature »2. Les conséquences
sont énormes la servitude se trouve érigée au rang de l’« artéfact » au même
titre qu’un produit culturel. L’homme asservi est le résultat d’un long processus.
Pour faire ressortir le caractère oxymoron de ce phénomène GERBIER parle
d’« artifice naturel ». Cet oxymore n’est pas ici qu’une simple figure de style, mais,
il joue le rôle d’ancrage, c'est-à-dire, il permet à LA BOÉTIE de rendre compte du
« caractère anthropologique de l’obéissance ». Cette caractéristique lui permet de
se détacher définitivement d’ARISTOTE : c'est-à-dire la confusion entre « état de
naissance » et « état naturel ». La première s’inscrit dans l’histoire, il s’inscrit dans
la naissance contingente de l’individu. Alors que le second l’ « état naturel » relève
d’une puissance de la « nature » : un nature précédant l’état des choses. Une
nature qui a besoin d’être actualisée dans le social pour pouvoir répondre de son
1 GERBIER (2002) : p.126 2 GERBIER (2002) : P. 26 et 27.
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propre principe. C’est une nature originaire Cette « puissance naturelle » a partie
liée à la raison humaine.
La thèse la plus positive de LA BOÉTIE consiste à dire :
« Si la liberté est étouffée par la coutume en revanche le désir de liberté
demeure »1
Ainsi, La théorie de la nature se trouve ce sens élaborée à partir de trois grands
principes. Cette énigme sera abordée à partir de ces dits principes. Le premier
principe : celui des « droits naturels ». LA BOÉTIE pose que tous, nous naissons
avec des droits. D’où viennent ces droits, comment sont-ils arrivés jusqu’à nous ?
D’abord, l’homme originellement n’est pas tout ce qu’il est. Toute sa potentialité
dépend de l’ « éducation » qu’il aura reçue de ses parents. La particularité de
l’humanisme se situe dans le rôle attribué au « cadre familial »2, donc la famille est
considérée comme fondamentalement naturelle. Ils découlent de ce principe que
l’obéissance est un donné de la nature. Elle nous apprend à être « obéissants aux
parents », « sujets à la raison et serfs de personne ». Toutefois, d’où vient ce désir
malsain de nous soumettre? Ce désir vient dans l’altération des liens sociaux tant
chez les gouvernants que chez les gouvernés. La soumission n’est pas un droit
découlant de la nature, elle est le produit de cette déformation du tissu social. Elle
relève de l’ordre des aléas de la coutume. Le deuxième grand principe :
L’université de la raison humaine. Du point de vue de la raison : « l’homme
comme être doué de raison ». Or, elle [la raison] ne veut ni domination, ni
« sujétion ». Comment expliquer les inégalités et celles-ci ne sont-elles pas source
de domination ? En effet, La nature, « ministre de Dieu gouvernante des
hommes3 », qui nous a tous fait de la même forme, ne veut ni « domination », ni
« sujétion ». Les inégalités humaines, au lieu d’être source de domination, qui
1 GERBIER: P. 129. 2 Ibid. : p. 82. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.31, Paris, Ed. Vrin.
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différencient les hommes, sont le moyen d’une « fraternelle affection 1 ». Elles
doivent entraîner plutôt la solidarité entre les différentes catégories d’hommes, les
plus forts et les plus faibles ; car ce qui s’en dégage, c’est le sentiment de
complémentarité. De surcroit les inégalités naturelles sont plus sources
d’enrichissement que sources de servitude. Cette complémentarité délégitime la
prétention de certains à être plus aptes à diriger en raison de leur rang et de leur
statut. La fraternité et le compagnonnage sont une loi de la divine providence, et
celle-ci détermine notre humaine condition. Il semble que cette « loi » divine qui
nous dicte le compagnonnage reste étrangère à l’entendement de plus d’un.
« Nous sommes tous compagnons, [mais] ne peut tomber dans
l’entendement de personne que nature ais mis aucun en
servitude, nous ayant tous mis en compagnie » (LA BOÉTIE : p. 32)
La domination ou la soumission est déclarée hors la loi, elle résulte d’une dé-
formation des liens sociaux. Nul ne peut se prévaloir d’être plus sujets à
l’obéissance qu’au commandement. La liberté donc est un donné de la nature.
Enfin, le dernier principe qui en découle : la postulation de la liberté comme donné
de la nature. Dans cet argumentaire LA BOÉTIE prend à témoin l’histoire des
témoignages sur la « vaillance des hommes » et il la met sur le compte de la
liberté : « La vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui défendent2 »(LA
BOÉTIE : p. 28). Les faits historiques révélés constituent autant de preuves sures de
l’attachement des hommes à la liberté. Le cas de « Rome », de « Sparte »,
« Athènes » sont autant de témoignage de l’histoire de la liberté parmi les
hommes. L’histoire des peuples semble être une longue marche animée par le
désir de liberté. Toutefois, comment se fait-il que certains peuples puissent opter
pour la «servitude » plutôt que pour la liberté ? Ces peuples, si on suit la lettre du
1 Op. Cit : p.31. 2 DSV: p.18.
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texte de LA BOÉTIE, se sont « trompés1 » par ignorance, ou « séduits » par autrui.
Le cas du peuple Israël est un cas typique de cette situation où celui-ci s’est forgé
un tyran. L’une des caractéristiques de la liberté la boétienne: elle est déduite de la
raison elle-même. Et GOYARD-FABRE commente :
« Si la nature de l’homme est raisonnable, elle enveloppe en effet cet attribut
essentiel qu’est la liberté puisqu’elle implique pour chacun l’autonomie et la
reconnaissance mutuelle et réciproque de l’autre : dans l’interdépendance, il n’y a
plus de dépendance »2
Il apparait comme évident que « nature » et « raison » sont en parfaite harmonie.
L’ « interdépendance » et la « reconnaissance mutuelle » découlent de la
prescription de la loi naturelle. Ce désir de liberté ou ce « sentiment » fait partie
d’un même ordre. La sensibilité du coup se trouve réhabilitée : vie et sentiment
sont logés à la même enseigne. Ainsi, La « nature humaine », « raison » et
« liberté » vont ensemble. Elles s’inscrivent dans l’ordre des choses, elles ne
relèvent pas de l’ordre de la contemplation. Cet esquisse anthropologique permet
de voir comment la servitude loin d’être un donné naturel ne résulte que d’une
déformation de la nature humaine. D’où la rage de LA BOÉTIE de voir qu’un seul
puisse assujettir tout un peuple. Une Telle situation coïncide parfaitement avec ce
qu’on pourrait appeler : la « terreur fondatrice » ou la « terreur révolutionnaire »,
les deux ne sont pas les mêmes mais elles ont en commun de soulever la
« dimension sublime » de l’événement révolutionnaire. La première, selon M.
RICHIR, le « décapage de l’ancien par le neuf, de l’institué par l’instituant »3, peut
être assimilée à l’ « effrayante puissante » de l’instituant symbolique : tout
« système » socio-politique ou la figure de l’Un dans le cas de LA BOÉTIE, contre
laquelle se crispe tout être attaché à l’ordre convenu des êtres et des choses. La
1 Ibid. : p.34. 2 Simone GOYARD-FABRE, LA BOÉTIE, Discours de la servitude, Ed. GF, 1983, texte de présentation, p.84. 3 Marc RICHIR (1991) : p.85.
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terreur révolutionnaire est définie comme un « système », un « Gestell »1. Elle fait
émerger chez les sujets : un sentiment de recul, la « peur secrète inavouée parce
que inavouable, qui a fait que les hommes ont toujours été « en arrière de
l’occasion »2. Ces sentiments on les retrouve chez les révolutionnaires français tant
DANTON que ROBESPIERRE. La terreur révolutionnaire fait naître l’abîme de la
fondation. La démarche de LA BOÉTIE est très innovatrice pour son temps, elle
s’attaque à un problème crucial sans apporter une réponse définitive. Ce petit texte
ouvre un nouveau champ de questionnement. Il constitue une véritable boite de
pandore pour la philosophie politique. La question du pouvoir cesse d’être posée
en termes d’origine, de légitimité, d’illégitime ou des régimes. Le rapport de
pouvoirs avec l’auteur du Discours se trouve articulé de manière radicale. D’où
vient l’autorité du pouvoir à exiger la soumission voire l’obéissance des sujets ?
Cette question en amène une autre, quel est ce désir qu’est le désir à être soumis et
à liquider sa liberté qui travaille les sujets ? Telle est l’énigme la boétienne qui reste
un point d’achoppement pour toute tentative de penser une philosophie politique.
1 Op.cit. 2 Op.cit : p. 155.
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A) L’énigme de la servitude volontaire ou L’expérience de
l’extrême
« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? comment dirons-
nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice ? ou plutôt quel malheureux vice voir un nombre
infini de personnes, non pas obéir, mais servir ;[…]
.Doncques quel monstre de vice est ceci, qui ne mérite pas le titre couardise, ne trouve point de nom assez
vilain, que la nature désavoue avoir fait, et la langue
refuse de nommer ? » (LA BOÉTIE, P.27)
Le DSV fait face à une difficulté : l’incapacité de définir son objet. La tonalité du
texte est plaintive et Dieu est pris à témoin? Nul ne sait d’où vient cette anomalie,
ce « vice » voire connaitre son nom. Toute fois, il décrit : « un nombre infini de
personnes, non pas obéir, mais servir ». L’homme face à tout événement frappant
son imagination reste tout à fait crispé, ainsi il fait l’expérience de son impuissance
et on dirait qu’il perd sa capacité à nommer. Les difficultés de la nomination de
certains événements témoignent de leur caractère extrême ou du caractère
insaisissable de leur objet ; Toutefois, si l’on ne peut le nommer, en revanche, on
finit toujours par mettre des mots autrement dit le décrire. Kant voit dans cet
« effort extrême », l’échec de l’imagination dans la tentative de mettre en récit. La
mise en récit, c'est-à-dire sous une même grammaire de l’unité :c’est ce qu’il
appelle le « sublime ». Un tel « échec » fait naître chez le sujet qui en fait l’expérience
un sentiment de « déplaisir » ou d’impuissance . Ce sentiment lui rappelle sa
« condition humaine ». Un tel phénomène lui permet de sortir de l’illusion de tout
maitriser. En effet, l’expérience esthétique du sublime met en scène un phénomène
éminemment politique. Pour une fois ce sujet sent qu’il est menacé par un objet
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« infiniment grand ». Le côté paradoxal de cette expérience, en guise de jeter le
sujet dans une situation de défaitisme, au contraire, elle l’amène à prendre
conscience, et de fait la renforce. Le sentiment d’« impuissance du sujet lui fait
prendre conscience de ce qu’il possède une faculté illimitée, parce que l’esprit ne
peut juger esthétiquement de cette faculté que par l’intermédiaire de son
impuissance»1. La description que KANT donne à ce phénomène est à l’œuvre
dans beaucoup d’autres phénomènes de la nature. Que cache une telle
expérience ? En quoi cette expérience peut-elle nous signifier quelque chose sur la
SV ou sur notre propre être ? Ce qui advient dans cette expérience : c’est l’existence
d’un « monde » qui a échappé à notre conscience de sujet fini, à notre pouvoir,
autrement dit le monde de la servitude. Ce qui se joue, c’est notre finitude infini !
Une question reste sans réponse : comment rendre compte de ce monde nouveau
qu’on ne sait même pas nommer ? Comment dénommer avec les régimes de
phrase connu, ancien, ce qui est radicalement nouveau et que la langue lui est
austère? Car nommer, c’est toujours mettre sous des universaux. Comment
universaliser se qui se donne comme individuel ou singulier ? Est-il possible de
mettre sous le couvert du public ce qui est individuel ? Comment nommer quand
on n’a pas d’universaux ou de catégories opérationnelles ? Tout le scandale de LA
BOÉTIE se retrouve là. Pour surmonter ce dilemme : LA BOÉTIE invente une
nouvelle façon de dire : la « servitude volontaire ». Une nouvelle façon qui fait
violence à la langue, deux mots qui se contredisent : « servitude » et « volontaire ».
Et l’auteur du DSV est conscient de ce paradoxe dont tout le début du texte
témoigne. Une telle situation jette LA BOÉTIE au cœur de ce que Marc RICHIR
appelle un suspens « atemporel » : difficultés de distinguer la « réalité » et
l’ « imagination ». LA BOÉTIE se trouve dévasté devant le récit de l’expérience
1 KANT (1985) : Critique de la Faculté de Juger, Paris, Ed., Gall. : p 200 et 2001.
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spectrale qu’est la SV, c’est la même expérience que MICHELET lors de la
description des scènes de la révolution française. Qu’est-ce que la révolution
française dans sa radicalité ? La révolution française en elle-même n’a rien de
sublime. La révolution- comme toutes grandes « mutations » - en tant que telle est
un événement qui crée chez le « regardeur » le sentiment d’ « enthousiasme1 » ? Le
sujet européen observant le déroulement des événements et qui n’y prend pas part
pour des raisons politiques qui ne dépendent pas de sa volonté. Ce qui est à
l’œuvre dans la révolution ainsi que dans tous les « bouleversements
historiques » : c’est l’expérience du sublime en tant qu’il met en scène :
« l’indéterminé »2. Ce qui est «informe » et sans figure ». Tel est l’objet du spectacle
de l’expérience révolutionnaire. Éthiquement, un tel objet n’a pas à être validé. Il
découle de l’illusion politique : entre la représentation directe du phénomène du
« gemeine wesen » et la présentation analogique de « l’idée du contrat républicain ».
L’événement révolutionnaire crée une double attitude : celle du sentiment du
spectacle chez les étrangers et le sentiment de passions. Les spectateurs placés sur
d’autres scènes nationales formant la « salle » du spectacle des bouleversements ;
et cet événement crée chez les principaux acteurs eux-mêmes les « intérêts », les
« passions ordinaires », tout le pathos de la causalité ordinaire. Découle de cette
mise en scène un mélange entre l’ « intérêt de la raison morale pure » et l’«appel à
l’Idée du droit républicain ». C’est ce double mouvement qui explique
l’enthousiasme : un sentiment « esthétiquement pur », lequel requiert un « sens
1 L’enthousiasme est définit par LYOTARD comme une modalité du sublime. L’imagination essaie de fournir
une présentation directe, sensible pour une idée de la raison, elle n’y parvient pas, elle éprouve son
impuissance, mais découvre en même temps sa destination, qui est de réaliser avec les idées de la raison par
présentation convenable<.L’enthousiasme est mode extrême du sublime : la tentation de présentation non
seulement échoue, suscitant la tension dite, mais elle se renverse pour ainsi dire ou s’inverse pour fournir une
présentation suprêmement paradoxale, que KANT appelle « une présentation simplement négative », une
sorte d’ « abstraction », et qu’il caractérise audacieusement comme une présentation de l’infini », In, LE
DIFFÉREND, LYOTARD, Paris, Ed. Minuits, 1983, p. 238 et 239. 2 Op.cit. : p.240
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commun et appelle à un consensus qui n’est pas plus que « consensus
indéterminé », mais le droit ; il est une idée sentimentale de la république »1. En
quoi l’expérience révolutionnaire est-elle porteuse d’un monde nouveau ? Elle est
porteuse du nouveau en tant qu’elle suscite chez les spectateurs le surgissement
d’un idéal républicain pur : « le sensus communis » 2 . L’enthousiasme comme
« événement de notre temps » obéit donc à la règle de l’antinomie esthétique »
MICHELET décrit l’événement révolutionnaire de 1789 comme: une « épochè »,
c’est-à-dire une mise en suspens du monde. Il a permis aux hommes de
« reconquérir » et de se « retrouver » en possession de la nature. En quoi consiste
cette reconquête, sous quelle modalité se fait ce retour de la conscience sur elle-
même ? Cette révolution permet au peuple de retrouver dit-il leur « être-au-
monde » : le monde en tant qu’habitat commun dans sa phénoménalité. Nous
n’avons pas toujours conscience du monde comme héritage, il nous apparait le
plus souvent à travers nos expériences quotidiennes comme toujours là ou du
moins comme une évidence certaine. L’avènement de « phénomènes-de-monde » à
la conscience du sujet n’est pas de l’ordre du quotidien : il apparait comme
énigmatique ou comme mystère. Il correspond à ce moment où la communauté
advient à elle-même comme « phénomène » c'est-à-dire comme « rêve »3. Tel est le
sens du geste de MICHELET du récit du « phénomène-de-monde ». Le
phénomène-monde selon RICHIR correspond à un moment exceptionnel : celui
d’une « rencontre » ou d’une « malencontre 4 » entre : d’ une part, « être-au-
monde », et d’autre part, l’ « instituant symbolique » qu’est Dieu dans la
communauté. Cette expérience permet de découvrir quelque chose qui nous
1 Op.cit. : p. 240 et 241. 2 LYOTARD : p.243. 3 Marc RICHIR (1991), Du sublime en politique, Ed., Payot, p.14. 4 Ibid: p.16.
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échappe absolument1. Il constitue « l’exception de l’imminence de ma mort »2 . Il
nous révèle : d’une part, « le tient ensemble » (c’est que le ciel tient ensemble),
d’autre part, le « je » est appelé à traverser la mort elle-même, et finalement,
l’ « énigme » que je constitue pour moi-même. C’est l’énigme de mon présent qui
apparaît comme qui vacille au bord de l’abîme : tel est ce qui constitue l’abîme de
l’absence. Ce moment est un « choc », une « rupture de l’ordre des choses ».
Comment les hommes peuvent s’échapper à l’enchainement de la servitude ? La
domination et la servitude ne semblent-ils pas des choses éternelles qui les
aveuglent de manière continue. À des moments précis, les hommes peuvent
accéder, même si c’est par la médiation onirique ou du moins dans un moment de
sursaut, à ce que Marc RICHIR appelle, leur « être au monde ». Tel est le sens de
l’interpellation ou de l’étonnement de LA BOÉTIE :
« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ?
Quel malheur est celui-là ? »3 Il s’agit bien là d’un renversement de la question la
boétienne. Cette apostrophe tient lieu d’un « émerveillement » ou d’une « Rage ».
Il ramène à la conscience du peuple : la réalité de la chose publique : la S V. Qu’est-
ce que finalement cet « être-au-monde » qui nous révèle d’un coup,
l’« événement » le plus familier : « hors temps » et « hors espace » ? Le geste de
MICHELET continue ou explicite celui de LA BOÉTIE. Il donne toute sa
signification à ce geste. Comment cela peut-il s’expliquer ? Quel sens prend ce
geste sous la plume de Michelet ? Selon RICHIRIR, il s’agit là d’un « sens
phénoménologique, extrêmement aigu ». Dans la mesure où ce qui se
phénoménalise « pour la première fois » est le « pays » : un état des lieux. Le
1 Ibid : p.25. 2 Dans cette expérience: ‚j’en reviens‛, ne serait-ce que parce que dans l’instant où je (le je de mes regards suis
sur le point de m’éparpiller dans l’immensité et la profondeur, inestimable de la voute » (Marc RICHIR, 1991:
p.27) 3 DSS : p.27
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monde comme phénomène est « paysage monde ». Que révèle l’ « intuition » de
MICHELET de l’événement révolutionnaire ? C’est le monde qui devient
« indéterminé » en perdant les « marquages symboliques1 » : c’est l’expérience de
l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Ne faudrait-il inclure aussi
l’expérience de la démocratie. L’avènement de la révolution a brouillé toutes les
pistes, les polices sont tombées, les repères palissent ou vacillent et font objet de ce
qu’on peut appeler une véritable « épochè phénoménologique». Le tort pour une fois
apparaît clairement à travers la vérification de l’égalité. Le monde est le résultat
d’un partage, il est loin d’être l’affaire de l’Un. N’est-ce pas le propre du moment
révolutionnaire de mettre tout en suspens ? Cette expérience relève de l’ordre de
l’exception. Comment c’est-t-il arrivé, comment en est-on arrivé à contempler ce
moment ? Cette expérience est unique : Parce qu’ils [les objets et les peurs] se sont
révélés « inopérants », les « déterminés symboliques » sont perdus, ils relèvent
d’une ère révolue « mis en suspens » par le suspens de la « fête ». Voilà la situation
de LA BOÉTIE et de son lecteur : la prise de conscience la « situation pathologique2 ».
En ce sens, les deux lecteurs ( lecteur de MICHELET et celui de l’auteur de la SV)
se retrouvent dans une même situation difficile. Ils font l’expérience de la
« radicale impossibilité de la concevoir3 ». Chez MICHELET cette expérience se fait
jour devant cette foule immense. Tout cela dit l’auteur est « irréel » ou « surréel ».
La « frayeur » qui accompagne cette expérience nous rappelle celle de la
« mort 4 », la mort qui est à l’œuvre dans l’expérience sublime ?
1 Ibid: p.18 2 J’entends par « situation pathologique », la situation quotidienne de servitude que l’on se
retrouve et l’on accepte comme allant de soi ou l’on ne se rend même pas compte. Une telle
situation peut se révéler au grand jour au sujet sous le mode de l’énigme. 3 Ibid. : p.22 4 « Cette mort n’est pas à entendre dans le sens « massive», « brutale » représentée dans la rigidité du
cadavre, il s’agit de cette mort « polymorphe », dont l’amorphisme est multiplement en jeu dans les
tremblements des phénomènes du sublime, dans les innombrables variations de ses absences en soi : la
transcendance inaccessible du monde, l’immanence d’absence du soi au monde » In, Magazine Littéraire,
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Tel est le second sens du geste de LA BOÉTIE, ce cri de l’ « interpellation » ou de
« rage » nous révèle l’expérience de la mort. En quoi ce cri de rage peut-il être
rapproché du « sublime » ? Si tel est le cas ce cri de rage est loin d’être attribué à
un sentiment de défaitisme. Le geste de LA BOÉTIE témoigne une certaine
radicalité. Cette radicalité nous met au cœur de l’échec de la raison dans sa
tentative de tout mettre en ordre. Cette expérience met en scène : un sujet faisant
face à l’extrême qu’est la sv : le mal radical. En ce sens, il s’agit d’un régime à
double suspens (épochè) phénoménologique : celui de tout danger réel pour ce sujet
qui en fait l’épreuve, d’une part ; celui de tout phénomène individuel au sens de
beau, et par là, de tout ce qui est susceptible d'être reconnu comme état, d’autre
part. L’’enthousiasme est similaire à la découverte de cette situation pathologique
où le sujet asservissant se découvre l’instigateur de la place qu’il occupe, d’une
demande déjà formulée. La servitude du sujet tient place dans sa volonté. D’où la
colère de LA BOÉTIE devant un tel événement : le malencontre où le multiple se
soumet. Cette question prend la forme de la « colère » le mouvement par lequel
l’on saisit de soi dans l’acte de rompre avec la « mélancolie du soi », c'est-à-dire de
la mélancolie produite par le pouvoir, de la « crainte » qui lui est intrinsèque.
L’ « étonnement » dont il est question ici, tient lieu : d’un « ouah ! » dans
l’expérience de l’enthousiasme. La Raison échoue dans sa volonté de tout
synthétiser ou de tout soumettre à son ordre. Une surprise frôlant la
consternation ou la révolte de voir que les peuples sont souvent dans les chaînes.
Tout cela fonctionne d’après une logique, une logique qui échappe à notre regard
de tous les jours, c’est justement que celle-ci que LA BOÉTIE tente de déconstruire
en le mettant à nu. Une logique que la situation pathologique veut brouiller.
« Les vertige kantien » : par expérience du sublime, KANT a décrit l’énigme ou se noue l’institution symbolique
de l’humanité comme fondé l’abime », Marc RICHIR, No 309, 1993.
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B) LA LOGIQUE LA BOÉTIENNE: L’UN ÉGAL SERVITUDE
Le mal politique est nommé et l’équation est établie une fois pour toute à ceux qui
veulent entendre: l’Un égal servitude ! Maintenant comment le dire ou l’accoucher
dans la langue commune selon un régime de phrase commun ?Toute la difficulté
était là pour l’auteur du DSV. L’Un : n’est-ce pas le nom de l’ « imparfait » nous dit
Pierre CLASTRE. C’est l’autre nom du mal. Il est la « Malchance » de l’existence
humaine, « imperfections du monde », unité en tant que fêlure inscrite au cœur
des choses qui composent le monde. Voilà ce que refusent les indiens de la
Guarani. Que contient L’Un pour qu’il soit refusé par les indiens ? Pour les
indiens : l’ « Un » devient signe du « fini », l’ancrage de la mort. Tels sont les
épithètes accrochés à la notion de l’Un. Comment ce mal a pu advenir ? Comment
LABOÉTIE a-t-il pu le ramener dans la réalité du discours ? Pour l’accoucher,
l’auteur fait d’Ulysse son porte-parole contre lui-même. Le personnage conceptuel,
prononce l’énigme en lui donnant une connotation positive, mais la tonalité
discursive la transforme en une connotation négative. Ce procédé rhétorique
correspond à une stratégie de combat, une stratégie guerrière, pour prendre un
adversaire par la langue qui est toujours un lieu de pouvoir par la puissance de ses
règles. Ne rentre pas dans la langue qui veut ! La norme est toujours déjà là pour
établir les frontières : l’extrême limite entre ce qui est permis et ce qui est interdit.
L’énoncé de LA BOÉTIE force la langue comme un oxymore ou du moins, il
emprunte la voie de la violence trope. Qu’est -ce que la poésie : sinon le retour du
« reste1 » dans la langue, hors des limites fixées par la norme ? Il existe un rapport
1 Jean-Jacques LECERCLE : La violence du langage, traduit de l’anglais par Michèle Garlani, Paris, Ed., PUF.
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paradoxal entre la poésie et la norme linguistique. La poésie c’est la langue prise
par effraction par la puissance du « reste », par la cohorte des locuteurs anonymes
à travers le génie du poète. Celui-ci est en ce sens un fauteur de trouble au même
titre que la multitude des sujets parlants. Il est celui qui établit l’équation qui est la
base de toute communication entre les sujets de la langue:
l’ inégalité présuppose l’égalité. Autrement dit le lieu de vérification de cet
axiome égalitaire est la langue même. La poésie dans sa version contestataire
permet de mettre à nu ce jeu de duperie de l’institution littéraire. Le travail de
l’artiste en ce sens est une véritable mise en scène : la vérification de l’égalité. S’il
faut aborder la dimension énigmatique de la « plainte » de LA BOÉTIE, il faut
l’aborder sous la rubrique de la « stratégie poétique » ou de la dérive
métaphorique, où le poète fait montre que nous ne sommes pas dans la langue
comme un pilote en son navire. Le rapport du poète avec la langue n’est pas celui
d’un sujet et d’un objet. Un rapport d’outillage. On n’est pas maître de la langue,
on est toujours déjà asservi par la langue ou structuré par celle-ci. Un sujet est
avant tout un sujet de la langue et de sa propre langue. Nul ne doit être dupe. La
langue, c’est ce qui se trouve toujours et à la fois « dehors » et « dedans ». La
langue comme norme ne permet pas de tout nommer. Le nom est un privilège.
Mais par un jeu de violence l’innommable est enfin dit. Le Discours, une fois
accouché ce « Mal », fait ressortir toutes les difficultés de la contenir dans les
limites fixées par la norme de la langue, il faut la déborder. En ce sens, la démarche
du discours va épouser une démarche descriptive. Il s’agit de mettre des mots sur
ce mal.
D’où l’apostrophe :
« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment-dirons nous que cela s’appelle ?
Quel malheur est celui-là ? Quel vice ? ou plutôt quel malheureux vice –
voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; non pas
être gouvernés, mais être tyrannisés *<.+ comment pourrons nous nommer
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cela ? est-ce lâcheté *<+ Doncques quel monstre de vice est ceci, qui mérite le
nom de couardise, quitrouve ne trouve point le nom assez vilain, que la
nature désavoue avoir fait et la langue refuse denommer » (LA BOÉTIE : p.27)
L’énoncé commence par une « interpellation », une apostrophe « ô mon dieu ».
Cette apostrophe doit être traduite comme un sentiment de révolte, d’une
dénonciation, qui de ce fait appel à la rage. Il tient lieu de « chef d’ « accusation »,
d’un « préjudice », d’une « injustice », et finalement d’un « tort1 », que nul arhkè ne
peut ignorer et ne le doit pas. Le mal est plus profond2. Il dépasse le cadre du
simple consensus. Attention ! Ce cri est loin d’être celui d’un désespoir. En effet,
l’analyse derridienne méticuleuse de « l’apostrophe » attribuée à ARISTOTE dans
les Politiques de l’Amitié par la tradition s’applique bien à cette apostrophe de LA
BOÉTIE. Cette apostrophe « ô mon Dieu » constitue un cri d’alarme, lequel cri
répond et correspond à un appel à la « rage3 », il anticipe plus précisément sur ce
que l’on peut appeler « une politique d’après la rage ». Qu’est-ce qu’une
politique d’après la rage » ? Selon LE BLANC commentant BUTLER, une
politique d’après la rage c’est une politique qui se voudrait pour tâche de secouer :
le « sujet de sa mélancolie »4. Il s’agit de l’amener à se « dessaisir » du joug de la
servitude ; en l’amenant à prendre conscience de sa conscience de sujet. Il est
comparable à la figure du « pénitent » de HEGEL. Le « pénitent » pour l’auteur de
la phénoménologie est celui qui « désavoue son acte en reconnaissant que la
volonté, celle du prêtre, opère à travers le sacrifice de soi et que par ailleurs cette
volonté est déterminée par celle de Dieu5 ». Ainsi reconnaît-on implicitement à
travers cette « plainte » la participation du dit « sujet » à cette « chaine de
1 Le tort doit être pris dans le sens radical que Jacques RANCIÈRE donne à celui-ci. 2 Jacques RANCIÈRE (1997) : La mésentente, Ed, Galilée, p. 33. 3 Guillaume LE BLANC (2006) : p. 82. 4 La mélancolie est définie par SPINOZA comme la menace extrême d’anéantissement du conatus dans la
mesure où toutes les composantes du mode humain se voyaient également affectées par un affect de tristesse,
de sorte qu’aucune résistance ne pouvait avoir lieu puisque celle-ci supposait qu’une partie du mode soit au
moins soustraite à la tristesse à partir de laquelle une contre -offensive joyeuse aurait été rendue possible ».
(Cité d’après GUILLAUME LE BLANC, La pensée de Foucault, Ed., Ellipse, 2006, p.82.) 5 BUTLER (20020 : p. 91.
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volontés ». En effet, cette « conscience abjecte » participe d’une « communauté de
volontés ». Ce qui semble faire apparaître la servitude comme une espèce de
fatalité dans la mesure où son siège réside dans une volonté qui se dénie comme
volonté. Autrement dit, la bataille contre la servitude, « servitude volontaire » est
similaire à cette bataille contre le « corps », celui du sujet qui se le laisse approprié
par l’autre, Autrui ou le Tyran. C’est là qu’apparaît le désarroi dans le Discours :
c’est l’échec cuisant de la volonté. « Tous les efforts entrepris pour vaincre le corps,
le plaisir, et l’action, se révèlent comme n’étant rien d’autre que l’affirmation de
ces instances mêmes, constitutives du sujet »1. Ce mouvement contradictoire du
sujet est très bien mis en exergue par l’analyse de MACHEREY. Lorsqu’il montre à
partir d’une lecture spinoziste de La vie psychique du pouvoir de BUTLER que le
« sujet » est toujours déjà fabriqué et auto-fabriqué par son désir d’être « sujet-de-
l’Un-ou-du-tyran ». En ce sens, il est toujours partie prenante de ce déferlement
d’idées noires qui est le corrélat de son assujettissement2. Le pouvoir de l’Un ne
vient pas exclusivement de l’extérieur du sujet, il répond toujours à une attente ou
à un désir malsain de la volonté du sujet. Il existe chez le sujet une « subordination
antérieure » précédant celle de l’extérieur à la base de la formation du concept
même de sujet. Ce que tient pour le « mal » et que dénonce l’instance du est cette
« espèce de « masochisme du peuple » qui accepte de faire plaisir au prince en se
sacrifiant littéralement3 ». Le drame dans cette servitude qu’est la SV dans la
perspective La boétienne, c’est que la volonté cesse d’être une « volonté » capable
de vouloir le bien, il y aurait une espèce de défaillance de la volonté. Une volonté
qui s’annihilerait elle-même. Ce que suggère une telle conception, c’est l’existence
1 Ibid. : p. 93. 2 Op. Cit. : p.82, MACHEREY cité d’après GUILLAUME LE BLANC. 3 Guillaume LE BLANC (2006) : P. 85.
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avant la lettre d’une « nolonté »1, c'est-à-dire une volonté de ne pas vouloir. Cette
apostrophe est la preuve vivante de l’intuition libertaire du Discours de LA
BOÉTIE, de son parti pris pour la liberté. Cette « plainte » tient lieu de
dénonciation, de rage, et est porteuse « d’utopie » ou de « messianisme »2. En tant
qu’elle inscrit l’action politique dans une immédiateté, la nécessité de l’action y
oblige et se transforme en violence. Il inscrit sa réflexion au cœur de l’actualité. Elle
implique la nécessité d’agir. La critique de l’Un telle qu’elle est initiée par LA
BOÉTIE met à nu les différentes figures de l’Un. L’analyse la boétienne se fraye
une voie en marge d’une certaine tradition européenne à confondre l’incorporation
et l’incarnation. Une tradition qui remonte à l’apôtre Paul lequel fait de l’Église le
« corps du christ»3 . Les conséquences de ce legs pèsent encore sur la pensée
contemporaine et sur notre représentation des rapports de pouvoir. C’est l‘un des
paramètres ce qui alimente la situation pathologique. L’un des produits de cette
confusion est le mythe des deux corps du roi, de celui-ci résultera la naissance de
l’État et ses différentes formes. Cet héritage une fois imprégné l’imaginaire tout
semble aller de soi, le corps du roi se veut être le lieu de l’unité du peuple. Ce n’est
qu’à travers la figure du souverain ou de l’un que la multitude puisse prendre
forme. La politique fonctionne sous forme de transcendant : le principe de l’un est
1 Un concept cité par LE BLANC : p. 85. 2 Dans le sens que Derrida donne à ce terme, il le préfère à l’Utopie. 3 Cette pensée dont la paternité est attribuée à l’Apôtre Paul est fondée sur ce que Marc RICHIR appelle le
nœud du « malencontre symbolique » toujours à l’œuvre dans le christianisme. L’un des enjeux se trouve dans
le terme même d’ « Église » qui est à entendre comme « communauté eschatologique » et « utopique »,
autrement dit l’ « incarnation de chair » du christ se perpétue à travers la communauté de foi qui la fait vivre
en dehors de l’ « institution de la servitude » ; mais l’église veut dire également le corps du christ subtilisé
dans le tombeau lequel continue à vivre dans la communauté de fidèle. Le principe de l’ « incorporation » est
ainsi toujours lié à la mort et à la « servitude infinie » (Marc RICHIR : p..93). L’amour qui est en chacun, le
visage de l’humanité, est aussi ce qui fait le liant entre le logos et la communauté, qui se retrouve autour de la
table comme les apôtres autour du christ. Le mystère de l’incarnation fait alors sens en tant que le « corps du
christ » est un « corps-de-chair », « corps sans cadavres », sans corpus, sans corps (köper) institué et dressé, le
tombeau ayant été trouvé vide tout corps pourrissant. Et « l’équivoque de l’incorporation par rapport à
l’incarnation » est très bien soulignée et redoublée par le terme de « corps mystique » comme le
rappelle « Kantorowicz n’a pas de tradition biblique. », Marc RICHIR : p.91, 92 , 93).
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la source de tout le mal. Et ce sera tout le drame des modernes de se débarrasser
de l’énigme de l’incarnation de la communauté.
En fin, la sv reste et demeure une énigme pour la postérité. Elle demeure un défit
pour toute philosophie politique et plus précisément les tenants des politiques de
médiation, c’est à dire les contractualismes. En effet, LA BOÉTIE l’a introduite de
manière sibylline dans le Discours. Après la lecture de cette dissertation le lecteur
est jeté dans l’abîme. La question de la servitude cesse d’être vue du point de vue
de l’autre, le bourreau, le tyran, mais du point de vue du sujet. Le texte de LA
BOÉTIE invite à questionner la passivité et la complicité du sujet. Comment serait-
il possible qu’un seul domine des milliers ? La question fait problème, on ne peut
admettre le postulat de l’auteur sans nier sans consistance de sujet. LA BOÉTIE en
ce sens est dérangeant, il nous piège par sa manière d’introduire sa question.
Quoique nous fassions, il semble qu’il aura toujours raison. Toute fois, l’auteur
donne des pistes pour sortir de la tyrannie de la servitude ou de la logique de
l’Un : l’amitié. Il semble qu’on peut sortir de la logique de la servitude par ce qu’on
pourrait appeler à la suite de DERRIDA une politique de l’amitié.
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CHAPITRE II
Le procès de la politique (de l’amitié):
Entre LA BOÉTIE, ARISTOTE,
MONTAIGNE et DERRIDA
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SECTION 1
Le statut de l’ami dans le de LA BOÉTIE : L’amitié comme principal lien politique dans la République, un rempart contre la tyrannie
« Quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que de haïr son royaume qui ne fait que lui obéir, et
lequel ne se savoir pas encore aimer s’appauvrit lui-même
et détruit son empire ? » (LA BOÉTIE (2002) : p. 50)
L’ami est une figure assez particulière qui ne cesse de changer de statut de
PLATON à ARISTOTE. Il est une figure problématique dans l’histoire de la
philosophie : Chez ARISTOTE le concept « amitié » passe de l’’egalité à la
condition de l’égalité. Elle est définie par l’auteur de l’Éthique à Nicomaque comme
ce qui maintient l’équilibre de la cité. De Socrate à MONTAIGNE et de
MONTAIGNE à DERRIDA la figure de l’ami prend des formes assez opposées. Il
sort du cadre sentimental pour prendre l’allure du cadre national jusqu’à devenir
l’être de l’homme inconnu qui peut être : l’étranger, l’insoumis ou le rebelle. Les
différents exemples nous fait montre de la difficulté que pose la figure de l’ami.
Quel est ce type de lien qu’est l’amitié telle qu’ils l’ont connu MONTAIGNE ET LA
BOÉTIE ? Ils étaient deux amis mais le second n’est connu qu’à travers la diligence
du premier. N’empêche qu’on peut ranger à la même enseigne leur conception de
l’amitié. L’amitié de LA BOÉTIE est différente non seulement de celle
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d’ARISTOTE mais plus précisément de celle de MONTAIGNE. Pour LA BOÉTIE,
l’amitié est d’ « essence politique » 1 , contrairement à MONTAIGNE pour qui
l’ « amitié est comme sa conscience intime et exclusive»2. Toutefois, il reste à
déterminer ce qui est à mettre sous le vocable politique. Le Discours arrache l’ami
à la sphère privée pour le placer dans la sphère publique. Un déplacement qui
n’est pas sans enjeux. En ce sens, l’amitié cesse d’être l’affaire d’un homme ou
d’une figure pour devenir une forme-de-lien-politique-vertueux. Pour LA BOÉTIE
penser la politique sous le mode de l’Un n’est que pur mensonge. Selon DELA
COMPTÉE, la différence se renforce entre les deux amis quand, il (le Discours)
définit l’ami par Sodalis non par amici comme le fait MONTAIGNE. Le sodalis,
pour LA BOÉTIE, c’est le « compagnon », le « collègue », celui qui nous est lié dans
le cadre d’un cercle, d’une activité sociale définie. Quelque chose liant deux
compagnons les empêchant de se disperser. Le sodalis fonctionne semble t-il sous le
régime de la ressemblance. Cette amitié n’est possible qu’entre des personnes
appartenant à un même cadre spatial. Ne faut-il pas voir dans ce cadre non un
espace géographique délimité mais plutôt quelque chose de potentiel pouvant
relier des individus différents. « Le sodalis est un compagnon d’excellence, écho
des viriles communautés d’autrefois, celui qu’il avait choisi pour renouveler la
vertueuse alliance »3. Si l’on suit à la lettre l’analyse de DELACOMPTÉE, une telle
conception viendrait gommer celle qui est développée dans le Discours. De l’ami
sodalis au témoin ?confiné dans les registres des témoignages de ceux qui ont assisté
le mourant, nous constatons un glissement sémantique entre les deux figures de
l’ami. La figure de l’ami fait partie des énigmes la boétienne.
Alors que pour MONTAIGNE :
1 Op. Cit. 2 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181. 3 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181.
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« L’ami séjourne parmi les anges, en suspension dans l’air, unique. Il règne audessus des
relations ordinaires, au-dessus de la répartition des gens par catégorie d’âge, de sexe et
d’activités. Il n’est ni le frère naturel, auquel l’envie et la jalousie nous confrontent, ni le
père, dont l’autorité nous bride, ni les liaisons communes, ni certainement la mère
inconnue des Essais, et moins encore la femme »1
L’ami n’est plus une figure des situations ordinaires selon DELACOMPTÉE, il
relève de l’ordre de l’« invisible ». L’ami, selon l’auteur des Essais, laisse le cadre
de l’humanité pour devenir un surhumain et un suspendu dans les airs. En effet,
MONTAIGNE énumère les différents types d’amitiés et les trouvent tous. Les
liens de « paternité », de « fraternité », de « mariage », et d’ « amour ». Le seul lien
admis par l’auteur est un lien qui n’est plus un lien puisqu’il ne laisse pas de trace
matérielle. Ce qui fait la particularité de ce lien est son invisibilité et son caractère
indicible : « nous nous cherchons avant d’être vu et nous embrassons par nos noms<.Et
cette parfaicte amitié, de quoy je parle, elt induifible». Or, chez l’auteur du Discours la
l’amitié est présentée autrement : elle est redoutable pour le tyran. LA BOÉTIE
présente l’amitié comme ce qui est étranger au tyran. Pourquoi l’amitié se révèle-t-
elle étrangère au tyran ? En quoi l’amitié peut-elle constituer un mode de
résistance à la tyrannie ? Pourquoi le tyran se retrouve en situation d’isolement où
il ne peut avoir d’amis ? Que cache l’ami - cette nouvelle figure- pour qu’elle
puisse permettre d’échapper à la perversion des liens sociaux provoqués par la
tyrannie et qu’elle puisse se constituer en un véritable lieu de résistance capable de
faire face à la dé-naturation des liens politiques ? LA BOÉTIE dit que le tyran n’a
pas d’amis. Qu’est ce qui peut bien l’empêcher de se faire des amis ? Faut-il mettre
en cause la nature du pouvoir qui attire les flatteurs ou plutôt l’incapacité de la
tyrannie à créer des liens d’amitié. Pourquoi le « cœur du tyran » se révèle t-il si
« dur » et de surcroît hostile à l’amitié, alors qu’il recherche l’amour de ses sujets?
Que recèle l’amitié pour qu’elle puisse être réfractaire au tyran ? Si on suit la
1 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181.
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tonalité du texte de LA BOÉTIE, il existe une différence entre l’ « amour » et
l’ « amitié ». Comment un tyran dont le cœur est dur comme une pierre, qui n’a
point d’amis puisse se sentir affecté au point de s’appauvrir et de détruire son
« empire » parce que non aimé par son peuple. La tyrannie semble fonctionnée sur
la base d’un mensonge. En ce sens, faudrait-il se demander, serait-il le propre
exclusif de la tyrannie ? L’auteur du Discours formule l’un des paradoxes de la
tyrannie : Tout pouvoir –quelque soit sa nature - aussi dénaturé puisse t-il être ne
peut se pérenniser sans avoir un minimum de sympathie des sujets. Comment est-
ce possible ? Est-ce à dire que le tyran ait besoin de l’amour de son peuple pour
asseoir son pouvoir ? Dans le cas contraire périra t-il? N’est-on pas en présence
d’une contradiction performative dans la mesure où ce que recherche le tyran est
antithétique à sa nature ? Tout pousse à croire que le tyran ne sait pas toujours
qu’il est aimé de son peuple, et le peuple ne sait pas si la force du tyran provient
de la sympathie qu’il lui témoigne. Dans le cas contraire où le jeu de
représentation ne se ferait plus la tyrannie se soldera sur un échec. Quand le tyran
se découvrira aimer du peuple et celui-ci n’est que son complice ; en effet, voilà la
tyrannie s’implanter et se pérennise. LA BOÉTIE propose un ordre explicatif à
cette situation. Il fait allusion à trois exemples illustres : Sénèque, Burrhus,
Thraséas. Le premier est un philosophe, les deux derniers sont des sénateurs à la
fin. Ils ont pour caractéristiques d’être des amis d’un tyran et en sont tous
victimes. Ces exemples sont des exemples-arguments, ils sont assez éclairants pour
dissuader les éventuelles victimes. L’auteur commence par dire que nul ne peut
s’assurer de la faveur d’un « mauvais maître » 1 . La « faveur » doit être un
privilège accordé suivant le mérite de chacun en fonction de sa performance. Dans
le cadre du déroulement normal des choses, la faveur semble loin d’être quelque
1 L’expression est tirée du texte de LA BOÉTIE, p.50.
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chose d’arbitraire, elle obéit à une logique. Elle doit suivre l’ordre naturel des
choses ou du moins un ordre rationnel mais tel n’est pas le cas avec une tyrannie.
Seule l’humeur du tyran ou ses caprices tient lieu de norme dans la distribution de
cette faveur. En témoigne les exemples cités au début par LA BOÉTIE. Le plus
frappant des cas pris en témoins, car comme dit DERRIDA dans un autre
contexte, nul ne peut témoigner à la place du témoin. Néanmoins c’est l’un des
pouvoirs de l’amitié, elle nous lie au-delà de la mort. Car c’est l’une des forces de
la philia capable de nous emmener à la limite de la mort 1 . En ce sens la
reconnaissance devient l’affaire des hommes amis et des hommes libres. C’est l’un
des pouvoirs de l’amitié, il est le propre des gens bien capables de reconnaître
l’autre dans son humanité en dépit de la différence importante qu’il peut y avoir,
ils se sentent co-responsables l’un de l’autre. Il ne fait pas l’ombre d’un doute
qu’ils (Sénèque, Burrhus, Thraséas) étaient tous « des gens bien », mais leur seul
crime et cause de leur mort, ils pensaient pouvoir être des collaborateurs ou amis
du tyran jusqu’à ce qu’ils soient tués par ses derniers. Le discours en ce sens veut
une réhabilitation de la mémoire des amis de la liberté fourvoyés comme les
différents cas cités plus haut. En ce sens, le est une plaidoirie pour la liberté. Il n’a
qu’un seul objectif. Son temps ne peut être que le présent, il est « à venir » . Il
s’adresse à la fois aux serviteurs du tyran et à ceux qui acceptent sa domination.
Les destinataires du texte sont aussi bien que ceux d’aujourd’hui qu’hier, c’est ce
qui fait de cette œuvre une œuvre hors du temps : le public de LA BOÉTIE est à
venir. Qu’est ce qui peut bien amener un tyran à détruire des gens de bien qui se
sont mis à son service? Ces gens-là peuvent-ils choisir de se mettre au service d’un
tyran de manière délibérée ? Comment se fait-il que le tyran ne puisse supporter la
présence ces gens de bien dans son entourage? LA BOÉTIE ne nous dit pas grand-
1 Jacques DERRIDA (1997), Politiques de l’amitié, paris, Ed. Galilée : p.27.
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chose sur ce que pourrait cacher l’expression : « gens de biens » ? Que pourrait-il
nous enseigner sur la figure de l’ami ? Sont-ils « de bien » en raison de leur vertu,
ou sont-ils vertueux pour avoir résisté à l’entreprise de dé-naturation des liens
sociaux de la cité ? Où le sont-ils plutôt pour avoir osé pratiquer la vertu dans un
milieu générant la scélératesse et le vice? Peut-on être vertueux dans une société
ou dans un milieu où les liens sont pervertis ? Quel type de liens est-il possible de
construire dans une tyrannie ou avec un tyran ? Le problème du rapport entre les
hommes de bien et le tyran n’est pas le même posé par PLATON entre le
philosophe et la masse ? Les gens de bien – tout comme le philosophe de PLATON
– peuvent- ils être coupés de leur milieu sans en subir les conséquences? Que faire
dans une telle situation : la réponse de LA BOÉTIE est à rechercher dans la
tonalité du texte, dans l’étonnement révoltant de l’auteur. Et à travers le caractère
dévastateur de son questionnement et de leur défilement. Quel type d’amitié ne
veut pas le tyran, que cache t-il ? Tout se passe comme si pour LA BOÉTIE l’amitié
était une mais non plusieurs. Entre deux amis quelque chose se déroule et peut
être considéré comme nocif pour la pérennité de la tyrannie. Entre deux amis
qu’est-ce qui est enjeu ou qu’est ce qui – dans la figure de l’ami - pourrait
constituer une menace pour la tyrannie ou le tyran?
La question de la responsabilité des gens de bien envers leur vis-à-vis, le tyran,
reste un dilemme dans tout le Discours, c’est le cas pour beaucoup d’autres. Le
tyran paradoxalement ne tombe pas du ciel selon la logique du texte, il s’érige au
cœur même de la volonté du peuple. À la limite, il n’est pas fortuit de se demander
lequel des deux est premier: le tyran ou le peuple ? Le texte de LA BOÉTIE laisse
beaucoup de questions sans réponse : la question du mode de rapport des gens de
bien avec la tyrannie est l’une d’entre elles. Cette question constitue l’un des
paradoxes parmi d’autres relevés dans le de LA BOÉTIE. Plus précisément les
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suivants : d’une part, il montre comment les « liens » se trouvent pervertis dans la
tyrannie sous la forme de « désir de la servitude » ; d’autre part, une question
pendante : comment se fait-il que seul un petit groupe semble échapper à la force
attractive de l’Un ou celle du désir de servir ? Le second s’apparait comme une
implication du premier. Autre élément de ces paradoxes, si le tyran n’est certain
de l’amour de ses sujets, il risque de mourir de chagrin et d’amertume.
Bizarrement, le tyran n’a confiance en personne et n’a en effet aucun ami, et par
conséquent, nul ne peut s’assurer de l’amitié de ce dernier. Il a besoin du
consentement et de l’amour pour se pérenniser au pouvoir. L’absence de ces deux
sentiments l’emprisonne et le condamne à vivre dans une crainte permanente. Car
« nul ne l’aime ou nul ne m’aime! », s’imagine-t-il. Le tyran en ce sens devient un
paranoïaque! Or, nul ne peut savoir et être sûr et certain d’être aimé. En revanche,
nul n’ignore s’il aime. Ce dont il est question et dont on peut avoir la certitude, une
certitude absolue et évidente, est le suivant : le tyran n’aime que lui-même, et il n’a
pour égal que lui-même. De ce fait, il est possible de comprendre sa crainte de la
parfaite amitié. Mais, qu’est-ce que l’amitié si ce n’est s’ouvrir à l’altérité radicale
au risque de perdre une part de son identité ? L’ami, exigeant une reconnaissance
de la part du tyran, lui demande de s’ouvrir à l’inconnu et de respecter son droit à
être différent. Ce qui est surprenant, c’est l’attitude indifférente dont l’interpellé,
le tyran, fait toujours preuve. De là, surgit un « différend »1 entre la tyrannie et
l’amitié, entre le « tyran » et « l’ami ». En quoi consiste donc ce différend entre ces
derniers? Il consiste plus précisément dans la situation de conflit où d’une
part, l’appel de l’ami à être reconnu comme différent ou de son droit à l’être est
1 Le différend est défini par Lyotard comme un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas
être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations (In, Lyotard
(1983) : Le différend, Ed., minuit, collection critique, p.10). Le « différend » c’est le cas où le plaignant est
dépouillé des moyens d’argumenter et devient ce qui fait une victime (p.24). Un cas de différend entre deux
parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le
« tort » dont l’autre souffre ne signifie pas dans cet idiome (p. 25)
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ignoré ; et de l’autre, le refus ou le déni de reconnaissance qu’affiche le tyran
estimant qu’il n’est pas un frère et ne pourra pas entrer dans la confraternité
nationale. D’où la difficulté voire l’impossibilité de reconnaitre le droit de
l’interpellant, l’ami, dans la tyrannie. Aussi faudrait-il voir dans l’amitié une force
attractive porteuse de radicalité de l’autre. Cet autre ne peut être intégré. Dans le
cas contraire, il cesserait d’être Autre pour devenir un même. Ce que cache l’amitié
dans sa vérité radicale est celle d’une responsabilité dite « obsédante » en raison
du fait qu’elle sous-tend une responsabilité qui n’est rien d’autre qu’une obsession.
Dans cette relation, autrui m’assiège au point qu’il met en question mon « pour-
moi », mon « en-soi » et qu’il me fait « otage »1. La « responsabilité obsédante »
dont parle LÉVINAS est celle qui découle d’une Éthique qui divorcerait d’avec la
logique du Même ou la connaissance du même. Il s’agit donc de « transcender à
l’autre, aller au Même à l’autre *<+ la transcendance *en ce sens+ est appropriation
et comme telle, elle est ou reste immanence » 2 , poursuit-il. L’ami pourrait se
rapprocher du prochain comme ce qui est proche qu’il ne faut pas confondre avec
le voisinage dans le sens spatial. Par sa nouveauté radicale, l’ami semble échapper
non seulement à la chaîne du tyran et à la loi de la tyrannie, mais également au
mensonge de la fondation. Il devient en ce sens un rebelle, ce qui, de par sa
nouveauté, tend à se présenter comme potentiellement dangereux. Car la loi de la
fondation établie par le tyran l’érige à la fois comme le législateur et le garant de
l’ordre. C’est à juste titre que Lyotard affirme que : « celui qui décide de la loi, au
lieu d’être le destinataire, ne peut pas être un juge, il est nécessairement un
criminel. Et celui qui subit une loi ainsi décidée ne peut être qu’une victime »3.
L’ami c’est celui qui - nous interpelle - lance un appel. En quoi consiste cet
1LEVINAS, Emmanuel (1993), Dieu, la mort et le temps, Paris, Ed., Grasset, coll., Poche, p. 157. 2 Op. cit. 3 Jean-François Lyotard (1983) : Le différend, Ed., Paris, Minuit, coll. Critique.
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appel de l’ami ? Cet « appel » réfère à notre responsabilité « infinie »1, c’est -à-
dire celle qui respecte l’idiome dans lequel l’autre nous a interpellé et celui dans
lequel on y répond . En effet, une responsabilité que l’auteur de Dieu et la mort
aurait appelé la « responsabilité Éthique », c'est-à-dire celle qui respecte l’unicité
de chacune des situations déterminées en tendant à compromettre la « justice
absolue », à distribuer la « justice infinie » mais aussi infiniment « pervertible »2.
Un appel qui ne peut être entendu comme tel par le tyran puisqu’il est véhiculé
dans un régime de phrase non conforme au sien, il ne peut être donc validé. Il se
trouve frappé ou jeté dans une situation d’incapacité à signifier quoi que ce soit.
Telle est la situation de l’ami, de l’étranger, de l’autre< Le tyran est victime du
complexe de Narcisse : il est comme épris de lui-même voire du même. Cela
s’illustre bien chez LA BOÉTIE où il cite beaucoup d’exemples de tyrans anciens
qui se font également tués par leurs plus « favoris »3 : des prétendus amis.
En fait,
« le tyran n’est jamais aimé, ni n’aime : l’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ;
elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime »4.
Dans les liens tissés par la tyrannie – ces liens déformés par le vice - il n’y a pas de
place pour la vertu et par ricochet l’ « amitié ». Ainsi la tyrannie est loin d’être un
régime politique, elle en est une détérioration ou dépravation. Elle détruit- la polis
– l’esprit de communauté qui animait la cité en détruisant le principe d’équilibre
qui le maintient : la réalisation du « bien humain »5. Qu’est-ce qu’on entend par le
bien de l’homme ou le bien humain ? Dans le jargon aristotélicien : le bien peut
être identifié avec la « richesse », « l’honneur », ou le « plaisir ». Ce bien prend le
nom de l’ « eudaimonia » sous la plume d’ARISTOTE. Un terme d’après l’auteur
1 Hent de Vries, « une pensée hospitalière », in Revue Europe, Jacques DERRIDA, Paris, # 901, 2004, p.236. 2 Op. Cit. : p.236. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.51. 4 Op. cit. : p.51. 5 Cette notion est d’ARISTOTE.
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qui pose souvent de sérieux problèmes de traduction1 : tantôt, il se définit comme
« félicité », « bonheur » ou « prospérité». En ce sens le bien de l’homme : « C’est être
bien et faire le bien en étant bien, l’état de l’homme favorisé en lui-même et en relation avec
le divin »2 Toutefois, il est à remarquer que la définition du bien, telle que proposée
par ARISTOTE pour la première fois, laissait ouverte la question du contenu de
l’eudaimonia. Quel est le rôle des vertus par rapport au bien de l’homme (ou
l’eudaimonia) ? Les vertus se définissent comme étant des qualités permettant à
l’homme de parvenir à l’eudamonia et dont le manque entrave le mouvement vers
ce telos. Il ne faut nullement penser le rapport entre l’ « eudaimonia » et les
« vertus », selon Mac Intyre, suivant le modèle de la fin et des moyens. Pour le dire
en d’autres mots, les « vertus » seraient des moyens nous permettant de trouver
l’ « eudaimonia». Car : « les moyens peuvent être définis indépendamment de la fin et
vice versa […].Ce qui constitue ce bien, c’est une vie humaine complètement vécue au
mieux, et l’exercice des vertus est une partie nécessaire et centrale de cette vie, non un
simple exercice préparatoire sans référence aux vertus »3. Telle est la lecture de l’auteur de
ce rapport. Ainsi si l’on suit sa lecture les vertus d’ARISTOTE trouveraient leur place
non seulement dans la vie individuelle, mais aussi dans la vie de la cité ; l’individu
n’est intelligible que comme zôon politikon4. Ainsi ce bien ne peut se réaliser que
dépendamment du type de liens tissés entre les différents citoyens. Il ne s’agit que
du lien d’amitié laquelle est une vertu. LA BOÉTIE renforce l’idée selon laquelle Le
tyran ne peut avoir d’amis. Mais qu’entend-il par amitié ? Pour le dire autrement,
quel souffle nouveau apporte-t-il à cette notion ? L’auteur de La Servitude
volontaire semble maintenir a priori la théorie d’ARISTOTE de l’amitié. Chez
ARISTOTE, on vient de le voir, l’amitié se définit comme une « vertu » ou tout au
1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque ; D’après MacIntyre (1981) : p.145. 2 MacIntyre (1981): p.145. 3 MacIntyre (1981): p.145. 4 MacIntyre (1981): p.147.
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moins elle est toujours escortée de la vertu1. Pour illustrer son propos, il compare
les liens dans l’État à des « liens d’amitié ». Ainsi, se demande-t-on, dans un
régime où la corruption est la règle, les hommes sont-ils capables de pratiquer ou
de connaitre l’amitié ? Question à laquelle ARISTOTE ne nous permet pas de
répondre. Dans la mesure où LA BOÉTIE connait le texte d’ARISTOTE, et c’est en
fonction de cette connaissance qu’il construit les nerfs de son argumentation,
permettrait-il d’y répondre ? Si l’équilibre de la cité aristotélicienne est maintenu
grâce aux liens d’amitié tissés qui garantissent la vertu individuelle, ces vertus se
trouvent substituées dans le Discours par l’ « avarice » qui amène les sujets à
désirer leur servitude. En ce sens, LA BOÉTIE tire conséquence de qu’a dit de
l’auteur de l’Éthique à Nicomaque : la situation dans laquelle à la tête d’une cité se
retrouverait un tyran. Dans une telle situation : on ne peut imaginer qu’un tel
pouvoir viendrait en dehors de la volonté du peuple, d’une part ; et on ne peut
supposer que ce pouvoir puisse se maintenir exclusivement sur la force, d’autre
part ; il est impossible de penser que les liens dans une telle tyrannie soient
amicaux. De telles hypothèses rendent la théorie aristotélicienne inopérante.
Évidemment, l’auteur de la servitude est bien conscient que la théorie
d’ARISTOTE de l’unité de la vertu héritée de PLATON est dépassée ; et par
conséquent, ne permet pas de rendre compte de la complexité de la constitution de
cette nouvelle configuration de l’échiquier politique des pays européens en proie
au démon de la guerre des religions. De ce fait, cette idée de communauté
politique comme projet commun se révèle étrangère à ce monde moderne2 qui est
en train de naître (c’est nous qui l’ajoutons). Ainsi on comprend pourquoi, dans le
1 ARISTOTE (1992) : p.317. 2 Alasdair MacIntyre (1981), Après la vertu (Étude de théorie morale), traduit de l’anglais par Laurent Bury, Ed.,
1997, PUF, p. 152.
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monde contemporain, l’amitié a été reléguée à la « vie privée » et « affaiblie »1.
L’amitié aristotélicienne implique l’ « affection », toutefois cette affection naît de
cette relation définie par ce que MacIntyre appelle l’ « allégeance commune », c'est-
à-dire la recherche du même bien. Dans la société grecque, l’ « affection » est
secondaire mais non sans importance, toutefois du point de vue moderne,
l’ «affection» est centrale voire primée. De plus, pour les modernes les liens
amicaux prennent le nom d’état émotionnel et relèvent plutôt d’une « relation
sociopolitique ». C’est ce déficit induit par la tyrannie que le discours de la
servitude n’a de cesse de déplorer. MacIntyre relève la critique que pourrait faire
le libéralisme par rapport à l’« idéalisation de la cohérence et l’unité morale » - de
la théorie aristotélicienne. Selon l’auteur cette accusation portée contre cette
théorie est si pertinente que nul ne saurait la récuser ni la repousser avec facilité. Il
se demande « pourquoi, en particulier, ARISTOTE insiste t-il sur une conclusion
qui paraît inutilement catégorique ? ». L’élaboration d’ARISTOTE de la typologie
d’amitiés a le mérite d’assouplir sa théorie de l’amitié: d’une part, l’amitié par
« intérêt » ou « d’utilité » ; d’autre part, l’amitié pour le « plaisir » ; et enfin,
l’amitié « parfaite ». Seule la dernière peut être dite « vertueuse ». Elle est l’unique
qui intéresse ARISTOTE. Seule la dernière peut être dite « vertueuse », car elle est
l’unique à connaître la stabilité. Or, pour ARISTOTE tout comme pour PLATON
l’ « instabilité » ou le « conflit » est synonyme de mal et de ce fait il faut l’éliminer.
L’amitié parfaite dispose de deux caractéristiques, elle est constante et
harmonieuse. Dans une tyrannie en effet, l’on ne peut retrouver que les deux
premiers types d’amitiés. L’auteur de l’Éthique à Nicomaque d’ajouter une
remarque : le « plaisir » et l’ « intérêt » ne sont pas de véritables garants des liens
d’amitié solide et vertueux, car ils peuvent seulement faire que des « méchants »
1 Op.cit. : p.152.
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soient « amis » les uns des autres ; ils peuvent faire aussi que des « gens honnêtes »
soient amis des « gens vicieux »1. En revanche ces liens-là ne sont pas constants en
raison de la nature hétérogène de ces individus. Dans quel milieu ces liens
d’amitié peuvent-ils fonctionner, à quelle condition peuvent-ils être
opérationnels ? Dans une tyrannie, les liens ne peuvent-ils être que tyranniques et
faire et fuir la vertu ? Si l’amitié en tant que « vertu » maintient l’ « égalité » à
travers ce qui se ressemble, pourtant elle peut être identifiée au principe de
l’égalité ou à la concorde existant dans un État. Peut-on parler d’ « amitié » pour
les types autres que parfait? La « ressemblance » dont parle le panégyriste est
celle qui a une même caractéristique. Puisqu’ARISTOTE lui-même fait de « l’amitié
par excellence » le propre des gens vertueux et elle est assimilée au bien absolu,
une amitié « imparfaite »2 est-elle encore une amitié ? À différence des deux autres,
elle est constante. Ainsi si ARISTOTE fait de la constance le propre de l’amitié ou
de la vraie, en effet l’amitié est génératrice de l’ordre. Toutefois, ARISTOTE insiste
sur le caractère rare de la véritable amitié. Cette « rareté » trouve son origine dans
le fait qu’ « il est difficile d’entrer dans l’intimité d’une personne » ; et d’autre part,
qu’ « on ne peut devenir l’ami de n’importe qui »3. Comment ARISTOTE s’y prend
t-il pour expliquer ce contraste ? Et comment déceler le véritable ami du faux ? Le
temps n’est-il pas un vecteur important pour déterminer l’amitié véritable ? Deux
éléments de réponse sont avancés pour explique les deux points de contraste :
d’un coté, l’expérience de l’amitié ne dépend pas de son aptitude à être vertueux,
c'est-à-dire ce n’est pas l’affaire ipso facto des gens vertueux, elle requiert
1 ARISTOTE (1992) : p. 327. 2 L’expression imparfaite n’est pas utilisée par ARISTOTE lui-même, il ne parle que l’amitié par « intérêt » et
par « utilité », lesquelles ne sont pas des vertus. Puisqu’elles ne sont pas de même nature que les l’amitié
parfaite, on ne peut parler de d’amitié à proprement parler. A la rigueur on peut se demander si la typologie
de d’ARISTOTE ne souffre pas d’une manque de rigueur. 3 Pierre BRUNEL et all., (2001) : p. 53.
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l’ « épaisseur de la durée et une longue patience »1. D’un côté, ARISTOTE après
avoir admis à chaque âge correspond une amitié spécifique, complique la situation
en disant que la vieillesse est un handicape majeur à la réalisation de l’ « amitié
parfaite ». En effet dit-il le vieillard et les gens moroses tentent à rechercher ce qui
leur est plaisant. C’est ce qui selon Pierre BRUNEL explique que l’amitié ne peut
être considérée comme une « quasi vertu »2, elle est accompagnée de « vertu »
plutôt que d’être vertueuse elle-même. Autrement dit, il n’existe pas d’amitié qui
soit vertueuse par nature. Il est possible de rester bien veillant à l’égard d’un
personnage morose, néanmoins, il est difficile de devenir son ami, en raison du
principe de la réciprocité postulé par ARISTOTE. Un autre paradoxe soulevé par
ARISTOTE est celui du principe de l’égalité. Ce principe a de grande conséquence
sur la théorie d’ARISTOTE. Nous constatons un glissement dans l’analyse
d’ARISTOTE : l’ « amitié » est passée de l’ « égalité3 » à la condition de l’existence
de « l’égalité ». Tout se passe comme s’il ne voulait pas assumer les conséquences
d’une telle hypothèse. Qu’est-ce qui a pu amener ARISTOTE à cette radicalité?
Car en posant la question jusqu’où l’inégalité peut aller sans compromettre les
liens mêmes de l’amitié, il enlève toute lettre de noblesse à la tyrannie. Le doute
jeté sur l’inégalité est un doute radical. Est-ce à dire qu’il ne peut exister une
amitié parfaite entre un riche et un pauvre ? ARISTOTE ne dit pas qu’il soit
impossible, toutefois, il reconnait qu’il y a là de véritables difficultés ou obstacles à
1 Ibid. 2 Ibid. : p. 53. 3 L’ « égalité » est définie par ARISTOTE comme étant celle qui a partie liée au « mérite individuel ». Ainsi
l’ « amitié » et l’ « égalité » sont les deux principes faisant partie de la justice, en revanche l’ « égalité » est
seconde et l’ « amitié » est première. Il existe un point qui n’est pas explicite chez ARISTOTE, peut-il y avoir de
l’amitié entre deux personnes de condition inégale. ARISTOTE ne tranche pas le débat, il reconnait que la
distance proportionnée entre deux individus est un obstacle à l’existence de l’amitié. Toutefois, il reconnait
qu’aucune limite ne peut être établie de manière nette sur cette question. L’un des principes caractérisant
l’amitié, c’est l’exigence de statique, ce que nous appelons l’exigence statique, c’est celle qui commande à
l’autre de rester dans l’état où il est ; c’est entant qu’homme qu’on lui souhaite le plus grand bien (Éthique
(1997) : p .335)
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la réalisation de l’amitié. En effet, les disparités ne sont pas sans conséquences sur
les liens d’amitié. Devrons-nous rappeler qu’ici la quête effrénée de richesse
perverti également les liaisons d’amitié. C’est ici à travers ce paradoxe que se
trouve formulé le « destin tragique »1 de l’amitié et de surcroit nous pouvons
ajouter la République ou même le destin tragique du politique. L’opposition entre
l’ « espace privé » et « espace public » dans la Grèce antique - où l’économie fait
partie de la sphère privée- se trouve réactivée à travers la mise en soupçon de
l’inégalité comme handicap aux liens amitiés. L’inégalité dont il s’agit ici c’est à la
fois celle de l’économie et celle du politique. En effet, dans un pouvoir
démocratique les liens entre les citoyens sont supposés être égaux. Il est possible
de se demander si l’idéal de l’amitié n’est pas en contradiction avec les préceptes
de la démocratie. Pourrais-je vouloir le meilleur pour l’ami et souhaiter la
pérennité de l’amitié, Si souhaiter le meilleur pour un ami, mon ami c’est le
vouloir le plus grand bien, autrement dit lui souhaiter d’être comblé ou la plus
grande autonomie , un destin divin ! Un tel souhait ne se révèle t-il pas
antithétique à l’amitié ? Car, Dieu n’a point besoin d’ami puisqu’il il se suffit à lui-
même. C’est en ce sens que le « tyran » ne peut être un ami et ne peut avoir
d’ « ami » selon la perspective La boétienne. La distance entre lui et les citoyens est
telle que les lois sont remplacées par ces caprices. Le tyran est celui qui se veut
l’unique dieu de la cité. Il est l’emblème de la cité. C’est ce qui fait qu’il est un mal
radical comme le « mal totalitaire »2 qu’ARENDT définit comme un étant celui
qui menace les assises mêmes de la condition humaine sur terre. Il est ce que
l’auteur appelle : « la création de l’Un à partir du multiple »3 . Ainsi, il détruit la
possibilité d’existence de la politique en rétrécissant l’espace public. La société se
1 Pierre BRUNEL et all. : p. 55. 2 Fabio CIARAMELLI (2001) : « Le mal totalitaire et la phénoménologie de la condition humaine », In Acte
de colloque « Hannah ARENDT, l’Humaine condition politique », Paris, éd., L’Harmattan, p157 3 ARENDT cité d’après CIARAMELLI, p.157.
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trouve atomisée, chaque atome s’auto-suffit à lui-même, les liens dans une
tyrannie se ficelle sous la forme monadologique où il existe un ensemble de
« monades » où chacun est indépendant l’un de l’autre ; ce qui les maintient
ensemble, c’est la volonté de Dieu - ou du tyran- ou la monade des monades. Cette
question soulevée par LA BOÉTIE concernant l’impossibilité qu’il puisse exister
d’amitié entre Dieu et le commun des mortels, cette question constitue le fil
conducteur de toute réflexion sur une possibilité de l’existence d’une politique de
l’amitié1. Nous sommes en présence d’un véritable travail d’enquête, tout n’est pas
gagné d’avance. L’une des spécificités de cette conception d’ARISTOTE est
marquée par deux traits caractéristiques du traité sur l’amitié : l’une, est l’attention
portée aux distinctions logiques et à la particularité des situations et, l’autre la
référence fréquente à la situation c'est-à-dire à la « conformité à la nature », ou ce
qui « arrive le plus souvent » 2 . Ainsi le traité sur l’amitié tient compte des
particularités de chaque situation sans être totalement dépendant des critiques des
mœurs de son époque. En revanche, sa conception de l’amitié reste tributaire
d’une certaine forme de cité en voie de disparition : la cité microcosmique ou la
« cité autarcique »3 où tous les membres de la famille se connaissent sur l’agora. En
effet, l’amitié selon ARISTOTE ne doit pas se rabattre sur la « vie privée » mais
plutôt doit correspondre à la réalité des « relations publiques » concrètes. L’amitié
cache quelque chose que le tyran ne supporte pas. Quel est ce quelque chose dont
1 Jacques DERRIDA (1994), Politiques de l’amitié, Ed., Galilée, p.36. 2In, L’amitié, sous la direction de Pierre BRUNEL et all., Ed., Paris, Vuibert, 2001, p.41 3 Selon l’auteur cette conception autarcique est celle qui semble la mieux intégrer au modèle de l’ordre de la
phusis ou l’effort de toute chose tend à imiter la perfection du cosmos. Pour les grecs, la perfection est toujours
liée au fini, fermée sur elle-même. Ainsi, le modèle de l’empire effraie la pensée grecque classique puisqu’il
correspond un modèle échappant au contrôle de l’individu de l’individu citoyen, lequel est appelé à décider à
travers les débats publics. En dehors de cette particularité de la pensée grecque classique, cette analyse
d’ARISTOTE nous permet de comprendre les effets de la tyrannie et la dépolitisation des citoyens sur les liens
sociaux. L’amitié en ce sens peut être un dernier rempart, l’ami peut correspondre à le citoyen rebelle In,
Pierre BRUNELL et all. (2001): p42,
75 | P a g e
l’ami serait porteur jusqu’à effrayer le tyran ? Une chose est sure, ce n’est pas
l’amitié dans le sens aristotélicien qui tend à se rapprocher du même.
SECTION 2
Les figures potentielles de l’ami : l’Autre, le frère ou l’insoumis
La figure de l’ami reste une figure paradoxale tout comme celle du tyran dans le .
Cette figure porte en elle des potentialités. Elle est loin de s’enfermer dans un
cadre spatial ou de s’embrigader dans le « modèle de la fraternité » ou
l’« androcentrique ». Ainsi aborder les potentialités de cette figure n’est pas sans
enjeux. L’ami est présenté par la tradition sous le modèle de la « fraternité », de la
« parenté ». Qui plus est, beaucoup de traditions déclarent hors jeu des liens
d’amitié : homme \ femme. De tels liens se trouvent suspectés. Une autre tendance
est à l’œuvre dans ce paradigme androcentrique, c’est celle qui tend à réduire l’ami
au lien du sang et à celui de la parenté : du « frère », au « confrère ». Ce modèle de
compréhension tend à limiter et à effacer toute trace d’altérité dans la figure de
l’ami. « Un bon ami comme dit le dicton est un frère ». Ce mode de compréhension
de la figure de l’ami fait écran à ce que l’ami porte comme « espérance » ou fait
76 | P a g e
écran aux ressources de l’ami « à venir »1. L’ami dans ce qu’il a de plus radical,
c'est-à-dire son « altérité », il refuse « mêmeté ». Ce modèle constitue le « mode
normatif »2 directeur de notre mode de relation à autrui. Ce mode est classé par
KWOK-YING-LAU comme étant un mode de compréhension visant à
« défavoriser le même et réprimer la différence » ou de « prévaloir soi (-même) sur
autrui »3. Une telle façon de représenter l’amitié est déterminante dans notre
mode de rapport à « autrui », « à l’ami », l’ « étranger ». Il est un prisme
déformant qui nous empêche de rencontrer l’autre dans sa diversité et dans sa
différence. L’autre visage de l’ami qui se dégage dans le Discours, qui est le plus
prometteur, est à venir. C’est cette potentialité dont est porteuse la figure de l’ami
qui le rend redoutable pour le tyran. L’étranger, le pauvre, le sans-papier font
partie de ceux qui sont exclus des liens sociaux. Ils sont en infraction par rapport
au système, mais, de ce fait, ils sont porteurs de quelque chose que le tyran ne
saurait digérer dans son appropriation de l’espace public. De par, leur
marginalisation, ils ne peuvent intégrer l’espace public. La figure du tyran est
destructrice d’espoir, il tend à faire croire qu’il tient le lien, l’unique et le seul lien
possible entre les individus, son absence conduirait la cité au chaos. Il symbolise le
mythe de la fondation originaire. La servitude se tient en raison de l’efféminé. Son
rejet est constant chez LA BOÉTIE et MONTAIGNE.
Dans le Contr’un la tyrannie est présentée comme ce qui :
1 Le terme « à venir » est utilisé par DERRIDA pour le distinguer du ‘’futur’’, terme compris ordinairement
comme le simple prolongement du présent, dans la perspective derridienne « à venir » n’est pas le simple
prolongement du présent, il implique la dimension d’ « attendre » et de « promettre » : il ya quelque chose qui
« à arriver » comporte une forte résonnance ‘’utopique’’, terme récusé par DERRIDA, il préfère à ce terme
celui de « moment messianique ». J. DERRIDA, « The world of the Enlightenment to come (exception,
calculation, sovereignty)‛, Resarch in phenomenology, vol.33, pp.9-52. Cf. aussi J. DERRIDA, Spectres de
MARX (Paris : Éditions Galilée, 1994) ; cité d’après Kwork-Yong-Lau, « Non-familiarité et autrui : l’herméneutique
de l’amitié chez DERRIDA », tiré en ligne. 2 Kwok-Ying-Lau, « Non familiarité et autrui : l’herméneutique de l’amitié chez DERRIDA. Communication
présentée dans le cadre du colloque international organisé par le Département de Philosophie et sociologie et
le centre de Recherche de la pensée et culture française de l’université Tongji (Shangai, le 11-13 Octobre 2004) 3 Ibid.
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« ôte la vaillance avec la liberté, elle rend les hommes lâches et efféminés.
Le mépris des gitons, hommeaux, femmelettes, blâme un défaut de civisme plus
qu’un vice personnel»1.
La tyrannie frappe la peur imaginaire des individus, devant le spectre de la
servitude. Les individus deviennent tous des « femmelettes » ou des « efféminés ».
Pour MONTAIGNE « l’efféminé relève de la femme non en tant que femme, mais
en tant que force passive »2. Une conception très romaine. La tyrannie inspire la
résignation et la « paresse ». Comment se fait-il que l’ami soit épargné de cette
peur généralisée inspirée par la tyrannie ? A quoi est due une telle résistance de
l’ami ? L’ami apparait comme l’« homme capable » de Paul Ricœur, il vient de loin, il
surgit de sa propre finitude. C’est la raison pour laquelle ce que porte l’ami est à
venir. En ce sens, l’intuition de DERRIDA n’est pas loin de celle LA BOÉTIE quand
il en préconise une qui sort du cadre strictement individuel et privé pour devenir
quelque chose public. Ce que LA BOÉTIE dit sur le tyran à propos de son
incapacité à se faire des amis sort du cadre traditionnel ou du lien amical enfermé
dans le carcan familial. L’analyse derridienne de l’amitié soulève une dimension
de l’amitié « peu soupçonnée » comme l’a bien dit LAU, néanmoins, cette
dimension est amorcée par LA BOÉTIE sans faire objet de développement. C’est en
ce sens que la lecture derridienne de la tradition occidentale de l’amitié constitue
un geste novateur et permet de jeter un éclairage nouveau sur cette dimension
publique de l’amitié. Il renoue avec une ancienne tradition retrouvée chez
ARISTOTE que LA BOÉTIE aurait contribué à enrichir dans le . DERRIDA nous
donne quelques pistes pour saisir le mouvement qui est à l’œuvre dans l’amitié.
Qu’est-ce qu’ « être ami » ? Être ami de quelqu’un ? Quel est le sens de l’énoncé :
tu es mon ami ? Cette chaîne de question s’applique à l’amour : être aimé de
quelqu’un ou aimer quelqu’un est-ce le même mouvement ? La lecture
1 DELACOMPTÉE : p.164. 2 Op. cit.
78 | P a g e
derridienne met en lumière un élément important. Aimer implique : un acte
d’amour désintéressé : aimer, c’est « aimer avant d’être aimé »1. Comment peut-on
« aimer » sans en être sûre - ou avoir la garantie de la réciprocité – d’avoir une
réponse positive? Le plus difficile est le fait qu’il est impossible sans en avoir
conscience, alors qu’il est possible d’être aimé sans le savoir. « L’ami est celui qui
aime avant d’être celui qu’on aime : celui qui aime avant d’être l’être aimé »2 . Il
(DERRIDA) cite quelques cas d’exemple de cet amour désintéressé tirés de
l’Éthique à Eudème où ARISTOTE fait mention de cas de « familiarité d’élection »,
une maternité dite la « maternité prophétique ». Selon ARISTOTE, c’est ce que
font les femmes dans Andromaque et Antiphon, celles-ci mettent leurs enfants en
nourrice et les aiment sans chercher à en être aimées en retour. C’est un amour
dépourvu de tout intérêt, un véritable don de soi sans motivation personnelle, un
véritable acte gratuit. La recherche intéressée de toute réciprocité tout comme la
volonté d’être connue par ses mères serait considérée par les Grecs comme des
actes « égoïstes » et donc par-là disqualifiés. La maternité est génératrice de
certaines valeurs : le don de soi, l’amour de l’autre. La maternité est créatrice des
liens politiques, la maternité sort de l’espace privé pour devenir un acte public ou
politique. Du coup l’enfant se retrouve arraché des murs familiaux pour être
confiés à la cité mère.
La question de l’altérité est au cœur de la préoccupation d’ARISTOTE.
L’ « amitié » tout comme la « maternité » de l’Antiphon, est génératrice de
certaines valeurs. Comme dit le dicton l’ « amour » – la philía ou la philein - nous
fait pousser des « ailes », elle ouvre une porte sur l’impossible c'est-à-dire ce que
1Jacques DERRIDA (1994), Politiques de l’amitié: p.27. 2 J. DERRIDA (1994): p.27.
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DERRIDA appelle le « peut-être 1 ». Ce « peut-être » a des conséquences
« saisissantes »2 sur la pensée politique de DERRIDA. Le « peut-être » insiste sur
l’ « indécidabilité » de la décision, en tant qu’elle se caractérise par l’imprévisibilité.
DERRIDA évacue le déterminisme et le positivisme propre à certains courants des
sciences sociales et des sciences humaines. Il accorde une nouvelle place au
possible ou la « possibilité radicale » 3 et de là nous devons nous rendre à
l’évidence de la force utopique de la pensée derridienne, plus précisément de sa
pensée politique4. Un événement selon DERRIDA qui arrive par la condition du
peut-être lève cette condition, toutefois, elle la garde en mémoire comme sa
condition. : « Si aucune décision (Éthique, juridique, politique) n’est possible qui
n’interrompe la détermination en s’engageant dans le peut-être même, en revanche
la même décision doit interrompre cela même qui est la condition de la possibilité
1 Le « peut-être », nous dit DERRIDA, a rapport avec cette « pensée à venir » annoncée par Nietzsche, laquelle
n’est pas une « philosophie », du moins pas une « philosophie spéculative », « théorique » ou
« métaphysique », elle n’est pas non plus une « ontologie » ni une « théologie », il relèverait de l’ordre d’une
autre expérience, c'est-à-dire une autre manière de s’adresser au « possible ». Mais DERRIDA d’ajouter une mise
en garde : pour s’ouvrir à cette expérience du possible, le mot d’expérience devrait désigner un autre concept.
Et tenter de se traduire, si cette autre possibilité y était possible, le sens du mot « politique » - autrement dit de
changer le sens du mot politique » Le peut être en ce sens l’ouverture d’un possible absolument indéterminé
et ceci sans le suspens radical. Le peut être exige de la « décision » ! Celle-ci (la décision) une rupture, une
rupture découlant de la force dont elle est en proie. Cette rupture concerne plus précisément les théories
modernes : les « néo marxistes » et Carl Smitt. ( DERRIDA" (1994), Politiques de l’amitié, Ed., Galilée : p. 86.) 2 In, revue Europe, Jacques DERRIDA, « DERRIDA et la politique » Geoffrey BENNINGTON, Ed., Europe
(2004), mois de mai, p. 223. 3 Op. cit. : p. 223. 4 Parler de la pensée politique de DERRIDA est un peut fort, en dépit de tout, nous l’utilisons, car si DERRIDA
s’est toujours refusé de répondre à l’appel ou la critique , pourquoi ne pas se pencher sur la politique, et plutôt
de répondre à la manière des « philosophes politique », DERRIDA s’est évertué à garder le silence, un silence
déjà bruyant puisqu’il constitue l’un des chefs d’accusation retenu contre sa pensée, s’il refuse à parler
politique là où la politique à l’habitude d’être parlée ou embrigadée par certaines instances, c’est par ce qu’il
s’estime la politique, d’une part, n’a pas un lieu qui lui est propre, autrement dit la politique peut être là ou
l’on ne l’attendait comme par exemple; d’autre part, la politique telle qu’elle s’est toujours présentée ou
présentée par une certaine tradition est héritée de la gangue métaphysique tout le travail de DERRIDA
cherche à déconstruire ou à nettoyer. L’un des éléments de cette gangue est la tension ou le mode de rapport
entre la « loi »et l’ « être » « praxis »et « théorie », la « connaissance » et « l’action », idée que la philosophie
politique. C’est de ce jeu d’opposition où l’on amène à créer un topos pour la philosophie où tout un pan de
la population est frappé du droit d’avoir part à la manière du slogan que nul n’entre s’il n’est géomètre. Un
partage du sensible est opéré par la tradition. Ainsi l’appel fait par certains invitant DERRIDA à parler de
politique dans le lieu traditionnel jetterait celui-ci (DERRIDA), s’il répondait positivement à cet appel, comme
vient de le voir, dans une véritable contraction performative.
80 | P a g e
du peut être »1. En effet, DERRIDA entreprend une véritable radicalisation de la
pensée des événements dans le contexte des « décisions », ce travail de
radicalisation l’amène à une réinscription du concept de « décision » en dehors du
concept de sujet auquel il est traditionnellement attaché. Ce changement est
déterminant, car cette radicalisation permet d’une part de jeter un regard nouveau
sur ce qu’est devenu le sujet dans la lignée de DELEUZE et plus près de nous
Jacques RANCIÈRE. Pourquoi s’est-il détaché de la conception traditionnelle de
l’événement ? Était-elle nocive pour l’événement ? L’événement était souvent
pensé à travers le prisme du déterminisme, ce qui est déjà saisi par la loi de la
série. Or, si un « événement » en général devrait être pensé ainsi suivant ce modèle
sériel, cette façon de concevoir les décisions en le rapportant à un sujet ne fait que
neutraliser ce qui fait de l’événement un événement. En ce sens DERRIDA est
excessivement critique par rapport à la théorie classique du sujet là ou cette
dernière fait rentrer l’événement sous le contrôle de la décision en le soumettant, le
réduisant à un sujet :
« La décision fait événement, certes, mais elle neutralise aussi cette survenue qui doit
surprendre en un mot la subjectivité même du sujet, l’affecter là où le sujet est exposé,
sensible, réceptif, vulnérable et fondamentalement passif, avant et au-delà de toute décision,
avant même toute subjectivation, voire toute objectivation. Sans doute la subjectivité d’un
sujet, déjà, ne décide-t-elle jamais de rien ; son identité à soi et sa permanence calculable
font de toute décision un accident qui laisse le sujet indifférent. Une théorie du sujet est
incapable de rendre compte de la moindre décision *<+ rien n’arrive à un sujet qui ne
mérite le nom de l’événement »2
La critique derridienne vise le décisionnisme de Carl SCHMITT et ses avatars qui
tendent à réduire le caractère dévastateur de l’ « événement » par la décision. Ainsi
DERRIDA tente d’« événementialiser » la décision, elle n’est l’affaire propre du
sujet, en tant qu’elle est produite par un cogito vidé, elle est ainsi habitée par un
tout autre. Or, la décision est toujours celle d’un autre. Ce n’est jamais la décision
1 DERRIDA cite par Geoffrey BENNINGTON, p.223, In “Adieu: à Lévinas, Paris, Galilée, 1997. 2 In Revue Europe, paris, 2004, Geoffrey BENNINGTON citant DERRIDA : p.223
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de soi. De ce point de vue, les décisions les plus souveraines sont toujours habitées
« par l’autre »1. Mes décisions si elles sont prises par quelque instance coïncidant à
soi, ne sont décisives que s’il y a diremption entre «moi » et celui qui décide (en
moi). Par un tel mouvement DERRIDA réhabilite non seulement le virtuel mais
aussi le potentiel dont l’événement se trouve porteur. Mais, d’où vient cette force
dont l’amitié se trouve porteuse ? L’amitié a partie liée avec la philía. Elle la porte
ainsi à limite de la mort2. Un ami est celui qui vous porte au-delà de la mort
autrement dit c’est celui qui porte le deuil. Le propre de la philía est d’être tendu
vers la survivance, elle est ainsi la possibilité de survivre. Elle fluctue entre
l’ « effectif » et le « virtuel », « deuil » et « possibilité de deuil ». Ainsi, être ami ou
être-entrain-de faire ou d’aimer est toujours un mouvement ou un procès, un élan
vers le « deuil ». L’amitié aurait pour essence « le survivre », celui-ci constituerait
également son origine et la possibilité de l’amitié. L’amitié, c’est l’acte
« d’endeuillé de l’aimer » 3 . Ainsi l’amitié a rapport forcément au temps, elle
implique un pari contre le temps et dans le temps. Elle entretient un rapport
ambigu avec le temps. Puisque le temps c’est à la fois celui qui tend à se présenter
comme objectif au détriment du point de vue subjectif. Cette question soulève un
point, celui de la « note arithmétique ». Elle pose la question de la temporalité, de
la durée de l’amitié et elle implique aussi la question du nombre. Or, qui dit
nombre, cela sonne et tend à passer sous silence ou met dans l’ombre certains
grands noms emblématiques de l’amitié. Les amis sont-ils rares parce qu’ils ne
sont pas nombreux ou plutôt le sont-ils en raison de leur coté « exemplaire » et
« légendaire » ? La quantité fait-elle partie de l’amitié ? Doivent-ils rester rares?
L’amitié relève-t-elle de l’ « élection » ou de « sélection », d’ « affinité » ou
1 Ibid.: p. 224. 2 Ibid.: p. 29. 3 Ibid. : p. 31.
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« proximité », « parenté » ou de la « familiarité » ? Si l’amitié devrait être rare,
exemplaire, comment penser une politique d’amitié vu pour parler de politique
qu’il faut être plus d’uns? L’exemplarité 1 que la tradition ne cesse d’encenser
illustre la capacité d’ « anticipation de l’amitié » ou sa perspective providentielle -
ou selon la violence de l’écriture derridienne : la « pro-vidence ». L’amitié est
porteuse d’un espoir capable d’illuminer l’avenir et porter ainsi sa renommée au-
delà de la mort. Pourquoi l’avenir est-il ainsi pré-illuminé et qu’est-ce que
l’ « espoir l’absolu » tient de l’amitié ? DERRIDA appelle à la barre une certaine
tradition tendant à inscrire la figure de l’ami sous la configuration « familiale »,
« fraternaliste » et donc « androcentrée » du politique. Il s’agit pour DERRIDA
d’interroger cette tradition, de l'exiger à témoigner sur ses prétentions à être les
seuls créanciers, les ayant-droits de la politique ; autrement dit que serait alors une
politique « au-delà du principe de la fraternité » ? Une politique qui ferait
abstraction du principe de la fraternité peut-elle ou méritera-t-elle encore le nom
de « politique » ? DERRIDA met à nu à travers les différents mouvements du texte
d’ARISTOTE la face cachée des discours sur la politique. Que dissimule
généralement le concept de politique. Il ne s’annonce jamais sans quelque
adhérence de l’État à la « famille » ou sans une « schématique2 » de la filiation : la
« souche », le « genre », l’ « espèce », le « sexe », le « sang », la « naissance », la
« nature », la « nation ». Ainsi, il est difficile de penser la politique sans tomber
dans les schèmes traditionnels : la « structure » ou une certaine « métaphysique ».
D’où l’une des raisons pour laquelle DERRIDA s’est refusé d’inscrire son œuvre
dans une démarche relevant strictement de la « politique » ou de la « philosophie
politique » ; ces concepts sont liés à une certaine métaphysique occidentale que
1 DERRIDA (1994) : p.19. 2 Ibid. : p.13.
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DERRIDA s’est évertuée à « comprendre » et à « excéder »1 et par là même à
déconstruire. En effet, il combat ce qu’il appelle la « contrebande
transcendantale », mécanisme que DERRIDA va élaborer un peu plus tard pour
tenter de décrire les paradoxes dans lesquels se trouvent être pris le concept censé
réduire les positions transcendantales de la philosophie et qui en est venu lui-
même à occuper une position transcendantale. Le drame c’est que le discours est
dépouillé de moyens supplémentaires de le comprendre parce qu’il pose en
principe la réduction des positions transcendantales de la philosophie en
« réalités » plus positives qu’un quelconque ordre2 . En effet, il s’agit pour l’auteur
des politiques de l’amitié de penser la politique en dehors du cadre traditionnel
dans lequel elle a toujours été hébergée. La politique serait « dé-substantialisée »,
« décentrée », DERRIDA va chercher du politique là où habituellement, on ne s’y
attendait pas. En ce sens, son intuition se rapproche de celle de Jacques
RANCIÈRE qui ne cesse d’accuser – ou de mettre en scène les relais cachés de
tradition de la philosophie politique : un certain héritage platonicien ; en ce sens la
dite tradition est de mèche avec la police.
Ainsi la politique serait ce qui viendrait déroger à l’état habituel des choses, elle
est là où l’on ne s’y attendait pas : en art, en littérature.
Selon DERRIDA :
« Si le politique s’est rarement laissée réduire à cette adhérence à la génération
familiale mais la démocratie s’associe presque toujours la fraternité à l’égalité et à
la liberté. La démocratie s’est rarement déterminé sans la confrérie ou la
confraternité »3
DERRIDA pointe du doigt le drame de certains concepts liés à la philosophie
politique et du coup d’une certaine pensée traditionnelle de l’amitié. La difficulté
de penser l’ « amitié », la « politique » et la « démocratie » en dehors de la logique 1 Geoffrey BENNINGTON (2004), « DERRIDA et la Politique », Traduit de l’anglais par Brigitte Weltman-Aron,
In Revue Europe (une revue littéraire mensuelle), Ed, France, Europe, mois de mai No : 901, p. 212 et 213. 2 Geoffrey BENNINGTON (2004) : p.214. 3 DERRIDA (1994) : p.13.
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de confraternité ou la famille. Ce qui conduit selon DERRIDA au « crime
politique ». Ce crime, c’est à proprement parler ce qui constitue l’ « être du
politique » 1 . Il existe deux grands crimes contre la politique. Le premier est
attribué à Carl SCHMITT dans sa définition de la politique comme la mise à mort
physique de l’ennemie. Le deuxième s’origine dans ce qu’il appelle l’attaque
contre la possibilité du politique, contre le zôon politikon ou l’homme comme
animal politique. Cette tentation d’arraisonner la politique, la réduire à autre chose
et l’empêcher d’être ce qu’elle devait être. Ce sont ces deux là qui constituent un
véritable embarras à des prolégomènes sur l’amitié. Ce qui conduit DERRIDA à
analyser l’apostrophe mise en citation sous les différents chefs d’accusation : le
« dommage », le « tort », le « préjudice », l’ « injustice » ou la « blessure »,
l’ « accusation ». Ainsi, il s’agit pour DERRIDA comme à l’accoutumée à sa façon
de faire sortir la « vérité » du puits ou de traiter le texte à la manière de la
maïeutique de Socrate. Un véritable travail de déconstruction de cet énoncé à
travers une analyse minutieuse des œuvres : Éthique à Eudème et Éthique à
Nicomaque ; il montre comment cet apostrophe constitue une véritable attaque
contre la possibilité du politique et nous dit simultanément beaucoup sur la
politique. C’est dans cette même veine que selon les opinions communes : d’une
part, l’acte même ou l’opération du politique consiste à créer (à produire, à faire,
etc.) le plus d’amitié que possibles ; et d’autre part, l’amitié est vouée selon
PLATON à la fois au « semblable » et au « dissemblable »2. Comment entendre le
plus possible ? Cela se calcule t-il ? Comment interpréter la possibilité de ce
maximum ou de cet optimum dans l’amitié? Comment l’entendre politiquement?
Le plus d’amitié est-ce que cela doit encore appartenir au politique3? LA BOÉTIE
1 Ibid. : p.14. 2 DERRIDA citant Lysis de PLATON (214-216). 3 Ibid.: p. 25.
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ne donne pas de pistes sur la possibilité de l’existence d’une politique d’amitié.
L’auteur de la servitude se situe dans la lignée d’ARISTOTE, même s’il n’y
demeure pas. Il la radicalise ! En ce sens il n’est pas inopportun de se demander si
une politique de l’amitié reste possible en dépit de la potentialité de la figure de
l’Ami. Que renferme cette figure - comme potentialité – pour empêcher que les
liens sociaux soient détissés par le tyran, que porte t-il comme nouveau ou vérité
radicale capable de faire échec au projet tyrannique? Certains philosophes comme
ARISTOTE, MONTAIGNE, NIETZCHE ont donné quelques pistes pour pouvoir
explorer les potentialités de cette figure paradoxale qu’est l’Ami. Le concept ‘’ami’’
comme l’a fait remarquer Jacques DERRIDA comporte un ensemble d’enjeux, il
semble « spontanément » appartenir à une configuration « familiale »,
« fraternaliste » et donc « androcentrée » (DERRIDA, (1994) : p.12). Cette notion
met hors jeu l’entité féminine dans la communauté d’ami. Une nouvelle fois la
police exclut du concept politique d’amitié la figure féminine.
L’ami est une figure assez ambivalente dans l’histoire de la philosophie. Elle est
tellement galvaudée, on ne sait plus ce qu’elle peut encore signifier en politique.
Le geste de LA BOÉTIE semble pouvoir s’inscrire dans une certaine volonté de
donner un souffle nouveau à l’ami. Depuis chez ARISTOTE le rapport de l’amitié
s’est posé en des termes loin d’être simple. Toutefois, l’héritage fraternaliste pèse
encore très lourd sur la représentation de cette figure en occident. C’est le travail
de DERRIDA trouve son sens.
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CHAPITRE III LES MODERNES (ROUSSEAU \ET LOCKE) FACE À
L’ÉNIGME LA BOÉTIENNE.
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SECTION1
La question de la sv chez ROUSSEAU et LOCKE
L’héritage de la question de la SV ou de la critique radicale de LA BOÉTIE
constitue un véritable défi pour la postérité. Il s’agit d’un legs que les héritiers ne
peuvent feindre d’ignorer, ni de contourner. La question de SV demeure l’une des
questions qui va hanter toute la modernité politique. Elle plane à l’instar du
spectre de MARX sur toutes les théories politiques tentant de dégager ou de
penser un agir politique ensemble face au souverain. La question de
l’assujettissement refait surface dans les théories politiques du vingtième siècle soit
environ IVème siècle après avoir été soulevée par LA BOÉTIE dans ce fameux
Discours. La question garde toute son actualité tant par sa radicalité que par son
originalité. Cette question à un caractère spécifique : elle ne peut être soulevée sans
forcer la théorie à la violenter. Toute tentative de l’appréhender dans le langage
quotidien de la philosophie politique se révèle infructueux. Il semble ou du moins,
il nous apparait, comme impossible, incapable de tenir la promesse : celle de
l’éclairer sans l’obscurcir davantage en la contournant ou atténuant sa force
dévastatrice. C’est une question déconcertante et révoltante. Les premiers à avoir
abordé ce dilemme c’est : ROUSSEAU et LOCKE. Toutefois, cela n’est pas soulevé
dans les mêmes termes par l’un et l’autre. Pour le premier, ce dilemme surgit en
terme d’ambivalence de la notion de liberté ; pour le second, il sera question du
procès de la figure de l’Un et son rejet comme instrument de neutralisation de la
multitude.
88 | P a g e
A) ROUSSEAU ou l’ambivalence-de-la-liberté
La question de l’ambivalence-de-la-liberté sous-tend non seulement la question de
l’agir politique, mais aussi celle de l’échec du projet de la souveraineté de la raison
dans l’ordre politique. À ce sujet l’intuition de ROUSSEAU n’est pas loin de celle
de LA BOÉTIE lorsqu’il refuse de penser une adéquation parfaite entre l’ordre des
raisons et l’ordre du réel. Le livre inachevé sur L’abbé de Saint pierre relate le
scepticisme de ROUSSEAU à l’égard des « illusions1 » de ce dernier, qui croyait à
la souveraineté de la Raison dans l’ordre politique ».
« la seule chose qu’on suppose *aux hommes+ c’est assez de raison pour faire leur
propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce projet demeure chimérique, c’est que les
hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie d’être sage au milieu des
fous »2
Qu’est-ce qu’il entend par folie ? La « folie » dont l’auteur fait mention dans sa
lettre est : « l’usage que la liberté fait d’elle–même : c'est-à-dire la « servitude
volontaire ». La « folie » c’est l’autre nom de la « servitude volontaire ». Pour la
laquelle dans la perspective la boétienne « toute agression manque, que la nature
désavoue et la langue refuse de nommer »3. C’est être « fou » de ne pas vouloir sa
liberté. Mais c’est également être non moins « fou » de croire, en un autre sens que
de croire que c’est une liberté véritable qui est toujours présente et agissante dans
l’ordre politique. La question soulevée par l’auteur de la Lettre à L’abbé de saint
Pierre constitue une véritable pierre d’achoppement à toute prétention de la
philosophie politique à réduire purement et simplement « l’ordre politique » à un
« ordre des raisons ». On est en présence d’un véritable face-à-face de la « folie » et
de la « raison ». Or, « la folie ne fait pas droit » dit-il. (Contrat social, 1er chapitre,
IV) ROUSSEAU reconnaît que cette « folie » ou choix déraisonnable peut se
1Blaise BACHOFEN (2002) : p.14, Paris, Ed., Payot et rivages. 2 D’après BACHOFEN, ROUSSEAU : p.20. 3 Ibid. : p. 20.
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vérifier dans l’histoire à travers : les « usurpations », les « dominations », les
« inégalités sociales démesurées ». Cette logique est destructrice du droit naturel.
La « grande folie » qui gouverne l’histoire humaine est donc le nom rousseauiste
de la servitude volontaire 1 . Comment la « folie » peut-elle rendre compte de
l’échec de la rationalité politique? L’intuition de ROUSSEAU n’est pas loin de
celle de l’auteur du Discours. Néanmoins, la démonstration de la servitude prend
chez les deux auteurs la forme d’une double « démonstration paradoxale » : d’une
part, elle exhibe le fait, plus universel et plus familier qu’on le croit habituellement,
de la servitude. D’autre part, elle met en évidence que ce fait, tout universel qu’il
soit, n’en est pas moins anormal, qu’il n’est donc ni fatal ni irréversible, mais
contingent. Comment rendre raison de cette perversion du sujet ? Par quel
processus psychologique le sujet en vient, contre toute attente à aimer et donc à
vouloir sa servitude ? Deux pistes de solutions sont proposées par ROUSSEAU
quant à l’origine de la servitude : D’une part, ce « goût des hommes civils pour
leurs chaines» provient de leur « préférence », laquelle est déterminée par les
fantaisistes de l’ amour-propre »2 . D’autre part, la transmission de haut en bas de
la hiérarchie sociale, de l’aspiration, de l’opération à la domination. C’est le filet à
travers lequel le « tyran emprisonne le corps social »3.La critique de ROUSSEAU
vise également la servitude volontaire, en ce sens, elle se rapproche loin de celle
de LOCKE qui vise une critique radicale de la représentation.
1 BACHOFEN (2002) : p.231 2 Ibid.: p. 229. 3 Ibid. : p. 230.
90 | P a g e
B) LOCKE ou le refus de la représentation : le procès de l’Un
Le geste de LOCKE consiste à rejeter l’idée que l’Un est préférable à la multitude.
Cette idée qui veut que l’émergence de la figure du souverain dans la pensée
politique se veut une réponse ou une nécessité de contrer l’ « anarchie féodale ».
Une telle idée n’est qu’un prétexte avancé par certains apologistes de l’État, car le
« mécanisme étatique forgé pour refouler l’anarchie devient lui-même une source
majeure d’insécurité » 1 ou d’asservissement. Ceci fait de LOCKE un penseur
« radical », dans le sens que Richard ASHCRAFT donne à ce mot : « la situation
d’extrême gauche du spectre politique existant au cours de leur période
d’activité »2. L’un des problèmes majeurs que les modernes tenteront de résoudre
est de savoir : comment être protégé sans être asservi à ce qui nous protège?
Comment concilier l’obéissance à la liberté, la qualité de sujet et celle de citoyen?
L’une des réponses à cette question est celle de l’individualisme moderne appelé
par MACPHERSON de « l’individualisme possessif ». Le problème se posera en
terme nouveau selon SPITZ avec l’individualisme moderne. Il s’agit pour cette
pensée de trouver ou de disposer d’un « pouvoir suffisamment fort pour pourvoir
à la protection et suffisamment limité pour ne pas sombrer dans la tyrannie »3, une
telle préoccupation sombre dans un dilemme et devient vite énigmatique. Ce sera
de tous les modernes ! Le souverain est à la fois ce qui fait l’unité du corps social,
mais c’est également contre le souverain que le dit corps social est appelé à se
protéger ou organiser sa protection sous la forme d’ « atomes » ou de multitude.
Dès lors, le problème devient : comment le pouvoir pourrait-il être limité sinon
1 Jean-Fabien SPITZ (2001), John LOCKE et les fondements de la liberté moderne, Paris, Ed., PUF, p. 5 2 In, La politique Révolutionnaire et les deux traités du gouvernement de LOCKE, par Richard ASHCRAFT, traduit
de l’anglais par Jean-François BAILLON, paris, ed., PUF,1995, p. XIII. 3 Jean-Fabien SPITZ(2001) : p. 7.
91 | P a g e
par un autre pouvoir tout aussi artificiel que le premier ? Comment la « société »
pourrait-elle jouir d’une existence incorporée indépendante qui lui permettrait
d’agir pour limiter l’instrument politique dont elle se dote, si elle n’est plus
constituée par lui qu’elle ne le constitue elle-même ? Selon SPITZ
« l’individualisme rend donc très précaire toute pensée de l’incorporation de la
société qui serait indépendante du mécanisme politique auquel elle est
assujettie »1. On est dans un véritable dilemme. La seule issue possible d’après
SPITZ est d’établir que « la multiplicité réelle des individus et l’absence de tout
rapport institutionnel de subordination dans la nature n’implique pas l’absence
totale de communauté » 2 . Comment concilier l’hypothèse de SPITZ avec
l’hétérogénéité qui existe entre l’état de nature et la société civile, entre la
dispersion absolue des individus donnée dans la nature et l’existence de normes
communes qui sont nécessairement des artifices posés par une volonté dans le
cadre d’un contrat ? Or, la tendance courant de la philosophie politique consiste à
rejeter toute possibilité d’existence d’une communauté Éthique par nature.
Autrement dit toutes les normes communes découlent de la volonté toute
puissante d’un souverain, tel est l’artifice consistant le fil argumentaire du
constitutionnalisme ou des contractualismes. Les conséquences sont multiples :
d’une part, la politique devient un « instrument pragmatique de la satisfaction
individuelle »3 sans aucune articulation avec une « moralité naturelle4 ». D’autre
part, les excès du contractualisme constituent autant de frein à l’existence à la
possibilité de penser cette moralité naturelle, ainsi ouvrant la voie à la servitude
collective. En effet, il est impossible de penser une autre norme capable de
1 Ibid.: p. 7. 2 Ibid.: p. 8. 3 Ibid. : p. 9. 4 Cette « moralité naturelle » est cette morale qui régit l’agir des les individus dans l’état prépolitique (SPITZ :
p. 9).
92 | P a g e
contrebalancer celle du souverain émanant du souverain. On tombe dans un cercle
vicieux : le pouvoir est sa propre norme et celle-ci constitue l’unique source de
légitimité vu qu’il (le pouvoir) provient des sujets qui lui sont assujettis. Pour
sortir de ce bourbier inextricable selon SPITZ, on doit poser la condition
d’existence d’une « politique constitutionnelle » qui est de composer avec l’idée
d’une « moralité naturelle » régissant la « communauté pré-politique ». Telle est
l’originalité du geste politique de LOCKE. C’est son œuvre politique qui va
permettre de toucher ce nœud et de le trancher. Il a mis en valeur à la fois la
« nécessité et les moyens de préserver l’idée d’une communauté non politique »1.
Ainsi, il va déplacer l’obstacle auquel faisait face la théorie constitutionnelle ou
contractualisme moderne. Il s’agit pour LOCKE de maintenir la thèse d’une
limitation du pouvoir politique par une justice indépendante de la volonté du
souverain, contre l’idée dominante de l’individualisme de l’époque qui veut nous
imposer que la toute « puissance de la passionalité2 » humaine doit nous conduire
ipso facto à un accord sur le droit comme un artifice impliquant les voies de la
« puissance » et de la « volonté ». La question pourrait se formuler de la manière
suivante : Comment faire pour que l’assujettissement de tous à un souverain –qui
paraît nécessaire à l’existence d’une norme commune et à la protection des
personnes – ne se traduise pas par la sujétion ? Ici le geste théorique de LOCKE
rejoint celui de l’auteur du . Le dilemme la boétien en ce qui concerne
l’impossibilité d’ériger un pouvoir sans qu’il ne se soit transformé en source
d’assujettissement semble trouver une issue à travers l’intuition de LOCKE de
postuler une « moralité naturelle » ou une communauté pré-politique préexistant
et ordonnant la société civile. Le concept de « société « anarchique » pré-politique
dépourvue de pouvoir et « constituant une communauté de représentation quant à
1 SPITZ : p.9 2 Ibid. : p.13
93 | P a g e
ce qui est bon ou mauvais » 1 . Il Constitue une possibilité de délégitimer la
tendance de l’homme à la servitude. Le scandale de LA BOÉTIE découlait du
caractère contre nature de ce malencontre. Son concept de « société », laquelle n’en
est pas réellement une, se trouve attribué « un pouvoir non politique de constituer
du pouvoir politique ». En d’autres termes, il est un pouvoir constituant une
communauté de principes et une « disposition » à pourvoir ensemble à la
préservation et au respect des devoirs de l’homme en tant que créature divine2. Le
travail de LOCKE nous sort de ce que SPITZ appelle le « charme du hobbisme »3.
L’intuition libertaire qui se dégage dans la notion de société « anarchie » constitue
de véritables obstacles à l’ « esprit moderne » habitué à la forme du pouvoir de
l’Un ou le souverain. L’idée qu’un groupe humain puisse être dépourvu de
principes d’ordre et d’assujettissement ne peut être qu’une multitude « sans ordre
ni connexion », et non pas une communauté4, reste la représentation dominante de
la modernité politique. Le dilemme la boétien trouve écho chez les deux auteurs,
LOCKE ET ROUSSEAU, ils ont essayé chacun à leur façon d’endiguer la violence
de ce mal absolu qu’est la sv. Rousseau l’entreprend à travers la critique de
l’illusion de la liberté, et LOCKE de son côté l’initie par le refus de toute
représentation de l’un,
1 Op.cit. 2 SPITZ : p.13. 3 Ibid. : p.14. 4 HOBBES, De cive, VI, 1 ; PUFENDORF, De jure<.., VII, 2 section 6 , cité d’après Spitz : p.15.
94 | P a g e
SECTION2
L’HÉRITAGE DE L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE CHEZ
CERTAINS PHILOSOPHES CONTEMPORAINS : FOUCAULT, ALTHUSSER ET BUTLER.
Certaines théories contemporaines vont remettre sur le tapis la question de la
servitude du sujet. La question garde toute sa complexité. Ils tenteront de jeter un
éclairage nouveau sur cette question, laquelle ne cesse de refaire surface à des
moments différents dans l’histoire de la pensée. Il s’agit d’un véritable pari. Mais
le dénominateur commun de ces discours sur le mécanisme de
l’assujettissement du sujet se trouve situé dans leur postulat de départ. Ils sont
unanimes à admettre l’existence d’une « porosité du sujet à l’égard du social1 ». Le
sujet est le résultant des « affections sociales », ce qui fait des liens sociaux des
liens de nature pathologique. Le sujet – qui résulte – de ces liens est un sujet vidé
de sa substance, de toute sa potentialité à répondre de sa subjectivité. Comment
penser le marquage social à l’origine de la fabrication du sujet ? Comment le
marquage arrive à faire du sujet, ce qu’il est : un fabriqué socialisé ? Trois analystes
1Guillaume LE BLANC (2006), La pensée de Foucault, Paris, éd., Ellipses, p.67.
95 | P a g e
ont essayé d’élucider cette question en tentant d’apporter une réponse :
ALTHUSSER, FOUCAULT et BUTLER. L’une des particularités de ces trois
discours, et qui fait leur clairvoyance est l’évacuation de la différence entre :
« intérieur » et « extérieur ». Cette distinction traditionnelle qui constituait un
obstacle majeur à la compréhension de la complexité du problème de
l’ « assujettissement ». Ce point constitue la force de ces travaux. Certains de leurs
concepts tirés de leur ‘’répertoire théorique’’ c’est -à-dire tirés de certaines de leurs
oeuvres permettent d’élucider cette épineuse question. Parmi ces concepts deux
feront l’objet d’un traitement particulier en raison de leur pertinence. Les concepts
clés sont : la « vie psychique du pouvoir » (BUTLER : 2002) et « la productivité
subjective des relations de pouvoir » (FOUCAULT, 1982, Deux essais sur le sujet et le
pouvoir). Le premier se propose d’éclairer le rapport énigmatique de la relation
entre le « pouvoir » et le « sujet ». Le processus est abordé du point de vue de
l’interdépendance entre le « soi » et le « pouvoir ». Elle questionne le mode
d’«attachement» au « pouvoir » et corrélativement analyse le caractère
‘’nécessaire’’ d’un tel « attachement » pour que le pouvoir puisse fonctionner1. Il ne
suffit pas de dire que ce rapport est interdépendant, il s’agit de se demander :
qu’est ce qui le (pouvoir) maintient encore ? Le pouvoir a besoin de
« l’attachement », selon le vocabulaire de BUTLER, du sujet pour se pérenniser et
reproduire ; sans cet amour, il est incapable de se maintenir. Le rapport
souverain/sujet doit être représenté par le sujet comme relevant de l’ordre de la
nécessité. Le sujet se représente le pouvoir comme important. L’analyse de
BUTLER aussi bien que celle LA BOÉTIE se rejoignent sur un point bien
déterminé : celui de rejeter l’idée d’un face-à-face entre le « sujet » et
le « pouvoir ». Les deux se constituent et se renforcent réciproquement dans une
1 Op. Cit. : p.67.
96 | P a g e
dynamique. Toutefois, selon LE BLANC, en dépit de la perspicacité de l’analyse de
BUTLER, son analyse demeure une « reprise » de l’analyse foucaldienne1 du mode
de relation entre le « sujet » et le « pouvoir ». En effet, nous ne devons pas perdre
de vue le fait que la question du sujet dans l’œuvre de FOUCAULT est loin d’être
une question simple. L’écart entre les différents FOUCAULT sur la question du
sujet ne cesse de s’agrandir et fait montre d’une grande complexité. Entre le
FOUCAULT Des mots et des choses qui eut à déclarer la mort de l’homme ou celui
du sujet, et celui des « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » qui envisage la
question de l’asservissement sous le mode de « productivité subjective » des
relations de pouvoir il y a un pont à établir. Et cela ne cesse de déconcerter la
rigueur de l’analyste pointilleux qui est toujours en quête de « rigueur » et
« cohérence » là ou la virtualité du réel se révèle beaucoup plus riche ou complexe.
Car, l’auteur laisse l’impression de vouloir corriger – à travers les « Deux essais » –
ce que l’analyse de Surveiller et Punir pouvait « suggérer de réducteur2 » ; plus
précisément lorsqu’il situait la « fonction-sujet » non seulement comme un « effet
ultime » mais aussi « infaillible » des mécanismes disciplinaires portées dans un
premier temps par les instituteurs puis par les formes les plus simples3. L’un des
points de divergence des discours foucaldiens de l’ « assujettissement » est la
question de la voie – méthode – d’analyse. Faut-il analyser la question de la
fabrication des sujets du point de vue de l’extérieur dans la perspective du
« pouvoir » ou du moins faut-il partir de la subjectivité du sujet ou de son
assentiment ou de sa propre volonté, c'est-à-dire de l’intérieur.
1 « J’ai cherché à produire une histoire des différentes modes de subjectivités de l’être humain dans notre
culture » (cité d’après LE BLANC : p.67, citant, Hubert Drey Fus et Paul Robinow, Michel Foucault. Un
parcours philosophique, Paris, Ed. Gallimard, 1984, pour la traduction F., P. 287). 2 LE BLANC (2006) : p. 68. 3 Op. Cit. : p.68.
97 | P a g e
Section3
La représentation de l’énigme la boétienne dans les récits de la « désubjectivation » des contemporains
Les discours contemporains sur la « vie sociale de l’asservissement » ou du
phénomène d’« assujettissement » n’ont de cesse de végéter dans des dilemmes
quand il s’agit d’aborder l’énigmatique question que représente la « Servitude ».
Tous ces discours tentent de faire l’histoire de la genèse de l’asservissement. Une
« histoire » du sujet par le sujet. Cette histoire est celle du sujet, monologuant,
essayant de saisir son ontogénèse à travers le fil de son propre discours. Ce récit de
genèse par le sujet - un sujet non encore connaissable qui serait l’objet ou le
narrateur de son propre récit – peut-il tenir la promesse de sa révélation ? Est-il
possible que le sujet se révèle à lui-même comme objet de son propre discours ?
Comment est-ce possible ? Comment un sujet - celui qui est toujours sujet d’un
certain pouvoir – peut-il « rendre compte », de ce que la fonction narrative tient ou
présente pour de l’évidence ? Le piège dans lequel se retrouve toujours pris
beaucoup de discours contemporain est très bien identifié par BUTLER comme
celui du« paradoxe de la référentialité»1. Ces discours sont obligés de se référer à
ce qui n’existe pas encore pour pouvoir rendre compte du sujet, de son mode de
surgissement dans l’être ou plus précisément la « manière où le sujet advient à
l’être »2. L’expérience d’une telle aventure discursive rappelle le début du fameux
. Et cette expérience depuis semble le passage obligé de tous les discours succédant
1Judith BUTLER (2002) : p. 25. 2 Op.cit : p.25
98 | P a g e
celui de LA BOÉTIE. Depuis lors les discours pleuvent et ne cessent de tenter
d’explorer la dimension énigmatique du sujet. Une dimension que la langue
s’interdit de nommer, pour le faire il faut entrer par effraction dans celle-ci(la
langue) : la servitude volontaire. En effet, la question ne cesse de hanter les
différents discours sans nul risque de tergiversation : elle passe de « servitude
volontaire » à l’ « assujettissement » ou du « sujet ambivalent ». Les concepts
n’arrêtent de se multiplier sans dire de quoi il en ressort, c'est-à-dire pourvoir
révéler les arcanes de la SV. Le bilan des différents discours n’est pas plus fameux
qu’il l’était avec le DSV . La question reste pendante aussi énigmatique qu’elle
l’était depuis plus de trois siècles. Le dilemme de « l’objet » de la servitude semble
vouloir défier tant la langue que les méthodes d’analyse tellement le chemin se
révèle tortueux et difficile. Après bilan, l’actualité de LA BOÉTIE ne fait l’ombre
d’aucun doute même si, comprendre la question et s’entendre sur un « sens
commun » est loin d’être gagné d’avance. Entre la question de la « servitude
volontaire » dans le Discours et de sa signification politique les analystes ne
cessent de gloser, mais l’énigme ne cesse paradoxalement de se perpétuer. On
dirait qu’il y a un différend1 sur le sens politique beaucoup plus que sur le sens du
mot SV ou de la fonction sujet. Ce différend ne cesse de se radicaliser. Deux voies
semblent s’imposer à ceux qui tentent d’aborder la question douloureuse de
l’assujettissement. C'est-à-dire le mode de rapport entre un, deux, ou plusieurs
« sujets » et le « pouvoir » plus précisément celui d’un seul. L’analyse peut
1 Différend dans le sens que Lyotard donne à ce mot: « dans le différend quelque chose ‘’demande’’ à être mis
en phrase, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant ». (LYOTARD : 1983, Le Différend, p.29). Cette
situation de silence de la langue crée chez le sujet de la langue ou les sujets de parole un sentiment de
déplaisir, il nous permet de comprendre le langage n’est pas à notre merci comme un simple instrument. Tout
sujet est toujours sujet de langue avant d’être sujet d’un autre. « Le différend est également est l’état instable et
l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrase ne peut pas l’être encore »
(LYOTARD : 1983, p.3o). Un tel état traduit les limites du pouvoir de nomination et fait montre que la langue
n’est pas seulement une simple représentation des choses. Le silence de vient un mode de signification.
99 | P a g e
emprunter soit Le « versant externe » soit le « versant interne ». Le chemin semble
tout tracé, l’analyse n’a qu’à le suivre. Mais les deux manières exclusives mènent-
ils au même résultat, sont – ils capable de le cerner ou à même de l’éclairer ? Tel est
a priori l’un des problèmes auquel il faut faire face les Discours théoriques
contemporains quand ils doivent aborder la question de la servitude en général et
la SV en particulier. La seconde suppose l’idée d’un masochisme, un sujet qui
prend le plaisir à s’annihiler à se vider de son essence. Qu’est ce qu’un sujet qui ne
serait pas capable de vouloir, dont les caractéristiques c'est-à-dire, ce qui lui est
propre serait de ne pas vouloir ? Telle est la question épineuse que sous-tend
l’expression : la sv. Et cette question qui constituera l’aune d’analyse à partir de
laquelle nous allons analyser certains discours contemporains.
Toutes les voies – ou méthodes – dit-on, ne mènent-elles pas à Rome. Le maillon
faible de certains discours tentant de dépister l’objet de l’assujettissement reste : La
méthode. La question de la méthode ainsi demeure l’une des questions brûlantes
de ces Discours pour ceux qui veulent aborder le phénomène de
l’« assujettissement » ou de la servitude. Les deux voies qui restent ouvertes à ces
analyses sont : le versant externe ou le versant interne.
a) Le versant externe ou le point de vue du pouvoir d’ALTHUSSER OU DE FOUCAULT
Le premier versant - la voie externe - suppose un « sujet » posté comme vis - à -
vis d’un « pouvoir » et que celui-ci, lui soit en trop, et en reste à ce sujet. Le
pouvoir est ainsi une substance surplombante, il est toujours de trop là justement
où l’on ne l’attendait pas et sans avoir besoin d’être invité. Le pouvoir est ce qui
100 | P a g e
informe le sujet et aussi devient ce qu’il est en raison de son activité ; l’un donne
forme à l’autre. Il y a là un double jeu : du pouvoir au sujet ou du sujet au pouvoir.
Or le versant externe représente le pouvoir, ce qui survient toujours par effraction,
ce qui « interpelle » l’individu et le transforme en sujet (ALTHUSSER). Ou plutôt
l’individu se trouve ainsi soumis à tout un « rituel » et « exercice », chaque geste
du pouvoir ne vise qu’à transformer les individus en sujets, du sujet écolier aux
sujets malades des grands centres d’enfermement (FOUCAULT). Deux noms
signent la théorie de la voie externe selon Guillaume LE BLANC : Le Michel
FOULCAULT du Surveiller et punir, et Louis ALTHUSSER de « l’Idéologie et
appareil idéologique d’État ». Tous deux sont conscients de l’ampleur d’une telle
tâche et les exigences méthodologiques d’une telle démarche. Toutefois, à suivre
de près leur démarche, ils semblent tomber dans ce qu’ils voulaient a priori éviter.
On dirait que le mode d’exposition prend sa revanche sur la contrainte
méthodologique. Toutefois ce serait simpliste de vouloir réduire les travaux de
FOUCAULT aux travaux d’ALTHUSSER. Ces deux tenants du « versant
extérieur » appartiennent à ce que BADIOU aurait appelé un même « moment
philosophique1 ». L’idée de moment philosophique suppose une unité historique
entre différents systèmes de pensée ou de penseurs d’horizons différents. Ils
auraient en commun un même « projet ». Ce projet pourrait être une espèce de fil
d’Ariane qui tiendrait ensemble les penseurs appartenant à un même espace
temporel. Pour le dire dans les termes propres à BADIOU, ce fil d’Ariane constitue
l’ensemble des traits caractéristiques communs à un certain « paysage
philosophique2 », comme celui de la philosophie française des cinquante dernières
années, c’est ce qui peut tenir lieu donc d’un : « programme philosophique ».
1 In, Revue multitude, Alain BADIOU, « Panorama de la philosophie française contemporaine », Conférence
présentée à la Bibliothèque nationale. ( Buones Aires, le premier Juin 2004), mise en ligne le dimanche 24
Octobre. 2 Op. Cit.
101 | P a g e
C’est dans cette même ?que nous voulons rapprocher les deux gestes théoriques de
ces penseurs à travers une « unité commune » : leur tentative d’aborder la relation
entre le pouvoir et sujet sur le plan externe. Ce que LE BLANC appelle le « versant
externe ». Loin de réduire l’un à l’autre au contraire, nous leur reconnaissons une
certaine différence dans leur approche ou leur « logique »1. En effet, Les deux
logiques qui se trouvent à l’œuvre dans les analyses althussérienne et
foucaldienne des mécanismes d’assujettissement sont très marquées par certaines
différences. Toutefois, leurs points de raccord restent assez pertinents et constants
ou solides. Si FOULCAULT emprunte la voie externe dans le cadre de son analyse,
celle-ci répond beaucoup plus à une meilleure compréhension de la logique de
l’ « assujettissement aux appareils disciplinaires ». Cette voie permet de cerner
mieux le mode de fonctionnement de la logique du pouvoir, c'est-à-dire expliquer
comment sous couvert de certaines « subjectivités » sous-tendent une ou des
« logiques opératoires ». FOUCAULT n’arrête pas de le dire :
« J’ai traité dans cette optique, des trois modes d’objectivation qui transforment
les êtres humains en sujets *<.+ il est vrai que j’ai été amené à m’intéresser de près
à la question du pouvoir. Il m’est vite apparu que, le sujet humain est pris dans
des rapports de productions et des relations de sens, il est également pris dans des
relations de pouvoir d’une grande complexité »2
S’agit-il de dépister le mode de rapport savoir-pouvoir dans la fabrication des
sujets. On voit que FOUCAULT est très conscient de la complexité d’une telle
tâche. Et comment les deux questions s’impliquent mutuellement : le sujet et le
pouvoir.
En 1979 FOUCAULT écrit :
« Pour ma part, j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un
ensemble de techniques de pouvoir et des forme : des formes politiques comme
l’État et des formes sociales. *<+ mon histoire n’a pas pour but une histoire des
institutions ou une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais
1 LE BLANC : p. 68. 2 In, Dits et écrits, tome IV, Michel FOUCAULT, 1994 : « le sujet et le pouvoir ».
102 | P a g e
l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la
conduite des gens »1
En effet, il a toujours refusé de penser le mode de rapport entre « pouvoir » et
« sujet » sous le modèle du social total ou d’une substance capable de justifier.
C’est l’une des raisons expliquant que Foucault soit attentif à la « rationalité »
opérant dans certaines « institutions » et qui influent sur le comportement des
individualités ou des subjectivités. Il s’agit pour lui de montrer comment certaines
« institutions » s’inscrivent dans une certaine « logique » : celle d’informer, c'est-à-
dire donnant forme à un certain type d’individualités qu’il soit le « fou » de
l’Asile, le « malade » du centre psychiatrique ou l’ « élève » de l’institution
scolaire. Il ne s’agit pas diluer ce qui fait la différence entre les deux auteurs, il
s’agit plutôt de « raccorder » comme l’a entrepris BUTLER dans ses lectures de
certains textes à partir de ce que Pierre MACHEREY appelle une « lecture
symptomale »2. Toutefois, la prudence s’impose quant à l’attitude de FOUCAULT
par rapport au social car elle n’est pas sans équivoque. FOUCAULT entretient
avec le « social » un rapport assez ambigu ou du moins, il voudrait à un certain
moment renvoyer le « social », pour éviter de faire de celui-ci une espèce de
fourre-tout afin d’être beaucoup plus attentifs aux individualités? FOUCAULT
s’est toujours voulu ou s’est efforcé de garder ses distances avec ces logiques à
l’œuvre dans les sciences sociales ou la « structure sociale3 » explique tout. La
1 Cité d’après François BOULLANT (2003) : p.26, Michel FOUCAULT et les prisons, Ed., PUF, DE, II, #127,
p.439-340. 2 C’est une lecture qui « consiste à s’intéresser avant tout dans un texte à ce que le texte ne dit pas, non par
accident mais parce que sa logique propre l’empêche de le dire, et ainsi à prendre le discours à partir des
limites sur lesquelles il bute, pour autant ce sont elles qui en délivrent la signification essentielle », In,
« http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/ MACHEREY 20022003/ MACHEREY07052003.
html. » 3 L’attitude FOUCAULT vis-à-vis de quoi ? de qui ? connait certains fléchissements. Dès Maladies mentales et
personnalité, où il affirme qu’il « n’est pas possible de rendre compte de l’expérience pathologique sans la
référer aux structures sociales» (Cité d’après, Guillaume LE BLANC : p.87, maladie mentale et personnalité,
Paris, PUF., 1944, p.83).
Ce qui est frappant relate LE BLANC c’est l’absence de nature. La distinction entre le « normal » et le
« pathologique » s’ordonne au seul jeu des normes sociales. Le « pathologique » deviendra alors le fait d’un
103 | P a g e
question de Michel FOUCAULT devient : à tel type de « discours » ou
d’ « institution » quel sujet correspond ? Les discours institutionnels cachent une
certaine « rationalité », laquelle n’est pas toujours accessible à l’œil. De même au
discours humaniste des prisons correspond la logique marchande, celle de la
société capitalisme qui a besoin des corps pour pouvoir produire. Les discours
scientifiques de la psychiatrie, de la statistique, de la médecine sont des savoirs au
service de ce qu’on pourrait appeler la « défense sociale ». Ils permettent au
pouvoir de distinguer : les ennemies de l’ « intérieur » de ceux de l’ « extérieur ».
Le mariage entre « savoir » et « pouvoir s’est fait pour contrecarrer les éventuels
fauteurs troubles ou ceux qu’on dit être des perturbateurs, et tous ceux qui sont
classés par la science du pouvoir d’ « anormaux1 ». Qui sont-ils ? En quoi sont-ils
porteurs de dangerosité pour le pouvoir ? Ces indésirables ne sont- ils pas de ceux
qui nous révèle : « la main gauche de l’empire »2. Ils disent beaucoup et même très
peu sur le « véritable visage » de l’Un. La métaphore des deux mains – une main
qui frappe, l’autre qui soigne - de l’Empire illustre très bien le message dont les
anormaux de FOUCAULT ou l’Homo Sacer d’AGAMBEN semblent être
regard médical particulier. En effet, l’expression « structure sociale » apparait embarrassante et masquant
l’historicité des jeux de savoir et des relations de pouvoir. C’est dans cette même logique que FOUCAULT
reprochera à DURKHEIM une pensée « mythique du social », articulant la substance enveloppante de la
société et la substance intégrée de l’individu (Cité d’après LE BLANC : P.87, « Entretien avec BADIOU ou »,
Dits et écrits, op. cit., t.1, p.441) .
Est - ce à dire que FOUCAULT congédie le thème social comme il le laisse entendre dans la critique sans appel
adressé à DURKHEIM s’est demandé LE BLANC? La réponse de l’auteur est assez claire : « Le thème social
n’est donc pas abandonné par FOUCAULT, il est repris à l’intérieur de l’Histoire des disciplines motifs de la
psychiatrie » (LE BLANC, 2006:P.89). Ainsi en dépit de son effort, son analyse reste tributaire en partie par la
logique du social. C’est ce qui pourrait expliquer qu’il n’ait pas été assez attentif à la dimension interne de
l’assujettissement. 1 L’anormal, c’est le « sujet » du discours psychiatrique, c’est « l’individu dangereux ». Selon FOUCAULT
l’anormal, ce n’est pas ce qui sort de la norme mais ce que la norme n’arrive ou ne parvient pas à lisser.
L’anormal en ce sens est ce qui est rétif aux « normes » des disciplines du corps social et suscite le pouvoir
normalisateur de la psychiatrie *<+. Le discours psychiatrique comme instance de pouvoir vient réguler et
crée la typologie des individus dangereux. Les « anormaux » sont alors autant les individus dangereux
présents qu’à venir. Le discours psychiatrique n’est rien d’autre que ce savoir des irrégularités qui dissout ces
« irrégularités » dans la « régularité psychologique ». (LE BLANC, 2006 : p.106 à 109) 2 In, Revue Multitude, « La main gauche de l’Empire, ordre et désordre humanitaire », Michel AGIER, mise en
ligne janvier 2003.
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révélateurs. Les anormaux, ce sont les ennemies potentielles du pouvoir : ils
révèlent la véritable figure de l’empire, son visage caché. Cette complicité entre
« savoir-pouvoir » ne vise qu’une chose la « fabrication » des individualités
suivant une logique sérielle ou une certaine logique du même. Les individus
assujettis, obéissants et dressés. Les citoyens se trouvent vidés de leur essence qui
est le conatus1 – la capacité à résister contre toute menace éventuelle. Tel est le sens
de la démarche foucaldienne dans son analyse des différentes formes d’institutions
au XXeme siècle. Il s’agit de dégager à traves ces différentes « institutions » la
procédure d’ « individualisation » ou d’ « assujettissement » à l’œuvre.
« À la réclusion d’exclusion d’inclusion, que Foucault nomme séquestration. Il ne
s’agit plus d’exclure les individus, mais de les fixer dans les institutions
d’assujettissement. D’où le privilège quasi métonymique de la prison, toutes ces
institutions ayant alors, en leur fonds, quelques chose de carcéral »
(BOULLANT(2003) : P.27)
L’instance « disciplinaire », est l’instance politique déterminante de l’analyse
foucaldienne du pouvoir. La généralisation du modèle de la prison à l’ensemble de
la société conduit à ce que BOULLANT appelle la « disciplinarisation des
sociétés2». Le pouvoir est pouvoir reconnu et admis dans des relations de pouvoir.
Ces relations de pouvoirs impliquent donc comme le mentionne l’auteur du SP
l’idée de « stratégie », désignant le « choix des moyens pour parvenir à une fin ou
moyen d’avoir prise sur l’autre» 3 . C’est cette « disciplinarisation des sociétés »
depuis le XVIIIeme en Europe nous dit FOUCAULT qu’il faut comprendre. Dans
une entrevue FOUCAULT la présente:
« Ce n’est pas bien entendu que les individus qui en font partie deviennent
de plus en plus obéissants : ni qu’elles se mettent toutes à ressembler à des
casernes, à des écoles, ou à des prisons ; mais qu’on y a cherché un ajustement de
mieux en mieux contrôlé – de plus en plus rationnel et économique – entre les
1 Laurent BOVE, la stratégie du conatus, Paris, Ed, Vrin. 2 BOULLANT(2003) : P.64 3 DE(mis pour Dit et Écrits), t. IV, Paris Ed. Gall., : 1982, p. 241.
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activités productives, les réseaux de communication et le jeu des relations de
pouvoir »1
Cette entrevue amène l’auteur à fixer le « but » de son analyse sur le sujet et le
pouvoir depuis les vingt dernières années. Ce cadrage contextuel permet à
FOUCAULT de délimiter son travail par rapport à d’autres discours sur les
procédés d’assujettissements des individus ; de là FOUCAULT sans le vouloir
nous donne une idée de sa « méthodologie » et de sa « théorie », lesquelles tentent
de saisir les relations de pouvoir sur le plan externe, en dehors de la dimension
psychique de ce dernier. Du coup, On sent qu’il tend à se situer par rapport au
DSV. L’analyse de ces mécanismes du pouvoir conduit FOUCAULT à rejeter la
thèse substantialiste du pouvoir. Les catégories foucaldiennes comme « stratégies
de pouvoir » et de « relation de pouvoir » pensent le pouvoir toujours en termes
de « processus », plus précisément de processus de « subjectivation »2 : la mise en
sujet de l’individu par le pouvoir. C’est ce qui prend le sens dans le cadre de ce
travail de désubjectivation. Contrairement à ce qu’espérait FOUCAULT de pouvoir
en finir avec le schéma psycho-volontariste par l’image machine du pouvoir; les
résultats escomptés semblent loin d’être à la hauteur d’un tel projet : celui de la
« désubstantialisation » ou de la « déréalisation » du pouvoir. Le pouvoir devient
diffus ainsi que ses mécanismes de dominations. Toutefois le « centre » est loin
d’avoir disparu car dans toutes les relations de pouvoir les stratégies tendent à se
définir par rapport à un centre. Si les rapports de pouvoir tiennent compte de la
complexité de ce mode de relation entre « pouvoir » et « sujet », il rend
1 Op. cit : p.19. 2 Qu’il faut entendre dans le sens de Foucault, le processus par lequel le pouvoir transforme les individus en
« sujet », c’est comme l’aurait dit ALTHUSSER, une « procédure d’interpellation ». Ainsi Foucault réserve
deux sens au mot « sujet » : « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre
identité de conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui
subjugue et assujettit » (DE, t. IV, Paris, Ed., Gall., p. 226). Il est très important de ne pas se méprendre sur le
sens de cette notion dans l’ensemble de ce travail. Ce concept de « sujet » de ce travail ne doit pas être aligné
sur celui de FOUCAULT. Ce qu’il désigne par « sujet » nous le réservons à un autre processus inverse, celui
du vidage du sujet de son essence ou l’excentrage du sujet, ne désignant pour nous autre qu’un procédé de
désubjectivation.
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difficilement compte de ce monde en mutation où l’on a vu la remontée de la
figure de l’Un que ce soit à travers la figure du tyran moderne des États-Unis
comme superpuissance ou la figure de l’empereur. Un fait semble certain, les
zones de résistance tardent à se préciser, tellement les procédés de mise en sujets
se révèlent efficace, c'est-à-dire le travail foucaldien n’arrive pas à en rendre
compte. Ce modèle toutefois traduit assez bien l’extension de la situation de
désenchantement des individus face à l’emprise des lieux de pouvoir.
« Le rapport entre le corps et le pouvoir s’est modifié, non plus glorifié
négativement mais utilisé positivement. L’éclat des supplices s’éteint. La
nuit pénitentiaire tisse sa toile panoptique»1
Tout est mis en place pour « assujettir »2 : « l’hôpital », « l’école », « caserne ». Le
pouvoir passe par le corps pour s’approprier par la suite de l’âme. Cette logique
obéit à une certaine rationalité qui s’est mise en place lentement, de manière
irréversible, à travers un « nouveau savoir du corps »3. Nous comprenons tous les
procédés de contrôle des corps dans les États occidentaux dits modernes : le
contrôle d’identité, des maladies, des démunis, des sans papiers ou le contrôle
strict de déplacement des réfugiés. Tout ce processus obéit à une seule logique,
contrôler pour mieux assujettir. L’assujettissement n’est rien d’autre que
« l’arraisonnement d’un sujet par un pouvoir »4, c’est également un processus qui
se fait en douceur et le plus souvent sans violence. Il s’installe dans les habitus, en
ce sens, il est une véritable violence douce. Le sujet n’est pas toujours conscient il
l’intériorise jusqu’à le penser comme normal. Ces éléments relevés de la théorie du
sujet de FOUCAULT permettent de tracer les points qui le différentient
d’ALTHUSSER. Mais n’empêche qu’ils restent si proches l’un de l’autre. Et plus
1 BOULLANT (2003) : P. 66. 2 « Assujettir, c’est produire ce rapport de capitation qui peut être physique, violent, mais aussi subtilement,
produit d’un calcul qui, sans violence, s’assure néanmoins un ascendant physique ou moral sur l’individu ».
In, Michel FOUCAULT et les prisons, François BOULLANT Paris, Ed., PUF, 2003, p.61. 3 BOULLANT(2003) : P. 61. 4 Dits et écrits, III, no 195, p.193. Cité d’après BOULLANT : P.61
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précisément à travers leur mode d’approche. Le versant externe leur permet de
rendre compte : de la docilité des sujets et de leur obéissance, sans intéresser à leur
volonté ou passivité. Le pouvoir semble fonctionner d’après une certaine logique
visant à un meilleur rendement : l’assujettissement des dits sujets. Tous ces
mécanismes de contrôle et de fabrication du sujet ne visent qu’une chose :
assujettir le plus que possible le sujet, pour le dire autrement, le vider de son
essence. D’où sa désubjectivation. Cependant l’analyse foucaldienne ne met pas
assez l’accent sur la participation des sujets à ce processus auto-phagocytose. Les
nouveaux visages ou la nouvelle figure de résistance à cette entreprise sont ces dits
sujets. Elle ne questionne pas assez le mécanisme de fonctionnement de la
« volonté » de ces dits sujets. Mais le modèle reste rapproché du modèle d’un
pouvoir transcendant au sujet ; car selon Foucault le pouvoir serait partout et à
chaque zone de pouvoir correspondrait des pôles de résistance. En ce sens, le
pouvoir est partout aussi bien que la résistance ! Et ALTHUSSER, de son côté, n’est
pas en reste à cette même critique. Si bien qu’il affirme dans son texte « les
appareils idéologiques de l’État » que « toute idéologie interpelle les individus
concrets en sujets, par le fonctionnement de la catégorie de sujet1». Le concept
même de sujet suppose une certaine prise en charge par l’institution étatique à
travers ces différents organes. Le « pouvoir » se trouve du coup, comme nous
l’avons mentionné plus haut, posé comme une substance subsumant ou une
instance interpellatrice en dehors de toute participation ou attente implicite ou
explicite de l’interpelé. La manche du « consentement du sujet à
l’assujettissement2 » n’est pas assez explorée par les tenants du paradigme du
versant externe. Les discours sur l’assujettissement ont du mal à se représenter un
sujet dont la volonté pourrait faire objet d’une certaine perversion. L’un des
1 Cite d’après LE BLANC: p. 69, Louis ALTHUSSER, positions, paris, Ed., sociales, 1976, p.113. 2 Cette expression nous l’empruntons à LE BLANC: p.69
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drames des sujets discours contemporains est d’être attaché à un modèle de
« sujet » métaphysique hérité de DESCARTES. Même si FOUCAULT a tenté de
s’en débarrasser à travers sa nouvelle conception du sujet, toutefois, il en reste
tributaire par omission ; dans le fait de ne pas questionner assez le consentement
ou la perversité de la volonté des individus. Selon LE BLANC l’adhésion du sujet
sans réserve à la « soumission » reste un point « mystérieux » de l’ensemble de ses
discours. Ces discours font silence sur un certain nombre de points. Ils se révèlent
incapable de rendre compte de la complexité de la question de la servitude du
sujet. Et, de telles insuffisances dans les discours contemporains rendent encore
plus problématique la question des phénomènes d’asservissement voire la SV.
Pour FOUCAULT, la mécanique du pouvoir traverse ainsi le jeu des normes de
discipline et fabrique des corps soumis et dociles1. Tous les gestes du corps entrent
dans une logique de calcul motivée par un souci d’efficacité et de rapidité où
aucun geste n’échappe au rendement disciplinaire. Tout est pris dans les mailles
du pouvoir. De l’art militaire à l’art scolaire se crée un « codage instrumental » du
corps2. L’un des points faibles de l’analyse du « versant externe » est la zone
d’ombre entretenue sur la présumée participation du sujet dans ce mécanisme de
désubjectivation. Le sujet participe à l’entreprise de son écartèlement : telle est l’idée
que sous-tendait LA BOÉTIE à travers son expression SV. La complicité entre
« pouvoir » et « sujet » n’est pas assez mis en exergue par ces discours quand elle
n’est pas vite ignorée. Nous attribuons cet oubli au fait qu’il reste tributaire de la
conception cartésienne du sujet dont la notion même de sujet charrie l’idée tout
d’un être puissant transparent à lui-même. Le sujet est perçu comme celui qui est
capable de volonté. Les processus d’assujettissement de l’individu par le pouvoir
1 Cité d’après LE BLANC : P.69. FOUCAULT: ‚Il faut défendre la société‛, cours du 14 Janvier 1976 op. cit.,
p.32 : cette nouvelle mécanique du pouvoir porte d’abord sur les corps et sur ce qu’ils font *<+ c’est un
mécanisme de pouvoir qui permet d’extraire des corps, du temps et du travail » 2 LE BLANC : p.70.
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ne portent pas atteinte à sa « volonté » vu que la violence de ce processus
correspond à ce que BOURDIEU aurait appelé la « violence symbolique ».
L’axiome de la volonté n’a pas été touché par l’ensemble de ses discours. Ainsi, Ils
(ces discours) ne questionnent pas assez cet héritage métaphysique dont la notion
de sujet se trouve en proie. L’idée qu’une volonté ne peut se vouloir du mal. Et ne
peut toujours vouloir ce qui est bon. Autrement dit, le mal ne peut être qu’un
déficit du bien. Il n’a pas de réalité. Telle est l’épistèmè métaphysique à la base de la
conception des sujets. La redéfinition de la notion de sujet - comme procédé
d’assujettissement par FOUCAULT et ALTHUSSER – n’est pas arrivé à liquider ce
corrélat métaphysique qui le ruine. Ce principe métaphysique est très bien dépisté
par BADIOU sous le nom d’une « théologie faible » 1 . Ils n’ont pas été assez
attentifs à une certaine tradition philosophique dont le spinozisme. Une lueur de
critique point dans l’œuvre de SPINOZA contre cette pensée du sujet. Il refuse de
voir dans le sujet libre, à partir d’une volonté, le centre de l’agir politique. Au
contraire, il fait plutôt des affects le potentiel de l’agir de l’individu et de l’action
politique. SPINOZA classe cette pensée du sujet - dont sa volonté se soumettrait à
la toute puissance de la raison - sous la rubrique des « préjugés ». Il voit en elle
l’un des pièges du libre arbitre. Pour lui la potentialité du sujet est ailleurs, sa force
réside dans ses « affects » : il est imprévu et capable du pire ! C’est peut-être l’une
des vérités qui fait toute la force de la pensée de l’auteur de l’Éthique. À la rigueur,
nous pouvons reprocher aux tenants du versant externe d’avoir pêché par
1 Cette « théologie faible », c’est cette théologie tendant à identifier le « Mal » à l’ « impensable », elle remonte à
une longue histoire, celle de l’identification théologique du « Mal » au non – être. Le raisonnement de cette
équation se construit de la manière suivante : « si en effet le « Mal » est, s’il y a une positivité ontologique du
Mal, il s’ensuit que Dieu en est le créateur, et donc le responsable. Pour innocenter Dieu, il faut dénier tout être
au Mal ». (BADIOU, Le siècle, Paris, Ed., Seuil, 2005, p.14 et 15) . Ce qui s’applique au refus d’attribuer au
nazisme le prestige d’une pensée traduit très bien l’embarras de certains discours contemporains d’aborder de
manière positive la servitude volontaire ou de questionner le carcan métaphysique de la volonté tendant à
apparaitre comme imperfectible par rapport à sa nature divine.
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omission ou de n’avoir pas été assez attentif à cette critique radicale du spinozisme
de la notion de sujet. Il semble que la leçon a été bien apprise par Jacques
DERRIDA. En ce sens, il n’a pas tort de voir dans le concept de « sujet » une
« catégorie de la métaphysique »1. Il a été plutôt attentif à cette critique. Cela n’a
pas été mentionné par BADIOU dans son « panorama de l’histoire de la
philosophie française contemporaine ». Toutefois, relate t-il à juste titre, dans une
remarque pertinente et éclairante : L’une des particularités de la philosophie
française est d’avoir constituée.
« peu à peu une sorte de champ de bataille autour de la question du sujet *<+ Or,
la bataille centrale de la philosophie française de la deuxième moitié du siècle va
être une bataille autour de la question du sujet »2.
Ce qui nous frappe dans ce panorama est la place qu’occupe la question du sujet
dans la philosophie ou celle de la philosophie française en particulier de la
deuxième moitié du XXe siècle. Et ceci est très bien relaté par BADIOU. Autre
chose qui rayonne encore, c’est l’absence de la figure de SPINOZA dans cette
querelle qu’il a lui-même initiée par l’attaque lancée contre la conception du sujet
avec l’Éthique. En effet, s’il y a une question à l’œuvre dans cette « querelle », c’est
celle portant sur le « destin du sujet ». C’est dans cette lignée qu’on pourrait situer
les discours de certains philosophes contemporains comme ceux de FOUCAULT et
d’ALTHUSSER sur la notion de sujet. Les discours sur l’assujettissement par le
pouvoir se placent dans la lignée de cette « bataille ». Une bataille rangée où l’on
trouve opposée et partagée deux camps : les fidèles à la lignée cartésienne – un
DESCARTES inventeur du concept métaphysique du sujet – et les anti-
DESCARTES. Ceux qui accusent l’auteur des Méditations métaphysiques d’être
responsable de la crise du sujet. Autrement dit, l’enjeu de cette bataille n’est rien
1 Cité d’après Alain BADIOU : « panorama de la philosophie française contemporaine », conférence à la
Bibliothèque Nationale. (Buenos Aires, le 1er Juin 2004). In. :Revue « Multitude », mise en ligne le dimanche 24
octobre. 2 Op.cit.
111 | P a g e
d’autre que la « signification de DESCARTES »1. Autrement dit cette crise devient
de facto la question du « destin du sujet ». Que devient le « sujet », que reste t-il de
lui ? Y a t-il lieu de parler encore de « sujet » ? La question pourrait être reformulée
autrement : où est passé le « sujet politique » à qui LA BOÉTIE s’adressait dans son
fameux Discours baptisé le contr’un par une certaine tradition ? Que reste t-il du
sujet libre arbitre de DESCARTES ? Au « peuple de Paris de Victor Hugo »,
« prolétaire de tous les pays de MARX », les « anormaux de Foucault », ceux des
centres d’enfermement, la « multitude de NEGRI », les « sans papiers », les
étrangers sans droits, les laisser pour comptes des sociétés capitalistes, sont autant
de figures qui ne cessent de grossir la liste des nouveaux sujets politiques ? Cette
querelle représente en ce sens un carrefour obligatoire pour tout discours portant
sur l’action politique ou du retrait du politique. Ceci est valable pour la question
de l’assujettissement. Les discours contemporains doivent ou se trouvent
contraints dans l’urgence de penser l’énigmatique question de la
« désubjectivation». Le silence ou le trait du sujet de la politique. Le sujet politique
ne cesse de se multiplier, semble prendre différentes formes là où les torts ne
cessent de s’aggraver. La liste des victimes s’alourdit : l’agir n’est pas toujours à la
hauteur des torts. C’est en ce sens nous pensons que l’Autre2 de la philosophie
DESCARTES reste SPINOZA. A la suite de NEGRI, Il est possible de se tourner
vers SPINOZA pour faire face à cette question énigmatique qu’est la question du
sujet. L’un des premiers critiques radicaux du système cartésien dont la conception
d’un sujet tout puissant illuminé par la raison se révèle impuissant à rendre
compte de la crise du sujet contemporaine.Les deux tenants de la voie externe
1 Op. Cit. 2 L’expression l’Autre est utilisée par Pierre-François MOREAU pour désigner le destinataire de SPINOZA.
Tout le sens du travail de tient sens si le met dans son contexte d’interlocution. Ce contexte ou topos peut être
attribué à un nom celui de DESCARTES. Le nom de Descartes désigne l’espace ou un lieu commun qu’il s’agit
pour SPINOZA de déconstruire.
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aboutissent au même résultat ou paradoxe. Une remarque s’impose :
l’ « institution disciplinaire » n’est pas l’ « appareil idéologique d’État » en dépit de
leur point de rencontre. Les deux analyses obéissent à leur logique propre, même
si les deux notions gardent une certaine similitude. Les affinités profondes entre
les deux analyses sont dues selon LE BLANC à plusieurs raisons. Premièrement,
les deux notions sont pensées dans une perspective exclusivement matérielle. En
effet, leur caractère productif (ou leur « appareillage technique ») est du à leur
capacité à intégrer tant le « caractère idéel » c'est-à-dire des représentations des
classes sociales dominantes que le mécanisme « disciplinaire » et « idéologique ».
Deuxièmement, aussi bien que la « discipline » que l’ « idéologie », les deux
obéissent à une souplesse leur permettant d’échapper à la lourdeur de leur
appareillage initial. Le rapport existant entre les modes d’analyse et plus
précisément sur leur caractère similaire ont été très bien mis en relief par Le
BLANC:
« L’idéologie, dans la procédure d’interpellation, tend à s’affranchir de la
particularité de l’appareil idéologique et, de ce fait, fonctionner aussi dans les
autres appareils d’État que sont les appareils répressifs (la police par exemple). De
la même façon, la discipline, dans la procédure des productions comportementales,
essaime et se diffuse dans l’ensemble du corps social, au point que les normes de
discipline désormais peuvent communiquer entre elles »1
C’est à ce niveau qu’il faut comprendre l’interrelation ou la proximité de la
démarche des deux auteurs. Les deux concepts offrent une malléabilité ou
souplesse, ils permettent d’intégrer certaine particularité. Leur point fort consiste
dans le fait qu’ils sont attentifs aux cas particuliers du système. Ce qui leur permet
de rendre compte de l’asservissement intégral des sujets et de penser également,
de manière mécanique, l’adhésion du sujet à son propre assujettissement. La
fonction-sujet ainsi ne consiste pas tant dans la recherche d’un « consentement
subjectif » à l’assujettissement que dans le caractère des mécanismes de
1 LE BLANC (2006) : p.70.
113 | P a g e
l’assujettissement. En conclusion, tant pour ALTHUSSER que FOUCAULT,
l’assujettissement emporte la fonction-sujet. Ce qui revient à dire que
l’ « attachement » à la « forme idéologique » qui, m’assujettissant, me définit
comme sujet n’est pas analysé par ALTHUSSER. Ce dernier est considéré comme
allant de soi, comme relié à l’acte même d’ « interpellation ». Le versant externe
laisse inexploré la dimension affective de l’assujettissement. C’est là que trouve
toute sa signification le travail de BUTLER.
b) LE versant interne ou le point de vue de Judith BUTLER
Le versant interne découle de la situation d’impasse dans laquelle se retrouvent les
récits des tenants du versant externe. L’ « assujettissement » tel qu’il est pensé se
présente comme « forme de pouvoir » et est tissé sur un paradoxe insurmontable :
la « domination » est pensée sous la forme d’extranéité, comme ce qui est extérieur
au sujet, d’une part ; et paradoxalement la formation du sujet en dépend, d’autre
part. Comment est-il possible que le sujet, considéré comme la condition de
l’action et l’instrument de l’action, soit en même temps l’effet de la subordination,
comprise privation de l’action ? Si la subordination est la condition de possibilité
de l’action ou du sujet, comment peut-on penser le sujet ou l’action de celui-ci sans
les différentes forces de subordination ? Les deux ainsi semblent se compléter dans
la perspective foucaldienne. Ce qui nous conduit ipso facto à un cercle vicieux du
« double aspect de l’assujettissement »1 . Toute action du sujet semble être un effet
de sa « subordination ». Tout effet entrepris pour lutter contre cette subordination
la « présuppose » et la « convoque » nécessairement de nouveau. Comment penser
un agir politique sans qu’il soit l’effet de la subordination ? Peut-il y avoir une
possibilité de discontinuité entre le pouvoir de « présupposé » et le « pouvoir
réinstaller? Le travail de Judith BUTLER tente de surmonter ce paradoxe que les
1 Judith BUTLER (2002) : p.36.
114 | P a g e
tenants du versant externe ont fait mine d’ignorer. Il s’inscrit dans une démarche
visant à questionner la participation du sujet à sa propre colonisation par l’Autre à
partir du paradoxe structurant le concept même de sujet l’entrainant « vers
l’ultime manifestation d’ambivalence » 1 . Elle tente de prendre le mal par ses
racines. Elle fouille à la limite des textes pour découvrir les raisons des silences de
ces derniers. De ce fait, son analyse représente un triple intérêt : d’une part, elle
commence le travail sur les lieux du silence même de ses prédécesseurs ; d’autre
part, BUTLER revisite la « méthodologie » utilisée par FOUCAULT et
ALTHUSSER, et finalement elle opte de partir du « sujet » pour saisir
l’ambivalence. En ce sens son analyse est en harmonie parfaite avec l’intuition de
la boétienne. La notion qui lui permet de surmonter le dilemme des contemporains
est le concept de « la vie psychique du pouvoir ». Pour comprendre le sens de son
geste, il est important de saisir la portée du dilemme dans lequel se retrouvent les
discours contemporains que MACHEREY a préféré appeler les « modernes ». Les
discours contemporains sur le pouvoir des contemporains en se débarrassant des
« mystiques de l’aliénation » 2 ont tendu à « dépsychologiser » et
à « désubjectiviser » au maximum leur investigation. Ce qui conduit certains
théoriciens dans leur démarche, sans se renier, à passer la question du « pouvoir »
à celle du « sujet ». De tel procédé laisse un flou tant dans leur démarche que leur
discours, malgré qu’il ne cesse de répéter : la question du sujet et celle du pouvoir
est la même chose. Tel est le dilemme auquel fait face l’analyse foucaldienne.
Car :
« dissocier la question du pouvoir de celle du sujet, c’est accepter de s’installer,
sans examen critique, dans un espace théorique traversé par la distinction de
l’intérieur (le soi, où règne ce que, faute mieux, on appelle la conscience, et en tout
premier lieu la conscience de soi) et l’extérieur l’ensemble des relations sociales
1 Ibid: p.26. 2 Séminaire de Pierre MACHEREY tiré sur le site : « la philosophie au sens large » : « htp://stl.recherche.univ-
lille3.fr/seminaries/philosophie/MACHEREY/MACHEREY/20022003/MACHEREY07052003l.html »
115 | P a g e
dominées par le pouvoir), en supposant cette distinction ontologiquement fondée
comme, de la manière dont l’’était pour DESCARTES celle de l’âme et du corps, ce
qui rend difficile du coup de comprendre ce qui se passe entre les deux mondes »1
La dichotomie « en dedans » et « dehors » à l’œuvre dans l’analyse des tenants du
versant externe empêche de saisir le côté psychique du phénomène. Il s’agit pour
BUTLER de lever cette distinction stérile nous empêchant de voir l’imbrication de
l’un dans l’autre les deux espaces. En définitive, la « barrière artificielle entre ce
qui est censé venir de l’extérieur et ce qui se passe à l’intérieur est levée ou tout au
moins »2 ce qui se révèle comme le plus intime de lui-même ne s’origine toujours
que de la loi de l’autre. Et cette loi se trouve insérée ou « imbriquée dans des
modalités de rumination subjectivée sans lesquelles elle n’atteindrait pas son
but »3. Tel est le processus complexe à l’oeuvre dans la vie psychique. Le concept
de « vie psychique du pouvoir » va permettre à BUTLER de surmonter le dilemme
entre « dehors » et « en dedans » sur lequel ont buté les théories foucaldienne et
althussérienne du pouvoir. Qu’est-ce qu’une « vie psychique du pouvoir » ? En
quoi permet-elle de surmonter cette contradiction à l’œuvre dans les discours
contemporains ? Le concept de la vie psychique s’appuie sur le concept
d’ « assujettissement » qui a fait l’objet d’un traitement par ALTHUSSER et
FOUCAULT où ils montrent que le « sujet n’est pas, contrairement à la
représentation spontanée qu’il a de lui-même, une donnée réellement première, un
fondement stable, mais l’effet d’un processus complexe dont sa constitution en
dépend ». BUTLER retient cette définition, au-delà des clivages, elle identifie la
présence d’un même problème chez les deux auteurs, la logique profonde de
l’assujettissement : une logique de l’ambivalence. En effet, cette logique se met en
œuvre à travers un jeu dialectique. D’une part, le « sujet » concerné par le
1 In,‚la philosophie au sens large‛ : «htp://stl.recherche.univ-
lille3.fr/seminaries/philosophie/MACHEREY/MACHEREY/20022003/MACHEREY07052003l.html », séminaire
de P. MACHEREY. 2 Ibid. 3 Op. Cit.
116 | P a g e
processus de l’assujettissement se présente à la fois tantôt comme le résultat tantôt
la destination. D’autre part, le « processus » de normalisation pour pouvoir
atteindre son but et bien remplir sa fonction, il doit s’appliquer à un « être
préexistant » dont il assure la transformation en le faisant passer de l’ « état de
sujet » à celui de « sujet en acte »1. C’est cette « dialectique » du « donné » et du
« produit » de la « trajectoire » et de la « cible » qui définit la dynamique de
l’assujettissement en même temps qu’elle constitue l’obstacle principal. La vie
psychique n’est rien d’autre que la mise en « scène cryptée » ou la « mise en
œuvre » de ce jeu de contradiction qui est en permanence au travail en elle.
BUTLER pointe du doigt ce jeu dialectique à l’œuvre à travers ce qu’elle appelle la
« figure du retournement » ou du « retour vers soi » ou même du « retour contre soi »
ou plutôt à travers ce que Pierre MACHEREY appelle le « geste opératoire ». Cette
figure nouvelle jusque-là inconnue semble fonctionner comme une « inauguration
tropologique du sujet »2, c'est-à-dire comme un moment fondateur dont le statut
ontologique demeure en « permanence incertain ».
Certains concepts sont mobilisés par BUTLER afin de permettre de mieux saisir la
dimension psychique du pouvoir, en vue de frayer une lueur de compréhension
dans cette question enchevêtrée qu’est l’ « assujettissement ». Ces concepts sont :
« attachements passionnés », « ambivalence », « assujettissement et subordination »,
« régulation de la psyché ». Un dialogue est maintenu entre : HEGEL, NIETZSCHE,
FREUD, ALTHUSSER pour pouvoir dégager ce que cache le mode de rapport
entre : le sujet et le pouvoir. L’ « assujettissement » finalement est loin d’être une
fatalité ou une condamnation, comme elle n’arrête pas de le répéter tout au cours
du texte, il relève de l’ordre de la construction d’une identification. Aucune
« identification » ou processus d’identification d’un individu à une voix
1 Ibid. 2 Ibid.
117 | P a g e
(ALTHUSSER), ou assignation d’un individu à une place n’est jamais définitif ou
naturel. L’identité est toujours quelque chose d’arbitraire. Ainsi, tout processus
d’identification est en fin de compte un « échec réussi ». De plus il n’y a jamais eu
d’ « identité définitive », la vérification de la désidentification est toujours là pour le
montrer et mettre en scène cette posture. Le sujet est toujours « tourné » vers
l’arrière, ramené à ce qui le précède et donc se pose comme indépendant de lui. Il
tourne parce la nécessité de ce mouvement en retour est inscrite en profondeur
dans la structure qui commande son mode d’existence. Le sujet se trouve soumis à
la « logique du torve » de l’assujettissement, il n’est rien d’autre que le repli sur soi
d’un être « brouillé » et « broyé » qui à la fois se dirige vers le « dedans » et vers le
« dehors », c'est-à-dire se déplace simultanément vers l’avant et vers l’arrière de
lui-même
L’hypothèse directrice de BUTLER reste celle d’ALTHUSSER et de FOUCAULT: la
scène de l’ « interpellation » proposée par Althusser. L’exemple du « policier » et
du « passant » traduit un vrai effort fictif pour fournir une explication sur la
genèse du « sujet social». Cette « interpellation » du passant dans la rue par un
policier dans lequel le passant s’étant retourné se « reconnait ». Une telle scène
sous-tend un principe : celui d’une « subordination fondatrice ». Et BUTLER de
commenter cet exemple, ALTHUSSER ne fournit aucun argumentaire significatif
quant à l’ « indice » justificatif qui aurait poussé l’ « individu » à se retourner, à
« reconnaitre » la voix comme lui étant adressée et accepté et voire à se soumettre
à sa « subordination » ou sa « normalisation ». Ce modèle suppose une conception
du langage : celle du langage figuré comme « discours » 1 . Un « pouvoir
performatif » et de normalisation se voit attribué à la voix. Ce qui reste obscur
1 BUTLER (2002) : p.27
118 | P a g e
dans ce modèle, c’est le fait qu’il ne s’est pas demandé: pourquoi ce sujet - ou le
sujet - se tourne-t-il - vers la « voix » de la loi ? Et quel est l’effet d’un tel « tour »
dans l’inauguration d’un « sujet social » ? ALTHUSSER ne donne pas assez
d’information sur le statut de ce sujet : s’agit-il d’un sujet coupable? Si oui,
comment l’est-il devenu ? En effet la « théorie de l’interpellation » requiert une
« théorie de la conscience », une théorie non développée par ALTHUSSER.
L’interpellation du sujet à travers l’ « adresse inauguratrice » de l’autorité de l’État
sous-tend une formation initiale de la « conscience ». Et cette conscience doit être
entendue comme le résultat d’une « opération psychique » d’une norme
régulatrice constituant un rouage spécifiquement « psychique et social » 1 du
pouvoir. C’est de ce « rouage » qui n’est pas conscient que dépend l’acte
d’interpellation de la conscience. Ce processus par lequel la « voix » du policier
interpelle le « sujet » et celui-ci se « reconnait » et se « retourne » comme étant
l’individu hélé correspond à ce que FOUCAULT a appelé le l’ « assujettissement ».
Mais le « processus » du point du sujet « se retournant » ou se « reconnaissant » est
passé sous silence. Cet aspect non exploré par les tenants du versant externe en
constitue la limite. Car, ce qui est appelé finalement « sujet », c’est ce qui est en
réalité le résultat d’une procédure d’assujettissement, il n’est rien d’autre qu’une
relation-conflictuelle- à-soi, qui tire sa capacité de son pouvoir de retournement, par
laquelle il est amené à faire sa propre loi intérieure de la loi qui, de l’extérieure, lui
est imposée». Le sujet du versant interne est un sujet tropique qui s’exhibe en se
décomposant, en s’exposant à sa perte qui est programmée en lui dès le départ
parce qu’il est marqué par la perte de quelque chose. Le versant interne prend
pour point de départ les limites du versant externe. Les critiques adressées par
BUTLER peuvent être rassemblées sous trois chefs d’accusation. D’une part,
1 Op.cit.: p. 27
119 | P a g e
l’identification du caractère « ambivalent » propre à la notion de sujet alors même
que le « mécanisme spécifique » descriptif de cette formation est traitée en parent
pauvre. D’autre part, le domaine du « psyché » est passé sous silence par les tenants
du versant externe. Finalement, Le double aspect du pouvoir, « subordination » et
« production » n’est pas l’objet d’un traitement particulier, donc reste inexploré. De
ce fait, l’ « attachement passionné» du sujet à sa propre « subordination » constitue les
principales faiblesses de ces Discours contemporains. Comment empêcher que le
discours sur l’ « attachement passionné » à l’asservissement ne soit pas source
d’inaction politique ou de fatalité politique ou ne soit pas utilisé comme moyen de
discrédit contre les subordonnés ?
L’hypothèse de BUTLER vise justement à couper cours à un tout argumentaire
conservateur :
« Je soutiens que l’attachement à l’assujettissement est produit à travers les rouages du
pouvoir et qu’une part de l’opération du pouvoir se manifeste clairement de cet effet du
psychique comme l’une de ses productions les plus insidieuses »1
Le « versant interne », discours qui part du point de vue du sujet, de son fort
intérieur et tente de jeter un éclairage sur le mode de rapport ou le mode de
l’opération du pouvoir dans le « sujet » et plus précisément son effet sur le
« psychisme » risque de se voir taxer de conservatisme ou cours le risque de
tomber dans le fatalisme politique de l’impuissance. Au contraire BUTLER nous
met en garde contre ce fatalisme. Sa démarche se situe dans une toute autre
perspective de mystification du pouvoir politique. Il s’agit de saisir l’énigmatique
question de la volonté du sujet. C'est-à-dire de comprendre les « effets insidieux »
du pouvoir sur celle-ci. Comment la « volonté » du sujet peut –elle se retourner
contre elle-même ? En quoi consiste la « vie psychique » de l’assujettissement pour
qu’elle puisse détourner la volonté du sujet de sa fonction première, celle de
pouvoir choisir ? BUTLER va montrer à travers le concept de « l’attachement », plus
1 BUDLER (2003) : p. 28.
120 | P a g e
précisément l’attachement passionné à la loi qu’il y a eu un désir originaire de la
loi, « une complicité passionnée sans laquelle aucun sujet ne saurait exister »1.
Pour illustrer cet « attachement primordial », BUTLER utilise une métaphore de la
dépendance de l’enfant envers l’adulte pour expliquer le processus de
l’autonomie au cœur de la dépendance. L’enfant, c’est celui qui dépend de ses
parents et n’a d’autres possibilités que son attachement passionné au pouvoir
parental pour continuer à persévérer dans son être. Cette métaphore dit beaucoup
sur le caractère vulnérable de cet « attachement primordial » chronique du sujet
par rapport à son « asservissement ». Tout le secret de l’assujettissement se joue
dans cet «attachement primordial ». D’où la nécessité selon BUTLER d’éclairer le
concept d’ « assujettissement » tel qu’il est formulé par FOUCAULT à partir d’une
théorie de la conscience ou de l’analyse psychanalytique de l’ « attachement »
selon laquelle « aucun sujet n’émerge sans un attachement passionné à ceux dont il
ou elle dépend de manière fondamentale » 2 . Le développement de l’enfant
emprunte obligatoirement la voie de la dépendance, ce que BUTLER appelle
« passion primaire pour la dépendance », qui le rend vulnérable à la subordination
et à l’exploitation. Cette « passion primaire » est une condition nécessaire au
développement du sujet, tout comme à l’enfant. La « subordination » se présente
comme un passage obligé au devenir du sujet, pour expliquer la dimension
« psychique » du phénomène de pouvoir à travers son couple : sujet-pouvoir. Leur
mode d’interaction se trouve modifié. BUTLER s’écarte du modèle foucaldien afin
d’explorer la dimension psychanalytique du pouvoir. Ainsi, le rapport sujet-
pouvoir se trouve renversé. Elle récuse l’idée althussérienne d’une distinction
préalable entre « intérieur » et « extérieur » de la loi dans son analyse de
l’interpellation par la loi. Elle montre comment les deux mouvements se font de
1 BUTLER : p. 168. 2 BUTLER : p. 29
121 | P a g e
manière simultanée, de ce fait, se révèlent contemporains. En effet, il n’y a pas lieu
de penser la préséance de l’un sur l’autre. Un déplacement s’est fait dans l’œuvre
de BUTLER au sujet de la notion de « subordination », celle-ci n’est plus pensée
comme un piège tendu de l’ « extérieur » par le pouvoir, ce vis-à-vis du dit sujet ;
mais plutôt elle serait cette entité qui ferait partie d’un certain « mode de
subjectivation situé » à l’intérieur des relations de pouvoir. Le sujet en ce sens, ne
cesse de se former dans la subordination. Sa réflexivité se constitue, note BUTLER,
« dans ce retournement sur soi contemporain d’une orientation vers la loi »1.
LE BLANC de commenter BUTLER :
« Ceci signifie que l’individu se retourne vers la loi que parce qu’il se retourne aussi vers
lui et qu’il « reconnait » ainsi que ce « moi » est celui-là même auquel s’adresse la loi. La
loi me transforme en sujet par le fait même que je me reconnais comme le sujet de la loi »2
Il existe une complicité entre l’interpellateur ou le policier représentant de la loi et
le « sujet ». La zone d’ombre de FOUCAULT et d’ALTHUSSER est levée : la
dimension psychique du pouvoir ne peut plus être occultée. L’écho de la
« plainte » de LA BOÉTIE contre le masochisme du peuple ou du sujet retenti au
cœur de la théorie de BUTLER. L’analyse butlerienne réconcilie les deux
méthodes : celle de l’ « extérieur » et celle de l’ « intérieur », les deux font partie
d’un même processus. Il n’y a pas d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Le
geste théorique de BUTLER rappelle l’étonnement de LA BOÉTIE de voir qu’un
seul puisse assujettir toute une multitude. Cette plainte qui dénonce un « tort »,
lequel est dû à ce que l’auteur du Discours a mis sous le compte de la « couardise »
ou la détérioration des liens sociaux. La « volonté » du peuple de s’asservir est
pointée du doigt par l’auteur du Discours. Si LA BOÉTIE n’a pas pu déceler
clairement les arguties du méandre d’un tel processus, toutefois, il a vu juste
lorsqu’il tient le « peuple » pour responsable du joug de la servitude. Le pouvoir
1 Ibid. : p. 177. 2 LE BALNC (2006) : p. 77.
122 | P a g e
ne peut être tenu exclusivement pour responsable de la tyrannie. En ce sens, le
geste de BUTLER restitue au texte de LA BOÉTIE toute sa dimension politique, il
éclaire ce qu’on a appelé jusqu’ici l’énigme de la politique poussé à son comble. La
vulnérabilité du sujet dans l’assujettissement se joue là dans cet « attachement
primordial » même de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Nietzsche est l’un des
philosophes qui a très bien montré ce mouvement réflexif de la « volonté ». Une
volonté qui cesserait de vouloir, laquelle deviendrait une « nolonté1 ». Une volonté
qui se retourne contre elle-même et qui s’annihilerait dans ce mouvement de
« retour ».
« Le sujet est formé par une volonté qui se retourne contre elle-même en assumant une forme
réflexive, alors que le sujet est modalité du sujet qui se retourne contre elle- même ; le sujet est
l’effet rétroactif du pouvoir »2
NIETSCHE décrit très bien la figure de la conscience du « sujet tropique » qui
tourne sur lui-même et contre lui-même dans un mouvement ambivalent. C’est à
travers une lecture symptomale de l’auteur de la Généalogie de la morale et de
Hegel que BUTLER entreprend de relire les discours contemporains pour pouvoir
saisir la logique à l’œuvre dans l’attitude ambivalente du sujet par rapport aux
chaînes de l’assujettissement. Un sujet intégralement assujetti et qui continue à se
« subjectiviser »3 dans l’ assujettissement même. « Le « je » émerge à la condition
de dénier sa formation dans la dépendance, condition de sa possibilité »4. Le « je »
dans son mouvement de constitution se forme à travers un double mouvement
contradictoire, d’une part, il se caractérise comme un simple « effet » de sa
dépendance par rapport au pouvoir ; d’autre part, le « recouvrement » de cette
dépendance s’opère concomitamment par une « affirmation inconditionnée »,
c'est-à-dire une « dénégation » du premier mouvement. C’est à ce processus que
1 La notion est de LE BLANC, p. 85. 2 BUDLER citant Nietzsche, p.:28. 3 LE BLANC (2006) : p.75. 4 LE BLANC (2006) : P.76, citant BUTLER.
123 | P a g e
BUTLER donne le nom d’ambivalence. Une dynamique de « soi » qui se réalise
dans une démarche à rebrousse poil ou à contre courant du mécanisme de sujétion
le fabriquant. C’est au cours même de ce mécanisme de servitude que le sujet
anormal ou déviant se forme ou prend naissance. Un sujet qui échappe à la loi
sérielle de sa fabrication. « Le sujet ne s’appartient pas mais fait fond sur cette non-
appartenance pour construire son autonomie»1. Selon LE BLANC, par contraste,
l’assujettissement révélé par l’ « attachement » est produit au service de la vie2.
Beaucoup d’auteurs ont tenté d’apporter une réponse à cette énigme à part l’effort
de BUTLER de jeter un éclairage sur cette énigme.
1 LE BLANC : p. 76. 2 Op. cit. : p.85.
124 | P a g e
CHAPITRE IV La question de la Servitude (Volontaire) dans l’œuvre de SPINOZA
125 | P a g e
SECTION1
SPINOZA face à la l’énigme la boétienne : Le statut ambigu du désir
Est-il possible de déduire Chez SPINOZA une réponse à la question de la
« servitude volontaire » à partir du traitement donné à la question de la servitude
en général, d’une part ; et de voir si certains de concepts ne pourraient pas servir
de piste de solution : comme : « désir », « conatus », « imaginaire », « perversion »,
d’autre part. Sur cette base, il est possible de chercher chez l’un la résolution
possible à l’énigme soulevé par l’autre. Il s’agit de rapprocher « l’intuition
libertaire » de ces deux penseurs sur la question de la sv. Nous soupçonnons chez
SPINOZA la trace de cette énigme politique. Faut-il attendre la clé de l’énigme après
le rapprochement.
L’attente d’une réponse de SPINOZA sur une question comme la sv doit être
entendue comme une tentative de saisir le système spinoziste à travers ses
nombreux silences et hésitations. Ensuite, chercher une réponse à la question
soulevée par LA BOÉTIE chez SPINOZA n’est-il pas risqué – risqué dans le sens
de se tromper de chemin – ou du moins d’augmenter le risque d’être déçu ?
Demander à des auteurs de s’éclairer mutuellement sur une question aussi
énigmatique qu’est la sv, n’est-ce pas faire fausse route? Nous devons reconnaitre,
d’entrée de jeu, que les deux pensées s’inscrivent dans la même dynamique, en
dépit de leur différence manifeste. Les deux philosophes soulèvent la question de
la condition de la liberté. Ainsi, La tension entre la S(V) et la liberté traverse et
126 | P a g e
l’esprit et la lettre du texte de LA BOÉTIE, entre une liberté qui est naturelle et le
constat de la servitude comme lot quotidien. Chez l’auteur de l’Éthique : c’est le
même constat, il définit tantôt le citoyen par l’obéissance (dans le T.T.P) et tantôt
par la résistance (Le T.P). Si les deux auteurs se retrouvent confrontés à la question
de la servitude, toutefois, il est à noter qu’ils s’inscrivent dans des
perspectives différentes : le premier écrit au XVIe siècle à l’aurore des édits de
pacification: l’époque de la légendaire Saint Barthélémy ; et le second s’enracine
dans l’ère des grandes conquêtes de la liberté des mers où l’esprit de la liberté1 qui
souffle en Hollande. L’un des premiers éléments de cette tension est le Désir. Il est
ce qui fait qu’aucun pouvoir ne peut avoir la certitude de l’obéissance des sujets et
celui qui peut être également à la base de l’asservissement des sujets !
« L’appétit n’est par là l’essence même de l’homme, de la nature de la quelle suit
nécessairement ce qui suit à sa conservation ; et l’homme est déterminé à le faire. De plus, il
n’y a aucune différence entre l’appétit et le désir, sinon que le Désir se rapporte
généralement aux hommes, entant qu’ils ont conscience de leurs appétits (Scolie de la prop.
IX) ; dès lors donc que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou telle espèce
de joie, de Tristesse, d’Amour, de Haine, c'est-à-dire dès lors donc que sa nature est
constituée de telle façon ou de telle autre, son désir sera nécessairement tel ou tel, et la
nature d’un Désir différera de celle d’un autre Désir autant que les affections d’où ils
naissent diffèrent entre elles »2
Le désir se caractérise par son ambivalence : Il est ce qui pousse l’homme à se
« conserver » et « l’homme est déterminé à le faire ». Il est également une source de
« productivité». Il est ce qui par excès peut amener l’homme à sa perte ! Le Désir
en tant qu’il pousse l’homme à l’auto-conservation : le conatus. Selon SPINOZA
dans la troisième partie et sixième démonstration, il se définit comme ce qui dans :
«chaque chose, autant qu’il est en elle « de potentia », leur permet de s’efforcer de
1 L’esprit de cette expression, nous le devons à l’ensemble des travaux de Vertus Saint Louis sur la question
de la liberté à Saint Domingue et son enracinement dans l’Europe occidentale. Plus précisément dans un
article intitulé : A propos des problèmes de liberté à Saint-Domingue, in, Itinéraire, Crehso nos 3et 4 Juillet-Juin 2002.
Vertus SAINT LOUIS est professeur D’Histoire Antique à l’École Normale Supérieure de l’Université d’État
d’Haïti, tous ses travaux tournent autour du paradoxe de la liberté. 2 Éthique, III, LVI démonstration.
127 | P a g e
persévérer dans son être, c'est-à-dire d’affirmer absolument son existence, ou
encore, d’exprimer totalement sa cause (ou dans l’idée adéquate, sa raison) ; car
« La puissance de l’homme, entant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie
de la puissance infinie, c'est-à-dire de l’essence (prop.34, p.1), de Dieu ou de la Nature »1.
Et Bove de commenter : « l’Éthique, comme livre, pose donc comme première
définition la causa sui<Affirmer absolument sa cause, c’est penser adéquatement,
c'est-à-dire selon l’auto-productivité même du Réel ou le mouvement même de
son engendrement »2. En effet, le désir est à la fois ce qui permet à l’individu de se
conformer à « la conduite autonome de la vie » mais c’est également ce qui rend
effectif la causa sui. Autrement, il est ce par quoi les hommes ou les sociétés
peuvent parvenir à leur auto-affirmation suivant l’impératif : « devenir ce que l’on
est, c'est-à-dire productivité du réel, en soi et par soi actualisation totale de sa
puissance causa sui »3. Si ce projet se révèle de l’ordre des choses possibles : dans ce
cas, comment expliquer la servitude ? Le propre de toute chose finie dit SPINOZA
est de confronter l’obstacle extérieur qui est de deux ordres : la servitude ou la
mort. L’expérience de l’obstacle et de la limite est l’expérience première –et
continuée- de toute existence de l’obstacle4. Ce que SPINOZA avait posé dès la
définition 2 de la partie1de l’Éthique de la chose finie :
« Est dite finie en son genre, qui peut être limitée par une autre de même nature. Par
exemple un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand
que lui. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Un corps n’est pas limité par
une pensée, ni une pensée par un corps ».
Ainsi, conformément à la définition de SPINOZA, le conatus d’une chose ne peut
être défini que par rapport à une autre chose qui lui est extérieure. Ainsi
conformément à la définition proposée ci-dessus de la chose finie, on verra que
1 E. IV, 4 dém. 2 Bove, L, 1998: p.9. 3 Bove, 1996: p.11. 4 Ibid. :p2
128 | P a g e
d’entrée de jeu, SPINOZA inscrit le principe de contradiction au cœur même du
fonctionnement du conatus. Autrement dit l’individu est mu par des mouvements
opposés. C’est dans ce jeu interne et externe qu’il peut surgir quelque chose
comme la servitude. Une force extérieure plus grande que le conatus peut amener
celui-ci à sa perte. Selon la prop. 3 de l’Éthique IV : « La force avec laquelle l’homme
persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des
causes extérieures ». Au sein de la nature naturée, la contradiction est le signe de
l’existence modale1. Le conatus d’une chose quelconque enveloppant une pure
affirmation, cette chose ne pourra être détruite (dans sa constitution extrinsèque)
que par une cause extérieure 2 . Par définition, « des choses (<) d’une nature
contraire, (<.) ne peuvent être dans le même sujet. Dans la mesure où l’une peut
détruire l’autre»3, mais au contraire toute chose est, par essence, opposée à tout ce
qui peut ôter son existence ; et ainsi, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle
s’efforce de persévérer dans son être »4 . En effet, c’est de telles situations de
« persévérance » et de « résistance-active » que sous-tend le conatus qui amène
Bove à parler de la stratégie du conatus du mode. Le conatus spinoziste est une
pratique stratégique de décision des problèmes et de leur résolution 5 . Ainsi
devrait-on conclure avec la stratégie du conatus : la servitude semble loin d’être
possible. Toutefois, Le désir a un statut assez particulier selon SPINOZA : il est à la
fois condition de la liberté, mais aussi source de la servitude. L’Homme entant
qu’être essentiellement de « désir » est toujours en mouvement constant du aux
affections. En ce sens, certains désirs sont dits actifs que s’ils poussent l’individu à
« l’auto-conservation » (Conatus), d’une part ; ou il crée chez lui le désir de savoir
1 Bove, 1998 : p.13. 2 E.III, 4 3 E.III, 5 4 E.III, idem.6 5 Bove, 1998 : p.14.
129 | P a g e
entant qu’il cherche à « connaître » d’autre part ; et finalement, la combinaison de
l’ensemble de ces éléments crée les conditions de son salut. Les trois projets sont
liés dans le cadre du spinozisme1. Tout se passe comme si le salut semble être
toujours renvoyé, il est posé comme un horizon toujours à atteindre. La quête de
l’« être » ne va pas sans recherche de « béatitude » ou « libération totale ». Les trois
forment un paquet ! Toutefois, la servitude n’est jamais totalement renversée, il
surgit toujours. Une telle conception du désir complexifie la question de la
servitude chez SPINOZA, car elle crée plus de problème plutôt de les résoudre.
Comment se fait-il que le désir qui préside à la « conduite quotidienne » ou
« explique nos sentiments » et celui qui conduit à « augmenter notre science »
soient un seul et même désir2 ? Ainsi, en même temps, si nous suivons de près
l’exigence de la philosophie spinoziste, elle semble dépasser de loin notre
expérience.
Selon SPINOZA
« Le Désir qui nait de la connaissance du bon et du mauvais, entant qu’elle est
relative à l’avenir, peut plus aisément être réduit ou éteint par le Désir des choses
qui sont présentement agréables» (E.IV, prop. XVI)
Seul un désir peut réduire le champ d’agir d’un autre désir. En dépit de la
proximité de sa pensée avec des théories de la sagesse antique, SPINOZA se situe
aux antipodes de l’épicurisme et d’une certaine doctrine chrétienne, et plus
précisément des doctrines moralistes. Un désir qui est ainsi lié au savoir peut se
trouver combattu par d’autres « désirs » beaucoup plus prégnants ou agréables.
Pourquoi les désirs nés de « l’ignorance » ont beaucoup plus d’emprise sur le sujet
que ceux liés à la « connaissance adéquate ». Ici l’auteur ne donne pas assez
d’éléments de réponses. Le rapport entre « béatitude » et « servitude » reste
ambigu dans le spinozisme. Et, aucune piste de solution ne peut être envisagée
1 Fernand ALQUIÉ (1981), Le rationalisme de SPINOZA, Ed.. PUF, Coll. Épiméthée, p.295. 2 ALQUIÉ, 1981: p.298.
130 | P a g e
sans faire violence au texte L’une des voies qu’on pourrait explorer comme une
issue à la question semble l’imaginaire. Si les hommes sont tant soumis à la
servitude c’est peut être dû à la voile de l’ignorance ou plus précisément
« l’imaginaire ». L’imaginaire est posé par comme une entreprise d’appétition
nécessaire au sujet. Il est posé comme une espèce de pan ou rien ne semble lui
échapper. Il comporte à la fois la « connaissance de l’intérieur » et celle du
« monde extérieur ». La connaissance n’est possible que grâce aux entreprises
d’appétitions du corps.1 Autrement dit la connaissance est en effet un produit des
affects. Corrélativement le monde extérieur ne nous est connu que de manière
inadéquate et confuse ou mutilée, dans la mesure où l’âme le perçoit selon la
logique de l’ordre commun 2 . En effet, nous n’avons aucune connaissance
adéquate, mais seulement une connaissance confuse (et mutilée). Toujours est-il
que « vouloir être » semble égal au « vouloir connaître ». Le langage de SPINOZA
nous jette dans un véritable embarras et confusion. Son raisonnement sur la
« passion » 3 tout comme le désir reste complexe tout comme le désir. Il définit les
passions à la fois comme « intra et interindividuelles », ainsi plusieurs passions
peuvent coexister chez le même individu et des passions identiques agissent chez
les mêmes individus4. Demeure un dilemme : l’individu ! Il devient une véritable
énigme dont nul ne peut saisir. Il est source d’inattendu ! Qu’est-ce qu’un individu
1 Éthique IV, prop. XVIII, Scolie. 2 Éthique II, prop. XXVIII et XXIX. 3 Nous savons à partir des travaux de Pierre François MOREAU que la passion à partir du XVII ème siècle reçoit
un traitement spécial. Elle s’autonomise par aux autres discipline jusqu’elle soit traité de manière autonome
par une discipline qui lui est propre. L’étude des passions relate Professeur MOREAU n’a plus référence un
individu abstrait mais plutôt les mouvements dans l’âme. Les passions deviennent un objet d’étude dont le
champ consiste en : son origine, ses conflits avec d’autres passions, ses rapports avec la raison. Ainsi, ces
études doivent pouvoir aider à dégager des lois. D’où le souci retrouvé chez les auteurs classiques comme
HOBBES par exemple dans le Léviathan, Le traité des passions de l’âme. En ce SPINOZA n’est se situe pas
trop loin de ce souci. In, Pierre François MOREAU, SPINOZA l’expérience et l’éternité, Ed., Paris, PUF,
collection Épiméthée, 1994, p.382. 4 Pierre François MOREAU (1994) : p.382.
131 | P a g e
qui se définit comme un « ensemble de successions d’affections »1. Or les affections
ne sont pas toujours conscientes, elles sont dites « extrêmement inadéquates ».
L’individu n’est jamais entièrement conforme à son « équation corporelle », car il y
a pour chaque « essence singulière », un niveau d’actualisation optimum2. En quoi
consiste ce niveau optimum, comment peut-il être effectif ? Il est celui auquel
l’individu tend à fonctionner. Comment cette actualisation peut-elle échouer ?
Qu’est-ce qui peut y faire échec ? Cette actualisation peut échouer si et seulement
si le « conatus » est déformé et mutilé par l’environnement3. Il y a un rapport
proportionnel entre l’actualisation de la puissance de l’essence et la force de
persévérance dans l’être de l’individu4. Quel rapport existe-t-il entre les variations
que l’individu peut supporter et son autonomie dans sa conduite ? S’agit-il de
deux variables indépendantes ? Est-il pensable qu’un individu tout en étant apte à
très peu de choses soit en même temps capable d’agir selon ses propres lois? La
réponse ne peut être que négative5. Les deux facteurs sont interdépendants : plus
un individu est apte à être modifié de plusieurs à la fois, plus il est apte à faire des
lois de sa nature. Ainsi, variabilité et indépendance vont donc de pair6. L’individu
Spinoziste se caractérise selon Moreau par l’inconstance présumée de son
caractère. C’est dans le cadre de ce jeu d’opposition des passions que peut poindre
à l’horizon l’ignorance des individus dans leur chassé-croisé des désirs. Il est établi
qu’une affection qui se révèle stable tombe suivant SPINOZA dans la catégorie de
la « folie » : la folie de « l’argent », du « pouvoir » et du « plaisir »7. Comment
SPINOZA mène cette enquête sur les passions dans sa recherche des « lois » alors
1 Ibid. : p.382. 2 Alexandre MATHERON, individu et communauté chez SPINOZA, Ed., Paris, Minuit, 1969 : p: 49. 3 Ibid. : p.50 4 Op.cit.. 5 Op. cit. 6 Op.cit. 7Pierre-Francois MOREAU (1994) : p.383.
132 | P a g e
que les passions se caractérisent par leur inconstance ou leur irrégularité ? Quelle
est la fonction de cette loi ? Elle permet de rationnaliser ou d’ordonner un fait
irrégulier ou « in-transparent » 1 . La loi sur la passion veut expliquer toute
bizarrerie de la nature humaine, rien ne doit échapper à l’ordre des raisons, alors
que la donnée d’expérience peut provisoirement infirmer la loi ou apporter un
motif d’hésitation, mais la loi finit par intégrer ces éléments dans l’ordre explicatif2.
Le travail de SPINOZA sur la passion constitue un véritable travail
d’« Anthropologie générale » ou « Anthropologie particulière ». Pour reprendre la
question directrice de Moreau : comment peut-on dégager des lois à partir de
l’explication de quelques affections fondamentales3 ? Or pour la connaissance du
troisième genre, il n’y a de loi qu’individuelle, dans la mesure où chaque individu
a sa loi fondamentale. Le projet de cette enquête sur la passion consiste à dégager
la « loi » ou la régularité entre les passions qui est à l’œuvre chez les différentes
individualités, c'est-à-dire de déterminer : leur « nature », leurs « différents
caractères », leurs « conflits entre elles et avec la raison » 4 et finalement leur
mécanisme de contrôle. Ces éléments sont étayés par SPINOZA suivant le mode
de la « fonction confirmative »5, une fonction confirmative qui allie le langage de la
géométrie et la rhétorique de la démarche expérientielle, d’une part. Moreau en
dégage une fonction qu’il appelle la « fonction constitutive » 6 à travers cette
fonction, il dégage : « l’ingénium »7. Pour aboutir à ce concept, il est constaté un
1 Ibid. : p. 337. 2 Op.cit. 3 La loi doit s’entendre comme un universel abstrait, c’est à dire une manière d’agir commune à tous les
individus à tous les individus où à plusieurs individus de même espèce. In., MATHERON (1969) : p.54. 4 Ibid. : p.383. 5 Les confirmations sont des modes de raisonnement ou de prévue parallèles à la méthode more geometrico
déductive, elles peuvent être divisées en « confirmation pure et simple » et « confirmation déplacée ». 6 Pierre François MOREAU (1994) : p.395. 7 L’ingénium pourrait se rapprocher de ce que MATHERON appelle loi - l’emboitement des individus à
l’infini ou l’unification de ces derniers sous un même concept – autrement dit une régularité ou constance
entre les différents individus. Toutefois, il ya une nuance entre les deux ; l’ingénium à la différence de la « loi »
133 | P a g e
changement dans le langage de SPINOZA. En fait ce changement est dû au fait
que la règle est si constante, qu’elle s’applique non seulement aux passions
primitives mais aussi à toutes leurs dérivées. L’ingénium c’est « le nom collectif de
l’ensemble de ces passions collectives »1. Quels sont les caractères de l’ingénium ?
Moreau en dégage deux caractéristiques : la règle de la « diversité » et celle de
l’« assimilation ». La règle de la diversité consiste en l’irréductibilité de chaque
individu. Chaque personne dispose de ses propres « lois ». La « règle
d’assimilation », c’est la règle qui suppose que chacun prend son ingénium pour
base de son jugement. Il juge du bien et du mal, droit de la nature, et avise son
intérêt en fonction de sa complexion2. Ce qui fait que chacun tend à soumettre
l’autre à sa propre complexion, autrement les passions auxquelles l’individu est en
proie détermine son jugement. Toutefois lorsque la complexion de l’individu est
dominée par une passion unique, elle détermine le jugement en fonction de cette
passion3. C’est dans ce conflit entre les différents ‘’ingénium’’ que peut surgir la
servitude. Ce qui peut amener à soupçonner une réponse « implicite » chez
SPINOZA à la question de la sv selon Laurent BOVE. Parce qu’à la question du
« pourquoi » dans le TTP, dit-il, l’on ne retrouve dans ce passage qu’une réponse
faible : les hommes ont étés trompés4. D’autres commentateurs pensent que cette
réponse de SPINOZA à la question de la servitude constitue le fil conducteur
même de tout l’Éthique, de surcroit la réponse de SPINOZA est assez explicite. Est-
ce que la question de la « servitude » implique forcément celle de la servitude
volontaire ? La réponse est négative. Car, la question de la « servitude volontaire »
de MATHERON, il permet à SPINOZA de répondre à cette question : qu’est ce qui fait le propre des passions
individuelle en dehors des lois personnelles ? Le concept permet de désigner le nœud passionnel irréductible
dont la méthode mo geometrico à du mal à assigner une figure. 1 Ibid. : p.396. 2 Ibid. : p.400. 3 Ibid. : p.401. 4 Bove, 1996: p.307.
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est incompatible avec le principe de non contradiction du spinozisme, c’est- à- dire
qu’il ne peut y avoir deux choses contraires à l’intérieur d’un même sujet sans
provoquer son autodestruction, tel que SPINOZA l’entend dans la proposition 5
de l’Éthique III . Toutefois, l’hypothèse de l’existence d’une telle réponse dans le
spinozisme semble relever de l’ordre du soupçon. Toutefois, Il est possible selon
BOVE de déduire une réponse à postériori à cette question épineuse à partir du
conatus spinoziste. Et principalement à partir de deux corrélats : le principe du
plaisir et le principe de mémoire. L’ « habitude » est une figure du conatus, elle
répond à un besoin de conservation. Elle est liée à la constitution d’une Mémoire,
effort de conservation seulement ce qui augmente notre puissance d’agir et qui
s’accompagne ainsi d’un affect de joie. C'est-à-dire que nous nous efforçons
toujours de conserver ce qui nous est apparu comme « utile » et convenant à notre
corps. Mais cette stratégie ne sert beaucoup plus qu’à la logique d’une « répétition
joyeuse » qu’à une logique de conservation. La joie comme la tristesse sont donc les
premières données stratégiques orientant le dynamisme du conatus1. Toutefois, le
mécanisme du principe du plaisir régissant le conatus s’ouvre sur un paradoxe : la
recherche continue du plaisir, produit d’un côté une jouissance de la chose
désirée ; et d’un autre, même en cas de son obtention, notre corps peut toujours
découvrir d’autre état nouveau de chose à désirer2. Nous tombons dans un cercle
vicieux! L’une des conséquences immédiates de cette circularité est l’ouverture
d’un « champ large de possibles » soit par « ressemblance », par simple
« contigüité » ou par « voies associatives »3. Et, tout cela se passe en dehors de
l’emprise ou de la maitrise du sujet. Dans cet enchainement, le Désir va rencontrer
les plus singulières et curieuses manières de se satisfaire. C’est ce qui amène
1 Ibid. : p. 34. 2 E. III, LIX sc. 3 E.III, XIV, XV sc., XVI.
135 | P a g e
SPINOZA a convenu avec Blyenbergh que cette organisation est délirante. En effet,
elle détermine l’individu à la répétition de joies « mauvaises »1 en ce qu’elles sont
des obstacles, tant pour le corps que pour la pensée, à un épanouissement
véritable. Elle conduit ainsi inéluctablement à un appauvrissement extrême de la
vie. C’est en ce sens que SPINOZA parle d’une « nature humaine (<) pervertie »2.
Et BOVE de conclure à juste titre :
« L’action (même passive) du conatus consiste donc à rappeler en permanence l’être à la joie
d’exister (même de manière aliénée) et corrélativement, à lui faire oublier tout ce qui
pourrait contrarier cet effort. Ainsi s’exprime la positivité ontologique du conatus qui est
affirmation absolue de l’existence. Cependant les conséquences de cette exigence peuvent
être paradoxales, en ce que cet effort aliéné peut aussi servir la servitude contre la vérité
libératrice, lorsque celle-ci est trop dérangeante, force dissolvante des illusions à partir
desquelles un individu s’efforce justement, dans son état, de persévérer dans son être »3.
SPINOZA et LA BOÉTIE se rejoignent en ce sens sur un point : le statut paradoxal
du « désir ». L’hypothèse de BOVE est géniale, mais elle lui manque certains
éléments pour pouvoir l’asseoir dans le texte. Il reste et demeure un soupçon et
cela ne fait que renforcer l’ambigüité de la question de la sv dans l’œuvre
spinoziste.
SECTION 2
Le couple « liberté »\ « servitude » dans le spinozisme
L’objet central de l’Éthique est la servitude, autrement dit l’Éthique constitue en ce
sens une longue plaidoirie pour la liberté. Toutefois, la notion de liberté doit être
maniée avec beaucoup de circonspection, car dire que cette pensée –et plus
1 E. IV, LIX dém. 2 SPINOZA cité par Bove : p.36. 3 Bove, 1998 : p. 40.
136 | P a g e
précisément sa pensée politique - est un combat pour la liberté, ce n’est pas
suffisant, si on ne mentionne pas l’extension que SPINOZA accorde à cette notion.
Une « libre nécessité », qui est corrélative de l’affirmation absolue d’une existence
ou de son infinitude en acte1. L’infinitude est au cœur du fini. Le projet est de
dégager une : « règle de vie qui permette de maitriser les aléas de et les contradictions de
la vie humaine » 2 . C’est l’un des dilemmes auquel fait face le projet
spinoziste lequel veut frayer une voie vers la liberté à travers les méandres de
l’ « impuissance » ou la « servitude » qui est la condition de l’homme. Comment
frayer une voie à la puissance au beau milieu de l’impuissance ? « Dans chaque
manifestation de l’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est de manière
incomplète et inaboutie, un élan un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être »3.
L’ « existence » de l’ individu est liée à la « puissance », il n’y a pas d’un côté
l’ « existence » et d’un autre la « puissance ». L’existence est à considérer comme
une « implication » et une « propriété » de la puissance. Une puissance qui est
« unique », « absolue » et « indifférente », elle s’exprime ainsi à travers des actes
uniques s’expliquant par tous les attributs de manière simultanée et en même
temps, ils donnent lieu à des modalités d’existence différentes. La puissance est
dans l’être même de l’individu en tant qu’il cherche toujours à la « persévérer dans
son être »4. Mais la puissance n’est qu’une expression des « affects » et ces derniers
sont eux-mêmes le résultat de « cupides », expression elle-même de l’essence de
l’individu. Les affects constituent ce que MIGNINI appelle la « structure
ontologique bipolaire » de l’individu, ils ne sont ni corporels, ni mentaux. Ils sont
« indifférents » au même titre que la substance est indifférente par rapports aux
autres éléments, mais s’ils fonctionnent ainsi c’est pour pouvoir impliquer : et le
1 T.P., II, 7 et II, 11, cité par Laurent Bove, p.242. 2 MCHEREY (1997): p.7. 3 Ibid.: p.11. 4 C’est Laurent BOVE appelle le « conatus ».
137 | P a g e
corps et le mental. L’une des caractéristiques des affections du corps est le fait
qu’elles peuvent être à la fois source d’augmentation et de diminution, ainsi elles
peuvent seconder ou empêcher la puissance de l’individu. D’où vient
l’impuissance si l’individu est caractérisé par cette « puissance d’affirmation »
qu’est le conatus. L’analyse du texte de SPINOZA selon Filippo MIGNINI nous
montre que l’expression d’ « impuissance » n’appartient nullement au vocabulaire
de SPINOZA, d’autant plus que l’impuissance n’est pas réellement dans la nature.
Dans ce cas, d’où vient l’ « impuissance » de l’individu pourtant qui ne se retrouve
pas dans la nature ? Elle (L’impuissance) est un « être de raison »1, c’est une
création de la raison, elle provient d’une logique de la comparaison entre deux
êtres : un « être avec la puissance majeure» et un autre de « puissance inférieure».
Autrement dit ce que nous appelons « impuissance » n’est rien d’autre qu’une
« puissance » par rapport à une autre « puissance ». La logique de la comparaison
n’est applicable qu’à des « êtres homogènes » ou une communauté de même
nature. La logique de comparaison n’est applicable qu’au domaine des choses
finies. Appliquons cela au domaine des affects. Comment explique t-on que les
« affects » puissent prendre le dessus sur la « raison » et qu’on puisse aboutir à une
démission de celle-ci (« raison ») ? Une telle impuissance n’est-elle pas due à
l’imperfectibilité de cette loi ? Le spinoziste résiste à une telle hypothèse.
L’impuissance à marcher suivant les principes de la loi de la raison est une
impuissance de cette nature humaine. Par conséquent, la « connaissance claire » et
« distincte » provient de la cupidas parce qu’ils sont produits par les opérateurs de
la raison : « imagination », « raison » et « intellect ». La connaissance que le sujet
détient de lui-même découle de la cupidas, c'est-à-dire un affect déterminé mais ne
découlant d’aucune source non affective ou d’une idée adéquate. Telle est ce qu’est
1 Ibid., p.43.
138 | P a g e
l’ « actualité opératoire »1 de l’affect. Ce sont les prémisses sur lesquelles le procès
de libération est envisageable par l’augmentation, la puissance d’agir et en
diminuant la passivité. Mais la puissance n’est jamais loin de son contraire la
passivité. D’où le conflit existant au cœur de l’individu tendant à se confondre à
un chaos. En effet, c’est au cœur de ce conflit même que SPINOZA développe sa
théorie de la liberté. L’organisation de l’Éthique en témoigne. Au cœur même de la
partie traitant de la servitude, il va s’attaquer à la question de la liberté. Il semble
vouloir montrer qu’il y existe un rapport dialectique entre la « servitude » et
« liberté ». Car au cœur même de la liberté semble jaillir la servitude. En ce sens, la
« liberté » et la « servitude » ne sont jamais si loin l’une de l’autre dans l’œuvre
spinoziste. La quatrième partie de l’Éthique en offre un singulier exemple. S’il est
important pour saisir ce qu’est « l’esprit humain » et ses affections, il est
nécessaire d’établir le lien entre la partie I et III. Toutefois le rapport entre les
parties III et IV paraît plus problématique pour quiconque connait le projet
spinoziste dans cette partie (III), celle qui consiste à analyser la « nature et l’origine
des affects » en général et où il a pris soin de déterminer deux types d’affects: ceux
qui sont des actions et ceux qui sont des passions. L’action dont nous sommes
cause adéquate et la passion, l’affect dont nous sommes cause inadéquate. Or, en
dépit de cette distinction capitale, paradoxalement il « ne traite principalement
que des passions et ne mentionne que tardivement les actions, dans les deux
dernières propositions, en les rattachant à la fortitude »2. SPINOZA a promis de
traiter de la liberté dans la cinquième partie alors qu’il est revenu sur la force des
affects qu’il a déjà traitée dans la troisième partie, laquelle s’est terminée sur le
spectacle de l’homme ballotté par la mer des passions. Pourquoi donner tant de
1 Op. Cit.
2 In, « Introduction servitude ou fortitude », tiré de « Fortitude et servitude, lectures de l’Éthique IV de
SPINOZA » de Chantal JACQUET et autres, Paris, Ed., KIMÉ, 2003, p.15.
139 | P a g e
place à la force des affects ? SPINOZA s’était promis dans la cinquième partie de
ne pas s’étendre sur l’impuissance de l’homme mais de fêter plutôt sa puissance ?
Or, l’on constate qu’il n’a pas tenu sa promesse ! Ne faudrait-il pas revenir sur la
valeur sémantique de la quatrième partie : « De la servitude de l’homme ou des forces
des affections ». D’abord, il faut reconnaitre que l’énoncé comporte une certaine
ambigüité : celle de faire croire que les affects comportent exclusivement la
servitude. Faut-il réduire la force des « affects passifs » à la servitude ? Il en résulte
de cette ambigüité une autre que tout affect implique ipso facto « passivité ». Or,
rien ne serait plus faux, car SPINOZA établit le distinguo entre « affects actifs » et
« affects passifs ». Les premiers relèvent de la fortitude et les seconds
appartiennent à la catégorie « passion ». Conformément à la classification
spinozisme, tout affect n’est pas une passion et toute passion n’est pas mauvaise.
Ainsi, « la force des affects ne recouvre pas exclusivement la servitude » 1 .
Conformément à ce que nous venons de démontrer, nous pouvons affirmer avec
les auteurs de la « Fortitude et Servitude » que le titre est l’ « indice du caractère
indissociable de la servitude et de la fortitude »2 . Autrement dit, on peut dégager
dans la force des affects deux sens : « soit, elle s’oppose à la servitude, dès lors
qu’elle peut se mettre directement ou indirectement au service de la raison et se
ranger sous la bannière de la fortitude »3. En effet, l’objet de ce titre comporte une
ambivalence découlant du double objet de la préface : « expliquer les causes de la
servitude » mais aussi « déterminer ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans les
affects ». De là réside un double problème. D’un côté, l’explication des causes de la
servitude et de l’impuissance humaines nous révèle le cœur des paradoxes
traversant la quatrième partie de l’Éthique, car, comprendre la « servitude », c’est
1 Ibid. : p.8.
2 Op. Cit.
3 Op. Cit.
140 | P a g e
encore déjà de la « fortitude ». Autrement dit la servitude cachait bien la fortitude.
D’autre part, la surprise est double, à partir de la proposition 19, Spinoza revient,
sur la notion de bien et du mal en mettant en place une morale rationnelle, sur ce
qu’il critiquait au début pour son caractère fictif. Est-ce qu’un tel revirement –
lorsque SPINOZA fait rentrer par la fenêtre de la quatrième partie ce qu’il avait
banni par la porte de l’Appendice de la première partie - ne constitue pas une
régression ? La « servitude », c’est cette force qui empêche au « conatus » de
chaque individu de réaliser ses potentialités. Elle est ce que nous définit comme
« impuissance » de la nature humaine. Provient-elle de l’extérieur ou de
l’intérieur? L’impuissance est-elle due à une défaillance de la nature humaine?
Comment l’homme peut-il être considéré comme une « cause adéquate »,
« indépendante » des parties de la nature, par rapport à la production d’une de ses
actions et « est toujours soumis à la détermination des causes externes dont la
force dépasse infiniment la force avec laquelle il persévère dans l’existence comme
il le mentionne dans la Partie III »1 Comment peut-on démontrer la possibilité de la
vertu, c'est-à-dire du pouvoir agir par les seules lois de la nature humaine (E. IV
Déf. 8) et comment déduire une doctrine de la liberté ? Le procès de libération des
affects par l’auteur commence là. Il s’agit d’abord pour SPINOZA de surmonter ce
dilemme qu’il nous semble impossible. Puisque aucune connaissance certaine de
l’issue de ce conflit n’est possible.
Conclusion
En guise de conclusion, la question de la servitude volontaire reste et demeure
une énigme contre laquelle beaucoup d’auteurs semblent confrontés sans
1In, « Impuissance humaine et la puissance de la raison », de Filippo MIGNINI(1999), tiré de SPINOZA
puissance et l’impuissance de la raison », coordonné par LAZZERI: p.53 et 54.
141 | P a g e
apporter une réponse définitive et satisfaisante depuis LA BOÉTIE, en passant par
les auteurs contemporains comme FOUCAULT, ALTHUSSER, BUTLER et pour
terminer le théoricien de la liberté : SPINOZA.
La question sv est soulevée chez LA BOÉTIE de manière brève dans le cadre d’un
exercice de dissertation ou de rhétorique. Le texte soulève plus de questions que
de réponses, plus de problèmes que de solutions. On pourrait accuser la jeunesse
de son auteur en arguant qu’il n’avait pas beaucoup de maturité pour un tel
projet. En effet, elle a un côté dévastateur en jetant le sujet au cœur de l’expérience
de l’extrême. D’où le sentiment d’impuissance et de défaitisme dont son sujet est
en proie, ce qui empêche à quiconque travaillant sur cette question de saisir la
portée radicale. Au lieu de chercher une réponse ou une compréhension à
l’énigme du sv on cherche plutôt à lui tordre le coup. Du coup cela entraine, une
attitude ambivalente chez certains commentateurs plutôt de chercher à
comprendre et de répondre à la question, ils veulent autant que faire se peut
disqualifier le texte en l’attribuant des étiquettes comme : le Pamphlet ou le
contr’Un. Il soulève une question qui exige une suspension du monde, celui du
quotidien, la mise à nu des voiles de l’illusion nous empêchant de voire la réalité
poignante de la servitude voire son caractère volontaire. Telle est l’expérience à
l’œuvre dans la question de LA BOÉTIE. Ainsi, le surgissement de celle-ci au
cœur des travaux des auteurs modernes (ROUSSEAU et LOCKE) est un exemple
assez significatif de son caractère énigmatique. Lorsqu’ils se sont tous attelés à
éclairer l’énigme que représente la liberté. ROUSSEAU s’exclama du fait que la
servitude soit la constante et la liberté l’exception. Tout semble se présenter pour
les sujets comme dans un rêve, leurs yeux sont voilés de l’illusion de la liberté. Il
leur faut une épochè pour leur réveiller de ce sommeil : l’homme est né libre
pourtant partout, il est dans les fers. Voilà, un cri de consternation, de révolte qui
retentit dans le Contrat social de Jean-Jacques ROUSSEAU. Chez le second la
situation se présente autrement, la liberté dans sa version radicale ne peut
supporter aucune représentation voire l’aliénation totale, ce qui rapproche la
142 | P a g e
liberté de l’anarchie. La liberté porte quelque chose qui la rapproche du chaos. Par
la peur du cahos les hommes semblent préférer à celui-ci la servitude qui n’est ce
qu’on pourrait appeler la représentation politique. La question survient à
plusieurs reprises chacun à sa façon a tenté d’aborder cette énigme. La sv. Pour
l’aborder la question de la méthode s’est posée : faut-il l’aborder de l’extérieur
(ALTHUSSER ou FOUCAULT), de l’intérieur (BUTLER).
143 | P a g e
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Autres sources de documentations
1. « http:///stl.recherche.univ-
lille3.fr/seminaires/philosophie/MACHEREY/MACHEREY20022003/MACHEREY0705203.htl »
2. Actes de colloque : « Hannah ARENDT l’humaine condition » sous la direction de Etienne
Tassin, Paris, Ed., 2001, L’Harmattan.
3. Dictionnaire de Rhétorique et de poétique par Michel AQUIEM et Georges MOLINIÉ, Paris, Ed.
Librairie générale française, 1996.