''L'énigme de la servitude volontaire''

146
UNIVERSITÉ PARIS 8 DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE MASTER SCIENCES HUMAINES ET CRITIQUE CONTEMPORAINE DE LA CULTURE (2006-2008) « L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE ? » PRÉSENTÉ PAR L’ÉTUDIANT Jean Waddimir GUSTINVIL (231368) MÉMOIRE SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR Georges NAVET

description

Le Contexte de ce travail travailc'est un travail de recherche réalisé dans le cadre d'un Master, Lettres\ philosophie, trinational, entre Canada, France et Haiti. Ce Master de recherche est mis en place dans le cadre d'une convention entre trois universités: une université canadienne, l'Université d'Etat d'Haiti, à travers l'Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince et l'Université de Paris8. Ce travail est réalisé sous la direction de Georges Navet. Il s'agit d'un essai de compréhension de l'énigme de la ''servitude volontaire'' de La boétieà partir de certains philosophes contemporains.Bien à vous,Jean Waddimir Gustinvil [email protected]

Transcript of ''L'énigme de la servitude volontaire''

Page 1: ''L'énigme de la servitude volontaire''

UNIVERSITÉ PARIS 8 DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

MASTER SCIENCES HUMAINES ET CRITIQUE

CONTEMPORAINE DE LA CULTURE

(2006-2008)

« L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE ? »

PRÉSENTÉ PAR L’ÉTUDIANT

Jean Waddimir GUSTINVIL

(231368)

MÉMOIRE SOUS LA DIRECTION

DU PROFESSEUR Georges NAVET

Page 2: ''L'énigme de la servitude volontaire''

2 | P a g e

Table des matières Table des matières ............................................................................................................... 2

Remerciements................................................................................................................... 4

Introduction........................................................................................................................... 7 CHAPITRE I .......................................................................................................................... 16

L’énigme de la question de La servitude volontaire (ou SV) dans le Discours 16

SECTION 1...................................................................................................................... 17 LA « tyrannie » : entre le « sujet-écartelé »ou l’expérience de la « désubjectivation » . 17

a) La scène d’Ulysse et Thersistès dans le récit d’ Homère : La crise de la

représentation 20 b) La servitude volontaire et la tyrannie dans les trames du Discours ............... 23

c) Le silence de Homère : Thersistès, la figure oubliée du Discours ......... 26

SECTION 2 : ................................................................................................................... 32 Le discours anthropologique de LA BOÉTIE du mal radical de la dé-formation de la

nature humaine ................................................................................................................. 32 A) L’énigme de la servitude volontaire ou L’expérience de l’extrême .................... 45 B) LA LOGIQUE LA BOÉTIENNE: L’UN ÉGAL SERVITUDE ......................................... 52

CHAPITRE II .................................................................................................................... 58 Le procès de la politique (de l’amitié): Entre LA BOÉTIE, ARISTOTE,

MONTAIGNE et DERRIDA ............................................................................................ 58 SECTION 1 ...................................................................................................................... 59

Le statut de l’ami dans le de LA BOÉTIE : L’amitié comme principal lien politique

dans la République, un rempart contre la tyrannie ......................................................... 59

SECTION 2 ....................................................................................................................... 75

Les figures potentielles de l’ami : l’Autre, le frère ou l’insoumis ............................... 75

CHAPITRE III ....................................................................................................................... 86

LES MODERNES (ROUSSEAU \ET LOCKE) FACE À L’ÉNIGME LA BOÉTIENNE. ............ 86 SECTION1....................................................................................................................... 87 La question de la sv chez ROUSSEAU et LOCKE ......................................................... 87

A) ROUSSEAU ou l’ambivalence de la liberté........................................................ 88 B) LOCKE ou le refus de la représentation : le procès de l’Un ................................. 90

SECTION2 ......................................................................................................................... 94

L’HÉRITAGE DE L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE CHEZ CERTAINS

PHILOSOPHES CONTEMPORAINS : FOUCAULT, ALTHUSSER ET BUTLER. ............ 94

Section3 ........................................................................................................................... 97

La représentation de l’énigme la boétienne dans les récits de la « désubjectivation » des contemporains ......................................................................................................... 97

a) Le versant externe ou le point de vue du pouvoir d’ALTHUSSER OU DE

FOUCAULT ................................................................................................................ 99 b) LE versant interne ou le point de vue de Judith BUTLER .................................... 113

CHAPITRE IV ................................................................................................................. 124 La question de la Servitude (Volontaire) dans l’œuvre de SPINOZA ........................ 124

SECTION1..................................................................................................................... 125 SPINOZA face à la l’énigme la boétienne : Le statut ambigu du désir ........................ 125

Page 3: ''L'énigme de la servitude volontaire''

3 | P a g e

SECTION 2 .................................................................................................................... 135 Le couple « liberté »\ « servitude » dans le spinozisme ................................................. 135

Conclusion ....................................................................................................................... 140

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 143

Œuvres principales ..................................................................................................... 143

Œuvres secondaires ................................................................................................ 143

Revues ....................................................................................................................... 145

Autres sources de documentations ...................................................................... 146

Page 4: ''L'énigme de la servitude volontaire''

4 | P a g e

Remerciements

Un grand merci à ma cousine Louisa DELBEAU et à sa fille Danielle DELBEAU qui a hébergé ma famille et moi, un tel acte de générosité m’a permis d’étudier et de réaliser ce travail de recherche en toute quiétude à l’abri de certains besoins…

Je tiens à remercier certaines personnes qui ont joué un rôle important, de près ou de loin,

dans la réalisation de ce travail de recherche. D’abord, je souhaite profiter de cette

occasion pour exprimer toute ma gratitude vis-à-vis de mon cousin Maxo PAUL et mon

ami Ronald AMICIAL pour leur support économique qui a été déterminant dans ma

formation universitaire, à un moment où ma sœur bien aimée Majorie VALENTIN, le

pilier de la famille, avait rendu l’âme. Ensuite, à un ami de la famille, le professeur

Fritzner FAUSTIN qui m’a permis de rentrer au Lycée Toussaint Louverture (LTL) afin de

pouvoir terminer mes études, je lui suis très reconnaissant. Et enfin, un grand merci à ma

mère Raymonde VALENTIN pour ses nombreux encouragements, ses soins et plus

précisément sa foi dans les études comme c’est le cas de beaucoup de femmes haïtiennes.

L’ombre de certaines personnes pèse lourd sur le parcours académique d’un élève, c’est le

cas des personnalités suivantes : mon enseignant de littérature en classe de seconde au

Lycée Toussaint Louverture, connu sous le nom affectif TI BAB, qui a su me donner goût

à la lecture et fait découvrir l’intérêt d’aller dans les textes littéraires. Ce professeur de

regretté mémoire est mort avant la fin de l’année académique, mais il a eu le temps de

nous montrer le chemin. Une autre personnalité eut à marquer mon passage au

secondaire, il s’agit d’un ami de la famille : Me. Daniel JEUDY ; il m’a initié à la rédaction

de dissertation et, en usant de rigueur et de patience, m´a guidé dans de nombreux

exercices qu’il a eu la bonté de corriger et de recorriger chaque fois qu’il en avait ressenti

la nécessité ou que j’en avais fait la demande. Me. Daniel JEUDY a eu la générosité et la

Page 5: ''L'énigme de la servitude volontaire''

5 | P a g e

grandeur d’âme de m’accueillir à plusieurs reprises à son collège Daniel JEUDY durant

les périodes de grève prolongée dans les écoles publiques. Un grand merci d’avoir été si

généreux à mon égard. Le travail ne pourrait pas se réaliser sans le support et les judicieux

conseils de certains amis comme Marc Donald FELIX, Odonel PIERRE LOUIS, Nixon

CALIXTE, Jean Claude NOEL, Eddy LUCIEN et Douchka PORCENA et plus précisément

de certains amis professeurs de l’École Normale Supérieure, plus précisément John

Pycard BYRRON, Darline ALEXIS, Vertus SAINT LOUIS, et Bérard CÉNATUS. Je veux

remercier la bibliothèque de l’ENS en la personne de la bibliothécaire : Mme Darline

ABRAHAM. Je ne saurais terminer ce travail sans remercier tous les professeurs haïtiens

et étrangers qui ont contribué à la mise en place de ce programme de MASTER et plus

précisément mon directeur de recherche M. Georges NAVET pour ses conseils judicieux et

ses nombreuses remarques pertinentes. Toute ma reconnaissance au professeur Bérard

CÉNATUS pour les nombreuses critiques dans les discussions que j’ai eues avec lui ; et de

m’avoir aidé à monter la bibliographie en l’actualisant constamment. La question de

l’ambivalence de la liberté m’a été inspirée par les travaux de Vertus Saint LOUIS. Pour

finir, un grand merci à Darline ALEXIS d’avoir accepté de me consacrer un peu de son

temps à relire le travail.

Page 6: ''L'énigme de la servitude volontaire''

6 | P a g e

Page 7: ''L'énigme de la servitude volontaire''

7 | P a g e

Introduction

« Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;

La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;

Le poison du pouvoir énervant le despote,

Et le peuple amoureux du fouet abrutissant *<.+ »

BAUDELAIRE,1 Les fleurs du mal,

Notre recherche sur la Servitude Volontaire, expression paradoxale à première vue,

nous permet de réfléchir sur un phénomène qui a traversé l’histoire de notre

peuple et de beaucoup d’autres dans leur quête permanente de liberté. Celui de la

servitude, mais la servitude volontaire. L’histoire nous montre que l’expérience de

la servitude ne semble jamais trop loin de celle de la liberté. L’abîme que soulève

la question de la liberté jette les sujets dans la crainte et la terreur, et à cela, ils

préfèrent la servitude. L’expérience de la quête de la liberté ne laisse jamais les

sujets sains et saufs. Tout se passe comme si la liberté était un esprit qui ne vient

jamais seul, dès que l’on l’interpelle, la terreur inspirée de sa silhouette nous

jetterait dans la crainte ? On dirait qu’une fois soulevée la question de la liberté

radicale, on voit le spectre de la servitude surgir, et la crainte du chaos poindre. Et

l’on revient aux anciennes amours ! Tel est l’objet de LA BOÉTIE : l’énigme de la

1 Les fleurs du mal, La Section voyage, Ed., Larousse, 1993

Page 8: ''L'énigme de la servitude volontaire''

8 | P a g e

servitude volontaire (SV). Ne faudrait-il pas questionner l’attitude des acteurs,

c'est-à-dire leur propre responsabilité dans la fabrication des tyrans et de la mise

en fonctionnement du système. Faut-il le mettre sur le compte de l’incapacité des

dirigeants à rester sur la voie de la liberté sans sombrer dans la dictature ou la

tyrannie ? Est-ce la liberté qui se révèle tellement ambivalente dans sa nature, de

surcroit incapable de se maintenir sans sombrer dans le chaos ? Ou du moins le

pouvoir qui a toujours partie liée à la domination et de par sa force de séduction

nous pousse ou nous amène à accepter la servitude comme un dilemme

insurmontable ?

L’Un semble doué d’une force attractive capable d’amener les hommes à le

préférer à leur propre liberté ; mais pourquoi n’ont-ils pas le courage de désirer la

liberté et de se battre pour la conquérir ! Comment expliquer cette attitude en

apparence « contradictoire » et « absurde » : l’amour de la servitude semble se

substituer au désir de liberté ? Comment entendre que le maître procède de

l’esclave ? Ou mieux, que la relation de maitre-esclave avant d’être celle de deux

termes réellement séparés soit intérieure au même sujet - mais peut-on dire sujet ?-

au même agent, mais peut-on dire agent ? Comment entendre que le sujet, l’agent

se dédouble, s’oppose à soi-même, s’institue en se supprimant ? (LEFORT, 2005 : p.

269-270) autrement dit, le tyran détient à la fois la « volonté » et le « pouvoir »

d’asservir sans toutefois devenir maître du vouloir, il l’est d’avoir occupé une

place déjà aménagée, une demande déjà formulée par ceux qu’il domine : le

peuple. Une telle attitude faut-il la mettre sur le compte de l’ambigüité des affects :

désir, ou de la liberté ? Quel est cet objet qu’est le désir d’asservissement ? De quoi

est-il constitué pour qu’il puisse tromper la vigilance de la raison des hommes?

Tout concourt à nous pousser à admettre que le désir de servitude est tel qu’aucun

ne puisse y échapper. Et si cela devrait se produire, ce serait au prix d’efforts

Page 9: ''L'énigme de la servitude volontaire''

9 | P a g e

colossaux sur soi. Un tel travail exige une Éthique qui semble échapper au commun

des mortels, néanmoins reste accessible à un petit groupe, les amis de la liberté : l’un

des Co-destinataires du Discours de LA BOÉTIE. Comment se fait-il que la raison,

dit-on, la chose du monde la mieux partagée, chantée si souvent par les chantres

de la modernité, se retrouve désarmée ou inefficace face à cette force attractive

qu’est l’Un ou ce Mal absolu ? Comment le renoncement à la liberté peut-il être

aussi durable ? La question s’impose à nous comme un spectre, et elle est toujours

en rébellion par rapport au discours officiel ou dominant de la démocratie. Tout

concourt à faire admettre qu’elle (la question de la servitude volontaire) ne peut

être soulevée sans provoquer un « ébranlement premier » ou une « intolérable

inquiétude » chez ses restaurateurs, jusqu’à susciter le besoin d’apaisement ou de

neutralisation par l’interprétation1. Marc RICHIR, l’auteur du Sublime en politique

nous a montré comment l’expérience révolutionnaire a jeté les révolutionnaires de

1789 au bord de l’abîme par la crainte du chaos. La question de la liberté radicale

tout comme celle de la servitude volontaire semble, une fois soulevée, nous amène

au cœur de l’expérience du sublime kantien. Au clair, en termes politiques, si on

suit cette intuition libertaire sans tentative de neutralisation, comme l’a montré

NEGRI la politique du refus en lui-même, comme le préconise LA BOÉTIE, ne

conduirait-elle pas à une sorte de « suicide social »2 si l’on ne pense pas à une

alternative ? La démarche de LA BOÉTIE pourrait s’inscrire dans le cadre d’une

bataille pour l’intégration des différents groupes où les conditions d’un dialogue

pourrait en fin se réunir et de ce fait des libertés politiques seraient garanties. Une

dimension qui semble échapper à l’analyse de NEGRI, car la perspicacité de

l’intuition critique la boétienne, c'est-à-dire la radicalité de la question soulevée,

1 In, Le DSV, texte de présentation de Miguel ABENSOUR et de Marcel GAUCHET, Ed., petite bibliothèque

Payot, 2002, p.9. 2 Cette expression est utilisée pour caractériser ce qui risque d’arriver si on s’accroche exclusivement à la

démarche de LA BOÉTIE : la quelle est « une politique du refus ». NEGRI, Empire, 2000 : p.255.

Page 10: ''L'énigme de la servitude volontaire''

10 | P a g e

permet de saisir les enjeux de tout le processus de subjectivation. La SV, telle

qu’elle se trouve articulée dans le texte de LA BOÉTIE met en scène : l’énigme

politique portée à son plus haut point de fascination : pourquoi y a-t-il de la

servitude plutôt que de l’amitié, pourquoi, si on la reformule dans les termes de

Pierre CLASTRES, comme l’a si bien fait ABENSOUR, existe-t-il des sociétés à État

plutôt que des sociétés contre l’État ? Une question qui ne cesse de se dérober à la

postérité et en déployant perpétuellement en alerte. L’esprit du texte de LA

BOÉTIE comme celui de MARX, plus précisément celui du manuscrit de 1843, ne

cesse de resurgir à chaque instant dans l’histoire de la pensée contemporaine où la

fausseté des discours dominants sur la liberté, la politique et la démocratie est

mise à nu. L’une des figures de proue de la résurgence de cette critique radicale,

qui pousse aussi loin l’intuition libertaire critique de LA BOÉTIE, est Jacques

RANCIÈRE1. En ce sens SPINOZA n’est pas le dernier par lequel a resurgi ce

paradoxe, toutefois, il est l’un des rares de son époque à avoir tenté, sans

subterfuge, sans vouloir le noyer dans l’eau de l’interprétation, d’esquisser une

réponse adéquate à celle-ci (cette question de la servitude) : y parvient-il ?

1 L’auteur de la Mésentente a su préserver l’intuition critique de MARX quant à l’être et la disposition anti-

étatique de la démocratie lorsqu’il établit une nette différence entre « politique » et « police », en appelant à

distinguer ces deux logiques de l’être-ensemble humain. La seconde relève de l’ordre « normal », cet ordre

dont la fonction principale consiste à distribuer des places et des rôles. Les verbes utilisés par les instigateurs

de la police sont : diviser, à hiérarchiser, à ordonner. De simples contingences se trouvent hissées au rang de

principe catégorique : chacun à sa place ! ou tu dois rester à ta place. Ainsi, la police tend à faire apparaitre les

inégalités comme allant de soi et relevant de l’ordre naturel des choses. La « politique », la première, au

contraire est une exception aux principes selon lesquels s’opère l’organisation sociale la police. C’est l’axiome

qui vient démontrer la fausseté du principe catégorique de la logique policière. Une logique qui substantialise

les inégalités sociales et dénie l’axiome égalitaire qui sous-tend le vivre-ensemble. Selon le paradoxe de

RANCIÈRE, la « logique inégalitaire » n’est possible que sur la base de la « logique égalitaire ». L’inégalité ne

peut exister qu’en supposant l’égalité déniée. Cette combinaison des deux logiques se fait sur la base d’une

tension : la logique du tort. Si l’on suit le mouvement du texte de RANCIÈRE tout ceci n’est loin de celui de

LA BOÉTIE. Il montre qu’à la base de toute autorité politique se trouve une extorsion, un vice originaire qui

empêche qu’une autorité, quel que soit sa nature, puisse légitimer. La logique qui veut qu’il y a ceux qui sont

faits pour être des gouvernants et ceux qui sont nés pour être gouvernés est mis à mal et dénoncés par le

Discours de la servitude volontaire. L’expression autorité légitime n’est qu’un abus de langage puisque tout

pouvoir est toujours extorqué. Ce « vice » RANCIÈRE pourrait l’appeler « tort » ou « mésentente ».

Page 11: ''L'énigme de la servitude volontaire''

11 | P a g e

ROUSSEAU n’est pas en reste, c’est ce que révèlent les analyses pénétrantes1 de

BACHOFEN. Les paradoxes soulevés par LA BOÉTIE peuvent être résumés à

travers les formules suivantes : d’une part, la liberté bien que reconnue naturelle à

tous les hommes n’est accessible qu’à un petit groupe qui en jouit pleinement ;

d’autre part, le mouvement du texte sous-tend toute Obéissance égale Soumission.

Ainsi, toutes choses égales ailleurs, la relation de pouvoir court constamment le

risque de se transformer en tyrannie dans laquelle les liens sont « dénaturés » en

avarice et produisent de la servitude. Comment instituer des liens politiques au

bénéfice du bien commun contre toute tentation de « corruption » de nature

humaine: asservissement politique ou domination de l’Un ? Tout semble confirmer

l’hypothèse que l’avarice détisserait les liens politiques. En effet, « elle (l’Avarice)

[aurait] produit de la servitude »2.

C’est ce que fait ressortir LA BOÉTIE :

« Ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils ne pouvaient rien gagner qui fût à

eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun

pouvait avoir rien de propre sous un tyran. Ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne

souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisse

rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa

cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoid ;

qu’il n’aime que les richesses, et ne défait que les riches,- ils se viennent présenter comme

devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits, et lui en faire envie3 »

Tristan DARGON déduit trois thèses principales du Discours sur la question de la

« propriété » dans la tyrannie. La première thèse consiste à identifier un paradoxe.

1 « La réflexion anthropologique de ROUSSEAU témoigne également de la résonnance des analyses de LA

BOÉTIE dans sa réflexion politique. Comme LA BOÉTIE ROUSSEAU s’emploie à souligner, derrière

l’apparence trompeuse d’une nécessité objective de la servitude ou d’une disposition à l’asservissement, le

contraste entre ce que sont les hommes réduits à l’esclavage et ce que devraient et pourraient être ces hommes

s’ils réalisaient tout ce que leur essence leur permet d’être. La dénonciation du scandale de la servitude prend

en réalité, chez lui comme chez LA BOÉTIE, la forme d’une double démonstration, à première vue

paradoxale : elle exhibe d’une part le fait, plus universel et plus familier qu’on le croit plus habituel, de la

servitude ; elle met d’autre part en évidence que ce fait tout universel qu’il soit n’en est pas moins anormal,

qu’il n’est ni fatal ni irréversible, mais contingent » (Blaise BACHOFEN, 2002 : p.229). 2 C’est ce que démontre avec perspicacité TRISTAN DAGRON dans l’article : « l’Amitié, Avarice et Liens

politiques chez LA BOÉTIE », in Le Discours de la Servitude Volontaire, Ed., Vrin 2002, p.68 et 69. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.49. Ed., Vrin.

Page 12: ''L'énigme de la servitude volontaire''

12 | P a g e

D’un coté, LA BOÉTIE affirme « tout est à un », rien n’est commun ; et de l’autre,

« il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à

un »1, on peut alors douter qu’on ait affaire à une « république » proprement dite.

La seconde thèse consiste à montrer comment la domination de l’extérieure se

transforme en une « aliénation radicale » qui affecte « l’être même » de l’individu.

Et finalement, l’idée que ce sont les « richesses » ou les biens qui entretiennent la

tyrannie. Ce qui amène l’auteur à la déduction suivante: C’est l’avarice qui

asservit les sujets.2 L’analyse de l’auteur permet de faire ressortir la corrélation

entre le « désir de la richesse » et le « désir de la servitude » dans Le Discours. Le

premier semble engendrer le second. Toutefois, LA BOÉTIE une nouvelle fois, ne

donne pas beaucoup d’explications sur le processus de détissage des liens

politiques par l’Un et l’avarice des sujets. Les faits semblent parler une fois de plus

de par eux-mêmes : « Qu’on discoure toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles

de notre souvenance, et on verra tout à plein »3. Il semble qu’il n’y a pas de doute :

l’ « avarice » et la « cupidité » sont à la base de l’assujettissement des hommes par

l’Un! La richesse serait placée à la tête de hiérarchie des biens d’où l’origine de la

servitude volontaire : la « corruption » originelle de la nature humaine. Aucun

n’est à l’abri contre ce processus de dénaturation. L’ambigüité volontaire

entretenue autour du terme « tyran », comme le souligne Nadia GONTARBERT,

tout au long du texte, en renvoyant tour à tour au « roi » ou à « tout autre système

de gouvernement »4, ne conduit qu’à affaiblir la frontière établie par les classiques

entre pouvoir et tyrannie. D’ailleurs, LA BOÉTIE déplace immédiatement la

question: l’interrogation porte désormais sur la définition de la « république »,

1 LA BOÉTIE (2002) : p.26. 2 In, Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE, « Amitié, Avarice et lien social chez LA BOÉTIE »,

Tristan DAGRON, Ed., Vrin, 2002, p.69. 3 LA BOÉTIE (2002) :p.49. 4 A ce sujet l’analyse de Nadia GONTARBERT (1993) est éclairante. Voir le chapitre concernant la servitude

volontaire, texte politique, p.178-179.

Page 13: ''L'énigme de la servitude volontaire''

13 | P a g e

c’est-à-dire de la « communauté », sur sa nature même, plus que sous ses formes

possibles1. En effet, dans une telle perspective, toute comparaison traditionnelle

entre les différentes formes de gouvernement se révèle superflue. Une telle

démarche témoigne d’une certaine volonté de finir avec la bipartition des

pouvoirs: ceux dits de la liberté - au service de la communauté, découlent du

« dedans » et ceux de la tyrannie, lesquels sortent du lien communautaire,

constituent le dehors du pouvoir par ricochet de la politique. Si l’on suit la réflexion

de l’auteur, doit-on conclure que la liberté se révèle antithétique à toute forme de

pouvoir ou de soumission ? Doit-on penser que le schème de l’exercice de pouvoir

et de la soumission soit inconciliable à l’obéissance ? L’acceptation de

l’institutionnalisation du pouvoir politique, quelle que soit sa forme, serait-elle

l’expression ipso facto d’un désir de servitude ou d’un processus d’asservissement ?

Notre travail cherche à comprendre l’expérience qu’est la Servitude Volontaire

désignée sous le sigle : sv. Comment comprendre que la servitude vient de la

demande du sujet ? En effet, nous voulons analyser l’expérience de l’épochè à

l’œuvre dans la liberté comme l’a démontré LA BOÉTIE, dans son Discours sur la

Servitude Volontaire (désormais désigné sous le nom de DSV ). Nous comptons

partir de cette énigme qu’est la sv afin d’essayer de montrer que celle-ci n’est pas

réductible à LA BOÉTIE, cette énigme est à l’œuvre aussi bien chez les modernes

que chez les contemporains. Ainsi, nous optons de partir d’un certain

étonnement (thaumazein) : A quoi est due cette volonté chez les peuples à accepter

leur servitude comme si c’était leur plus grand bien? Et la servitude pourquoi

tend-t-elle à se présenter pour la règle non comme l’exception ? Pour mener ce

travail, nous ne comptons questionner le couple : liberté\servitude, en partant de

l’énigme la boétienne comme fil conducteur. En effet, certains auteurs seront

1 DAGRON, 2002 :p.67.

Page 14: ''L'énigme de la servitude volontaire''

14 | P a g e

interpellés : ROUSSEAU, LOCKE, ALTHUSSER, FOULCAULT, BUTLER ET

SPINOZA. Nous allons chercher chez ces derniers des réponses au couple : liberté-

servitude. Nous essayerons de voir comment cette question (de la sv) se trouve

posée chez les modernes et contemporains et les différentes tentatives de

résolutions proposées par ces derniers. Et pour finir, nous vérifierons s’il possible

de répondre à cette question avec SPINOZA, le philosophe de la liberté. Ce

penseur du futur, pour utiliser l’expression de NEGRI, peut-il nous permettre de

répondre à la question la boétienne. L’auteur du DSV est l’un des premiers qui a

eu l’intuition du statut paradoxal du désir d’asservissement chez le sujet, ce « désir

d’asservissement »1 qui travaille le peuple. Or, ce cri retentit chez SPINOZA dès le

début du TTP. Une question qui est peu familière, car elle déborde le cadre de son

siècle, d’où sa résonnance dans la philosophie contemporaine ; en effet, elle ne

peut être que « trans-historique»2. Donc, elle réclame une démarche capable d’en

tenir.

Les objectifs de ce travail sont de:

1. Montrer la question la boétienne dans le, son caractère énigmatique et les

différentes pistes de solutions proposées par les Discours (Chapitre I et II)

2. Montrer la persistance de cette énigme chez certains modernes comme John

LOCKE et Jean-Jacques ROUSSEAU, et contemporains : Michel

FOUCAULT, Louis ALTHUSSER ET Judith BUTLER (Chapitre III).

3. Dégager une éventuelle réponse à l’énigme la boétienne à partir de

SPINOZA (chapitre IV).

1 Dans la perspective spinoziste, la servitude est un objet paradoxal en ce qu’elle enveloppe dans sa négative,

quelque chose qui est naturellement désiré (Laurent BOVE, La stratégie du conatus, affirmation et résistance chez

SPINOZA, Paris, Ed. Vrin, p. 180) (Cette idée sera développée plus tard). 2 Pierre CLASTRES, 2002 : p. 247.

Page 15: ''L'énigme de la servitude volontaire''

15 | P a g e

Page 16: ''L'énigme de la servitude volontaire''

16 | P a g e

CHAPITRE I

L’énigme de la question de La servitude

volontaire (ou SV) dans le Discours

Page 17: ''L'énigme de la servitude volontaire''

17 | P a g e

SECTION 1

LA « tyrannie » : entre le « sujet-écartelé »ou l’expérience de la « désubjectivation »

« Se révolter contre l’influence de la société exige se

révolter du moins contre soi-même ; c’est en cela

qu’il est le moment le plus difficile de la liberté. »

Edouardo COLOMBO

« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ! »

LA BOÉTIE, La servitude volontaire

Le DSV s’ouvre sur une citation d’Ulysse qui magnifie le « pouvoir », la

« naissance » et la « ruse » des rois, autrement dit le pouvoir de l’Un contre la

« multitude des maitres ». Le mal, aux yeux d’Ulysse, si on suit in texto le texte,

semble provenir de « la multitude des maitres ».

Selon une parole mis par Homère dans la bouche d’Ulysse :

« D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y vois ;

Qu’un sans plus soit le maitre, et qu’un seul soit le roi. »

En dehors de son contexte d’interlocution, cette citation risque de ne rien nous dire

sur la scène dont elle est tirée. En effet, elle se trouve mobilisée par LA BOÉTIE à

d’autres fins dont l’une est la didactique. Elle est utilisée pour ce qu’elle porte

comme message : l’un est meilleur que le multiple. Comment Ulysse est-il amené à de

telle affirmation ? Que tente t-il de signifier comme message ? Et comment ce

message se trouve t-il contourné par LA BOÉTIE dans le trame du Discours ? Et

Page 18: ''L'énigme de la servitude volontaire''

18 | P a g e

plus précisément lorsqu’ un message de ce genre sort ainsi de la bouche d’un

personnage de la trempe d’Ulysse : qu’est-ce qu’il porte comme vérité

radicale pour la suite du texte ? Quelle est sa vocation dans l’ensemble du texte ?

Sa mise en exergue ne fait-elle pas partie du décor du texte ? Que vient faire Ulysse

ici dans le Discours et pourquoi celui-ci, non un autre personnage ? D’entrée de jeu

doit-on reconnaitre que LA BOÉTIE mobilise ce personnage contre lui-même.

Cette figure est porteuse d’une longue tradition. En effet, elle est loin de jouer le

rôle d’argument d’autorité. S’il est mobilisé, il ne sert que de tremplin à

l’aboutissement d’un autre projet plus précieux que la suite du texte et la tradition

nous révèleront. Autrement dit l’invocation d’Ulysse va lui permettre d’analyser le

régime ou le schème d’une pensée ou des types psycho-sociaux : celui de l’Un.

Ulysse est le nom d’un territoire, d’un milieu historique sans être confondu avec

cet espace. Autrement dit, il est le « symptôme pathologique » de ce que

DELLEUZE aurait appelé « les événements de la pensée »1. Un tel schème semble bien

ancré dans une tradition remontant jusqu’à HOMÈRE. Il s’agit pour l’auteur de

faire le procès de tout un système où la suprématie de l’Un reste dominante. La

démarche la boétienne s’inscrit en marge de cette tradition qui tend à présenter les

figures héroïques comme des modèles sans questionner certains schèmes de

pensée. Ulysse est le corrélat de la s v que LA BOÉTIE aura beaucoup de mal à

nommer plus bas. On dirait sous le nom d’Ulysse cache : l’ « Un ». Le fait par

l’auteur du Discours de faire parler Ulysse et, dans la même instance discursive,

une voix discordante fait écho à son message, c'est-à-dire pour le contredire. Pour

nous, cette voix est l’expression d’une certaine rupture. Il s’inscrit déjà en faux

contre la dite tradition de laquelle se réclame Ulysse. Les deux personnages dans

la scène d’interlocution représentent chacun à leur façon un topos, un lieu, ou une

1 DELLEUZE, Gilles et F.GUATTARI (1991) : Qu’est ce-que la philosophie ? Paris, Ed., Minuit, p.68.

Page 19: ''L'énigme de la servitude volontaire''

19 | P a g e

tradition. Ulysse, la pensée sympathique : celle de la tradition ; et Thersistès, le

personnage antipathique qui n’est pas nommé, lequel représente : le multiple. Le

Discours penche du côté du second. Que reproche t-il finalement à ce système ou

cette pensée séductrice qu’est la pensée de l’Un ? Le réquisitoire qu’est le DSV

reproche à cette tradition sa tendance à penser et à réduire le pouvoir politique à la

figure exclusive de l’Un. Comment procède ce réquisitoire? Il situe, d’une part, le

discours d’Ulysse dans son contexte en se demandant comment il est amené à

s’approprier d’un tel discours. S’il le fait ainsi, quelles seraient les raisons? Ensuite,

l’auteur nous demande d’« excuser Ulysse » d’un tel discours. Il ne peut être tenu

pour responsable, donc ne peut répondre d’un tel discours. Autrement dit ce

personnage semble être écho de quelque chose qui est au-dessus de lui. Il faut

rendre responsable le « contexte ». En fait cette excuse de LA BOÉTIE n’est qu’une

stratégie rhétorique, ce qu’il donne à Ulysse dans une main, il le reprend dans

l’autre. En ce sens, celui-ci est plus qu’un simple personnage.

Pour bien saisir le nerf argumentaire de LA BOÉTIE, il faudrait restituer la scène :

d’Ulysse et Thersistès. Les circonstances – ou le contexte - de l’émergence de cette

interaction peut nous éclairer. Nous ne sommes pas dupes, car nous savons déjà

avec DERRIDA que le contexte n’échappe pas non plus à la toile de la narration ou

de la mise en discours, il est toujours le résultat d’une construction du sujet

narrant. La réaction de Thersistès remet en question la légitimité des rois à

délibérer sur la chose de la cité. Il s’agit d’une crise la représentation politique.

Page 20: ''L'énigme de la servitude volontaire''

20 | P a g e

a) La scène d’Ulysse et Thersistès dans le récit d’ Homère : La

crise de la représentation

Ulysse est ce qu’on pourrait appeler un « personnage conceptuel » 1 . Ce type

personnage symbolise toujours un espace, un topos, le lieu d’une pensée, lequel

tente de se frayer une voie nouvelle. Le « je », de ce type de personnage, en tant

qu’embrayeur de l’énonciation philosophique, tient lieu de la troisième personne.

Ce jeu porte la voix de l’autre : le destinataire. C’est un véritable dialogisme : Je dis

« je » toujours avec un autre. Le personnage conceptuel ainsi est lieu de

manifestation de ce que DELLEUZE appelle « le mouvement » ou l’innovation.

C’est ce qui fait que le « je » du personnage est « toujours une troisième

personne2 ». L’énonciation philosophique donc n’est pas différente de l’acte parole

de la vie courante. « Tout acte de parole dans la vie courante renvoie à des types

psycho-sociaux qui témoignent en fait d’une troisième personne sous-jacente »3.

C’est ce qui fait à travers le « je » se cache tout un ensemble de schème de pensée.

Le personnage conceptuel subsume en lui-même tout un ensemble de catégories ou

de schèmes de pensée que le Discours se veut pour cible. Tel est le moteur caché de

l’argumentation de LA BOÉTIE. La figure (d’Ulysse) est généralement représentée

par certaines traditions comme un modèle à suivre, connue pour sa « ruse » et son

« intelligence ». Il est le héros bien aimé des dieux. À la rigueur, il est surtout

connu dans l’Iliade pour un roi sage, lequel sait maintenir l’équilibre des extrêmes.

Cette réputation s’est construite à travers plus précisément la querelle opposant

Agamemnon et le divin Achille dont la victoire des Achéens sur les Troyens

1 Le « personnage conceptuel » nous dit DELLEUZE, « n’est pas le représentant du philosophe, c’est même

l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les

autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets des sa philosophie », In DELLEUZE (1991) :p.62. 2 Ibid. : p. 63. 3 Ibid. : p.63.

Page 21: ''L'énigme de la servitude volontaire''

21 | P a g e

dépendra de sa résolution. Il maitrise l’art de la parole et sait trouver les mots

justes dans des situations exceptionnelles. Il a su convaincre Achille de calmer sa

colère et de revenir à la guerre. Cette image est susceptible d’être contre balancée

par une autre: celui d’un personnage de la démesure. Plus précisément dans

l’Odyssée lorsqu’il s’est fait lier pour pouvoir écouter la musique des sirènes. En

dépit de cette petite note discordante, la figure d’Ulysse reste liée à l’image de cet

homme prudent ou le sage de l’antiquité. Celle-ci (cette image de l’homme

prudent) s’est imposée contre celle l’homme de la démesure – de l’excès – ou de

l’hubris. LA BOÉTIE connait très bien la pesanteur de cette tradition d’où l’une des

raisons peut-être de l’emploi qu’il en fait. Comment Ulysse mobilise cette

tradition : la figure de l’Un, pour mater la rébellion des soldats, dans sa joute

oratoire l’opposant à Thersistès ? Dans une joute oratoire dont – la véracité des

propos tenus par les inter-actants de cette scène semble se révéler moins

importante – l’objectif consiste à remonter le moral des troupes. Le discours de

chaque personnage est mesuré en fonction de son poids social suivant une certaine

logique des jeux de pouvoir. La question que pose implicitement LA BOÉTIE à

Ulysse et celle-ci sera centrale dans tout l’argumentaire du Discours, est de savoir

si l’ « Un » est réellement supérieur au pouvoir de la « multitude de maitres ».

Dans quelle mesure l’inverse est beaucoup plus vraisemblable que celui-ci ?

Autrement dit, est-ce que « l’Un » ne doit pas être tenu pour le « mal absolu » ou

source de malheur des hommes contrairement à l’apparence? Cette question

constitue le fil conducteur du Discours où toute l’argumentation s’évertuera à

prendre le contre-pied du « discours d’Ulysse », ce lieu commun. Pour commencer

l’auteur épargne à Ulysse la critique dévastatrice qu’il va faire à cette pensée

politique en lui accordant le bénéfice du doute : il explique cela par le « contexte ».

Autrement dit Ulysse ne l’aurait pas dit, n’était-ce pas dans un contexte si

Page 22: ''L'énigme de la servitude volontaire''

22 | P a g e

particulier. Il s’agit là d’une stratégie argumentative utilisée par l’auteur, ceci

semble vraiment loin de renforcer cette figure emblématique dans sa tradition.

N’empêche, il est possible de souligner quelques éléments forts marquant du

propos d’Ulysse. D’une part, il est nommément cité par LA BOÉTIE mais non son

destinataire : Thersistès. Or, tout son discours se veut une réplique. Ne faudrait-il

questionner un tel silence vu la place majestueuse qu’occupe la citation de son

adversaire dans le Discours ? A priori, les partisans d’une telle tradition pourraient

rétorquer qu’un tel silence répond à une exigence méthodologique, de ce fait

seulement la citation intéresse LA BOÉTIE, et de surcroit pourquoi mentionner

l’Autre (personnage) ? Réponse pertinente mais non suffisante pour évacuer le

doute planant sur les visées réelles d’un tel silence dans la logique du Discours.

Véritablement, si oui, l’auteur voulait réellement laver Ulysse de tout soupçon,

pourquoi entreprendre deux mouvements si contradictoires dans le fil du

Discours. Il donne à Ulysse quelque chose d’une main et qu’il récupèrera de

l’autre. N’est-ce pas l’œuvre d’un véritable maitre rhéteur habile ! En

reconnaissant et valorisant l’image d’un Ulysse prudent et sage, d’une part ; le

rejet de cette tradition dont Ulysse s’est fait le porte-parole d’autre part. Et dans le

cadre de ce jeu de rhétorique qu’il faut dégager toute la ligne de mire: la figure de

l’Un. Malgré l’effort de l’auteur, le Discours nous laisse sur notre soif tant par sa

brièveté que par sa puissance théorique : il soulève plus de questions qu’il tente

d’apporter de réponses. Et les affirmations ou les prétendues réponses elliptiques

de ce petit texte très condensé sont autant problématiques que les questions

soulevées. L’un des points non éclairci par le Discours est celui de savoir: s’il faut

mettre dans le même panier toutes les formes de pouvoir qui s’apparentent à

l’Un ? L’autre problème soulevé par le Discours est de savoir si la tyrannie est le

Page 23: ''L'énigme de la servitude volontaire''

23 | P a g e

nom d’un certains types de pouvoirs ou du moins l’autre nom de toute

détérioration de la politique.

b) La servitude volontaire et la tyrannie dans les trames du Discours

La tyrannie reçoit chez LA BOÉTIE différentes définitions : D’une part, elle est

définie comme un pouvoir dans lequel rien n’est « public » où tout est à « Un ». La

servitude à bien l’entendre détruit l’espace public – ou l’espace commun - puisque

tout relève de l’intérêt particulier du tyran. Il (l’espace public) est confisqué par la

figure dominatrice de l’Un. L’unité entre les différents membres de cet espace est

réalisé par le souverain, il tient ainsi lieu de loi autrement dit celle-ci ne devient

que le caprice du tyran mais non le résultat de la volonté générale. Il ne peut y

avoir de politique dans un tel contexte, vu que rien n’est commun et tout est à Un.

Autrement dit, il n’existe pas d’espace politique. Comme le définit Hannah

ARENDT, l’ « espace politique », c’est l’espace de l’ « apparence » ou de la

« visibilité », et de l’agir en commun; or dans la tyrannie, il est presqu’interdit

d’agir en commun, dans ce cas, il est ainsi impossible de penser la « politique » ou

l’ « agir politique ». Les liens politiques sont pervertis. Un seul jouit de la

publicité : le tyran ! D’autre part, la tyrannie est assimilée à un pouvoir où un

« nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir, non pas être gouvernés,

mais tyrannisés »1. L’ « obéissance » ne semble pas tout à fait étiquetée de mauvais

chez l’auteur, car LA BOÉTIE reconnait qu’on peut servir l’État ou la République

1 DSV, d’après la version De Mesmes, Ed., Paris, Vrin, 2002, p. 27.

Page 24: ''L'énigme de la servitude volontaire''

24 | P a g e

comme les spartiates qui sont allés se sacrifier auprès de Xerxès pour sauvegarder

la liberté à Sparte. Et finalement, la tyrannie est le désengagement du peuple dans

le combat pour la liberté, elle est en ce sens un produit du peuple ou le résultat

d’un mauvais désir.

C’est :

« les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, presqu’en cessant de

servir, ils seraient quittes, c’est le peuple qui « s’asservit », qui se coupe la gorge1 ».

Le mal est enfin nommé à la dernière définition : la SV. Elle est la détérioration des

liens politiques au point que la politique se trouve transformée en une véritable

tragédie comme le disait Malraux2. Qui aurait crû que la politique qui devait être le

lieu de la réalisation du bien suprême puisse devenir le cauchemardesque humain.

En ce sens La tyrannie n’est pas un régime politique aux yeux de LA BOÉTIE, elle

n’est pas un type de pouvoir. Elle est la face cachée de tout pouvoir politique,

lequel est constamment en proie à la tyrannie.

D’où le doute de LA BOÉTIE :

« Ainsi, pour en dire la vérité, je n’y vois point qu’il y en entre eux quelque différence ; mais de

choix, je n’y vois point Et étant le moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de

régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris les taureaux à dompter, ainsi les

traitent-ils »3.

Pourquoi LA BOÉTIE persiste t-il à voir dans la monarchie, la timocratie, la

démocratie etc., une même réalité alors que la différence entre ces régimes est

traditionnellement marquée. Tous s’entendent au moins sur un point si on suit la

tonalité du texte de LA BOÉTIE : la servitude ! À bien entendre LA BOÉTIE la

« politique » est porteuse d’une « énigme » que les différents régimes politiques

seraient incapables de traiter ou de résoudre : l’exercice de tout pouvoir serait

porteur de servitude. Le pouvoir politique est de nature asservissante. Il n’ya pas

d’un côté un pouvoir asservissant et de l’autre un pouvoir libérateur. Tout pouvoir

1 Ibid.: p. 28. 2 Cité par Alain Badiou (2005) : p.20. 3 DSV, (2002), Ed., Vrin, p.34.

Page 25: ''L'énigme de la servitude volontaire''

25 | P a g e

est potentiellement asservissant, il y va de la vigilance du peuple. Tel est le

soupçon que suscite le refus de toute catégorisation de LA BOÉTIE. Même s’il ne le

formule explicitement, mais tout concour à l’admettre puisque la servitude du

pouvoir n’est pas un excédent mais toujours consensuelle. La critique se radicalise

lorsque LA BOÉTIE fait témoigner le peuple – comme l’un des premiers s’étant

confectionné un tyran, il prend à témoin de ce désir malsain, car dit DERRIDA

citant Blanchot nul ne peut témoigner à la place du témoin. L’exemple d’Israël en

dit beaucoup sur le caractère ambivalent du pouvoir politique. Tous les maux

d’Israël semblent provenir du choix honteux et « inhumain1 » du peuple Israël de

se doter d’un roi : l’avènement de Saül, le premier roi d’Israël est source de tous les

maux de celui-ci. Ce choix illustre la volonté du peuple de se doter d’un tyran

quand aucune nécessité ne se fait sentir. Face à une situation recherchée, l’auteur

ne peut que se réjouir. Le Discours pointe une question cruciale du doigt : un

peuple peut-il rechercher sa servitude voire vouloir? Peut-on vouloir du mal ? Une

question est occultée par la tradition métaphysique occidentale. Elle est mise sous

la catégorie de l’impensable. Comment est-il possible de vouloir le mal quelque

chose que l’on dénie l’existence? En effet, Il s’agit de l’un des principaux drames

du vingtième siècle. Celui-ci est considéré comme celui de l’horreur et du mal.

Comment rendre compte du mal qui n’a pas de réalité ? D’où cette volonté

marquée de ne pas le penser2.

Cette « exclamation » traduit chez LA BOÉTIE une certaine volonté de rompre

avec cette tradition métaphysique. Une tradition qui refuse de reconnaitre

l’existence de cette volonté qu’on dirait négative : la volonté de ne pas vouloir. Cet

effort traduit ainsi une tentative de penser ce qu’on pourrait appeler l’impolitique.

C'est-à-dire la transformation des liens de la cité en des liens de servitude. Qu’est-

1 Op. cit. : p. 34. 2 Alain BADIOU (2005) : p. 14.

Page 26: ''L'énigme de la servitude volontaire''

26 | P a g e

ce qui peut bien amener à cette dé-naturation des liens du politique ? Qu’est-ce qui

peut bien amener les hommes à préférer la servitude à leur liberté ? Le DSV est

donc cet effort de penser « l’impensable » ou l’ « intraitable1 ». Autrement dit LA

BOÉTIE est un penseur du totalitarisme avant la lettre dans le sens qu’ARENDT

donne à ce mot. L’originalité de LA BOÉTIE tient au fait que la question politique

ne se trouve pas formulée dans sa forme traditionnelle. C'est-à-dire la comparaison

traditionnelle des régimes politiques pour en déduire le meilleur régime. Pourquoi

cette question se trouve écartée par LA BOÉTIE ? À quelle économie répond une

telle démarche ? En ce sens l’attitude de Thersistès dans l’Iliade vis-à-vis des rois

est un indicateur non négligeable pour comprendre le refus de LA BOÉTIE de

distinguer les différents régimes comme le souhaite la tradition. Et pourtant, cette

figure se trouve traitée en parent pauvre dans le Discours. Quelle est la fonction de

ce silence ?

c) Le silence de Homère : Thersistès, la figure oubliée du Discours

Thersistès tout comme Ulysse est un personnage conceptuel. Si Ulysse marque la

« territorialisation » d’une pensée. Celui de Thersistès manifeste la

« déterritorialisation » ou la « reterritorialisation » absolue de la pensée. Les

1 Un effort qu’on n’a pas retrouvé au cours du vingtième siècle pour penser le nazisme. On a toujours refusé

au nazisme la dignité d’une pensée. Une telle attitude n’est pas sans enjeu. En effet ce procédé ne fait que

l’innocenter : cette pensée. (Alain BADIOU, 2007, Le siècle, Ed. Seuil, p.14) Comment ne pas penser le régime

ou la politique qui a occasionné l’horreur ou l’intolérable du XX e, comment une politique peut- elle donner

lieu à cette terreur ? Comment une pensée – comme celle du nazisme - peut – elle prendre pour cible une

frange de la population blanche ? Si pendant longtemps cette pensée était à l’œuvre ou se matérialisait sous

les populations africaines, cela n’a jamais attiré l’attention voire un véritable problème pour les biens pensants

d’un certain occident. Il devient problème jusqu’au jour qu’Hitler s’est appliqué cette pensée à la population

blanche.

Page 27: ''L'énigme de la servitude volontaire''

27 | P a g e

personnages semblent marqués deux mouvements de pensée contradictoires : la

logique que nous appelons le nom et celle du nombre. Ces deux logiques se

manifestent à travers l’interaction des deux personnages. Ce personnage

antipathique constitue une voix discordante au sein de la symphonie qu’est la

tradition de l’un. Revenons au contexte dans lequel a eu lieu cette joute oratoire

entre les deux protagonistes : Ulysse et Thersistès. Ce discours se tient dans un

contexte assez particulier qu’est celui de la guerre. Et LA BOÉTIE le mentionne à

juste titre :

« Il en faudrait d’aventure excuser Ulysse auquel possible lors était besoin d’user

de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée » (LA BOÉTIE (2002) : P. 25.)

Cette guerre mettant en présence toute une coalition des cités grecques sous le

commandement de l’éminent roi Agamemnon contre une autre île grecque

ennemie : Troie. Les soldats sont fatigués après avoir passé plus de huit années

sans pouvoir ni pénétrer les murailles infaillibles de Troie, ni pouvoir rebrousser

chemin. Qui pis est, ils se retrouvent à la merci de la colère d’Apollon : Dieu

protecteur de cette cité belligérante. Le contexte est à la mutinerie vu que les

soldats sont jetés pendant trop longtemps dans une attente inquiétante.

Entretemps, ils ne sont pas au courant de ce qui se décide ou se trame dans le

couloir de l’agora, siège du grand conseil où prennent place ceux qui ont le nom.

De ce conseil, sont exclus vu leur état de naissance et leur anonymat. Ils doivent

attendre l’ordre, un ordre qui se fait attendre. C’est de ce contexte que LA BOÉTIE

semble trouver les éléments de disculpation d’Ulysse. Néanmoins, le « contexte »

ne contient pas en lui-même tous les éléments capables d’innocenter Ulysse

comme le prétendait LA BOÉTIE. Certains éléments significatifs montrant que les

chacun des discours appartient à un topos et obéis à des régimes de phrases

différents. L’un (celui de Thersistès et LA BOÉTIE) obéit à une logique de

radicalité tendant à rejeter la figure de l’Un ou du nom, alors que l’autre est un

Page 28: ''L'énigme de la servitude volontaire''

28 | P a g e

encensement de cette logique (le nom). Paradoxalement, le nom de Thersistès n’est

pas mentionné dans le DSV. La figure de Thersistès est une figure absente et

pourtant, son spectre hante l’argumentaire de LA BOÉTIE. Ce personnage est un

illustre inconnu ! Le narrateur de L’Iliade nous le présente comme un vulgaire

insignifiant - qui a conduit le divin Ulysse à recourir à la force pour pouvoir

ramener l’ordre dans les troupes. Il est dit aussi qu’il a été roué de coups de

sceptre par Ulysse. En effet, Il est l’Autre d’Ulysse. Il est ce qui donne tout son sens

à son discours. Le discours d’Ulysse cité en exergue du texte de LA BOÉTIE se

trouve être une réponse à cet Autre. Un Autre qui doit être pris dans sa radicalité.

Il n’est pas un même, il appartient à ceux du peuple, ceux qui n’ont pas de nom. Il

est comme le plébéien, son « être » est donc « exclu de la parole qui fait

l’histoire » 1 . Cette interlocution met en scène ce que Jacques RANCIÈRE

appellerait la « mésentente » : un conflit au sujet de la nomination, une bataille

pour les noms. Les deux personnages de l’Iliade témoignent de l’hétérogénéité des

deux logiques à l’œuvre dans la scène : d’une part, Thersistès qui commente et ose

parler aux autres soldats au même titre que ceux qui ont leur nom écrit dans la cité

des dieux et de ce fait détiennent tous les droits, et Ulysse qui dénie à ce dernier

un tel pouvoir. Ce que Thersistès n’a pas vu et compris c’est qu’il n’a pas de nom,

et qu’il lui est donc interdit de tenir un tel discours. À notre sens, la citation obéit à

un protocole de type interactif où la réponse s’inscrit dans la continuité de celui-ci.

Autrement dit l’énoncé d’Ulysse doit être pris pour une « réplique » et analysée en

tant qu’énoncé politique. C’est dans ce jeu de déplacement à l’œuvre dans cette

scène que ressort son caractère fortement politique. La véritable question que sous-

tend la démarche de Thersistès est : Un seul peut-il décider de l’avenir de tous,

1 Louis Gabriel GAUNY, le philosophe plébéien, textes réunis par Jacques RANCIÈRE, Ed. La découverte-

Maspero \ PUV, 1983, p.83, Cité d’après texte de, Frédéric RAMBEAU, thésard à paris 8, « Jacques RANCIÈRE

et la puissance égalitaire du rapport - ».

Page 29: ''L'énigme de la servitude volontaire''

29 | P a g e

qu’il soit roi ou non. D’où vient la prétention des rois à vouloir décider au nom et

contre tous ? L’accusation pointe du doigt l’avarice des rois et particulièrement

Agamemnon. La réplique d’Ulysse a une particularité : elle constitue un acte de

refus ou plutôt une tentative d’occultation. Elle refuse à Thersistès un tel droit,

celui d’être apte à parler en son nom et en celui de tous les soldats anonymes, en

raison de sa naissance. Thersistès fait partie du nombre, sa prétention est un excès,

un déplacement, et la réplique d’Ulysse est là pour le rappeler à l’ordre et le

soumettre à son identité.

D’où la réaction d’Ulysse :

« Arrête, misérable ! Écoute ceux qui te sont supérieurs, lâches et sans force, toi qui n’as

aucun rang dans le conseil. Certes tous les Akhaiens ne seront point Rois ici. La multitude

des maitres ne vaut rien. Il ne faut qu’un chef, un seul roi, à qui le fils de Kronos empli de

ruses a remis le sceptre et les lois, afin qu’il règne sur tous »1.

Deux attitudes se manifestent dans le discours d’Ulysse : la volonté d’effacer

l’autre, de le rendre invisible, d’une part ; et l’encensement de la figure de l’Un à

travers tous ses attributs : « un chef », « un roi », autrement dit le rejet de du

multiple ou de la multitude de « maitres », d’autre part. La réponse d’Ulysse

comporte une charge de colère et de mépris. Elle porte atteinte tant à la démarche

de Thersistès qu’à son statut de locuteur valable. Sa capacité d’être sujet parlant

devait provenir de son aptitude à siéger au conseil, d’où probablement son

incapacité à proférer de paroles sensées rentrant dans la lignée des rois. Cette leçon

n’a pas été apprise par cet illustre inconnu! En fait ce dialogue met en scène deux

projets à travers ces deux figures : Thersistès et Ulysse. Les deux projets divergent

dans cette fameuse guerre de Troie : le projet du Nom contre celui du nombre.

Celui des rois à la recherche de la gloire, de l’immortalité, et de la richesse. Le

second projet, celui du nombre est formulé par Thersistès lorsqu’il réclame le droit

1 HOMÈRE, L’Iliade, Rhapsôdie II, D’après la traduction de LECONTE DE LISLE, Ed., Pocket, 1998.

Page 30: ''L'énigme de la servitude volontaire''

30 | P a g e

de tous de décider dans le destin de la cité en participant au grand conseil. D’où le

différend qui existe entre les deux projets. Les deux figures sont diamétralement

opposées : l’une fait partie du lot des petits soldats, être sans nom, « difforme »,

qui ont pris le chemin de la guerre et l’histoire officielle ne se souviendra même

pas de leurs noms quand elle n’est pas écrite contre eux. L’une de ses

caractéristiques retenues par le narrateur de ce personnage : c’est sa haine des rois

ou la figure de l’ « l’Un ». Autrement dit, le discours de la multitude dont il se fait

le porte-parole le fait passer pour un fauteur de trouble. Et, l’autre figure est :

Ulysse. Paradoxalement : les lignes argumentaires du Discours coïncident

parfaitement avec la revendication de la multitude dont Thersistès se fait l’écho.

Ce qui en principe devait le rapprocher de LA BOÉTIE, mais tel n’est pas le cas,

puisqu’il le DSV ne relaie pas son discours. Au contraire le Discours fait silence sur

le nom de ce personnage bizarre dont la présence dérange, Thersistès un véritable

rabat- joie. Ce qui est remarquable dans le discours d’Ulysse c’est son overdose de

mépris! Et pourtant LA BOÉTIE fait silence sur le caractère symbolique de ce

personnage. Comment interpréter un tel silence? L’une des caractéristiques du est

le silence. Ce n’est un drame si une nouvelle fois, on découvre la trace du silence.

Celui-ci joue un grand rôle dans l’argumentation de LA BOÉTIE. En tant

qu’humaniste s’il néglige certains éléments et plus précisément des éléments

importants, il a probablement de bonne raison de le faire. Mais de tels silences ne

peuvent être ignorés vu leur caractère partisan. En ce sens, la présence de ces

signes (silences) ne font que renforcer le caractère sibyllin du DSV. Celui-ci laisse le

lecteur sur sa soif. Pourquoi l’auteur ne prend t-il pas en défense la mémoire

d’Ulysse contre celle de Thersistès, alors qu’à la vérité les propos du second sont

beaucoup plus proches de son texte que celui d’Ulysse? La suite du texte de LA

BOÉTIE en témoignera: le discours de la SV est, dans son esprit comme dans sa

Page 31: ''L'énigme de la servitude volontaire''

31 | P a g e

lettre, une réfutation des propos d’Ulysse. Pour s’y prendre La BOÉTIE entreprend

l’anthropologie de ce mal radical chez l’homme.

Page 32: ''L'énigme de la servitude volontaire''

32 | P a g e

SECTION 2 :

Le discours anthropologique de LA BOÉTIE du mal radical de la dé-formation de la nature humaine

« Il [LA BOÉTIE] veut COMPRENDRE « comme il

se peut faire » qu’un peuple préfère ployer le joug

sous la tyrannie d’un seul homme, acceptant de le

souffrir plutôt que de le contredire » (Simone

GOYARD-FABRE (1983) : p. 79).

« Quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer

l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui

faire perdre la souvenance de son premier être, et le désir

de le reprendre » (LA BOÉTIE (2002) : p.33)

Il tente de cerner une question profonde celle de la dimension psychologique du

pouvoir : le pouvoir est pensé dans son retentissement interne chez le sujet. Il

s’agit d’éclairer l’un des mystères de la « nature humaine ». L’étonnement de LA

BOÉTIE devant cette expérience de l’ « inimaginable » jette son auteur aux bords

extrêmes de tout langage, en témoigne la difficulté rencontrée dans la nomination

de phénomène par le langage. Le plus révoltant dans le « désir » de la servitude se

situe dans le sentiment d’impuissance dont fait montre le sujet. Il fait échec d’une

part, à l’idée d’une raison humaine toute puissante et illuminant ; et d’autre part, à

la conception toute décision découle de la « volonté », elle perd son pouvoir de

délibération ou de vouloir. Il y aurait un « inhumain et sauvage »1 en l’homme.

L’analyse de GOYARD-FABRE ne s’est pas fourvoyée quand elle présente ce

1 Simone GOYARD-FABRE (1983) : p. 79.

Page 33: ''L'énigme de la servitude volontaire''

33 | P a g e

Discours comme « un essai psychologique politique ». En effet, cet essai tente

d’aborder le problème qui est lié à la dimension énigmatique de la condition

humaine. Ce qui amène l’auteur à postuler une théorie de la « nature humaine » et

de dégager des éventuelles causes de la servitude. Un bémol est ajouté par

GOYARD-FABRE : cette « nature humaine» n’est pas à entendre comme

équivalente à celle de HOBBES et de ROUSSEAU. Toutefois, cette nature est à

entendre dans le sens MONTAIGNE : « complexions naturelles1 » de l’homme. En

quoi cette théorie de la « nature humaine » peut nous aider à comprendre l’

« anomalie monstrueuse2 » qu’est la sv ? Le « désir » de la sv apparait comme une

dé-formation ou une dé-naturation de l’état naturel de l’homme dans lequel

l’homme a pris naissance. En ce sens, elle surgit comme une « anomalie » ou

un« monstre de vice » selon les expressions de GOYARD- FABRE. Comment est-ce

possible ? Pour l’expliciter une théorie de la nature humaine - qui peut-être dite

anthropologique – s’imposer à l’auteur. Ce discours anthropologique a un double

intérêt : dégager un « espace » et rendre possible une histoire « morale et

politique », d’une part ; faire émerger la « complexité des modalités de la

« réalisation concrète de la liberté »3, d’autre part. La réalité de la servitude est

percutante, la liberté est loin d’être seulement « complexe », elle relève de l’ordre

chimérique ou de l’ordre de l’ « illusion » comme dirait SPINOZA. Ce phénomène

sous-tend un paradoxe : le sujet est à la fois l’instigateur et le garant de sa propre

servitude. Ce geste de refus, le cri au scandale fait advenir un « nouveau monde »,

ce monde qui était toujours là dont on n’avait pas toujours conscience : cachée par

1 Ce sont des complexions, générales et communes, qui définissent l’espèce à son origine, quand rien encore ne

la « dévie » ou ne la « falsifie ». Autrement est dit naturel ce qui n’est pas détérioré ou modifié par les

interventions de l’homme. Ces « complexions » sont le « fruit de Nature qui, pour LA BOÉTIE et pour

MONTAIGNE est selon l’expression de R. Étiemble, généreuse, surtout d force génitale et génitrice » (D’après

une ? GOYARD-FABRE, présentation du Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE, Ed. GF, 1983,

p.81) 2 Ibid. : p.80. 3 Op. cit.

Page 34: ''L'énigme de la servitude volontaire''

34 | P a g e

une certaine illusion de la liberté. Une illusion qui nous empêchait de voir la réalité

sauvage de la sv. Il fait voler en éclat le voile de l’illusion. L’intuition géniale de

LA BOÉTIE est d’avoir fait émerger cette « aporie » sur laquelle s’est constitué le

social, c'est-à-dire l’énigme de l’institution symbolique de la société. C’est un geste

révolutionnaire. Un tel phénomène est le même qui est à l’œuvre dans beaucoup

d’événements comme la Révolution française de 1789 ou la révolution d’Italie. La

révolution, tout comme l’exclamation du DSV, fait émerger un abîme, il s’agit

d’ « instituer » une société nouvelle ou plus précisément une « société d’hommes

libres »1. Telle est le sens de la radicalité du geste de la question de LA BOÉTIE. Il

consiste dans le fait de montrer l’impossibilité d’émanciper toute une société par

l’institutionnalisation d’un certain régime politique. Tous les régimes politiques

s’équivalent (si l’on pousse à l’extrême le raisonnement de LA BOÉTIE) tout au

moins dans leurs dérives. Et cette hypothèse est également celle de QUINET :

« celle de la fondation impossible d’une société libre sur les ruines persistantes.

d’une société despotique» 2 . La possibilité d’un départ radical semble être

impossible et de ce fait, doit être éloigné. L’exemple des révolutionnaires selon

MICHELET témoigne de l’ « impossibilité de médiation » 3 . La question de la

Révolution fait émerger la dimension « aporétique » ou « énigmatique» des

chemins de la « fondation » ou de l’émergence de la liberté. Tout le sens du geste

de LA BOÉTIE se tient dans l’avènement : du « nouveau monde » qu’il fait

émerger. Ce « monde commun » que seul un événement exceptionnel pourrait

faire advenir : le thaumazein. Pourquoi il y a de la servitude plutôt que la liberté ?

Cette question constitue en ce sens une véritable épochè, c'est-à-dire une mise en

suspens du monde quotidien qu’est un monde de servitude. De là, elle permet aux

1 MARC RICHIR (1991) : p.143. 2 Ibid.: p.144. 3 Op. Cit. : p.144.

Page 35: ''L'énigme de la servitude volontaire''

35 | P a g e

sujets de prendre conscience que le monde tel qu’il est, loin d’être l’affaire d’un

seul, mais c’est un bien commun, c'est-à-dire espace du vivre ensemble.

L’ « expérience révolutionnaire » tient son sens ici. Voilà toute l’importance du

geste de l’historien MICHELET lorsqu’il « improvise » sans concept en donnant à

voir sous un éclairage nouveau ce qui est à l’œuvre dans l’expérience

révolutionnaire. Celle-ci est décrite comme une « joie » intense ou l’expression

d’un « génie ». Ce monde nouveau prend le nom de « fête » ou de « phénomène

illimité » sous la plume de l’historien. Les hommes se retrouvent dans une

« ivresse inconsciente » où il est impossible de distinguer la « réalité » de

l’imagination. Le lecteur témoin de cette expérience se retrouve jeté aux bords du

langage. Il s’agit d’une expérience humaine face à l’extrême où l’on est au cœur de

l’innommable. Quand on ne peut pas dire, on met des mots : tel est le « génie

philosophique et très peu historien de MICHELET » 1 . Cette « expérience » est

similaire à la description kantienne du « sublime» (nous reviendrons sur le lien

entre révolution et l’expérience du sublime). L’avènement de ce « monde

nouveau » au cœur de l’expérience quotidienne de la servitude met à nu le

mensonge sur lequel fonctionne la police, d’une part ; elle rejette l’impossibilité de

tout compromis, c'est-à-dire de toute médiation. Tout pouvoir semble relever de

l’usurpation, d’autre part. En ce sens, nous ne pensons pas à l’instar de GOYARD-

FABRE qu’il aurait une « intuition contractualisme 2 » chez LA BOÉTIE. Le

rejetterait toute prétention à la légitimité de tout pouvoir. En ce sens, l’intuition de

ROUSSEAU en ce qui concerne le caractère ambigu et ambivalent de la « liberté »

n’est qu’un écho de l’analyse la boétienne. La liberté selon l’auteur du Contrat social

ne s’éprouve pas dans l’usage de la Raison, mais dans la « dénaturalisation » de la

sensibilité. L’une des particularités de la liberté d’après l’intuition de ROUSSEAU

1 MARC RICHIR (1991) p.: p.22. 2 GOYRAD-FABRE (1983): p.103.

Page 36: ''L'énigme de la servitude volontaire''

36 | P a g e

est le fait qu’elle est « condition » de possibilité et en même temps celle de son

renversement en son contraire. « Avec l’apparition d’une servitude qui n’est plus

une servitude subjective, mais un asservissement objectif, la question de la liberté

devient une question a proprement politique » 1 . L’anthropologie de la

dénaturation permet de faire ressortir le caractère artefact de l’homme sombré dans

la servitude. Cette « théorie de l’homme » fait apparaitre la constitution

essentiellement et immédiatement sociale de l’humanité. La liberté ainsi définie

doit être pensée comme non produite par les relations sociales. Comment rendre

raison d’une qui se donnerait sous la forme de sa propre négation ? Qu’est-ce

qu’un mouvement d’une institution qui est arrivé à se confondre avec une version

négative ou marquée du sublime ? Et à quelles conditions la liberté, peut-elle, en se

faisant liberté politique, échapper à sa propre négation ? Ces questions selon

BACHOFEN se trouvent au cœur d’une théorie de l’homme chez ROUSSEAU.

Dans le cas contraire comment concevoir que les hommes puissent abandonner

leur « dignité », renoncer à leur « intelligence » et que ce « vice » se retrouve

partout et toujours ? Une telle servitude comment est –elle possible ? Tel est l’un

des points de rapprochements entre les deux théoriciens de l’ambivalence de la

liberté. Et la réponse de LA BOÉTIE d’après BACHOFEN est dépourvue de toute

équivocité : « c’est le peuple qui s’asservit, et qui se coupe la gorge ».

Comprenons : il a le choix « ou d’être serf ou d’être libre », « ou de quitter la

franchise ou de prendre le joug », « ou bien de consentir à son mal, ou bien de le

pourchasser. La réponse à cette question soulevée par LA BOÉTIE semble se

retrouver dans l’ambivalence de la notion de « liberté » telle que ROUSSEAU l’a

théorisée. Son geste consistera à mettre à nu l’ambigüité de la notion de liberté.

Toute son œuvre est traversée par la tension entre la liberté et la réalité percutante

1 BACHOFEN (2002) : p.23

Page 37: ''L'énigme de la servitude volontaire''

37 | P a g e

de la servitude. « La condition de la liberté est que la liberté se veille elle-même1».

L’auteur montre que cette liberté est à la base de la fondation et à la base

également de son effondrement. Elle « fonde » et ne « fonde pas » pas l’ordre

politique2. Quel est ce paradoxe ? Qu’est-ce qu’une liberté qui fonderait et ne

fonderait pas l’ordre politique ? La théorie de la « nature humaine » permet

d’anticiper certaine ambigüité : comme celle de prendre la liberté pour un produit

du social. Que devient cette « nature » sous l’effet pervers de la servitude ? Est-il

possible de penser l’homme comme apte naturellement à la liberté après

l’expérience quotidienne de la servitude ? L’homme n’est-il pas condamné à la

servitude ? Le concept de « nature » permet à LA BOÉTIE de sauver la liberté du

spectre de la servitude. Il joue un rôle capital dans sa ligne argumentaire. Il en a

besoin pour éviter de tomber dans un fatalisme politique. En quoi consiste cette

théorie de la nature humaine et en quoi est-elle porteuse de l’espérance ? Est-elle

compatible avec l’avènement d’un monde nouveau ? La théorie de la nature ne fait

que radicaliser le scandale de ce monde nouveau : la réalité monstrueuse de la sv.

Cette « nature » fait pendant au caractère « contre-nature » de la sv Cette symétrie

ne fait que radicaliser la question : premièrement, dans la mise en évidence de la

sv comme fait « incompréhensible » ; et deuxièmement dans la maximisation de

cette « incompréhensibilité 3 ». Cela entraîne pour l’auteur « l’invalidation des

explications naturalistes de la servitude ». Cette réfutation lui permet de « mettre

en lumière le caractère contre-nature au point que la servitude devient indicible4 ».

1 BACHOFEN (2002): p.13 2 ROUSSEAU établit une différence nette entre: d’une part, l’ « ordre politique », c'est-à-dire l’ « ordre civil » et

l’ « ordre des raisons », système hypothético-déductif. L’idée d’ordre des raisons sous-tend que la réalité

politique forme un tout ordonné, celui-ci ne l’est pas nécessairement par la raison. L’erreur des

contractualistes a été de confondre les deux et de penser que l’ordre des raisons pourrait s’appliquer à l’ordre

politique ou l’ordre civil. Ce qui relève de la « folie ». Or, a dit ROUSSEAU la folie ne fait pas droit. 3 In, le DSV, « les paradoxes de la nature dans le Discours de la Servitude Volontaire de LA BOÉTIE », Laurent

GERBIER, Paris, Réed., Vrin, 2002, p.115. 4 Op. Cit: p. 115.

Page 38: ''L'énigme de la servitude volontaire''

38 | P a g e

On comprend le comble de l’auteur devant ce scandale et du caractère choquant de

cette description. Si LA BOÉTIE se trouve incapable de rendre compte de cette

situation, car les mots lui font défaut, son lecteur est abasourdi devant les

révélations et les preuves du caractère la sv. L’élaboration de la théorie de la

nature prend pied à partir du constat d’un paradoxe : la Servitude est

« universelle » et incompréhensible ». Toute l’entreprise de LA BOÉTIE va

consister à expliciter ce paradoxe. Comment s’y prendre ? Il revient a priori à

réfuter les explications naturalistes de la servitude : la « servitude par la force » et

« servitude par amitié ». Une fois réfuté ces deux modes explicatifs de la servitude,

cette dernière ne trouve ni force ni bonté qui expliquerait son existence. Tel est le

choc ou le scandale ! Il y a un « vice 1 », ce qui fait éclater les cadres de la

« rationalité » et de la « naturalité 2». Rien dans la « nature humaine » ne peut

rendre raison de la servitude 3 . Ainsi, le « désaveu de la nature » et

l’ « impossibilité » de la nomination vont de pair : il est impossible de parler

« intelligiblement » de la servitude, et cette impossibilité est la marque de son

caractère « dénaturé4 La nécessité d’une théorie la nature se fait sentir. Quel en

sera le contenu ? Elle doit éclairer le « dénaturé » : l’homme servile? C’est une

« autre nature » qui doit dégager ce que GERBIER appelle les « puissances de la

liberté ». Cette « autre nature », c’est celle qui oppose LA BOÉTIE aux conceptions

de Saint AUGUSTIN et d’ARISTOTE.

« C’est que la nature, la ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a fait

tous faits de même forme » (. : 31)

La nouvelle base de cette naturalité consiste en « la compaignie » et « la

naturalité » et la « condition humaine ». Cette conception prend ces distances par

rapport à la conception aristotélicienne qui voit dans la sujétion l’accomplissement

1 D SV : p. 77. 2 GERBIER : P. 119. 3 Op. Cit: p. 119. 4 Op. Cit.: p.119.

Page 39: ''L'énigme de la servitude volontaire''

39 | P a g e

de la « nature humaine ». Ce socle que représente la « compagnie » exige la

« liberté » comme fondement.

« L’universalité de la condition humaine est un argument

de poids pour penser la naturalité de la liberté humaine1 ».

Le « contre-modèle » de la naturalité politique de LA BOÉTIE se définit par

opposition à la réalité inchangée de la servitude effective. L’auteur pour étayer

cette nouvelle conception prendra pour preuve le « désir de la liberté » malgré la

réalité de la servitude qui est notre lot quotidien.

Quel malencontre a été cela, qui a peu tant dénaturé l’homme,

seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre

sa souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre ?

Le paradoxe atteint son paroxysme ! Plus le paradoxe est maximalisé plus LA

BOÉTIE va s’efforcer de rendre compte de cet écart : entre la liberté comme

principe régulateur et la servitude sa négation. Le comble de ce paradoxe nous

rappelle celui de ROUSSSEAU dans le contrat social: L’homme est né libre, et

partout, il est dans les fers (<) Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. résoudre

cette question » (Contrat social, I, 1) Selon GERBIER, à la différence de ROUSSEAU,

LA BOÉTIE opte pour la première question, un tel choix est dû à l’urgence de la

première :

« Cherchons donc par conjecture, si nous pouvons trouver, comment s’est ainsi si

avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que

l’amour même de la liberté ne soit pas si naturel » (. : p.31)

Ce changement va être expliqué à partir d’un double mouvement : primo, la

« mémoire » et « l’oubli » ; secundo, « coutume » et « naturalité ». Le premier

mouvement, LA BOÉTIE va opposer la mémoire à l’oubli. Comment peut-il

vouloir servir ? Si l’homme accepte la servitude d’un autre ou même la désire cela

est dû à une perte de mémoire. La mémoire semble tenir un rôle assez important

dans l’argumentaire de LA BOÉTIE. Le postulat de la perte de la mémoire permet

à l’auteur d’expliquer en partie l’état de fait qu’est la servitude. Comment les

1 Ibid.: p.125

Page 40: ''L'énigme de la servitude volontaire''

40 | P a g e

hommes peuvent-ils oublier leur propre nature : celle d’être libre. L’homme

servile, qui est le cas récurrent, c’est « [celui qui] a perdu sa souvenance de son

premier être ». Quel est ce nouvel « être » dont l’homme servile n’a pas la

souvenance ? La nature semble contenir en elle-même le principe de son oubli.

Parce que « L’homme a naturellement tendance à durer dans ces affections ». De ce

fait, il faut excuser ceux qui sont nés dans l’esclavage et qui n’ont pas connu

d’autres modèles. La coutume ne peut être un facteur négligeable, mais, il ne faut

pas non plus la surestimer. Elle joue un rôle dans le processus d’asservissement de

l’individu. La coutume est le biais par lequel la « bonne nature »1 se perd, cette

nature qui porte en elle les potentialités de la liberté. Néanmoins, nous ne devons

perdre de vue ni négliger la « puissance de la coutume ». Toutefois la « coutume »

à elle seule ne peut être une excuse à tout. Elle ne peut être une excuse suffisante à

la servitude. La Servitude est déclarée hors la Loi. Il n’y a pas pour LA BOÉTIE de

naturalité de la servitude mais plutôt un « devenir-nature »2. Les conséquences

sont énormes la servitude se trouve érigée au rang de l’« artéfact » au même

titre qu’un produit culturel. L’homme asservi est le résultat d’un long processus.

Pour faire ressortir le caractère oxymoron de ce phénomène GERBIER parle

d’« artifice naturel ». Cet oxymore n’est pas ici qu’une simple figure de style, mais,

il joue le rôle d’ancrage, c'est-à-dire, il permet à LA BOÉTIE de rendre compte du

« caractère anthropologique de l’obéissance ». Cette caractéristique lui permet de

se détacher définitivement d’ARISTOTE : c'est-à-dire la confusion entre « état de

naissance » et « état naturel ». La première s’inscrit dans l’histoire, il s’inscrit dans

la naissance contingente de l’individu. Alors que le second l’ « état naturel » relève

d’une puissance de la « nature » : un nature précédant l’état des choses. Une

nature qui a besoin d’être actualisée dans le social pour pouvoir répondre de son

1 GERBIER (2002) : p.126 2 GERBIER (2002) : P. 26 et 27.

Page 41: ''L'énigme de la servitude volontaire''

41 | P a g e

propre principe. C’est une nature originaire Cette « puissance naturelle » a partie

liée à la raison humaine.

La thèse la plus positive de LA BOÉTIE consiste à dire :

« Si la liberté est étouffée par la coutume en revanche le désir de liberté

demeure »1

Ainsi, La théorie de la nature se trouve ce sens élaborée à partir de trois grands

principes. Cette énigme sera abordée à partir de ces dits principes. Le premier

principe : celui des « droits naturels ». LA BOÉTIE pose que tous, nous naissons

avec des droits. D’où viennent ces droits, comment sont-ils arrivés jusqu’à nous ?

D’abord, l’homme originellement n’est pas tout ce qu’il est. Toute sa potentialité

dépend de l’ « éducation » qu’il aura reçue de ses parents. La particularité de

l’humanisme se situe dans le rôle attribué au « cadre familial »2, donc la famille est

considérée comme fondamentalement naturelle. Ils découlent de ce principe que

l’obéissance est un donné de la nature. Elle nous apprend à être « obéissants aux

parents », « sujets à la raison et serfs de personne ». Toutefois, d’où vient ce désir

malsain de nous soumettre? Ce désir vient dans l’altération des liens sociaux tant

chez les gouvernants que chez les gouvernés. La soumission n’est pas un droit

découlant de la nature, elle est le produit de cette déformation du tissu social. Elle

relève de l’ordre des aléas de la coutume. Le deuxième grand principe :

L’université de la raison humaine. Du point de vue de la raison : « l’homme

comme être doué de raison ». Or, elle [la raison] ne veut ni domination, ni

« sujétion ». Comment expliquer les inégalités et celles-ci ne sont-elles pas source

de domination ? En effet, La nature, « ministre de Dieu gouvernante des

hommes3 », qui nous a tous fait de la même forme, ne veut ni « domination », ni

« sujétion ». Les inégalités humaines, au lieu d’être source de domination, qui

1 GERBIER: P. 129. 2 Ibid. : p. 82. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.31, Paris, Ed. Vrin.

Page 42: ''L'énigme de la servitude volontaire''

42 | P a g e

différencient les hommes, sont le moyen d’une « fraternelle affection 1 ». Elles

doivent entraîner plutôt la solidarité entre les différentes catégories d’hommes, les

plus forts et les plus faibles ; car ce qui s’en dégage, c’est le sentiment de

complémentarité. De surcroit les inégalités naturelles sont plus sources

d’enrichissement que sources de servitude. Cette complémentarité délégitime la

prétention de certains à être plus aptes à diriger en raison de leur rang et de leur

statut. La fraternité et le compagnonnage sont une loi de la divine providence, et

celle-ci détermine notre humaine condition. Il semble que cette « loi » divine qui

nous dicte le compagnonnage reste étrangère à l’entendement de plus d’un.

« Nous sommes tous compagnons, [mais] ne peut tomber dans

l’entendement de personne que nature ais mis aucun en

servitude, nous ayant tous mis en compagnie » (LA BOÉTIE : p. 32)

La domination ou la soumission est déclarée hors la loi, elle résulte d’une dé-

formation des liens sociaux. Nul ne peut se prévaloir d’être plus sujets à

l’obéissance qu’au commandement. La liberté donc est un donné de la nature.

Enfin, le dernier principe qui en découle : la postulation de la liberté comme donné

de la nature. Dans cet argumentaire LA BOÉTIE prend à témoin l’histoire des

témoignages sur la « vaillance des hommes » et il la met sur le compte de la

liberté : « La vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui défendent2 »(LA

BOÉTIE : p. 28). Les faits historiques révélés constituent autant de preuves sures de

l’attachement des hommes à la liberté. Le cas de « Rome », de « Sparte »,

« Athènes » sont autant de témoignage de l’histoire de la liberté parmi les

hommes. L’histoire des peuples semble être une longue marche animée par le

désir de liberté. Toutefois, comment se fait-il que certains peuples puissent opter

pour la «servitude » plutôt que pour la liberté ? Ces peuples, si on suit la lettre du

1 Op. Cit : p.31. 2 DSV: p.18.

Page 43: ''L'énigme de la servitude volontaire''

43 | P a g e

texte de LA BOÉTIE, se sont « trompés1 » par ignorance, ou « séduits » par autrui.

Le cas du peuple Israël est un cas typique de cette situation où celui-ci s’est forgé

un tyran. L’une des caractéristiques de la liberté la boétienne: elle est déduite de la

raison elle-même. Et GOYARD-FABRE commente :

« Si la nature de l’homme est raisonnable, elle enveloppe en effet cet attribut

essentiel qu’est la liberté puisqu’elle implique pour chacun l’autonomie et la

reconnaissance mutuelle et réciproque de l’autre : dans l’interdépendance, il n’y a

plus de dépendance »2

Il apparait comme évident que « nature » et « raison » sont en parfaite harmonie.

L’ « interdépendance » et la « reconnaissance mutuelle » découlent de la

prescription de la loi naturelle. Ce désir de liberté ou ce « sentiment » fait partie

d’un même ordre. La sensibilité du coup se trouve réhabilitée : vie et sentiment

sont logés à la même enseigne. Ainsi, La « nature humaine », « raison » et

« liberté » vont ensemble. Elles s’inscrivent dans l’ordre des choses, elles ne

relèvent pas de l’ordre de la contemplation. Cet esquisse anthropologique permet

de voir comment la servitude loin d’être un donné naturel ne résulte que d’une

déformation de la nature humaine. D’où la rage de LA BOÉTIE de voir qu’un seul

puisse assujettir tout un peuple. Une Telle situation coïncide parfaitement avec ce

qu’on pourrait appeler : la « terreur fondatrice » ou la « terreur révolutionnaire »,

les deux ne sont pas les mêmes mais elles ont en commun de soulever la

« dimension sublime » de l’événement révolutionnaire. La première, selon M.

RICHIR, le « décapage de l’ancien par le neuf, de l’institué par l’instituant »3, peut

être assimilée à l’ « effrayante puissante » de l’instituant symbolique : tout

« système » socio-politique ou la figure de l’Un dans le cas de LA BOÉTIE, contre

laquelle se crispe tout être attaché à l’ordre convenu des êtres et des choses. La

1 Ibid. : p.34. 2 Simone GOYARD-FABRE, LA BOÉTIE, Discours de la servitude, Ed. GF, 1983, texte de présentation, p.84. 3 Marc RICHIR (1991) : p.85.

Page 44: ''L'énigme de la servitude volontaire''

44 | P a g e

terreur révolutionnaire est définie comme un « système », un « Gestell »1. Elle fait

émerger chez les sujets : un sentiment de recul, la « peur secrète inavouée parce

que inavouable, qui a fait que les hommes ont toujours été « en arrière de

l’occasion »2. Ces sentiments on les retrouve chez les révolutionnaires français tant

DANTON que ROBESPIERRE. La terreur révolutionnaire fait naître l’abîme de la

fondation. La démarche de LA BOÉTIE est très innovatrice pour son temps, elle

s’attaque à un problème crucial sans apporter une réponse définitive. Ce petit texte

ouvre un nouveau champ de questionnement. Il constitue une véritable boite de

pandore pour la philosophie politique. La question du pouvoir cesse d’être posée

en termes d’origine, de légitimité, d’illégitime ou des régimes. Le rapport de

pouvoirs avec l’auteur du Discours se trouve articulé de manière radicale. D’où

vient l’autorité du pouvoir à exiger la soumission voire l’obéissance des sujets ?

Cette question en amène une autre, quel est ce désir qu’est le désir à être soumis et

à liquider sa liberté qui travaille les sujets ? Telle est l’énigme la boétienne qui reste

un point d’achoppement pour toute tentative de penser une philosophie politique.

1 Op.cit. 2 Op.cit : p. 155.

Page 45: ''L'énigme de la servitude volontaire''

45 | P a g e

A) L’énigme de la servitude volontaire ou L’expérience de

l’extrême

« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? comment dirons-

nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice ? ou plutôt quel malheureux vice voir un nombre

infini de personnes, non pas obéir, mais servir ;[…]

.Doncques quel monstre de vice est ceci, qui ne mérite pas le titre couardise, ne trouve point de nom assez

vilain, que la nature désavoue avoir fait, et la langue

refuse de nommer ? » (LA BOÉTIE, P.27)

Le DSV fait face à une difficulté : l’incapacité de définir son objet. La tonalité du

texte est plaintive et Dieu est pris à témoin? Nul ne sait d’où vient cette anomalie,

ce « vice » voire connaitre son nom. Toute fois, il décrit : « un nombre infini de

personnes, non pas obéir, mais servir ». L’homme face à tout événement frappant

son imagination reste tout à fait crispé, ainsi il fait l’expérience de son impuissance

et on dirait qu’il perd sa capacité à nommer. Les difficultés de la nomination de

certains événements témoignent de leur caractère extrême ou du caractère

insaisissable de leur objet ; Toutefois, si l’on ne peut le nommer, en revanche, on

finit toujours par mettre des mots autrement dit le décrire. Kant voit dans cet

« effort extrême », l’échec de l’imagination dans la tentative de mettre en récit. La

mise en récit, c'est-à-dire sous une même grammaire de l’unité :c’est ce qu’il

appelle le « sublime ». Un tel « échec » fait naître chez le sujet qui en fait l’expérience

un sentiment de « déplaisir » ou d’impuissance . Ce sentiment lui rappelle sa

« condition humaine ». Un tel phénomène lui permet de sortir de l’illusion de tout

maitriser. En effet, l’expérience esthétique du sublime met en scène un phénomène

éminemment politique. Pour une fois ce sujet sent qu’il est menacé par un objet

Page 46: ''L'énigme de la servitude volontaire''

46 | P a g e

« infiniment grand ». Le côté paradoxal de cette expérience, en guise de jeter le

sujet dans une situation de défaitisme, au contraire, elle l’amène à prendre

conscience, et de fait la renforce. Le sentiment d’« impuissance du sujet lui fait

prendre conscience de ce qu’il possède une faculté illimitée, parce que l’esprit ne

peut juger esthétiquement de cette faculté que par l’intermédiaire de son

impuissance»1. La description que KANT donne à ce phénomène est à l’œuvre

dans beaucoup d’autres phénomènes de la nature. Que cache une telle

expérience ? En quoi cette expérience peut-elle nous signifier quelque chose sur la

SV ou sur notre propre être ? Ce qui advient dans cette expérience : c’est l’existence

d’un « monde » qui a échappé à notre conscience de sujet fini, à notre pouvoir,

autrement dit le monde de la servitude. Ce qui se joue, c’est notre finitude infini !

Une question reste sans réponse : comment rendre compte de ce monde nouveau

qu’on ne sait même pas nommer ? Comment dénommer avec les régimes de

phrase connu, ancien, ce qui est radicalement nouveau et que la langue lui est

austère? Car nommer, c’est toujours mettre sous des universaux. Comment

universaliser se qui se donne comme individuel ou singulier ? Est-il possible de

mettre sous le couvert du public ce qui est individuel ? Comment nommer quand

on n’a pas d’universaux ou de catégories opérationnelles ? Tout le scandale de LA

BOÉTIE se retrouve là. Pour surmonter ce dilemme : LA BOÉTIE invente une

nouvelle façon de dire : la « servitude volontaire ». Une nouvelle façon qui fait

violence à la langue, deux mots qui se contredisent : « servitude » et « volontaire ».

Et l’auteur du DSV est conscient de ce paradoxe dont tout le début du texte

témoigne. Une telle situation jette LA BOÉTIE au cœur de ce que Marc RICHIR

appelle un suspens « atemporel » : difficultés de distinguer la « réalité » et

l’ « imagination ». LA BOÉTIE se trouve dévasté devant le récit de l’expérience

1 KANT (1985) : Critique de la Faculté de Juger, Paris, Ed., Gall. : p 200 et 2001.

Page 47: ''L'énigme de la servitude volontaire''

47 | P a g e

spectrale qu’est la SV, c’est la même expérience que MICHELET lors de la

description des scènes de la révolution française. Qu’est-ce que la révolution

française dans sa radicalité ? La révolution française en elle-même n’a rien de

sublime. La révolution- comme toutes grandes « mutations » - en tant que telle est

un événement qui crée chez le « regardeur » le sentiment d’ « enthousiasme1 » ? Le

sujet européen observant le déroulement des événements et qui n’y prend pas part

pour des raisons politiques qui ne dépendent pas de sa volonté. Ce qui est à

l’œuvre dans la révolution ainsi que dans tous les « bouleversements

historiques » : c’est l’expérience du sublime en tant qu’il met en scène :

« l’indéterminé »2. Ce qui est «informe » et sans figure ». Tel est l’objet du spectacle

de l’expérience révolutionnaire. Éthiquement, un tel objet n’a pas à être validé. Il

découle de l’illusion politique : entre la représentation directe du phénomène du

« gemeine wesen » et la présentation analogique de « l’idée du contrat républicain ».

L’événement révolutionnaire crée une double attitude : celle du sentiment du

spectacle chez les étrangers et le sentiment de passions. Les spectateurs placés sur

d’autres scènes nationales formant la « salle » du spectacle des bouleversements ;

et cet événement crée chez les principaux acteurs eux-mêmes les « intérêts », les

« passions ordinaires », tout le pathos de la causalité ordinaire. Découle de cette

mise en scène un mélange entre l’ « intérêt de la raison morale pure » et l’«appel à

l’Idée du droit républicain ». C’est ce double mouvement qui explique

l’enthousiasme : un sentiment « esthétiquement pur », lequel requiert un « sens

1 L’enthousiasme est définit par LYOTARD comme une modalité du sublime. L’imagination essaie de fournir

une présentation directe, sensible pour une idée de la raison, elle n’y parvient pas, elle éprouve son

impuissance, mais découvre en même temps sa destination, qui est de réaliser avec les idées de la raison par

présentation convenable<.L’enthousiasme est mode extrême du sublime : la tentation de présentation non

seulement échoue, suscitant la tension dite, mais elle se renverse pour ainsi dire ou s’inverse pour fournir une

présentation suprêmement paradoxale, que KANT appelle « une présentation simplement négative », une

sorte d’ « abstraction », et qu’il caractérise audacieusement comme une présentation de l’infini », In, LE

DIFFÉREND, LYOTARD, Paris, Ed. Minuits, 1983, p. 238 et 239. 2 Op.cit. : p.240

Page 48: ''L'énigme de la servitude volontaire''

48 | P a g e

commun et appelle à un consensus qui n’est pas plus que « consensus

indéterminé », mais le droit ; il est une idée sentimentale de la république »1. En

quoi l’expérience révolutionnaire est-elle porteuse d’un monde nouveau ? Elle est

porteuse du nouveau en tant qu’elle suscite chez les spectateurs le surgissement

d’un idéal républicain pur : « le sensus communis » 2 . L’enthousiasme comme

« événement de notre temps » obéit donc à la règle de l’antinomie esthétique »

MICHELET décrit l’événement révolutionnaire de 1789 comme: une « épochè »,

c’est-à-dire une mise en suspens du monde. Il a permis aux hommes de

« reconquérir » et de se « retrouver » en possession de la nature. En quoi consiste

cette reconquête, sous quelle modalité se fait ce retour de la conscience sur elle-

même ? Cette révolution permet au peuple de retrouver dit-il leur « être-au-

monde » : le monde en tant qu’habitat commun dans sa phénoménalité. Nous

n’avons pas toujours conscience du monde comme héritage, il nous apparait le

plus souvent à travers nos expériences quotidiennes comme toujours là ou du

moins comme une évidence certaine. L’avènement de « phénomènes-de-monde » à

la conscience du sujet n’est pas de l’ordre du quotidien : il apparait comme

énigmatique ou comme mystère. Il correspond à ce moment où la communauté

advient à elle-même comme « phénomène » c'est-à-dire comme « rêve »3. Tel est le

sens du geste de MICHELET du récit du « phénomène-de-monde ». Le

phénomène-monde selon RICHIR correspond à un moment exceptionnel : celui

d’une « rencontre » ou d’une « malencontre 4 » entre : d’ une part, « être-au-

monde », et d’autre part, l’ « instituant symbolique » qu’est Dieu dans la

communauté. Cette expérience permet de découvrir quelque chose qui nous

1 Op.cit. : p. 240 et 241. 2 LYOTARD : p.243. 3 Marc RICHIR (1991), Du sublime en politique, Ed., Payot, p.14. 4 Ibid: p.16.

Page 49: ''L'énigme de la servitude volontaire''

49 | P a g e

échappe absolument1. Il constitue « l’exception de l’imminence de ma mort »2 . Il

nous révèle : d’une part, « le tient ensemble » (c’est que le ciel tient ensemble),

d’autre part, le « je » est appelé à traverser la mort elle-même, et finalement,

l’ « énigme » que je constitue pour moi-même. C’est l’énigme de mon présent qui

apparaît comme qui vacille au bord de l’abîme : tel est ce qui constitue l’abîme de

l’absence. Ce moment est un « choc », une « rupture de l’ordre des choses ».

Comment les hommes peuvent s’échapper à l’enchainement de la servitude ? La

domination et la servitude ne semblent-ils pas des choses éternelles qui les

aveuglent de manière continue. À des moments précis, les hommes peuvent

accéder, même si c’est par la médiation onirique ou du moins dans un moment de

sursaut, à ce que Marc RICHIR appelle, leur « être au monde ». Tel est le sens de

l’interpellation ou de l’étonnement de LA BOÉTIE :

« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ?

Quel malheur est celui-là ? »3 Il s’agit bien là d’un renversement de la question la

boétienne. Cette apostrophe tient lieu d’un « émerveillement » ou d’une « Rage ».

Il ramène à la conscience du peuple : la réalité de la chose publique : la S V. Qu’est-

ce que finalement cet « être-au-monde » qui nous révèle d’un coup,

l’« événement » le plus familier : « hors temps » et « hors espace » ? Le geste de

MICHELET continue ou explicite celui de LA BOÉTIE. Il donne toute sa

signification à ce geste. Comment cela peut-il s’expliquer ? Quel sens prend ce

geste sous la plume de Michelet ? Selon RICHIRIR, il s’agit là d’un « sens

phénoménologique, extrêmement aigu ». Dans la mesure où ce qui se

phénoménalise « pour la première fois » est le « pays » : un état des lieux. Le

1 Ibid : p.25. 2 Dans cette expérience: ‚j’en reviens‛, ne serait-ce que parce que dans l’instant où je (le je de mes regards suis

sur le point de m’éparpiller dans l’immensité et la profondeur, inestimable de la voute » (Marc RICHIR, 1991:

p.27) 3 DSS : p.27

Page 50: ''L'énigme de la servitude volontaire''

50 | P a g e

monde comme phénomène est « paysage monde ». Que révèle l’ « intuition » de

MICHELET de l’événement révolutionnaire ? C’est le monde qui devient

« indéterminé » en perdant les « marquages symboliques1 » : c’est l’expérience de

l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Ne faudrait-il inclure aussi

l’expérience de la démocratie. L’avènement de la révolution a brouillé toutes les

pistes, les polices sont tombées, les repères palissent ou vacillent et font objet de ce

qu’on peut appeler une véritable « épochè phénoménologique». Le tort pour une fois

apparaît clairement à travers la vérification de l’égalité. Le monde est le résultat

d’un partage, il est loin d’être l’affaire de l’Un. N’est-ce pas le propre du moment

révolutionnaire de mettre tout en suspens ? Cette expérience relève de l’ordre de

l’exception. Comment c’est-t-il arrivé, comment en est-on arrivé à contempler ce

moment ? Cette expérience est unique : Parce qu’ils [les objets et les peurs] se sont

révélés « inopérants », les « déterminés symboliques » sont perdus, ils relèvent

d’une ère révolue « mis en suspens » par le suspens de la « fête ». Voilà la situation

de LA BOÉTIE et de son lecteur : la prise de conscience la « situation pathologique2 ».

En ce sens, les deux lecteurs ( lecteur de MICHELET et celui de l’auteur de la SV)

se retrouvent dans une même situation difficile. Ils font l’expérience de la

« radicale impossibilité de la concevoir3 ». Chez MICHELET cette expérience se fait

jour devant cette foule immense. Tout cela dit l’auteur est « irréel » ou « surréel ».

La « frayeur » qui accompagne cette expérience nous rappelle celle de la

« mort 4 », la mort qui est à l’œuvre dans l’expérience sublime ?

1 Ibid: p.18 2 J’entends par « situation pathologique », la situation quotidienne de servitude que l’on se

retrouve et l’on accepte comme allant de soi ou l’on ne se rend même pas compte. Une telle

situation peut se révéler au grand jour au sujet sous le mode de l’énigme. 3 Ibid. : p.22 4 « Cette mort n’est pas à entendre dans le sens « massive», « brutale » représentée dans la rigidité du

cadavre, il s’agit de cette mort « polymorphe », dont l’amorphisme est multiplement en jeu dans les

tremblements des phénomènes du sublime, dans les innombrables variations de ses absences en soi : la

transcendance inaccessible du monde, l’immanence d’absence du soi au monde » In, Magazine Littéraire,

Page 51: ''L'énigme de la servitude volontaire''

51 | P a g e

Tel est le second sens du geste de LA BOÉTIE, ce cri de l’ « interpellation » ou de

« rage » nous révèle l’expérience de la mort. En quoi ce cri de rage peut-il être

rapproché du « sublime » ? Si tel est le cas ce cri de rage est loin d’être attribué à

un sentiment de défaitisme. Le geste de LA BOÉTIE témoigne une certaine

radicalité. Cette radicalité nous met au cœur de l’échec de la raison dans sa

tentative de tout mettre en ordre. Cette expérience met en scène : un sujet faisant

face à l’extrême qu’est la sv : le mal radical. En ce sens, il s’agit d’un régime à

double suspens (épochè) phénoménologique : celui de tout danger réel pour ce sujet

qui en fait l’épreuve, d’une part ; celui de tout phénomène individuel au sens de

beau, et par là, de tout ce qui est susceptible d'être reconnu comme état, d’autre

part. L’’enthousiasme est similaire à la découverte de cette situation pathologique

où le sujet asservissant se découvre l’instigateur de la place qu’il occupe, d’une

demande déjà formulée. La servitude du sujet tient place dans sa volonté. D’où la

colère de LA BOÉTIE devant un tel événement : le malencontre où le multiple se

soumet. Cette question prend la forme de la « colère » le mouvement par lequel

l’on saisit de soi dans l’acte de rompre avec la « mélancolie du soi », c'est-à-dire de

la mélancolie produite par le pouvoir, de la « crainte » qui lui est intrinsèque.

L’ « étonnement » dont il est question ici, tient lieu : d’un « ouah ! » dans

l’expérience de l’enthousiasme. La Raison échoue dans sa volonté de tout

synthétiser ou de tout soumettre à son ordre. Une surprise frôlant la

consternation ou la révolte de voir que les peuples sont souvent dans les chaînes.

Tout cela fonctionne d’après une logique, une logique qui échappe à notre regard

de tous les jours, c’est justement que celle-ci que LA BOÉTIE tente de déconstruire

en le mettant à nu. Une logique que la situation pathologique veut brouiller.

« Les vertige kantien » : par expérience du sublime, KANT a décrit l’énigme ou se noue l’institution symbolique

de l’humanité comme fondé l’abime », Marc RICHIR, No 309, 1993.

Page 52: ''L'énigme de la servitude volontaire''

52 | P a g e

B) LA LOGIQUE LA BOÉTIENNE: L’UN ÉGAL SERVITUDE

Le mal politique est nommé et l’équation est établie une fois pour toute à ceux qui

veulent entendre: l’Un égal servitude ! Maintenant comment le dire ou l’accoucher

dans la langue commune selon un régime de phrase commun ?Toute la difficulté

était là pour l’auteur du DSV. L’Un : n’est-ce pas le nom de l’ « imparfait » nous dit

Pierre CLASTRE. C’est l’autre nom du mal. Il est la « Malchance » de l’existence

humaine, « imperfections du monde », unité en tant que fêlure inscrite au cœur

des choses qui composent le monde. Voilà ce que refusent les indiens de la

Guarani. Que contient L’Un pour qu’il soit refusé par les indiens ? Pour les

indiens : l’ « Un » devient signe du « fini », l’ancrage de la mort. Tels sont les

épithètes accrochés à la notion de l’Un. Comment ce mal a pu advenir ? Comment

LABOÉTIE a-t-il pu le ramener dans la réalité du discours ? Pour l’accoucher,

l’auteur fait d’Ulysse son porte-parole contre lui-même. Le personnage conceptuel,

prononce l’énigme en lui donnant une connotation positive, mais la tonalité

discursive la transforme en une connotation négative. Ce procédé rhétorique

correspond à une stratégie de combat, une stratégie guerrière, pour prendre un

adversaire par la langue qui est toujours un lieu de pouvoir par la puissance de ses

règles. Ne rentre pas dans la langue qui veut ! La norme est toujours déjà là pour

établir les frontières : l’extrême limite entre ce qui est permis et ce qui est interdit.

L’énoncé de LA BOÉTIE force la langue comme un oxymore ou du moins, il

emprunte la voie de la violence trope. Qu’est -ce que la poésie : sinon le retour du

« reste1 » dans la langue, hors des limites fixées par la norme ? Il existe un rapport

1 Jean-Jacques LECERCLE : La violence du langage, traduit de l’anglais par Michèle Garlani, Paris, Ed., PUF.

Page 53: ''L'énigme de la servitude volontaire''

53 | P a g e

paradoxal entre la poésie et la norme linguistique. La poésie c’est la langue prise

par effraction par la puissance du « reste », par la cohorte des locuteurs anonymes

à travers le génie du poète. Celui-ci est en ce sens un fauteur de trouble au même

titre que la multitude des sujets parlants. Il est celui qui établit l’équation qui est la

base de toute communication entre les sujets de la langue:

l’ inégalité présuppose l’égalité. Autrement dit le lieu de vérification de cet

axiome égalitaire est la langue même. La poésie dans sa version contestataire

permet de mettre à nu ce jeu de duperie de l’institution littéraire. Le travail de

l’artiste en ce sens est une véritable mise en scène : la vérification de l’égalité. S’il

faut aborder la dimension énigmatique de la « plainte » de LA BOÉTIE, il faut

l’aborder sous la rubrique de la « stratégie poétique » ou de la dérive

métaphorique, où le poète fait montre que nous ne sommes pas dans la langue

comme un pilote en son navire. Le rapport du poète avec la langue n’est pas celui

d’un sujet et d’un objet. Un rapport d’outillage. On n’est pas maître de la langue,

on est toujours déjà asservi par la langue ou structuré par celle-ci. Un sujet est

avant tout un sujet de la langue et de sa propre langue. Nul ne doit être dupe. La

langue, c’est ce qui se trouve toujours et à la fois « dehors » et « dedans ». La

langue comme norme ne permet pas de tout nommer. Le nom est un privilège.

Mais par un jeu de violence l’innommable est enfin dit. Le Discours, une fois

accouché ce « Mal », fait ressortir toutes les difficultés de la contenir dans les

limites fixées par la norme de la langue, il faut la déborder. En ce sens, la démarche

du discours va épouser une démarche descriptive. Il s’agit de mettre des mots sur

ce mal.

D’où l’apostrophe :

« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment-dirons nous que cela s’appelle ?

Quel malheur est celui-là ? Quel vice ? ou plutôt quel malheureux vice –

voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; non pas

être gouvernés, mais être tyrannisés *<.+ comment pourrons nous nommer

Page 54: ''L'énigme de la servitude volontaire''

54 | P a g e

cela ? est-ce lâcheté *<+ Doncques quel monstre de vice est ceci, qui mérite le

nom de couardise, quitrouve ne trouve point le nom assez vilain, que la

nature désavoue avoir fait et la langue refuse denommer » (LA BOÉTIE : p.27)

L’énoncé commence par une « interpellation », une apostrophe « ô mon dieu ».

Cette apostrophe doit être traduite comme un sentiment de révolte, d’une

dénonciation, qui de ce fait appel à la rage. Il tient lieu de « chef d’ « accusation »,

d’un « préjudice », d’une « injustice », et finalement d’un « tort1 », que nul arhkè ne

peut ignorer et ne le doit pas. Le mal est plus profond2. Il dépasse le cadre du

simple consensus. Attention ! Ce cri est loin d’être celui d’un désespoir. En effet,

l’analyse derridienne méticuleuse de « l’apostrophe » attribuée à ARISTOTE dans

les Politiques de l’Amitié par la tradition s’applique bien à cette apostrophe de LA

BOÉTIE. Cette apostrophe « ô mon Dieu » constitue un cri d’alarme, lequel cri

répond et correspond à un appel à la « rage3 », il anticipe plus précisément sur ce

que l’on peut appeler « une politique d’après la rage ». Qu’est-ce qu’une

politique d’après la rage » ? Selon LE BLANC commentant BUTLER, une

politique d’après la rage c’est une politique qui se voudrait pour tâche de secouer :

le « sujet de sa mélancolie »4. Il s’agit de l’amener à se « dessaisir » du joug de la

servitude ; en l’amenant à prendre conscience de sa conscience de sujet. Il est

comparable à la figure du « pénitent » de HEGEL. Le « pénitent » pour l’auteur de

la phénoménologie est celui qui « désavoue son acte en reconnaissant que la

volonté, celle du prêtre, opère à travers le sacrifice de soi et que par ailleurs cette

volonté est déterminée par celle de Dieu5 ». Ainsi reconnaît-on implicitement à

travers cette « plainte » la participation du dit « sujet » à cette « chaine de

1 Le tort doit être pris dans le sens radical que Jacques RANCIÈRE donne à celui-ci. 2 Jacques RANCIÈRE (1997) : La mésentente, Ed, Galilée, p. 33. 3 Guillaume LE BLANC (2006) : p. 82. 4 La mélancolie est définie par SPINOZA comme la menace extrême d’anéantissement du conatus dans la

mesure où toutes les composantes du mode humain se voyaient également affectées par un affect de tristesse,

de sorte qu’aucune résistance ne pouvait avoir lieu puisque celle-ci supposait qu’une partie du mode soit au

moins soustraite à la tristesse à partir de laquelle une contre -offensive joyeuse aurait été rendue possible ».

(Cité d’après GUILLAUME LE BLANC, La pensée de Foucault, Ed., Ellipse, 2006, p.82.) 5 BUTLER (20020 : p. 91.

Page 55: ''L'énigme de la servitude volontaire''

55 | P a g e

volontés ». En effet, cette « conscience abjecte » participe d’une « communauté de

volontés ». Ce qui semble faire apparaître la servitude comme une espèce de

fatalité dans la mesure où son siège réside dans une volonté qui se dénie comme

volonté. Autrement dit, la bataille contre la servitude, « servitude volontaire » est

similaire à cette bataille contre le « corps », celui du sujet qui se le laisse approprié

par l’autre, Autrui ou le Tyran. C’est là qu’apparaît le désarroi dans le Discours :

c’est l’échec cuisant de la volonté. « Tous les efforts entrepris pour vaincre le corps,

le plaisir, et l’action, se révèlent comme n’étant rien d’autre que l’affirmation de

ces instances mêmes, constitutives du sujet »1. Ce mouvement contradictoire du

sujet est très bien mis en exergue par l’analyse de MACHEREY. Lorsqu’il montre à

partir d’une lecture spinoziste de La vie psychique du pouvoir de BUTLER que le

« sujet » est toujours déjà fabriqué et auto-fabriqué par son désir d’être « sujet-de-

l’Un-ou-du-tyran ». En ce sens, il est toujours partie prenante de ce déferlement

d’idées noires qui est le corrélat de son assujettissement2. Le pouvoir de l’Un ne

vient pas exclusivement de l’extérieur du sujet, il répond toujours à une attente ou

à un désir malsain de la volonté du sujet. Il existe chez le sujet une « subordination

antérieure » précédant celle de l’extérieur à la base de la formation du concept

même de sujet. Ce que tient pour le « mal » et que dénonce l’instance du est cette

« espèce de « masochisme du peuple » qui accepte de faire plaisir au prince en se

sacrifiant littéralement3 ». Le drame dans cette servitude qu’est la SV dans la

perspective La boétienne, c’est que la volonté cesse d’être une « volonté » capable

de vouloir le bien, il y aurait une espèce de défaillance de la volonté. Une volonté

qui s’annihilerait elle-même. Ce que suggère une telle conception, c’est l’existence

1 Ibid. : p. 93. 2 Op. Cit. : p.82, MACHEREY cité d’après GUILLAUME LE BLANC. 3 Guillaume LE BLANC (2006) : P. 85.

Page 56: ''L'énigme de la servitude volontaire''

56 | P a g e

avant la lettre d’une « nolonté »1, c'est-à-dire une volonté de ne pas vouloir. Cette

apostrophe est la preuve vivante de l’intuition libertaire du Discours de LA

BOÉTIE, de son parti pris pour la liberté. Cette « plainte » tient lieu de

dénonciation, de rage, et est porteuse « d’utopie » ou de « messianisme »2. En tant

qu’elle inscrit l’action politique dans une immédiateté, la nécessité de l’action y

oblige et se transforme en violence. Il inscrit sa réflexion au cœur de l’actualité. Elle

implique la nécessité d’agir. La critique de l’Un telle qu’elle est initiée par LA

BOÉTIE met à nu les différentes figures de l’Un. L’analyse la boétienne se fraye

une voie en marge d’une certaine tradition européenne à confondre l’incorporation

et l’incarnation. Une tradition qui remonte à l’apôtre Paul lequel fait de l’Église le

« corps du christ»3 . Les conséquences de ce legs pèsent encore sur la pensée

contemporaine et sur notre représentation des rapports de pouvoir. C’est l‘un des

paramètres ce qui alimente la situation pathologique. L’un des produits de cette

confusion est le mythe des deux corps du roi, de celui-ci résultera la naissance de

l’État et ses différentes formes. Cet héritage une fois imprégné l’imaginaire tout

semble aller de soi, le corps du roi se veut être le lieu de l’unité du peuple. Ce n’est

qu’à travers la figure du souverain ou de l’un que la multitude puisse prendre

forme. La politique fonctionne sous forme de transcendant : le principe de l’un est

1 Un concept cité par LE BLANC : p. 85. 2 Dans le sens que Derrida donne à ce terme, il le préfère à l’Utopie. 3 Cette pensée dont la paternité est attribuée à l’Apôtre Paul est fondée sur ce que Marc RICHIR appelle le

nœud du « malencontre symbolique » toujours à l’œuvre dans le christianisme. L’un des enjeux se trouve dans

le terme même d’ « Église » qui est à entendre comme « communauté eschatologique » et « utopique »,

autrement dit l’ « incarnation de chair » du christ se perpétue à travers la communauté de foi qui la fait vivre

en dehors de l’ « institution de la servitude » ; mais l’église veut dire également le corps du christ subtilisé

dans le tombeau lequel continue à vivre dans la communauté de fidèle. Le principe de l’ « incorporation » est

ainsi toujours lié à la mort et à la « servitude infinie » (Marc RICHIR : p..93). L’amour qui est en chacun, le

visage de l’humanité, est aussi ce qui fait le liant entre le logos et la communauté, qui se retrouve autour de la

table comme les apôtres autour du christ. Le mystère de l’incarnation fait alors sens en tant que le « corps du

christ » est un « corps-de-chair », « corps sans cadavres », sans corpus, sans corps (köper) institué et dressé, le

tombeau ayant été trouvé vide tout corps pourrissant. Et « l’équivoque de l’incorporation par rapport à

l’incarnation » est très bien soulignée et redoublée par le terme de « corps mystique » comme le

rappelle « Kantorowicz n’a pas de tradition biblique. », Marc RICHIR : p.91, 92 , 93).

Page 57: ''L'énigme de la servitude volontaire''

57 | P a g e

la source de tout le mal. Et ce sera tout le drame des modernes de se débarrasser

de l’énigme de l’incarnation de la communauté.

En fin, la sv reste et demeure une énigme pour la postérité. Elle demeure un défit

pour toute philosophie politique et plus précisément les tenants des politiques de

médiation, c’est à dire les contractualismes. En effet, LA BOÉTIE l’a introduite de

manière sibylline dans le Discours. Après la lecture de cette dissertation le lecteur

est jeté dans l’abîme. La question de la servitude cesse d’être vue du point de vue

de l’autre, le bourreau, le tyran, mais du point de vue du sujet. Le texte de LA

BOÉTIE invite à questionner la passivité et la complicité du sujet. Comment serait-

il possible qu’un seul domine des milliers ? La question fait problème, on ne peut

admettre le postulat de l’auteur sans nier sans consistance de sujet. LA BOÉTIE en

ce sens est dérangeant, il nous piège par sa manière d’introduire sa question.

Quoique nous fassions, il semble qu’il aura toujours raison. Toute fois, l’auteur

donne des pistes pour sortir de la tyrannie de la servitude ou de la logique de

l’Un : l’amitié. Il semble qu’on peut sortir de la logique de la servitude par ce qu’on

pourrait appeler à la suite de DERRIDA une politique de l’amitié.

Page 58: ''L'énigme de la servitude volontaire''

58 | P a g e

CHAPITRE II

Le procès de la politique (de l’amitié):

Entre LA BOÉTIE, ARISTOTE,

MONTAIGNE et DERRIDA

Page 59: ''L'énigme de la servitude volontaire''

59 | P a g e

SECTION 1

Le statut de l’ami dans le de LA BOÉTIE : L’amitié comme principal lien politique dans la République, un rempart contre la tyrannie

« Quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que de haïr son royaume qui ne fait que lui obéir, et

lequel ne se savoir pas encore aimer s’appauvrit lui-même

et détruit son empire ? » (LA BOÉTIE (2002) : p. 50)

L’ami est une figure assez particulière qui ne cesse de changer de statut de

PLATON à ARISTOTE. Il est une figure problématique dans l’histoire de la

philosophie : Chez ARISTOTE le concept « amitié » passe de l’’egalité à la

condition de l’égalité. Elle est définie par l’auteur de l’Éthique à Nicomaque comme

ce qui maintient l’équilibre de la cité. De Socrate à MONTAIGNE et de

MONTAIGNE à DERRIDA la figure de l’ami prend des formes assez opposées. Il

sort du cadre sentimental pour prendre l’allure du cadre national jusqu’à devenir

l’être de l’homme inconnu qui peut être : l’étranger, l’insoumis ou le rebelle. Les

différents exemples nous fait montre de la difficulté que pose la figure de l’ami.

Quel est ce type de lien qu’est l’amitié telle qu’ils l’ont connu MONTAIGNE ET LA

BOÉTIE ? Ils étaient deux amis mais le second n’est connu qu’à travers la diligence

du premier. N’empêche qu’on peut ranger à la même enseigne leur conception de

l’amitié. L’amitié de LA BOÉTIE est différente non seulement de celle

Page 60: ''L'énigme de la servitude volontaire''

60 | P a g e

d’ARISTOTE mais plus précisément de celle de MONTAIGNE. Pour LA BOÉTIE,

l’amitié est d’ « essence politique » 1 , contrairement à MONTAIGNE pour qui

l’ « amitié est comme sa conscience intime et exclusive»2. Toutefois, il reste à

déterminer ce qui est à mettre sous le vocable politique. Le Discours arrache l’ami

à la sphère privée pour le placer dans la sphère publique. Un déplacement qui

n’est pas sans enjeux. En ce sens, l’amitié cesse d’être l’affaire d’un homme ou

d’une figure pour devenir une forme-de-lien-politique-vertueux. Pour LA BOÉTIE

penser la politique sous le mode de l’Un n’est que pur mensonge. Selon DELA

COMPTÉE, la différence se renforce entre les deux amis quand, il (le Discours)

définit l’ami par Sodalis non par amici comme le fait MONTAIGNE. Le sodalis,

pour LA BOÉTIE, c’est le « compagnon », le « collègue », celui qui nous est lié dans

le cadre d’un cercle, d’une activité sociale définie. Quelque chose liant deux

compagnons les empêchant de se disperser. Le sodalis fonctionne semble t-il sous le

régime de la ressemblance. Cette amitié n’est possible qu’entre des personnes

appartenant à un même cadre spatial. Ne faut-il pas voir dans ce cadre non un

espace géographique délimité mais plutôt quelque chose de potentiel pouvant

relier des individus différents. « Le sodalis est un compagnon d’excellence, écho

des viriles communautés d’autrefois, celui qu’il avait choisi pour renouveler la

vertueuse alliance »3. Si l’on suit à la lettre l’analyse de DELACOMPTÉE, une telle

conception viendrait gommer celle qui est développée dans le Discours. De l’ami

sodalis au témoin ?confiné dans les registres des témoignages de ceux qui ont assisté

le mourant, nous constatons un glissement sémantique entre les deux figures de

l’ami. La figure de l’ami fait partie des énigmes la boétienne.

Alors que pour MONTAIGNE :

1 Op. Cit. 2 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181. 3 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181.

Page 61: ''L'énigme de la servitude volontaire''

61 | P a g e

« L’ami séjourne parmi les anges, en suspension dans l’air, unique. Il règne audessus des

relations ordinaires, au-dessus de la répartition des gens par catégorie d’âge, de sexe et

d’activités. Il n’est ni le frère naturel, auquel l’envie et la jalousie nous confrontent, ni le

père, dont l’autorité nous bride, ni les liaisons communes, ni certainement la mère

inconnue des Essais, et moins encore la femme »1

L’ami n’est plus une figure des situations ordinaires selon DELACOMPTÉE, il

relève de l’ordre de l’« invisible ». L’ami, selon l’auteur des Essais, laisse le cadre

de l’humanité pour devenir un surhumain et un suspendu dans les airs. En effet,

MONTAIGNE énumère les différents types d’amitiés et les trouvent tous. Les

liens de « paternité », de « fraternité », de « mariage », et d’ « amour ». Le seul lien

admis par l’auteur est un lien qui n’est plus un lien puisqu’il ne laisse pas de trace

matérielle. Ce qui fait la particularité de ce lien est son invisibilité et son caractère

indicible : « nous nous cherchons avant d’être vu et nous embrassons par nos noms<.Et

cette parfaicte amitié, de quoy je parle, elt induifible». Or, chez l’auteur du Discours la

l’amitié est présentée autrement : elle est redoutable pour le tyran. LA BOÉTIE

présente l’amitié comme ce qui est étranger au tyran. Pourquoi l’amitié se révèle-t-

elle étrangère au tyran ? En quoi l’amitié peut-elle constituer un mode de

résistance à la tyrannie ? Pourquoi le tyran se retrouve en situation d’isolement où

il ne peut avoir d’amis ? Que cache l’ami - cette nouvelle figure- pour qu’elle

puisse permettre d’échapper à la perversion des liens sociaux provoqués par la

tyrannie et qu’elle puisse se constituer en un véritable lieu de résistance capable de

faire face à la dé-naturation des liens politiques ? LA BOÉTIE dit que le tyran n’a

pas d’amis. Qu’est ce qui peut bien l’empêcher de se faire des amis ? Faut-il mettre

en cause la nature du pouvoir qui attire les flatteurs ou plutôt l’incapacité de la

tyrannie à créer des liens d’amitié. Pourquoi le « cœur du tyran » se révèle t-il si

« dur » et de surcroît hostile à l’amitié, alors qu’il recherche l’amour de ses sujets?

Que recèle l’amitié pour qu’elle puisse être réfractaire au tyran ? Si on suit la

1 DELACOMPTÉE (1995) : p. 181.

Page 62: ''L'énigme de la servitude volontaire''

62 | P a g e

tonalité du texte de LA BOÉTIE, il existe une différence entre l’ « amour » et

l’ « amitié ». Comment un tyran dont le cœur est dur comme une pierre, qui n’a

point d’amis puisse se sentir affecté au point de s’appauvrir et de détruire son

« empire » parce que non aimé par son peuple. La tyrannie semble fonctionnée sur

la base d’un mensonge. En ce sens, faudrait-il se demander, serait-il le propre

exclusif de la tyrannie ? L’auteur du Discours formule l’un des paradoxes de la

tyrannie : Tout pouvoir –quelque soit sa nature - aussi dénaturé puisse t-il être ne

peut se pérenniser sans avoir un minimum de sympathie des sujets. Comment est-

ce possible ? Est-ce à dire que le tyran ait besoin de l’amour de son peuple pour

asseoir son pouvoir ? Dans le cas contraire périra t-il? N’est-on pas en présence

d’une contradiction performative dans la mesure où ce que recherche le tyran est

antithétique à sa nature ? Tout pousse à croire que le tyran ne sait pas toujours

qu’il est aimé de son peuple, et le peuple ne sait pas si la force du tyran provient

de la sympathie qu’il lui témoigne. Dans le cas contraire où le jeu de

représentation ne se ferait plus la tyrannie se soldera sur un échec. Quand le tyran

se découvrira aimer du peuple et celui-ci n’est que son complice ; en effet, voilà la

tyrannie s’implanter et se pérennise. LA BOÉTIE propose un ordre explicatif à

cette situation. Il fait allusion à trois exemples illustres : Sénèque, Burrhus,

Thraséas. Le premier est un philosophe, les deux derniers sont des sénateurs à la

fin. Ils ont pour caractéristiques d’être des amis d’un tyran et en sont tous

victimes. Ces exemples sont des exemples-arguments, ils sont assez éclairants pour

dissuader les éventuelles victimes. L’auteur commence par dire que nul ne peut

s’assurer de la faveur d’un « mauvais maître » 1 . La « faveur » doit être un

privilège accordé suivant le mérite de chacun en fonction de sa performance. Dans

le cadre du déroulement normal des choses, la faveur semble loin d’être quelque

1 L’expression est tirée du texte de LA BOÉTIE, p.50.

Page 63: ''L'énigme de la servitude volontaire''

63 | P a g e

chose d’arbitraire, elle obéit à une logique. Elle doit suivre l’ordre naturel des

choses ou du moins un ordre rationnel mais tel n’est pas le cas avec une tyrannie.

Seule l’humeur du tyran ou ses caprices tient lieu de norme dans la distribution de

cette faveur. En témoigne les exemples cités au début par LA BOÉTIE. Le plus

frappant des cas pris en témoins, car comme dit DERRIDA dans un autre

contexte, nul ne peut témoigner à la place du témoin. Néanmoins c’est l’un des

pouvoirs de l’amitié, elle nous lie au-delà de la mort. Car c’est l’une des forces de

la philia capable de nous emmener à la limite de la mort 1 . En ce sens la

reconnaissance devient l’affaire des hommes amis et des hommes libres. C’est l’un

des pouvoirs de l’amitié, il est le propre des gens bien capables de reconnaître

l’autre dans son humanité en dépit de la différence importante qu’il peut y avoir,

ils se sentent co-responsables l’un de l’autre. Il ne fait pas l’ombre d’un doute

qu’ils (Sénèque, Burrhus, Thraséas) étaient tous « des gens bien », mais leur seul

crime et cause de leur mort, ils pensaient pouvoir être des collaborateurs ou amis

du tyran jusqu’à ce qu’ils soient tués par ses derniers. Le discours en ce sens veut

une réhabilitation de la mémoire des amis de la liberté fourvoyés comme les

différents cas cités plus haut. En ce sens, le est une plaidoirie pour la liberté. Il n’a

qu’un seul objectif. Son temps ne peut être que le présent, il est « à venir » . Il

s’adresse à la fois aux serviteurs du tyran et à ceux qui acceptent sa domination.

Les destinataires du texte sont aussi bien que ceux d’aujourd’hui qu’hier, c’est ce

qui fait de cette œuvre une œuvre hors du temps : le public de LA BOÉTIE est à

venir. Qu’est ce qui peut bien amener un tyran à détruire des gens de bien qui se

sont mis à son service? Ces gens-là peuvent-ils choisir de se mettre au service d’un

tyran de manière délibérée ? Comment se fait-il que le tyran ne puisse supporter la

présence ces gens de bien dans son entourage? LA BOÉTIE ne nous dit pas grand-

1 Jacques DERRIDA (1997), Politiques de l’amitié, paris, Ed. Galilée : p.27.

Page 64: ''L'énigme de la servitude volontaire''

64 | P a g e

chose sur ce que pourrait cacher l’expression : « gens de biens » ? Que pourrait-il

nous enseigner sur la figure de l’ami ? Sont-ils « de bien » en raison de leur vertu,

ou sont-ils vertueux pour avoir résisté à l’entreprise de dé-naturation des liens

sociaux de la cité ? Où le sont-ils plutôt pour avoir osé pratiquer la vertu dans un

milieu générant la scélératesse et le vice? Peut-on être vertueux dans une société

ou dans un milieu où les liens sont pervertis ? Quel type de liens est-il possible de

construire dans une tyrannie ou avec un tyran ? Le problème du rapport entre les

hommes de bien et le tyran n’est pas le même posé par PLATON entre le

philosophe et la masse ? Les gens de bien – tout comme le philosophe de PLATON

– peuvent- ils être coupés de leur milieu sans en subir les conséquences? Que faire

dans une telle situation : la réponse de LA BOÉTIE est à rechercher dans la

tonalité du texte, dans l’étonnement révoltant de l’auteur. Et à travers le caractère

dévastateur de son questionnement et de leur défilement. Quel type d’amitié ne

veut pas le tyran, que cache t-il ? Tout se passe comme si pour LA BOÉTIE l’amitié

était une mais non plusieurs. Entre deux amis quelque chose se déroule et peut

être considéré comme nocif pour la pérennité de la tyrannie. Entre deux amis

qu’est-ce qui est enjeu ou qu’est ce qui – dans la figure de l’ami - pourrait

constituer une menace pour la tyrannie ou le tyran?

La question de la responsabilité des gens de bien envers leur vis-à-vis, le tyran,

reste un dilemme dans tout le Discours, c’est le cas pour beaucoup d’autres. Le

tyran paradoxalement ne tombe pas du ciel selon la logique du texte, il s’érige au

cœur même de la volonté du peuple. À la limite, il n’est pas fortuit de se demander

lequel des deux est premier: le tyran ou le peuple ? Le texte de LA BOÉTIE laisse

beaucoup de questions sans réponse : la question du mode de rapport des gens de

bien avec la tyrannie est l’une d’entre elles. Cette question constitue l’un des

paradoxes parmi d’autres relevés dans le de LA BOÉTIE. Plus précisément les

Page 65: ''L'énigme de la servitude volontaire''

65 | P a g e

suivants : d’une part, il montre comment les « liens » se trouvent pervertis dans la

tyrannie sous la forme de « désir de la servitude » ; d’autre part, une question

pendante : comment se fait-il que seul un petit groupe semble échapper à la force

attractive de l’Un ou celle du désir de servir ? Le second s’apparait comme une

implication du premier. Autre élément de ces paradoxes, si le tyran n’est certain

de l’amour de ses sujets, il risque de mourir de chagrin et d’amertume.

Bizarrement, le tyran n’a confiance en personne et n’a en effet aucun ami, et par

conséquent, nul ne peut s’assurer de l’amitié de ce dernier. Il a besoin du

consentement et de l’amour pour se pérenniser au pouvoir. L’absence de ces deux

sentiments l’emprisonne et le condamne à vivre dans une crainte permanente. Car

« nul ne l’aime ou nul ne m’aime! », s’imagine-t-il. Le tyran en ce sens devient un

paranoïaque! Or, nul ne peut savoir et être sûr et certain d’être aimé. En revanche,

nul n’ignore s’il aime. Ce dont il est question et dont on peut avoir la certitude, une

certitude absolue et évidente, est le suivant : le tyran n’aime que lui-même, et il n’a

pour égal que lui-même. De ce fait, il est possible de comprendre sa crainte de la

parfaite amitié. Mais, qu’est-ce que l’amitié si ce n’est s’ouvrir à l’altérité radicale

au risque de perdre une part de son identité ? L’ami, exigeant une reconnaissance

de la part du tyran, lui demande de s’ouvrir à l’inconnu et de respecter son droit à

être différent. Ce qui est surprenant, c’est l’attitude indifférente dont l’interpellé,

le tyran, fait toujours preuve. De là, surgit un « différend »1 entre la tyrannie et

l’amitié, entre le « tyran » et « l’ami ». En quoi consiste donc ce différend entre ces

derniers? Il consiste plus précisément dans la situation de conflit où d’une

part, l’appel de l’ami à être reconnu comme différent ou de son droit à l’être est

1 Le différend est défini par Lyotard comme un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas

être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations (In, Lyotard

(1983) : Le différend, Ed., minuit, collection critique, p.10). Le « différend » c’est le cas où le plaignant est

dépouillé des moyens d’argumenter et devient ce qui fait une victime (p.24). Un cas de différend entre deux

parties a lieu quand le « règlement » du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le

« tort » dont l’autre souffre ne signifie pas dans cet idiome (p. 25)

Page 66: ''L'énigme de la servitude volontaire''

66 | P a g e

ignoré ; et de l’autre, le refus ou le déni de reconnaissance qu’affiche le tyran

estimant qu’il n’est pas un frère et ne pourra pas entrer dans la confraternité

nationale. D’où la difficulté voire l’impossibilité de reconnaitre le droit de

l’interpellant, l’ami, dans la tyrannie. Aussi faudrait-il voir dans l’amitié une force

attractive porteuse de radicalité de l’autre. Cet autre ne peut être intégré. Dans le

cas contraire, il cesserait d’être Autre pour devenir un même. Ce que cache l’amitié

dans sa vérité radicale est celle d’une responsabilité dite « obsédante » en raison

du fait qu’elle sous-tend une responsabilité qui n’est rien d’autre qu’une obsession.

Dans cette relation, autrui m’assiège au point qu’il met en question mon « pour-

moi », mon « en-soi » et qu’il me fait « otage »1. La « responsabilité obsédante »

dont parle LÉVINAS est celle qui découle d’une Éthique qui divorcerait d’avec la

logique du Même ou la connaissance du même. Il s’agit donc de « transcender à

l’autre, aller au Même à l’autre *<+ la transcendance *en ce sens+ est appropriation

et comme telle, elle est ou reste immanence » 2 , poursuit-il. L’ami pourrait se

rapprocher du prochain comme ce qui est proche qu’il ne faut pas confondre avec

le voisinage dans le sens spatial. Par sa nouveauté radicale, l’ami semble échapper

non seulement à la chaîne du tyran et à la loi de la tyrannie, mais également au

mensonge de la fondation. Il devient en ce sens un rebelle, ce qui, de par sa

nouveauté, tend à se présenter comme potentiellement dangereux. Car la loi de la

fondation établie par le tyran l’érige à la fois comme le législateur et le garant de

l’ordre. C’est à juste titre que Lyotard affirme que : « celui qui décide de la loi, au

lieu d’être le destinataire, ne peut pas être un juge, il est nécessairement un

criminel. Et celui qui subit une loi ainsi décidée ne peut être qu’une victime »3.

L’ami c’est celui qui - nous interpelle - lance un appel. En quoi consiste cet

1LEVINAS, Emmanuel (1993), Dieu, la mort et le temps, Paris, Ed., Grasset, coll., Poche, p. 157. 2 Op. cit. 3 Jean-François Lyotard (1983) : Le différend, Ed., Paris, Minuit, coll. Critique.

Page 67: ''L'énigme de la servitude volontaire''

67 | P a g e

appel de l’ami ? Cet « appel » réfère à notre responsabilité « infinie »1, c’est -à-

dire celle qui respecte l’idiome dans lequel l’autre nous a interpellé et celui dans

lequel on y répond . En effet, une responsabilité que l’auteur de Dieu et la mort

aurait appelé la « responsabilité Éthique », c'est-à-dire celle qui respecte l’unicité

de chacune des situations déterminées en tendant à compromettre la « justice

absolue », à distribuer la « justice infinie » mais aussi infiniment « pervertible »2.

Un appel qui ne peut être entendu comme tel par le tyran puisqu’il est véhiculé

dans un régime de phrase non conforme au sien, il ne peut être donc validé. Il se

trouve frappé ou jeté dans une situation d’incapacité à signifier quoi que ce soit.

Telle est la situation de l’ami, de l’étranger, de l’autre< Le tyran est victime du

complexe de Narcisse : il est comme épris de lui-même voire du même. Cela

s’illustre bien chez LA BOÉTIE où il cite beaucoup d’exemples de tyrans anciens

qui se font également tués par leurs plus « favoris »3 : des prétendus amis.

En fait,

« le tyran n’est jamais aimé, ni n’aime : l’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ;

elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime »4.

Dans les liens tissés par la tyrannie – ces liens déformés par le vice - il n’y a pas de

place pour la vertu et par ricochet l’ « amitié ». Ainsi la tyrannie est loin d’être un

régime politique, elle en est une détérioration ou dépravation. Elle détruit- la polis

– l’esprit de communauté qui animait la cité en détruisant le principe d’équilibre

qui le maintient : la réalisation du « bien humain »5. Qu’est-ce qu’on entend par le

bien de l’homme ou le bien humain ? Dans le jargon aristotélicien : le bien peut

être identifié avec la « richesse », « l’honneur », ou le « plaisir ». Ce bien prend le

nom de l’ « eudaimonia » sous la plume d’ARISTOTE. Un terme d’après l’auteur

1 Hent de Vries, « une pensée hospitalière », in Revue Europe, Jacques DERRIDA, Paris, # 901, 2004, p.236. 2 Op. Cit. : p.236. 3 LA BOÉTIE (2002) : p.51. 4 Op. cit. : p.51. 5 Cette notion est d’ARISTOTE.

Page 68: ''L'énigme de la servitude volontaire''

68 | P a g e

qui pose souvent de sérieux problèmes de traduction1 : tantôt, il se définit comme

« félicité », « bonheur » ou « prospérité». En ce sens le bien de l’homme : « C’est être

bien et faire le bien en étant bien, l’état de l’homme favorisé en lui-même et en relation avec

le divin »2 Toutefois, il est à remarquer que la définition du bien, telle que proposée

par ARISTOTE pour la première fois, laissait ouverte la question du contenu de

l’eudaimonia. Quel est le rôle des vertus par rapport au bien de l’homme (ou

l’eudaimonia) ? Les vertus se définissent comme étant des qualités permettant à

l’homme de parvenir à l’eudamonia et dont le manque entrave le mouvement vers

ce telos. Il ne faut nullement penser le rapport entre l’ « eudaimonia » et les

« vertus », selon Mac Intyre, suivant le modèle de la fin et des moyens. Pour le dire

en d’autres mots, les « vertus » seraient des moyens nous permettant de trouver

l’ « eudaimonia». Car : « les moyens peuvent être définis indépendamment de la fin et

vice versa […].Ce qui constitue ce bien, c’est une vie humaine complètement vécue au

mieux, et l’exercice des vertus est une partie nécessaire et centrale de cette vie, non un

simple exercice préparatoire sans référence aux vertus »3. Telle est la lecture de l’auteur de

ce rapport. Ainsi si l’on suit sa lecture les vertus d’ARISTOTE trouveraient leur place

non seulement dans la vie individuelle, mais aussi dans la vie de la cité ; l’individu

n’est intelligible que comme zôon politikon4. Ainsi ce bien ne peut se réaliser que

dépendamment du type de liens tissés entre les différents citoyens. Il ne s’agit que

du lien d’amitié laquelle est une vertu. LA BOÉTIE renforce l’idée selon laquelle Le

tyran ne peut avoir d’amis. Mais qu’entend-il par amitié ? Pour le dire autrement,

quel souffle nouveau apporte-t-il à cette notion ? L’auteur de La Servitude

volontaire semble maintenir a priori la théorie d’ARISTOTE de l’amitié. Chez

ARISTOTE, on vient de le voir, l’amitié se définit comme une « vertu » ou tout au

1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque ; D’après MacIntyre (1981) : p.145. 2 MacIntyre (1981): p.145. 3 MacIntyre (1981): p.145. 4 MacIntyre (1981): p.147.

Page 69: ''L'énigme de la servitude volontaire''

69 | P a g e

moins elle est toujours escortée de la vertu1. Pour illustrer son propos, il compare

les liens dans l’État à des « liens d’amitié ». Ainsi, se demande-t-on, dans un

régime où la corruption est la règle, les hommes sont-ils capables de pratiquer ou

de connaitre l’amitié ? Question à laquelle ARISTOTE ne nous permet pas de

répondre. Dans la mesure où LA BOÉTIE connait le texte d’ARISTOTE, et c’est en

fonction de cette connaissance qu’il construit les nerfs de son argumentation,

permettrait-il d’y répondre ? Si l’équilibre de la cité aristotélicienne est maintenu

grâce aux liens d’amitié tissés qui garantissent la vertu individuelle, ces vertus se

trouvent substituées dans le Discours par l’ « avarice » qui amène les sujets à

désirer leur servitude. En ce sens, LA BOÉTIE tire conséquence de qu’a dit de

l’auteur de l’Éthique à Nicomaque : la situation dans laquelle à la tête d’une cité se

retrouverait un tyran. Dans une telle situation : on ne peut imaginer qu’un tel

pouvoir viendrait en dehors de la volonté du peuple, d’une part ; et on ne peut

supposer que ce pouvoir puisse se maintenir exclusivement sur la force, d’autre

part ; il est impossible de penser que les liens dans une telle tyrannie soient

amicaux. De telles hypothèses rendent la théorie aristotélicienne inopérante.

Évidemment, l’auteur de la servitude est bien conscient que la théorie

d’ARISTOTE de l’unité de la vertu héritée de PLATON est dépassée ; et par

conséquent, ne permet pas de rendre compte de la complexité de la constitution de

cette nouvelle configuration de l’échiquier politique des pays européens en proie

au démon de la guerre des religions. De ce fait, cette idée de communauté

politique comme projet commun se révèle étrangère à ce monde moderne2 qui est

en train de naître (c’est nous qui l’ajoutons). Ainsi on comprend pourquoi, dans le

1 ARISTOTE (1992) : p.317. 2 Alasdair MacIntyre (1981), Après la vertu (Étude de théorie morale), traduit de l’anglais par Laurent Bury, Ed.,

1997, PUF, p. 152.

Page 70: ''L'énigme de la servitude volontaire''

70 | P a g e

monde contemporain, l’amitié a été reléguée à la « vie privée » et « affaiblie »1.

L’amitié aristotélicienne implique l’ « affection », toutefois cette affection naît de

cette relation définie par ce que MacIntyre appelle l’ « allégeance commune », c'est-

à-dire la recherche du même bien. Dans la société grecque, l’ « affection » est

secondaire mais non sans importance, toutefois du point de vue moderne,

l’ «affection» est centrale voire primée. De plus, pour les modernes les liens

amicaux prennent le nom d’état émotionnel et relèvent plutôt d’une « relation

sociopolitique ». C’est ce déficit induit par la tyrannie que le discours de la

servitude n’a de cesse de déplorer. MacIntyre relève la critique que pourrait faire

le libéralisme par rapport à l’« idéalisation de la cohérence et l’unité morale » - de

la théorie aristotélicienne. Selon l’auteur cette accusation portée contre cette

théorie est si pertinente que nul ne saurait la récuser ni la repousser avec facilité. Il

se demande « pourquoi, en particulier, ARISTOTE insiste t-il sur une conclusion

qui paraît inutilement catégorique ? ». L’élaboration d’ARISTOTE de la typologie

d’amitiés a le mérite d’assouplir sa théorie de l’amitié: d’une part, l’amitié par

« intérêt » ou « d’utilité » ; d’autre part, l’amitié pour le « plaisir » ; et enfin,

l’amitié « parfaite ». Seule la dernière peut être dite « vertueuse ». Elle est l’unique

qui intéresse ARISTOTE. Seule la dernière peut être dite « vertueuse », car elle est

l’unique à connaître la stabilité. Or, pour ARISTOTE tout comme pour PLATON

l’ « instabilité » ou le « conflit » est synonyme de mal et de ce fait il faut l’éliminer.

L’amitié parfaite dispose de deux caractéristiques, elle est constante et

harmonieuse. Dans une tyrannie en effet, l’on ne peut retrouver que les deux

premiers types d’amitiés. L’auteur de l’Éthique à Nicomaque d’ajouter une

remarque : le « plaisir » et l’ « intérêt » ne sont pas de véritables garants des liens

d’amitié solide et vertueux, car ils peuvent seulement faire que des « méchants »

1 Op.cit. : p.152.

Page 71: ''L'énigme de la servitude volontaire''

71 | P a g e

soient « amis » les uns des autres ; ils peuvent faire aussi que des « gens honnêtes »

soient amis des « gens vicieux »1. En revanche ces liens-là ne sont pas constants en

raison de la nature hétérogène de ces individus. Dans quel milieu ces liens

d’amitié peuvent-ils fonctionner, à quelle condition peuvent-ils être

opérationnels ? Dans une tyrannie, les liens ne peuvent-ils être que tyranniques et

faire et fuir la vertu ? Si l’amitié en tant que « vertu » maintient l’ « égalité » à

travers ce qui se ressemble, pourtant elle peut être identifiée au principe de

l’égalité ou à la concorde existant dans un État. Peut-on parler d’ « amitié » pour

les types autres que parfait? La « ressemblance » dont parle le panégyriste est

celle qui a une même caractéristique. Puisqu’ARISTOTE lui-même fait de « l’amitié

par excellence » le propre des gens vertueux et elle est assimilée au bien absolu,

une amitié « imparfaite »2 est-elle encore une amitié ? À différence des deux autres,

elle est constante. Ainsi si ARISTOTE fait de la constance le propre de l’amitié ou

de la vraie, en effet l’amitié est génératrice de l’ordre. Toutefois, ARISTOTE insiste

sur le caractère rare de la véritable amitié. Cette « rareté » trouve son origine dans

le fait qu’ « il est difficile d’entrer dans l’intimité d’une personne » ; et d’autre part,

qu’ « on ne peut devenir l’ami de n’importe qui »3. Comment ARISTOTE s’y prend

t-il pour expliquer ce contraste ? Et comment déceler le véritable ami du faux ? Le

temps n’est-il pas un vecteur important pour déterminer l’amitié véritable ? Deux

éléments de réponse sont avancés pour explique les deux points de contraste :

d’un coté, l’expérience de l’amitié ne dépend pas de son aptitude à être vertueux,

c'est-à-dire ce n’est pas l’affaire ipso facto des gens vertueux, elle requiert

1 ARISTOTE (1992) : p. 327. 2 L’expression imparfaite n’est pas utilisée par ARISTOTE lui-même, il ne parle que l’amitié par « intérêt » et

par « utilité », lesquelles ne sont pas des vertus. Puisqu’elles ne sont pas de même nature que les l’amitié

parfaite, on ne peut parler de d’amitié à proprement parler. A la rigueur on peut se demander si la typologie

de d’ARISTOTE ne souffre pas d’une manque de rigueur. 3 Pierre BRUNEL et all., (2001) : p. 53.

Page 72: ''L'énigme de la servitude volontaire''

72 | P a g e

l’ « épaisseur de la durée et une longue patience »1. D’un côté, ARISTOTE après

avoir admis à chaque âge correspond une amitié spécifique, complique la situation

en disant que la vieillesse est un handicape majeur à la réalisation de l’ « amitié

parfaite ». En effet dit-il le vieillard et les gens moroses tentent à rechercher ce qui

leur est plaisant. C’est ce qui selon Pierre BRUNEL explique que l’amitié ne peut

être considérée comme une « quasi vertu »2, elle est accompagnée de « vertu »

plutôt que d’être vertueuse elle-même. Autrement dit, il n’existe pas d’amitié qui

soit vertueuse par nature. Il est possible de rester bien veillant à l’égard d’un

personnage morose, néanmoins, il est difficile de devenir son ami, en raison du

principe de la réciprocité postulé par ARISTOTE. Un autre paradoxe soulevé par

ARISTOTE est celui du principe de l’égalité. Ce principe a de grande conséquence

sur la théorie d’ARISTOTE. Nous constatons un glissement dans l’analyse

d’ARISTOTE : l’ « amitié » est passée de l’ « égalité3 » à la condition de l’existence

de « l’égalité ». Tout se passe comme s’il ne voulait pas assumer les conséquences

d’une telle hypothèse. Qu’est-ce qui a pu amener ARISTOTE à cette radicalité?

Car en posant la question jusqu’où l’inégalité peut aller sans compromettre les

liens mêmes de l’amitié, il enlève toute lettre de noblesse à la tyrannie. Le doute

jeté sur l’inégalité est un doute radical. Est-ce à dire qu’il ne peut exister une

amitié parfaite entre un riche et un pauvre ? ARISTOTE ne dit pas qu’il soit

impossible, toutefois, il reconnait qu’il y a là de véritables difficultés ou obstacles à

1 Ibid. 2 Ibid. : p. 53. 3 L’ « égalité » est définie par ARISTOTE comme étant celle qui a partie liée au « mérite individuel ». Ainsi

l’ « amitié » et l’ « égalité » sont les deux principes faisant partie de la justice, en revanche l’ « égalité » est

seconde et l’ « amitié » est première. Il existe un point qui n’est pas explicite chez ARISTOTE, peut-il y avoir de

l’amitié entre deux personnes de condition inégale. ARISTOTE ne tranche pas le débat, il reconnait que la

distance proportionnée entre deux individus est un obstacle à l’existence de l’amitié. Toutefois, il reconnait

qu’aucune limite ne peut être établie de manière nette sur cette question. L’un des principes caractérisant

l’amitié, c’est l’exigence de statique, ce que nous appelons l’exigence statique, c’est celle qui commande à

l’autre de rester dans l’état où il est ; c’est entant qu’homme qu’on lui souhaite le plus grand bien (Éthique

(1997) : p .335)

Page 73: ''L'énigme de la servitude volontaire''

73 | P a g e

la réalisation de l’amitié. En effet, les disparités ne sont pas sans conséquences sur

les liens d’amitié. Devrons-nous rappeler qu’ici la quête effrénée de richesse

perverti également les liaisons d’amitié. C’est ici à travers ce paradoxe que se

trouve formulé le « destin tragique »1 de l’amitié et de surcroit nous pouvons

ajouter la République ou même le destin tragique du politique. L’opposition entre

l’ « espace privé » et « espace public » dans la Grèce antique - où l’économie fait

partie de la sphère privée- se trouve réactivée à travers la mise en soupçon de

l’inégalité comme handicap aux liens amitiés. L’inégalité dont il s’agit ici c’est à la

fois celle de l’économie et celle du politique. En effet, dans un pouvoir

démocratique les liens entre les citoyens sont supposés être égaux. Il est possible

de se demander si l’idéal de l’amitié n’est pas en contradiction avec les préceptes

de la démocratie. Pourrais-je vouloir le meilleur pour l’ami et souhaiter la

pérennité de l’amitié, Si souhaiter le meilleur pour un ami, mon ami c’est le

vouloir le plus grand bien, autrement dit lui souhaiter d’être comblé ou la plus

grande autonomie , un destin divin ! Un tel souhait ne se révèle t-il pas

antithétique à l’amitié ? Car, Dieu n’a point besoin d’ami puisqu’il il se suffit à lui-

même. C’est en ce sens que le « tyran » ne peut être un ami et ne peut avoir

d’ « ami » selon la perspective La boétienne. La distance entre lui et les citoyens est

telle que les lois sont remplacées par ces caprices. Le tyran est celui qui se veut

l’unique dieu de la cité. Il est l’emblème de la cité. C’est ce qui fait qu’il est un mal

radical comme le « mal totalitaire »2 qu’ARENDT définit comme un étant celui

qui menace les assises mêmes de la condition humaine sur terre. Il est ce que

l’auteur appelle : « la création de l’Un à partir du multiple »3 . Ainsi, il détruit la

possibilité d’existence de la politique en rétrécissant l’espace public. La société se

1 Pierre BRUNEL et all. : p. 55. 2 Fabio CIARAMELLI (2001) : « Le mal totalitaire et la phénoménologie de la condition humaine », In Acte

de colloque « Hannah ARENDT, l’Humaine condition politique », Paris, éd., L’Harmattan, p157 3 ARENDT cité d’après CIARAMELLI, p.157.

Page 74: ''L'énigme de la servitude volontaire''

74 | P a g e

trouve atomisée, chaque atome s’auto-suffit à lui-même, les liens dans une

tyrannie se ficelle sous la forme monadologique où il existe un ensemble de

« monades » où chacun est indépendant l’un de l’autre ; ce qui les maintient

ensemble, c’est la volonté de Dieu - ou du tyran- ou la monade des monades. Cette

question soulevée par LA BOÉTIE concernant l’impossibilité qu’il puisse exister

d’amitié entre Dieu et le commun des mortels, cette question constitue le fil

conducteur de toute réflexion sur une possibilité de l’existence d’une politique de

l’amitié1. Nous sommes en présence d’un véritable travail d’enquête, tout n’est pas

gagné d’avance. L’une des spécificités de cette conception d’ARISTOTE est

marquée par deux traits caractéristiques du traité sur l’amitié : l’une, est l’attention

portée aux distinctions logiques et à la particularité des situations et, l’autre la

référence fréquente à la situation c'est-à-dire à la « conformité à la nature », ou ce

qui « arrive le plus souvent » 2 . Ainsi le traité sur l’amitié tient compte des

particularités de chaque situation sans être totalement dépendant des critiques des

mœurs de son époque. En revanche, sa conception de l’amitié reste tributaire

d’une certaine forme de cité en voie de disparition : la cité microcosmique ou la

« cité autarcique »3 où tous les membres de la famille se connaissent sur l’agora. En

effet, l’amitié selon ARISTOTE ne doit pas se rabattre sur la « vie privée » mais

plutôt doit correspondre à la réalité des « relations publiques » concrètes. L’amitié

cache quelque chose que le tyran ne supporte pas. Quel est ce quelque chose dont

1 Jacques DERRIDA (1994), Politiques de l’amitié, Ed., Galilée, p.36. 2In, L’amitié, sous la direction de Pierre BRUNEL et all., Ed., Paris, Vuibert, 2001, p.41 3 Selon l’auteur cette conception autarcique est celle qui semble la mieux intégrer au modèle de l’ordre de la

phusis ou l’effort de toute chose tend à imiter la perfection du cosmos. Pour les grecs, la perfection est toujours

liée au fini, fermée sur elle-même. Ainsi, le modèle de l’empire effraie la pensée grecque classique puisqu’il

correspond un modèle échappant au contrôle de l’individu de l’individu citoyen, lequel est appelé à décider à

travers les débats publics. En dehors de cette particularité de la pensée grecque classique, cette analyse

d’ARISTOTE nous permet de comprendre les effets de la tyrannie et la dépolitisation des citoyens sur les liens

sociaux. L’amitié en ce sens peut être un dernier rempart, l’ami peut correspondre à le citoyen rebelle In,

Pierre BRUNELL et all. (2001): p42,

Page 75: ''L'énigme de la servitude volontaire''

75 | P a g e

l’ami serait porteur jusqu’à effrayer le tyran ? Une chose est sure, ce n’est pas

l’amitié dans le sens aristotélicien qui tend à se rapprocher du même.

SECTION 2

Les figures potentielles de l’ami : l’Autre, le frère ou l’insoumis

La figure de l’ami reste une figure paradoxale tout comme celle du tyran dans le .

Cette figure porte en elle des potentialités. Elle est loin de s’enfermer dans un

cadre spatial ou de s’embrigader dans le « modèle de la fraternité » ou

l’« androcentrique ». Ainsi aborder les potentialités de cette figure n’est pas sans

enjeux. L’ami est présenté par la tradition sous le modèle de la « fraternité », de la

« parenté ». Qui plus est, beaucoup de traditions déclarent hors jeu des liens

d’amitié : homme \ femme. De tels liens se trouvent suspectés. Une autre tendance

est à l’œuvre dans ce paradigme androcentrique, c’est celle qui tend à réduire l’ami

au lien du sang et à celui de la parenté : du « frère », au « confrère ». Ce modèle de

compréhension tend à limiter et à effacer toute trace d’altérité dans la figure de

l’ami. « Un bon ami comme dit le dicton est un frère ». Ce mode de compréhension

de la figure de l’ami fait écran à ce que l’ami porte comme « espérance » ou fait

Page 76: ''L'énigme de la servitude volontaire''

76 | P a g e

écran aux ressources de l’ami « à venir »1. L’ami dans ce qu’il a de plus radical,

c'est-à-dire son « altérité », il refuse « mêmeté ». Ce modèle constitue le « mode

normatif »2 directeur de notre mode de relation à autrui. Ce mode est classé par

KWOK-YING-LAU comme étant un mode de compréhension visant à

« défavoriser le même et réprimer la différence » ou de « prévaloir soi (-même) sur

autrui »3. Une telle façon de représenter l’amitié est déterminante dans notre

mode de rapport à « autrui », « à l’ami », l’ « étranger ». Il est un prisme

déformant qui nous empêche de rencontrer l’autre dans sa diversité et dans sa

différence. L’autre visage de l’ami qui se dégage dans le Discours, qui est le plus

prometteur, est à venir. C’est cette potentialité dont est porteuse la figure de l’ami

qui le rend redoutable pour le tyran. L’étranger, le pauvre, le sans-papier font

partie de ceux qui sont exclus des liens sociaux. Ils sont en infraction par rapport

au système, mais, de ce fait, ils sont porteurs de quelque chose que le tyran ne

saurait digérer dans son appropriation de l’espace public. De par, leur

marginalisation, ils ne peuvent intégrer l’espace public. La figure du tyran est

destructrice d’espoir, il tend à faire croire qu’il tient le lien, l’unique et le seul lien

possible entre les individus, son absence conduirait la cité au chaos. Il symbolise le

mythe de la fondation originaire. La servitude se tient en raison de l’efféminé. Son

rejet est constant chez LA BOÉTIE et MONTAIGNE.

Dans le Contr’un la tyrannie est présentée comme ce qui :

1 Le terme « à venir » est utilisé par DERRIDA pour le distinguer du ‘’futur’’, terme compris ordinairement

comme le simple prolongement du présent, dans la perspective derridienne « à venir » n’est pas le simple

prolongement du présent, il implique la dimension d’ « attendre » et de « promettre » : il ya quelque chose qui

« à arriver » comporte une forte résonnance ‘’utopique’’, terme récusé par DERRIDA, il préfère à ce terme

celui de « moment messianique ». J. DERRIDA, « The world of the Enlightenment to come (exception,

calculation, sovereignty)‛, Resarch in phenomenology, vol.33, pp.9-52. Cf. aussi J. DERRIDA, Spectres de

MARX (Paris : Éditions Galilée, 1994) ; cité d’après Kwork-Yong-Lau, « Non-familiarité et autrui : l’herméneutique

de l’amitié chez DERRIDA », tiré en ligne. 2 Kwok-Ying-Lau, « Non familiarité et autrui : l’herméneutique de l’amitié chez DERRIDA. Communication

présentée dans le cadre du colloque international organisé par le Département de Philosophie et sociologie et

le centre de Recherche de la pensée et culture française de l’université Tongji (Shangai, le 11-13 Octobre 2004) 3 Ibid.

Page 77: ''L'énigme de la servitude volontaire''

77 | P a g e

« ôte la vaillance avec la liberté, elle rend les hommes lâches et efféminés.

Le mépris des gitons, hommeaux, femmelettes, blâme un défaut de civisme plus

qu’un vice personnel»1.

La tyrannie frappe la peur imaginaire des individus, devant le spectre de la

servitude. Les individus deviennent tous des « femmelettes » ou des « efféminés ».

Pour MONTAIGNE « l’efféminé relève de la femme non en tant que femme, mais

en tant que force passive »2. Une conception très romaine. La tyrannie inspire la

résignation et la « paresse ». Comment se fait-il que l’ami soit épargné de cette

peur généralisée inspirée par la tyrannie ? A quoi est due une telle résistance de

l’ami ? L’ami apparait comme l’« homme capable » de Paul Ricœur, il vient de loin, il

surgit de sa propre finitude. C’est la raison pour laquelle ce que porte l’ami est à

venir. En ce sens, l’intuition de DERRIDA n’est pas loin de celle LA BOÉTIE quand

il en préconise une qui sort du cadre strictement individuel et privé pour devenir

quelque chose public. Ce que LA BOÉTIE dit sur le tyran à propos de son

incapacité à se faire des amis sort du cadre traditionnel ou du lien amical enfermé

dans le carcan familial. L’analyse derridienne de l’amitié soulève une dimension

de l’amitié « peu soupçonnée » comme l’a bien dit LAU, néanmoins, cette

dimension est amorcée par LA BOÉTIE sans faire objet de développement. C’est en

ce sens que la lecture derridienne de la tradition occidentale de l’amitié constitue

un geste novateur et permet de jeter un éclairage nouveau sur cette dimension

publique de l’amitié. Il renoue avec une ancienne tradition retrouvée chez

ARISTOTE que LA BOÉTIE aurait contribué à enrichir dans le . DERRIDA nous

donne quelques pistes pour saisir le mouvement qui est à l’œuvre dans l’amitié.

Qu’est-ce qu’ « être ami » ? Être ami de quelqu’un ? Quel est le sens de l’énoncé :

tu es mon ami ? Cette chaîne de question s’applique à l’amour : être aimé de

quelqu’un ou aimer quelqu’un est-ce le même mouvement ? La lecture

1 DELACOMPTÉE : p.164. 2 Op. cit.

Page 78: ''L'énigme de la servitude volontaire''

78 | P a g e

derridienne met en lumière un élément important. Aimer implique : un acte

d’amour désintéressé : aimer, c’est « aimer avant d’être aimé »1. Comment peut-on

« aimer » sans en être sûre - ou avoir la garantie de la réciprocité – d’avoir une

réponse positive? Le plus difficile est le fait qu’il est impossible sans en avoir

conscience, alors qu’il est possible d’être aimé sans le savoir. « L’ami est celui qui

aime avant d’être celui qu’on aime : celui qui aime avant d’être l’être aimé »2 . Il

(DERRIDA) cite quelques cas d’exemple de cet amour désintéressé tirés de

l’Éthique à Eudème où ARISTOTE fait mention de cas de « familiarité d’élection »,

une maternité dite la « maternité prophétique ». Selon ARISTOTE, c’est ce que

font les femmes dans Andromaque et Antiphon, celles-ci mettent leurs enfants en

nourrice et les aiment sans chercher à en être aimées en retour. C’est un amour

dépourvu de tout intérêt, un véritable don de soi sans motivation personnelle, un

véritable acte gratuit. La recherche intéressée de toute réciprocité tout comme la

volonté d’être connue par ses mères serait considérée par les Grecs comme des

actes « égoïstes » et donc par-là disqualifiés. La maternité est génératrice de

certaines valeurs : le don de soi, l’amour de l’autre. La maternité est créatrice des

liens politiques, la maternité sort de l’espace privé pour devenir un acte public ou

politique. Du coup l’enfant se retrouve arraché des murs familiaux pour être

confiés à la cité mère.

La question de l’altérité est au cœur de la préoccupation d’ARISTOTE.

L’ « amitié » tout comme la « maternité » de l’Antiphon, est génératrice de

certaines valeurs. Comme dit le dicton l’ « amour » – la philía ou la philein - nous

fait pousser des « ailes », elle ouvre une porte sur l’impossible c'est-à-dire ce que

1Jacques DERRIDA (1994), Politiques de l’amitié: p.27. 2 J. DERRIDA (1994): p.27.

Page 79: ''L'énigme de la servitude volontaire''

79 | P a g e

DERRIDA appelle le « peut-être 1 ». Ce « peut-être » a des conséquences

« saisissantes »2 sur la pensée politique de DERRIDA. Le « peut-être » insiste sur

l’ « indécidabilité » de la décision, en tant qu’elle se caractérise par l’imprévisibilité.

DERRIDA évacue le déterminisme et le positivisme propre à certains courants des

sciences sociales et des sciences humaines. Il accorde une nouvelle place au

possible ou la « possibilité radicale » 3 et de là nous devons nous rendre à

l’évidence de la force utopique de la pensée derridienne, plus précisément de sa

pensée politique4. Un événement selon DERRIDA qui arrive par la condition du

peut-être lève cette condition, toutefois, elle la garde en mémoire comme sa

condition. : « Si aucune décision (Éthique, juridique, politique) n’est possible qui

n’interrompe la détermination en s’engageant dans le peut-être même, en revanche

la même décision doit interrompre cela même qui est la condition de la possibilité

1 Le « peut-être », nous dit DERRIDA, a rapport avec cette « pensée à venir » annoncée par Nietzsche, laquelle

n’est pas une « philosophie », du moins pas une « philosophie spéculative », « théorique » ou

« métaphysique », elle n’est pas non plus une « ontologie » ni une « théologie », il relèverait de l’ordre d’une

autre expérience, c'est-à-dire une autre manière de s’adresser au « possible ». Mais DERRIDA d’ajouter une mise

en garde : pour s’ouvrir à cette expérience du possible, le mot d’expérience devrait désigner un autre concept.

Et tenter de se traduire, si cette autre possibilité y était possible, le sens du mot « politique » - autrement dit de

changer le sens du mot politique » Le peut être en ce sens l’ouverture d’un possible absolument indéterminé

et ceci sans le suspens radical. Le peut être exige de la « décision » ! Celle-ci (la décision) une rupture, une

rupture découlant de la force dont elle est en proie. Cette rupture concerne plus précisément les théories

modernes : les « néo marxistes » et Carl Smitt. ( DERRIDA" (1994), Politiques de l’amitié, Ed., Galilée : p. 86.) 2 In, revue Europe, Jacques DERRIDA, « DERRIDA et la politique » Geoffrey BENNINGTON, Ed., Europe

(2004), mois de mai, p. 223. 3 Op. cit. : p. 223. 4 Parler de la pensée politique de DERRIDA est un peut fort, en dépit de tout, nous l’utilisons, car si DERRIDA

s’est toujours refusé de répondre à l’appel ou la critique , pourquoi ne pas se pencher sur la politique, et plutôt

de répondre à la manière des « philosophes politique », DERRIDA s’est évertué à garder le silence, un silence

déjà bruyant puisqu’il constitue l’un des chefs d’accusation retenu contre sa pensée, s’il refuse à parler

politique là où la politique à l’habitude d’être parlée ou embrigadée par certaines instances, c’est par ce qu’il

s’estime la politique, d’une part, n’a pas un lieu qui lui est propre, autrement dit la politique peut être là ou

l’on ne l’attendait comme par exemple; d’autre part, la politique telle qu’elle s’est toujours présentée ou

présentée par une certaine tradition est héritée de la gangue métaphysique tout le travail de DERRIDA

cherche à déconstruire ou à nettoyer. L’un des éléments de cette gangue est la tension ou le mode de rapport

entre la « loi »et l’ « être » « praxis »et « théorie », la « connaissance » et « l’action », idée que la philosophie

politique. C’est de ce jeu d’opposition où l’on amène à créer un topos pour la philosophie où tout un pan de

la population est frappé du droit d’avoir part à la manière du slogan que nul n’entre s’il n’est géomètre. Un

partage du sensible est opéré par la tradition. Ainsi l’appel fait par certains invitant DERRIDA à parler de

politique dans le lieu traditionnel jetterait celui-ci (DERRIDA), s’il répondait positivement à cet appel, comme

vient de le voir, dans une véritable contraction performative.

Page 80: ''L'énigme de la servitude volontaire''

80 | P a g e

du peut être »1. En effet, DERRIDA entreprend une véritable radicalisation de la

pensée des événements dans le contexte des « décisions », ce travail de

radicalisation l’amène à une réinscription du concept de « décision » en dehors du

concept de sujet auquel il est traditionnellement attaché. Ce changement est

déterminant, car cette radicalisation permet d’une part de jeter un regard nouveau

sur ce qu’est devenu le sujet dans la lignée de DELEUZE et plus près de nous

Jacques RANCIÈRE. Pourquoi s’est-il détaché de la conception traditionnelle de

l’événement ? Était-elle nocive pour l’événement ? L’événement était souvent

pensé à travers le prisme du déterminisme, ce qui est déjà saisi par la loi de la

série. Or, si un « événement » en général devrait être pensé ainsi suivant ce modèle

sériel, cette façon de concevoir les décisions en le rapportant à un sujet ne fait que

neutraliser ce qui fait de l’événement un événement. En ce sens DERRIDA est

excessivement critique par rapport à la théorie classique du sujet là ou cette

dernière fait rentrer l’événement sous le contrôle de la décision en le soumettant, le

réduisant à un sujet :

« La décision fait événement, certes, mais elle neutralise aussi cette survenue qui doit

surprendre en un mot la subjectivité même du sujet, l’affecter là où le sujet est exposé,

sensible, réceptif, vulnérable et fondamentalement passif, avant et au-delà de toute décision,

avant même toute subjectivation, voire toute objectivation. Sans doute la subjectivité d’un

sujet, déjà, ne décide-t-elle jamais de rien ; son identité à soi et sa permanence calculable

font de toute décision un accident qui laisse le sujet indifférent. Une théorie du sujet est

incapable de rendre compte de la moindre décision *<+ rien n’arrive à un sujet qui ne

mérite le nom de l’événement »2

La critique derridienne vise le décisionnisme de Carl SCHMITT et ses avatars qui

tendent à réduire le caractère dévastateur de l’ « événement » par la décision. Ainsi

DERRIDA tente d’« événementialiser » la décision, elle n’est l’affaire propre du

sujet, en tant qu’elle est produite par un cogito vidé, elle est ainsi habitée par un

tout autre. Or, la décision est toujours celle d’un autre. Ce n’est jamais la décision

1 DERRIDA cite par Geoffrey BENNINGTON, p.223, In “Adieu: à Lévinas, Paris, Galilée, 1997. 2 In Revue Europe, paris, 2004, Geoffrey BENNINGTON citant DERRIDA : p.223

Page 81: ''L'énigme de la servitude volontaire''

81 | P a g e

de soi. De ce point de vue, les décisions les plus souveraines sont toujours habitées

« par l’autre »1. Mes décisions si elles sont prises par quelque instance coïncidant à

soi, ne sont décisives que s’il y a diremption entre «moi » et celui qui décide (en

moi). Par un tel mouvement DERRIDA réhabilite non seulement le virtuel mais

aussi le potentiel dont l’événement se trouve porteur. Mais, d’où vient cette force

dont l’amitié se trouve porteuse ? L’amitié a partie liée avec la philía. Elle la porte

ainsi à limite de la mort2. Un ami est celui qui vous porte au-delà de la mort

autrement dit c’est celui qui porte le deuil. Le propre de la philía est d’être tendu

vers la survivance, elle est ainsi la possibilité de survivre. Elle fluctue entre

l’ « effectif » et le « virtuel », « deuil » et « possibilité de deuil ». Ainsi, être ami ou

être-entrain-de faire ou d’aimer est toujours un mouvement ou un procès, un élan

vers le « deuil ». L’amitié aurait pour essence « le survivre », celui-ci constituerait

également son origine et la possibilité de l’amitié. L’amitié, c’est l’acte

« d’endeuillé de l’aimer » 3 . Ainsi l’amitié a rapport forcément au temps, elle

implique un pari contre le temps et dans le temps. Elle entretient un rapport

ambigu avec le temps. Puisque le temps c’est à la fois celui qui tend à se présenter

comme objectif au détriment du point de vue subjectif. Cette question soulève un

point, celui de la « note arithmétique ». Elle pose la question de la temporalité, de

la durée de l’amitié et elle implique aussi la question du nombre. Or, qui dit

nombre, cela sonne et tend à passer sous silence ou met dans l’ombre certains

grands noms emblématiques de l’amitié. Les amis sont-ils rares parce qu’ils ne

sont pas nombreux ou plutôt le sont-ils en raison de leur coté « exemplaire » et

« légendaire » ? La quantité fait-elle partie de l’amitié ? Doivent-ils rester rares?

L’amitié relève-t-elle de l’ « élection » ou de « sélection », d’ « affinité » ou

1 Ibid.: p. 224. 2 Ibid.: p. 29. 3 Ibid. : p. 31.

Page 82: ''L'énigme de la servitude volontaire''

82 | P a g e

« proximité », « parenté » ou de la « familiarité » ? Si l’amitié devrait être rare,

exemplaire, comment penser une politique d’amitié vu pour parler de politique

qu’il faut être plus d’uns? L’exemplarité 1 que la tradition ne cesse d’encenser

illustre la capacité d’ « anticipation de l’amitié » ou sa perspective providentielle -

ou selon la violence de l’écriture derridienne : la « pro-vidence ». L’amitié est

porteuse d’un espoir capable d’illuminer l’avenir et porter ainsi sa renommée au-

delà de la mort. Pourquoi l’avenir est-il ainsi pré-illuminé et qu’est-ce que

l’ « espoir l’absolu » tient de l’amitié ? DERRIDA appelle à la barre une certaine

tradition tendant à inscrire la figure de l’ami sous la configuration « familiale »,

« fraternaliste » et donc « androcentrée » du politique. Il s’agit pour DERRIDA

d’interroger cette tradition, de l'exiger à témoigner sur ses prétentions à être les

seuls créanciers, les ayant-droits de la politique ; autrement dit que serait alors une

politique « au-delà du principe de la fraternité » ? Une politique qui ferait

abstraction du principe de la fraternité peut-elle ou méritera-t-elle encore le nom

de « politique » ? DERRIDA met à nu à travers les différents mouvements du texte

d’ARISTOTE la face cachée des discours sur la politique. Que dissimule

généralement le concept de politique. Il ne s’annonce jamais sans quelque

adhérence de l’État à la « famille » ou sans une « schématique2 » de la filiation : la

« souche », le « genre », l’ « espèce », le « sexe », le « sang », la « naissance », la

« nature », la « nation ». Ainsi, il est difficile de penser la politique sans tomber

dans les schèmes traditionnels : la « structure » ou une certaine « métaphysique ».

D’où l’une des raisons pour laquelle DERRIDA s’est refusé d’inscrire son œuvre

dans une démarche relevant strictement de la « politique » ou de la « philosophie

politique » ; ces concepts sont liés à une certaine métaphysique occidentale que

1 DERRIDA (1994) : p.19. 2 Ibid. : p.13.

Page 83: ''L'énigme de la servitude volontaire''

83 | P a g e

DERRIDA s’est évertuée à « comprendre » et à « excéder »1 et par là même à

déconstruire. En effet, il combat ce qu’il appelle la « contrebande

transcendantale », mécanisme que DERRIDA va élaborer un peu plus tard pour

tenter de décrire les paradoxes dans lesquels se trouvent être pris le concept censé

réduire les positions transcendantales de la philosophie et qui en est venu lui-

même à occuper une position transcendantale. Le drame c’est que le discours est

dépouillé de moyens supplémentaires de le comprendre parce qu’il pose en

principe la réduction des positions transcendantales de la philosophie en

« réalités » plus positives qu’un quelconque ordre2 . En effet, il s’agit pour l’auteur

des politiques de l’amitié de penser la politique en dehors du cadre traditionnel

dans lequel elle a toujours été hébergée. La politique serait « dé-substantialisée »,

« décentrée », DERRIDA va chercher du politique là où habituellement, on ne s’y

attendait pas. En ce sens, son intuition se rapproche de celle de Jacques

RANCIÈRE qui ne cesse d’accuser – ou de mettre en scène les relais cachés de

tradition de la philosophie politique : un certain héritage platonicien ; en ce sens la

dite tradition est de mèche avec la police.

Ainsi la politique serait ce qui viendrait déroger à l’état habituel des choses, elle

est là où l’on ne s’y attendait pas : en art, en littérature.

Selon DERRIDA :

« Si le politique s’est rarement laissée réduire à cette adhérence à la génération

familiale mais la démocratie s’associe presque toujours la fraternité à l’égalité et à

la liberté. La démocratie s’est rarement déterminé sans la confrérie ou la

confraternité »3

DERRIDA pointe du doigt le drame de certains concepts liés à la philosophie

politique et du coup d’une certaine pensée traditionnelle de l’amitié. La difficulté

de penser l’ « amitié », la « politique » et la « démocratie » en dehors de la logique 1 Geoffrey BENNINGTON (2004), « DERRIDA et la Politique », Traduit de l’anglais par Brigitte Weltman-Aron,

In Revue Europe (une revue littéraire mensuelle), Ed, France, Europe, mois de mai No : 901, p. 212 et 213. 2 Geoffrey BENNINGTON (2004) : p.214. 3 DERRIDA (1994) : p.13.

Page 84: ''L'énigme de la servitude volontaire''

84 | P a g e

de confraternité ou la famille. Ce qui conduit selon DERRIDA au « crime

politique ». Ce crime, c’est à proprement parler ce qui constitue l’ « être du

politique » 1 . Il existe deux grands crimes contre la politique. Le premier est

attribué à Carl SCHMITT dans sa définition de la politique comme la mise à mort

physique de l’ennemie. Le deuxième s’origine dans ce qu’il appelle l’attaque

contre la possibilité du politique, contre le zôon politikon ou l’homme comme

animal politique. Cette tentation d’arraisonner la politique, la réduire à autre chose

et l’empêcher d’être ce qu’elle devait être. Ce sont ces deux là qui constituent un

véritable embarras à des prolégomènes sur l’amitié. Ce qui conduit DERRIDA à

analyser l’apostrophe mise en citation sous les différents chefs d’accusation : le

« dommage », le « tort », le « préjudice », l’ « injustice » ou la « blessure »,

l’ « accusation ». Ainsi, il s’agit pour DERRIDA comme à l’accoutumée à sa façon

de faire sortir la « vérité » du puits ou de traiter le texte à la manière de la

maïeutique de Socrate. Un véritable travail de déconstruction de cet énoncé à

travers une analyse minutieuse des œuvres : Éthique à Eudème et Éthique à

Nicomaque ; il montre comment cet apostrophe constitue une véritable attaque

contre la possibilité du politique et nous dit simultanément beaucoup sur la

politique. C’est dans cette même veine que selon les opinions communes : d’une

part, l’acte même ou l’opération du politique consiste à créer (à produire, à faire,

etc.) le plus d’amitié que possibles ; et d’autre part, l’amitié est vouée selon

PLATON à la fois au « semblable » et au « dissemblable »2. Comment entendre le

plus possible ? Cela se calcule t-il ? Comment interpréter la possibilité de ce

maximum ou de cet optimum dans l’amitié? Comment l’entendre politiquement?

Le plus d’amitié est-ce que cela doit encore appartenir au politique3? LA BOÉTIE

1 Ibid. : p.14. 2 DERRIDA citant Lysis de PLATON (214-216). 3 Ibid.: p. 25.

Page 85: ''L'énigme de la servitude volontaire''

85 | P a g e

ne donne pas de pistes sur la possibilité de l’existence d’une politique d’amitié.

L’auteur de la servitude se situe dans la lignée d’ARISTOTE, même s’il n’y

demeure pas. Il la radicalise ! En ce sens il n’est pas inopportun de se demander si

une politique de l’amitié reste possible en dépit de la potentialité de la figure de

l’Ami. Que renferme cette figure - comme potentialité – pour empêcher que les

liens sociaux soient détissés par le tyran, que porte t-il comme nouveau ou vérité

radicale capable de faire échec au projet tyrannique? Certains philosophes comme

ARISTOTE, MONTAIGNE, NIETZCHE ont donné quelques pistes pour pouvoir

explorer les potentialités de cette figure paradoxale qu’est l’Ami. Le concept ‘’ami’’

comme l’a fait remarquer Jacques DERRIDA comporte un ensemble d’enjeux, il

semble « spontanément » appartenir à une configuration « familiale »,

« fraternaliste » et donc « androcentrée » (DERRIDA, (1994) : p.12). Cette notion

met hors jeu l’entité féminine dans la communauté d’ami. Une nouvelle fois la

police exclut du concept politique d’amitié la figure féminine.

L’ami est une figure assez ambivalente dans l’histoire de la philosophie. Elle est

tellement galvaudée, on ne sait plus ce qu’elle peut encore signifier en politique.

Le geste de LA BOÉTIE semble pouvoir s’inscrire dans une certaine volonté de

donner un souffle nouveau à l’ami. Depuis chez ARISTOTE le rapport de l’amitié

s’est posé en des termes loin d’être simple. Toutefois, l’héritage fraternaliste pèse

encore très lourd sur la représentation de cette figure en occident. C’est le travail

de DERRIDA trouve son sens.

Page 86: ''L'énigme de la servitude volontaire''

86 | P a g e

CHAPITRE III LES MODERNES (ROUSSEAU \ET LOCKE) FACE À

L’ÉNIGME LA BOÉTIENNE.

Page 87: ''L'énigme de la servitude volontaire''

87 | P a g e

SECTION1

La question de la sv chez ROUSSEAU et LOCKE

L’héritage de la question de la SV ou de la critique radicale de LA BOÉTIE

constitue un véritable défi pour la postérité. Il s’agit d’un legs que les héritiers ne

peuvent feindre d’ignorer, ni de contourner. La question de SV demeure l’une des

questions qui va hanter toute la modernité politique. Elle plane à l’instar du

spectre de MARX sur toutes les théories politiques tentant de dégager ou de

penser un agir politique ensemble face au souverain. La question de

l’assujettissement refait surface dans les théories politiques du vingtième siècle soit

environ IVème siècle après avoir été soulevée par LA BOÉTIE dans ce fameux

Discours. La question garde toute son actualité tant par sa radicalité que par son

originalité. Cette question à un caractère spécifique : elle ne peut être soulevée sans

forcer la théorie à la violenter. Toute tentative de l’appréhender dans le langage

quotidien de la philosophie politique se révèle infructueux. Il semble ou du moins,

il nous apparait, comme impossible, incapable de tenir la promesse : celle de

l’éclairer sans l’obscurcir davantage en la contournant ou atténuant sa force

dévastatrice. C’est une question déconcertante et révoltante. Les premiers à avoir

abordé ce dilemme c’est : ROUSSEAU et LOCKE. Toutefois, cela n’est pas soulevé

dans les mêmes termes par l’un et l’autre. Pour le premier, ce dilemme surgit en

terme d’ambivalence de la notion de liberté ; pour le second, il sera question du

procès de la figure de l’Un et son rejet comme instrument de neutralisation de la

multitude.

Page 88: ''L'énigme de la servitude volontaire''

88 | P a g e

A) ROUSSEAU ou l’ambivalence-de-la-liberté

La question de l’ambivalence-de-la-liberté sous-tend non seulement la question de

l’agir politique, mais aussi celle de l’échec du projet de la souveraineté de la raison

dans l’ordre politique. À ce sujet l’intuition de ROUSSEAU n’est pas loin de celle

de LA BOÉTIE lorsqu’il refuse de penser une adéquation parfaite entre l’ordre des

raisons et l’ordre du réel. Le livre inachevé sur L’abbé de Saint pierre relate le

scepticisme de ROUSSEAU à l’égard des « illusions1 » de ce dernier, qui croyait à

la souveraineté de la Raison dans l’ordre politique ».

« la seule chose qu’on suppose *aux hommes+ c’est assez de raison pour faire leur

propre bonheur. Si, malgré tout cela, ce projet demeure chimérique, c’est que les

hommes sont insensés, et que c’est une sorte de folie d’être sage au milieu des

fous »2

Qu’est-ce qu’il entend par folie ? La « folie » dont l’auteur fait mention dans sa

lettre est : « l’usage que la liberté fait d’elle–même : c'est-à-dire la « servitude

volontaire ». La « folie » c’est l’autre nom de la « servitude volontaire ». Pour la

laquelle dans la perspective la boétienne « toute agression manque, que la nature

désavoue et la langue refuse de nommer »3. C’est être « fou » de ne pas vouloir sa

liberté. Mais c’est également être non moins « fou » de croire, en un autre sens que

de croire que c’est une liberté véritable qui est toujours présente et agissante dans

l’ordre politique. La question soulevée par l’auteur de la Lettre à L’abbé de saint

Pierre constitue une véritable pierre d’achoppement à toute prétention de la

philosophie politique à réduire purement et simplement « l’ordre politique » à un

« ordre des raisons ». On est en présence d’un véritable face-à-face de la « folie » et

de la « raison ». Or, « la folie ne fait pas droit » dit-il. (Contrat social, 1er chapitre,

IV) ROUSSEAU reconnaît que cette « folie » ou choix déraisonnable peut se

1Blaise BACHOFEN (2002) : p.14, Paris, Ed., Payot et rivages. 2 D’après BACHOFEN, ROUSSEAU : p.20. 3 Ibid. : p. 20.

Page 89: ''L'énigme de la servitude volontaire''

89 | P a g e

vérifier dans l’histoire à travers : les « usurpations », les « dominations », les

« inégalités sociales démesurées ». Cette logique est destructrice du droit naturel.

La « grande folie » qui gouverne l’histoire humaine est donc le nom rousseauiste

de la servitude volontaire 1 . Comment la « folie » peut-elle rendre compte de

l’échec de la rationalité politique? L’intuition de ROUSSEAU n’est pas loin de

celle de l’auteur du Discours. Néanmoins, la démonstration de la servitude prend

chez les deux auteurs la forme d’une double « démonstration paradoxale » : d’une

part, elle exhibe le fait, plus universel et plus familier qu’on le croit habituellement,

de la servitude. D’autre part, elle met en évidence que ce fait, tout universel qu’il

soit, n’en est pas moins anormal, qu’il n’est donc ni fatal ni irréversible, mais

contingent. Comment rendre raison de cette perversion du sujet ? Par quel

processus psychologique le sujet en vient, contre toute attente à aimer et donc à

vouloir sa servitude ? Deux pistes de solutions sont proposées par ROUSSEAU

quant à l’origine de la servitude : D’une part, ce « goût des hommes civils pour

leurs chaines» provient de leur « préférence », laquelle est déterminée par les

fantaisistes de l’ amour-propre »2 . D’autre part, la transmission de haut en bas de

la hiérarchie sociale, de l’aspiration, de l’opération à la domination. C’est le filet à

travers lequel le « tyran emprisonne le corps social »3.La critique de ROUSSEAU

vise également la servitude volontaire, en ce sens, elle se rapproche loin de celle

de LOCKE qui vise une critique radicale de la représentation.

1 BACHOFEN (2002) : p.231 2 Ibid.: p. 229. 3 Ibid. : p. 230.

Page 90: ''L'énigme de la servitude volontaire''

90 | P a g e

B) LOCKE ou le refus de la représentation : le procès de l’Un

Le geste de LOCKE consiste à rejeter l’idée que l’Un est préférable à la multitude.

Cette idée qui veut que l’émergence de la figure du souverain dans la pensée

politique se veut une réponse ou une nécessité de contrer l’ « anarchie féodale ».

Une telle idée n’est qu’un prétexte avancé par certains apologistes de l’État, car le

« mécanisme étatique forgé pour refouler l’anarchie devient lui-même une source

majeure d’insécurité » 1 ou d’asservissement. Ceci fait de LOCKE un penseur

« radical », dans le sens que Richard ASHCRAFT donne à ce mot : « la situation

d’extrême gauche du spectre politique existant au cours de leur période

d’activité »2. L’un des problèmes majeurs que les modernes tenteront de résoudre

est de savoir : comment être protégé sans être asservi à ce qui nous protège?

Comment concilier l’obéissance à la liberté, la qualité de sujet et celle de citoyen?

L’une des réponses à cette question est celle de l’individualisme moderne appelé

par MACPHERSON de « l’individualisme possessif ». Le problème se posera en

terme nouveau selon SPITZ avec l’individualisme moderne. Il s’agit pour cette

pensée de trouver ou de disposer d’un « pouvoir suffisamment fort pour pourvoir

à la protection et suffisamment limité pour ne pas sombrer dans la tyrannie »3, une

telle préoccupation sombre dans un dilemme et devient vite énigmatique. Ce sera

de tous les modernes ! Le souverain est à la fois ce qui fait l’unité du corps social,

mais c’est également contre le souverain que le dit corps social est appelé à se

protéger ou organiser sa protection sous la forme d’ « atomes » ou de multitude.

Dès lors, le problème devient : comment le pouvoir pourrait-il être limité sinon

1 Jean-Fabien SPITZ (2001), John LOCKE et les fondements de la liberté moderne, Paris, Ed., PUF, p. 5 2 In, La politique Révolutionnaire et les deux traités du gouvernement de LOCKE, par Richard ASHCRAFT, traduit

de l’anglais par Jean-François BAILLON, paris, ed., PUF,1995, p. XIII. 3 Jean-Fabien SPITZ(2001) : p. 7.

Page 91: ''L'énigme de la servitude volontaire''

91 | P a g e

par un autre pouvoir tout aussi artificiel que le premier ? Comment la « société »

pourrait-elle jouir d’une existence incorporée indépendante qui lui permettrait

d’agir pour limiter l’instrument politique dont elle se dote, si elle n’est plus

constituée par lui qu’elle ne le constitue elle-même ? Selon SPITZ

« l’individualisme rend donc très précaire toute pensée de l’incorporation de la

société qui serait indépendante du mécanisme politique auquel elle est

assujettie »1. On est dans un véritable dilemme. La seule issue possible d’après

SPITZ est d’établir que « la multiplicité réelle des individus et l’absence de tout

rapport institutionnel de subordination dans la nature n’implique pas l’absence

totale de communauté » 2 . Comment concilier l’hypothèse de SPITZ avec

l’hétérogénéité qui existe entre l’état de nature et la société civile, entre la

dispersion absolue des individus donnée dans la nature et l’existence de normes

communes qui sont nécessairement des artifices posés par une volonté dans le

cadre d’un contrat ? Or, la tendance courant de la philosophie politique consiste à

rejeter toute possibilité d’existence d’une communauté Éthique par nature.

Autrement dit toutes les normes communes découlent de la volonté toute

puissante d’un souverain, tel est l’artifice consistant le fil argumentaire du

constitutionnalisme ou des contractualismes. Les conséquences sont multiples :

d’une part, la politique devient un « instrument pragmatique de la satisfaction

individuelle »3 sans aucune articulation avec une « moralité naturelle4 ». D’autre

part, les excès du contractualisme constituent autant de frein à l’existence à la

possibilité de penser cette moralité naturelle, ainsi ouvrant la voie à la servitude

collective. En effet, il est impossible de penser une autre norme capable de

1 Ibid.: p. 7. 2 Ibid.: p. 8. 3 Ibid. : p. 9. 4 Cette « moralité naturelle » est cette morale qui régit l’agir des les individus dans l’état prépolitique (SPITZ :

p. 9).

Page 92: ''L'énigme de la servitude volontaire''

92 | P a g e

contrebalancer celle du souverain émanant du souverain. On tombe dans un cercle

vicieux : le pouvoir est sa propre norme et celle-ci constitue l’unique source de

légitimité vu qu’il (le pouvoir) provient des sujets qui lui sont assujettis. Pour

sortir de ce bourbier inextricable selon SPITZ, on doit poser la condition

d’existence d’une « politique constitutionnelle » qui est de composer avec l’idée

d’une « moralité naturelle » régissant la « communauté pré-politique ». Telle est

l’originalité du geste politique de LOCKE. C’est son œuvre politique qui va

permettre de toucher ce nœud et de le trancher. Il a mis en valeur à la fois la

« nécessité et les moyens de préserver l’idée d’une communauté non politique »1.

Ainsi, il va déplacer l’obstacle auquel faisait face la théorie constitutionnelle ou

contractualisme moderne. Il s’agit pour LOCKE de maintenir la thèse d’une

limitation du pouvoir politique par une justice indépendante de la volonté du

souverain, contre l’idée dominante de l’individualisme de l’époque qui veut nous

imposer que la toute « puissance de la passionalité2 » humaine doit nous conduire

ipso facto à un accord sur le droit comme un artifice impliquant les voies de la

« puissance » et de la « volonté ». La question pourrait se formuler de la manière

suivante : Comment faire pour que l’assujettissement de tous à un souverain –qui

paraît nécessaire à l’existence d’une norme commune et à la protection des

personnes – ne se traduise pas par la sujétion ? Ici le geste théorique de LOCKE

rejoint celui de l’auteur du . Le dilemme la boétien en ce qui concerne

l’impossibilité d’ériger un pouvoir sans qu’il ne se soit transformé en source

d’assujettissement semble trouver une issue à travers l’intuition de LOCKE de

postuler une « moralité naturelle » ou une communauté pré-politique préexistant

et ordonnant la société civile. Le concept de « société « anarchique » pré-politique

dépourvue de pouvoir et « constituant une communauté de représentation quant à

1 SPITZ : p.9 2 Ibid. : p.13

Page 93: ''L'énigme de la servitude volontaire''

93 | P a g e

ce qui est bon ou mauvais » 1 . Il Constitue une possibilité de délégitimer la

tendance de l’homme à la servitude. Le scandale de LA BOÉTIE découlait du

caractère contre nature de ce malencontre. Son concept de « société », laquelle n’en

est pas réellement une, se trouve attribué « un pouvoir non politique de constituer

du pouvoir politique ». En d’autres termes, il est un pouvoir constituant une

communauté de principes et une « disposition » à pourvoir ensemble à la

préservation et au respect des devoirs de l’homme en tant que créature divine2. Le

travail de LOCKE nous sort de ce que SPITZ appelle le « charme du hobbisme »3.

L’intuition libertaire qui se dégage dans la notion de société « anarchie » constitue

de véritables obstacles à l’ « esprit moderne » habitué à la forme du pouvoir de

l’Un ou le souverain. L’idée qu’un groupe humain puisse être dépourvu de

principes d’ordre et d’assujettissement ne peut être qu’une multitude « sans ordre

ni connexion », et non pas une communauté4, reste la représentation dominante de

la modernité politique. Le dilemme la boétien trouve écho chez les deux auteurs,

LOCKE ET ROUSSEAU, ils ont essayé chacun à leur façon d’endiguer la violence

de ce mal absolu qu’est la sv. Rousseau l’entreprend à travers la critique de

l’illusion de la liberté, et LOCKE de son côté l’initie par le refus de toute

représentation de l’un,

1 Op.cit. 2 SPITZ : p.13. 3 Ibid. : p.14. 4 HOBBES, De cive, VI, 1 ; PUFENDORF, De jure<.., VII, 2 section 6 , cité d’après Spitz : p.15.

Page 94: ''L'énigme de la servitude volontaire''

94 | P a g e

SECTION2

L’HÉRITAGE DE L’ÉNIGME DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE CHEZ

CERTAINS PHILOSOPHES CONTEMPORAINS : FOUCAULT, ALTHUSSER ET BUTLER.

Certaines théories contemporaines vont remettre sur le tapis la question de la

servitude du sujet. La question garde toute sa complexité. Ils tenteront de jeter un

éclairage nouveau sur cette question, laquelle ne cesse de refaire surface à des

moments différents dans l’histoire de la pensée. Il s’agit d’un véritable pari. Mais

le dénominateur commun de ces discours sur le mécanisme de

l’assujettissement du sujet se trouve situé dans leur postulat de départ. Ils sont

unanimes à admettre l’existence d’une « porosité du sujet à l’égard du social1 ». Le

sujet est le résultant des « affections sociales », ce qui fait des liens sociaux des

liens de nature pathologique. Le sujet – qui résulte – de ces liens est un sujet vidé

de sa substance, de toute sa potentialité à répondre de sa subjectivité. Comment

penser le marquage social à l’origine de la fabrication du sujet ? Comment le

marquage arrive à faire du sujet, ce qu’il est : un fabriqué socialisé ? Trois analystes

1Guillaume LE BLANC (2006), La pensée de Foucault, Paris, éd., Ellipses, p.67.

Page 95: ''L'énigme de la servitude volontaire''

95 | P a g e

ont essayé d’élucider cette question en tentant d’apporter une réponse :

ALTHUSSER, FOUCAULT et BUTLER. L’une des particularités de ces trois

discours, et qui fait leur clairvoyance est l’évacuation de la différence entre :

« intérieur » et « extérieur ». Cette distinction traditionnelle qui constituait un

obstacle majeur à la compréhension de la complexité du problème de

l’ « assujettissement ». Ce point constitue la force de ces travaux. Certains de leurs

concepts tirés de leur ‘’répertoire théorique’’ c’est -à-dire tirés de certaines de leurs

oeuvres permettent d’élucider cette épineuse question. Parmi ces concepts deux

feront l’objet d’un traitement particulier en raison de leur pertinence. Les concepts

clés sont : la « vie psychique du pouvoir » (BUTLER : 2002) et « la productivité

subjective des relations de pouvoir » (FOUCAULT, 1982, Deux essais sur le sujet et le

pouvoir). Le premier se propose d’éclairer le rapport énigmatique de la relation

entre le « pouvoir » et le « sujet ». Le processus est abordé du point de vue de

l’interdépendance entre le « soi » et le « pouvoir ». Elle questionne le mode

d’«attachement» au « pouvoir » et corrélativement analyse le caractère

‘’nécessaire’’ d’un tel « attachement » pour que le pouvoir puisse fonctionner1. Il ne

suffit pas de dire que ce rapport est interdépendant, il s’agit de se demander :

qu’est ce qui le (pouvoir) maintient encore ? Le pouvoir a besoin de

« l’attachement », selon le vocabulaire de BUTLER, du sujet pour se pérenniser et

reproduire ; sans cet amour, il est incapable de se maintenir. Le rapport

souverain/sujet doit être représenté par le sujet comme relevant de l’ordre de la

nécessité. Le sujet se représente le pouvoir comme important. L’analyse de

BUTLER aussi bien que celle LA BOÉTIE se rejoignent sur un point bien

déterminé : celui de rejeter l’idée d’un face-à-face entre le « sujet » et

le « pouvoir ». Les deux se constituent et se renforcent réciproquement dans une

1 Op. Cit. : p.67.

Page 96: ''L'énigme de la servitude volontaire''

96 | P a g e

dynamique. Toutefois, selon LE BLANC, en dépit de la perspicacité de l’analyse de

BUTLER, son analyse demeure une « reprise » de l’analyse foucaldienne1 du mode

de relation entre le « sujet » et le « pouvoir ». En effet, nous ne devons pas perdre

de vue le fait que la question du sujet dans l’œuvre de FOUCAULT est loin d’être

une question simple. L’écart entre les différents FOUCAULT sur la question du

sujet ne cesse de s’agrandir et fait montre d’une grande complexité. Entre le

FOUCAULT Des mots et des choses qui eut à déclarer la mort de l’homme ou celui

du sujet, et celui des « Deux essais sur le sujet et le pouvoir » qui envisage la

question de l’asservissement sous le mode de « productivité subjective » des

relations de pouvoir il y a un pont à établir. Et cela ne cesse de déconcerter la

rigueur de l’analyste pointilleux qui est toujours en quête de « rigueur » et

« cohérence » là ou la virtualité du réel se révèle beaucoup plus riche ou complexe.

Car, l’auteur laisse l’impression de vouloir corriger – à travers les « Deux essais » –

ce que l’analyse de Surveiller et Punir pouvait « suggérer de réducteur2 » ; plus

précisément lorsqu’il situait la « fonction-sujet » non seulement comme un « effet

ultime » mais aussi « infaillible » des mécanismes disciplinaires portées dans un

premier temps par les instituteurs puis par les formes les plus simples3. L’un des

points de divergence des discours foucaldiens de l’ « assujettissement » est la

question de la voie – méthode – d’analyse. Faut-il analyser la question de la

fabrication des sujets du point de vue de l’extérieur dans la perspective du

« pouvoir » ou du moins faut-il partir de la subjectivité du sujet ou de son

assentiment ou de sa propre volonté, c'est-à-dire de l’intérieur.

1 « J’ai cherché à produire une histoire des différentes modes de subjectivités de l’être humain dans notre

culture » (cité d’après LE BLANC : p.67, citant, Hubert Drey Fus et Paul Robinow, Michel Foucault. Un

parcours philosophique, Paris, Ed. Gallimard, 1984, pour la traduction F., P. 287). 2 LE BLANC (2006) : p. 68. 3 Op. Cit. : p.68.

Page 97: ''L'énigme de la servitude volontaire''

97 | P a g e

Section3

La représentation de l’énigme la boétienne dans les récits de la « désubjectivation » des contemporains

Les discours contemporains sur la « vie sociale de l’asservissement » ou du

phénomène d’« assujettissement » n’ont de cesse de végéter dans des dilemmes

quand il s’agit d’aborder l’énigmatique question que représente la « Servitude ».

Tous ces discours tentent de faire l’histoire de la genèse de l’asservissement. Une

« histoire » du sujet par le sujet. Cette histoire est celle du sujet, monologuant,

essayant de saisir son ontogénèse à travers le fil de son propre discours. Ce récit de

genèse par le sujet - un sujet non encore connaissable qui serait l’objet ou le

narrateur de son propre récit – peut-il tenir la promesse de sa révélation ? Est-il

possible que le sujet se révèle à lui-même comme objet de son propre discours ?

Comment est-ce possible ? Comment un sujet - celui qui est toujours sujet d’un

certain pouvoir – peut-il « rendre compte », de ce que la fonction narrative tient ou

présente pour de l’évidence ? Le piège dans lequel se retrouve toujours pris

beaucoup de discours contemporain est très bien identifié par BUTLER comme

celui du« paradoxe de la référentialité»1. Ces discours sont obligés de se référer à

ce qui n’existe pas encore pour pouvoir rendre compte du sujet, de son mode de

surgissement dans l’être ou plus précisément la « manière où le sujet advient à

l’être »2. L’expérience d’une telle aventure discursive rappelle le début du fameux

. Et cette expérience depuis semble le passage obligé de tous les discours succédant

1Judith BUTLER (2002) : p. 25. 2 Op.cit : p.25

Page 98: ''L'énigme de la servitude volontaire''

98 | P a g e

celui de LA BOÉTIE. Depuis lors les discours pleuvent et ne cessent de tenter

d’explorer la dimension énigmatique du sujet. Une dimension que la langue

s’interdit de nommer, pour le faire il faut entrer par effraction dans celle-ci(la

langue) : la servitude volontaire. En effet, la question ne cesse de hanter les

différents discours sans nul risque de tergiversation : elle passe de « servitude

volontaire » à l’ « assujettissement » ou du « sujet ambivalent ». Les concepts

n’arrêtent de se multiplier sans dire de quoi il en ressort, c'est-à-dire pourvoir

révéler les arcanes de la SV. Le bilan des différents discours n’est pas plus fameux

qu’il l’était avec le DSV . La question reste pendante aussi énigmatique qu’elle

l’était depuis plus de trois siècles. Le dilemme de « l’objet » de la servitude semble

vouloir défier tant la langue que les méthodes d’analyse tellement le chemin se

révèle tortueux et difficile. Après bilan, l’actualité de LA BOÉTIE ne fait l’ombre

d’aucun doute même si, comprendre la question et s’entendre sur un « sens

commun » est loin d’être gagné d’avance. Entre la question de la « servitude

volontaire » dans le Discours et de sa signification politique les analystes ne

cessent de gloser, mais l’énigme ne cesse paradoxalement de se perpétuer. On

dirait qu’il y a un différend1 sur le sens politique beaucoup plus que sur le sens du

mot SV ou de la fonction sujet. Ce différend ne cesse de se radicaliser. Deux voies

semblent s’imposer à ceux qui tentent d’aborder la question douloureuse de

l’assujettissement. C'est-à-dire le mode de rapport entre un, deux, ou plusieurs

« sujets » et le « pouvoir » plus précisément celui d’un seul. L’analyse peut

1 Différend dans le sens que Lyotard donne à ce mot: « dans le différend quelque chose ‘’demande’’ à être mis

en phrase, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant ». (LYOTARD : 1983, Le Différend, p.29). Cette

situation de silence de la langue crée chez le sujet de la langue ou les sujets de parole un sentiment de

déplaisir, il nous permet de comprendre le langage n’est pas à notre merci comme un simple instrument. Tout

sujet est toujours sujet de langue avant d’être sujet d’un autre. « Le différend est également est l’état instable et

l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrase ne peut pas l’être encore »

(LYOTARD : 1983, p.3o). Un tel état traduit les limites du pouvoir de nomination et fait montre que la langue

n’est pas seulement une simple représentation des choses. Le silence de vient un mode de signification.

Page 99: ''L'énigme de la servitude volontaire''

99 | P a g e

emprunter soit Le « versant externe » soit le « versant interne ». Le chemin semble

tout tracé, l’analyse n’a qu’à le suivre. Mais les deux manières exclusives mènent-

ils au même résultat, sont – ils capable de le cerner ou à même de l’éclairer ? Tel est

a priori l’un des problèmes auquel il faut faire face les Discours théoriques

contemporains quand ils doivent aborder la question de la servitude en général et

la SV en particulier. La seconde suppose l’idée d’un masochisme, un sujet qui

prend le plaisir à s’annihiler à se vider de son essence. Qu’est ce qu’un sujet qui ne

serait pas capable de vouloir, dont les caractéristiques c'est-à-dire, ce qui lui est

propre serait de ne pas vouloir ? Telle est la question épineuse que sous-tend

l’expression : la sv. Et cette question qui constituera l’aune d’analyse à partir de

laquelle nous allons analyser certains discours contemporains.

Toutes les voies – ou méthodes – dit-on, ne mènent-elles pas à Rome. Le maillon

faible de certains discours tentant de dépister l’objet de l’assujettissement reste : La

méthode. La question de la méthode ainsi demeure l’une des questions brûlantes

de ces Discours pour ceux qui veulent aborder le phénomène de

l’« assujettissement » ou de la servitude. Les deux voies qui restent ouvertes à ces

analyses sont : le versant externe ou le versant interne.

a) Le versant externe ou le point de vue du pouvoir d’ALTHUSSER OU DE FOUCAULT

Le premier versant - la voie externe - suppose un « sujet » posté comme vis - à -

vis d’un « pouvoir » et que celui-ci, lui soit en trop, et en reste à ce sujet. Le

pouvoir est ainsi une substance surplombante, il est toujours de trop là justement

où l’on ne l’attendait pas et sans avoir besoin d’être invité. Le pouvoir est ce qui

Page 100: ''L'énigme de la servitude volontaire''

100 | P a g e

informe le sujet et aussi devient ce qu’il est en raison de son activité ; l’un donne

forme à l’autre. Il y a là un double jeu : du pouvoir au sujet ou du sujet au pouvoir.

Or le versant externe représente le pouvoir, ce qui survient toujours par effraction,

ce qui « interpelle » l’individu et le transforme en sujet (ALTHUSSER). Ou plutôt

l’individu se trouve ainsi soumis à tout un « rituel » et « exercice », chaque geste

du pouvoir ne vise qu’à transformer les individus en sujets, du sujet écolier aux

sujets malades des grands centres d’enfermement (FOUCAULT). Deux noms

signent la théorie de la voie externe selon Guillaume LE BLANC : Le Michel

FOULCAULT du Surveiller et punir, et Louis ALTHUSSER de « l’Idéologie et

appareil idéologique d’État ». Tous deux sont conscients de l’ampleur d’une telle

tâche et les exigences méthodologiques d’une telle démarche. Toutefois, à suivre

de près leur démarche, ils semblent tomber dans ce qu’ils voulaient a priori éviter.

On dirait que le mode d’exposition prend sa revanche sur la contrainte

méthodologique. Toutefois ce serait simpliste de vouloir réduire les travaux de

FOUCAULT aux travaux d’ALTHUSSER. Ces deux tenants du « versant

extérieur » appartiennent à ce que BADIOU aurait appelé un même « moment

philosophique1 ». L’idée de moment philosophique suppose une unité historique

entre différents systèmes de pensée ou de penseurs d’horizons différents. Ils

auraient en commun un même « projet ». Ce projet pourrait être une espèce de fil

d’Ariane qui tiendrait ensemble les penseurs appartenant à un même espace

temporel. Pour le dire dans les termes propres à BADIOU, ce fil d’Ariane constitue

l’ensemble des traits caractéristiques communs à un certain « paysage

philosophique2 », comme celui de la philosophie française des cinquante dernières

années, c’est ce qui peut tenir lieu donc d’un : « programme philosophique ».

1 In, Revue multitude, Alain BADIOU, « Panorama de la philosophie française contemporaine », Conférence

présentée à la Bibliothèque nationale. ( Buones Aires, le premier Juin 2004), mise en ligne le dimanche 24

Octobre. 2 Op. Cit.

Page 101: ''L'énigme de la servitude volontaire''

101 | P a g e

C’est dans cette même ?que nous voulons rapprocher les deux gestes théoriques de

ces penseurs à travers une « unité commune » : leur tentative d’aborder la relation

entre le pouvoir et sujet sur le plan externe. Ce que LE BLANC appelle le « versant

externe ». Loin de réduire l’un à l’autre au contraire, nous leur reconnaissons une

certaine différence dans leur approche ou leur « logique »1. En effet, Les deux

logiques qui se trouvent à l’œuvre dans les analyses althussérienne et

foucaldienne des mécanismes d’assujettissement sont très marquées par certaines

différences. Toutefois, leurs points de raccord restent assez pertinents et constants

ou solides. Si FOULCAULT emprunte la voie externe dans le cadre de son analyse,

celle-ci répond beaucoup plus à une meilleure compréhension de la logique de

l’ « assujettissement aux appareils disciplinaires ». Cette voie permet de cerner

mieux le mode de fonctionnement de la logique du pouvoir, c'est-à-dire expliquer

comment sous couvert de certaines « subjectivités » sous-tendent une ou des

« logiques opératoires ». FOUCAULT n’arrête pas de le dire :

« J’ai traité dans cette optique, des trois modes d’objectivation qui transforment

les êtres humains en sujets *<.+ il est vrai que j’ai été amené à m’intéresser de près

à la question du pouvoir. Il m’est vite apparu que, le sujet humain est pris dans

des rapports de productions et des relations de sens, il est également pris dans des

relations de pouvoir d’une grande complexité »2

S’agit-il de dépister le mode de rapport savoir-pouvoir dans la fabrication des

sujets. On voit que FOUCAULT est très conscient de la complexité d’une telle

tâche. Et comment les deux questions s’impliquent mutuellement : le sujet et le

pouvoir.

En 1979 FOUCAULT écrit :

« Pour ma part, j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un

ensemble de techniques de pouvoir et des forme : des formes politiques comme

l’État et des formes sociales. *<+ mon histoire n’a pas pour but une histoire des

institutions ou une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais

1 LE BLANC : p. 68. 2 In, Dits et écrits, tome IV, Michel FOUCAULT, 1994 : « le sujet et le pouvoir ».

Page 102: ''L'énigme de la servitude volontaire''

102 | P a g e

l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la

conduite des gens »1

En effet, il a toujours refusé de penser le mode de rapport entre « pouvoir » et

« sujet » sous le modèle du social total ou d’une substance capable de justifier.

C’est l’une des raisons expliquant que Foucault soit attentif à la « rationalité »

opérant dans certaines « institutions » et qui influent sur le comportement des

individualités ou des subjectivités. Il s’agit pour lui de montrer comment certaines

« institutions » s’inscrivent dans une certaine « logique » : celle d’informer, c'est-à-

dire donnant forme à un certain type d’individualités qu’il soit le « fou » de

l’Asile, le « malade » du centre psychiatrique ou l’ « élève » de l’institution

scolaire. Il ne s’agit pas diluer ce qui fait la différence entre les deux auteurs, il

s’agit plutôt de « raccorder » comme l’a entrepris BUTLER dans ses lectures de

certains textes à partir de ce que Pierre MACHEREY appelle une « lecture

symptomale »2. Toutefois, la prudence s’impose quant à l’attitude de FOUCAULT

par rapport au social car elle n’est pas sans équivoque. FOUCAULT entretient

avec le « social » un rapport assez ambigu ou du moins, il voudrait à un certain

moment renvoyer le « social », pour éviter de faire de celui-ci une espèce de

fourre-tout afin d’être beaucoup plus attentifs aux individualités? FOUCAULT

s’est toujours voulu ou s’est efforcé de garder ses distances avec ces logiques à

l’œuvre dans les sciences sociales ou la « structure sociale3 » explique tout. La

1 Cité d’après François BOULLANT (2003) : p.26, Michel FOUCAULT et les prisons, Ed., PUF, DE, II, #127,

p.439-340. 2 C’est une lecture qui « consiste à s’intéresser avant tout dans un texte à ce que le texte ne dit pas, non par

accident mais parce que sa logique propre l’empêche de le dire, et ainsi à prendre le discours à partir des

limites sur lesquelles il bute, pour autant ce sont elles qui en délivrent la signification essentielle », In,

« http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/ MACHEREY 20022003/ MACHEREY07052003.

html. » 3 L’attitude FOUCAULT vis-à-vis de quoi ? de qui ? connait certains fléchissements. Dès Maladies mentales et

personnalité, où il affirme qu’il « n’est pas possible de rendre compte de l’expérience pathologique sans la

référer aux structures sociales» (Cité d’après, Guillaume LE BLANC : p.87, maladie mentale et personnalité,

Paris, PUF., 1944, p.83).

Ce qui est frappant relate LE BLANC c’est l’absence de nature. La distinction entre le « normal » et le

« pathologique » s’ordonne au seul jeu des normes sociales. Le « pathologique » deviendra alors le fait d’un

Page 103: ''L'énigme de la servitude volontaire''

103 | P a g e

question de Michel FOUCAULT devient : à tel type de « discours » ou

d’ « institution » quel sujet correspond ? Les discours institutionnels cachent une

certaine « rationalité », laquelle n’est pas toujours accessible à l’œil. De même au

discours humaniste des prisons correspond la logique marchande, celle de la

société capitalisme qui a besoin des corps pour pouvoir produire. Les discours

scientifiques de la psychiatrie, de la statistique, de la médecine sont des savoirs au

service de ce qu’on pourrait appeler la « défense sociale ». Ils permettent au

pouvoir de distinguer : les ennemies de l’ « intérieur » de ceux de l’ « extérieur ».

Le mariage entre « savoir » et « pouvoir s’est fait pour contrecarrer les éventuels

fauteurs troubles ou ceux qu’on dit être des perturbateurs, et tous ceux qui sont

classés par la science du pouvoir d’ « anormaux1 ». Qui sont-ils ? En quoi sont-ils

porteurs de dangerosité pour le pouvoir ? Ces indésirables ne sont- ils pas de ceux

qui nous révèle : « la main gauche de l’empire »2. Ils disent beaucoup et même très

peu sur le « véritable visage » de l’Un. La métaphore des deux mains – une main

qui frappe, l’autre qui soigne - de l’Empire illustre très bien le message dont les

anormaux de FOUCAULT ou l’Homo Sacer d’AGAMBEN semblent être

regard médical particulier. En effet, l’expression « structure sociale » apparait embarrassante et masquant

l’historicité des jeux de savoir et des relations de pouvoir. C’est dans cette même logique que FOUCAULT

reprochera à DURKHEIM une pensée « mythique du social », articulant la substance enveloppante de la

société et la substance intégrée de l’individu (Cité d’après LE BLANC : P.87, « Entretien avec BADIOU ou »,

Dits et écrits, op. cit., t.1, p.441) .

Est - ce à dire que FOUCAULT congédie le thème social comme il le laisse entendre dans la critique sans appel

adressé à DURKHEIM s’est demandé LE BLANC? La réponse de l’auteur est assez claire : « Le thème social

n’est donc pas abandonné par FOUCAULT, il est repris à l’intérieur de l’Histoire des disciplines motifs de la

psychiatrie » (LE BLANC, 2006:P.89). Ainsi en dépit de son effort, son analyse reste tributaire en partie par la

logique du social. C’est ce qui pourrait expliquer qu’il n’ait pas été assez attentif à la dimension interne de

l’assujettissement. 1 L’anormal, c’est le « sujet » du discours psychiatrique, c’est « l’individu dangereux ». Selon FOUCAULT

l’anormal, ce n’est pas ce qui sort de la norme mais ce que la norme n’arrive ou ne parvient pas à lisser.

L’anormal en ce sens est ce qui est rétif aux « normes » des disciplines du corps social et suscite le pouvoir

normalisateur de la psychiatrie *<+. Le discours psychiatrique comme instance de pouvoir vient réguler et

crée la typologie des individus dangereux. Les « anormaux » sont alors autant les individus dangereux

présents qu’à venir. Le discours psychiatrique n’est rien d’autre que ce savoir des irrégularités qui dissout ces

« irrégularités » dans la « régularité psychologique ». (LE BLANC, 2006 : p.106 à 109) 2 In, Revue Multitude, « La main gauche de l’Empire, ordre et désordre humanitaire », Michel AGIER, mise en

ligne janvier 2003.

Page 104: ''L'énigme de la servitude volontaire''

104 | P a g e

révélateurs. Les anormaux, ce sont les ennemies potentielles du pouvoir : ils

révèlent la véritable figure de l’empire, son visage caché. Cette complicité entre

« savoir-pouvoir » ne vise qu’une chose la « fabrication » des individualités

suivant une logique sérielle ou une certaine logique du même. Les individus

assujettis, obéissants et dressés. Les citoyens se trouvent vidés de leur essence qui

est le conatus1 – la capacité à résister contre toute menace éventuelle. Tel est le sens

de la démarche foucaldienne dans son analyse des différentes formes d’institutions

au XXeme siècle. Il s’agit de dégager à traves ces différentes « institutions » la

procédure d’ « individualisation » ou d’ « assujettissement » à l’œuvre.

« À la réclusion d’exclusion d’inclusion, que Foucault nomme séquestration. Il ne

s’agit plus d’exclure les individus, mais de les fixer dans les institutions

d’assujettissement. D’où le privilège quasi métonymique de la prison, toutes ces

institutions ayant alors, en leur fonds, quelques chose de carcéral »

(BOULLANT(2003) : P.27)

L’instance « disciplinaire », est l’instance politique déterminante de l’analyse

foucaldienne du pouvoir. La généralisation du modèle de la prison à l’ensemble de

la société conduit à ce que BOULLANT appelle la « disciplinarisation des

sociétés2». Le pouvoir est pouvoir reconnu et admis dans des relations de pouvoir.

Ces relations de pouvoirs impliquent donc comme le mentionne l’auteur du SP

l’idée de « stratégie », désignant le « choix des moyens pour parvenir à une fin ou

moyen d’avoir prise sur l’autre» 3 . C’est cette « disciplinarisation des sociétés »

depuis le XVIIIeme en Europe nous dit FOUCAULT qu’il faut comprendre. Dans

une entrevue FOUCAULT la présente:

« Ce n’est pas bien entendu que les individus qui en font partie deviennent

de plus en plus obéissants : ni qu’elles se mettent toutes à ressembler à des

casernes, à des écoles, ou à des prisons ; mais qu’on y a cherché un ajustement de

mieux en mieux contrôlé – de plus en plus rationnel et économique – entre les

1 Laurent BOVE, la stratégie du conatus, Paris, Ed, Vrin. 2 BOULLANT(2003) : P.64 3 DE(mis pour Dit et Écrits), t. IV, Paris Ed. Gall., : 1982, p. 241.

Page 105: ''L'énigme de la servitude volontaire''

105 | P a g e

activités productives, les réseaux de communication et le jeu des relations de

pouvoir »1

Cette entrevue amène l’auteur à fixer le « but » de son analyse sur le sujet et le

pouvoir depuis les vingt dernières années. Ce cadrage contextuel permet à

FOUCAULT de délimiter son travail par rapport à d’autres discours sur les

procédés d’assujettissements des individus ; de là FOUCAULT sans le vouloir

nous donne une idée de sa « méthodologie » et de sa « théorie », lesquelles tentent

de saisir les relations de pouvoir sur le plan externe, en dehors de la dimension

psychique de ce dernier. Du coup, On sent qu’il tend à se situer par rapport au

DSV. L’analyse de ces mécanismes du pouvoir conduit FOUCAULT à rejeter la

thèse substantialiste du pouvoir. Les catégories foucaldiennes comme « stratégies

de pouvoir » et de « relation de pouvoir » pensent le pouvoir toujours en termes

de « processus », plus précisément de processus de « subjectivation »2 : la mise en

sujet de l’individu par le pouvoir. C’est ce qui prend le sens dans le cadre de ce

travail de désubjectivation. Contrairement à ce qu’espérait FOUCAULT de pouvoir

en finir avec le schéma psycho-volontariste par l’image machine du pouvoir; les

résultats escomptés semblent loin d’être à la hauteur d’un tel projet : celui de la

« désubstantialisation » ou de la « déréalisation » du pouvoir. Le pouvoir devient

diffus ainsi que ses mécanismes de dominations. Toutefois le « centre » est loin

d’avoir disparu car dans toutes les relations de pouvoir les stratégies tendent à se

définir par rapport à un centre. Si les rapports de pouvoir tiennent compte de la

complexité de ce mode de relation entre « pouvoir » et « sujet », il rend

1 Op. cit : p.19. 2 Qu’il faut entendre dans le sens de Foucault, le processus par lequel le pouvoir transforme les individus en

« sujet », c’est comme l’aurait dit ALTHUSSER, une « procédure d’interpellation ». Ainsi Foucault réserve

deux sens au mot « sujet » : « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre

identité de conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui

subjugue et assujettit » (DE, t. IV, Paris, Ed., Gall., p. 226). Il est très important de ne pas se méprendre sur le

sens de cette notion dans l’ensemble de ce travail. Ce concept de « sujet » de ce travail ne doit pas être aligné

sur celui de FOUCAULT. Ce qu’il désigne par « sujet » nous le réservons à un autre processus inverse, celui

du vidage du sujet de son essence ou l’excentrage du sujet, ne désignant pour nous autre qu’un procédé de

désubjectivation.

Page 106: ''L'énigme de la servitude volontaire''

106 | P a g e

difficilement compte de ce monde en mutation où l’on a vu la remontée de la

figure de l’Un que ce soit à travers la figure du tyran moderne des États-Unis

comme superpuissance ou la figure de l’empereur. Un fait semble certain, les

zones de résistance tardent à se préciser, tellement les procédés de mise en sujets

se révèlent efficace, c'est-à-dire le travail foucaldien n’arrive pas à en rendre

compte. Ce modèle toutefois traduit assez bien l’extension de la situation de

désenchantement des individus face à l’emprise des lieux de pouvoir.

« Le rapport entre le corps et le pouvoir s’est modifié, non plus glorifié

négativement mais utilisé positivement. L’éclat des supplices s’éteint. La

nuit pénitentiaire tisse sa toile panoptique»1

Tout est mis en place pour « assujettir »2 : « l’hôpital », « l’école », « caserne ». Le

pouvoir passe par le corps pour s’approprier par la suite de l’âme. Cette logique

obéit à une certaine rationalité qui s’est mise en place lentement, de manière

irréversible, à travers un « nouveau savoir du corps »3. Nous comprenons tous les

procédés de contrôle des corps dans les États occidentaux dits modernes : le

contrôle d’identité, des maladies, des démunis, des sans papiers ou le contrôle

strict de déplacement des réfugiés. Tout ce processus obéit à une seule logique,

contrôler pour mieux assujettir. L’assujettissement n’est rien d’autre que

« l’arraisonnement d’un sujet par un pouvoir »4, c’est également un processus qui

se fait en douceur et le plus souvent sans violence. Il s’installe dans les habitus, en

ce sens, il est une véritable violence douce. Le sujet n’est pas toujours conscient il

l’intériorise jusqu’à le penser comme normal. Ces éléments relevés de la théorie du

sujet de FOUCAULT permettent de tracer les points qui le différentient

d’ALTHUSSER. Mais n’empêche qu’ils restent si proches l’un de l’autre. Et plus

1 BOULLANT (2003) : P. 66. 2 « Assujettir, c’est produire ce rapport de capitation qui peut être physique, violent, mais aussi subtilement,

produit d’un calcul qui, sans violence, s’assure néanmoins un ascendant physique ou moral sur l’individu ».

In, Michel FOUCAULT et les prisons, François BOULLANT Paris, Ed., PUF, 2003, p.61. 3 BOULLANT(2003) : P. 61. 4 Dits et écrits, III, no 195, p.193. Cité d’après BOULLANT : P.61

Page 107: ''L'énigme de la servitude volontaire''

107 | P a g e

précisément à travers leur mode d’approche. Le versant externe leur permet de

rendre compte : de la docilité des sujets et de leur obéissance, sans intéresser à leur

volonté ou passivité. Le pouvoir semble fonctionner d’après une certaine logique

visant à un meilleur rendement : l’assujettissement des dits sujets. Tous ces

mécanismes de contrôle et de fabrication du sujet ne visent qu’une chose :

assujettir le plus que possible le sujet, pour le dire autrement, le vider de son

essence. D’où sa désubjectivation. Cependant l’analyse foucaldienne ne met pas

assez l’accent sur la participation des sujets à ce processus auto-phagocytose. Les

nouveaux visages ou la nouvelle figure de résistance à cette entreprise sont ces dits

sujets. Elle ne questionne pas assez le mécanisme de fonctionnement de la

« volonté » de ces dits sujets. Mais le modèle reste rapproché du modèle d’un

pouvoir transcendant au sujet ; car selon Foucault le pouvoir serait partout et à

chaque zone de pouvoir correspondrait des pôles de résistance. En ce sens, le

pouvoir est partout aussi bien que la résistance ! Et ALTHUSSER, de son côté, n’est

pas en reste à cette même critique. Si bien qu’il affirme dans son texte « les

appareils idéologiques de l’État » que « toute idéologie interpelle les individus

concrets en sujets, par le fonctionnement de la catégorie de sujet1». Le concept

même de sujet suppose une certaine prise en charge par l’institution étatique à

travers ces différents organes. Le « pouvoir » se trouve du coup, comme nous

l’avons mentionné plus haut, posé comme une substance subsumant ou une

instance interpellatrice en dehors de toute participation ou attente implicite ou

explicite de l’interpelé. La manche du « consentement du sujet à

l’assujettissement2 » n’est pas assez explorée par les tenants du paradigme du

versant externe. Les discours sur l’assujettissement ont du mal à se représenter un

sujet dont la volonté pourrait faire objet d’une certaine perversion. L’un des

1 Cite d’après LE BLANC: p. 69, Louis ALTHUSSER, positions, paris, Ed., sociales, 1976, p.113. 2 Cette expression nous l’empruntons à LE BLANC: p.69

Page 108: ''L'énigme de la servitude volontaire''

108 | P a g e

drames des sujets discours contemporains est d’être attaché à un modèle de

« sujet » métaphysique hérité de DESCARTES. Même si FOUCAULT a tenté de

s’en débarrasser à travers sa nouvelle conception du sujet, toutefois, il en reste

tributaire par omission ; dans le fait de ne pas questionner assez le consentement

ou la perversité de la volonté des individus. Selon LE BLANC l’adhésion du sujet

sans réserve à la « soumission » reste un point « mystérieux » de l’ensemble de ses

discours. Ces discours font silence sur un certain nombre de points. Ils se révèlent

incapable de rendre compte de la complexité de la question de la servitude du

sujet. Et, de telles insuffisances dans les discours contemporains rendent encore

plus problématique la question des phénomènes d’asservissement voire la SV.

Pour FOUCAULT, la mécanique du pouvoir traverse ainsi le jeu des normes de

discipline et fabrique des corps soumis et dociles1. Tous les gestes du corps entrent

dans une logique de calcul motivée par un souci d’efficacité et de rapidité où

aucun geste n’échappe au rendement disciplinaire. Tout est pris dans les mailles

du pouvoir. De l’art militaire à l’art scolaire se crée un « codage instrumental » du

corps2. L’un des points faibles de l’analyse du « versant externe » est la zone

d’ombre entretenue sur la présumée participation du sujet dans ce mécanisme de

désubjectivation. Le sujet participe à l’entreprise de son écartèlement : telle est l’idée

que sous-tendait LA BOÉTIE à travers son expression SV. La complicité entre

« pouvoir » et « sujet » n’est pas assez mis en exergue par ces discours quand elle

n’est pas vite ignorée. Nous attribuons cet oubli au fait qu’il reste tributaire de la

conception cartésienne du sujet dont la notion même de sujet charrie l’idée tout

d’un être puissant transparent à lui-même. Le sujet est perçu comme celui qui est

capable de volonté. Les processus d’assujettissement de l’individu par le pouvoir

1 Cité d’après LE BLANC : P.69. FOUCAULT: ‚Il faut défendre la société‛, cours du 14 Janvier 1976 op. cit.,

p.32 : cette nouvelle mécanique du pouvoir porte d’abord sur les corps et sur ce qu’ils font *<+ c’est un

mécanisme de pouvoir qui permet d’extraire des corps, du temps et du travail » 2 LE BLANC : p.70.

Page 109: ''L'énigme de la servitude volontaire''

109 | P a g e

ne portent pas atteinte à sa « volonté » vu que la violence de ce processus

correspond à ce que BOURDIEU aurait appelé la « violence symbolique ».

L’axiome de la volonté n’a pas été touché par l’ensemble de ses discours. Ainsi, Ils

(ces discours) ne questionnent pas assez cet héritage métaphysique dont la notion

de sujet se trouve en proie. L’idée qu’une volonté ne peut se vouloir du mal. Et ne

peut toujours vouloir ce qui est bon. Autrement dit, le mal ne peut être qu’un

déficit du bien. Il n’a pas de réalité. Telle est l’épistèmè métaphysique à la base de la

conception des sujets. La redéfinition de la notion de sujet - comme procédé

d’assujettissement par FOUCAULT et ALTHUSSER – n’est pas arrivé à liquider ce

corrélat métaphysique qui le ruine. Ce principe métaphysique est très bien dépisté

par BADIOU sous le nom d’une « théologie faible » 1 . Ils n’ont pas été assez

attentifs à une certaine tradition philosophique dont le spinozisme. Une lueur de

critique point dans l’œuvre de SPINOZA contre cette pensée du sujet. Il refuse de

voir dans le sujet libre, à partir d’une volonté, le centre de l’agir politique. Au

contraire, il fait plutôt des affects le potentiel de l’agir de l’individu et de l’action

politique. SPINOZA classe cette pensée du sujet - dont sa volonté se soumettrait à

la toute puissance de la raison - sous la rubrique des « préjugés ». Il voit en elle

l’un des pièges du libre arbitre. Pour lui la potentialité du sujet est ailleurs, sa force

réside dans ses « affects » : il est imprévu et capable du pire ! C’est peut-être l’une

des vérités qui fait toute la force de la pensée de l’auteur de l’Éthique. À la rigueur,

nous pouvons reprocher aux tenants du versant externe d’avoir pêché par

1 Cette « théologie faible », c’est cette théologie tendant à identifier le « Mal » à l’ « impensable », elle remonte à

une longue histoire, celle de l’identification théologique du « Mal » au non – être. Le raisonnement de cette

équation se construit de la manière suivante : « si en effet le « Mal » est, s’il y a une positivité ontologique du

Mal, il s’ensuit que Dieu en est le créateur, et donc le responsable. Pour innocenter Dieu, il faut dénier tout être

au Mal ». (BADIOU, Le siècle, Paris, Ed., Seuil, 2005, p.14 et 15) . Ce qui s’applique au refus d’attribuer au

nazisme le prestige d’une pensée traduit très bien l’embarras de certains discours contemporains d’aborder de

manière positive la servitude volontaire ou de questionner le carcan métaphysique de la volonté tendant à

apparaitre comme imperfectible par rapport à sa nature divine.

Page 110: ''L'énigme de la servitude volontaire''

110 | P a g e

omission ou de n’avoir pas été assez attentif à cette critique radicale du spinozisme

de la notion de sujet. Il semble que la leçon a été bien apprise par Jacques

DERRIDA. En ce sens, il n’a pas tort de voir dans le concept de « sujet » une

« catégorie de la métaphysique »1. Il a été plutôt attentif à cette critique. Cela n’a

pas été mentionné par BADIOU dans son « panorama de l’histoire de la

philosophie française contemporaine ». Toutefois, relate t-il à juste titre, dans une

remarque pertinente et éclairante : L’une des particularités de la philosophie

française est d’avoir constituée.

« peu à peu une sorte de champ de bataille autour de la question du sujet *<+ Or,

la bataille centrale de la philosophie française de la deuxième moitié du siècle va

être une bataille autour de la question du sujet »2.

Ce qui nous frappe dans ce panorama est la place qu’occupe la question du sujet

dans la philosophie ou celle de la philosophie française en particulier de la

deuxième moitié du XXe siècle. Et ceci est très bien relaté par BADIOU. Autre

chose qui rayonne encore, c’est l’absence de la figure de SPINOZA dans cette

querelle qu’il a lui-même initiée par l’attaque lancée contre la conception du sujet

avec l’Éthique. En effet, s’il y a une question à l’œuvre dans cette « querelle », c’est

celle portant sur le « destin du sujet ». C’est dans cette lignée qu’on pourrait situer

les discours de certains philosophes contemporains comme ceux de FOUCAULT et

d’ALTHUSSER sur la notion de sujet. Les discours sur l’assujettissement par le

pouvoir se placent dans la lignée de cette « bataille ». Une bataille rangée où l’on

trouve opposée et partagée deux camps : les fidèles à la lignée cartésienne – un

DESCARTES inventeur du concept métaphysique du sujet – et les anti-

DESCARTES. Ceux qui accusent l’auteur des Méditations métaphysiques d’être

responsable de la crise du sujet. Autrement dit, l’enjeu de cette bataille n’est rien

1 Cité d’après Alain BADIOU : « panorama de la philosophie française contemporaine », conférence à la

Bibliothèque Nationale. (Buenos Aires, le 1er Juin 2004). In. :Revue « Multitude », mise en ligne le dimanche 24

octobre. 2 Op.cit.

Page 111: ''L'énigme de la servitude volontaire''

111 | P a g e

d’autre que la « signification de DESCARTES »1. Autrement dit cette crise devient

de facto la question du « destin du sujet ». Que devient le « sujet », que reste t-il de

lui ? Y a t-il lieu de parler encore de « sujet » ? La question pourrait être reformulée

autrement : où est passé le « sujet politique » à qui LA BOÉTIE s’adressait dans son

fameux Discours baptisé le contr’un par une certaine tradition ? Que reste t-il du

sujet libre arbitre de DESCARTES ? Au « peuple de Paris de Victor Hugo »,

« prolétaire de tous les pays de MARX », les « anormaux de Foucault », ceux des

centres d’enfermement, la « multitude de NEGRI », les « sans papiers », les

étrangers sans droits, les laisser pour comptes des sociétés capitalistes, sont autant

de figures qui ne cessent de grossir la liste des nouveaux sujets politiques ? Cette

querelle représente en ce sens un carrefour obligatoire pour tout discours portant

sur l’action politique ou du retrait du politique. Ceci est valable pour la question

de l’assujettissement. Les discours contemporains doivent ou se trouvent

contraints dans l’urgence de penser l’énigmatique question de la

« désubjectivation». Le silence ou le trait du sujet de la politique. Le sujet politique

ne cesse de se multiplier, semble prendre différentes formes là où les torts ne

cessent de s’aggraver. La liste des victimes s’alourdit : l’agir n’est pas toujours à la

hauteur des torts. C’est en ce sens nous pensons que l’Autre2 de la philosophie

DESCARTES reste SPINOZA. A la suite de NEGRI, Il est possible de se tourner

vers SPINOZA pour faire face à cette question énigmatique qu’est la question du

sujet. L’un des premiers critiques radicaux du système cartésien dont la conception

d’un sujet tout puissant illuminé par la raison se révèle impuissant à rendre

compte de la crise du sujet contemporaine.Les deux tenants de la voie externe

1 Op. Cit. 2 L’expression l’Autre est utilisée par Pierre-François MOREAU pour désigner le destinataire de SPINOZA.

Tout le sens du travail de tient sens si le met dans son contexte d’interlocution. Ce contexte ou topos peut être

attribué à un nom celui de DESCARTES. Le nom de Descartes désigne l’espace ou un lieu commun qu’il s’agit

pour SPINOZA de déconstruire.

Page 112: ''L'énigme de la servitude volontaire''

112 | P a g e

aboutissent au même résultat ou paradoxe. Une remarque s’impose :

l’ « institution disciplinaire » n’est pas l’ « appareil idéologique d’État » en dépit de

leur point de rencontre. Les deux analyses obéissent à leur logique propre, même

si les deux notions gardent une certaine similitude. Les affinités profondes entre

les deux analyses sont dues selon LE BLANC à plusieurs raisons. Premièrement,

les deux notions sont pensées dans une perspective exclusivement matérielle. En

effet, leur caractère productif (ou leur « appareillage technique ») est du à leur

capacité à intégrer tant le « caractère idéel » c'est-à-dire des représentations des

classes sociales dominantes que le mécanisme « disciplinaire » et « idéologique ».

Deuxièmement, aussi bien que la « discipline » que l’ « idéologie », les deux

obéissent à une souplesse leur permettant d’échapper à la lourdeur de leur

appareillage initial. Le rapport existant entre les modes d’analyse et plus

précisément sur leur caractère similaire ont été très bien mis en relief par Le

BLANC:

« L’idéologie, dans la procédure d’interpellation, tend à s’affranchir de la

particularité de l’appareil idéologique et, de ce fait, fonctionner aussi dans les

autres appareils d’État que sont les appareils répressifs (la police par exemple). De

la même façon, la discipline, dans la procédure des productions comportementales,

essaime et se diffuse dans l’ensemble du corps social, au point que les normes de

discipline désormais peuvent communiquer entre elles »1

C’est à ce niveau qu’il faut comprendre l’interrelation ou la proximité de la

démarche des deux auteurs. Les deux concepts offrent une malléabilité ou

souplesse, ils permettent d’intégrer certaine particularité. Leur point fort consiste

dans le fait qu’ils sont attentifs aux cas particuliers du système. Ce qui leur permet

de rendre compte de l’asservissement intégral des sujets et de penser également,

de manière mécanique, l’adhésion du sujet à son propre assujettissement. La

fonction-sujet ainsi ne consiste pas tant dans la recherche d’un « consentement

subjectif » à l’assujettissement que dans le caractère des mécanismes de

1 LE BLANC (2006) : p.70.

Page 113: ''L'énigme de la servitude volontaire''

113 | P a g e

l’assujettissement. En conclusion, tant pour ALTHUSSER que FOUCAULT,

l’assujettissement emporte la fonction-sujet. Ce qui revient à dire que

l’ « attachement » à la « forme idéologique » qui, m’assujettissant, me définit

comme sujet n’est pas analysé par ALTHUSSER. Ce dernier est considéré comme

allant de soi, comme relié à l’acte même d’ « interpellation ». Le versant externe

laisse inexploré la dimension affective de l’assujettissement. C’est là que trouve

toute sa signification le travail de BUTLER.

b) LE versant interne ou le point de vue de Judith BUTLER

Le versant interne découle de la situation d’impasse dans laquelle se retrouvent les

récits des tenants du versant externe. L’ « assujettissement » tel qu’il est pensé se

présente comme « forme de pouvoir » et est tissé sur un paradoxe insurmontable :

la « domination » est pensée sous la forme d’extranéité, comme ce qui est extérieur

au sujet, d’une part ; et paradoxalement la formation du sujet en dépend, d’autre

part. Comment est-il possible que le sujet, considéré comme la condition de

l’action et l’instrument de l’action, soit en même temps l’effet de la subordination,

comprise privation de l’action ? Si la subordination est la condition de possibilité

de l’action ou du sujet, comment peut-on penser le sujet ou l’action de celui-ci sans

les différentes forces de subordination ? Les deux ainsi semblent se compléter dans

la perspective foucaldienne. Ce qui nous conduit ipso facto à un cercle vicieux du

« double aspect de l’assujettissement »1 . Toute action du sujet semble être un effet

de sa « subordination ». Tout effet entrepris pour lutter contre cette subordination

la « présuppose » et la « convoque » nécessairement de nouveau. Comment penser

un agir politique sans qu’il soit l’effet de la subordination ? Peut-il y avoir une

possibilité de discontinuité entre le pouvoir de « présupposé » et le « pouvoir

réinstaller? Le travail de Judith BUTLER tente de surmonter ce paradoxe que les

1 Judith BUTLER (2002) : p.36.

Page 114: ''L'énigme de la servitude volontaire''

114 | P a g e

tenants du versant externe ont fait mine d’ignorer. Il s’inscrit dans une démarche

visant à questionner la participation du sujet à sa propre colonisation par l’Autre à

partir du paradoxe structurant le concept même de sujet l’entrainant « vers

l’ultime manifestation d’ambivalence » 1 . Elle tente de prendre le mal par ses

racines. Elle fouille à la limite des textes pour découvrir les raisons des silences de

ces derniers. De ce fait, son analyse représente un triple intérêt : d’une part, elle

commence le travail sur les lieux du silence même de ses prédécesseurs ; d’autre

part, BUTLER revisite la « méthodologie » utilisée par FOUCAULT et

ALTHUSSER, et finalement elle opte de partir du « sujet » pour saisir

l’ambivalence. En ce sens son analyse est en harmonie parfaite avec l’intuition de

la boétienne. La notion qui lui permet de surmonter le dilemme des contemporains

est le concept de « la vie psychique du pouvoir ». Pour comprendre le sens de son

geste, il est important de saisir la portée du dilemme dans lequel se retrouvent les

discours contemporains que MACHEREY a préféré appeler les « modernes ». Les

discours contemporains sur le pouvoir des contemporains en se débarrassant des

« mystiques de l’aliénation » 2 ont tendu à « dépsychologiser » et

à « désubjectiviser » au maximum leur investigation. Ce qui conduit certains

théoriciens dans leur démarche, sans se renier, à passer la question du « pouvoir »

à celle du « sujet ». De tel procédé laisse un flou tant dans leur démarche que leur

discours, malgré qu’il ne cesse de répéter : la question du sujet et celle du pouvoir

est la même chose. Tel est le dilemme auquel fait face l’analyse foucaldienne.

Car :

« dissocier la question du pouvoir de celle du sujet, c’est accepter de s’installer,

sans examen critique, dans un espace théorique traversé par la distinction de

l’intérieur (le soi, où règne ce que, faute mieux, on appelle la conscience, et en tout

premier lieu la conscience de soi) et l’extérieur l’ensemble des relations sociales

1 Ibid: p.26. 2 Séminaire de Pierre MACHEREY tiré sur le site : « la philosophie au sens large » : « htp://stl.recherche.univ-

lille3.fr/seminaries/philosophie/MACHEREY/MACHEREY/20022003/MACHEREY07052003l.html »

Page 115: ''L'énigme de la servitude volontaire''

115 | P a g e

dominées par le pouvoir), en supposant cette distinction ontologiquement fondée

comme, de la manière dont l’’était pour DESCARTES celle de l’âme et du corps, ce

qui rend difficile du coup de comprendre ce qui se passe entre les deux mondes »1

La dichotomie « en dedans » et « dehors » à l’œuvre dans l’analyse des tenants du

versant externe empêche de saisir le côté psychique du phénomène. Il s’agit pour

BUTLER de lever cette distinction stérile nous empêchant de voir l’imbrication de

l’un dans l’autre les deux espaces. En définitive, la « barrière artificielle entre ce

qui est censé venir de l’extérieur et ce qui se passe à l’intérieur est levée ou tout au

moins »2 ce qui se révèle comme le plus intime de lui-même ne s’origine toujours

que de la loi de l’autre. Et cette loi se trouve insérée ou « imbriquée dans des

modalités de rumination subjectivée sans lesquelles elle n’atteindrait pas son

but »3. Tel est le processus complexe à l’oeuvre dans la vie psychique. Le concept

de « vie psychique du pouvoir » va permettre à BUTLER de surmonter le dilemme

entre « dehors » et « en dedans » sur lequel ont buté les théories foucaldienne et

althussérienne du pouvoir. Qu’est-ce qu’une « vie psychique du pouvoir » ? En

quoi permet-elle de surmonter cette contradiction à l’œuvre dans les discours

contemporains ? Le concept de la vie psychique s’appuie sur le concept

d’ « assujettissement » qui a fait l’objet d’un traitement par ALTHUSSER et

FOUCAULT où ils montrent que le « sujet n’est pas, contrairement à la

représentation spontanée qu’il a de lui-même, une donnée réellement première, un

fondement stable, mais l’effet d’un processus complexe dont sa constitution en

dépend ». BUTLER retient cette définition, au-delà des clivages, elle identifie la

présence d’un même problème chez les deux auteurs, la logique profonde de

l’assujettissement : une logique de l’ambivalence. En effet, cette logique se met en

œuvre à travers un jeu dialectique. D’une part, le « sujet » concerné par le

1 In,‚la philosophie au sens large‛ : «htp://stl.recherche.univ-

lille3.fr/seminaries/philosophie/MACHEREY/MACHEREY/20022003/MACHEREY07052003l.html », séminaire

de P. MACHEREY. 2 Ibid. 3 Op. Cit.

Page 116: ''L'énigme de la servitude volontaire''

116 | P a g e

processus de l’assujettissement se présente à la fois tantôt comme le résultat tantôt

la destination. D’autre part, le « processus » de normalisation pour pouvoir

atteindre son but et bien remplir sa fonction, il doit s’appliquer à un « être

préexistant » dont il assure la transformation en le faisant passer de l’ « état de

sujet » à celui de « sujet en acte »1. C’est cette « dialectique » du « donné » et du

« produit » de la « trajectoire » et de la « cible » qui définit la dynamique de

l’assujettissement en même temps qu’elle constitue l’obstacle principal. La vie

psychique n’est rien d’autre que la mise en « scène cryptée » ou la « mise en

œuvre » de ce jeu de contradiction qui est en permanence au travail en elle.

BUTLER pointe du doigt ce jeu dialectique à l’œuvre à travers ce qu’elle appelle la

« figure du retournement » ou du « retour vers soi » ou même du « retour contre soi »

ou plutôt à travers ce que Pierre MACHEREY appelle le « geste opératoire ». Cette

figure nouvelle jusque-là inconnue semble fonctionner comme une « inauguration

tropologique du sujet »2, c'est-à-dire comme un moment fondateur dont le statut

ontologique demeure en « permanence incertain ».

Certains concepts sont mobilisés par BUTLER afin de permettre de mieux saisir la

dimension psychique du pouvoir, en vue de frayer une lueur de compréhension

dans cette question enchevêtrée qu’est l’ « assujettissement ». Ces concepts sont :

« attachements passionnés », « ambivalence », « assujettissement et subordination »,

« régulation de la psyché ». Un dialogue est maintenu entre : HEGEL, NIETZSCHE,

FREUD, ALTHUSSER pour pouvoir dégager ce que cache le mode de rapport

entre : le sujet et le pouvoir. L’ « assujettissement » finalement est loin d’être une

fatalité ou une condamnation, comme elle n’arrête pas de le répéter tout au cours

du texte, il relève de l’ordre de la construction d’une identification. Aucune

« identification » ou processus d’identification d’un individu à une voix

1 Ibid. 2 Ibid.

Page 117: ''L'énigme de la servitude volontaire''

117 | P a g e

(ALTHUSSER), ou assignation d’un individu à une place n’est jamais définitif ou

naturel. L’identité est toujours quelque chose d’arbitraire. Ainsi, tout processus

d’identification est en fin de compte un « échec réussi ». De plus il n’y a jamais eu

d’ « identité définitive », la vérification de la désidentification est toujours là pour le

montrer et mettre en scène cette posture. Le sujet est toujours « tourné » vers

l’arrière, ramené à ce qui le précède et donc se pose comme indépendant de lui. Il

tourne parce la nécessité de ce mouvement en retour est inscrite en profondeur

dans la structure qui commande son mode d’existence. Le sujet se trouve soumis à

la « logique du torve » de l’assujettissement, il n’est rien d’autre que le repli sur soi

d’un être « brouillé » et « broyé » qui à la fois se dirige vers le « dedans » et vers le

« dehors », c'est-à-dire se déplace simultanément vers l’avant et vers l’arrière de

lui-même

L’hypothèse directrice de BUTLER reste celle d’ALTHUSSER et de FOUCAULT: la

scène de l’ « interpellation » proposée par Althusser. L’exemple du « policier » et

du « passant » traduit un vrai effort fictif pour fournir une explication sur la

genèse du « sujet social». Cette « interpellation » du passant dans la rue par un

policier dans lequel le passant s’étant retourné se « reconnait ». Une telle scène

sous-tend un principe : celui d’une « subordination fondatrice ». Et BUTLER de

commenter cet exemple, ALTHUSSER ne fournit aucun argumentaire significatif

quant à l’ « indice » justificatif qui aurait poussé l’ « individu » à se retourner, à

« reconnaitre » la voix comme lui étant adressée et accepté et voire à se soumettre

à sa « subordination » ou sa « normalisation ». Ce modèle suppose une conception

du langage : celle du langage figuré comme « discours » 1 . Un « pouvoir

performatif » et de normalisation se voit attribué à la voix. Ce qui reste obscur

1 BUTLER (2002) : p.27

Page 118: ''L'énigme de la servitude volontaire''

118 | P a g e

dans ce modèle, c’est le fait qu’il ne s’est pas demandé: pourquoi ce sujet - ou le

sujet - se tourne-t-il - vers la « voix » de la loi ? Et quel est l’effet d’un tel « tour »

dans l’inauguration d’un « sujet social » ? ALTHUSSER ne donne pas assez

d’information sur le statut de ce sujet : s’agit-il d’un sujet coupable? Si oui,

comment l’est-il devenu ? En effet la « théorie de l’interpellation » requiert une

« théorie de la conscience », une théorie non développée par ALTHUSSER.

L’interpellation du sujet à travers l’ « adresse inauguratrice » de l’autorité de l’État

sous-tend une formation initiale de la « conscience ». Et cette conscience doit être

entendue comme le résultat d’une « opération psychique » d’une norme

régulatrice constituant un rouage spécifiquement « psychique et social » 1 du

pouvoir. C’est de ce « rouage » qui n’est pas conscient que dépend l’acte

d’interpellation de la conscience. Ce processus par lequel la « voix » du policier

interpelle le « sujet » et celui-ci se « reconnait » et se « retourne » comme étant

l’individu hélé correspond à ce que FOUCAULT a appelé le l’ « assujettissement ».

Mais le « processus » du point du sujet « se retournant » ou se « reconnaissant » est

passé sous silence. Cet aspect non exploré par les tenants du versant externe en

constitue la limite. Car, ce qui est appelé finalement « sujet », c’est ce qui est en

réalité le résultat d’une procédure d’assujettissement, il n’est rien d’autre qu’une

relation-conflictuelle- à-soi, qui tire sa capacité de son pouvoir de retournement, par

laquelle il est amené à faire sa propre loi intérieure de la loi qui, de l’extérieure, lui

est imposée». Le sujet du versant interne est un sujet tropique qui s’exhibe en se

décomposant, en s’exposant à sa perte qui est programmée en lui dès le départ

parce qu’il est marqué par la perte de quelque chose. Le versant interne prend

pour point de départ les limites du versant externe. Les critiques adressées par

BUTLER peuvent être rassemblées sous trois chefs d’accusation. D’une part,

1 Op.cit.: p. 27

Page 119: ''L'énigme de la servitude volontaire''

119 | P a g e

l’identification du caractère « ambivalent » propre à la notion de sujet alors même

que le « mécanisme spécifique » descriptif de cette formation est traitée en parent

pauvre. D’autre part, le domaine du « psyché » est passé sous silence par les tenants

du versant externe. Finalement, Le double aspect du pouvoir, « subordination » et

« production » n’est pas l’objet d’un traitement particulier, donc reste inexploré. De

ce fait, l’ « attachement passionné» du sujet à sa propre « subordination » constitue les

principales faiblesses de ces Discours contemporains. Comment empêcher que le

discours sur l’ « attachement passionné » à l’asservissement ne soit pas source

d’inaction politique ou de fatalité politique ou ne soit pas utilisé comme moyen de

discrédit contre les subordonnés ?

L’hypothèse de BUTLER vise justement à couper cours à un tout argumentaire

conservateur :

« Je soutiens que l’attachement à l’assujettissement est produit à travers les rouages du

pouvoir et qu’une part de l’opération du pouvoir se manifeste clairement de cet effet du

psychique comme l’une de ses productions les plus insidieuses »1

Le « versant interne », discours qui part du point de vue du sujet, de son fort

intérieur et tente de jeter un éclairage sur le mode de rapport ou le mode de

l’opération du pouvoir dans le « sujet » et plus précisément son effet sur le

« psychisme » risque de se voir taxer de conservatisme ou cours le risque de

tomber dans le fatalisme politique de l’impuissance. Au contraire BUTLER nous

met en garde contre ce fatalisme. Sa démarche se situe dans une toute autre

perspective de mystification du pouvoir politique. Il s’agit de saisir l’énigmatique

question de la volonté du sujet. C'est-à-dire de comprendre les « effets insidieux »

du pouvoir sur celle-ci. Comment la « volonté » du sujet peut –elle se retourner

contre elle-même ? En quoi consiste la « vie psychique » de l’assujettissement pour

qu’elle puisse détourner la volonté du sujet de sa fonction première, celle de

pouvoir choisir ? BUTLER va montrer à travers le concept de « l’attachement », plus

1 BUDLER (2003) : p. 28.

Page 120: ''L'énigme de la servitude volontaire''

120 | P a g e

précisément l’attachement passionné à la loi qu’il y a eu un désir originaire de la

loi, « une complicité passionnée sans laquelle aucun sujet ne saurait exister »1.

Pour illustrer cet « attachement primordial », BUTLER utilise une métaphore de la

dépendance de l’enfant envers l’adulte pour expliquer le processus de

l’autonomie au cœur de la dépendance. L’enfant, c’est celui qui dépend de ses

parents et n’a d’autres possibilités que son attachement passionné au pouvoir

parental pour continuer à persévérer dans son être. Cette métaphore dit beaucoup

sur le caractère vulnérable de cet « attachement primordial » chronique du sujet

par rapport à son « asservissement ». Tout le secret de l’assujettissement se joue

dans cet «attachement primordial ». D’où la nécessité selon BUTLER d’éclairer le

concept d’ « assujettissement » tel qu’il est formulé par FOUCAULT à partir d’une

théorie de la conscience ou de l’analyse psychanalytique de l’ « attachement »

selon laquelle « aucun sujet n’émerge sans un attachement passionné à ceux dont il

ou elle dépend de manière fondamentale » 2 . Le développement de l’enfant

emprunte obligatoirement la voie de la dépendance, ce que BUTLER appelle

« passion primaire pour la dépendance », qui le rend vulnérable à la subordination

et à l’exploitation. Cette « passion primaire » est une condition nécessaire au

développement du sujet, tout comme à l’enfant. La « subordination » se présente

comme un passage obligé au devenir du sujet, pour expliquer la dimension

« psychique » du phénomène de pouvoir à travers son couple : sujet-pouvoir. Leur

mode d’interaction se trouve modifié. BUTLER s’écarte du modèle foucaldien afin

d’explorer la dimension psychanalytique du pouvoir. Ainsi, le rapport sujet-

pouvoir se trouve renversé. Elle récuse l’idée althussérienne d’une distinction

préalable entre « intérieur » et « extérieur » de la loi dans son analyse de

l’interpellation par la loi. Elle montre comment les deux mouvements se font de

1 BUTLER : p. 168. 2 BUTLER : p. 29

Page 121: ''L'énigme de la servitude volontaire''

121 | P a g e

manière simultanée, de ce fait, se révèlent contemporains. En effet, il n’y a pas lieu

de penser la préséance de l’un sur l’autre. Un déplacement s’est fait dans l’œuvre

de BUTLER au sujet de la notion de « subordination », celle-ci n’est plus pensée

comme un piège tendu de l’ « extérieur » par le pouvoir, ce vis-à-vis du dit sujet ;

mais plutôt elle serait cette entité qui ferait partie d’un certain « mode de

subjectivation situé » à l’intérieur des relations de pouvoir. Le sujet en ce sens, ne

cesse de se former dans la subordination. Sa réflexivité se constitue, note BUTLER,

« dans ce retournement sur soi contemporain d’une orientation vers la loi »1.

LE BLANC de commenter BUTLER :

« Ceci signifie que l’individu se retourne vers la loi que parce qu’il se retourne aussi vers

lui et qu’il « reconnait » ainsi que ce « moi » est celui-là même auquel s’adresse la loi. La

loi me transforme en sujet par le fait même que je me reconnais comme le sujet de la loi »2

Il existe une complicité entre l’interpellateur ou le policier représentant de la loi et

le « sujet ». La zone d’ombre de FOUCAULT et d’ALTHUSSER est levée : la

dimension psychique du pouvoir ne peut plus être occultée. L’écho de la

« plainte » de LA BOÉTIE contre le masochisme du peuple ou du sujet retenti au

cœur de la théorie de BUTLER. L’analyse butlerienne réconcilie les deux

méthodes : celle de l’ « extérieur » et celle de l’ « intérieur », les deux font partie

d’un même processus. Il n’y a pas d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Le

geste théorique de BUTLER rappelle l’étonnement de LA BOÉTIE de voir qu’un

seul puisse assujettir toute une multitude. Cette plainte qui dénonce un « tort »,

lequel est dû à ce que l’auteur du Discours a mis sous le compte de la « couardise »

ou la détérioration des liens sociaux. La « volonté » du peuple de s’asservir est

pointée du doigt par l’auteur du Discours. Si LA BOÉTIE n’a pas pu déceler

clairement les arguties du méandre d’un tel processus, toutefois, il a vu juste

lorsqu’il tient le « peuple » pour responsable du joug de la servitude. Le pouvoir

1 Ibid. : p. 177. 2 LE BALNC (2006) : p. 77.

Page 122: ''L'énigme de la servitude volontaire''

122 | P a g e

ne peut être tenu exclusivement pour responsable de la tyrannie. En ce sens, le

geste de BUTLER restitue au texte de LA BOÉTIE toute sa dimension politique, il

éclaire ce qu’on a appelé jusqu’ici l’énigme de la politique poussé à son comble. La

vulnérabilité du sujet dans l’assujettissement se joue là dans cet « attachement

primordial » même de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Nietzsche est l’un des

philosophes qui a très bien montré ce mouvement réflexif de la « volonté ». Une

volonté qui cesserait de vouloir, laquelle deviendrait une « nolonté1 ». Une volonté

qui se retourne contre elle-même et qui s’annihilerait dans ce mouvement de

« retour ».

« Le sujet est formé par une volonté qui se retourne contre elle-même en assumant une forme

réflexive, alors que le sujet est modalité du sujet qui se retourne contre elle- même ; le sujet est

l’effet rétroactif du pouvoir »2

NIETSCHE décrit très bien la figure de la conscience du « sujet tropique » qui

tourne sur lui-même et contre lui-même dans un mouvement ambivalent. C’est à

travers une lecture symptomale de l’auteur de la Généalogie de la morale et de

Hegel que BUTLER entreprend de relire les discours contemporains pour pouvoir

saisir la logique à l’œuvre dans l’attitude ambivalente du sujet par rapport aux

chaînes de l’assujettissement. Un sujet intégralement assujetti et qui continue à se

« subjectiviser »3 dans l’ assujettissement même. « Le « je » émerge à la condition

de dénier sa formation dans la dépendance, condition de sa possibilité »4. Le « je »

dans son mouvement de constitution se forme à travers un double mouvement

contradictoire, d’une part, il se caractérise comme un simple « effet » de sa

dépendance par rapport au pouvoir ; d’autre part, le « recouvrement » de cette

dépendance s’opère concomitamment par une « affirmation inconditionnée »,

c'est-à-dire une « dénégation » du premier mouvement. C’est à ce processus que

1 La notion est de LE BLANC, p. 85. 2 BUDLER citant Nietzsche, p.:28. 3 LE BLANC (2006) : p.75. 4 LE BLANC (2006) : P.76, citant BUTLER.

Page 123: ''L'énigme de la servitude volontaire''

123 | P a g e

BUTLER donne le nom d’ambivalence. Une dynamique de « soi » qui se réalise

dans une démarche à rebrousse poil ou à contre courant du mécanisme de sujétion

le fabriquant. C’est au cours même de ce mécanisme de servitude que le sujet

anormal ou déviant se forme ou prend naissance. Un sujet qui échappe à la loi

sérielle de sa fabrication. « Le sujet ne s’appartient pas mais fait fond sur cette non-

appartenance pour construire son autonomie»1. Selon LE BLANC, par contraste,

l’assujettissement révélé par l’ « attachement » est produit au service de la vie2.

Beaucoup d’auteurs ont tenté d’apporter une réponse à cette énigme à part l’effort

de BUTLER de jeter un éclairage sur cette énigme.

1 LE BLANC : p. 76. 2 Op. cit. : p.85.

Page 124: ''L'énigme de la servitude volontaire''

124 | P a g e

CHAPITRE IV La question de la Servitude (Volontaire) dans l’œuvre de SPINOZA

Page 125: ''L'énigme de la servitude volontaire''

125 | P a g e

SECTION1

SPINOZA face à la l’énigme la boétienne : Le statut ambigu du désir

Est-il possible de déduire Chez SPINOZA une réponse à la question de la

« servitude volontaire » à partir du traitement donné à la question de la servitude

en général, d’une part ; et de voir si certains de concepts ne pourraient pas servir

de piste de solution : comme : « désir », « conatus », « imaginaire », « perversion »,

d’autre part. Sur cette base, il est possible de chercher chez l’un la résolution

possible à l’énigme soulevé par l’autre. Il s’agit de rapprocher « l’intuition

libertaire » de ces deux penseurs sur la question de la sv. Nous soupçonnons chez

SPINOZA la trace de cette énigme politique. Faut-il attendre la clé de l’énigme après

le rapprochement.

L’attente d’une réponse de SPINOZA sur une question comme la sv doit être

entendue comme une tentative de saisir le système spinoziste à travers ses

nombreux silences et hésitations. Ensuite, chercher une réponse à la question

soulevée par LA BOÉTIE chez SPINOZA n’est-il pas risqué – risqué dans le sens

de se tromper de chemin – ou du moins d’augmenter le risque d’être déçu ?

Demander à des auteurs de s’éclairer mutuellement sur une question aussi

énigmatique qu’est la sv, n’est-ce pas faire fausse route? Nous devons reconnaitre,

d’entrée de jeu, que les deux pensées s’inscrivent dans la même dynamique, en

dépit de leur différence manifeste. Les deux philosophes soulèvent la question de

la condition de la liberté. Ainsi, La tension entre la S(V) et la liberté traverse et

Page 126: ''L'énigme de la servitude volontaire''

126 | P a g e

l’esprit et la lettre du texte de LA BOÉTIE, entre une liberté qui est naturelle et le

constat de la servitude comme lot quotidien. Chez l’auteur de l’Éthique : c’est le

même constat, il définit tantôt le citoyen par l’obéissance (dans le T.T.P) et tantôt

par la résistance (Le T.P). Si les deux auteurs se retrouvent confrontés à la question

de la servitude, toutefois, il est à noter qu’ils s’inscrivent dans des

perspectives différentes : le premier écrit au XVIe siècle à l’aurore des édits de

pacification: l’époque de la légendaire Saint Barthélémy ; et le second s’enracine

dans l’ère des grandes conquêtes de la liberté des mers où l’esprit de la liberté1 qui

souffle en Hollande. L’un des premiers éléments de cette tension est le Désir. Il est

ce qui fait qu’aucun pouvoir ne peut avoir la certitude de l’obéissance des sujets et

celui qui peut être également à la base de l’asservissement des sujets !

« L’appétit n’est par là l’essence même de l’homme, de la nature de la quelle suit

nécessairement ce qui suit à sa conservation ; et l’homme est déterminé à le faire. De plus, il

n’y a aucune différence entre l’appétit et le désir, sinon que le Désir se rapporte

généralement aux hommes, entant qu’ils ont conscience de leurs appétits (Scolie de la prop.

IX) ; dès lors donc que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou telle espèce

de joie, de Tristesse, d’Amour, de Haine, c'est-à-dire dès lors donc que sa nature est

constituée de telle façon ou de telle autre, son désir sera nécessairement tel ou tel, et la

nature d’un Désir différera de celle d’un autre Désir autant que les affections d’où ils

naissent diffèrent entre elles »2

Le désir se caractérise par son ambivalence : Il est ce qui pousse l’homme à se

« conserver » et « l’homme est déterminé à le faire ». Il est également une source de

« productivité». Il est ce qui par excès peut amener l’homme à sa perte ! Le Désir

en tant qu’il pousse l’homme à l’auto-conservation : le conatus. Selon SPINOZA

dans la troisième partie et sixième démonstration, il se définit comme ce qui dans :

«chaque chose, autant qu’il est en elle « de potentia », leur permet de s’efforcer de

1 L’esprit de cette expression, nous le devons à l’ensemble des travaux de Vertus Saint Louis sur la question

de la liberté à Saint Domingue et son enracinement dans l’Europe occidentale. Plus précisément dans un

article intitulé : A propos des problèmes de liberté à Saint-Domingue, in, Itinéraire, Crehso nos 3et 4 Juillet-Juin 2002.

Vertus SAINT LOUIS est professeur D’Histoire Antique à l’École Normale Supérieure de l’Université d’État

d’Haïti, tous ses travaux tournent autour du paradoxe de la liberté. 2 Éthique, III, LVI démonstration.

Page 127: ''L'énigme de la servitude volontaire''

127 | P a g e

persévérer dans son être, c'est-à-dire d’affirmer absolument son existence, ou

encore, d’exprimer totalement sa cause (ou dans l’idée adéquate, sa raison) ; car

« La puissance de l’homme, entant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie

de la puissance infinie, c'est-à-dire de l’essence (prop.34, p.1), de Dieu ou de la Nature »1.

Et Bove de commenter : « l’Éthique, comme livre, pose donc comme première

définition la causa sui<Affirmer absolument sa cause, c’est penser adéquatement,

c'est-à-dire selon l’auto-productivité même du Réel ou le mouvement même de

son engendrement »2. En effet, le désir est à la fois ce qui permet à l’individu de se

conformer à « la conduite autonome de la vie » mais c’est également ce qui rend

effectif la causa sui. Autrement, il est ce par quoi les hommes ou les sociétés

peuvent parvenir à leur auto-affirmation suivant l’impératif : « devenir ce que l’on

est, c'est-à-dire productivité du réel, en soi et par soi actualisation totale de sa

puissance causa sui »3. Si ce projet se révèle de l’ordre des choses possibles : dans ce

cas, comment expliquer la servitude ? Le propre de toute chose finie dit SPINOZA

est de confronter l’obstacle extérieur qui est de deux ordres : la servitude ou la

mort. L’expérience de l’obstacle et de la limite est l’expérience première –et

continuée- de toute existence de l’obstacle4. Ce que SPINOZA avait posé dès la

définition 2 de la partie1de l’Éthique de la chose finie :

« Est dite finie en son genre, qui peut être limitée par une autre de même nature. Par

exemple un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand

que lui. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Un corps n’est pas limité par

une pensée, ni une pensée par un corps ».

Ainsi, conformément à la définition de SPINOZA, le conatus d’une chose ne peut

être défini que par rapport à une autre chose qui lui est extérieure. Ainsi

conformément à la définition proposée ci-dessus de la chose finie, on verra que

1 E. IV, 4 dém. 2 Bove, L, 1998: p.9. 3 Bove, 1996: p.11. 4 Ibid. :p2

Page 128: ''L'énigme de la servitude volontaire''

128 | P a g e

d’entrée de jeu, SPINOZA inscrit le principe de contradiction au cœur même du

fonctionnement du conatus. Autrement dit l’individu est mu par des mouvements

opposés. C’est dans ce jeu interne et externe qu’il peut surgir quelque chose

comme la servitude. Une force extérieure plus grande que le conatus peut amener

celui-ci à sa perte. Selon la prop. 3 de l’Éthique IV : « La force avec laquelle l’homme

persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des

causes extérieures ». Au sein de la nature naturée, la contradiction est le signe de

l’existence modale1. Le conatus d’une chose quelconque enveloppant une pure

affirmation, cette chose ne pourra être détruite (dans sa constitution extrinsèque)

que par une cause extérieure 2 . Par définition, « des choses (<) d’une nature

contraire, (<.) ne peuvent être dans le même sujet. Dans la mesure où l’une peut

détruire l’autre»3, mais au contraire toute chose est, par essence, opposée à tout ce

qui peut ôter son existence ; et ainsi, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle

s’efforce de persévérer dans son être »4 . En effet, c’est de telles situations de

« persévérance » et de « résistance-active » que sous-tend le conatus qui amène

Bove à parler de la stratégie du conatus du mode. Le conatus spinoziste est une

pratique stratégique de décision des problèmes et de leur résolution 5 . Ainsi

devrait-on conclure avec la stratégie du conatus : la servitude semble loin d’être

possible. Toutefois, Le désir a un statut assez particulier selon SPINOZA : il est à la

fois condition de la liberté, mais aussi source de la servitude. L’Homme entant

qu’être essentiellement de « désir » est toujours en mouvement constant du aux

affections. En ce sens, certains désirs sont dits actifs que s’ils poussent l’individu à

« l’auto-conservation » (Conatus), d’une part ; ou il crée chez lui le désir de savoir

1 Bove, 1998 : p.13. 2 E.III, 4 3 E.III, 5 4 E.III, idem.6 5 Bove, 1998 : p.14.

Page 129: ''L'énigme de la servitude volontaire''

129 | P a g e

entant qu’il cherche à « connaître » d’autre part ; et finalement, la combinaison de

l’ensemble de ces éléments crée les conditions de son salut. Les trois projets sont

liés dans le cadre du spinozisme1. Tout se passe comme si le salut semble être

toujours renvoyé, il est posé comme un horizon toujours à atteindre. La quête de

l’« être » ne va pas sans recherche de « béatitude » ou « libération totale ». Les trois

forment un paquet ! Toutefois, la servitude n’est jamais totalement renversée, il

surgit toujours. Une telle conception du désir complexifie la question de la

servitude chez SPINOZA, car elle crée plus de problème plutôt de les résoudre.

Comment se fait-il que le désir qui préside à la « conduite quotidienne » ou

« explique nos sentiments » et celui qui conduit à « augmenter notre science »

soient un seul et même désir2 ? Ainsi, en même temps, si nous suivons de près

l’exigence de la philosophie spinoziste, elle semble dépasser de loin notre

expérience.

Selon SPINOZA

« Le Désir qui nait de la connaissance du bon et du mauvais, entant qu’elle est

relative à l’avenir, peut plus aisément être réduit ou éteint par le Désir des choses

qui sont présentement agréables» (E.IV, prop. XVI)

Seul un désir peut réduire le champ d’agir d’un autre désir. En dépit de la

proximité de sa pensée avec des théories de la sagesse antique, SPINOZA se situe

aux antipodes de l’épicurisme et d’une certaine doctrine chrétienne, et plus

précisément des doctrines moralistes. Un désir qui est ainsi lié au savoir peut se

trouver combattu par d’autres « désirs » beaucoup plus prégnants ou agréables.

Pourquoi les désirs nés de « l’ignorance » ont beaucoup plus d’emprise sur le sujet

que ceux liés à la « connaissance adéquate ». Ici l’auteur ne donne pas assez

d’éléments de réponses. Le rapport entre « béatitude » et « servitude » reste

ambigu dans le spinozisme. Et, aucune piste de solution ne peut être envisagée

1 Fernand ALQUIÉ (1981), Le rationalisme de SPINOZA, Ed.. PUF, Coll. Épiméthée, p.295. 2 ALQUIÉ, 1981: p.298.

Page 130: ''L'énigme de la servitude volontaire''

130 | P a g e

sans faire violence au texte L’une des voies qu’on pourrait explorer comme une

issue à la question semble l’imaginaire. Si les hommes sont tant soumis à la

servitude c’est peut être dû à la voile de l’ignorance ou plus précisément

« l’imaginaire ». L’imaginaire est posé par comme une entreprise d’appétition

nécessaire au sujet. Il est posé comme une espèce de pan ou rien ne semble lui

échapper. Il comporte à la fois la « connaissance de l’intérieur » et celle du

« monde extérieur ». La connaissance n’est possible que grâce aux entreprises

d’appétitions du corps.1 Autrement dit la connaissance est en effet un produit des

affects. Corrélativement le monde extérieur ne nous est connu que de manière

inadéquate et confuse ou mutilée, dans la mesure où l’âme le perçoit selon la

logique de l’ordre commun 2 . En effet, nous n’avons aucune connaissance

adéquate, mais seulement une connaissance confuse (et mutilée). Toujours est-il

que « vouloir être » semble égal au « vouloir connaître ». Le langage de SPINOZA

nous jette dans un véritable embarras et confusion. Son raisonnement sur la

« passion » 3 tout comme le désir reste complexe tout comme le désir. Il définit les

passions à la fois comme « intra et interindividuelles », ainsi plusieurs passions

peuvent coexister chez le même individu et des passions identiques agissent chez

les mêmes individus4. Demeure un dilemme : l’individu ! Il devient une véritable

énigme dont nul ne peut saisir. Il est source d’inattendu ! Qu’est-ce qu’un individu

1 Éthique IV, prop. XVIII, Scolie. 2 Éthique II, prop. XXVIII et XXIX. 3 Nous savons à partir des travaux de Pierre François MOREAU que la passion à partir du XVII ème siècle reçoit

un traitement spécial. Elle s’autonomise par aux autres discipline jusqu’elle soit traité de manière autonome

par une discipline qui lui est propre. L’étude des passions relate Professeur MOREAU n’a plus référence un

individu abstrait mais plutôt les mouvements dans l’âme. Les passions deviennent un objet d’étude dont le

champ consiste en : son origine, ses conflits avec d’autres passions, ses rapports avec la raison. Ainsi, ces

études doivent pouvoir aider à dégager des lois. D’où le souci retrouvé chez les auteurs classiques comme

HOBBES par exemple dans le Léviathan, Le traité des passions de l’âme. En ce SPINOZA n’est se situe pas

trop loin de ce souci. In, Pierre François MOREAU, SPINOZA l’expérience et l’éternité, Ed., Paris, PUF,

collection Épiméthée, 1994, p.382. 4 Pierre François MOREAU (1994) : p.382.

Page 131: ''L'énigme de la servitude volontaire''

131 | P a g e

qui se définit comme un « ensemble de successions d’affections »1. Or les affections

ne sont pas toujours conscientes, elles sont dites « extrêmement inadéquates ».

L’individu n’est jamais entièrement conforme à son « équation corporelle », car il y

a pour chaque « essence singulière », un niveau d’actualisation optimum2. En quoi

consiste ce niveau optimum, comment peut-il être effectif ? Il est celui auquel

l’individu tend à fonctionner. Comment cette actualisation peut-elle échouer ?

Qu’est-ce qui peut y faire échec ? Cette actualisation peut échouer si et seulement

si le « conatus » est déformé et mutilé par l’environnement3. Il y a un rapport

proportionnel entre l’actualisation de la puissance de l’essence et la force de

persévérance dans l’être de l’individu4. Quel rapport existe-t-il entre les variations

que l’individu peut supporter et son autonomie dans sa conduite ? S’agit-il de

deux variables indépendantes ? Est-il pensable qu’un individu tout en étant apte à

très peu de choses soit en même temps capable d’agir selon ses propres lois? La

réponse ne peut être que négative5. Les deux facteurs sont interdépendants : plus

un individu est apte à être modifié de plusieurs à la fois, plus il est apte à faire des

lois de sa nature. Ainsi, variabilité et indépendance vont donc de pair6. L’individu

Spinoziste se caractérise selon Moreau par l’inconstance présumée de son

caractère. C’est dans le cadre de ce jeu d’opposition des passions que peut poindre

à l’horizon l’ignorance des individus dans leur chassé-croisé des désirs. Il est établi

qu’une affection qui se révèle stable tombe suivant SPINOZA dans la catégorie de

la « folie » : la folie de « l’argent », du « pouvoir » et du « plaisir »7. Comment

SPINOZA mène cette enquête sur les passions dans sa recherche des « lois » alors

1 Ibid. : p.382. 2 Alexandre MATHERON, individu et communauté chez SPINOZA, Ed., Paris, Minuit, 1969 : p: 49. 3 Ibid. : p.50 4 Op.cit.. 5 Op. cit. 6 Op.cit. 7Pierre-Francois MOREAU (1994) : p.383.

Page 132: ''L'énigme de la servitude volontaire''

132 | P a g e

que les passions se caractérisent par leur inconstance ou leur irrégularité ? Quelle

est la fonction de cette loi ? Elle permet de rationnaliser ou d’ordonner un fait

irrégulier ou « in-transparent » 1 . La loi sur la passion veut expliquer toute

bizarrerie de la nature humaine, rien ne doit échapper à l’ordre des raisons, alors

que la donnée d’expérience peut provisoirement infirmer la loi ou apporter un

motif d’hésitation, mais la loi finit par intégrer ces éléments dans l’ordre explicatif2.

Le travail de SPINOZA sur la passion constitue un véritable travail

d’« Anthropologie générale » ou « Anthropologie particulière ». Pour reprendre la

question directrice de Moreau : comment peut-on dégager des lois à partir de

l’explication de quelques affections fondamentales3 ? Or pour la connaissance du

troisième genre, il n’y a de loi qu’individuelle, dans la mesure où chaque individu

a sa loi fondamentale. Le projet de cette enquête sur la passion consiste à dégager

la « loi » ou la régularité entre les passions qui est à l’œuvre chez les différentes

individualités, c'est-à-dire de déterminer : leur « nature », leurs « différents

caractères », leurs « conflits entre elles et avec la raison » 4 et finalement leur

mécanisme de contrôle. Ces éléments sont étayés par SPINOZA suivant le mode

de la « fonction confirmative »5, une fonction confirmative qui allie le langage de la

géométrie et la rhétorique de la démarche expérientielle, d’une part. Moreau en

dégage une fonction qu’il appelle la « fonction constitutive » 6 à travers cette

fonction, il dégage : « l’ingénium »7. Pour aboutir à ce concept, il est constaté un

1 Ibid. : p. 337. 2 Op.cit. 3 La loi doit s’entendre comme un universel abstrait, c’est à dire une manière d’agir commune à tous les

individus à tous les individus où à plusieurs individus de même espèce. In., MATHERON (1969) : p.54. 4 Ibid. : p.383. 5 Les confirmations sont des modes de raisonnement ou de prévue parallèles à la méthode more geometrico

déductive, elles peuvent être divisées en « confirmation pure et simple » et « confirmation déplacée ». 6 Pierre François MOREAU (1994) : p.395. 7 L’ingénium pourrait se rapprocher de ce que MATHERON appelle loi - l’emboitement des individus à

l’infini ou l’unification de ces derniers sous un même concept – autrement dit une régularité ou constance

entre les différents individus. Toutefois, il ya une nuance entre les deux ; l’ingénium à la différence de la « loi »

Page 133: ''L'énigme de la servitude volontaire''

133 | P a g e

changement dans le langage de SPINOZA. En fait ce changement est dû au fait

que la règle est si constante, qu’elle s’applique non seulement aux passions

primitives mais aussi à toutes leurs dérivées. L’ingénium c’est « le nom collectif de

l’ensemble de ces passions collectives »1. Quels sont les caractères de l’ingénium ?

Moreau en dégage deux caractéristiques : la règle de la « diversité » et celle de

l’« assimilation ». La règle de la diversité consiste en l’irréductibilité de chaque

individu. Chaque personne dispose de ses propres « lois ». La « règle

d’assimilation », c’est la règle qui suppose que chacun prend son ingénium pour

base de son jugement. Il juge du bien et du mal, droit de la nature, et avise son

intérêt en fonction de sa complexion2. Ce qui fait que chacun tend à soumettre

l’autre à sa propre complexion, autrement les passions auxquelles l’individu est en

proie détermine son jugement. Toutefois lorsque la complexion de l’individu est

dominée par une passion unique, elle détermine le jugement en fonction de cette

passion3. C’est dans ce conflit entre les différents ‘’ingénium’’ que peut surgir la

servitude. Ce qui peut amener à soupçonner une réponse « implicite » chez

SPINOZA à la question de la sv selon Laurent BOVE. Parce qu’à la question du

« pourquoi » dans le TTP, dit-il, l’on ne retrouve dans ce passage qu’une réponse

faible : les hommes ont étés trompés4. D’autres commentateurs pensent que cette

réponse de SPINOZA à la question de la servitude constitue le fil conducteur

même de tout l’Éthique, de surcroit la réponse de SPINOZA est assez explicite. Est-

ce que la question de la « servitude » implique forcément celle de la servitude

volontaire ? La réponse est négative. Car, la question de la « servitude volontaire »

de MATHERON, il permet à SPINOZA de répondre à cette question : qu’est ce qui fait le propre des passions

individuelle en dehors des lois personnelles ? Le concept permet de désigner le nœud passionnel irréductible

dont la méthode mo geometrico à du mal à assigner une figure. 1 Ibid. : p.396. 2 Ibid. : p.400. 3 Ibid. : p.401. 4 Bove, 1996: p.307.

Page 134: ''L'énigme de la servitude volontaire''

134 | P a g e

est incompatible avec le principe de non contradiction du spinozisme, c’est- à- dire

qu’il ne peut y avoir deux choses contraires à l’intérieur d’un même sujet sans

provoquer son autodestruction, tel que SPINOZA l’entend dans la proposition 5

de l’Éthique III . Toutefois, l’hypothèse de l’existence d’une telle réponse dans le

spinozisme semble relever de l’ordre du soupçon. Toutefois, Il est possible selon

BOVE de déduire une réponse à postériori à cette question épineuse à partir du

conatus spinoziste. Et principalement à partir de deux corrélats : le principe du

plaisir et le principe de mémoire. L’ « habitude » est une figure du conatus, elle

répond à un besoin de conservation. Elle est liée à la constitution d’une Mémoire,

effort de conservation seulement ce qui augmente notre puissance d’agir et qui

s’accompagne ainsi d’un affect de joie. C'est-à-dire que nous nous efforçons

toujours de conserver ce qui nous est apparu comme « utile » et convenant à notre

corps. Mais cette stratégie ne sert beaucoup plus qu’à la logique d’une « répétition

joyeuse » qu’à une logique de conservation. La joie comme la tristesse sont donc les

premières données stratégiques orientant le dynamisme du conatus1. Toutefois, le

mécanisme du principe du plaisir régissant le conatus s’ouvre sur un paradoxe : la

recherche continue du plaisir, produit d’un côté une jouissance de la chose

désirée ; et d’un autre, même en cas de son obtention, notre corps peut toujours

découvrir d’autre état nouveau de chose à désirer2. Nous tombons dans un cercle

vicieux! L’une des conséquences immédiates de cette circularité est l’ouverture

d’un « champ large de possibles » soit par « ressemblance », par simple

« contigüité » ou par « voies associatives »3. Et, tout cela se passe en dehors de

l’emprise ou de la maitrise du sujet. Dans cet enchainement, le Désir va rencontrer

les plus singulières et curieuses manières de se satisfaire. C’est ce qui amène

1 Ibid. : p. 34. 2 E. III, LIX sc. 3 E.III, XIV, XV sc., XVI.

Page 135: ''L'énigme de la servitude volontaire''

135 | P a g e

SPINOZA a convenu avec Blyenbergh que cette organisation est délirante. En effet,

elle détermine l’individu à la répétition de joies « mauvaises »1 en ce qu’elles sont

des obstacles, tant pour le corps que pour la pensée, à un épanouissement

véritable. Elle conduit ainsi inéluctablement à un appauvrissement extrême de la

vie. C’est en ce sens que SPINOZA parle d’une « nature humaine (<) pervertie »2.

Et BOVE de conclure à juste titre :

« L’action (même passive) du conatus consiste donc à rappeler en permanence l’être à la joie

d’exister (même de manière aliénée) et corrélativement, à lui faire oublier tout ce qui

pourrait contrarier cet effort. Ainsi s’exprime la positivité ontologique du conatus qui est

affirmation absolue de l’existence. Cependant les conséquences de cette exigence peuvent

être paradoxales, en ce que cet effort aliéné peut aussi servir la servitude contre la vérité

libératrice, lorsque celle-ci est trop dérangeante, force dissolvante des illusions à partir

desquelles un individu s’efforce justement, dans son état, de persévérer dans son être »3.

SPINOZA et LA BOÉTIE se rejoignent en ce sens sur un point : le statut paradoxal

du « désir ». L’hypothèse de BOVE est géniale, mais elle lui manque certains

éléments pour pouvoir l’asseoir dans le texte. Il reste et demeure un soupçon et

cela ne fait que renforcer l’ambigüité de la question de la sv dans l’œuvre

spinoziste.

SECTION 2

Le couple « liberté »\ « servitude » dans le spinozisme

L’objet central de l’Éthique est la servitude, autrement dit l’Éthique constitue en ce

sens une longue plaidoirie pour la liberté. Toutefois, la notion de liberté doit être

maniée avec beaucoup de circonspection, car dire que cette pensée –et plus

1 E. IV, LIX dém. 2 SPINOZA cité par Bove : p.36. 3 Bove, 1998 : p. 40.

Page 136: ''L'énigme de la servitude volontaire''

136 | P a g e

précisément sa pensée politique - est un combat pour la liberté, ce n’est pas

suffisant, si on ne mentionne pas l’extension que SPINOZA accorde à cette notion.

Une « libre nécessité », qui est corrélative de l’affirmation absolue d’une existence

ou de son infinitude en acte1. L’infinitude est au cœur du fini. Le projet est de

dégager une : « règle de vie qui permette de maitriser les aléas de et les contradictions de

la vie humaine » 2 . C’est l’un des dilemmes auquel fait face le projet

spinoziste lequel veut frayer une voie vers la liberté à travers les méandres de

l’ « impuissance » ou la « servitude » qui est la condition de l’homme. Comment

frayer une voie à la puissance au beau milieu de l’impuissance ? « Dans chaque

manifestation de l’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est de manière

incomplète et inaboutie, un élan un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être »3.

L’ « existence » de l’ individu est liée à la « puissance », il n’y a pas d’un côté

l’ « existence » et d’un autre la « puissance ». L’existence est à considérer comme

une « implication » et une « propriété » de la puissance. Une puissance qui est

« unique », « absolue » et « indifférente », elle s’exprime ainsi à travers des actes

uniques s’expliquant par tous les attributs de manière simultanée et en même

temps, ils donnent lieu à des modalités d’existence différentes. La puissance est

dans l’être même de l’individu en tant qu’il cherche toujours à la « persévérer dans

son être »4. Mais la puissance n’est qu’une expression des « affects » et ces derniers

sont eux-mêmes le résultat de « cupides », expression elle-même de l’essence de

l’individu. Les affects constituent ce que MIGNINI appelle la « structure

ontologique bipolaire » de l’individu, ils ne sont ni corporels, ni mentaux. Ils sont

« indifférents » au même titre que la substance est indifférente par rapports aux

autres éléments, mais s’ils fonctionnent ainsi c’est pour pouvoir impliquer : et le

1 T.P., II, 7 et II, 11, cité par Laurent Bove, p.242. 2 MCHEREY (1997): p.7. 3 Ibid.: p.11. 4 C’est Laurent BOVE appelle le « conatus ».

Page 137: ''L'énigme de la servitude volontaire''

137 | P a g e

corps et le mental. L’une des caractéristiques des affections du corps est le fait

qu’elles peuvent être à la fois source d’augmentation et de diminution, ainsi elles

peuvent seconder ou empêcher la puissance de l’individu. D’où vient

l’impuissance si l’individu est caractérisé par cette « puissance d’affirmation »

qu’est le conatus. L’analyse du texte de SPINOZA selon Filippo MIGNINI nous

montre que l’expression d’ « impuissance » n’appartient nullement au vocabulaire

de SPINOZA, d’autant plus que l’impuissance n’est pas réellement dans la nature.

Dans ce cas, d’où vient l’ « impuissance » de l’individu pourtant qui ne se retrouve

pas dans la nature ? Elle (L’impuissance) est un « être de raison »1, c’est une

création de la raison, elle provient d’une logique de la comparaison entre deux

êtres : un « être avec la puissance majeure» et un autre de « puissance inférieure».

Autrement dit ce que nous appelons « impuissance » n’est rien d’autre qu’une

« puissance » par rapport à une autre « puissance ». La logique de la comparaison

n’est applicable qu’à des « êtres homogènes » ou une communauté de même

nature. La logique de comparaison n’est applicable qu’au domaine des choses

finies. Appliquons cela au domaine des affects. Comment explique t-on que les

« affects » puissent prendre le dessus sur la « raison » et qu’on puisse aboutir à une

démission de celle-ci (« raison ») ? Une telle impuissance n’est-elle pas due à

l’imperfectibilité de cette loi ? Le spinoziste résiste à une telle hypothèse.

L’impuissance à marcher suivant les principes de la loi de la raison est une

impuissance de cette nature humaine. Par conséquent, la « connaissance claire » et

« distincte » provient de la cupidas parce qu’ils sont produits par les opérateurs de

la raison : « imagination », « raison » et « intellect ». La connaissance que le sujet

détient de lui-même découle de la cupidas, c'est-à-dire un affect déterminé mais ne

découlant d’aucune source non affective ou d’une idée adéquate. Telle est ce qu’est

1 Ibid., p.43.

Page 138: ''L'énigme de la servitude volontaire''

138 | P a g e

l’ « actualité opératoire »1 de l’affect. Ce sont les prémisses sur lesquelles le procès

de libération est envisageable par l’augmentation, la puissance d’agir et en

diminuant la passivité. Mais la puissance n’est jamais loin de son contraire la

passivité. D’où le conflit existant au cœur de l’individu tendant à se confondre à

un chaos. En effet, c’est au cœur de ce conflit même que SPINOZA développe sa

théorie de la liberté. L’organisation de l’Éthique en témoigne. Au cœur même de la

partie traitant de la servitude, il va s’attaquer à la question de la liberté. Il semble

vouloir montrer qu’il y existe un rapport dialectique entre la « servitude » et

« liberté ». Car au cœur même de la liberté semble jaillir la servitude. En ce sens, la

« liberté » et la « servitude » ne sont jamais si loin l’une de l’autre dans l’œuvre

spinoziste. La quatrième partie de l’Éthique en offre un singulier exemple. S’il est

important pour saisir ce qu’est « l’esprit humain » et ses affections, il est

nécessaire d’établir le lien entre la partie I et III. Toutefois le rapport entre les

parties III et IV paraît plus problématique pour quiconque connait le projet

spinoziste dans cette partie (III), celle qui consiste à analyser la « nature et l’origine

des affects » en général et où il a pris soin de déterminer deux types d’affects: ceux

qui sont des actions et ceux qui sont des passions. L’action dont nous sommes

cause adéquate et la passion, l’affect dont nous sommes cause inadéquate. Or, en

dépit de cette distinction capitale, paradoxalement il « ne traite principalement

que des passions et ne mentionne que tardivement les actions, dans les deux

dernières propositions, en les rattachant à la fortitude »2. SPINOZA a promis de

traiter de la liberté dans la cinquième partie alors qu’il est revenu sur la force des

affects qu’il a déjà traitée dans la troisième partie, laquelle s’est terminée sur le

spectacle de l’homme ballotté par la mer des passions. Pourquoi donner tant de

1 Op. Cit.

2 In, « Introduction servitude ou fortitude », tiré de « Fortitude et servitude, lectures de l’Éthique IV de

SPINOZA » de Chantal JACQUET et autres, Paris, Ed., KIMÉ, 2003, p.15.

Page 139: ''L'énigme de la servitude volontaire''

139 | P a g e

place à la force des affects ? SPINOZA s’était promis dans la cinquième partie de

ne pas s’étendre sur l’impuissance de l’homme mais de fêter plutôt sa puissance ?

Or, l’on constate qu’il n’a pas tenu sa promesse ! Ne faudrait-il pas revenir sur la

valeur sémantique de la quatrième partie : « De la servitude de l’homme ou des forces

des affections ». D’abord, il faut reconnaitre que l’énoncé comporte une certaine

ambigüité : celle de faire croire que les affects comportent exclusivement la

servitude. Faut-il réduire la force des « affects passifs » à la servitude ? Il en résulte

de cette ambigüité une autre que tout affect implique ipso facto « passivité ». Or,

rien ne serait plus faux, car SPINOZA établit le distinguo entre « affects actifs » et

« affects passifs ». Les premiers relèvent de la fortitude et les seconds

appartiennent à la catégorie « passion ». Conformément à la classification

spinozisme, tout affect n’est pas une passion et toute passion n’est pas mauvaise.

Ainsi, « la force des affects ne recouvre pas exclusivement la servitude » 1 .

Conformément à ce que nous venons de démontrer, nous pouvons affirmer avec

les auteurs de la « Fortitude et Servitude » que le titre est l’ « indice du caractère

indissociable de la servitude et de la fortitude »2 . Autrement dit, on peut dégager

dans la force des affects deux sens : « soit, elle s’oppose à la servitude, dès lors

qu’elle peut se mettre directement ou indirectement au service de la raison et se

ranger sous la bannière de la fortitude »3. En effet, l’objet de ce titre comporte une

ambivalence découlant du double objet de la préface : « expliquer les causes de la

servitude » mais aussi « déterminer ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans les

affects ». De là réside un double problème. D’un côté, l’explication des causes de la

servitude et de l’impuissance humaines nous révèle le cœur des paradoxes

traversant la quatrième partie de l’Éthique, car, comprendre la « servitude », c’est

1 Ibid. : p.8.

2 Op. Cit.

3 Op. Cit.

Page 140: ''L'énigme de la servitude volontaire''

140 | P a g e

encore déjà de la « fortitude ». Autrement dit la servitude cachait bien la fortitude.

D’autre part, la surprise est double, à partir de la proposition 19, Spinoza revient,

sur la notion de bien et du mal en mettant en place une morale rationnelle, sur ce

qu’il critiquait au début pour son caractère fictif. Est-ce qu’un tel revirement –

lorsque SPINOZA fait rentrer par la fenêtre de la quatrième partie ce qu’il avait

banni par la porte de l’Appendice de la première partie - ne constitue pas une

régression ? La « servitude », c’est cette force qui empêche au « conatus » de

chaque individu de réaliser ses potentialités. Elle est ce que nous définit comme

« impuissance » de la nature humaine. Provient-elle de l’extérieur ou de

l’intérieur? L’impuissance est-elle due à une défaillance de la nature humaine?

Comment l’homme peut-il être considéré comme une « cause adéquate »,

« indépendante » des parties de la nature, par rapport à la production d’une de ses

actions et « est toujours soumis à la détermination des causes externes dont la

force dépasse infiniment la force avec laquelle il persévère dans l’existence comme

il le mentionne dans la Partie III »1 Comment peut-on démontrer la possibilité de la

vertu, c'est-à-dire du pouvoir agir par les seules lois de la nature humaine (E. IV

Déf. 8) et comment déduire une doctrine de la liberté ? Le procès de libération des

affects par l’auteur commence là. Il s’agit d’abord pour SPINOZA de surmonter ce

dilemme qu’il nous semble impossible. Puisque aucune connaissance certaine de

l’issue de ce conflit n’est possible.

Conclusion

En guise de conclusion, la question de la servitude volontaire reste et demeure

une énigme contre laquelle beaucoup d’auteurs semblent confrontés sans

1In, « Impuissance humaine et la puissance de la raison », de Filippo MIGNINI(1999), tiré de SPINOZA

puissance et l’impuissance de la raison », coordonné par LAZZERI: p.53 et 54.

Page 141: ''L'énigme de la servitude volontaire''

141 | P a g e

apporter une réponse définitive et satisfaisante depuis LA BOÉTIE, en passant par

les auteurs contemporains comme FOUCAULT, ALTHUSSER, BUTLER et pour

terminer le théoricien de la liberté : SPINOZA.

La question sv est soulevée chez LA BOÉTIE de manière brève dans le cadre d’un

exercice de dissertation ou de rhétorique. Le texte soulève plus de questions que

de réponses, plus de problèmes que de solutions. On pourrait accuser la jeunesse

de son auteur en arguant qu’il n’avait pas beaucoup de maturité pour un tel

projet. En effet, elle a un côté dévastateur en jetant le sujet au cœur de l’expérience

de l’extrême. D’où le sentiment d’impuissance et de défaitisme dont son sujet est

en proie, ce qui empêche à quiconque travaillant sur cette question de saisir la

portée radicale. Au lieu de chercher une réponse ou une compréhension à

l’énigme du sv on cherche plutôt à lui tordre le coup. Du coup cela entraine, une

attitude ambivalente chez certains commentateurs plutôt de chercher à

comprendre et de répondre à la question, ils veulent autant que faire se peut

disqualifier le texte en l’attribuant des étiquettes comme : le Pamphlet ou le

contr’Un. Il soulève une question qui exige une suspension du monde, celui du

quotidien, la mise à nu des voiles de l’illusion nous empêchant de voire la réalité

poignante de la servitude voire son caractère volontaire. Telle est l’expérience à

l’œuvre dans la question de LA BOÉTIE. Ainsi, le surgissement de celle-ci au

cœur des travaux des auteurs modernes (ROUSSEAU et LOCKE) est un exemple

assez significatif de son caractère énigmatique. Lorsqu’ils se sont tous attelés à

éclairer l’énigme que représente la liberté. ROUSSEAU s’exclama du fait que la

servitude soit la constante et la liberté l’exception. Tout semble se présenter pour

les sujets comme dans un rêve, leurs yeux sont voilés de l’illusion de la liberté. Il

leur faut une épochè pour leur réveiller de ce sommeil : l’homme est né libre

pourtant partout, il est dans les fers. Voilà, un cri de consternation, de révolte qui

retentit dans le Contrat social de Jean-Jacques ROUSSEAU. Chez le second la

situation se présente autrement, la liberté dans sa version radicale ne peut

supporter aucune représentation voire l’aliénation totale, ce qui rapproche la

Page 142: ''L'énigme de la servitude volontaire''

142 | P a g e

liberté de l’anarchie. La liberté porte quelque chose qui la rapproche du chaos. Par

la peur du cahos les hommes semblent préférer à celui-ci la servitude qui n’est ce

qu’on pourrait appeler la représentation politique. La question survient à

plusieurs reprises chacun à sa façon a tenté d’aborder cette énigme. La sv. Pour

l’aborder la question de la méthode s’est posée : faut-il l’aborder de l’extérieur

(ALTHUSSER ou FOUCAULT), de l’intérieur (BUTLER).

Page 143: ''L'énigme de la servitude volontaire''

143 | P a g e

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES CITÉS

Œuvres principales

1. LA BOÉTIE, Etienne (2002), Le Discours de la Servitude Volontaire , Ed., Petite bibliothèque

Payot,

2. LA BOÉTIE (1983), Discours de la Servitude Volontaire , présentation par Simone Goyard-Fabre,

Paris Ed., Garnier Flammarion.

3. LA BOÉTIE (1993), La servitude volontaire ou contr’un, Edition et présentation de Nadia

GONTARBET, Paris, Ed., Gallimard, Coll., tel

4. LA BOÉTIE (1993), mémoire touchant l’édit de janvier 1562, présenté par Annie PRASSOLOFF, In,

de la servitude volontaire ou contr’un, Ed., Gallimard, coll., tel.

5. LA BOÉTIE, La servitude volontaire. manuscrit site web : « http://classiques.uqac.ca\ »

6. SPINOZA (1964), Traité de la réforme de l’entendement, le Court traité, Les Principe de la

philosophie de DESCARTES, Pensées métaphysiques, Ed., Paris, Garnier Flammarion, Œuvres

I.

7. SPINOZA (1965), Éthique, Paris, Edition, Garnier Flammarion, Œuvres III.

8. SPINOZA (1966), Traité politique, Lettres, Edition, Paris, Garnier Flammarion, Œuvres IV.

Œuvres secondaires

9. ALQUIÉ, Fernand (1981), Le rationalisme de SPINOZA, Ed., Paris, PUF, Coll. Épiméthée.

Page 144: ''L'énigme de la servitude volontaire''

144 | P a g e

10. ARISTOTE (1992), Éthique à Nicomaque, trad. de Bathélémy Saint-Hilaire, revue par Gomez-

Muller, Pris, Ed., Poche.

11. BALIBAR, Etienne, (XXXX ) , « SPINOZA, l’anti-Orwell » in, La crainte des masses, Paris, Ed.,

Galilée.

12. BERTRAND, M. (1983), SPINOZA et l’imaginaire, Paris, Ed., PUF.

13. BOUILLANT, François (2003), Michel Foucault et les prisons, Paris, PUF.

14. BROSSAT, ALAIN (2003), La serviteur et son maitre, Essai sur le sentiment plébéien, Paris, Ed.,

Lignes.

15. BUTLER, Judith (1997), The Psychic Life of power. Théories in subjection, California. Selon la

traduction de Brice Matthieussent, La vie psychique du pouvoir, l’assujettissement en théories Ed.,

Léo Scheer.

16. CLASTRE, Pierre (1974), La société contre l’État, France, Paris, Edition., Minuit.

17. CLASTRE, Pierre (2002), « Liberté, Malencontre, innommable », In, Etienne de LA BOÉTIE, Le

Discours de la Servitude Volontaire , Ed., Petite bibliothèque Payot.

18. DELACOMPTÉE, Jean Michel (1995), Et qu’un seul soit l’ami, Ed., Gall., Coll., L’un et l’autre.

19. DELBOS, Victor (1987), Le Spinozisme, Ed., Vrin.

20. DÉRANTY, Jean Philippe (2003), « Mésentente et Lutte pour la reconnaissance. Honneth face à

RANCIÈRE ». In, Où en est la théorie critique, Paris, Ed., la découverte

21. DERRIDA, Jacques (1994), Politiques de l’amitié, Paris, Ed., Galilée

22. FRANCOIS-MOREAU (1975), SPINOZA, Ed., Seuil.

23. GOYARD-FABRE, Simone (1983), LA BOÉTIE, Discours de la Servitude Volontaire , Ed., Garnier

Flammarion.

24. GONTARBET, Nadia (1993), De la servitude volontaire ou contr’un, suivi de la réfutation par Henri

de Mesme LA BOÉTIE suivi de mémoire touchant l’édit de janvier 1562.

25. ISRAEL, Nicolas (2001), SPINOZA, le temps de la vigilance, Paris. Edition, Payot.

26. JACQUET, Chantal, (1997), SPINOZA ou La prudence, Paris Ed., Quinette.

Page 145: ''L'énigme de la servitude volontaire''

145 | P a g e

27. JACQUET, Chantal et all. (2003) : Fortitude et servitude, Lectures de l’Éthique IV de SPINOZA,

Paris, Ed., KIME.

28. LAZZIERRI, C. (1988), Droit, pouvoir et liberté, SPINOZA critique de HOBBES, Paris, Ed.,

29. LEBLANC, Guillaume (2006), La pensée de FOUCAULT, Paris, Ed. Ellipses.

30. LYOTARD, Jean-Francois (1983), Le différend, Paris, Ed, minuit, collection critique

31. MACHIAVEL (1998), Le Prince, Paris Edition, Pocket.

32. MACHEREY, Pierre : 1997, introduction à l’Éthique de SPINOZA, La quatrième partie, la condition

humaine, Edition., PUF.

33. MANIN, Bernard (1996), Principes du gouvernement représentatif, Paris, Ed., Flammarion, coll.

Champs.

34. MONTAIGNE, Michel, Essais 1, Paris, Ed. Livre de poche, 1972.

35. MOREAU, Pierre (1994), SPINOZA, l’expérience de l’éternité, Edition PUF, collection, Epiméthée,

36. MATHERON, Alexandre(1969), Individu et communauté chez SPINOZA, Paris, Ed., Minuit

37. NEGRI, Antonio (1982), L’anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez SPINOZA, Paris, Ed.,

38. NEGRI Antonio et HART Michael (2000), Empire, Paris, Edition Exils.

39. NEGRI A.et Hardt (2004), Multitude, Ed., La découverte.

40. RANCIÈRE, Jacques (1995), La mésentente, Paris, Edition Galilée.

41. RANCIÈRE, Jacques, La Haine de la démocratie, Paris, Ed,

42. ROUSSEAU, Jacques (1996), Du contrat social, Paris, Ed., Librairie.

43. SAINT LOUIS, Vertus (2004), Aux origines du drame d’Haïti (1794-1806), Ed., Imprimeur II.

44. TASSIN, Etienne et all.,(2001) : « Hannah ARENDT l’humaine condition politique », Acte du

colloque international de Clermont-Ferrand consacré à Hannah ARENDT.

Revues

1. Itinéraires, Nos 3 et 4, Juillet2001-Juin 2002, Haïti, Ed., Areytos, 2002

Page 146: ''L'énigme de la servitude volontaire''

146 | P a g e

2. Europe, revue littéraire mensuelle, Jacques DERRIDA, mai 2004, 82 eme année # 901

3. Le Magazine Littéraire, collection. La passion théâtre de l’existence, Hors-serie No 14, Aout-

Septembre, 2008.

4. Notre Histoire, La mémoire religieuse de l’humanité, L’Iliade et l’Odyssée, La colère d’Achille, les escales

d’Ulysse, No 165, numéro spécial.

5. la Revue « Dissonnance » N°1, publié sur le site : http : \\listes.rezo.net/archives/pap/2004-04\

Autres sources de documentations

1. « http:///stl.recherche.univ-

lille3.fr/seminaires/philosophie/MACHEREY/MACHEREY20022003/MACHEREY0705203.htl »

2. Actes de colloque : « Hannah ARENDT l’humaine condition » sous la direction de Etienne

Tassin, Paris, Ed., 2001, L’Harmattan.

3. Dictionnaire de Rhétorique et de poétique par Michel AQUIEM et Georges MOLINIÉ, Paris, Ed.

Librairie générale française, 1996.