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LENGUA FRANCESA Y DERECHO « Nous n'avons pas vu de notre temps, et le monde n'a vu qu'une ou deux fois dans tout le cours des temps historiques, des travaux littéraires exercer une aussi prodigieuse influence sur I'esprit des hommes de tout caractere et de toute nuance intellectuelle que ceux que puhlia Rousseau de 1749 a 1762. (H. Summer Maine, I'Ancirn Droit, trad. Franc.. p.83) 1 1 est, je pense, impossible de déterminer exactement I'influence exercée par le Contrat social : en tout cas, pour le tenter sérieusement, il faudrait tout un livre. Auguste Comte dit qu'il y a eu une époque de I'histoire ou le Contrat a suscité plus d'enthousiasme et de foi « que n'en obtinrent jamais la Bible et le Coran' ». Carlyle I'appelle le « cinquieme évangile » ou « I'évangile selon Jean- Jacques' ». Le livre de Rousseau, par son abstraction et sa généralité, se pretait a toutes les déductions et pouvait etre appliqué a tous les problemes politiques ; la complexité meme de la these fondamentale, qui prétendait concilier I'autorite et la liberte, facilitait les interprétations partielles et exclusives ; les admirables fomlules, concises, nettes et pleines, qu'on y trouve a chaque page, se gravaient d'elles-memes dans la mémoire des hommes ; enfin la célébrité de Rousseau et de son ceuvre entiere, la passion ardente et continue qu'on sent en maint passage du Contrat, assurerent a ce petit traité du droit politique non seulement la plus grande vogue immédiate, mais I'influence la plus genérale et la plus persistante jusqu'a la fin du XVlIl siecle. Cette influence s'est exercée sous deux formes tres différentes : d'une manikre directe et précise, on trouve la trace indéniable des théories et meme des paroles du Contrat social dans beaucoup d'ceuvres et dans A. Comte. Politique posilivr. t, 111. eh. VII. Carlyle, The french revolution. l. 11. eh. VII, p. 44

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L E N G U A F R A N C E S A Y D E R E C H O

« Nous n'avons pas vu de notre temps, et le monde n'a vu qu'une ou deux fois dans tout le cours des temps historiques, des travaux littéraires exercer une aussi prodigieuse influence sur I'esprit des hommes de tout caractere et de toute nuance intellectuelle que ceux que puhlia Rousseau de 1749 a 1762.

(H. Summer Maine, I'Ancirn Droit, trad. Franc.. p.83)

1 1 est, je pense, impossible de déterminer exactement I'influence exercée par le Contrat social : en tout cas, pour le tenter sérieusement, il faudrait tout un

livre. Auguste Comte dit qu'il y a eu une époque de I'histoire ou le Contrat a suscité plus d'enthousiasme et de foi « que n'en obtinrent jamais la Bible et le Coran' ». Carlyle I'appelle le « cinquieme évangile » ou « I'évangile selon Jean- Jacques' ». Le livre de Rousseau, par son abstraction et sa généralité, se pretait a toutes les déductions et pouvait etre appliqué a tous les problemes politiques ; la complexité meme de la these fondamentale, qui prétendait concilier I'autorite et la liberte, facilitait les interprétations partielles et exclusives ; les admirables fomlules, concises, nettes et pleines, qu'on y trouve a chaque page, se gravaient d'elles-memes dans la mémoire des hommes ; enfin la célébrité de Rousseau et de son ceuvre entiere, la passion ardente et continue qu'on sent en maint passage du Contrat, assurerent a ce petit traité du droit politique non seulement la plus grande vogue immédiate, mais I'influence la plus genérale et la plus persistante jusqu'a la fin du XVlIl siecle. Cette influence s'est exercée sous deux formes tres différentes : d'une manikre directe et précise, on trouve la trace indéniable des théories et meme des paroles du Contrat social dans beaucoup d'ceuvres et dans

A. Comte. Politique posilivr. t, 111. eh. VII.

Carlyle, The french revolution. l . 11. eh. VII, p. 44

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beaucoup d'actes de la Révolution; mais, d'auhe part et surtout, le Contrat social a exercé une influence difise et générale ; des hommes, qui peut-etre mime ne I'avaient jamais lu ou qui l'avaient mal compris, n'y ont pas moins puisé, dans une mesure indéterminable, quelque chose de leur maniere de sentir et de penser ; plus encore que par son texte, le Contrata agi par son esprit. C'est ce qu'exprime tres bien George Eliot : « Le génie de Rousseau a éveillé en moi de nouvelles facul- tés.. ., non en m'inculquant quelque croyance nouvelle, mais par le souffle de son inspiration qui a vivifié mon h e . » Toute la démocratie modeme, parfois a son insu ou meme contre son gré, a trouvé dans le Contrat social, sinon un programme et des doctnnes, du moins un esprit, une méthode et une attitude politique.

Sans prétendre traiter a fond un sujet aussi vaste et aussi difficile, j'indiquerai brievement dans que1 sens le Conhat social me parait avoir agi sur les faits de l'histoire et sur les docirines des philosophes jusqu'a la fin du XVIII siecle.

Du vivant meme de Rousseau, le Contratsocia/ avait failli recevoir un com- mencement d'application. A Geneve, alors troublée de querelles politiques qui nous semblent mesquines et confuses, les partis s'étaient emparés du livre, des son apparition, et la condamnation prononcée par le Grand Conseil, la défense de Rousseau3 et de ses amis, maintinrent pendant plusieurs années une assez vive agitation, mais sans aucun résultat politique important. De meme, les négocia- tions engagées entre Rousseau et les Corses ou les Polonais échouerent hien- t6t: des difficultés graves s'opposaient a la réorganisation politique de ces deux pays ; Rousseau d'ailleurs semble avoir le premier renoncé aux projets qu'il avait d'ahord accueillis avec enthousiasme4. Les persécutions réelles et imaginaires qui attristerent la fin de sa vie le détoumerent de plus en plus de toute pensée d'action pratique. 11 semble meme avoir perdu confiance, non pas dans la valeur de son systeme politique, mais dans ses chances de réalisation5.

Mais, apres la mort de Rousseau, lorsque commenca l'agitation politique qui conduisit par degrés a la Révolution, le Contrat social fut des l'ahord invoqué par tous les partisans des réfonnes. Mirabeau en parle sans cesse : (< Lis le grand Rousseau, écnt-il a Sophie,. . . laisse les fous, les envieux, les begueules et les sots dire que c'est un homme a syst&me6 ». Et il écrit a Thérese Le Vasseur, veuve de

' Voir les Lettres de la Montagne. - Cf. Gaberel, Rousseau et les Genevois, et J. Vuy, ouw, cit, 3e article.

' Voir notamment i'histoire des négociations de Rousseau avec M. Butta-Foco. Voir notamment la lettre déja citée au Mis de Mirabeau (1667).

* Mirabeau, Lettres, 11. 259.

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Rousseau, qu'il professe « un saint respect pour I'écrivain qui avait le plus éclairé la France sur l a saines notions de la liherti7 ». Le premier ouvrage de Madame de StaelR se termine par une invocation a I'ombre de Rousseau, a qui elle deman- de de soutenir le courage de « l'ange tutélaire de la France » (M. Necker, son pere) et d'inspirer de son esprit les Etats généraux. C'est done sous les auspices du Contrat social que la Révolution va s'ouvrir. Les cahiers en parlent le style et en reproduisent souvent les idées".

Quant A la Révolution elle-mime, i l faut d'abord écarter I'opinion, long- temps classique, qu'il n'y a eu a se réclamer de Rousseau que le parti jacobin, que I'influence du Contrat social commence a se faire sentir quand la suprématie passe aux Montagnards dans la Convention et qu'elle atteint son apogée avec I'établissement de la Terreur. Cette théorie commode et trop simple, qui rattache la Constituante a Montesquieu, les Girondins a Voltaire et la Montagne a Rous- seaux, est en complet désaccord avec les faits et plusieurs historiens récents en ont fait bonne et complete justicelO. En réalité, Rousseau a été invoque par tous les partis, du premier jour de La Révolution jusqu'a la fin du Consulat. Dans un tres intéressant ouvrage composé a la fin de 1790, Ph. Gudin écrivait: « II est de tous les sages celui qui influe le plus aujourd'hui sur les hommes et sur les affaires.. ." ». Et I'on retrouve son influence précise dans I'organisation du culte décadaire et de la Théophilanthropie a la fin de la Convention, sous le Directoire et sous le Consulat.

Mais, si son influence n'a pas été exclusive, a-t-elle été aussi profonde que générale et persistante ?

M. Faguet a cm pouvoir avancer que les idées de Rousseau, comme celles de Montesquieu et de Voltaire, avaient eu tres peu d'action réelle sur la Révolution: « elles ont, dit-il, traversé toute la Révolution franqaise comme des projections de phares, et c'est a leurs lumieres intermittentes qu'on a combattu dans les téne- bres. Leurs livres ont été les textes dont se sont appuyés les partis pour soutenir les revendications diverses et contraires qui leur étaient inspirées par leurs pas- sions ou leurs i n t é r i t ~ ' ~ . » S'il y a une idée tres juste dans le paradoxe précédent,

' Cité par. E. Champion, Espr. De la Rév. fr., p. 27.

Lettres sur J.J. Rousseau (1788)

" Voir I'analyse de ces cahiers dans E. Champicn, Id France d'apres les cahiers de 1789, ou dans Jaures, t. 1, ch. 11.

"' C'est notamment celle de Louis Blanc, Hist. de la Rév., t. 11, liv. X, ch. 1, et passim.

Notamment Paul Janet, ouv. Cit., 3e éd., p. 455 el suiv. E. Champion, Espr. De la Rev., ch. 1 : etc ...

" Ph. Gudin, Supplément au Contrat social, applicable particulierement aux grandes nations, Paris, 1791, p. VI (dédicace i I'Assemblée nationale, du 30 oct. 1790).

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il convient de la bien entendre et de ne pas l'exagérerL3. 11 est vrai que tous les par- tis se sont presque également abrités sous l'immense autorité du Contrat social, et il est vrai encore que les principes de Rousseau ont été bien souvent invoqués comme justification théorique de mesures pratiques qu'ils n'avaient nullement suggérées et que les circonstances seules imposaient. Mails il serait tout a fait faux de penser que ce livre, presque sacré, qu'on osait a peine discuter, ait pu etre si constamment invoqué dans la melée des partis sans exercer une influence directe et profonde. 11 a en grande partie déterminé les conceptions politiques de Mirabeau, de Madame Rolland, de Robespierre et de bien d'autres, et, par les hommes, il a conduit les faits ; d'autre part, a mesure que la Révolution, en se déroulant, réalisait, presque malgré elle, ce régime démocratique étudié, plutot que prévu, par Rousseau, les doctrines du philosophe de Geneve se présentaient d'elles-memes a des esprits qui en étaient imbus" et leur apportaient la solution la plus naturelle des difficultés que les événements soulevaient devant eux. M. Aulard distingue, tres justement, dans I'ceuvre des révolutionnaires, deux sortes de mesures : «On dut a la fois Iégiférer rationnellement pour I'avenir, pour la paix, et Iégiférer empiriquement, pour le présent, pour la g ~ e r r e ' ~ ». Pour les mesures empiriques et occasionnelles, Rousseau a foumi surtout des prétextes : mais l'ceuvre systématique et rationnelle des assemblées révolutionnaires porte I'empreinte beaucoup plus profonde des théories du Contrat social et en est trhs souvent directement inspirée. 1 1 faudrait, pour prouver ce que je viens d'avancer, exposer en détail I'histoire de la Révolution : je me contenterai d'apporter quel- ques exemples précis.

Dans la premiere partie de la Révolution, l'ancien régime est encore trop vivant pour qu'on puisse avoir seulement I'idée d'appliquer le systeme de Rous- seau a une société qui repose sur des principes si différents des siens. Aussi l'influence du Contrat social est, d'une part, partielle et fragmentaire, - Mira- heau, par exemple, l'invoque dans une discussion sur le droit des majoritéslb, ou sur les biens du clergél', ou, encore, Billaud-Varenne s'en réclame pour proposer

" É. Faguet, La polit. Comp., p. 280. 'W. Faguet ajoute lui-meme, quelques pages plus loin : « Rousseau, c'est la doctriue des Jacobins,

de Robespierre, de St-Just, et, en une certaine mesure, de Babeuf (p. 288) D.

'' Mirabeau disait un iour a la Constituante : auiourd'hui. nous n'avons plus le temps de travailler ; heureusement, nous avions des «avances d'idées » (cité par Jaurhs, t. 1. ch. 1, p. 38) . 11 est certain que nul livre n'avait autant contribué que le Contrat social a constituer ces n avances d'idées » o" les hommes de la Révolution puisaient selon leurs besoins.

'"ulard, Hist. polit. de la Rév. fr., avertiss., p. VI1. " Discours de Mirabeau, seance du 29 juillet 1789 : « II n'est dans toute association politique

qu'un seul acte qui, par sa nature, exige un consentement supérieur a celui de la pluralité, c'est le pacte social, qui, de lui-meme étant volontaire, ne peut exister sans un concert unanime. L'un des premiers effets de ce pacte, c'est la loi de pluralité des suffrages. C'est cette loi qui constitue

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l'organisation d'une république fédérativeix, -d'autre part, théorique et surtout idéale: on empmnte a Rousseau des formules générales, des définitions de la l i - berté, de I'égalité, de la souveraineté, qui servent de prineipes ; le Contrat social contribue a déterminer un état d'esprit eneore vague, ou des tendances démocra- tiques se forment peu a peu. Ainsi les auteurs de la constiiution monarehiste et censitaire de 1791 invoquent le Contrat .social, tout comme le feront plus tard les Conventionnels pour la constitution de 1793: « notre Constihition n'est que le développement des idées de Rousseau.. . ; Rousseau n'en est pas moins le pre- mier fondateur de la Constitution)), tels sont les termes d'une adresse signee par les hommes les plus distingués et les plus compétents. Ginguené, Ducis, Mercier, etc., et présentée a I'Assemblée nationale pour demander la translation des cen- dres de Jean-Jaeques au Panthéon ''. Les Constituants avaient fait placer dans la salle de leurs séances le buste de Rousseau et un exemplaire du Contrut social avait éte déposé sur le s ~ e l e ' ~ ; ils avaient décrété de lui élever une statue en « té- moignage de la reeonnaissance que lui doit la nation francaise », cte.?'.

Enfin, la Déclaration des Droits de I'humme et du citoyen, votée en aoüt 1789, bien loin d'itre, comme le soutient M. Faguet", en eontradietion avec les doetrines de Rousseau, en est au contraire en grande partie I'application, car le principe de la souveraineté populaire y est proclamé sans réserve dans I'article 111, et, des lors, la reeonnaissanee des droits individuels prend le earactere d'une déelaration toute morale : la volonté générale s'enchaine en quelque sorte elle- meme en rendant plus solennelle I'affirmation des droits individuels, mais elle reste maitresse de modifier et la loi, qui n'est que I'application de ces prineipes, et ces prineipes eux-mimes2'. Je erois qu'en fait le souvenir des Déclarations améri-

pour ainsi dire I'existence, Ic moi moral, I'activiié de I'association. C'est ellr qui donne a ses actes le caractere sacré de la loi en consacraiit qu'ils sont en effet I'expression dii vuiu général.. . » Séance du 29 juillet 1889 (cité par L. Blum, la Déclaration des Droits avec commentaire. Paris. 1901, p. 185).

'"Ceance du 2 Nov. 1789 : Mirabeau, commrntant avec hardiesse Ir Contrat si~cial. soutient que la volonté générale a le droit de moditier toute loi, quelle qu'elle soit (Jaures, t. 1, p. 453).

"' L'Acephocratie ou le gouvernement fedératifdémontré le meilleur de tous pour un grand em- pire, par les principes de la politique et les faits de I'histoire, par M.B. de Varennes. etc. Paris. 179 1. - Une propositian dans le méme sens fut faite aux Jacobins, le 10 septembre 1792, par Terrasson, qui invoqua I'autorité du « divin Jean-Jacques D. (Aulard. Hist. pol., p. 263).

2" 27 atiut 1791, seance du soir (cité par E. Champion, Rev Bleue, fevrier 1889. p. 239). Cf Gudin (ouvr et passage cité plus haut) ; -Mercier, de J.J. Rousseau. consideré comme I'un des premirrs auteurs de la Revolution, exprime la meme idée (11, p. 306-31 3); - Robespierre célebre Roussrdu a la hibune de I'Assemblée, le 11 aout 1791: «son génie puissant et venueux a préparé vos travaux.,)

" Séance du 22 juin 1790. " Séancr du 21. déc. 1790. " La pol. Comp., p. 281 et suiv. - M. Fagurt soutirnt que la Ileclaration est dii i< pur Montes-

quiru », rt que les Constituants se sont grossierement contredits eux-mémes en y introduisaiit

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représentants avaient le droit de remplir, au nom du peuple, la mission dont le peuple les avait chargésIx. 11 est évident d'ailleurs que, dans toute cette discussion fameuse. les principes de Rousseau furent suriout des prétextes et des armes, et qu'en réalité ce sont des passions, des intérets, des raisons d'opportunité et de patriotisme qui déterminerent suriout la conviction de l'assemblée.

Mais, lorsque la Convention entreprit de rédiger une constitution républicai- ne, les idées du Contrat social se présenterent a tous les esprits et contribuerent, au moins autant que les circonstances et les intérets2", a donner a la constitution de 1793 caractere hardiment démocratique, qui en fait une exception unique par- mi toutes les constitutions francaises. D é j a , au tnomeiit de I'élection des députés a la Convention, beaucoup de societés avaient réclamé l'application des principes démocratiques du Contrat .social Tout le monde se trouva d'accord"' implicite- inent pour accepter le systkme des rrprisrntants, que Rousseau avait condamné, mais que rendaient absolument nécessaire I'étendue du pays, le nombre de la population et le souci de maintenir I'unité nationale. Mais du moins on voulut d'abord que I'élection des représentants füt directe, « paree que le peuple souve- rain dort le moins possible aliéner sa souveraineté" », et ensuite que la future constitution fut soumise a la ratification directe du peuple" ; beaucoup de sociétés et de sections le réclamaient en aoüt 1792, et Danton fit voter a l'unanimité, des la réunion de la Convention, ce principe : « 11 ne peut y avoir de constitution que celle qui est acceptée par le peuple". N

Aussi les deux projets de constitution, le projet dit girondin préparé par Con- dorcet aussi bien et meme plus encore que le projet montagnard d'Hérault de Séchelles, s'efforcent d'appliquer a un grand peuple quelques-uns des principes démocratiques formulés par Rousseau". La souveraineté du peuple doit s'exercer directernent par les assemblées primaires, et le r6le des représentants est en som- me de préparer seulement les lois: le peuple en doit décider définitivement. Et

' V i t r c 111. art. l. de la Constitution de 1701. C'ette Iorniule a été tertuellemrni reproduite. sauflc dcrnicr memhre de phrase. dans la Declaration de 1793, doni rl le Sorme I'aniclc XXV.

?" Lire le récit détaillé de crs seanccs. décrmbrc 1792 etjanvier 1793, dans Louis Blanc, His. de la RSvol. fr. VIII. IX.

"' L'idee de désamer la Gironde en satisfaisant les provinces a vraisrmblablemciit braucuup contribuéd'aillrurs ifaire adouter Ic systemc de la consultation directe des asseinbléesririmaires. Cf Aulard. Iiist. pol. de la R ~ V . frl., l i e pan.. ch. IV.

" On ne sienale en 1792 qu'une unique protestation. tout i fait insignifiante. (Aulard, ouvr cit., note dc l a page 217).

': Petition du Club dcs Jacoblns, du 13 aout 1792 (Aulard, 11, 11, 12 :p. 257). " C1'. C. s. ll, VII. " Sedncc du 21 scptembrc 1792 (Aulard, ibid.. p. 258).

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sentiments religieux, et que, notamment, pour sauver, au milieu de déchirements si profonds, I'unité nationale, il fallait maintenir dans tous les esprits un fond de croyances communes, une véritable religion civile, exempte de superstition et surtout de fanatisme, mais assez puissante sur les cceurs pour incliner les volontés devant la loi.

Une premiere tentativei", presque uniquement rationaliste et anti-catholique, fut faite a la fin de 1793, par Chaumette et la commune de Paris, qui établirent le culte de la raison, adopté d'abord avec enthousiasme en beaucoup de régions4'. Mais lorsque Robespierre fut devenu tout-puissant, apres I'exécution des Héber- tistes et des Dantonistes, i l entreprit de réaliser, au mois de mai 1794, un projet longtemps médité, qui est bien plus directement inspiré des idées de Rousseau : c'est l'établissement du culte de I'Etre suprZme. avec lequel se confondit bientot en partie le culte de la raison. Le projet que Robespierre exposa d'abord aux Jacobins, puis a la Convention, portait « sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fgtes nationales ». Le 18 floréal an 11, Robespierre, dans un des plus curieux discours qu'il ait prononcés, discours dont I'effet fut prodigieux, attaqua vivement I'athéisme, que I'on avait voulu con- sidérer comme « national » et lié au systeme de la Révolution, et détinit I'esprit de la religion nouvelle : «Que vous iniportent a vous, Iégislateurs, les hypotheses diverses par lesquelles certains philosophes expliquerent les phénomenes de la nature ? Vous pouvez abandonner ces objets a leurs disputes étemelles.. . Aux yeux du Iégislateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité. L 'idée de I'Étre supreme e! de I'immortalité de 12úme est un appel conti- nuel a la justice : rlle est done sociale e! répuhlicaine. » Et, apres une attaque contre Voltaire, il invoqua expressément Rousseau : « un homme, par I'élévation de son ame et par la grandeur de son caractere, se montra digne du ministere de précepteur du genre humain ... Ah ! s'il avait été témoin de cette révolution dont i l fut le précurseur et qui I'a porté au Panthéon, qui peut douter que son ame gé- néreuse eut embrassé avec transport la cause de la justice et de I'égalité '! ..." )» Et Robespierre, apres avoir attaqué la superstition et distingué le Dieu des pretres et le Dieu de la nature, termina par ce mot : les ennemis de la république, ce sont les hommes corrompus !43 D. Déja, aux Jacobins, Robespierre avait justitié les

4" Aulard, Ic Culte de la Raison el le Culte de I'E~IC supréme (Paris, 1892) p. 15. C.f. Hist. pol. dc la rév., ll, l X : 111, VI : IV, 111.

" On pourrait deja montrer I'influence de Roussrau dans la Constitution civile du clrrgé : Ics inientions des Constituants se comprennent mieux s i I'un connait I'esprit du Vicaire savoyard. Voir I'explication tres ingénieme qu'en donne M. Jaures, Hist. soc, t. 1, p. 539.

" Cí: Aulard, le Culte de la Raison, ch. VI-XIV. '' 011 v i ~ i t que Robespierre rangeait hardiment Rousscau pamii les amis de la Révolution et

mCmc de la Montagne. St. Just I'appclle également ~l 'homme revulutionnairc » (rappon sur

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memes idées en citant le chapitre du Confrat social sur la religion civile, dont il avait vanté la profondeur et I'utilitéM. C'est donc bien le souci de la morale et de la vertu, le désir de « purifier » la volonté générale, c'est-a-dire I'esprit du fameux chapib-e de Rousseau, qui a directement déterminé la politique du parti de Ro- bespierre en matiere religieuse, qui lui a fait essayer d'établir la religion naturelle sur les ruines de la religion catholique et qui a peut-itre ainsi facilité d'autant la résurrection si prochaine et si rapide de celle-ci.

Ces conceptions survécurent d'ailleurs au 9 Thermidor et a Robespierre ; pendant la fin de la Convention, sous le Directoire et jusque sous le Consulat, on assiste a de nouveaux efforts pour reconstituer une autre forme de religion naturelle : le culte décadaire, la Théophilanthropie reprennent les memes idées essentielles et se réclament toujours de I'autorité de Rousseau. Le 9 fmctidor an V, un ami du directeur La Révelliere-Lépeaux, J.-B. Leclerc (de Maine-et-Loire) dépose une motion « sur l'existence et I'utilité d'une religion civile en F r a n ~ e ~ ~ », et les arguments en sont encore puisés a la grande source de toute la politique religieuse de la Révolution, le chapitre VI11 du IV livre du Contrat social.

la oolice eénéralei. Ou'en faut-il oenser ? Cela était déia contesté des I'évoaue révolutionnaire. - . . . . Un anonyme (Duhem ?) publiait en 1790 un pamphlet intitulé : J.-J. Rousseau aristocralc ; el les modérés oovosaient souvent aux Montaenards I'autorité de Rousseau. Chateaubnand (Esprit des . . rc\.>liiiii>rii, Jiiqii .S i I NI ' \ .i p ~ s J c 118 r: ,. 4ui. plu,quc I c C ~ t i i r ~ i . > ~ i ~ l . ~ ~ ~ n J . t i i i i i r . 1c.a icmrisici E1.c.n eiYct. hl PmI J.$net(llt~i J c Id 5~ I'iilil . 1 I I P. 4Shc.i , t i# \ l . cl \ I t.. ( hliiipiiiii i l .priIJc la Révol., ch l), n'ont pas eu de peine 8 rassembler des textes o" Rousseau condamne par avance le systeme de la Terreur (notamment, article Economie politique, p. 416) et meme proteste contre toute pensée d'introduire dans les gouvernements des changements radicaux (notamment, Jug. sur la Polysynodie de I'Abbé de St-Pierre, t. V, p. 93 et suiv. ; et C. s., 11, 111 ; 6e et 7e Lettres de la Montagne) ; et on a répété que Rousseau s'accommodait foit bien de la monarchie ou de I'anstocratie. - Mails, il ne faut pas oublier, que si Rousseau proclame toutes les formes de eouvernement valables selon les circonstances. c'est aue. Dour lui. la forme du eouvernement est . .. Lcondaire, car tour État Iégitime est républicain D. Le principe de la souveraineté populaire est au cmur de son svsteme. 4 u a n t 8 savoir s'il eiit apvrouvé la Révolution, comment décider une . . pareille question ? En tout cas, i l ne suffit pas d'invoquer les condamnations anticipees qu'on en trouve dans son aeuvre, car combien parmi les plus decidés des Montagnards en auraient pu écrire autant á I'époque ou écnvait Rousseau, ou meme a la veille de la Révolution ! Nul ne pouvait prévoir les circonstances d'ou est sortie la Terreur. En tous cas, I'idée de Robespierre, I'idée de donner les forces morales de la vertu pour appui a la force matérielle, de détmire toutes les organisations qui résistent a I'unité et d'imposer celle-ci de force, par une sorte de dictature momentanée, justifiée par le salut public, en attendant qu'une organisation réguliere de la démocratie fut possible, me parait tout a fait conforme a la pensée de Rousseau. L. Blanc, XI, XI ; Aulard, le Culte de la Raison, XXlI et XXIII.

" Séance de la Société des Jacobins du 15 mai 1794 (Aulard, la Société des Jacobins, t. VI, p. 134). Robespierre demande cependant qu'on « présente avec ménagements.. . cene vérité professée par J.-J. Rousseau, qu'il faut bannir de la République tous ceux qui ne croient pas a la divinité )>

: ce serait effraver une trov grande « multitude d'imhéciles ou d'hommes corrompus u.-Carrier, . - Couthon, etc. developperent les memes idées

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En somme donc, autant que I'on peut prouver I'influence d'un homme et d'un livre sur des faits aussi complexes, il me semble certain que le Contrat social a suggéré certaines mesures politiques, inspiré de nombreux projets cons- titutionnels et agi d'une facon réelle et profonde sur la politique religieuse de la plupart des révolutionnaires. Mais, quelle que soit l'importance de quelques-uns de ces faits, I'influence de Rousseau sur la Révolution me parait surtout capitale en ce qu'elle a contribué a donner a I'idéal révolutionnaire sa forme précise. Souveraineté du peuple, liberté et égalité, voila les trois dogmes fondamentaux, les 'ois mots fatidiques que I'on retrouve partout. 11 serait évidemment ridicule de soutenir que cela vient uniquement du livre de Rousseau. Mais je crois que ce livre a puissamment contribué, non seulement a familiariser les esprits avec ces trois idées, qui résument le ContraF%omme elles résument I'esprit révolu- tionnaive, mais surtout a en faire des sentiments vivants et passionnément aimés. En ce sens est vraie peut-etre la parole mystique de Quinet : J.-J. Rousseau « re- présente d'avance » la Révolution « et la personnifie, autant qu'un individu peut représenter un systeme4' D .

L'influence du Contrat social sur les doctrines des philosophes et des écri- vains a été beaucoup moins grande, ou du moins plus restreinte et plus localisée qu'on ne le croit généralement. En France, on est embarrassé pour découvrir d'incontestables héritierspolitique de Rousseau. M. P. JanePdésigne comme ses disciples Turgot, Malesherbes et Bemardin de St-Pierre ; mais, pour les deux der- niers, il s'agit d'une influence générale, sentimentale et morale en mime temps que littéraire, que nous n'avons pas a étudier icP9 ; -et le libéralisme économique de Turgot me parait radicalement opposé a I'esprit du Contrats'! On est tenté d'établir a priori un rapport entre I'école des économistes physiocrates et Rous- seau, a cause du r6le de la nature dans les théories des uns et des autres ; mais

' V e fait m'a été signalé par M. Mathiez, qui prépare un important travail sur la Théophilanthropir et le culte décadaire.

" C. s., 11, XI. "Si I'on recherche en quoi consiste precisément le plus g m d bien de tous, qui doit etre la fin de tout systeme de Iéglslation, on houvera qu'il se réduit a ces deux objets principaux, la liberté et i'égalité.. .. »Liberté, égalité, c'était la devise républicaine sous la Convention et le Directoire ; cf. communication de M. Aulard a la Société de I'hist. de la Rév. fr., 29 mars 1903.

" Edgar Quinet, La Révolution, V, 111 (éd. du Centenaire, p. 159). Hist. De la sc. Polit., t. 11. P. 417.

j9 Cependant Bemardin de St-Pierre, dans ses Études de la nature (1 784). a touché en passant aun questlons politiques. Voir plus haut. Ch. 1, 5 et 6. L'idee de la liberté du commerce et de I'industrre, comme moyens d'augmenter la richesse publique et privée, aurait eu peu d'anraits pour Rousseau. dont on se rappelle le Projet de constitution pour la Corse : « II faut que tout le monde vive et que personne ne s'enrichisse » (p.91) ... « Je veux que la propriété de I'Etat soit aussi grande, aussi forte et celle des citoyens aussi faible. aussi petite qu'il est possible ... » (p.100) (Euvres r t corr, inéd. Publ. par M. Streckeisen-Moultou).

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le rapprochement serait superficiel, presque uniquement verbal, et, je crois, sans fondement historique : Rousseau a bien célébré le retour a la nature, I'agriculture et la vie cbampetre, mais il suffit de lire son article Économie politique'', pour voir combien profondément il differe des hommes qui posaient, a cette époque meme, les fondements de cette science. -M. André Lichtenberger, qui a étudié de tres prks la naissance des théories socialistes au XVIII sikcle, reconnait surtout I'influence de Rousseau dans les ceuvres de trois auteurs, inégalement obscurs, mais tous les trois secondaires, Raynal, Mercier et Restif de la B r e t ~ n n e ~ ~ . On pourrait etre tenté d'y ajouter Mablys3 et Condorcets4 ; mais en étudiant de prks ces deux hommes, on trouverait, je crois, que s'ils doivent quelque chose a Rous- seau, comme tout leur siecle, ce n'est pas le Contrat social qui a inspiré et nourri leur pensée politique. - En France donc, si l'influence générale de I'ceuvre de Rousseau a été profonde, du moins son Contrat social ne me parait avoir suscité aucune école ni meme aucune ceuvre politique de réelle importance.

C'est en Allemagne que I'iduence de la politique de Rousseau est surtout manifeste et précise. Comme I'a dit M. Albert Sorel : « l'éducation des Alle- mands les préparait a le comprendre, leurs sentiments le poussaient a l'admirer.. . Rousseau ne trouva nulle part un sol aussi fécond.. .55 )), et (( . . . en Allemagne, oh les institutions étaient fédérales,. . . la doctrine du Contrat conduisait a resserrer l'État, a rassembler la nation ; elle entrait tout naturellement dans le courant de I'histoire. Les disciples de Rousseau, qui furent en France des révolutionnaires, devinrent en Allemagne des réfomateurss6. » Mais, si cette influence s'est éten- due jusqu'aux faits et aux institutions, c'est d'abord en se faisant allemande et en suscitant les doctrines des deux philosophes dont I'action a été la plus profonde sur le XIX sikcle allemand, Kant et Fichte.

i' C'esr surtout une premiere esquisse du Contrat s,wial el les questions économiques y son1 étudiées presque uniquement, du point de vue de I'Etat, tres sommairement et superñciellement d'ailleurs.

'Z A. Lichtenberg, le Socialisme au XVllI siecle, ch. VI. " M. Paul Janet croit que « Mably doit etre séparé de J.-J. Rousseau et ranaché a une autre origine

» (celle de Platon). Hist. de la sc. Pol., t. 11, p. 65 1 J'ai signalé plus haut I'influence du Contrat social sur le projet de constitution, dit girondin, preparé par Condorcet en 1793. Mais les idées les plus importantes et les plus caractéristiques de Condorcet, sa conception de I'application des mathématiques aux problemes politiques, sa confiance dans la science et dans le progres, ses projets pédagogiques, etc., me paraissent en opposition complete avec I'esprit du systeme de Rousseau. Condorcet a surtout subi I'influence de Turgot, et aussi de Voltaire. -Tout au plus pourrait-on signaler, au 111 livre du Contrat, queiques tentatives de Rousseau, malheureuses d'ailleurs, pour introduire le langage mathématique dans la politique : mais cela est bien différent des idées exposées par Condorcet dans son Tableau g6néral de la science qui a pour objet I'application du calcul aux sciences politiques el morales (1787, publié en 1795). A. Sorel, L'Europe et la Révolution, 1,11, 2, p. 104.

' 6 Ihid., 1, 111, 4, p. 185.

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La théorie rationaliste du contrat social et de la souveraineté populaire a donc exercé l'influence la plus précise sur la révolution philosophique allemande de la fin du XVIII siecle : le conhat y est conqu comme une idée », non pas comme un fait historique, et c'est a la lumiere de cette idée que l'on détennine les droits et les devoirs des individus et des gouvemements. Par la, les théories de Rous- seau se sont houvées reprendre une nouvelle vigueur, et ont atteint de nouveaux cercles d'esprits. Mais cela rend naturellement d'autant plus compliquée l'étude de l'influence ultérieure du systeme.

Je ne chercherai pas a poursuivre cette étude pour le XIX siecle : a mesu- re qu'on s'éloigne de la source premiere, les difficultés s'accumulent. Je crois d'ailleurs que I'iníiuence directe de la politique de Rousseau et du Contrat social y a été bien moins grande qu'on ne serait tenté de le supposer. Ni les partis politi- ques, ni les sociologues, ni les philosophes ne lui ont peut-etre accordé I'attention qu'il mérite, et cela, pour des raisons multiples.

C'abord, des le début du XIX siecle, s'est créée la « légende » du Contrat social et l'on a commence a n'en plus bien entendre I'esprit. Comme la Révolu- tion en général, mais surtout les Jacobins, et plus particulierement Robespierre s'étaient hautement réclamés des doctrines du philosophe de Geneve, on n'a plus voulu voir dans Rousseau que l'apologiste par avance ou du moins le théoricien de la Terreur. On n'a plus lu le Contrat social qu'i travers les souvenirs de la Ré- volution, et tout le parti libéral a proclamé que ce livre n'était qu'un manuel du despotisme et de la tyranuie. Alors que Madame de Stael et Mirabeau y avaient trouvé «les plus saines idées de la liberté n, Benjamin Constanf", Royer-Collard, Lamartine, etc., dénoncaient Rousseau comme le défenseur de la tyrannie, « le grand anarchiste de I'humanité »" 5« le trihun des sentiments justes et des idées

M Voir la vigoweuse et précise critique que Benjamin Constant dirige contre les théories du Contrat (Princ. de polit. const., chap. 1, p. 10 et suiv) ; j'en résume les idées essentielles : - Rousseau oublie, dans sa tháorie de la souveraineté illimitie du peuple, que cet etre abstrait, le souverain, ne peut agir qu'en déléguant sa puissance a quelques-uns, et que, des lors, tous les attributs préservateurs que Rousseau reconnaissait au souverain disparaissent. « L'action qui se fait au nom de tous étant n&essairement, de gré ou de force, a la disposition d'un seul ou de quelques- uns, il amive qu'en se donnant A tous il n'est pas vrai qu'on ne se donne a personne : on se donne au contraire a ceux qui agissent au nom de tous. » Donc, la condition u'est pas égale pour tous ; tous n'acquikrent pas autant de droits qu'ils en ckdent, car « le résultat de ce qu'ils sacnfient est ou peut etre I'établissement d'une force qui leur en leve ce qu'ils ont. Aussi Rousseau, efiayé de ces conséquences, a dálaré que la souveraineti ne peut etre ni aliénée, ni délbguée, ni représentée : c'est dire qu'elle ne peut &re exercée. - Je renvoie, pow la discussion de ces idées, au chap. 1, 6 , de cette inhoduction : Benjamin Constant me parait ouhlier que la volonté ginbrale s'exprime précisiment par la loi, et que, selon Rousseau, « ceux qui agissent au nom de tous » n'ont d'autre puissance que celle qui leur es1 conférée, dans la mesure shictement nécessaire, par la loi elle-meme.

" Lamartine, J.-J. Rousseau, son faux Contrat social et le vrai Contrat social (1866), p. 125.- Dans cet ouvrage p a s s i o ~ é o" Lamartine expose une extraordinaire politique « spiritualiste N

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fausseshh ». Lamartine écrivait : « Le Contrat social est le livre fondamental de la Révolution francaise. C'est sur cette pierre, pulvérisée d'avance, qu'elle s'est écroulée de sophismes : que pouvait-on édifier de durable sur tant de menson- ges ?... »". On oubliait ou on ne voulait pas voir I'effort tenté par Rousseau pour concilier la liberté et I'autorité et I'on n'examinait pas si la démocratie pouvait vraiment reposer sur un autre principe que celui de la souveraineté populaire.

Mais, tandis que Rousseau était ainsi méconnu et combattu par les modérés, doctrinaires et libéraux, ses théories politiques ne rencontraient pas beaucoup plus de faveur dans les partis avancés ni dans les diverses écoles philosophiques. Quelques-uns des anciens socialistes franqais d'avant 1848 se sont bien récla- més de ses doctrines; par exemple, Pierre L e r ~ u x ~ ~ , Louis Blanc, les apotres de la « fratemité », qui opposent le « sentiment >) de Rousseau a la froide «raison» de Voltairehq. Mais ni les Positivistes, -car, malgré plus d'une analogie dans les idées, la différence des méthodes est si grande qu'ils n'ont que défiance pour la « métaphysique du Contrat. -ni meme, en général, les Saint-Simoniens, dont les vues économiques sont tout autres, -ni les socialistes modemes, quelques- uns, comme Proudhon'O, a qui conviendrait mieux peut-%re le nom d'anarchistes, parce qu'ils ne pardonnent pas a Rousseau d'avoir voulu renforcer la puissance de l'État, mais tous parce qu'ils lui reprochen1 a bon droit d'avoir entierement subordonné les questions sociales aux questions politiques, et méconnu ou dé-

et mystique (voir surtout 3e partie), quelques principes du Contrat sont discutés avec détail (2e partie), mais ni I'esprit ni parfois le sens litteral n'en sont compris par Lamartine.

"" Ibid., p. 15. " lbid., p. 93. " Revue sociale. 1845, t. 1, p. 109. O ' L. Blanc, Hist de la Révl.. t. 11, IX, V. 'O P-J. Proudhon a fait du Contrat social une tres intéressante critique, violente, injuste et hairleuse,

mais en quelques parties solide et profonde, dans son Idée générale de la Révolution au XIX siecle, IV. 1 (p. 115-125). Avec Benjamin Constant, mais dans un camp tout opposé, il est le plus sérieun adversaire de Rousseau. 11 lui reproche de n'avoir pas établi d'abord une theorie juridique, solide el précise du Contrat selon les principes du Droit : le cnntrat social de Rousseau n'est qu' « un acte constitutif d'arbitres » ; on peut le comparer « i un traité de cornmerce dans lequel auraient été supprimés les noms des parties, I'objet de la convention, la nature et I'importance des valeurs, produits et services pour lesquels on devrait traiter, ... tout ce qui fait. cn un mot, la matiere des contrats, et a" I'on ne serait occupé que de pénalités et dejuridictions. » Rousseau s'inquiete uniquement de « la protection et la défense des biens et des personnes ». mais il néglige I'essentiel, a savoir le mode d'acquisition et de transmission des biens, le travail. I'échange, la valeur, le prix des produits, etc. : « son programme parle exclusivement de droits politiques ; il ne reconnait pas de droits économiques ». Ce « pacte de haine », ce « sement de euerre rociale n. réorranise la tvrannie. en la faisant dériver du neuole. « Aores avoir fait. sous

u . . le titre décevant de Contrat social, le code de la tyrannie capitaliste et mercantile, le charlatan eenevois conclut a la nécessité du orolétariat. a la subaltemisation du travailleur. a la dictature et

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naturé I'importance des faits économiques. -ni les démocrates »", pace qu'ils répugnent instinctivement a la reconnaissance expresse de I'absolue souveraineté populaire, et qu'a vrai dire, ils n'ont pas de systeme politique logique et com- plet, -ni les sociologues, philosophes et savants, qui étudient surtout les faits de l'histoire, les lois de la biologie ou de la psychologie, et qui, a force d'avoir réfuté

jusqu'a ~atiété '~ )) l'interprétation historique du contrat social (interprétation qui est, comme on l'a vu, une déformation complete des idées de Rousseau), oublient volontiers que la vraie signification du contrat est morale et logique, et, comme M. Sumner-Maine, s'étonnent de « la fascination singulikre )) qu'exerce « cette erreur spéculative sur (( ceux qui pensent Iégerement en tout p a y ~ ' ~ », ne peuvent etre regardés comme des disciples, mais bien au contraire comme des adversaires de la pensée politique de Rousseau.

Peut-etre cependant peut-on découvrir aujourd'hui, aussi bien dans la phi- losophie et dans la sociologie que dans la politique contemporaine, un certain mouvement plus sympathique a l'esprit du Contrat social. D'une part, les philo- sophes commencent peut-etre a mieux sentir qu'a la base de tout systeme politi- que, il faut poser des pnncipes moraux auxquels adhkre le cceur en meme temps que I'intelligence, et ils ne regardent plus autant comme de la vaine métaphysique la détermination a priori des fins de la vie ~ociale'~. Et, d'autre part, a mesure que se découvre mieux l'impuissance du « libéralisme », hérité des doctrinaires et des anciens économistes, a résoudre les problemes sociaux et meme a assurer la vie du corps politique, on est amené a se demander si la liberté, en quelque sorte égoiste et passive, a laquelle ils prétendaient réduire « la liberté a la moderne », est bien la vraie liberté, celle qu'exige la justice et I'intéret de tous, et si elle ne serait pas au contraire une liberté de privilégiés, abritant sous le nom de droits naturels des avantages sociaux auxquels ils ne veulent pas renoncer. C'est peut-8tre un intéressant symptome que I'importance que reprend parmi nous l'idée d'égalité, et le rapprochement -tout au moins théorique- qui ratiache cette idée a celle de liberté75. Au lendemain du jour ou I'on a cm utile de rappeler, et d'opposer a la

" Je désigne par ce mot vague et commode les politiques, diversement dénommés selon les époques et les pays (radicaux, radicaux-socialistes, etc.), qui attribuent a I'Etat un r61e plus étendu que la stricte protection des droits individuels et lui demandent de travailler a réaliser I'égalité ou la justice sociale. 'q. Faguet, ouvr. cit. " H. Sumner-Maine, I'Ancien Droit, trad. Franc. (1874), ch. IV, p. 84.

" Cf. Hemy Michel, I'ldée de ~'État, introd. ; - Ch. Andler, Les origines du socialisme d'État en Allemagne, introd. ; C. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, fin.

" Cf. les articles sur La Cnse du Libéralisme, de MM. Bouglé, Lanson, Parodi, Jacob, Lapie, etc., dans la Revue de Métaph. et de Morale (1902-1903). voir aussi la these de M. C. Bouglé, les Idées égalitaires, 1899.

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morale moderne, quelques-unes des idées de la morale antique", peut-etre est-il non moins nécessaire de relier a nouveau, comme I'avait fait Rousseau, la li- berté des modernes » a « la liberté des anciens N. La doctrine du Contrat social. si nous avons eu raison d'y voir une théorie cohérente et solide de la souveraineté populaire, -non pas la négation de la liberté individuelle, mais la conciliation de la liberté individuelle avec la liberté politique par I'idée d 'égal i tén 'a done peut- etre pas épuisé toute sa fécondité et il est bon d'en proposer I'étude a quiconque se croit animé de I'esprit démocratique.

« Quant le courant des idées publiques sera aux choses saines et généreuses, écrivait Sainte-Beuve", la renommée de Jean-Jacques revivra. » On aimerait a penser que cette espérance est a la veille de se réaliser.

.V. Rrochard, la Morale ancienne et la Morale moderne, Revue philosophique (janv. 1901)

.. Lettre i Emest Hamel (cité par Grand-Cartrret, Rousseau jug6 par les Fran~ais d'aujourd'hui, 1890).