L'enfant de sable

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TaharBenJelloun

L’ENFANTDESABLE

Roman

ÉditionsduSeuil

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1Homme

Ilyavaitd’abordcevisageallongéparquelquesridesverticales,tellesdescicatricescreuséespardelointainesinsomnies,unvisagemalrasé,travailléparletemps.Lavie–quellevie?Uneétrangeapparencefaited’oubli–avaitdûlemalmener,lecontrarieroumêmel’offusquer.Onpouvaitylireou deviner une profonde blessure qu’un gestemaladroit de lamain ou un regard appuyé, unœilscrutateuroumalintentionnésuffisaientàrouvrir.Ilévitaitdes’exposeràlalumièrecrueetsecachaitlesyeuxavecsonbras.Lalumièredujour,d’unelampeoudelapleineluneluifaisaitmal:elleledénudait,pénétraitsoussapeauetydécelait lahonteoudeslarmessecrètes.Il lasentaitpassersursoncorpscommeuneflammequibrûleraitsesmasques,unelamequiluiretireraitlentementlevoiledechairquimaintenaitentreluietlesautresladistancenécessaire.Queserait-ileneffetsicetespacequileséparaitetleprotégeaitdesautresvenaitàs’annuler?Ilseraitprojeténuetsansdéfensesentreslesmainsdeceuxquin’avaientcesséde lepoursuivrede leurcuriosité,de leurméfianceetmêmed’une haine tenace ; ils s’accommodaient mal du silence et de l’intelligence d’une figure qui lesdérangeaitparsaseuleprésenceautoritaireeténigmatique.

La lumière le déshabillait. Le bruit le perturbait. Depuis qu’il s’était retiré dans cette chambrehaute,voisinedelaterrasse,ilnesupportaitpluslemondeextérieuraveclequelilcommuniquaitunefoisparjourenouvrantlaporteàMalika,labonnequiluiapportaitlanourriture,lecourrieretunboldefleurd’oranger. Ilaimaitbiencettevieille femmequifaisaitpartiede lafamille.Discrèteetdouce,elleneluiposaitjamaisdequestionsmaisunecomplicitédevaitlesrapprocher.Lebruit.Celuidesvoix aiguësoublafardes.Celui des rires vulgaires, des chants lancinants des radios.Celui desseauxd’eauversésdanslacour.Celuidesenfantstorturantunchataveugleouunchienàtroispattesperdudanscesruellesoùlesbêtesetlesfoussefontpiéger.Lebruitdesplaintesetlamentationsdesmendiants.Lebruitstridentdel’appelàlaprièremalenregistréetqu’unhaut-parleurémetcinqfoisparjour.Cen’étaitplusunappelàlaprièremaisuneincitationàl’émeute.Lebruitdetouteslesvoixetclameursmontantdelavilleetrestantsuspendueslà,justeau-dessusdesachambre,letempsqueleventlesdisperseouenatténuelaforce.

Ilavaitdéveloppécesallergies;soncorps,perméableetirrité,lesrecevaitàlamoindresecousse,lesintégraitetlesmaintenaitvivesaupointderendrelesommeiltrèsdifficile,sinonimpossible.Sessens ne s’étaient pas détraqués comme on aurait pu le penser. Au contraire, ils étaient devenusparticulièrementaigus,actifsetsansrépit.Ilss’étaientdéveloppésetavaientpristoutelaplacedanscecorpsquelavieavaitrenverséetledestinsoigneusementdétourné.

Sonodoratrecueillaittout.Sonnezfaisaitveniràluitouteslesodeurs,mêmecellesquin’étaientpasencore là. Ildisaitqu’ilavait lenezd’unaveugle, l’ouïed’unmortencore tièdeet lavued’unprophète.Maissavienefutpascelled’unsaint,elleauraitpuledevenir,s’iln’avaiteutropàfaire.

Depuis sa retraite dans lapièced’enhaut, personnen’osait lui parler. Il avait besoind’un longmoment,peut-êtredesmois,pourramassersesmembres,mettredel’ordredanssonpassé,corrigerl’image funesteque son entourage s’était faitede lui cesderniers temps, réglerminutieusement samortetfaire lepropredanslegrandcahieroùilconsignait tout :sonjournal intime,sessecrets–peut-êtreunseuletuniquesecret–etaussil’ébauched’unrécitdontluiseulavaitlesclés.

Unbrouillardépaisetpersistantl’avaitdoucemententouré,lemettantàl’abridesregardssuspectsetdesmédisancesque sesprochesetvoisinsdevaient échanger au seuildesmaisons.Cette coucheblanchelerassurait,leprédisposaitausommeiletalimentaitsesrêves.

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Saretraiten’intriguaitpasoutremesuresafamille.Elles’étaithabituéeàlevoirsombrerdansungrandmutismeoudansdescolèresbrutalesetsurtoutinjustifiables.Quelquechosed’indéfinissables’interposaitentreluietlerestedelafamille.Ildevaitbienavoirdesraisons,maisluiseulpouvaitlesdire.Ilavaitdécidéquesonuniversétaitàluietqu’ilétaitbiensupérieuràceluidesamèreetdesessœurs – en tout cas très diffèrent. Il pensait même qu’elles n’avaient pas d’univers. Elles secontentaientdevivreàlasurfacedeschoses,sansgrandeexigence,suivantsonautorité,sesloisetsesvolontés. Sans vraiment en parler entre elles, ne supposaient-elles pas que sa retraite avait dûs’imposeràluiparcequ’iln’arrivaitplusàmaîtrisersoncorps,sesgestesetlamétamorphosequesubissait son visage à cause des nombreux tics nerveux qui risquaient de le défigurer ? Depuisquelquetemps,sadémarchen’étaitpluscelled’unhommeautoritaire,maîtreincontestédelagrandemaison, un homme qui avait repris la place du père et réglait dans lesmoindres détails la vie dufoyer.

Sondoss’étaitlégèrementcourbé,sesépaulesétaienttombéesendisgrâce;devenuesétroitesetmolles,ellesn’avaientpluslaprétentionderecevoirunetêteaimanteoulamaindequelqueami.Ilsentait un poids difficile à déterminer peser sur la partie supérieure de son dos, il marchait enessayant de se relever et de se renverser. Il traînait les pieds, ramassant son corps, luttantintérieurementcontrelamécaniquedesticsquineluilaissaitaucunrépit.

Lasituations’étaitbrusquementdétérioréealorsquerienne laissaitprévoirune telleévolution.L’insomnie était une perturbation banale de ses nuits tant elle était fréquente et indomptable.Mais,depuisqu’entreluietsoncorpsilyavaiteurupture,uneespècedefracture,sonvisageavaitvieillietsa démarche était devenue celle d’un handicapé. Il ne lui restait plus que le refuge dans une totalesolitude.Ce qui lui avait permis de faire le point sur tout ce qui avait précédé et de préparer sondépartdéfinitifversleterritoiredusilencesuprême.

Ilsavaitquesamortneviendraitnid’unarrêtducœurnid’unequelconquehémorragiecérébraleouintestinale.Seuleuneprofondetristesse,uneespècedemélancoliedéposéesur luiparunemainmalhabilemettraitfin,sansdoutedanssonsommeil,àuneviequifutsimplementexceptionnelleetquinesupporteraitpasdetomber,aprèstantd’annéesetd’épreuves,danslabanalitéd’unquotidienordinaire.Samortseraàhauteurdusublimequefutsavie,aveccettedifférencequ’ilaurabrûlésesmasques, qu’il sera nu, absolument nu, sans linceul, à même la terre qui rongera peu à peu sesmembresjusqu’àlerendreàlui-même,danslavéritéquifutpourluiunfardeauperpétuel.

Autrentièmejourderetraite,ilcommençaitàvoirlamortenvahirsachambre.Illuiarrivaitdelapalper et de la tenir àdistance commepour lui signifierqu’elle était unpeuenavanceetqu’il luirestait quelques affaires urgentes à régler. Il la représentait dans ses nuits sous la forme d’unearaignéeramolliequirodait,lassemaisencorevigoureuse.Lefaitdel’imaginerainsiraidissaitsoncorps. Il pensait ensuite à des mains fortes – peut-être métalliques – qui viendraient d’en haut ets’empareraientdel’araignéeredoutable;ellesl’ôteraientdesonespaceletempspourluidefinirsestravaux.Àl’aube,iln’yavaitplusd’araignée.Ilétaitseul,entouréderaresobjets,assis,relisantlespagesqu’ilavaitécriteslanuit.Lesommeilviendraitaucoursdelamatinée.

Ilavaitentendudireunjourqu’unpoèteégyptienjustifiaitainsilatenued’unjournal:«Desiloinquel’onrevienne,cen’estjamaisquedesoi-même.Unjournalestparfoisnécessairepourdirequel’onacesséd’être.»Sondesseinétaitexactementcela:direcequ’ilavaitcesséd’être.

Etquifut-il?

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La question tomba après un silence d’embarras ou d’attente. Le conteur assis sur la natte, lesjambespliéesentailleur,sortitd’uncartableungrandcahieretlemontraàl’assistance.

Lesecretestlà,danscespages,tissépardessyllabesetdesimages.Ilmel’avaitconfiéjusteavantdemourir.Ilm’avaitfait jurerdenel’ouvrirquequarantejoursaprèssamort, letempsdemourirentièrement,quarantejoursdedeuilpournousetdevoyagedanslesténèbresdelaterrepourlui.Jel’aiouvert, lanuitduquaranteetunième jour.J’aiété inondépar leparfumduparadis,unparfumtellement fort que j’ai failli suffoquer. J’ai lu lapremièrephrase et jen’ai rien compris. J’ai lu ledeuxièmeparagraphe et je n’ai rien compris. J’ai lu toute la premièrepage et je fus illuminé.Leslarmesdel’étonnementcoulaienttoutesseulessurmesjoues.Mesmainsétaientmoites;monsangnetournait pas normalement. Je sus alors que j’étais en possession du livre rare, le livre du secret,enjambéparuneviebrèveet intense,écritpar lanuitde la longueépreuve,gardésousdegrossespierresetprotégéparl’angedelamalédiction.Celivre,mesamis,nepeutcirculernisedonner.Ilnepeut être lupardes esprits innocents.La lumièrequi en émane éblouit et aveugle les yeuxqui s’yposentparmégarde,sansêtrepréparés.Celivre,jel’ailu,jel’aidéchiffrépourdetelsesprits.Vousnepouvezyaccédersanstraversermesnuitsetmoncorps.Jesuiscelivre.Jesuisdevenulelivredusecret;j’aipayédemaviepourlelire.Arrivéaubout,aprèsdesmoisd’insomnie,j’aisentilelivres’incarnerenmoi,cartelestmondestin.Pourvousracontercettehistoire,jen’ouvriraimêmepascecahier,d’abordparcequej’enaiapprisparcœurlesétapes,etensuiteparprudence.Bientôt,ôgensdeBien,lejourbasculeradanslesténèbres;jemeretrouveraiseulaveclelivre,etvous,seulsavecl’impatience. Débarrassez-vous de cette fébrilité malsaine qui court dans votre regard. Soyezpatients;creusezavecmoiletunneldelaquestionetsachezattendre,nonpasmesphrases–ellessontcreuses–maislechantquimonteralentementdelameretviendravousinitiersurlechemindulivreà l’écoute du temps et de ce qu’il brise. Sachez aussi que le livre a sept portes percées dans unemuraille large d’aumoins deuxmètres et haute d’aumoins trois hommes sveltes et vigoureux. Jevousdonneraisaufuretàmesurelescléspourouvrircesportes.Envéritélesclés,vouslespossédezmais vous ne le savez pas ; et,même si vous le saviez, vous ne sauriez pas les tourner et encoremoinssousquellepierretombalelesenterrer.

Àprésentvousensavezassez.Ilvautmieuxnousquitteravantquelecielnes’enflamme.Revenezdemainsitoutefoislelivredusecretnevousabandonne.

Leshommesetlesfemmesselevèrentensilenceetsedispersèrentsansseparlerdanslafouledelaplace.Leconteurplia lapeaudemouton,mit sesplumeset encriersdansunpetit sac.Quantaucahier, il l’enveloppa soigneusement dans unmorceau de tissu en soie noire et le remit dans soncartable.Avantdepartir,ungaminluiremitunpainnoiretuneenveloppe.

Ilquittalaplaced’unpaslentetdisparutàsontourdanslespremièreslueursducrépuscule.

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2Laportedujeudi

Amis duBien, sachez que nous sommes réunis par le secret du verbe dans une rue circulaire,peut-être sur un navire et pour une traversée dont je ne connais pas l’itinéraire. Cette histoire aquelquechosedelanuit;elleestobscureetpourtantricheenimages;elledevraitdébouchersurunelumière,faibleetdouce;lorsquenousarriveronsàl’aube,nousseronsdélivrés,nousauronsvieillid’unenuit,longueetpesante,undemi-siècleetquelquesfeuillesblancheséparpilléesdanslacourenmarbreblancdenotremaisonàsouvenirs.Certainsd’entrevousseronttentésd’habitercettenouvelledemeureoudumoinsd’yoccuperunepetiteplaceauxdimensionsdeleurcorps.Jesais,latentationseragrandepourl’oubli:ilestunefontained’eaupurequ’ilnefautapprochersousaucunprétexte,malgré la soif. Car cette histoire est aussi un désert. Il va falloir marcher pieds nus sur le sablebrûlant,marcheretsetaire,croireàl’oasisquisedessineàl’horizonetquinecessed’avancerversleciel,marcheretnepasseretournerpournepasêtreemportéparlevertige.Nospasinvententlecheminaufuretàmesurequenousavançons;derrière.Ilsnelaissentpasdetrace,maislevide,leprécipice,lenéant.Alorsnousregarderonstoujoursenavantetnousferonsconfianceànospieds.Ilsnousmènerontaussiloinquenosespritscroirontàcettehistoire.Voussavezàprésentqueniledoutenil’ironieneserontduvoyage.Unefoisarrivésàlaseptièmeporte,nousseronspeut-êtrelesvraisgensduBien.Est-ceuneaventureouuneépreuve? Jedirais l’uneet l’autre.Queceuxquipartentavecmoilèventlamaindroitepourlepactedelafidélité.Lesautrespeuvents’enallerversd’autreshistoires,chezd’autresconteurs.Moi,jenecontepasdeshistoiresuniquementpourpasserletemps.Cesont leshistoiresquiviennentàmoi,m’habitentetmetransforment.J’aibesoinde lessortirdemon corps pour libérer des cases trop chargées et recevoir de nouvelles histoires. J’ai besoin devous.Jevousassocieàmonentreprise.Jevousembarquesurledosetlenavire.Chaquearrêtserautilisépourlesilenceetlaréflexion.Pasdeprières,maisunefoiimmense.

Aujourd’hui nous prenons le chemin de la première porte, la porte du jeudi. Pourquoicommençons-nousparcetteporteetpourquoiest-elleainsinommée?Lejeudi,cinquièmejourdelasemaine,jourdel’échange.Certainsdisentquec’estlejourdumarché,lejouroùlesmontagnardsetpaysansdesplainesviennentenvilleets’installentaupieddecetteportepourvendrelesrécoltesdelasemaine.C’estpeut-êtrevrai,maisjedisquec’estunequestiondecoïncidenceetdehasard.Maisqu’importe !Cetteportequevousapercevezauloinestmajestueuse.Elleestsuperbe.Sonboisaétésculptéparcinquante-cinqartisans,etvousyverrezplusdecinqcentsmotifsdifférents.Donccetteporte lourde et belle occupe dans le livre la place primordiale de l’entrée. L’entrée et l’arrivée.L’entréeetlanaissance.Lanaissancedenotrehérosunjeudimatin.Ilestarrivéavecquelquesjoursderetard.Samèreétaitprêtedèslelundimaisellearéussiàleretenirenellejusqu’aujeudi,carellesavaitquecejourdelasemainen’accueillequelesnaissancesmâles.Appelons-leAhmed.Unprénomtrès répandu. Quoi  ? Tu dis qu’il faut l’appeler Khémaïss ? Non, qu’importe le nom. Bon, jecontinue:Ahmedestnéunjourensoleillé.Sonpèreprétendquelecielétaitcouvertcematin-là,etque ce futAhmed qui apporta la lumière dans le ciel.Admettons  ! Il est arrivé après une longueattente.Lepèren’avaitpasdechance;ilétaitpersuadéqu’unemalédictionlointaineetlourdepesaitsur savie : sur septnaissances, il eut sept filles.Lamaisonétait occupéepardix femmes, les septfilles, lamère, la tanteAicha etMalika, la vieille domestique. Lamalédiction prit l’ampleur d’unmalheur étalédans le temps.Lepèrepensaitqu’une fille auraitpu suffire.Sept, c’était trop, c’étaitmêmetragique.Quedefoisilseremémoral’histoiredesArabesd’avantl’Islamquienterraientleursfillesvivantes !Commeilnepouvaits’endébarrasser,ilcultivaitàleurégardnonpasdelahaine,

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maisdel’indifférence.Ilvivaitàlamaisoncommes’iln’avaitpasdeprogéniture.Ilfaisaittoutpourlesoublier,pourleschasserdesavue.Parexemple,ilnelesnommaitjamais.Lamèreetlatantes’enoccupaient.Lui s’isolait et il luiarrivaitparfoisdepleurerensilence. Ildisaitquesonvisageétaithabitéparlahonte,quesoncorpsétaitpossédéparunegrainemauditeetqu’ilseconsidéraitcommeunépouxstérileouunhommecélibataire.Ilnesesouvenaitpasd’avoirposésamainsurlevisaged’unedesesfilles.Entreluietellesilavaitélevéunemurailleépaisse.Ilétaitsansrecoursetsansjoieetnesupportaitpluslesrailleriesdesesdeuxfrèresqui,àchaquenaissance,arrivaientàlamaisonavec,commecadeaux, l’ununcaftan, l’autredesbouclesd’oreilles,souriantsetmoqueurs,commes’ils avaient encore gagné un pari, comme s’ils étaient les manipulateurs de la malédiction. Ilsjubilaient publiquement et faisaient des spéculations à propos de l’héritage. Vous n’êtes pas sanssavoir,ômesamisetcomplices,quenotrereligionestimpitoyablepourl’hommesanshéritier;elleledépossèdeoupresqueenfaveurdesfrères.Quantauxfilles,ellesreçoiventseulementletiersdel’héritage. Donc les frères attendaient la mort de l’aîné pour se partager une grande partie de safortune.Unehainesourdelesséparait.Lui,ilavaittoutessayépourtournerlaloidudestin.Ilavaitconsultédesmédecins,desfqihs,descharlatans,desguérisseursdetouteslesrégionsdupays.Ilavaitmêmeemmenésafemmeséjournerdansunmaraboutdurantseptjoursetseptnuits,senourrissantdepainsecetd’eau.Elles’étaitaspergéed’urinedechamelle,puiselleavaitjetélescendresdedix-septencensdanslamer.ElleavaitportédesamulettesetdesécrituresayantséjournéàLaMecque.Elleavaitavalédesherbesraresimportéesd’IndeetduYémen.Elleavaitbuunliquidesaumâtreettrèsamerpréparéparunevieillesorcière.Elleeutdelafièvre,desnauséesinsupportables,desmauxdetête.Soncorpss’usait.Sonvisageseridait.Ellemaigrissaitetperdaitsouventconscience.Savieétaitdevenue un enfer, et son époux, toujours mécontent, à la fierté froissée, à l’honneur perdu, labousculait et la rendait responsabledumalheurqui s’était abattu sur eux. Il l’avait frappéeun jourparcequ’elleavaitrefusél’épreuvedeladernièrechance:laisserlamaindumortpasserdehautenbassursonventrenuets’enservircommeunecuillerpourmangerducouscous.Elleavaitfiniparaccepter.Inutiledevousdire,ômescompagnons,quelapauvrefemmes’étaitévanouieetétaittombéde tout son poids sur le corps froid dumort. On avait choisi une famille pauvre, des voisins quivenaientdeperdre leurgrand-père,unvieillardaveugleetédenté.Pour lesremercier, l’épouxleuravaitdonnéunepetitesommed’argent.Elleétaitprêteàtouslessacrificesetnourrissaitdesespoirsfousàchaquegrossesse ?Maisàchaquenaissancetoutelajoieretombaitbrutalement.Ellesemettaitelle aussi à sedésintéresserde ses filles.Elle leur envoulaitd’être là, sedétestait et se frappait leventrepour sepunir.Lemari copulait avecelleendesnuits choisiespar la sorcière.Maiscelaneservait à rien. Fille sur fille jusqu’à la haine du corps, jusqu’aux ténèbres de la vie. Chacune desnaissancesfutaccueillie,commevousledevinez,pardescrisdecolère,deslarmesd’impuissance.Chaque baptême fut une cérémonie silencieuse et froide, une façon d’installer le deuil dans cettefamillefrappéeseptfoisparlemalheur.Aulieudégorgerunbœufouaumoinsunveau, l’hommeachetaitunechèvremaigreetfaisaitverserlesangendirectiondeLaMecqueavecrapidité,balbutiaitlenomentreseslèvresaupointquepersonnenel’entendait,puisdisparaissaitpournereveniràlamaisonqu’aprèsquelquesjoursd’errance.Lesseptbaptêmesfurenttousplusoumoinsbâclés.Maispourlehuitièmeilavaitpassédesmoisàlepréparerdanslesmoindresdétails.Ilnecroyaitplusauxguérisseurs.Lesmédecins lerenvoyaientàcequiestécritdans leciel.Lessorcières l’exploitaient.Les fqihs et lesmarabouts restaient silencieux. Ce fut à cemoment-là où toutes les portes étaientferméesqu’il prit la décisiond’en finir avec la fatalité. Il fit un rêve : tout était à saplacedans lamaison;ilétaitcouchéetlamortluirenditvisite.Elleavaitlevisagegracieuxd’unadolescent.Ellesepenchasur luiet luidonnaunbaisersur le front.L’adolescentétaitd’unebeauté troublante.Sonvisage changeait, il était tantôt celui de ce jeune hommequi venait d’apparaître, tantôt celui d’unejeunefemmelégèreetévanescente.Ilnesavaitplusquil’embrassait,maisavaitpourseulecertitude

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quelamortsepenchaitsurluimalgréledéguisementdelajeunesseetdelaviequ’elleaffichait.Lematiniloublial’idéedelamortetneretintquel’imagedel’adolescent.Iln’enparlaàpersonneetlaissamourir en lui l’idéequi allait bouleverser savie et cellede toute sa famille. Il étaitheureuxd’avoireucetteidée.Quelleidée ?Vousallezmedire.Ehbien,sivouspermettez,jevaismeretirerpourmereposer;quantàvous,vousavezjusqu’àdemainpourtrouverl’idéegénialequecethommeauborddudésespoiretdelafailliteaeuequelquessemainesavantlanaissancedenotrehéros.Amiset compagnons duBien, venez demain avec du pain et des dattes. La journée sera longue et nousauronsàpasserpardesruellestrèsétroites.

Commevouspouvez leconstater,notrecaravaneaavancéunpeusur lecheminde lapremièreporte.Jevoisquechacunaapportésesprovisionspourlevoyage.Cettenuit,jen’aipaspudormir.J’aiétépoursuivietpersécutépardesfantômes.Jesuissortietjen’airencontrédanslaruequedesivrognesetdesbandits.Ilsontvoulumedépouillermaisilsn’ontrientrouvé.Àl’aubejesuisrentréchezmoietj’aidormijusqu’àmidi.C’estpourcelaquejesuisenretard.Maisjevoisdansvosyeuxl’inquiétude.Vousnesavezpasoùjevousemmène.N’ayezcrainte,moinonplusjenelesaispas.Etcettecuriositénonsatisfaitequejelissurvosvisages,sera-t-elleapaiséeunjour ?Vousavezchoisidem’écouter,alorssuivez-moijusqu’aubout…,leboutdequoi ?Lesruescirculairesn’ontpasdebout !

Sonidéeétaitsimple,difficileàréaliser,àmaintenirdanstoutesaforce:l’enfantànaîtreseraunmâlemêmesic’estunefille !C’étaitcelasadécision,unedéterminationinébranlable,unefixationsans recours. Il appela un soir son épouse enceinte, s’enferma avec elle dans une chambre à laterrasse et lui dit sur un ton ferme et solennel : «Notre vie n’a été jusqu’à présent qu’une attentestupide,unecontestationverbaledelafatalité.Notremalchance,pournepasdirenotremalheur,nedépend pas de nous. Tu es une femme de bien, épouse soumise, obéissante, mais, au bout de taseptièmefille,j’aicomprisquetuportesentoiuneinfirmité:tonventrenepeutconcevoird’enfantmâle;ilestfaitdetellesortequ’ilnedonnera–àperpétuité–quedesfemelles.Tun’ypeuxrien.Çadoit être unemalformation, unmanqued’hospitalité qui semanifeste naturellement et à ton insu àchaquefoisquelagrainequetuportesentoirisquededonnerungarçon.Jenepeuxpast’envouloir.Je suisunhommedebien. Jene te répudieraipaset jeneprendraipasunedeuxième femme.Moiaussi jem’acharne sur ce ventremalade. Je veux être celui qui le guérit, celui qui bouleverse salogiqueetseshabitudes.Je luiai lancéundéfi : ilmedonneraungarçon.Monhonneurseraenfinréhabilité;mafiertéaffichée;etlerougeinonderamonvisage,celuienfind’unhomme,unpèrequipourra mourir en paix empêchant par là ses rapaces de frères de saccager sa fortune et de vouslaisser dans le manque. J’ai été patient avec toi. Nous avons fait le tour du pays pour sortir del’impasse.Mêmequandj’étaisencolère,jemeretenaispournepasêtreviolent.Biensûrtupeuxmereprocherdenepasêtretendreavectesfilles.Ellessontàtoi.Jeleuraidonnémonnom.Jenepeuxleurdonnermonaffectionparcequejenelesaijamaisdésirées.Ellessonttoutesarrivéesparerreur,à la place de ce garçon tant attendu. Tu comprends pourquoi j’ai fini par ne plus les voir nim’inquiéterdeleursort.Ellesontgrandiavectoi.Savent-ellesaumoinsqu’ellesn’ontpasdepère ?Ouqueleurpèren’estqu’unfantômeblessé,profondémentcontrarié ?Leurnaissanceaétépourmoiundeuil.Alorsj’aidécidéquelahuitièmenaissanceseraitunefête, laplusgrandedescérémonies,une joie qui durerait sept jours et sept nuits. Tu seras une mère, une vraie mère, tu seras uneprincesse,cartuaurasaccouchéd’ungarçon.L’enfantquetumettrasaumondeseraunmâle.Ceseraunhomme,ils’appelleraAhmedmêmesic’estunefille !J’aitoutarrangé,j’aitoutprévu.Onfera

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venir Lalla Radhia, la vieille sage-femme ; elle en a pour un an ou deux, et puis je lui donnerail’argentqu’ilfautpourqu’ellegardelesecret.Jeluiaidéjàparléetellem’amêmeditqu’elleavaiteucetteidée.Noussommesvitetombésd’accord.Toi,bienentendu,tuseraslepuitsetlatombedecesecret. Ton bonheur et même ta vie en dépendront. Cet enfant sera accueilli en homme qui vailluminerdesaprésencecettemaisonterne,ilseraélevéselonlatraditionréservéeauxmâles,etbiensûrilgouverneraetvousprotégeraaprèsmamort.Nousseronsdonctroisàpartagercesecret,puisnousneseronsquedeux,LallaRadhiaestdéjàsénileetellenetarderapasànousquitter,puistuseraslaseule,puisque,moi,j’aivingtansdeplusquetoietquedetoutefaçonjem’eniraiavanttoi.Ahmedresteraseuletrégnerasurcettemaisondefemmes.Nousallonsscellerlepactedusecret:donne-moitamaindroite ; quenosdoigts se croisent et portons cesdeuxmainsunies ànotrebouche, puis ànotre front. Puis jurons-nous fidélité jusqu’à la mort  ! Faisons à présent nos ablutions. NouscélébreronsuneprièreetsurleCoranouvertnousjurerons.»

Ainsi le pacte fut scellé  ! La femme ne pouvait qu’acquiescer. Elle obéit à son mari, commed’habitude,maissesentitcette fois-ciconcernéeparuneactioncommune.Elleétaitenfindansunecomplicité avec son époux. Sa vie allait avoir un sens ; elle était embarquée dans le navire del’énigmequiallaitvoguersurdesmerslointainesetinsoupçonnées.

Etlegrandjour, lejourdelanaissancevint.Lafemmegardaitunpetitespoir:peut-êtrequeledestinallaitenfinluidonnerunevraiejoie,qu’ilallaitrendreinutileslesintrigues.Hélas !Ledestinétaitfidèleettêtu,LallaRadhiaétaitàlamaisondepuislelundi.Ellepréparaitavecbeaucoupdesoinscetaccouchement.Elle savaitqu’il serait exceptionneletpeut-être ledernierde sa longuecarrière.Lesfillesnecomprenaientpaspourquoitoutlemondes’agitait.LallaRadhialeursoufflaquec’étaitunmâlequiallaitnaître.Elledisaitqueson intuitionne l’avait jamais trahie,cesont làdeschosesincontrôlablesparlaraison;ellesentaitqu’àlamanièredontcetenfantbougeaitdansleventredesamère,cenepouvaitêtrequ’ungarçon.Ildonnaitdescoupsaveclabrutalitéquicaractériselemâle !Les filles étaient perplexes. Une telle naissance allait tout bouleverser dans cette famille. Elles seregardèrent sans dire unmot.De toute façon leur vie n’avait rien d’excitant. Peut-être qu’un frèresaurait les aimer  !Lebruit courait déjàdans lequartier et le restede la famille :HadjAhmedvaavoirungarçon…

Àprésent,mes amis, le temps va aller très vite et nous déposséder.Nous ne sommes plus desspectateurs;noussommesnousaussiembarquésdanscettehistoirequirisquedenousenterrertousdans le même cimetière. Car la volonté du ciel, la volonté de Dieu, vont être embrasées par lemensonge.Unruisseauseradétourné,ilgrossiraetdeviendraunfleuvequiirainonderlesdemeurespaisibles.Nousseronscecimetièreàlaborduredusongeoùdesmainsférocesviendrontdéterrerlesmortsetleséchangercontreuneherberarequidonnel’oubli.Ômesamis !Cettelumièresoudainequinouséblouitestsuspecte;elleannoncelesténèbres.

Levez la main droite et dites après moi : Bienvenue, ô être du lointain, visage de l’erreur,innocence du mensonge, double de l’ombre, ô toi tant attendu, tant désiré, on t’a convoqué pourdémentirledestin,tuapporteslajoiemaispaslebonheur,tulèvesunetentedansledésertmaisc’estla demeure du vent, tu es un capital de cendres, ta vie sera longue, une épreuve pour le feu et lapatience.Bienvenue !Ôtoi,lejouretlesoleil !Tuhaïraslemal,maisquisaitsituferaslebien…Bienvenue…Bienvenue !

Jevousdisaisdonc…

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Toute la famille fut convoquée et réuniedans lamaisonduHadj dès lemercredi soir.La tanteAichas’activaitcommeunefolle.Lesdeuxfrères,avecfemmesetenfants,étaientarrivés,inquietsetimpatients.Les cousinsproches et lointains furent aussi invites.LallaRadhia s’était enfermée avecl’épouseduHadj.Personnen’avait ledroitde ladéranger.Des femmesnoirespréparaient ledînerdans la cuisine. Vers minuit on entendit des gémissements : c’étaient les premières douleurs. DevieillesfemmesenappelaientauProphèteMohammed.LeHadjfaisait lescentpasdans larue.Sesfrèrestenaientunconseildeguerre.Ilsseparlaientàvoixbassedansuncoindusalon.Lesenfantsdormaientlàoùilsavaientmangé.Lesilencedelanuitn’étaitinterrompuqueparlescrisdedouleur.Lalla Radhia ne disait rien. Elle chauffait des bassines d’eau, et étalait les langes. Tout le mondedormait sauf le Hadj, la sage-femme et les deux frères. À l’aube, on entendit l’appel à la prière.Quelques silhouettes se levèrent, tels des somnambules et prièrent. La femmehurlait à présent. Lejourselevasurlamaisonoùtoutétaitdansungranddésordre.Lescuisinièresnoiresrangèrentunpeuetpréparèrentlasoupedupetitdéjeuner,lasoupedelanaissanceetdubaptême.Lesfrèresdurentpartir à leur travail. Les enfants se considérèrent en vacances et restèrent jouer à l’entrée de lamaison. Vers dix heures du matin, le matin de ce jeudi historique, alors que tout le monde étaitrassembléderrièrelespiècesdel’accouchement,LallaRadhiaentrouvritlaporteetpoussauncrioùla joie se mêlait aux you-you, puis répéta jusqu’à s’essouffler : c’est un homme, un homme, unhomme…Hadjarrivaaumilieudecerassemblementcommeunprince, lesenfants luibaisèrent lamain.Lesfemmesl’accueillirentpardesyou-youstridents,entrecoupéspardesélogesetdesprièresdugenre:QueDieulegarde…Lesoleilestarrivé…C’estlafindesténèbres.Dieuestgrand…Dieuestavectoi…

Ilpénétradanslachambre,fermalaporteàclé,etdemandaàLallaRadhiad’ôter les langesdunouveauné.C’étaitévidemmentune fille.Sa femmes’étaitvoilé levisagepourpleurer. Il tenait lebébédans sonbrasgaucheet de samaindroite il tiraviolemment sur levoile et dit à sa femme :«Pourquoiceslarmes ?J’espèrequetupleuresdejoie !Regarde,regardebien,c’estungarçon !Plusbesoindetecacherlevisage.Tudoisêtrefière…Tuviensaprèsquinzeansdemariagedemedonnerunenfant,c’estungarçon,c’estmonpremierenfant,regardecommeilestbeau,touchesespetitstesticules,touchesonpénis,c’estdéjàunhomme !»Puis,setournantverslasage-femme,illuiditdeveillersurlegarçon,etqu’ellenelaissepersonnes’enapprocherouletoucher.Ilsortitdelapièce, arborant un grand sourire… Il portait sur les épaules et sur le visage toute la virilité dumonde !Àcinquanteans,ilsesentaitlégercommeunjeunehomme.Ilavaitdéjàoublié–oupeut-êtrefaisait-ilsemblant–qu’ilavaittoutarrangé.Ilavaitbienvuunefille,maiscroyaitfermementquec’étaitungarçon.

Ômescompagnons,notrehistoiren’estqu’à sondébut,etdéjà levertigedesmotsme racle lapeauetassèchemalangue.Jen’aiplusdesaliveetmesossontfatigués.Noussommestousvictimesdenotrefolieenfouiedanslestranchéesdudésirqu’ilnefautsurtoutpasnommer.Méfions-nousdeconvoquer lesombresconfusesde l’ange,celuiquiportedeuxvisagesetquihabitenos fantaisies.Visagedusoleilimmobile.Visagedelalunemeurtrière.L’angebasculedel’unàl’autreselonlaviequenousdansonssurunfilinvisible.

Ômes amis, jem’en vais sur ce fil. Si demain vous neme voyez pas, sachez que l’ange aurabasculéducotéduprécipiceetdelamort.

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3Laporteduvendredi

Celafaitquelquesjoursquenoussommestissésparlesfilsenlained’unemêmehistoire.Demoiàvous,dechacund’entrevousàmoi,partentdesfils.Ilssontencorefragiles.Ilsnouslientcependantcomme dans un pacte.Mais laissons derrière nous la première porte qu’unemain invisible saurarefermer.Laporteduvendrediestcellequirassemble,pourlereposducorps,pourlerecueillementdel’âmeetpourlacélébrationdujour.Elles’ouvresurunefamilleenfête,uncielclément,uneterreféconde,unhommeà l’honneur recouvré,une femmereconnueenfincommemère.Cetteportenelaisserapasserquelebonheur.C’estsafonction,oudumoinstelleestsaréputation.Chacundenousaunjourvucetteportes’ouvrirsursesnuitsetlesilluminermêmebrièvement.Ellen’estpercéedansaucunemuraille.C’estlaseuleportequisedéplaceetavanceaupasdudestin.Etellenes’arrêtequepourceuxquin’aimentpasleurdestin.Sinonàquoiservirait-elle ?C’estparcetteportequ’estentréeLallaRadhia.

Lafêtedubaptêmefutgrandiose.Unbœuffutégorgépourdonnerlenom:MohamedAhmed,filsdeHadjAhmed.On pria derrière le grand fqih etmufti de la ville.Des plats de nourriture furentdistribuésauxpauvres.Lajournée,longueetbelle,devaitrestémémorable.Eteffectivementtoutlemondes’ensouvientaujourd’huiencore.Onparledecettejournéeencitantlaforcedubœufqui,latête tranchée, s’était mis à courir dans la cour, des vingt tables basses servies avec des moutonsentiers, de la musique andalouse jouée par le grand orchestre de Moulay Ahmed Loukili… Lesfestivités durèrent plusieurs jours. Le bébé était montré de loin. Personne n’avait le droit de letoucher.SeuleLallaRadhiaetlamères’enoccupaient.Lesseptfillesétaienttenuesàl’écart.Lepèreleur dit qu’à partir de maintenant le respect qu’elles lui devraient était identique à celui qu’ellesdevraient à leur frèreAhmed. Elles baissèrent les yeux et ne direntmot.On avait rarement vu unhomme si heureux vouloir communiquer et partager sa joie. Il acheta une demi-page du grandjournalnational,ypubliasaphotoavecendessouscetexte:

DieuestclémentIlvientd’illuminerlavieetlefoyerdevotreserviteuretdévouépotierHadjAhmedSouleïmane.Ungarçon–queDieuleprotègeetluidonnelonguevie–estnéjeudià10h.NousavonsnomméMohamedAhmed.Cettenaissanceannoncefertilitépourlaterre,paixetprospéritépourlepays.ViveAhmed !ViveleMaroc !

Cette annonce dans le journal fit beaucoup jaser. On n’avait pas l’habitude d’étaler ainsipubliquementsavieprivée.HadjAhmeds’enmoquait.L’importantpourluiétaitdeporterlanouvelleà la connaissance duplus grandnombre.La dernière phrase fit aussi du bruit.La police françaisen’aimaitpasce«ViveleMaroc !».Lesmilitantsnationalistesnesavaientpasquecetartisanricheétaitaussiunbonpatriote.

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L’aspectpolitiquedel’annoncefutviteoublié,maistoutelavillesesouvenait, longtempsaprès,delanaissanced’Ahmed.

Lamaisonconnut,duranttoutel’année,lajoie,lerireetlafête.Toutétaitprétextepourfairevenirunorchestre,pourchanteretdanser.Pourfêterlepremiermotbalbutié,lespremierspasduprince.Lacérémonieducoiffeurduradeux journées.Oncoupa lescheveuxd’Ahmed,on luimaquilla lesyeuxavecdukhôl.Onl’installasurunchevalenboisaprès luiavoirpasséunedjellabablancheetcouvertlatêted’unfezrouge.Lamèrel’emmenaensuitevisiterlesaintdelaville.Ellelemitsursondos et tourna sept fois autour du tombeau en priant le saint d’intercéder auprès de Dieu pourqu’Ahmedsoitprotégédumauvaisœil,delamaladieetdelajalousiedescurieux.L’enfantpleuraitdans cette foule de femmes qui se bousculaient pour toucher de lamain la cape noire couvrant letombeau.

Et l’enfant grandit dans une euphorie quasi quotidienne. Le père pensait à l’épreuve de lacirconcision.Commentprocéder ?Commentcouperunprépuceimaginaire ?Commentnepasfêteravec faste le passage à l’âge d’hommede cet enfant  ?Ômes amis, il est des folies quemême lediable ignore  ! Comment allait-il contourner la difficulté et donner encore plus de force et decrédibilitéàsonplan ?Biensûr,ilpourrait,mediriez-vous,fairecirconcireunenfantàlaplacedesonfils.Maisilyaurait làunrisque;celasesaurait tôtoutard !Figurez-vousqu’ilaprésentéaucoiffeur-circonciseur son fils, les jambesécartées, etquequelquechosea été effectivementcoupé,que le sang a coulé, éclaboussant les cuisses de l’enfant et le visage du coiffeur.L’enfant amêmepleuréetilfutcomblédecadeauxapportéspartoutelafamille.Raresfurentceuxquiremarquèrentquelepèreavaitunpansementautourdel’indexdelamaindroite.Illecachaitbien.Etpersonnenepensaunesecondequelesangverséétaitceluidudoigt !IlfautdirequeHadjAhmedétaitunhommepuissantetdéterminé.

Etquidanscettefamillesesentaitdetailleàl’affronter ?Pasmêmesesdeuxfrères.D’ailleurs,quelsquefussentleurssoupçonsilsneserisquèrentàaucuneplaisanteriedouteusenisous-entenduquantausexede l’enfant.Toutsepassaitcommelepère l’avaitprévuetespéré.Ahmedgrandissaitselonlaloidupèrequisechargeaitpersonnellementdesonéducation:lafêteétaitfinieilfallaitàprésent faire de cet enfant un homme, un vrai. Le coiffeur venait régulièrement tous lesmois luicouper les cheveux. Il allait avec d’autres garçons à une école coranique privée, il jouait peu ettraînait rarementdans la ruedesamaison.Commetous lesenfantsdesonâge, ilaccompagnait samèreaubainmaure.

Voussavezcombiencelieunousatousfortementimpressionnésquandnousétionsgamins.Nousen sommes tous sortis indemnes…, du moins apparemment. Pour Ahmed ce ne fut pas untraumatisme,maisunedécouverteétrangeetamère. Je le saisparcequ’ilenparledanssoncahier.Permettezque j’ouvre le livre etque jevous lise cequ’il a écrit sur ces sortiesdans lebrouillardtiède:

«Mamèremitdansunpetitpanierdesoranges,desœufsdursetdesolivesrougesmarinéesdanslejusdecitron.Elleavaitunfichusurlatêtequiretenaitlehennéétalédanssachevelurelaveille.Moi, je n’avais pas de henné dans les cheveux. Lorsque je voulus enmettre, ellemel’interditetmedit:«C’estréservéauxfilles !«Jemetusetlasuivisauhammam.Jesavaisquenous devions y passer tout l’après-midi. J’allais m’ennuyer, mais je ne pouvais rien faired’autre.Envérité,jepréféraisalleraubainavecmonpère.Ilétaitrapideetilm’évitaittoutcecérémonial interminable. Pour ma mère, c’était occasion de sortir, de rencontrer d’autresfemmes et de bavarder tout en se lavant. Moi, je mourais d’ennui. J’avais des crampes à

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l’estomac,étouffaisdanscettevapeurépaisseetmoitequim’enveloppait.Mamèrem’oubliait.Elle installait ses sceaux d’eau chaude et parlait avec ses voisines. Elles parlaient toutes enmême temps.Qu’importe cequ’ellesdisaient,mais ellesparlaient.Elles avaient l’impressiond’être dans un salon où il était indispensable pour leur santé de parler. Lesmots et phrasesfusaientdepartoutet,commelapièceétaitferméeetsombre,cequ’ellesdisaientétaitcommeretenu par la vapeur et restait suspendu au-dessus de leurs têtes. Je voyais desmotsmonterlentementetcognercontreleplafondhumide.Là,commedespoignéesdenuage,ilsfondaientaucontactdelapierreetretombaientengouttelettessurmonvisage.Jem’amusaisainsi;jemelaissaiscouvrirdemotsquiruisselaientsurmoncorpsmaispassaienttoujourspar-dessusmaculotte,cequifaitquemonbas-ventreétaitépargnéparcesparoleschangéeseneau.J’entendaispratiquement tout, et je suivais le chemin que prenaient ces phrases qui, arrivées au niveausupérieur de la vapeur, se mélangeaient et donnaient ensuite un discours étrange et souventdrôle. En tout cas, moi, ça m’amusait. Le plafond était comme un tableau ou une planched’écriture. Tout ce qui s’y dessinait n’était pas forcément intelligible.Mais, comme il fallaitbienpasserletemps,jemechargeaisdedébrouillertouscesfilsetd’ensortirquelquechosedecompréhensible.Ilyavaitdesmotsquitombaientsouventetplusvitequed’autres,commeparexemple : la nuit, le dos, les seins, le pouce…, à peine prononcés, je les recevais en pleinefigure.Jenesavaisd’ailleursquoienfaire.Entoutcas je lesmettaisdecôté,attendantd’êtrealimenté par d’autresmots et d’autres images.Curieusement, les gouttes d’eauqui tombaientsurmoiétaientsalées.Jemedisaisalorsquelesmotsavaientlegoûtetlasaveurdelavie.Et,pourtoutescesfemmes,lavieétaitplutôtréduite.C’étaitpeudechose:lacuisine,leménage,l’attenteetunefoisparsemainelereposdanslehammam.J’étaissecrètementcontentdenepasfairepartiedecetuniverssilimité.Jejonglaisaveclesmotsetçadonnaitparfoisdesphrasestombées sur la tête, du genre : " la nuit le soleil sur le dos dans un couloir où le pouce del’hommemonhommedanslaporteduciellerire…",puissoudainunephrasesensée:"l’eauest brûlante…, donne-moi un peu de ton eau froide…" .Ces phrases n’avaient pas le tempsd’êtresoulevéesverslehautparlavapeur.Ellesétaientditessuruntonbanaletexpéditif;ellesnefaisaientpaspartiedubavardage.Enfaitellesm’échappaientetcelanemegênaitpasdutout.Que pouvais-je faire avec des phrases vides, creuses, incapables de s’élever et de me fairerêver.Ilyavaitdesmotsraresetquimefascinaientparcequeprononcésàvoixbasse,commeparexemple«mani»,«qlaoui»,« taboun»…J’aisuplustardquec’étaientdesmotsautourdusexeetquelesfemmesn’avaientpasledroitdelesutiliser:«sperme»…,«couilles»…,«vagin»…Ceux-lànetombaientpas.Ilsdevaientrestercolléssurlespierresduplafondqu’ilsimprégnaientde leur teinte sale,blanchâtreoubrune. Ilyeutune foisunedisputeentredeuxfemmes à cause d’un seau d’eau  ; elles avaient échangé des insultes où cesmots revenaientsouvent à voix haute. Là, ils tombèrent comme une pluie et je me faisais un plaisir de lesramasseretdelesgardersecrètementdansmaculotte !J’étaisgênéetj’avaispeurparfoisquemonpèresechargeâtdemelavercommeilaimaitdetempsentempslefaire.Jenepouvaispasles garder longtemps surmoi car ilsme chatouillaient.Lorsquemamèreme savonnait, elleétait étonnée de constater combien j’étais sale.Etmoi je ne pouvais pas lui expliquer que lesavonquicoulaitemportaittouteslesparolesentenduesetaccumuléeslelongdecetaprès-midi.Quandjemeretrouvaispropre,jemesentaisnu,commedébarrassédefrusquesquimetenaientchaud.Après j’avais tout le temps pourme promener comme un diable entre les cuisses detouteslesfemmes.J’avaispeurdeglisseretdetomber.Jem’accrochaisàcescuissesétaléesetj’entrevoyais tous ces bas-ventres charnus et poilus. Ce n’était pas beau. C’était mêmedégoûtant. Le soir je m’endormais vite car je savais que j’allais recevoir la visite de cessilhouettesquej’attendais,munid’unfouet,n’admettantpasdelesvoirsiépaissesetsigrasses.

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Jelesbattaiscarjesavaisquejeneseraisjamaiscommeelles;jenepouvaispasêtrecommeelles…C’étaitpourmoiunedégénérescenceinadmissible.Jemecachaislesoirpourregarderdansunpetitmiroirdepochemonbas-ventre:iln’yavaitriendedécadent;unepeaublancheetlimpide,douceautoucher,sansplis,sansrides.Àl’époquemamèrem’examinaitsouvent.Ellenonplusn’ytrouvaitrien!Enrevancheelles’inquiétaitpourmapoitrinequ’ellepansaitavecdulinblanc;elleserraittrèsfortlesbandesdetissufinaurisquedenepluspouvoirrespirer.Ilfallaitabsolumentempêcherl’apparitiondesseins.Jenedisaisrien,jelaissaisfaire.Cedestin-là avait l’avantage d’être original et plein de risques. Je l’aimais bien.De temps à autre dessignes extérieurs venaient me confirmer dans cette voie. Ainsi le jour où la caissière duhammam me refusa l’entrée, parce quelle considérait que je n’étais plus un petit garçoninnocentmaisdéjàunpetithomme,capabledeperturberparmaseuleprésenceaubainlavertutranquilleetlesdésirscachésdefemmeshonnêtes!Mamèreprotestapourlaforme,maiselleétaitaufondheureuse.Elleenparlafièrementlesoiràmonpèrequidécidademeprendreaveclui dorénavant au hammam. Je me réjouissais dans mon coin et attendais avec une énormecuriositécetteintrusiondanslebrouillardmasculin.Leshommesparlaientpeu;ilsselaissaientenvelopper par la vapeur et se lavaient assez rapidement.C’était une ambiance de travail. Ilsexpédiaientleursablutionsenvitesse,seretiraientdansuncoinsombrepourseraserlesexe,puiss’enallaient.Moijetraînaisetjedéchiffraislespierreshumides.Iln’yavaitriendessus.Lesilenceétaitinterrompuparlebruitdesseauxquitombaientoulesexclamationsdecertainsquiéprouvaientunplaisiràsefairemasser.Pointdefantaisie!Ilsétaientplutôtténébreux,pressésd’en finir. J’apprisplus tardqu’il sepassait biendes chosesdans ces coins sombres, que lesmasseursnefaisaientpasquemasser,quedesrencontresetretrouvaillesavaientlieudanscetteobscurité, et que tant de silence était suspect ! J’accompagnais mon père à son atelier. Ilm’expliquaitlamarchedesaffaires,meprésentaitàsesemployésetsesclients.Illeurdisaitquej’étais l’avenir. Je parlais peu. La bande de tissu autour de la poitrine me serrait toujours.J’allais à la mosquée. J’aimais bien me retrouver dans cette immense maison où seuls leshommesétaientadmis.Jepriais tout le temps,metrompantsouvent.Jem’amusais.LalecturecollectiveduCoranmedonnaitlevertige.Jefaussaiscompagnieàlacollectivitéetpsalmodiaisn’importequoi.Jetrouvaisungrandplaisiràdéjouercetteferveur.Jemaltraitaisletextesacré.Mon père ne faisait pas attention. L’important, pour lui, c’était ma présence parmi tous ceshommes.Cefutlàquej’apprisàêtreunrêveur.Cettefois-cijeregardaislesplafondssculptés.Lesphrasesy étaient calligraphiées.Elles neme tombaient pas sur la figure.C’étaitmoiquimontais les rejoindre. J’escaladais la colonne, aidé par le chant coranique. Les versets mepropulsaient assez rapidement vers le haut. Je m’installais dans le lustre et observais lemouvementdeslettresarabesgravéesdansleplâtrepuisdanslebois.Jepartaisensuitesurledosd’unebelleprière:

"SiDieuvousdonnelavictoire,personnenepeutvousvaincre"

«Jem’accrochaisauAlifetmelaissaistirerparleNounquimedéposaitdanslesbrasduBa.J’étaisainsiprispartoutesleslettresquimefaisaientfaireletourduplafondetmeramenaientendouceuràmonpointdedépartenhautdelacolonne.Làjeglissaisetdescendaiscommeunpapillon.Jenedérangeais jamais les têtesquisedandinaienten lisant leCoran.Jemefaisaispetit etmecollais àmonpèreque le rythme lancinant de la lecture endormait lentement.On

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sortaitdelamosquéeensebousculant.Leshommesaimaientsecoller lesunsauxautres.Auplusfortdepasser.Moi,jemefaufilais,jemedéfendais.Monpèremedisaitqu’ilfauttoujourssedéfendre.Surlecheminonachetaitdulaitcaillépréparédansuntissublancperméable.Onpassaitensuiteaufourprendrelepain.Monpèremedevançait.Ilaimaitmevoirmedébrouillertoutseul.Unjourjefusattaquépardesvoyousquimevolèrentlaplancheàpain.Jenepusmebattre.Ilsétaienttrois.Jerentraiàlamaisonenpleurant.Monpèremedonnaunegifledontjemesouviensencoreetmedit:«Tun’espasunefillepourpleurer!Unhommenepleurepas!»Ilavaitraison,leslarmes,c’esttrèsféminin!Jeséchailesmiennesetsortisàlarecherchedesvoyouspourmebattre.Monpèremerattrapadanslarueetmeditquec’étaittroptard!…»

Jerefermeicilelivre.Nousquittonsl’enfanceetnousnouséloignonsdelaporteduvendredi.Jenelavoisplus.Jevoislesoleilquis’inclineetvosvisagesquiserelèvent.Lejournousquitte.Lanuitvanouséparpiller.Jenesaissic’estuneprofondetristesse–unabîmecreuséenmoiparlesmotsetlesregards–ouuneétrangeironieoùsemêlentl’herbedusouveniretlevisagedel’absent,quibrûlemapeauencemoment.Lesmotsdulivreontl’airanodinet,moiquilelis,jesuisremuécommesionmedépossédait demoi-même.Ôhommesdu crépuscule ! Je sensquemapensée se cherche etdivague.Séparons-nousàl’instantetayezlapatiencedupèlerin !

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4Laportedusamedi

Amis,nousdevonsaujourd’huinousdéplacer.Nousallonsverslatroisièmeétape,septièmejourdelasemaine,uneplacecarrée,marchédescéréalesoùpaysansetanimauxdormentensemble,placedel’échangeentrelavilleetlacampagne,entouréedemursbasetirriguéeparunesourcenaturelle.Jenesaiscequ’ellenousresserve.Laportedonnesurdessacsdeblé.Notrepersonnagen’yajamaismislespiedsetmoij’yaivenduunâneautrefois.Laporteestunepercéedanslemur,uneespècederuine qui nemène nulle part.Mais nous lui devons une visite, un peu par superstition, un peu parespritderigueur.Enprincipecetteportecorrespondàl’étapedel’adolescence.Or,c’estunepériodebienobscure.Nousavonsperdudevuelespasdenotrepersonnage,Prisenmainparlepère,iladûpasserdesépreuvesdifficiles.Momenttroubleoùlecorpsestperplexe ;enproieaudoute,ilhésiteetmarcheentâtonnant.C’estunepériodequenousdevonsimagineret,sivousêtesprêtsàmesuivre,jevousdemanderaidem’aider,àreconstituercetteétapedansnotrehistoire.Danslelivre,c’estunespaceblanc,despagesnueslaisséesainsiensuspens,offertesàlalibertédulecteur.Àvous !

—Jepensequec’estlemomentoùAhmedprendconsciencedecequiluiarriveetqu’iltraverseunecriseprofonde.Jel’imaginetirailléentrel’évolutiondesoncorpsetlavolontédesonpèred’enfaireabsolumentunhomme…

—Moi.Jenecroispasàcettehistoiredecrise.Jepensequ’Ahmedaétéfabriquéetqu’ilévolueselon la stratégie du père. Il ne doute pas. Il veut gagner le pari et relever le défi.C’est un enfantrêveuretintelligent.Ilavitecomprisquecettesociétépréfèreleshommesauxfemmes.

—Non !Cequis’estpasséestsimple.Moi,jelesais.Jesuisleplusâgédecetteassistance,peut-êtremêmeplusquenotrevénérémaîtreetconteur,quejesaluerespectueusement.Cettehistoire,jelaconnais.Jen’aipasbesoindedevineroudedonnerdesexplications…Ahmednequittaitjamaissonpère.Sonéducations’estfaiteendehorsdelamaisonetloindesfemmes.Àl’école,ilaapprisàsebattre  ; et il s’est battu souvent. Son père l’encourageait et tâtait sesmuscles qu’il trouvaitmous.Ensuite il amaltraité ses sœursqui le craignaient.Normal  !On lepréparait à la succession. Il estdevenu un homme. En tout cas on lui a appris à se comporter en homme, aussi bien à lamaisonqu’au-dehors.

—Celanenousavancepas,cherdoyen !Jetediscelaparcequenotrehistoirepiétine.Sommes-nouscapablesdel’inventer ?Pourrions-nousnouspasserdulivre ?

—Moi, si vous permettez. Je vais vous dire la vérité : c’est une histoire de fou  ! SiAhmed avraimentexisté,ildoitêtredansunasiled’aliénés.Puisquetudisavoirlapreuvedanscelivrequetucaches,pourquoinepasnousledonner…Nousverronsbiensicettehistoirecorrespondàlavéritéousituastoutinventépourtejouerdenotretempsetdenotrepatience !…

C’est leventde la rébellionqui souffle  !Vousêtes libresdecroireoudenepascroireàcettehistoire.Mais,envousassociantàcerécit,jevoulaisjusteévaluervotreintérêt…Lasuite,jevaislalire…Elleestimpressionnante.J’ouvrelelivre,jetournelespagesblanches…Écoutez !

«Ilestunevéritéquinepeutêtredite,pasmêmesuggérée,maisvécuedanslasolitudeabsolue,entourée d’un secret naturel qui se maintient sans effort et qui en est l’écorce et le parfum

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intérieur,uneodeurd’étableabandonnée,oubienl’odeurd’uneblessurenoncicatriséequisedégageparfoisendesinstantsdelassitudeoùl’onselaissegagnerparlanégligence,quandcen’estpasledébutdelapourriture,unedégénérescencephysiqueaveccependantlecorpsdanssonimageintacte,carlasouffrancevientd’unfondquinepeutnonplusêtrerévélé ;onnesaitpas s’il est en soi ou ailleurs, dans un cimetière, dans une tombe : à peine creusée, à peinehabitéeparunechairflétrie,par l’œilfunested’uneœuvresingulièresimplementdésintégréeau contact de l’intimité engluée de cette vérité telle une abeille dans un bocal de miel,prisonnièrede ses illusions, condamnéeàmourir, étranglée, étoufféepar lavie.Cettevérité,banale,sommetoute,défaitletempsetlevisage,metendunmiroiroùjenepeuxmeregardersans être troublé par une profonde tristesse, pas de cesmélancolies de jeunesse qui bercentnotre orgueil et nous couchent dans la nostalgie,mais une tristesse qui désarticule l’être, ledétachedusolet le jettecommeélémentnégligeabledansunmonticuled’immondicesouunplacardmunicipal d’objets trouvés que personne n’est jamais venu réclamer, ou bien encoredans le grenier d’unemaison hantée, territoire des rats. Lemiroir est devenu le chemin parlequelmoncorpsaboutitàcetétat,oùils’écrasedanslaterre,creuseunetombeprovisoireetselaisseattirerparlesracinesvivesquigrouillentsouslespierres,ils’aplatitsouslepoidsdecetteénormetristessedontpeudegensontleprivilègenonpasdeconnaître,maissimplementdedevinerlesformes,lepoidsetlesténèbres.Alors,j’évitelesmiroirs.Jen’aipastoujourslecouragedemetrahir,c’est-à-dirededescendrelesmarchesquemondestinatracéesetquimemènentaufonddemoi-mêmedansl’intimité–insoutenable–delavéritéquinepeutêtredite.Là, seuls lesvermisseauxondulantsme tiennentcompagnie. Jesuissouvent tentéd’organisermonpetitcimetièreintérieurdesortequelesombrescouchéesserelèventpourfaireunerondeautourd’unsexeérigé,unevergequi seraitmiennemaisque jenepourrais jamaisporterniexhiber.Jesuismoi-mêmel’ombreet la lumièrequi la faitnaître, lemaîtredemaison–uneruinedissimulantunefossecommune–etl’invité,lamainposéesurlaterrehumideetlapierreenterréesousunetouffed’herbe,leregardquisechercheetlemiroir,jesuisetnesuispascettevoixquis’accommodeetprendleplidemoncorps,monvisageenroulédanslevoiledecettevoix, est-elle de moi ou est-ce celle du père qui l’aurait insufflée, ou simplement déposéependantquejedormaisenmefaisantduboucheàbouche ?Tantôtjelareconnais,tantôtjelarépudie, je sais qu’elle est mon masque le plus fin, le mieux élaboré, mon image la pluscrédible  ; elle me trouble et m’exaspère ; elle raidit le corps, l’enveloppe d’un duvet quidevienttôtdespoils.Ellearéussiàéliminerladouceurdemapeau,etmonvisageestceluidecette voix. Je suis le dernier à avoir droit au doute.Non, cela nem’est pas permis.La voix,grave, granulée, travaille, m’intimide, me secoue et me jette dans la foule pour que je lamérite ;pourque je laporteaveccertitude,avecnaturel,sansfiertéexcessive,sanscolèrenifolie,jedoisenmaîtriserlerythme,letimbreetlechant,etlagarderdanslachaleurdemesviscères.

«Lavérités’exile;ilsuffitquejeparlepourquelavérités’éloigne,pourqu’onoublie.Etj’endevienslefossoyeuretledéterreur,lemaîtreetl’esclave.Lavoixestainsi:ellenemetrahitpas…et,mêmesijevoulaislarévélerdanssanudité,latrahirenquelquesorte,jenepourraispas,jenesauraispasetpeut-êtremêmequej’enmourrais.Sesexigences,jelesconnais:éviterlacolère,lescris,l’extrêmedouceur,lemurmurebas,brefl’irrégularité.Jesuisrégulier.Etjemetaispourpiétinercetteimagequim’insupporte.ÔmonDieu,quecettevéritémepèse!dureexigence ! dure la rigueur. Je suis l’architecte et la demeure ; l’arbre et la sève ;moi et unautre;moietuneautre.Aucundétailnedevraitvenir,nidel’extérieurnidufonddelafosse,

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perturbercette rigueur.Pasmêmelesang.Et lesangunmatina tachémesdraps.Empreintesd’unétatdefaitdemoncorpsenroulédansunlingeblanc,pourébranlerlapetitecertitude,oupourdémentirl’architecturedel’apparence.Surmescuissesunmincefiletdesang,uneligneirrégulièred’unrougepâle.Cen’étaitpeut-êtrepasdusang,maisuneveineenflée,unevaricecoloriée par la nuit, une vision juste avant la lumière dumatin ; pourtant le drap était tièdecommes’il enveloppait un corps tremblant, àpeine retiréde la terrehumide.C’était biendusang;résistanceducorpsaunom;éclaboussured’unecirconcisiontardive.C’étaitunrappel,unegrimaced’unsouvenirenfoui,lesouvenird’uneviequejen’avaispasconnueetquiauraitpuêtre lamienne.Étranged’êtreainsiporteurd’unemémoirenonaccumuléedansun tempsvécu,maisclonéeàl’insudesunsetdesautres.Jemebalançaisdansunjardin,uneterrasseenhautd’unemontagneetjenesavaispasdequelcôtéjerisquaisdetomber.Jemebalançaisdansun drap rouge où le sang s’était fondu dans la teinte de ce voile. Je sentais le besoin demeguérirdemoi-même,demedéchargerdecettesolitudelourdetelleunemuraillerecueillantlesplaintes et les cris d’une horde abandonnée, une mosquée dans le désert, où les gens ducrépusculeviennentdéposerleurtristesseetoffrirunpeudeleursang.Unepetitevoixfendlamurailleetmeditquelesongeparalyselesétoilesdumatin.Jeregardelecieletn’yvoisqu’untrait blanc tracé par une main parfaite. Sur ce chemin, je devrais déposer quelques pierres,jalonsetrepèresdemasolitude,avancerlesbrastenduscommepourécarterlerideaudelanuitquitomberaitsoudainementdececiel,oùlecielquichuteraitenunmorceaucompactdecettenuitquejeportecommeunvisage,unetêtequejenepourraismêmepasétrangler.Cemincefilet de sang ne pouvait être qu’une blessure. Ma main essayait d’arrêter l’écoulement. Jeregardaismesdoigtsécartés, liésparunebulledecesangdevenupresqueblanc.Àtraversjevoyaislejardin,lesarbresimmobiles,etlecielentrecoupépardesbranchestrèshautes.Moncœurbattaitplusvitequed’habitude.Était-cel’émotion,lapeuroulahonte?Jem’yattendaispourtant.J’avaisplusieursfoisobservémamèreetcertainesdemessœursmettreouretirerdesmorceauxdetissublancentrelesjambes.Mamèredécoupaitlesdrapsusésenmorceauxetlesstockaitdansuncoinde l’armoire.Messœurss’enservaientensilence.Jeremarquais toutetj’attendaislejouroùmoiaussij’ouvriraiscettearmoireclandestinementetoùjemettraisdeuxou trois couches de tissu entre mes jambes. Je serais voleur. Je surveillerais la nuitl’écoulement.J’examineraisensuitelestachesdesangsurletissu.C’étaitcelalablessure.Unesorte de fatalité, une trahison de l’ordre. Ma poitrine était toujours empêchée de poindre.J’imaginaisdesseinsquipousseraientàl’intérieur,rendantmarespirationdifficile.Cependant,jen’euspasdeseins.C’étaitunproblèmeenmoins.Aprèsl’avènementdusang,jefusramenéàmoi-mêmeetjereprisleslignesdelamaintellesqueledestinlesavaitdessinées. »

Laportedusamedisefermesurungrandsilence.AvecsoulagementAhmedsortitparcetteporte.Ilcompritquesavietenaitàprésentaumaintiendel’apparence.Iln’estplusunevolontédupère.Ilvadevenirsaproprevolonté.

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5BabElHad

C’est une porte minuscule ; il faut se baisser pour passer. Elle est à l’entrée de la médina etcommuniqueaveccellesituéeàl’autreextrémité,quiestutiliséepoursortir.Enfaitcesontdefaussesentrées.Tout dépendd’oùonvient ; c’est commodede savoir quedans toutehistoire il existe desportesd’entréeoudesortie.JustementAhmedferasouventdesva-et-viententrelesdeuxportes.Ilavingtans.C’estunjeunehommecultivéetsonpèrepenseavecinquiétudeàsonavenir.Jesupposeque tout lemonde attendait notre histoire à ce tournant. Les choses se sont passées de lamanièresuivante:

UnjourAhmedallavoirsonpèredanssonatelieretluidit:—Père,commenttrouves-tumavoix?—Elleestbien,nitropgravenitropaiguë.—Bien,réponditAhmed.Etmapeau,commenttulatrouves?—Tapeau?Riendespécial.—As-turemarquéquejenemerasepastouslesjours?—Oui,pourquoi?—Quepenses-tudemesmuscles?—Quelsmuscles?—Ceuxparexempledelapoitrine.—Maisjenesaispas.—As-turemarquéquec’estdur ici,auniveaudesseins?…Père, jevaisme laisserpousser la

moustache.—Sicelatefaitplaisir!—Dorénavant,jem’habilleraiencostume,cravate.—Commetuveux,Ahmed.—Père !Jevoudraismemarier…—Quoi ?Tuestropjeuneencore…—Net’es-tupasmariéjeune?—Oui,c’étaitunautretemps…—Etmontemps,c’estquoi?—Jenesaispas.Tum’embarrasses.—N’est-ce pas le temps dumensonge, de lamystification ? Suis-je un être ou une image, un

corpsouuneautorité,unepierredansunjardinfanéouunarbrerigide?Dis-moi,quisuis-je?—Maispourquoitoutescesquestions?—Jetelesposepourquetoietmoinousregardionsleschosesenface.Nitoinimoinesommes

dupes.Macondition,nonseulementjel’accepteetjelavis,maisjel’aime.Ellem’intéresse.Elleme

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permetd’avoirlesprivilègesquejen’auraisjamaispuconnaître.Ellem’ouvredesportesetj’aimecela, même si elle m’enferme ensuite dans une cage de vitres. Il m’arrive d’étouffer dans monsommeil.Jemenoiedansmapropresalive.Jemecramponneàlaterremobile.J’approcheainsidunéant.Mais, quand jeme réveille, je suismalgré tout heureuxd’être ce que je suis. J’ai lu tous lelivres d’anatomie, de biologie, de psychologie etmême d’astrologie. J’ai beaucoup lu et j’ai optépourlebonheur.Lasouffrance,lemalheurdelasolitude,jem’endébarrassedansungrandcahier.Enoptantpour lavie, j’aiaccepté l’aventure.Et jevoudraisaller jusqu’auboutdecettehistoire.Jesuis homme. Jem’appelleAhmed selon la tradition de notre Prophète. Et je demande une épouse.Nousferonsunegrandefêtediscrètepourlesfiançailles.Père,tum’asfaithomme,jedoislerester.Et,commeditnotreProphètebien-aimé,«unmusulmancompletestunhommemarié».

Le père était dans un grand désarroi. Il ne savait quoi répondre à son fils ni à qui demanderconseil.AprèstoutAhmedpoussaitlalogiquejusqu’aubout.Iln’avaitpastoutditàsonpère,carilavaitunplan.Ungrandsilencechargédemalaise.Ahmedétaitdevenuautoritaire.Àlamaisonilsefaisait servir par ses sœurs ses déjeuners et ses dîners. Il se cloîtrait dans la chambre du haut. Ils’interdisaittoutetendresseavecsamèrequilevoyaitrarement.Àl’atelierilavaitdéjàcommencéàprendrelesaffairesenmain.Efficace,moderne,cynique, ilétaitunexcellentnégociateur.Sonpèreétaitdépassé.Illaissaitfaire.Iln’avaitpasd’amis.Secretetredoutable,ilétaitcraint.Iltrônaitdanssachambre, se couchait tard et se levait tôt. Il lisait effectivement beaucoup et écrivait la nuit. Il luiarrivaitderesterenfermédanslachambrequatreàcinqjours.Seulelamèreosaitfrapperàsaporte.Iltoussaitpournepasavoiràparleretpoursignifierqu’ilétaittoujoursvivant.

Unjour,ilconvoquasamèreetluiditsuruntonferme:—J’aichoisicellequiseramafemme.Lamèreavaitétéprévenueparlepère.Elleneditrien.Ellenemarquamêmepasl’étonnement.

Plusriennepouvaitlachoquerdesapart.Ellesedisaitquelafolieluiarrivaitaucerveau.Ellen’osapaspenserqu’ilétaitdevenuunmonstre.Soncomportementdepuisuneannéel’avait transforméetrenduméconnaissable.Ilétaitdevenudestructeuretviolent,entoutcasétrange.Ellelevalesyeuxsurluietdit:

—C’estqui?—Fatima…—Fatimaqui?…—Fatima,macousine,lafilledemononcle,lefrèrecadetdemonpère,celuiquiseréjouissaità

lanaissancedechacunedetesfilles…—Maistunepeuxpas,Fatimaestmalade…Elleestépileptique,puiselleboîte…—Justement.—Tuesunmonstre…—Jesuistonfils,niplusnimoins.—Maistuvasfairelemalheur!—Jenefaisquevousobéir;toietmonpère,vousm’aveztracéunchemin;jel’aipris,jel’ai

suiviet,parcuriosité,jesuisalléunpeuplusloinettusaiscequej’aidécouvert?Tusaiscequ’ilyavait au bout de ce chemin ? Un précipice. La route s’arrête net en haut d’un grand rocher quisurplombeun immense terrainoùon jette les immondices, irriguéespar leségoutsde lavillequi,commeparhasard,débouchentlàetranimentlapourriture;lesodeurssemarientetceladonne,pas

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lanausée,maisl’ivresseduMal.Oh!Rassure-toi,jen’aipasétésurleslieux…Jelesimagine,jelessensetjelesvois!

—Moi,jen’airiendécidé.— C’est vrai ! Dans cette famille, les femmes s’enroulent dans un linceul de silence…, elles

obéissent,messœursobéissent;toi,tutetaisetmoij’ordonne!Quelleironie!Commentas-tufaitpour n’insuffler aucune graine de violence à tes filles  ? Elles sont là, vont et viennent, rasant lesmurs,attendantlemariprovidentiel…quellemisère!As-tuvumoncorps?Ilagrandi;ilaréintégrésapropredemeure…,jemesuisdébarrassédel’autreécorce;elleétaitfragileettransparente.J’aiplâtrélapeau.Lecorpsagrandietjenedorsplusdanslecorpsd’unautre.Jemecoucheàlalisièredevotrelinceul.Tunedisrien.Tuasraison.Jevaisteparlerd’autrechose.CertainsversetsduCoranqu’onm’avaitfaitapprendreparcœurmereviennentdepuisquelquetemps,commecela,sansraison.Ilstraversentmatête,s’arrêtentuneseconde,puiss’évanouissent.

« VoicicedontAllahvousfaitcommandementausujetdevosenfants:aumâle,

portionsemblableàcellededeuxfilles(1)…»

Oh!Etpuisnon,jeneveuxpaslesretenir;jeleslaisseauvent…Alorsjecomptememarieretfonderun foyer,commeondit,un foyerdebraise,mamaisonseraunecagedeverre,pasgrand-chose, juste une chambre pleine de miroirs qui se renverront la lumière et les images… Je vaisd’abordmefiancer.Nebrûlonspaslesétapes.Àprésent,jevaisécrire,peut-êtredespoèmesd’amourpourlafemmesacrifiée.Ceseraelleoumoi.Àvousdechoisir.

Ômescompagnons!Notrepersonnagenouséchappe.Dansmonesprit, ilnedevaitpasdevenirméchant.Moi j’ai l’impressionqu’il est en traindenous fausser compagnie.Ce revirementbrutal,cetteviolencesoudainem’inquiètentetjenesaisoùcelavanousmener.Jedoisavoueraussiquecelam’exciteassez!Ilestdamné,habitéparlamalédiction,transforméparlessorciers.Saméchancetéledépasse.Croyez-vous,ôvousquim’écoutez,qu’ilesthommesansscrupules,qu’ilestunmonstre?Unmonstre qui écrit des poèmes ! Je doute et je neme sens pas bien avec ce nouveau visage. Jereviens au livre. L’encre est pâle.Des gouttes d’eau – peut-être des larmes – ont rendu cette pageillisible.J’aidumalàladéchiffrer:

«Danslesbrasendolorisdemoncorps,jemetiens,jedescendsauplusprofondcommepourm’évader.Jemelaisseglisserdansunerideetj’aimel’odeurdecettevallée.Jesursauteaucridelajumentenvoyéeparl’absent.Elleestblancheetjemecachelesyeux.Moncorpslentements’ouvreàmondésir.Jeleprendsparlamain.Ilrésiste.Lajumentcavale.Jem’endors,enlacéparmesbras.« Est-ce la mer qui murmure ainsi à l’oreille d’un cheval mort ? Est-ce un cheval ou unesirène?»Quelritedunaufragehappéparlacheveluredelamer?Jesuisenfermédansuneimageetlesvagueshautesmepoursuivent.Jetombe.Jem’évanouis.Est-cepossibledes’évanouirdanslesommeil,deperdreconscienceetdeneplusreconnaîtredelamainlesobjetsfamiliers?J’aiconstruitmamaisonavecdesimagestournantes.Jenejouepas.J’essaiedenepasmourir.J’ai

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aumoins toute la vie pour répondre à une question : Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? Unebourrasquedumatin?Unpaysageimmobile?Unefeuilletremblante ?Unefuméeblancheau-dessus d’une montagne ? Une giclée d’eau pure ? Un marécage visité par les hommesdésespérés ?Unefenêtresurunprécipice?Un jardinde l’autrecôtéde lanuit?Unevieillepiècedemonnaie ?Unechemiserecouvrantunhommemort?Unpeudesangsurdeslèvresentrouvertes?Unmasquemalposé?Uneperruqueblonde surunecheveluregrise? J’écristouscesmotsetj’entendslevent,nonpasdehorsmaisdansmatête;ilsoufflefortetclaquelespersiennesparlesquellesj’entredanslerêve.Jevoisqu’uneporteestpenchée.Va-t-elletomberlà où j’ai l’habitude de poser ma tête pour accueillir d’autres vies, pour caresser d’autresvisages,desvisagessombresougais,maisjelesaimepuisquec’estmoiquilesinvente.Jelesfaistrèsdifférentsdumien,difformesousublimes,ravisàlalumièredujouretplantéssurlesbranches de l’arbre comme les conquêtes de la sorcière. Parfois l’hiver de ces visagesm’assassine. Je les abandonne… Jem’en vais chercher ailleurs. Je prends desmains. Je leschoisis grandes et fines. Je les serre, je les baise, je les suce. Et jem’enivre. Lesmainsmerésistentmoins.Ellesnesaventpasfairedesgrimaces.Lesvisagessevengentdemalibertéengrimaçanttoutletemps.C’estpourcelaquejelesécarte.Pasviolemment.Maisjelesmetsdecôté.Jelesentasse.Ilss’écrasent.Ilssouffrent.Certainsarriventàcrier.Descrisdehibou.Desmiaulements.Des grincements de dents.Visages indifférents.Ni homme ni femme.Mais desfiguresdebeautéabsolue.Lesmainsme trahissentaussi, surtoutquand j’essaiede lesmarierauxvisages.Leprincipalc’estd’éviterlenaufrage.Leritedunaufragem’obsède.Jerisquedetout perdre et je n’ai pas envie de me retrouver dehors avec les autres. Ma nudité est monprivilège sublime. Je suis le seul à la contempler. Je suis le seul à la maudire. Je danse. Jetournoie.Jetapedesmains.Jefrappelesolavecmespieds.Jemepencheverslatrappeoùjecache mes créatures. J’ai peur de tomber et de me confondre avec un de ces visages sanssourire. Je tournoie etm’emporte dans le vertige. La sueur perle surmon front.Mon corpsdanseenscandantunrythmeafricain…Jel’entends.Jevoislabrousseetmemêleauxhommesnus.J’oubliedemedemanderquijesuis.J’aspireausilenceducœur.Jesuistraquéetjedonnemaboucheàuneflammedanslaforêt.JenesuispasenAfriquemaisdansuncimetièremarinoùj’aifroid.Lestombessesonttoutesvidées.Abandonnées.Leventquisiffleenestprisonnier.Uncheval,peintdescouleursbleuesdelanuit,cavaledanscecimetière.Cesontmesyeuxquitombentets’incrustentdanslatêteducheval.Lesténèbresmecouvrent.Jemesensensécurité.Pris par des mains chaudes. Elles me caressent le dos et je les devine. Ce ne sont pas lesmiennes.Toutmemanqueetjerecule.Est-celafatigueoul’idéeduretouràmoi-mêmeetàlamaison.Jevoudraisrire,carjesaisque,condamnéàl’isolement,jenepourraipasvaincrelapeur. On dit que c’est cela l’angoisse. J’ai passé des années à l’adapter à ma solitude. Maréclusion est voulue, choisie, aimée. Je vais en tirer en plus des visages et des mains, desvoyagesetdespoèmes. Je faisde la souffranceunpalaisoù lamortn’aurapasdeplace.Cen’estmêmepasmoiquilarepousse.Onluiinterditl’entrée,maislasouffrancesesuffitàelle-même. Pas besoin de frapper un grand coup. Ce corps est fait de fibres qui accumulent ladouleur et intimident lamort.C’est celama liberté.L’angoisse se retire et je reste seul àmebattrejusqu’àl’aube.Lematinjetombedefatigueetdejoie.Lesautresnecomprennentrien.Ilssontindignesdemafolie.«Tellessontmesnuits:féeriques.J’aimeaussilesinstallerenhautdesrochersetattendrequeleventlessecoue,leslave,lesséparedusommeil,lesdégagedesténèbres, les déshabille et me les ramène enveloppées du seul nuage des songes. Alors toutdevientlimpide.J’oublie.Jesombredoucementdanslecorpsouvertdel’autre.

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»Jen’interrogepluspersonne.Jeboisducaféetjevis.Nibiennimal.Jen’interrogepersonnecarmesquestionsn’ontpasderéponse.Jelesaisparcequejevisdesdeuxcôtésdumiroir.Envérité, jenesuispassérieux.J’aimejouermêmesi jedoisfairemal. Ilya longtempsque jesuisau-dessusdumal.Àregardertoutceladeloin,dusommetdemasolitude.C’estétrange !Madureté,marigueurm’ouvrentdesportes.Jen’endemandepas tant  ! J’aime le tempsquej’encadre.Endehorsjesuisunpeuperdu.Alorsjedevienssévère.Jesorsplustôtqueprévudel’enfancegâtée,jebousculelesunsetlesautres,jeneréclamepasl’amourmaisl’abandon.Ilsnecomprennentpas.D’oùlanécessitédevivremaconditiondanstoutesonhorreur.«Aujourd’hui,j’aimepenseràcellequideviendramafemme.Jeneparlepasencoredudésir,je parle de la servitude. Elle viendra, traînant une jambe, le visage crispé, le regard inquiet,bouleverséeparmademande.Jelaferaimonterdansmachambreetluiparleraidemesnuits.Jeluibaiserailamain,luidiraiqu’elleestbelle;jelaferaipleureretlalaisserais’agiterdanssacrise;jel’observerai,luttantcontrelamort,bavant,implorant;jeluibaiserailefront;ellesecalmera,puisrepartirachezellesansseretourner.«Jenesuispasdéprimé,jesuisexaspéré.Jenesuispastriste.Jesuisdésespéré.Manuitnem’ariendonné.Elleestpassée,inaperçue.Calme,vide,noire.»

Amis, je vous avais dit que cette porte était étroite. Je lis sur vos visages l’embarras etl’inquiétude.Cetteconfessionnouséclaireetnouséloigne.Ellerend lepersonnagedeplusenplusétranger.

De bien obscurs échanges de lettres allaient bouleverser les plans et la vie de notre héros.Ceslettres, consignéesdans le cahier,ne sontpas toutesdatées.Mais, en les lisant,onpeut les situer àl’époqueoùnoussommesarrivésdansnotrehistoire.Ellesnesontpassignéesoualorslasignatureyestabsolumentillisible.Parfoisc’estunecroix,d’autresfoiscesontdesinitialesoudesarabesques.

Sont-ellesd’uncorrespondantoud’unecorrespondanteanonyme?Ousont-ellesimaginaires?Seserait-ilécritàlui-mêmedanssonisolement ?…

Lapremièrelettrenefigurepasdanslecahier.Elleadûêtreperdue.Laseconde,c’estsaréponse:«Ainsij’auraislaviepourchâtiment!Votrelettrenem’apasétonné.J’aidevinécommentvousavezpuvousprocurerlesélémentsintimesetsinguliersdemavie.Vousvousacharnezsuruneabsence,ouàlalimiteuneerreur.Moi-mêmejenesuispascequejesuis;l’uneetl’autrepeut-être!Maislamanièredontvousvousinsinuezdanscesquestions,l’imprudenceaveclaquellevousvousimmiscezdansmonrêve,vousrendentcomplicedetoutcequejepeuxcommettreouprovoquer comme malheur. Votre signature est un gribouillage illisible. La lettre n’est pasdatée. Seriez-vous l’ange exterminateur ? Si vous l’êtes, venezme voir, nous pourrions rireensemble…Posterestante!Desinitiales!Tantdemystère…»« J’ai trouvé votre lettre sous la pierre à l’entrée du jardin. Je vous remercie de m’avoirrépondu. Vous restez bien évasive. Cela fait longtemps que je vous attends. Mes questionsn’étaient sansdoutepas trèsprécises.Comprenez-moi, jenepeuxdévoilermon identité sansencourirundangerquiamènerait lemalheursurvousetsurmoi.Notrecorrespondancedoitresterconfidentielle.Jecomptesurvotresensdusecret.«Ledesseinquimeguideetmemèneversvousest frappédusceaude l’impossible. J’aimepourtantmarchersurcecheminaveclapatiencenourried’espoirparlerêve,cesongequejefaisdevousàchaquefoisquemontelafièvre,làoùjevousvoissansquevousmevoyiez;je

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vousentendsparleràvous-mêmeouvouscouchernuedanslespagesblanchesdececahier,jevousobserveetvoussuis jusqu’àperdre lesouffle,carc’est foucequevousbougez,cequevous courez. J’aimerais pouvoir vous arrêter unmoment, un bref instant, pour regarder vosyeuxetvoscils.Maisjen’aidevousqu’uneimagefloue,etc’estpeut-êtremieuxainsi!»

«Puisque vous venez jusqu’à chezmoi pourm’épier et observermes gestes et pensées, j’aidécidédefaireleménage.Machambren’estpastrèsgrande.Lesmiroirsparallèles,lalumièreduciel,lesgrandesfenêtresetmasolitudefontqu’elleparaîtgrande.Jevaisl’agrandirencoreplusenfaisantlepropredansmavieetmessouvenirs,cariln’yapasplusencombrantqueleschoses laissées par le temps dans un étage de la mémoire. (Les gens disent un coin de lamémoire, moi je sais que c’est un étage car il y a tant d’objets qui se sont entassés et quiattendent un signe pour dégringoler et venir encombrerma vie actuelle.)À votre prochainevisitevousserezétonnéetmêmedépaysé.Jenevouscachepasquejechercheàvousperdre,àprécipitervotreperte.Voustomberezdanslefiletdevosaudacesoutoutsimplementdansunfossé,enbordurede la route.Mais restonsensemblequelque temps.Nenousperdonspasdevue.Àbientôt!»

« N’ayant pas le temps de venir jusqu’à vous et n’étant pas certain que ma présence vousbouleverserait, jepréfèreencorevousécrire.Jeneparlerainidevotrebeauté,nide lagrâcequivousenveloppeetvouspréserve,nidelamanipulationdevotredestin.«J’aiapprisquevousavezémisledésiretlavolontédevousmarier.Beaugeste,enprincipe!Maisvotreâmesembles’égarer.Vousoseriezfaired’unpauvreêtresansdéfenseunevictime?Non ! Cela est indigne de vous. Cependant, si vous désirez faire mal à l’un de vos oncles,j’auraiquelquesidéesàvousproposer.Maisjerestepersuadéquevotregénieadesambitionsd’unetoutautreampleur!«Laissonscesmanigancespourl’étéoul’automne.Voyezcommeleprintempssepenchesurnoscorpsetouvredélicatementnoscœurs.«Jeresteraiencoredansl’ombred’unanonymatd’oùtouteslesdérivessontpossibles,surtoutcellesquimènentàvous,àvospensées,àvotreâme,àvotrecorpsétenduprèsdumien…»

«Mon père est souffrant. Je dois renoncer à tousmes projets. Je sens que c’est unmomentdifficile.L’idéedesadisparitionm’obsède.Quandjel’entendstousser,j’aitrèsmal.Mamèrenesemblepasêtrepréparéeàcetteépreuve.Jequittemachambreet jedorsàsescôtés,sansdormir.Jesurveille le rythmedesa respiration.Jeveillesur luiet jepleurediscrètementsurmoi.

«Jevousparleaujourd’huidemapeuretdemadouleur,alorsquevousêtesinstallédanscetanonymatquimerapprochebeaucoupdevous.Jenevoudraispasvoirvotrevisagenientendrevotrevoix.Laissez-moivousdeviner à traversvos lettres.Nem’enveuillezpas si je tardeàvousdonnerdemesnouvelles.».

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Cetéchangedelettress’interrompticipourlaisserplaceàl’événementmajeur,épreuvedécisive,tournantimportantquivabouleverserlaviedenotrepersonnage.Lamortdupèreseraprécédéed’uncertainnombredepetitsfaits,manœuvresettentatives,cequivarenforcerlavolontédel’héritieretdonneràsonstatutunelégitimitéincontestée.BabElHad,commesonnoml’indique,c’estlaportelimite,lemurquisedressepourmettrefinàunesituation.Çaseranotredernièreporte,carelles’estfermée sur nous sans nous prévenir. Et moi, qui vous avais parlé des sept portes, je me trouveaujourd’hui dépassé. Notre histoire ne s’arrête pas à cette porte. Elle se poursuit, mais elle netraverseraplusdeportesdansunemuraille.Elletourneradansuneruecirculaireetnousdevronslasuivreavecdeplusenplusd’attention.

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6Laporteoubliée

Nous devons à présent nous glisser par les brèches dans lamuraille, les ouvertures oubliées ;nousdevonsmarchersurlapointedespiedsettendrel’oreille,paslejourmaislesoir,quandlalunedonnedel’ombreànotrehistoire,quandlesétoilesseramassentdansuncoinducieletobserventlemondequis’assoupit.

Ômesamis,jen’oseparlerenvotrecompagniedeDieu,l’indifférent,lesuprême.Jemesouviensd’uneparolediteparungrandécrivain,ellem’intrigueencore:«NousnesavonspasoùDieumetsesaccents,etlavieestpudiquecommeuncrime.»Noussommessesesclavesetnoustombonsdefatigue.Quantàmoi, jesuisl’aveuglequidansesuruneterrassenue;àn’importequelmomentjepeuxtomber.C’estcelal’aventure…,quelquesvirgulesquinousretiennent.

Lepèreestmort, lentement.Lamortaprissontempset l’acueilliunmatin,danssonsommeil.Ahmedpritleschosesenmainavecautorité.Ilconvoquasesseptsœursetleurditàpeuprèsceci:«Àpartirdecejour,jenesuisplusvotrefrère;jenesuispasvotrepèrenonplus,maisvotretuteur.J’ai ledevoiret ledroitdeveiller survous.Vousmedevezobéissanceet respect.Enfin, inutiledevousrappelerquejesuisunhommed’ordreetque,silafemmecheznousestinférieureàl’homme,cen’estpasparcequeDieul’avouluouqueleProphètel’adécidé,maisparcequ’elleacceptecesort.Alorssubissezetvivezdanslesilence!»

Aprèscettemiseaupoint,ilfitvenirlesnotairesinvitalesonclesetréglalaquestiondehéritage.L’ordre régnait. Ahmed reçut de son correspondant anonyme une courte lettre de condoléances àlaquelleilréponditquelquesjoursplustard:

«L’empreintedemonpère est encore surmoncorps. Il est peut-êtremortmais je saisqu’ilreviendra.Unsoir, ildescendrade lacollineetouvrira lesportesde lavilleuneàune.Cetteempreinteestmonsang, lecheminquejedoissuivresansm’égarer.Jen’aipasdepeine.Madouleur voyage.Mes yeux sont secs etmon innocence entachée d’unpeude pus. Jemevoisenduitdeceliquidejaunâtre,celuiquirappellelelieuetletempsdelamort.« À présent je suis lemaître de lamaison.Mes sœurs sont résignées. Leur sang circule auralenti.Mamères’estretiréedanslesilencedudeuil.Etmoijedoute;jenesaisquelobjet,queljardin,quellenuitramènerai-jedel’avenir.Jesuisvoyageur;jenem’endorsjamaissansavoirparcouruquelquessentiersobscurset inconnus.Ilssont tracésparunemainfamilière–peut-êtrelamienne,peut-êtrecelledemonpère–dansuneplageblanche,nue,déserte,quemêmeleventévite.C’estcelal’avenir,unestatuevoiléequimarcheseuledanscetteétendueblanche,unterritoirede lumière insoutenable.Cette statueestpeut-êtreune femmequiveille leschevauxagonisant,là-bas,auboutdusentiertracéparlavoixdupère.«Àbientôt.« Dois-je vous rappeler, vous qui n’existez peut-être pas, que je suis incapable d’amitié etencoremoinsd’amour.«P.S.Chaquematin,enme levant, je regarde,par la fenêtre,pourvoir si lecielnes’estpasglissépendantmonsommeiletnes’estpasrépanducommeunelavedanslacourintérieuredelamaison.Jesuispersuadéqu’unjouroul’autreildescendrapourbrûlermesrestes.»

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Pendant que le conteur lisait cette lettre, un homme, grand etmince, ne cessait d’aller et venir,traversantensonmilieu lecercle, lecontournant,agitantunbâtoncommes’ilvoulaitprotesterouprendrelaparolepourrectifierquelquechose.Ilsemitaucentre,tenantàdistanceleconteuravecsacanne,ils’adressaàl’assistance:

Cethommevouscachelavérité.Ilapeurdetoutvousdire.Cettehistoire,c’estmoiquilaluiairacontée.Elleestterrible.Jenel’aipasinventée.Jel’aivécue.Jesuisdelafamille.JesuislefrèredeFatima, la femmed’Ahmed,enfincellequi joua le rôlede l’épouse,maisuneépousequi se laissaentraînerdansletourbillond’uneperversiontropcompliquéepournous,bravesetbonsmusulmans.Quandsamèrevint,entouréedesesseptfilles,déposeràlamaisonungrandbouquetdefleurs,suivieparsesdomestiqueslesbraschargésdecadeaux,ellemurmuradansl’oreilledemamèrequelquesmots du genre : «Lemême sang qui nous réunit dans le passé nous unira de nouveau, siDieu leveut»puis,aprèslesgestesetparolesdebienvenue,elleprononçalentement,enledétachant,lenomdeFatima,enlerépétantplusd’unefoispournepasfairecroireàuneerreur.Mamèrenesouriaitplus.DemanderenmariagelamalheureuseFatimaquitraînaitlajambeetquiavaitsouventdescrisesd’épilepsie, c’était trop beau ou trop moche. Dès que son nom fut prononcé, on l’éloigna, onl’enfermadanslachambreduhaut,etonneditrien.Niouininon.Onattendaitlaconcertationaveclepère.Les rapportsentre lesdeux famillesn’ont jamaisétébons. Jalousie, rivalité,alimentaientunepetite guerre silencieuse. Mais on sauvait souvent les apparences. C’est ce que certains appellentl’hypocrisie.Lesdeuxfrèresnes’aimaientpasbeaucoup.Lesfemmesprenaientévidemmentchacunele parti de sonmari. En fait, les hommes se détestaient en silence. Les femmes se chargeaient demaintenir vive la tension. Elles se disaient des petitesméchancetés quand elles se rencontraient aubain ou dans une réunion familiale. Mais personne n’aurait pensé qu’un jour ces deux famillesallaientselierparunmariage.Lepèrehésita.Ilsedoutaitbienquecegested’Ahmednepouvaitêtresans arrière-pensée. D’ailleurs la personnalité d’Ahmed, qu’il voyait très rarement, l’intriguait. Ilavait des idées confuses sur cet être, puis il s’en voulait de penser mal ; il faisait une prière etdemandait à Dieu de lui rendre justice ! Toute sa vie il a compté sur cet héritage. Avec l’arrivéed’Ahmed, il fit son deuil de cette attente et il se sentit victime d’une injustice du sort ou d’unemachinationdudestin. Il refusadansunpremier tempsdemarier sa fille, ensuite il eut l’idéed’enparleravecFatima.Ellevoulaitsemarier.Onfinitparaccepter.Ahmedditsesconditions:lesdeuxfamillesresteraientàl’écart;ilvivraitseulavecsonépouse.Ellenesortiraitdelamaisonquepouralleraubainouàl’hôpital.Ilpensaitl’emmenerconsulterdegrandsmédecins,laguérir,luidonnersachance.Ilparlaitensevoilantlevisagesuruntonferme.Ilditdeschosesqu’onnecomprenaitpastoutàfait,desréflexionsphilosophiques,despenséesdisparates.Jem’ensouviensbiencarlafindesondiscoursm’avaitintriguéetmêmemismalàl’aise.Ildisait:«Uniquepassagerdel’absolu,jem’accroche à ma peau extérieure dans cette forêt épaisse du mensonge. Je me tiens derrière unemuraille de verre ou de cristal et j’observe le commerce des uns et des autres. Ils sont petits etcourbéspartantdepesanteur.Ilyalongtempsquejerisdemoi-mêmeetdel’autre,celuiquivousparle,celuiquevouscroyezvoiretentendre.Jenesuispasamour,maiscitadelleimprenable,mirageendécomposition.Jeparletoutseuletjerisquedevouségarerdanslebuissondesmotsbalbutiésparlebègue…Vousaurezdemesnouvelles,lejourprécisdemamort,ceseraunjourfasteetensoleillé,un jour où l’oiseau en moi chantera…» On se disait qu’il divaguait, que toutes ses lectures lepoussaientaudélire.Ilparlaitsansdiscontinuer,disaitdesmotsinaudibles,plongeaitlatêtedanssadjellaba comme s’il priait ou communiquait un secret à quelqu’un d’invisible. La suite,mes amis,vousnepouvezladeviner.Notreconteurprétendliredansunlivrequ’Ahmedauraitlaissé.Or,c’estfaux !Ce livre, certes, existe. Ce n’est pas ce vieux cahier jauni par le soleil que notre conteur acouvertaveccefoulardsale.D’ailleurscen’estpasuncahier,maisuneéditiontrèsbonmarchédu

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Coran. C’est curieux, il regardait les versets et lisait le journal d’un fou, victime de ses propresillusions.Bravo!Quelcourage,queldétournement!Lejournald’Ahmed,c’estmoiquil’ai ;c’estnormal,jel’aivolélelendemaindesamort.Levoilà,ilestcouvertd’unegazettedel’époque,vouspouvezlireladate…Necoïncide-t-ellepasaveccelledesamort ?Notreconteuresttrèsfort !Cequ’ilnousaluestdignedefigurerdanscecahier.

Compagnons!Nepartezpas!Attendez,écoutez-moijesuisdecettehistoire, jemontesurcetteéchelledebois,soyezpatients,attendezquejem’installeenhautdelaterrasse,j’escaladelesmursdelamaison,jemontem’asseoirsurunenatte,àlaterrassetouteblancheetj’ouvrelelivrepourvousconterl’histoire,étrangeetbelle,deFatimafrappéeparlagrâceetd’Ahmedreclusdanslesvapeursdumal, l’histoire de la vertu transpercée au cœurpar tant de flèches empoisonnées.Compagnons,venezversmoi,nevouspressezpas,nepiétinezpasnotreconteur, laissez-lepartir,montezsur leséchelleset faitesattentionauventquisouffle,élevez-vous,escaladez lesmursde l’enceinte, tendezl’oreille,ouvrez l’œil,etpartonsensemble,nonsurun tapisousurunnuagemaissurunecoucheépaissedemotsetdephrasestoutencouleuretenmusique.Cechantquevousentendez,c’estceluiqu’aimait particulièrement Ahmed. Il vient de loin, il vient du sud en passant par les hautesmontagnes. Il est triste. On dirait que c’est la terre qui doucement soulève une à une ses grossespierresetnousfaitentendrelarumeurblesséed’uncorpspiétiné.Vousfaiteslesilenceetvosvisagessontgraves.Tiens,jevoislà-basnotrevieuxconteurrevenir.Ils’assoitavecnous.Bienvenue,oui !Je ne fais que poursuivre ton histoire. Je t’ai peut-être bousculé. Excusemes gestes d’impatience.C’estlechantquit’aramené.Ilnousramènetousàlaterre.Approche-toi;viensplusprèsdemoi.Tupourras intervenir dans cette histoire. À présent, je vais donner lecture du journal d’Ahmed quis’ouvreousepoursuit,jenesaisplus,surcetexergue:«Lesjourssontdespierres,lesunessurlesautress’amassent…»

C’estlaconfessiond’unhommeblessé;ilseréfèreàunpoètegrec.

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7Laporteemmurée

Deuxvieillesfemmes,sèchesetgrises,leregardfuneste,legesteprécisetbref,accompagnèrentFatima.Sansbruit,sansfestivités,ellesdevaientmelivrercelleàquiallaitincomberlerôled’épouseetdefemmeaufoyer.Enveloppéedansunedjellabablanche,elleavaitlesyeuxbaissés;et,mêmesielleavaitoséleverhautsonregard,lesdeuxfemmesl’enauraientempêché.Lapudeur,c’estcela!Nepasregarderl’hommeenface;nepassoutenirsonregardparsoumission,pardevoir,rarementparrespectouàcausedel’émotion.Lesdeuxfemmesluitenaientchacuneunbras,ellesleluiserraientetlui faisaientmal. Elles hâtaient le pas et l’entraînaient dans unemarche rapide, décidée.Mais ellen’étaitdécidéepourrien.Ellenepouvaitmêmepasrêverdel’amour.Ellenevoulaitpass’engagerdanscesillusions.Soncorpslatrahissait, la lâchaitenpleinejeunesse.Lesdémonsdel’au-delàluirendaientsouventvisite,s’introduisaientdanssonsang,letroublaient,lefaisaienttournertropviteoudemanièreirrégulière.Sonsangperturbaitsarespiration,elletombaitetperdaitconnaissance.Soncorpss’enallait,loindesaconscience.Ilselivraitàdesgesticulationsincontrôlées,sedébattaittoutseul,avec levent,avec lesdémons.On la laissait seuledébrouiller les filsde touscesnœuds.Soncorps, lentement, revenait à elle, reprenait sa place, fatigué, battu, endolori. Elle restait étendue àmême le sol et se reposait. Elle remerciait Dieu de lui avoir redonné le pouvoir de respirernormalement,deseleveretd’allercourirdanslarue.Toutlemondedanslafamilles’étaithabituéàla voir se cogner la tête contre desmurs invisibles. Personne ne s’émouvait ni ne s’inquiétait.Ondisaittoutauplus:«Tiens!Cettecriseestplusviolentequecelledelasemainedernière…Çadoitêtre lachaleur !…»Ellepassait sacrisedanssapetitesolitudeet toutétaità saplace.Sessœursetfrèresétaientàleurplace,pleinsd’avenir,heureuxdefairedesprojets,unpeuirritésdenepasavoirbeaucoupd’argentpourdavantageparaîtreensociété,unpeucontrariésd’avoirunesœurquiapporteunefaussenotedansunpaysageharmonieux.Fatimaaussiavaitfiniparavoirsaplace:unechambresansconfort,prèsdelaterrasse.Onl’oubliaitsouvent.Jel’avaissurprisedeuxoutroisfoisentrainde pleurer, pour rien, pour oublier ou pour passer le temps. Elle s’ennuyait beaucoup et, puisquepersonne dans sa famille ne lui manifestait de la tendresse, elle sombrait dans une espèce demélancoliepitoyableoùellecernaitsonêtre.Sacrifiéeetlasse,elleétaitunepetitechosedéposéeparl’erreuroulamalédictionsurlamonotoniequotidienned’unevieétroite.Déposéeouplaquéesurunetableabandonnéedansuncoindelacouroùleschatsetlesmouchesaimenttournerenrond.

Était-ellebelle?Jemeledemandeencoreaujourd’hui.Ilfautavouerquesonvisageavaitprisdesridesprécoces,creuséesparlescrisesfréquentesetdeplusenplusviolentes.Lestraitsdecevisagesouventcrispéavaientgardépeudeleurfinesse.Sesyeuxclairs,quandilsn’étaientpasmouillésparles larmes, donnaient à son regard une lumière douce. Elle avait un petit nez. Les joues étaientcouvertesd’éternelsboutonsdejeunesse.Cequejenepouvaisaimer,c’étaitsabouchequisetordaitaumoment de la crise et qui gardait en elle un rictus comme une énorme virgule dans une pageblanche.Soncorpsétait fermemalgrésa jambedroitemenue.Fermeetdur.Lesseinsétaientpetitsavec quelques poils autour dumamelon. Quand il m’arrivait de la serrer dans mes bras, pour laconsolerdesadétresse,paspourexprimerunquelconquedésirsexuel,jesentaiscecorpsréduitàunsqueletteactifqui sedébattait contredes fantômesou lesbrasd’unepieuvre invisible. Je le sentaischaud, brûlant, nerveux, décidé à vaincre pour vivre, pour respirer normalement, pour pouvoircouriretdanser,nageretmontercommeunepetiteétoilesurl’écumedesvagueshautesetbelles.Jelesentaisluttercontrelamortaveclesmoyensdubord:lesnerfsetlesang.Elleavaitsouventdeshémorragies.Elledisaitquesonsangsefâchaitetqu’ellen’étaitpasdignedelegarderpourenfaire

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quelquechosedebien.Ellenevoulaitpasavoird’enfant,mêmesisesnuitsétaientpeupléesderêvesde marmailles. Elle dormait à mes côtés en s’agrippant à mon bras, suçant son pouce, le corpsdétenduetcalme.

Cefutellequimemurmuraàl’oreillelejourdesonarrivéechezmoi,commeuneconfidence:«Mercidem’avoirsortiedel’autremaison.Nousseronsfrèreetsœur!Tuasmonâmeetmoncœur,maismoncorpsappartientàlaterreetaudiablequil’adévasté!»Elles’endormitjusteaprèsetjerestaiseulàméditercesparolesbalbutiéesaudébutdelanuit.Jecommençaisàdouterdemoi-mêmeetdemonapparence.Était-elleaucourant?Voulait-elleprécéderlediscoursquej’avaismentalementpréparépour l’avertirsans luidévoilermessecrets?Étrange!Jefinisparpenser toutsimplementqu’elleavait,depuislongtemps,annuléenelletoutesexualitéetqu’elleavaitacceptécemariageenpensantque,sijel’avaisdemandée,cen’étaitpasparamour,maispourunarrangementsocial,pourmasquer une infirmité ou une perversité. Elle devait penser que j’étais un homosexuel qui avaitbesoind’unecouverturepourfairetairelesmédisances;oubienunimpuissantquivoulaitsauverlesapparences ! J’aurais ainsi passéma vie à jouer avec les apparences, toutes les apparences,mêmecelles qui peut-être étaient la vérité fabriquaient pour moi un visage vrai, nu, sans masque, sanscouche d’argile, sans voile, un visage ouvert et simplement banal, que rien d’exceptionnel nedistinguaitdesautres.

Jen’étaispasmécontentettrouvaisquel’audacearrangeaitbiendeschoses.Jeluifisinstallerunlitenfacedumienetm’occupaisd’elleautantquejelepouvais.Ellenesedéshabillaitjamaisdevantmoi.Moinonplus.Pudeuretchastetérégnaientdansnotregrandepièce.J’essayaisunjourdevoirpendant qu’elle dormait si elle ne s’était pas excisée ou cousu les lèvres du vagin. Je soulevaidoucementlesdrapsetdécouvrisqu’elleportaituneespècedegaineforteautourdubassin,commeuneculottedechasteté,blindée,décourageantledésiroualorsleprovoquantpourmieuxlecasser.Laprésence de Fatimame troublait beaucoup. Au départ j’aimais la difficulté et la complexité de lasituation.Ensuitejememisàperdrepatience.Jen’étaisplusmaîtredemonuniversetdemasolitude.Cetêtreblesséàmescôtés,cette intrusionquej’avais installéemoi-mêmedansmessecretsetmonintimité, cette femme courageuse et désespérée, qui n’était plus une femme, qui avait traversé unchemin pénible, ayant accepté de tomber dans un précipice, en défigurant son être intérieur, lemasquant,l’amputant,cettefemmequin’aspiraitmêmepasàêtreunhomme,maisàêtreriendutout,unejarrecreuse,uneabsence,unedouleurétaléesurl’étenduedesoncorpsetdesamémoire,cettefemmequineparlaitpresquejamais,murmuraitdetempsentempsunephraseoudeux,s’enfermaitdansunlongsilence,lisaitdeslivresdemystiquesetdormaitsansfairelemoindrebruit,cettefemmem’empêchait de dormir. Il m’arrivait de l’observer longtemps dans son sommeil, la regardantfixementjusqu’àperdrelestraitsetlecontourdesonvisageetpénétrerdanssespenséesprofondes,enfouiesdansunpuitsdeténèbres.Jedéliraisensilence,réussissantàrejoindresespenséesetmêmeàlesreconnaîtrecommesiellesavaientétéémisesparmoi.C’étaitlàmonmiroir,mahantiseetmafaiblesse.J’entendaissespas,aufonddelanuit,avancerlentementsurunvieuxplancherquicraquait.En fait ce n’était pas un plancher,mais j’imaginais le bruit et le bruit dessinait un plancher, et leplanchers’étalaitdevantmoienboisancien,leboisprovenaitd’unemaisonenruine,abandonnéepardesvoyageurspressés, lamaisonétaitunevieillebaraquedanslebois,entouréedechênesravagésparletemps ;jemontaissurunedesraresbranchessolidesetdominaislabaraqueautoitpleindetrous,parcesouverturesentraientlalumièreetmonregardquisuivaitlestracesdepaslaisséesdanslapoussière,lesquellesmeconduisaientàlacaveoùvivaientheureuxlesratsetd’autresbêtesdontjeneconnaissaispaslenom,danscettecave,véritablegrottepréhistorique,gisaientlespenséesdecettefemmequidormaitdanslamêmepiècequemoietquejeregardaisavecunsentimentoùlapitié,latendresseetlacolèreétaientmêléesdansuntourbillonoùjeperdaislesensetlapatiencedeschoses,

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oùjedevenaisdeplusenplusétrangeràmondestinetàmesprojets.Cetteprésence,mêmemuette,cepoidstantôtléger,tantôtlourd,cetterespirationdifficile,cettechosequinebougeaitpresquepas,ceregardfermé,ceventregainé,cesexeabsent,nié,refusé,cetêtrenevivaitquepours’agiterdurantlescrisesd’épilepsieet toucherdesdoigts levisage frêleet imprécisde lamort,puis retrouver lagrotteetsespenséesquin’étaientnitristesniheureuses,simplementdéposéesenlambeauxdansunsacenjute,lesratsavaientessayédelesmangermaisilsavaientdûrenoncercarellesétaientenduitesd’unproduittoxiquequilesprotégeaitetlesmaintenaitintactes.

Elledormaitbeaucoup,et,quandelleselevait,s’enfermaitlongtempsdanslasalled’eau,donnaitquelquesordresàlabonne,ets’isolaitdenouveau.Ellenesemêlaitjamaisàmessœurs,n’acceptaitaucuneinvitationetlesoir,quandjerentrais,ellememurmuraitdesmotsderemerciementscommesiellemedevaitquelquechose.

Messœursnecomprirentjamaislesensdecemariage.Mamèren’osaitpasm’enparler.Etmoijem’occupaisautantquepossibledesaffaireslaisséesplutôtenmauvaisétatparmonpère.

Petitàpetitjefusgagnéparlesscrupulesetl’insomnie.JevoulaismedébarrasserdeFatimasansluifairedemal.Jel’installaidansunechambreéloignéedelamienneetmemislentementàlahaïr.Je venais d’échouer dans le processus que j’avais préparé et déclenché. Cette femme, parce quehandicapée, s’était révélée plus forte, plus dure et plus rigoureuse que tout ce que j’avais prévu.Voulantl’utiliserpourparfairemonapparencesociale,cefutellequisutlemieuxm’utiliseretfaillitm’entraînerdanssonprofonddésespoir.

J’écris cela et je ne suis pas sûr desmots, car la vérité, je ne la connais pas entièrement.Cettefemmeétaitd’uneintelligenceparticulière.Touteslesparolesqu’elletaisait,toutesleséconomiesdemotsqu’ellefaisait,seversaientdanssaconvictioninébranlableetrenforçaientsesplansetprojets.Elleavaitdéjàrenoncéàvivreets’acheminaitsûrementversladisparition,versl’extinctionlente.Pasdemortbrutale,maisunemarcheàreculonsverslafossebéantederrièrel’horizon.Elleneprenaitplussesmédicaments,mangeaitpeu,neparlaitpresqueplus.Ellevoulaitmouriretm’emmeneravecelledanssachute.Lanuit,elleenvahissaitmachambreets’accrochaitaulitjusteavantlacrise.Elletiraitsurmonbras jusqu’àmefaire tomberàsescôtés,ouàm’étranglerde toutessesforcespourextirper lesdémonsqui s’agitaientenelle.Celadurait àchaque foisunpeuplus. Jene savaispluscommentréagirnicommentévitercesscènespénibles.Ellemedisaitquej’étaissonseulsoutien,leseulêtrequ’elleaime,ellevoulaitquejel’accompagnedanschacunedeseschutes.Jenecomprenaispasjusqu’aujouroùelleseglissadansmonlitpendantquejedormaisetdoucementsemitàcaressermonbas-ventre.Jefusréveilléensursautetlarepoussaiviolemment.J’étaisfurieux.Ellesouritpourlapremièrefois,maiscesourirenemerassurapoint.Jenelasupportaispas.Jedésiraissamort.Jeluienvoulaisd’êtreinfirme,d’êtrefemme,etd’êtrelà,parmavolonté,maméchanceté,moncalculetlahainedemoi-même.

Ellemeditunsoir,lesyeuxdéjàrivéssurlatrappedesténèbres,levisagesereinmaistrèspâle,lecorps menu ramassé sur lui-même dans un coin du lit, les mains froides et plus douces qued’habitude,ellemeditavecunpetitsourire:« J’aitoujourssuquitues,c’estpourcela,masœur,macousine,quejesuisvenuemouririci,prèsdetoi.Noussommestouteslesdeuxnéespenchéessurlapierre au fond du puits sec, sur une terre stérile, entourées de regards sans amour.Nous sommesfemmesavantd’êtreinfirmes,oupeut-êtrenoussommesinfirmesparcequefemmes…,jesaisnotreblessure…Elleestcommune.Jem’envais…Jesuistafemmeettuesmonépouse…Tuserasveufetmoi…,disonsquejefusuneerreur…pastrèsgrave,unepetiteerranceimmobilisée…Oh,jeparletrop…jeperdslatête !Bonnenuit…Àundecesjours !… »

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Beaucoup plus tard, une voix venue d’ailleurs dira : «  Remange-moi, accueillema difformitédanstongouffrecompatissant. »

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8Rebelleàtoutedemeure

Ainsi,ildevintveuf !Amis !Cetépisodedesaviefutpénible,troubleetincompréhensible.—Non  ! C’est tout à fait logique  ! répliqua un homme de l’assistance. Il s’est servi de cette

pauvreinfirmepourserassureretrenforcersonpersonnage.Celamerappelleuneautrehistoirequiest arrivée à la fin du siècle dernier dans le sud du pays. Permettez-moi que je vous la conterapidement:c’estl’histoiredecechefguerrier,unêtreterrible,quisefaisaitappelerAntar ;c’étaitun chef impitoyable, unebrute, une terreur dont la renomméedépassait le clan et les frontières. Ilcommandaitseshommessanscrier,sanss’agiter.Desapetitevoix,quicontrastaitaveccequ’ildisait,ildonnaitdesordresetjamaisilnefutdésobéi.Ilavaitsaproprearméeetrésistaitàl’occupantsansjamaismettreenquestionl’autoritécentrale.Ilétaitcraintetrespecté,netoléraitaucunefaiblesseoudéfaillancede la part de ses hommes, faisait la chasse aux corrupteurs et punissait les corrompus,exerçaitunpouvoiretunejusticepersonnels,jamaisarbitraires,allaitjusqu’auboutdesesidéesetdesa rigueur,bref,c’étaitunhommeexemplaire,aucourage légendaire,cethomme,cetAntar secretquidormaitavecsonfusil,ondécouvrit,lejouroùilmourut,quecetteterreuretcetteforcelogeaientdansuncorpsdefemme.Onluiérigeaunmausoléesurlelieudesamort ;aujourd’huic’estunsaintouunesainte ;c’estlemaraboutdel’errance ;c’estluiquevénèrentlesêtresquifuguent,ceuxquipartent de chez eux parce qu’ils sont rongés par le doute, recherchant le visage intérieur de lavérité…

Àcemoment-làintervintleconteurqui,avecunsourire,dit:Oui,ami,jesaiscettehistoireaussi.Elleestarrivée,ilyacentanspeut-être.Ils’agitdu« leaderisolé »,celuiquifascinatousceuxquil’ontapproché.Parfoisilseprésentaitvoilé ;sestroupespensaientqu’ilvoulaitlessurprendre ;enfaitiloffraitsesnuitsàunjeunehommeàlabeautérude,uneespècedebanditerrantquigardaitsurluiunpoignardpoursedéfendreoupoursedonnerlamort.Ilvivaitdansunegrotteetpassaitsontempsàfumerdukifetàattendrelabelledesnuits.Biensûriln’ajamaissuquecettefemmen’étaitfemme que sous son corps, que dans ses bras. Elle lui offrait de l’argent. Il le refusait  ; elle luiindiquait les lieux à cambrioler et lui garantissait lemaximumde sécurité, puis disparaissait pourréapparaître à l’impromptu une nuit sans étoiles. Ils se parlaient peu  ; mêlaient leurs corps etpréservaientleursâmes.Onracontequ’ilssesontbattusunenuitparcequ’enfaisantl’amourelleaprisledessusaprèsl’avoirmisàplatventre,etsimulaitlasodomisation.Indigné,ilhurlaitderage,maiselleledominaitdetoutessesforces,l’immobilisaitenécrasantsafigurecontrelesol.Quandilréussitàsedégagerils’emparadesonpoignardmaisellefutplusrapide,sautasurlui,leculbuta ;en tombant l’arme touchasonbras  ; il semitàpleurer,elle luicrachasur levisage, luidonnauncoup de pied dans les couilles et partit. C’était fini. Elle ne revint plus jamais le voir, et le banditblessé devint fou, quitta sa grotte et s’en alla rôder au seuil desmosquées,malade d’amour et dehaine. Il adû seperdredans la fouleouêtre avalépar la terre tremblante.Quant ànotre leader, ilmourutjeunesansêtremalade,danssonsommeil.Lorsqu’onledéshabillapourlelaveretlecouvrirdu linceul,ondécouvrit avec la stupeurquevous imaginez  ;quec’étaitune femmedont labeautéapparutbrusquementcommel’essencedecettevéritécachée,commel’énigmequioscilleentre lesténèbresetl’excèsdelumière.

Cette histoire fit le tour du pays et du temps. Elle nous parvient aujourd’hui quelque peutransformée.N’est-ce pas le destin des histoires qui circulent et coulent avec l’eaudes sources lesplushautes ?Ellesviventpluslongtempsqueleshommesetembellissentlesjours.

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—Maisqu’estdevenunotrehérosaprèslamortdeFatima ?s’exclamaunevoix.Ildevinttriste,plustristequ’avant,cartoutesaviefutcommeunepeaugercée,àforcedesubir

desmues et de se fairemasque surmasque. Il se retira dans sa chambre, délégua la direction desaffairesàunhommequiétaitfidèleàlafamille,etsemitàécriredeschosesconfusesouillisibles.Cefutàcemoment-làqu’ilreçutdenouveaudeslettresducorrespondantanonyme.Ceslettressontlàaveclamêmeécriture,fine,appliquée,secrète.Cettevoixlointaine,jamaisnommée,l’aidaitàvivreet à réfléchir sur sa condition. Il entretenait avec ce correspondantune relation intime  ; il pouvaitenfinparler,êtredanssavérité,vivresansmasque,enlibertémêmelimitéeetsoussurveillance,avecjoie,mêmeintérieureetsilencieuse.Voicilalettrequ’ilreçutaprèslamortdeFatima:

«Jeudi8avril.Ami,jesais,jesens,lablessurequevousportezenvousetjesaisledeuildevos jours bien avant la mort de cette pauvre fille. Vous vous êtes cru capable de toutes lescruautésàcommencerparcellesquitailladentvotrecorpsetnoircissentvosjours.Vousavez,parorgueilouparambitionconvoquélemalheurjusqu’àvotreintimitéetvousenavezfaitnonunplaisir,maisunjeudangereuxoùvousavezperdulapeaud’undevosmasques.Vousavezvoulu cette liaison non par pitié mais par vengeance. Là vous avez fait erreur et votreintelligenceasombrédansdesmanigancesindignesdevotreambition.Permettez-moidevousdireavecfranchiseetamitiémonsentiment:cettesituationétaittropdurepourn’importequi,mais je pensais qu’ellene le serait paspourvous.La fille était unenoyée et avait entamé sachute depuis fort longtemps.Vous êtes arrivé trop tard. À présent, à quoi vous sert de vousisoler dans cette chambre où vous êtes entouré de livres et de bougies  ? Pourquoi nedescendez-vouspasdanslarue,enabandonnantlesmasquesetlapeur ?Jevousdiscelaetjesaisquevoussouffrez.Moiquivousconnaisetvousobservedepuis longtemps, j’aiapprisàliredansvotrecœuretvotremélancoliem’atteintmalgrénotreéloignementetl’impossibilitédenousrencontrer.Qu’allez-vousentreprendreàprésent ?Voussavezcombiennotresociétéest injuste avec les femmes, combiennotre religion favorise l’homme,vous savezque,pourvivreselonseschoixetsesdésirs,ilfautavoirdupouvoir.Vousavezprisgoûtauxprivilègeset vous avez, sans peut-être le vouloir, ignoré, méprisé vos sœurs. Elles vous haïssent etn’attendentquevotredépart.Vousavezmanquéd’amouretderespectàvotremère,unebravefemmequin’afaitqu’obéirtoutesavie.Ellenecessedevousattendreetespèrevotreretour,retouràsonsein,retouràsonamour.Depuisledécèsdesonmari, lafolieetlesilencel’ontravagée,etvous,vousl’avezoubliée ;ellemeurtdevotreabandon,elleperdl’ouïeetlavue.Ellevousattend.« Moi aussi je vous attends, mais j’ai davantage de patience. J’ai en moi assez de réserved’amourpourvousetvotredestin…Àtrèsbientôt,ami ! »

Cette lettre le contraria. Il se sentait jugé et sévèrement critiqué. Il fut tenté d’interrompre cettecorrespondancemais l’enviedecomprendreetd’expliquercequisepassaitenlui l’emportasur lesilenceetl’orgueil.

«Samedi,lanuit.Votredernièrelettrem’amismall’aise.J’ailongtempshésitéavantdevousrépondre.Orilfautbienquedemasolitudevoussoyezplusqueleconfident,letémoin.Elleestmonchoixetmon territoire. J’yhabite commeuneblessurequi logedans le corpset rejettetoutecicatrisation.Jedisquejel’habitemaisàbienréfléchirc’estlasolitude,avecseseffrois,

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ses silencespesantset sesvidesenvahissants,quim’aélucomme territoire, commedemeurepaisibleoù lebonheura legoûtde lamort. Jesaisque jedoisyvivresansrienespérer  ; letempstransformeetaffermitcetteobligation.Jevoudraisvousdirequec’estunequestionquiva au-delà des notions de devoir ou des humeurs de l’âme.Vous comprendrez cela un jour,peut-être,sinosvisagesserencontrent.«Depuis que jeme suis retiré dans cette chambre, je ne cesse d’avancer sur les sables d’undésertoùjenevoispasd’issue,oùl’horizonestàlarigueurunelignebleue,toujoursmobile,etjerêvedetraversercettelignebleuepourmarcherdansunesteppesansbut,sanspenseràcequi pourrait advenir… Je marche pour me dépouiller, pour me laver, pour me débarrasserd’unequestionquimehanteetdont jeneparle jamais : ledésir.Jesuis lasdeporterenmoncorps ses insinuations sans pouvoir ni les repousser ni les faire miennes. Je resteraiprofondément inconsolé, avec un visage qui n’est pas le mien, et un désir que je ne peuxnommer.«Jevoudraisenfinvousdirepourquoivotrelettrem’adécouragé:vousverseztoutd’uncoupdanslamorale.Commevoussavez,jehaislapsychologieettoutcequialimentelaculpabilité.Je pensais que la fatalitémusulmane (existe-t-elle  ?) nous épargnerait ce sentimentmesquin,petit et malodorant. Si je vous écris, si j’ai accepté d’entretenir avec vous un dialogueépistolaire, ce n’est pas pour que soit reproduite la morale sociale. La grande, l’immenseépreuvequejevisn’adesensqu’endehorsdecespetitsschémaspsychologiquesquiprétendentsavoiret expliquerpourquoiune femmeestune femmeetunhommeestunhomme.Sachez,ami,quelafamille,tellequ’elleexistedansnospays,aveclepèretout-puissantetlesfemmesreléguéesàladomesticitéavecuneparcelled’autoritéqueleurlaisselemâle,lafamille,jelarépudie,jel’enveloppedebrumeetnelareconnaisplus.«J’arrête ici, car je sensmonterenmoi lacolère,et jenepeuxpasmepermettre le luxedefairecohabiterdanslamêmeblessureladétressequimefaitvivreetlacolèrequidénaturelefonddemespensées,lesensdemonbut,mêmesicebutestégarédansledésertouaumilieudela steppe. Je vous laisse à présent et retourne àmes lectures peut-être demain ouvrirai-je lafenêtre.Àtrèsbientôt.Amidemasolitude ! »

Amis,jefermeicilelivre,ouvremoncœuretappellemaraison:àcetteépoquederéclusion,onnelevoyaitplus.Ils’étaitenfermédanslapièceduhautetcommuniquaitavecl’extérieurpardepetitsbilletsquiétaientsouventillisiblesouétranges.Samèrenesavaitpaslire.Ellerefusaitd’entrerdansce jeu et jetait les billets qui lui étaient adressés. Il écrivait rarement à ses sœurs, dont troisn’habitaientpluslagrandemaison.Elless’étaientmariéesetnevenaientquerarementvoirleurmèresouffrante.Ahmedrégnaitmêmeabsentet invisible.Onsentait saprésencedans lamaisoneton laredoutait.Onparlaitàvoixbassedepeurde ledéranger. Il était là-haut,nesortaitplus,et seule lavieilleMalika, la bonne qui l’avait vu naître et pour laquelle il avait un peu de tendresse, avait lapossibilitédepoussersaporteets’occuperdelui.Elleluiapportaitàmanger–elleallaitjusqu’àluiprocurerencachetteduvinetdukif–nettoyaitsachambreetlapetitesalled’eauadjacente.Quandelleentrait,ilsecouvraitentièrementd’undrapetsemettaitsurunechaiseauminusculebalconquidominait lavieilleville.Enpartant elle cachait dansun sac lesbouteillesdevinvides et balbutiaitquelques prières du genre : «  Qu’Allah nous préserve du malheur et de la folie  !  » Ou bien :«  Qu’Allah le ramène à la vie et à la lumière  !  » Il cultivait ainsi le pouvoir de l’être invisible.Personnenecomprenaitlesensdecetteretraite.Lamèrequipouvaitsoupçonnerlasignificationétaitpréoccupéeparsoncorpsmaladeetsaraisonvacillante.Ilpassaitsontempsàseraserlabarbeetà

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s’épilerlesjambes.Ilétaitentraind’espérerunchangementradicaldansledestinqu’ils’étaitplusoumoinsdonné.Pour cela il avait besoinde temps,beaucoupde temps, comme il avait besoinqu’unregardétrangerseposâtsursonvisageetsoncorpsenmutationoudansleretourversl’origine,verslesdroitsdelanature.Malgréquelqueirritation,ilcontinuaitàcorrespondreaveccetamianonyme.Permettez,mescherscompagnons,quej’ouvredenouveaulelivreetvouslise:

«Mardi 13 avril. Plus jamais, ami, je n’aborderai avec vous les problèmes touchant votrefamille. Si j’ai failli à la discrétion, c’est par excès de sentiments quime tourmentent etmetroublent.Pourquoim’êtreembarquédanscettecorrespondanceoùchaquephraseéchangéenefaitquecompliquernotrelabyrinthe,làoùnousmarchonsàtâtons,lesyeuxbandés,aurisquedenejamaisnousrencontrer ?«Jesuisetj’aitoujoursétéunêtred’intuition.Quandjemesuistrouvésurvostraces,c’estcesentiment fort et indéfinissablequim’aguidé. Jevous ai observéde loin et j’ai été touché–physiquement–parlesondesquevotreêtreémet.Vousnecroyezpeut-êtrepasàcegenredecommunication,maisj’aitoutdesuitesuquej’avaisaffaireàunepersonned’exceptionetquiétaitdéplacéehorsdesonêtrepropre,horsdesoncorps.J’aisenti,ausensphysique,quevousn’étiezpasunhommecommelesautres.Macuriositéestdevenueunepassion.Mon intuitionm’oppressait, me poussait toujours plus loin dansma recherche et mon approche. J’ai écritbeaucoupdelettresquejenevousaipasenvoyées.Àchaquefoisj’hésitaisetmedemandaisdequeldroit jevouspoursuivaisdemesquestionsetpourquoicetacharnementàrendreàvotrevisagel’imageetlestraitsdel’origine.«Commentaurais-jepuvousaborderautrement, carceque j’avaisàvousdirene seditpasdansnotresociétéetsurtoutpaspubliquement.Jesuisimpatientdeconnaîtrevotresentimentsurcequejeviensdevousavouer.Notrecorrespondanceaatteintàprésentunseuildecomplicitéquinousengageetmetenjeunotrefutur.«Pourterminer,jevoudraisvousmurmureràl’aubecesversdupoètemystiqueduXIIIᵉsiècle,IbnAl-Fârid:

"Etsilanuitt’enveloppeetenfouitenleursolitude[cesdemeures]

allumededésirenleurnoirceurunfeu…"

Vôtre. »

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9« Bâtirunvisagecommeonélèveunemaison »

Avantdecontinuerlalecturedecejournal,jevoudrais,pourceuxquis’inquiètentdusortdurestedelafamille,direqu’aprèslamortdelamalheureuseFatimanotrepersonnageperditlecontrôledesaffaires et s’enfermapourneplus réapparaître.On le soupçonnad’avoirprécipité ledécèsde sonépouseetlesdeuxfamillesdevinrentennemiespourtoujours.

Leschosessedégradèrentpetitàpetit:lesmursdelagrandemaisonétaientfissurés,lesarbresdelacourmoururentd’abandon,lamèrevécutcettedéchéancecommeunevengeanceducielpouravoirdétournélavolontédeDieu,ellesombradansunmutismeetunefolietranquille,lesfillesrestéesàlamaisondilapidèrent l’argent de l’héritage et cherchaient à nuired’une façonoud’une autre à leurfrèrecaché,maiscefrèreétaithorsd’atteinte ;invisible,ilcontinuaitmalgrétoutderégner.Lanuit,on entendait ses pasmais personne ne le voyait. Portes et fenêtres étaient fermées sur unmystèrepesant.Ilavaitprisl’habituded’accrocheràl’entréeuneardoised’écoliersurlaquelleilécrivaitàlacraie blanche une pensée, un mot, un verset du Coran ou une prière. À qui s’adressait-il ainsi  ?Malikanesavaitpaslire.Sessœursn’osaientjamaismonterjusqu’àsachambre.Maischaquejouroupresqueavaitsapensée,sacouleur,samusique.

Au jour où notre histoire est arrivée, voici ce que contenait l’ardoise : «  Que dit la nuit  ?Retourneàtademeure ! »

Unautrejour,ceverset:« NousappartenonsàDieuetàluinousretournerons »etilaajoutéenpetits caractères : «  Si je le veux  ».Hérésie  !Hérésie  ! Frères  !Àpartir de cette étape, il va sedévelopperetenrichirsasolitudejusqu’àenfairesonbutetsacompagne.Detempsentemps,ilseratentédel’abandonner,desortiretdetoutrenverserdansunélandefolieetdefureurdestructrice.Jenesuispascertainqu’onverracequivasepasser,mêmeenlisantsonjournaletsacorrespondance.

«15avril.Jemesuisassezdonné.Àprésentjechercheàm’épargner.Cefutpourmoiunpari.Jel’aipresqueperdu.Êtrefemmeestuneinfirmiténaturelledonttoutlemondes’accommode.Êtrehommeestuneillusionetuneviolencequetoutjustifieetprivilégie.Êtretoutsimplementest un défi. Je suis las et lasse. S’il n’y avait ce corps à raccommoder, cette étoffe usée àrapiécer,cettevoixdéjàgraveetenrouée,cettepoitrineéteinteetceregardblessé,s’iln’yavaitcesâmesbornées,celivresacré,cetteparoleditedanslagrotteetcettearaignéequifaitbarrageetprotège,s’iln’yavaitl’asthmequifatiguelecœuretcekifquim’éloignedecettepièce,s’iln’yavaitcettetristesseprofondequimepoursuit…J’ouvriraiscesfenêtresetescaladeraislesmurailleslesplushautespouratteindrelescimesdelasolitude,maseuledemeure,monrefuge,monmiroiretlechemindemessonges. »

«16avril.Quelqu’undisaitque“lesvoixrésonnentautrementdanslasolitude” !Commentseparle-t-on dans une cage de verre vide et isolée  ?Àvoix basse, à voix intérieure, tellementbasse,tellementprofonde,qu’ellesefaitéchod’unepenséepasencoreformulée.«Jefais l’apprentissagedusilencequiseretiredetempsàautrepourfaireplaceà l’échodemespenséessecrètesquimesurprennentparleurétrangeté. »

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« 16 avril, le soir. J’ai dormi dans ma baignoire. J’aime la vapeur de l’eau, la brume quirecouvrelesvitresdemacage.Mespenséess’amusent,sediluentdanscetteeauévaporéeetsemettent à danser comme de petites étincelles foraines. Les rêves qu’on fait dans cet étatd’abandonsontdouxetdangereux.Unhommeestvenu,ilatraversélabrumeetl’espaceetaposé samain surmonvisage en sueur.Les yeux fermés, jeme laissais faire dans l’eaudéjàtiède.Ilpassaensuitesamainlourdesurmapoitrine,quis’éveilla,plongeasatêtedansl’eauetladéposasurmonbas-ventre,embrassantmonpubis.J’eusunesensationtellementfortequejeperdis connaissanceet faillismenoyer. Jeme réveillai aumomentoù l’eaupénétradansmaboucheentrouverte.«J’étaissecouédetoutmonêtre.Jemelevai,meséchaietretrouvaimonlit,meslivresetmesobsessions. »

«17avril,matin.Jesuisencoresouslechocdurêved’hier.Était-ceunrêve ?Est-ilréellementvenu  ?Macapacité de résistance est incommensurable. J’ai perdu la languedemoncorps  ;d’ailleurs jenel’ai jamaispossédée.Jedevrais l’apprendreetcommencerd’abordparparlercommeunefemme.Commeunefemme ?Pourquoi ?Suis-jeunhomme ?Ilvafalloirfaireunlongchemin,retournersurmespas,patiemment,retrouver lespremièressensationsducorpsqueni la têteni la raisonnecontrôlent.Commentparler ?Etàquiparlerai-je ?Tiens,moncorrespondantnem’apasécrit.Ilesttropsérieux.Oserai-jememontreràluiunjour ?Ilfautque je répondeà sadernière lettre. Jen’aipas envied’écrire. Jevais laisserpasserquelquesjours.Onverras’ilsemanifeste.C’estluiquiestvenudansmonbain.J’aireconnusavoix,unevoix intérieure,cellequi transparaîtdanssonécriture,elleestpenchéecommelesmotsqu’ilrature.Quandjereliscertainesdeseslettres,jesuistraversépardesfrissons.Ondiraitquesesphrasesmecaressentlapeau,metouchentauxendroitslesplussensiblesdemoncorps.Ah !J’aibesoindesérénitépourréveillercecorps ;ilestencoretempspourlerameneraudésirquiestlesien.«(…)Cequeditmaconscience ?…maconscience…,ellen’arienditpendanttoutcetemps-là… Elle était ailleurs, endormie comme une pâte à la levure de mauvaise qualité… Ellepourraitmesouffleràlabouche,commepourranimerunenoyée,“tudoisdevenirquitues”…,ellepourraitselever…Maiselleestsousdescoucheslourdesd’argile…Etl’argileempêchede respirer…, j’aiuneconscienceplâtrée…C’estamusant…Jepourraidemainmeprésenterdevantun juge et lui annoncer fièrementque jeporteplainte contre l’argilequi pèse surmaconscienceetqui l’étouffe,cequim’empêchededevenirceque jesuis  !Jevoisd’ici la têterondeetéberluéedujuge,paspluscorrompuqu’unautre,maisjelechoisiraiparmiceuxdontla corruption est la respirationnaturelle…Un juge, ça n’a pas d’humour et ça nedonnepasenvie de rire…Et, si je sortais, avecmon costume d’homme, je suivrais le juge jusqu’à lecoincer dans une porte cochère obscure et l’embrasserais sur la bouche… Ça me dégoûte,toutescesimages…Meslèvressonttellementpuresqu’ellesseretournerontlejouroùellesseposerontsurd’autreslèvres…etpourquoiiraient-ellessecolleràd’autreslèvres…Pourtant,dans mes rêves, je ne vois que des lèvres charnues passer sur tout mon corps et s’arrêterlonguementsurmonbas-ventre…Celamedonneunplaisirtellementfortquejemeréveille…etdécouvremamainposéesurmonsexe…Laissonscela…Queditmaconscience ?Ouvreunefenêtreetregardelesoleilenface… »

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«19avril.Triste journée.J’aiouvert la fenêtre.Lecielestdégagé.J’apprendsàmeregarderdanslemiroir.J’apprendsàvoirmoncorps,habilléd’abord,nuensuite.Jesuisunpeumaigre.Messeinssonttellementpetits…Seulesmesfessesontquelquechosedeféminin…J’aidécidédem’épilerlesjambesetdetrouverlesmotsduretour.J’aipresqueacquislerythmeetl’alluredeceretour.Ceseralejourinversédansunenuitsansétoiles.Jetisserailesnuitsauxnuitsetneverraipluslejour,salumière,sescouleursetsesmystères. »« Je serais un sujet pour la fantaisie d’un cascadeur, la voix sur laquelle marcherait lefunambule, le corps que ferait disparaître un prestidigitateur, le nom que prononcerait leProphète,lebuissonoùsecacheraitunoiseau…Jem’égare,maisdepuisquelquetempsjemesenslibéré,oui,disponiblepourêtrefemme.Maisonmedit, jemedis,qu’avant ilvafalloirremonter à l’enfance, être petite fille, adolescente, jeune fille amoureuse, femme…, que dechemin…,jen’yarriveraijamais. »

«20avril.Jevismaintenantenlibertésurveilléeparmoi-même.Jemesenscommelechameauduphilosophequiavaitungoûtdifficileetdesdésirsimpossiblesàcontenteretquidisait:«Sil’onmelaissaitchoisirlibrement,Volontiersjechoisiraisunepetiteplace,AucœurduParadis:Mieuxencore–devantsaporte ! »

«20avril (lanuit).Projetde lettre.Ami,vousdevenezexigeant, pressant, inquiet. Je suis enpleinemutation.Jevaisdemoiàmoienboitantunpeu,enhésitant,traînantmespascommeunepersonneinfirme.Jevaisetnesaisquandnioùj’arrêteraicevoyage.Votrelettrem’atroublé.Voussavezbeaucoupdechosessurmoietenvouslisantjevoismeshabitstomberl’unaprèsl’autre. Comment avez-vous pu pénétrer dans la cage du secret  ? Croyez-vous que vosémotionssaurontmeréapprendreàvivre ?C’est-à-direàrespirersanspenserquejerespire,àmarchersanspenserquejemarche,àposermamainsuruneautrepeausansréfléchir,etàrirepourriencommel’enfanceémueparunsimplerayondelumière ?…«Commentvousrépondrealorsquejenemesuispasencoreretrouvéetquejeneconnaisquedesémotionsinversées,venantd’uncorpstrahi,réduitàunedemeurevide,sansâme… ?«Jesuisvolontairementcoupédurestedumonde.Jemesuisexclumoi-mêmedelafamille,dela société et de ce corps que j’ai longtemps habité. Vous me parlez de vos perturbationsphysiques.N’est-cepasdel’anticipation ?Monplaisirestdevousdeviner,dedessineravecletempslestraitsdevotrevisage,derecréeràpartirdevosphrasesvotrecorps ;votrevoix,jelaconnais déjà  ; elle est grave, légèrement enrouée, chaude quand vous vous laissez aller…Dites-moi si je me trompe. N’avez-vous jamais essayé de deviner la voix de l’absent, unphilosophe,unpoète,unprophète ?JecroisconnaîtrelavoixdenotreProphète,Mohammed.Jesaisqu’ilneparlaitpasbeaucoup.Voixcalme,posée,pure ;riennelatrouble.Jevousparlede la voix parce que lamienne a subi une tellemétamorphose qu’en cemoment j’essaie deretrouver songrainnaturel.C’est difficile. Je reste silencieux et je crainsquemavoixne seperde,n’ailleailleurs.Jerefusedeparleràvoixhautetoutseul.Maisjem’entendscrieraufonddemoi-même.Chaque cri est une descente enmoi-même.Unedescente, pas une chute.C’estpresqueuneeuphorie.Pouvoircrierets’entendre…Glisserentièrementensoi,àl’intérieurde

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cette carcasse…Quand je lis un livre, jem’amuse à entendre la voix de l’auteur.Ce qui estétrangec’estquejeconfondssouventlavoixd’unhommeaveccelled’unefemme,celled’unenfantaveccelled’unadulte.Votrevoixm’arriveparfoisenrobéedequelquechosedeféminin,enfaittoutdépenddumomentoùjevouslis.Lorsquejesuisencolèreetquemesyeuxtombentsurunedevoslettres,c’estlavoixdouceetinsupportabled’unefemmequej’entends.Quiêtes-vous ?Nemeleditesjamais !Àbientôt.«P.S.Vousdéposerezdorénavantvoslettreschezlemarchanddebijouxquiestjusteenfacedemonmagasin.Jen’aiplusconfianceenmonpersonnel.Mieuxvautêtreprudent !«Avez-vousremarquéquelecielencemomentestd’unmauveétrange ;c’estlapleinelune:touslesdéliressontpermis… »

«22 avril. J’ai oublié de donner la lettre àMalika pour qu’elle la dépose chez le bijoutier.J’oubliebeaucoupdechosesencemoment.L’obscuritémeconvientpour réfléchir et,quandmespensées s’égarent, c’est aux ténèbresque jem’accroche encore comme si quelqu’unmetendaitunecordequejeprends,etjemebalancejusqu’àrétablirlecalmeenmademeure.J’aibesoin de toute mon énergie pour me concentrer sur une question que j’ai évitée jusqu’àprésent.Jen’osepasenparlerencoreavecmoi-même.«Ilestdessilencesquisontautantdesanglotsdanslanuitferméesurlanuit.«Jen’aiplusrevuuncorpsnudefemmeoud’hommedepuismesséjoursauhammamquandj’étais encore petit. Des corps viennent habiter certains de mes rêves  ; ils me touchent, mecaressentets’envont.Toutsepassedanslessecretsdusommeil.Enmeréveillant,j’ailegoûtdequelquechosequim’atraverséetquia laissésursonpassagedeségratignures,commesimapeauavaitétégriffée,sansdouleur,sansviolence.Jenedistinguejamaislesvisages.Corpsd’homme ?Corpsdefemme ?Matêteneretientquedesimagesconfuses.Quandj’avaisunevie extérieure, quand je sortais et voyageais, je remarquais combien cepeuple est affamédesexe. Les hommes regardent les femmes en pétrifiant leur corps  ; chaque regard est unarrachage de djellaba et de robe. Ils soupèsent les fesses et les seins, et agitent leurmembrederrièreleurgandoura.«Ilm’estarrived’entrevoirmonpère,habillé,leséroualbaissé,donnantàmamèrelasemenceblanche ;ilestbaissésurelle,nedisantrien ;elle,gémissantàpeine.J’étaispetitetj’aigardécette image que j’ai retrouvée plus tard chez les animaux de notre ferme. J’étais petit et pasdupe. Je savais la couleur blanchâtre de la semence pour l’avoir vue dans le hammam deshommes.J’étaispetitetcelamedégoûtait.J’avaisentrevucettescèneridiculeoucomique,jenesaisplus,etj’étaisinconsolable.Matristessenemelaissaitaucunrépit.Jecouraispouroubliercetteimageetl’enterrerdansdelaterre,sousunamasdepierres.Maisellerevenait,agrandie,transformée, agitée. Mon père était dans une position de plus en plus ridicule, gesticulant,balançantsesfessesflasques,mamèreentourantsondosavecsesjambesagiles,hurlant,etluila frappant pour la faire taire, elle, criait encore plus fort, lui riait, ces corpsmêlés étaientgrotesquesetmoi,toutpetit,assissurleborddulit,tellementpetitqu’ilsnepouvaientpasmevoir, petitmais réceptif, cloué.Parune espècede colle très fortede lamêmecouleurque lasemencequ’éjectemonpèresurleventredemamère, j’étais toutpetitetcollésur leboisauborddulitquibougeaitetgrinçait ;mesyeuxétaientplusgrandsquemonvisage ;monnezavaitpristouteslesodeurs ;j’étouffais ;jetoussaisetpersonnenem’entendait…J’essayaideme décoller, de me lever et de courir vomir et me cacher… Je tirai et je n’arrivai pas à

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bouger…, je tiraietm’accrochai, laissantsur lemorceaudebois lapeaudemesfesses…, jecourais,monderrièreensang,jecouraisenpleurant,dansunboisàlasortiedelaville,j’étaispetit, et je sentais que l’énorme membre de mon père me poursuivait, il me rattrapa et meramenaàlamaison…Jerespirai,jerespiraiencore…,toutescesimagessontloinàprésent…«Matêteestlourde.Oùlaposer.Ladéposer.Laconsigner ;lamettredansuneboîteencartonrondeoùon range leschapeaux.Laplacer sur leveloursbleunuit.Délicatement.Lacouvrird’unfoulardensoie.Sansfleurs.Mettreunpeudecotonouunmorceaudeboispourlacaler.Passer lamainsur lesyeuxpour les fermer.Peignersoigneusement lescheveux,nepas tirerdessus.Calmement.Nepass’énerver.Marcherpiedsnus.Attentiondenepasréveillerlesobjets,l’horlogecassée,unchiende faïenceborgne,unecuillerenbois,un fauteuil triste,une tablebassefatiguée,unepierrenoirepourlesablutionsdansledésert,celit,cesdraps,cettechaiseprèsdelafenêtrefermée(c’estlachaisedelanostalgie),cetapisdeprière…Oui,ouenétais-je ?Matête !Jevoudraislaperdre,neserait-cequ’unefois,j’attendrais,lecorpsramassésurlui-même,j’attendraisqu’onmelaramènedansunbouquetderosesimbibéesdejasmin…Ah !Si jedevaismeséparerde toutcequim’empêchederespireretdedormir, ilnemeresteraitrien…Jeneseraisrien…,unepensée…,peut-êtreuneimagefroisséepourcertains,undoutepourd’autres.«Cen’estplusmoiquitraverselanuit…C’estellequim’entraînedansseslimbes… »

«25avril.Sur leplateaudupetitdéjeuner,une feuilledepapierpliéeenquatre.Unsignedemonami lointain :  »«  Ressembler à soi-même,n’est-cepasdevenirdiffèrent  ?«  Ainsi, jeparspourquelquetemps.Jem’éloignedevousetmerapprochedemoi-même.Jesuisréduitàune solitude absolue. Étranger au sein de ma famille, je suis négligeable, absolumentnégligeable.Singulieretisolé.Mespassions,vouslesconnaissez:lafréquentationdequelquespoètesmystiqueset lamarchesurvospas…J’enseigne :àdesétudiants l’amourde l’absolu.Pauvredemoi !Jevousécriraipluslonguementbientôt.«Àvouslalumièredeceprintemps. »

«Lematinmême.Jenesaissic’estunechanceouunpiègedepouvoirpartir,voyager,errer,oublier.Depuisquejesuisisolédanscettechambre,jesorsetvoislavilleparvosyeuxetavecvosphrases.J’aibesoindevoyager,loind’ici.Voussavezbienquemapatrien’estpasunpayset encore moins une famille. C’est un regard, un visage, une rencontre, une longue nuit desilenceetdetendresse.Jeresteraiici,immobile,àattendrevoslettres ;leslire,c’estpartir…,jeseraiuneconsigneoùvousdéposerezvotrejournaldebord,pageparpage.Jelesgarderaiavecamitié,avecamour.Jevousécriraiaussietvousremettrail’ensembleàvotreretour.Nousnouséchangeronsnossyllabesenattendantquenosmainssetouchent…«Mercipourlalumièreduprintemps.Ami,icijenevoisnilumièreniprintemps,maismoi-mêmecontremoi-mêmedansl’éternelretourd’unepassionimpossible.«Bonneroute !Et,sivousrencontrezuneenfantauxyeuxmouillés,«Sachezquec’estunpeudemonpasséquivousembrasse. »

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«Mai. J’ai perdu la notion du temps. Curieusement mon calendrier s’arrête fin avril. Desfeuillesmanquent.Unemain les a retirées.Une autre les a choisies pour jeter un sort. Joueravecletempsetprendregardeauxastres.Montempsn’arienàvoiravecceluiducalendrier,achevéounon.« J’ai eu l’idée ce matin d’adopter un enfant. Une idée brève qui est tombée avec la mêmerapiditéqu’elleestarrivée.Unenfant ?Jepourraisenfaireun,avecn’importequi,lelaitier,lemuezzin, le laveur de morts…, n’importe qui pourvu qu’il soit aveugle… Pourquoi ne pasenleverunbeladolescent,luibanderlesyeuxetlerécompenserparunenuitoùilneverrapasmon visage mais fera ce qu’il lui plaira de mon corps  ? Pour cela il faudrait quelquescomplicités et je n’ai pas enviede courir le risqued’une révélation.Moncorps adepuis cestemps-ci des désirs de plus en plus précis et je ne sais pas comment m’y prendre pour lessatisfaire.Autreidée,saugrenue:vivreavecunechatte !Aumoinsellenesaurapasquijesuis,pourellejeseraisuneprésencehumaine,àlalimiteasexuée…«J’aichoisil’ombreetl’invisible.Voilàqueledoutecommenceàentrercommeunelumièrecrue,vive,insupportable.Jetolérerail’ambiguïtéjusqu’aubout,maisjamaisjenedonnerailevisagedanssanuditéàlalumièrequiapproche.«J’aiapprisquemessœursavaientquittélamaison.Ellessontpartiesl’uneaprèsl’autre ;mamère s’est enferméedansunedespièces et purge selon savolontéun siècle de silence et deréclusion.Lamaisonestimmense.Elleesttrèsusée ;elletombeenruine.Ainsi,moijetiensunboutetmamèreunautrebout.Ellesaitoùjesuis.Moij’ignoreoùelleest.Malikanoussertetnousaide,chacundanssonépreuve.«Est-celanuitdanslanuitoulejourencoredanslanuit ?Quelquechoseenmoifrissonne.Cedoitêtremonâme. »

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10Leconteurdévoréparsesphrases

Compagnonsfidèles  !Vous n’êtes pas nombreux à suivre avecmoi l’histoire de cet homme  ;mais qu’importe le nombre. Je sais pourquoi certains ne sont pas revenus cematin : ils n’ont passupportélapetitehérésieques’estpermisenotrepersonnage.IlaosédétournerunversetduCoran.Maisc’estunêtrequines’appartientplus.Onl’abiendétournédesondestin,et,si,aumomentoùiltraverseunecrise,ilprendquelquelibertéavecunverset,unseulverset,sachonsleluipardonner !Etpuisnousnesommespassesjuges ;Dieus’enoccupera.

Quelquechoseouquelqu’unnousretient,entoutcasunemainlourdeetsereinenouslielesunsauxautres,nousprocurantlalumièredelapatience.Leventdumatinapportelasantéauxinfirmesetouvre les portes aux fidèles  ; en cemoment, il tourne les pagesdu livre et réveille une à une lessyllabes ;desphrasesouversetsselèventpourdissiperlabrumedel’attente.J’aimeceventquinousenveloppeetnousretirelesommeildesyeux.Ildérangel’ordredutexteetfaitfuirdesinsectescollésauxpagesgrasses.

Jevoisunpapillondenuits’échapperdesmotsmanuscrits.Ilemporteavecluiquelquesimagesinutiles.Jevoisunehirondellequiessaiedesedégagerd’unmagmademotsenduitsdecettehuilerare.Jevoisunechauve-sourisbattredel’aileaulointaindulivre.Elleannoncelafind’unesaison,peut-êtrelafind’uneépoque.Leventquifeuillettelelivrem’enivre ;ilm’emmènesurlehautd’unecolline ;jem’assiedssurunepierreetregardelaville.Toutlemondesembledormircommesilacitéentièren’étaitqu’unimmensecimetière.Etmoi,encelieuinaccessible,jesuisseulaveclelivreetseshabitants.J’entendslemurmuredel’eau ;c’estpeut-êtreunruisseauquiatrouvésonchemindans les pages du livre  ; il traverse les chapitres  ; l’eau n’efface pas toutes les phrases  ; est-cel’encrequirésisteoul’eauquichoisitsespassages ?C’estcurieux !J’aisouventrêvéd’unemainquipasseraitsurlespagesd’unouvragedéjàécritetquiferaitlepropreàl’intérieur,effaçantl’inutileetlepompeux,lecreuxetlesuperflu !

Fragmentaire mais non dépourvu de sens, l’événement s’impose à ma conscience de tous lescôtés.Lemanuscritquejevoulaisvousliretombeenmorceauxàchaquefoisquejetentedel’ouvriret de le délivrer des mots, lesquels empoisonnent tant et tant d’oiseaux, d’insectes et d’images.Fragmentaire,ilmepossède,m’obsèdeetmeramèneàvousquiavezlapatienced’attendre.Lelivreestainsi:unemaisonoùchaquefenêtreestunquartier,chaqueporteuneville,chaquepageestunerue  ;c’estunemaisond’apparence,undécorde théâtreoùonfait la luneavecundrapbleu tenduentredeuxfenêtresetuneampouleallumée.

Nous allons habiter cette grande maison. Le soleil y est précoce et l’aube tumultueuse. C’estnormal  ; c’est l’heure de l’écriture, lemoment où les pièces et lesmurs, les rues et étages de lamaisons’agitentouplutôtsontagitésparlafabricationdesmotsquiviennents’entasser,puiss’étaler,semettredansuncertainordre,chacunest,enprincipe,àsaplace  ;c’est l’heuredesmouvementsfébriles,desva-et-vientetdesdescentesabruptes.C’estuneheuresolennelleoùchacunserecueille,méditeetenregistrelessignesfrappésparlessyllabes.Lamaisongardelafaçadesereine,àl’écartdecetteagitationinterne.Nous,nousseronsàl’intérieurdesmursdanslacour,danslaplaceronde,etdececerclepartirontautantderuesquedenuitsquenousauronsàconterpournepasêtreengloutisparleflotdeshistoiresqui,enaucuncas,nedevrontmêlerleureauavantquel’aubenepointe !Nousauronsquelquesmomentsderépitpourrespireretnoussouvenir.

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Nous sommes à présent entre nous.Notre personnage va se lever.Nous l’apercevons et lui nenous voit pas. Il se croit seul. Il ne se sent pas épié. Tant mieux. Écoutons ses pas, suivons sarespiration, retirons le voile sur son âme fatiguée. Il est sans nouvelles de son correspondentanonyme.

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11L’homme

auxseinsdefemme

Ma retraite a assez duré. J’ai du dépasser les limites que je m’étais imposées. Qui suis-je àprésent  ? Je n’ose pasme regarder dans lemiroir. Quel est l’état dema peau,ma façade etmesapparences  ?Tropdesolitudeetde silencem’ontépuisé. Jem’étaisentouréde livresetde secret.Aujourd’huijechercheàmedélivrer.Dequoiaujuste ?Delapeurquej’aiemmagasinée ?Decettecouchedebrumequime servaitdevoile etdecouverture  ?Decette relationavec l’autre enmoi,celuiquim’écrit etmedonne l’étrange impressiond’êtreencoredecemonde  ?Medélivrerd’undestin ou des témoins de la première heure  ? L’idée de la mort m’est trop familière pour m’yréfugier.Alors jevaissortir. Ilest tempsdenaîtredenouveau.Enfait jenevaispaschangermaissimplement revenir à moi, juste avant que le destin qu’on m’avait fabriqué ne commence à sedérouleretnem’emportedansuncourant.

Sortir.Émergerdedessouslaterre.Moncorpssoulèverait lespierreslourdesdecedestinetseposeraitcommeunechoseneuvesurlesol.Ah !L’idéedemesoustraireàcettemémoiremedonnedelajoie.J’avaisoubliélajoie !Quelsoulagement,quelplaisirdepenserqueceserontmespropresmainsquitracerontlechemind’uneruequimèneraitversunemontagne !Jesais !J’aimisdutempspourarriverjusqu’àcettefenêtre !Jemesensléger.Vais-jecrierdejoieouchanter ?Partiretlaissercetteviedéfaitecommesiquelqu’unvenaitdelaquitterbrusquement.Mavieestcommecelitetcesdrapsfroissésparlalassitude,parlesnuitslongues,parlasolitudeimposéeàcecorps.Jevaispartirsansmettre de l’ordre, sans prendre de bagages, juste de l’argent et cemanuscrit, unique trace ettémoindecequefutmoncalvaire.Ilestàmoitiénoirci.J’espèreécriredesrécitsplusheureuxdansl’autre moitié. J’empêcherai les bêtes funestes de s’y glisser et laisserai les pages ouvertes auxpapillonsetàcertainesrosessauvages.Ilsdormirontsurunlitplusdouxoùlesmotsneserontpasdescaillouxmaisdesfeuillesdefiguier.Ilssécherontavecletempssansperdrelescouleursni lesparfums.

J’aienlevé lesbandagesautourdemapoitrine, j’ai longuementcaressémonbas-ventre. Jen’aipaseudeplaisirou,peut-être,j’aieudessensationsviolentes,commedesdéchargesélectriques.J’aisu que le retour à soi allait prendre du temps, qu’il fallait rééduquer les émotions et répudier leshabitudes. Ma retraite n’a pas suffi  ; c’est pour cela que j’ai décidé de confronter ce corps àl’aventure,surlesroutes,dansd’autresvilles,dansd’autreslieux.

Mapremièrerencontrefutunmalentendu.Unevieillefemme,mendianteousorcière,vagabonderusée,enveloppéedehaillonsdetouteslescouleurs,l’œilvifetleregardtroublant,semitsurmonchemin, dans une de ces ruelles étroites, tellement étroite et sombre qu’on l’a surnommée ZankatWahed:larued’unseul.Ellemebarraitlepassage.Cen’étaitpasdifficile.Ilsuffisaitdesemettreentraversetd’étendreunpeulesbras,commepourretenirlesmurs.Ellecachaitlalumièreetempêchaitl’air de passer. Ainsi, dans ses premiers pas sans masque, mon corps qui se voulait anonyme etquelconquesousladjellabaaffrontaitl’épreuvematinalefaceàunvisageburinéetintransigeant.

Laquestionfutincisive:—Quies-tu ?

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J’auraispu répondreà toutes lesquestions, inventer, imaginermille réponses,maisc’était là laseule,l’uniquequestionquimebouleversaitetmerendaitlittéralementmuette.Jen’allaispasentrerdanslesdétailsetracontercequefutmavie.Detoutefaçonlavieillesedoutaitdequelquechose.Sonregardn’avaitriend’innocent.Ilscrutait,déshabillait,mettaitàl’épreuve ;ilsavaittoutendoutant.Ilcherchait une confirmation. Il vérifiait et s’impatientait. La question revint avec le même tonautoritaire:

— Que caches-tu sous ta djellaba, un homme ou une femme, un enfant ou un vieillard, unecolombeouunearaignée ?Réponds,sinontunesortiraspasdecetterue,d’ailleurscen’estpasuneruemaisuneimpasse ;j’endétienslesclésetjefiltrel’airetlalumièrequilatraversent.

—Tusaisbienquijesuis,alorslaisse-moipasser.—Cequejesaist’importepeu !Maisjeveuxt’entendreteprononcersurquituesvraiment…Je

ne veux pas de nom, je désire l’invisible, ce que tu caches, ce que tu emprisonnes dans ta cagethoracique.

—Jenelesaispasmoi-même ».Jesorsàpeined’unlonglabyrintheoùchaqueinterrogationfutunebrûlure…,j’ailecorpslabourédeblessuresetdecicatrices…Etpourtantc’estuncorpsquiapeuvécu…J’émergeàpeinedel’ombre…

—L’ombreoul’obscuritédesténèbres ?—Lasolitude,lesilence,l’affreuxmiroir.—Tuveuxdirelapassion…—Hélasoui !Lapassiondesoidansl’épaisseetpesantesolitude.—Alorscecorps,puisquetunepeuxlenommer,montre-le.Comme j’hésitai,elle seprécipita surmoiet,desesmains fortes,déchiramadjellaba,puisma

chemise.Apparurentalorsmesdeuxpetitsseins.Quandellelesvit,sonvisagedevintdoux,illuminéparunéclairtroublantoùsemêlaientledésiretl’étonnement.Doucement,ellepassasesmainssurmapoitrine,approchademoisatêteetposaseslèvressurleboutduseindroit,l’embrassa,lesuça.Sabouchen’avaitpasdedents  ;elleavait ladouceurdeslèvresd’unbébé.Jemelaissaifairepuisréagisviolemment, la repoussantde toutesmes forces.Elle tombaet jepris la fuiteenessayantderefermermadjellaba.Cetterencontren’eutpasdesuite,dumoinspasdansl’immédiat.Cependant,cequisepassaaprèsmetroublabeaucoup.Dois-jeenparler ?J’aidumalàl’écrire.Jeveuxdire,j’aihonte.Jesensmesjouesrougiràl’idéedemesouvenirdecettejournéeoùtoutseprécipitadansmonespritetoùmesémotionsfurentsecouées.Lasensationphysiquequej’éprouvaiauxcaressesdecetteboucheédentéesurmonseinfut,mêmesielleneduraquequelquessecondes,duplaisir.J’aihontedel’avouer. La nuit je dormis dans une chambre d’hôtel luxueux pour essayer d’oublier.Mais je fuspoursuivie par l’image de ce visage presque noir qui me souriait comme pour me rappeler unsouvenirdansuneautrevie.Lafemmeboitait.Jenel’avaispasremarqué.Savoixnem’étaitpastoutàfaitétrangère  ;ellefaisaitpartiedemonenfance.Alorslevisagedemamèrefolleetamnésiques’imposa àmoi toute la nuit. Il se substitua peu à peu à celui de la vieille et j’eusmal. Jem’étaisinscriteàl’hôtel.Sousmonidentitéofficielle.Maisjeremarquaileregardinquietduconcierge.Mesphrasesrestèrentinachevées.Jem’étendissurlelit,nue,etessayaideredonneràmessensleplaisirqui leur était défendu. Je me suis longuement caressé les seins et les lèvres du vagin. J’étaisbouleversée.J’avaishonte.Ladécouverteducorpsdevaitpasserparcetterencontredemesmainsetdemonbas-ventre.Doucementmesdoigtseffleuraientmapeau.J’étaistoutensueur,jetremblaisetjenesaispasencoresi j’avaisduplaisiroududégoût.Jeme lavaipuismemisenfacedumiroiret

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regardaicecorps.Unebuéeseformasurlaglaceetjemevisàpeine.J’aimaiscetteimagetroubleetfloue  ;ellecorrespondaità l’étatoùbaignaitmonâme.Jemerasai lespoilssouslesaisselles,meparfumaietmeremisaulitcommesijerecherchaisunesensationoubliéeouuneémotionlibératrice.Medélivrer.

Cescaressesdevantlemiroirdevinrentunehabitude,uneespècedepacteentremoncorpsetsonimage,uneimageenfouiedansuntempslointainetqu’ilfallaitréveillerenlaissantlesdoigtstoucherà peine ma peau. J’écrivais avant ou après la séance. J’étais souvent à bout d’inspiration, car jedécouvrisquelescaressesaccompagnéesd’imagesétaientplusintenses.Jenesavaispasoùallerleschercher. J’avais beau en inventer quelques-unes, il m’arrivait de rester en panne, comme ilm’arrivaitausside resterdesheuresdevant lapageblanche.Moncorpsétaitcettepageetce livre.Pour le réveiller, il fallait le nourrir, l’envelopper d’images, le remplir de syllabes et d’émotions,l’entretenirdansladouceurdeschosesetluidonnerdurêve.

J’étaisdenouveauenfermée.Jen’arrivaispasàoubliermapremièrerencontre.Ellem’obsédaitetj’enavaispeur.Maisàaucunprixjenedevaisabandonnernirevenirsurmadécision.Laruptureavecla famille était dans l’ordre des choses. Nécessaire. Utile. La rupture avecmoi-même n’était dansaucunordre,pasmêmeceluiquejem’imposais.Enfait,j’improvisais,j’allaisauhasard,au-devantd’undestindontjesoupçonnaisàpeinelaviolence.

Jenemesouviensplusdansquellevillej’étais.Jemerappelleàprésentlameretdesmuraillestrèsanciennes,desbarquesdepêcheurs,peintesenbleuetenrose,desnaviresrongésparlarouilleetletemps,uneîleauxoiseauxrares,îleinterdite,unmarabout,àlasortiedelaville,quehantentlesfemmesstériles,desruesblanches,desmursfissurés,unvieuxjuifsomnolant:àlaterrassedugrandcafé, l’un des derniers juifs de la médina, des touristes mal habillés, des gosses très malins, uncimetièremarin,destablesdresséessur leportoùl’onmangedessardinesgrillées.Deuxhommesraccommodent les mailles d’un filet de pêche, ils sont assis par terre, les jambes croisées, ils separlent,desphrasesmereviennent:

—Telestletemps…—L’époqueetceuxquiensontmaîtres…—Lesfemmes…—Ellesnesontplusfemmes…,ellessontdehors…,ellessontdedans…,lesyeuxouverts…,la

ceintureserrée…—Cefiletetsesmaillesn’ypourrontrien…—Etleshommes ?J’aioubliécequel’autreluiarépondu.Peut-êtrerien.Unsilencerempliparlesvaguesetlevent.

Cefutsansdoutedanscettevillegouvernéeparlanuitetlabrumequej’airencontréOumAbbas.Elleétaitvenuemecherchercommesielleavaitétéenvoyéeparquelqu’un.C’étaitaudébutd’unenuitchaude.Samainseposasurmonépaulealorsquej’étaissurlaterrasseduseulcafédelaville.Ellemedit:

—Un des compagnons du Prophètem’amis sur tes pas. Cela fait longtemps que je suis à tarecherche.Nedisrien.Laisse-moidevinertaparole.

J’étaisahurieetpréféraiseffectivementlesilence.Elletiraunechaiseets’assittoutprèsdemoi.Un parfumde grains de giroflem’inonda  ; une odeur détestable, d’autant qu’elle étaitmêlée à la

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sueur.Ellesepenchasurmoietmedit:—Jeteconnais.J’essayaidem’éloignerunpeu,maissamainm’agrippaetmeretintprisonnière.Pousseruncri ?

Non.Appelerausecours ?Etpourquoidonc ?Ellemelâchalebrasetmeditsuruntonferme:—Tuvasmesuivre !Je ne feignis même pas de résister, pouvais-je échapper à cet appel  ? Était-ce possible de

contournerledestin ?Etpuis,c’étaitpeut-êtrecela,ledébutdel’aventure.Quel était l’aspectphysiquedecettevieillemessagère  ?Quelle imageattribuer à sonvisage  ?

Celledelabonté,celledelamalice,celledelaméchanceté ?Disonsqu’elleavaitlesdentsdedevantproéminentesetqu’ellestombaientsurlalèvreinférieuremeurtrie,sonfrontétaitpetit,barréderidesverticales,sesjouesétaientcreuses,maisdanssesyeuxbrillaituneflammed’intelligence.

J’étaisdisponible,décidéeàmelaisserfaireetàlaisservenirleschoses.Jelasuivisensilence.Arrivéeàune ruelle sombre,ellemecoinçacontre lemuret semitàme fouiller. Jecomprisvitequ’elle ne cherchait ni argent ni bijoux. Ses mains tâtaient mon corps comme pour vérifier uneintuition.Mapoitrineminusculenelarassurapoint,elleglissasamaindansmonséroualetlalaissauninstantsurmonbas-ventre,puisintroduisitsonmédiumdansmonvagin.J’eustrèsmal.Jepoussaiuncriqu’elleétouffaenmettantl’autremainsurmabouche,puismedit:

—J’avaisundoute.—Moiaussi !Dis-jeentreleslèvres.Le cirque forain était installé à la sortie de la ville, juste à côté d’une immense place où des

conteursetdescharmeursdeserpentsévoluaientàlongueurd’annéesdevantunpublicnombreuxetfidèle.

Ilyavaitunefoulemasséedevantdestréteauxoùunanimateurincitaitlesgensàacheterunbilletdeloterie ;ilhurlaitdansunmicrobaladeurdesformulesmécaniquesdansunarabemêléàquelquesmots en français, en espagnol, en anglais etmême à une langue imaginaire, la langue des forainsrompusàl’escroquerieentoutgenre:

— Errrrbeh… Errrrbeh… un million… mellioune… talvaza bilalouane… une télévision encouleurs… une Mercedes… Errrrbeh  ! Mille… trois mille… Arba Alaf… Tourne, tourne lachance… Aïoua  ! Krista… Amourrrre… Il me reste, baqali Achr ’a billetat… Achr ’a… Aïoua…Encore…L’Aventurrrre…La roueva tourner…Mais avant…Avantvous allezvoir et entendre…TferjouwetsatabouraskoumfeMalikalabelle…ellechanteetdanseFaridElAtrach !!Malika !

Dederrièrel’étagèreoùétaientdisposéslesobjets,leslotsàgagner,sortitMalika.Elleavaitunebarbedequelquesjoursetunesuperbemoustachequitombaitsurdeslèvresoùlerougevifavaitétémalmis ;Malikaportaituncaftanpassédemodeetuneceinturetresséedefilsenor,onvoyaitbienquesapoitrineétaitfaiteavecdeschiffonsmalajustés.ElledansaitsurlamusiquedeFaridElAtrach.Enavançantunpeuonpouvaitapercevoirsesjambespoilues.Elles’emparadumicrodel’animateur,fitquelquespasenjouantdeshanches.Lafoulepoussauncrid’émerveillement.Etpourtantpersonnen’était dupe.Malika était bien un homme. Il y avait quelque chose d’étrange et enmême temps defamilier:unecomplicitéunissaittoutcemondedanslabonnehumeuretlerire.L’hommedansaitladansedesfemmes,chantantenplay-backFaridElAtrach,excitantleshommesdanslafoule,faisantdesclinsd’œilauxuns,envoyantdesbaiserssurlamainàd’autres…

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J’avaisdéjàentenduparlerdecesspectaclesforainsoùl’hommejoueàladanseusesanssefaireréellement passer pour une femme, où tout baigne dans la dérision sans réelle ambiguïté. Il y eutmêmeunacteurcélèbreàlavoixetl’allureparticulièrementmasculineetvirilequinejouaitquedesrôlesdefemmes,legenremégère,dominantl’hommeetlerendantridicule.Ils’appelaitBouChaïbetn’avaitaucunegrâce.Lorsqu’ilmourut,sonfilsaînéessayadereprendresesrôlesmaisn’eutpasdesuccès.

Abbas,lefilsdelavieille,vintversmoietmefitsignedelesuivre.Malikanedansaitplusmaisarrangeaitsurscèneleschiffonsauniveaudelapoitrine.Elleavaitunecigaretteaucoindeslèvresetclignait de l’œil pour éviter la fumée.Abbas, c’était l’animateur et le patron. Enme parlant, il neroulaitpluslesr:

— Nous sommes des nomades, notre vie a quelque chose d’exaltant mais elle est pleined’impasses.Toutestfaux,etc’estçanotretruc,onnelecachepas ;lesgensviennentpourça,pourMalikaquin’estpasplusunedanseusedesmilleetunenuitsquemoijenesuisunmarinbalafré,ilsviennentpour la loterie  ; la rouequi tourneest truquée, ils lesoupçonnentmaisacceptent le jeu  ;seull’ânequifumeetfaitlemortestvrai ;c’estunânequej’aidresséetquimecoûtechercarjelenourris bien.Lesgamins acrobates sont tousdes orphelins etmoi je suis leur père et leur frère  ;quand ilsm’énervent je les bats, c’est ainsi.Dans ce pays, tu réprimes ou tu es réprimé.Alors jefrappe et domine.C’est ainsi.À prendre ou à laisser.Mamère n’est pas une sorcièremalgré sonapparence.C’estunesainte.Elledirigel’affaire,litlescartesetmetrouvelesartistes.C’estellequim’avaitamenéMalika ;maiscetimbécilenousabandonne.Safemmel’amenacedelequitter.Ils’enva.Etc’esttoiquivasleremplacer.Onvachangerlestyledunuméro:tutedéguiserasenhommeàlapremièrepartieduspectacle,tudisparaîtrascinqminutespourréapparaîtreenfemmefatale…Ilyadequoirendrefoutousleshommesdel’assistance.Çavaêtreexcitant…,jevoisçad’ici…Unvraispectacleavecunemiseenscène,dususpensetmêmeunpeudenu,pasbeaucoup,maisunejambe,une cuisse…, c’est dommage, tu n’as pas de gros seins… Ici les hommes adorent les grossespoitrinesetlesgrosculs…Tuestropmince…Cen’estpasgrave !…Onvatravaillerlesgestesetlessous-entendus !Tucommencesdemain.Ilarriveparfoisquedeshommess’excitentetjettentsurladanseusedesbilletsdebanque.Tulesramassesettumelesdonnes.Pasd’histoire !

Toutlelongdecediscours,jenedisrien.J’étaisintriguéeetfascinée.J’émergeaislentementmaispar secousses à l’êtreque jedevaisdevenir. J’avaisdes frissons.C’était cela l’émotiond’uncorpsconvoquéparuneautrevie,denouvellesaventures.Jedormisdansuneroulotte.Autourdemoi, jereconnus les gamins acrobates qui étaient très discrets. Il y avait l’odeur de la paille et de la terreimbibéed’urine.Elleétaittellementfortequ’ellem’assomma.Lanuitfutlongueetlourde.Rêvesurrêve.Têtesdechevauxcalcinéesdanslesable.Mainouvertemangéepardesfourmisrouges.Chantsurchantsansmusiqueniharmonie.Unhommeaucrâneraséunijambistefouetteunarbre.Uneruequimonteetseperddanslecielducrépuscule.Lesgaminsacrobatesmontentlesunssurlesautresetformentune chaînepyramidale. Ils ne jouent pasmais aident unvieillard asthmatique àmonter auciel ;ilsprétendentpouvoirledéposerauseuilduparadis.Lapyramideesthaute.Jen’envoispaslesommet ;unnuagelecoiffe.Lecorpsmenudumaladepassedemainenmain.Ilestheureux.C’estparcecheminqu’ildésiraitpartir.Ilnevoulaitpasquel’âmemonteaucielsanslui.Lesgaminsrient.Lepatronmènel’opérationavecsonmicrobaladeur.Unemortdoucecommecelledesoiseauxquiseperdent dans le ciel. Le vieillard tend unmouchoir et l’agite pour un dernier salut. Il est léger etsouriant.Puis le silence.Lepatronadisparu.Lesgamins redescendent lesunsaprès lesautres, leshabitsduvieillarddanslesmains.Missionaccomplie.Ladernièrefoisilsontainsienvoyéauciellegrand-pèredupatron.Ilsdisentquelà-hautilfaitdoux.Ilsledéposentsurunenappedenuagesassezépaisseetattendentqued’autresmainsviennentlereprendre.Ilsn’ontpasledroitd’endireplus ;et,

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detoutefaçon,ilsn’ensaventrien.Euxsecontententdeformerl’échelleetd’assurerletransport.Leresten’estpasdeleurressort.

Cettepremièrenuitfutinterminable.L’odeursuffocantedeschevauxquiurinentsurlapailleadûprovoquer enmoi ces visions dont je n’ai retenuque les plusmarquantes. Jeme suis souvenue lelendemaind’unvisagefardé,celuid’unhommepleurant,faisantcoulersonrimmelsursabarbedrueetsamoustache.Ilpleuraitsansraisonetvoulaitquejeluidonneleseincommeunenfantsevrétroptôt.Quandils’approchademoijereconnuslavieillequim’entraînadanscettehistoire ;elles’étaitdéguiséeenMalikaetpleuraitvraiment.

Bousculée,rudoyée,jerésistaisgagnantainsimapartd’oubli.Lematin je fisquelquesessais sur les tréteaux.Lavieillemecolla lamoustachequ’elleportait

dansmonrêveetsaupoudramesjouesd’unproduitnoirpourfairedelabarbe.Lecaftanétaitvieuxet surtout très sale. Il gardait en lui plusieurs épaisseurs demauvais parfum. Ellem’appela Zahra«AmiratLhob »,princessed’amour.Jejouaisetsuivaislesordres;macuriositémepoussaitàallerencoreplusloin.Jenesauraispeut-êtreriendecette«familled’artistes »maisj’espéraisbeaucoupensavoirplussurmoi-même.

Jen’avaispasd’appréhension.Aucontraire,jejubilais,heureuse,légère,rayonnante.

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12Lafemme

àlabarbemalrasée

Versl’arrière,nondelascène,maisdecettehistoireunrubanlargeetmulticoloresedéploie  ;gonfléparlevent,ilsefaitoiseautransparent;ildansesurlapointeultimedel’horizoncommepourrendreàcetteaventurelescouleursetleschantsdontelleabesoin.Quandleventn’estqu’unebrised’été,lerubanflotteaurythmerégulierd’unchevalquivaàl’infini;surlechevaluncavalieravecun grand chapeau sur lequel une main a déposé des épis, des branches de laurier et des fleurssauvages.Lorsqu’ils’arrêtelà-bas,làoùl’onnedistinguepluslejourdelanuit,surcesterresoùlespierresontétépeintesparlesenfants,oùlesmursserventdelitauxstatues,là,dansl’immobilitéetlesilence,sousleseulregarddesjeunesfillesaimantes,ildevientarbrequiveillelanuit.Lematin,lespremiers rayons de lumière entourent l’arbre, le déplacent, lui donnent un corps et des souvenirs,puislefigentdanslemarbred’unestatueauxbraschargésdefeuillageetdefruits.Toutautour,unespace blanc et nu où toute chose venue d’ailleurs fond, devient sable, cristaux, petites pierresciselées.Enfacedelastatuedumatin,ungrandmiroirdéjàancien ;ilnerenvoiepasl’imagedelastatue mais celle de l’arbre, car c’est un objet qui se souvient. Le temps est celui de cette nuditéembrasée par la lumière. L’horloge est une mécanique sans âme  ; elle est arrêtée, altérée par larouilleetl’usure,parletemps,respirationdeshommes.

Amis  !Le temps est ce rideauqui tout à l’heure tombera sur le spectacle et envelopperanotrepersonnagesousunlinceul.

Compagnons  ! La scène est en papier  ! L’histoire que je vous conte est un vieux papierd’emballage.Ilsuffiraitd’uneallumette,unetorche,pourtoutrenvoyeraunéant,àlaveilledenotrepremièrerencontre.Lemêmefeubrûleraitlesportesetlesjours.Seulnotrepersonnageseraitsauf !Luiseulsauraittrouverdansletasdecendresunabri,unrefugeetlasuitedenotrehistoire.

Il parle dans son livre d’une île. C’est peut-être sa nouvelle demeure, l’arrière-pays, l’arrière-histoire,l’étendueultérieure,l’infinieblancheurdusilence.

Notre personnage – je ne sais comment le nommer – devint la principale attraction du cirqueforain.Ilattiraitleshommesetlesfemmesetrapportaitbeaucoupd’argentaupatron.Ilétaitloindesavillenataleetsadisparitionn’affectaenrienlagrandemaisonenruine.Ildansaitetchantait.Soncorpstrouvaitunejoieetunbonheurd’adolescentamoureux.Ellesecachaitpourécrire.Lavieillelasurveillait. Abbas la protégeait. Tantôt homme, tantôt femme, notre personnage avançait dans lareconquêtedesonêtre.Ilnedormaitplusaveclesacrobatesmaisdanslaroulottedesfemmes ;ellemangeait et sortait avec elles. On l’appelait Lalla Zahra. Elle aimait bien ce prénom. Pas denostalgie ;ellerepoussaitleflotdessouvenirs.Laruptureaveclepassén’étaitpasfacile.Alorselleinventaitcesespacesblancsoùd’unemainellelançaitdesimagesfollesetdel’autreleshabillaitdugoûtdelavie,celledontellerêvait.

Elleaspiraitaucalmeetàlasérénité–surtoutpourécrire.Unenuit,alorsqu’ellerentraitsurscène,elletrouva,poséesursonlitdepaille,unelettre:

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« Lalla,ainsi,l’évidenceestunevitreembuée.Mêmelesoleil–cettelumièrequivouséblouitlesoir–alanostalgiedel’ombre.«  Alors que je devais partir etmême disparaître, c’est vous qui avez pris la route de l’exil.Depuisque jevousai reconnue, je suisdans la foule tous les soirs. Jevous regarde, jevousobserveetjem’éloigne.Jenevoudraispasvousgênernivousimportunerparl’éclatdemesémotions. Sachez que je ne vous suis pas pour vous espionner  ; je vous suis pour avoirl’illusiond’accéderàl’inaccessible.« Humblement,fidèlementvôtre.«Vouspouvezm’écrireetmelaisserlalettreàlacaisse,avecdessusl’adjectif« AlMajhoul ».Ceneserajamaismoiquiviendrailachercher,maisquelqu’und’autre.

Bonnenuit. »

Elleétaitbouleversée.Celafaisaitlongtempsquel’Anonymenes’étaitmanifesté.Enfaced’elle,lavieillefaisaitsemblantdedormir.Suruntabouretilyavaituncendrieretunverred’eaucontenantle dentier de la vieille. Lalla Zahra était assise sur le lit, plongée dans la réflexion. Une maintâtonnante s’introduisit dans le verre et s’empara des dents.La vieille désirait savoir ce qui s’étaitpassé:

—Quit’aécrit ?—Personne !—Etcettelettre ?—Jenesaispasd’oùellevientniquil’aécrite.—Attention !Pasd’histoire.Siunadmirateurseprésente,jesaiscommentlerenvoyerchezlui.—C’estça !Çadoitêtreunfouquimepoursuit.Or,jeneconnaisicipersonne.—C’estsimple.Sic’estunhomme,tuesunhomme ;sic’estunefemme,jem’enchargerai !Elleretirasondentieretleremitdansleverre.Lallafermalesyeuxetessayadedormir.Docileetsoumise,LallaZahrapurgeaitainsiunelonguesaisonpourl’oubli.Ellenecontrariait

jamaislavieilleetgardaitprécieusementpourlanuitsespensées.Elleécrivaitencachette,pendantlesommeildesautres,notait tout surdescahiersd’écolier.Elleparvenaitàéloignerd’elle sonpassémaisnonàl’effacer.Quelquesimagesfortessemaintenaientvivesetcruellesdanssonesprit:lepèreautoritaire ;lamèrefolle ;l’épouseépileptique.

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13Unenuitsansissue

Je les sens là, présents, derrièremoi,me poursuivant de leurs rires sarcastiques,me jetant despierres.Jevoisd’abordmonpère,jeuneetfort,avançantversmoi,unpoignardàlamain,décidéàm’égorgeroubienàmeligoteretm’enterrervivante.J’entendssavoixrauqueetterriblerevenirdeloin, sans s’énerver, pour remettre de l’ordre dans cette histoire. Il parle de trahison et de justice.Lorsquejel’entends,jenelevoisplus.Sonimagedisparaîtousecachederrièrelesmurs.Etcesontlesobjetsquiparlent:l’arbreleplusprocheoumêmelastatuechancelanteposéecommeuneerreuraumilieud’uncarrefour.Lavoixs’approche ;ellefaitvibrerlesverressurlatable ;c’estleventquilatransporteetmetientprisonnière.Jenepeuxlafuir ;jesuislàetjel’écoute:

«Avantl’Islam,lespèresarabesjetaientunenaissancefemelledansuntrouetlarecouvraientdeterrejusqu’àlamort.Ilsavaientraison.Ilssedébarrassaientainsidumalheur.C’étaitunesagesse,unedouleur brève, une logique implacable. J’ai toujours été fasciné par le courage de ces pères  ; uncouragequejen’aijamaiseu.Touteslesfillesquetamèreadéposéesméritaientcesort.Jenelesaipasenterréesparcequ’ellesn’existaientpaspourmoi.Toi,cefutdifférent.Toi,cefutundéfi.Maistuastrahi.Jetepoursuivraijusqu’àlamort.Tun’auraspointdepaix.Laterrehumidetomberatôtoutard sur ton visage, s’introduira dans ta bouche ouverte, dans tes narines, dans tes poumons. Turetournerasàlaterreettun’aurasjamaisexisté.Jereviendrai,etdemesmainsj’entasserailaterresurtoncorps…Ahmed,monfils,l’hommequej’aiformé,estmort,ettoitun’esqu’usurpatrice.Tuvoleslaviedecethomme ;tumourrasdecevol…Dufonddemonexil,jenecessedeprier,aveclespaupièresdéjà lourdes,avec lespenséesdéjà figées,arrêtéesencet instantoù tuabandonnes lademeureetlecorps,oùtuoubliesl’amouretledestin,lapassiondecedestinquemavolontéaforgé,maistun’enfuspasdigne… »

Àlavoixdupèresuccèdenonlavoixmaislaseuleimagefixe,agrandie,hideuse,l’imaged’unvisageravagéparlamaladie,celuidelamère.Ellemeregardeetmefigesurplace.Jecroisqueseslèvres bougentmais aucun son n’en sort. Ses rides se déplacent et lui donnent une expression degrande hilarité. Ses yeux sont blancs comme si le ciel les avaient retournés. J’y aimême entrevuquelque tendresse, une sorte de fatalité de vaincu, une blessure errante qui s’installe tantôt dans lecœur,tantôtsurlespartiesvisiblesducorps.Lavoixdumari,celafaitlongtempsqu’ellenel’entendplus.Elleavaitbouchésesoreillesavecdelacirebrûlante,elleavaitsouffertmaispréféraitlesilencedéfinitifàcettevoixsansâme,sansindulgence,sanspitié.Lafolieavaitcommencéaveccettesurdité,«  une petite mort  », disait-elle, mais à l’époque je ne comprenais pas ce geste ni son mutisme.Défigurée, elle avait renoncé à tout.Comme elle ne savait ni lire ni écrire, elle passait son tempsenfermée dans une chambre noire où elle murmurait des choses incompréhensibles. Ses fillesl’avaientabandonnée.Moi,jel’avaisignorée.Maintenant,jenesaisquefaire.

L’obscure matière mi-vivante, mi-morte est là comme un fluide assoupi dans la nuit, que lemoindrebruitréveille,agite,retourneethallucine.Jesuislà, lesyeuxouvertspourneplusvoircevisage sombre, je soupiremais j’entends le corps demamèrehaleter. Je ferme les yeux  ; je suiscernée par une lumière brutale, confrontée avec l’image de cette femme qui souffre  ; je suisimpuissante, incapabledebouger, et surtout ilm’est impossibled’ouvrir lesyeuxpouréchapperàcettevision.

Je saisquecevisage sera toujours là tantquemamère souffrira, avantqu’unemain sereine etbonnenevienneladélivrerdecetteprisonoùlentementonl’aenfermée,oùelle-mêmeacreuséune

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tombe,oùelles’estcouchée,attendant lamortouunmoineaumessagerduParadis,enveloppéedesilence,voulantêtreletémoinetlavictimed’uneviequ’ellen’apuvivre,lemartyred’uneépoquequil’ahumiliée,blesséeetsimplementniée.

Il est des femmesdans ce pays qui enjambent tous les ordres, dominent, commandent, guident,piétinent:lavieilleOumAbbas.Leshommeslaredoutentetpasseulementsonfils.Elleprétendavoireudeuxmarissimultanément ;ellem’amêmemontréunjourdeuxactesdemariageoùnefigurepasledivorce.Choserareetétrange,maisquandonlaconnaîtunpeucelaneparaîtpointétonnant.

J’évoqueaussilafiguredecetempéramentfortetbrutalpouramadouerlaprésencedemamèredanscetteobscurité troublante.Comment luiéchapper ?Laréponses’imposeàmoi :par l’amour.Impossible.Lapitiépeut-être,pasl’amour.

Unehaiederoseauxtrèsvertsmesoulève:unjardin,portépardesfougèresetautresverdures,vient jusqu’à moi, dans cette nuit sans issue. Il pousse un peu le visage de la mère sans le fairedisparaître etm’inonded’un flot de lumière et deparfum. Je respireprofondément sachantque cen’estqu’un intermèdedansmonépreuve.L’herbeapénétrépartoutdans l’espaceoù je suis assise,soumisenonàdesfantômesmaisàdesêtresquiréclamentjustice,amour,souvenir.

Lorsque le jardin s’est lentement retiré, je me suis trouvée dans un territoire nu, avec,momentanémentapaisée, lamère.Dansuncoin,àpeineéclairé,unepetitevoituredemalade.Je lavois de dos. Peut-être qu’elle est inoccupée. Je ne bouge pas. J’attends. Inutile de provoquer lemalheur.Ilestassezfortpoursedéplaceretvenirmecerner.Lefauteuilroulants’approche.Jevoisunfrontmarquépardenombreusescésuresverticales ;laboucheunpeutorduedanslerictusdelafin, la marque du dernier cri  ; le corpsmenu et raide  ; les yeux sont ouverts et fixent un pointindéterminé.Lapetitevoitures’éloigne,faituntour,dessinedescercles,s’arrête,recule,puisfoncesurmoi.Jetendslesmainspourlastopper ;ellefreinepuisrepart.Ondiraitqu’elleestdirigéeparunemaincachéeouqu’elleestremontéeautomatiquement.J’assisteaumanègesansriendire.J’essaiede reconnaître la personne qui s’amuse ainsi, mais le mouvement est tellement rapide que je neperçoisquedeséclairsindéfinis.JepenseàFatimaetjerevoissadépouille.Lefrontn’estpaslesien.Lamortl’achangée.Ellevogueàprésentsurunelagunequiainondéleterritoireblancetnu.Elleneparlepas.Jen’arrivepasàcomprendrelesensdecetteagitation.

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14Salem

Celafaithuitmoisetvingt-quatrejoursqueleconteuradisparu.Ceuxquivenaientl’écouterontrenoncé à l’attendre. Ils se sont dispersés depuis que le fil de cette histoire qui les réunissait s’estrompu.Enfaitleconteur,commelesacrobatesetautresvendeursd’objetsinsolites,avaitdûquitterlagrandeplacequelamunicipalité,sousl’instigationdejeunesurbanistestechnocrates,a«nettoyée »pour y construire une fontaine musicale où, tous les dimanches, les jets d’eau jaillissent sousl’impulsiondesBo-Bo-Pa-PadelaCinquièmeSymphoniedeBeethoven.Laplaceestpropre.Plusdecharmeursdeserpents,plusdedresseursd’ânesnid’apprentisacrobates,plusdemendiantsmontésduSudàlasuitedelasécheresse,plusdecharlatans,plusd’avaleursdeclousetd’épingles,plusdedanseursivresnidefunambulesunijambistes,plusdedjellabasmagiquesauxquinzepoches,plusdegamins simulant l’accident sousuncamion,plusd’hommesbleusvendantdesherbesetdu foiedehyènepourjeterlesort,plusd’anciennesputainsreconvertiesdanslavoyance,plusdetentesnoiresferméessurlemystèreàgarderprécieusementaufonddelamémoire,plusdejoueursdeflûtequicharment les jeunes filles,plusdeboutiquesoù l’onmangedes têtesdemoutoncuitesà lavapeur,plusdechanteursédentésetaveuglesquin’ontpasdevoixmaisquis’entêtentàchanterl’amourfoudeQaïssetLeila,plusdemontreursd’imagesérotiquesauxfilsdebonnefamille,laplaces’estvidée.Ellen’estplusuneplacetournante.Elleestjusteunlieuproprepourunefontaineinutile.Onadéplacéaussilagareroutièreàl’autreboutdelaville.SeulleClubMéditerranéeestrestéàsaplace.

Leconteur estmortde tristesse.Ona trouvé soncorpsprèsd’une sourced’eau tarie. Il serraitcontresapoitrineunlivre,lemanuscrit trouvéàMarrakechetquiétait lejournalintimed’Ahmed-Zahra.Lapolicelaissasoncorpsàlamorgueletempsréglementaire,puislemitàladispositiondelafacultédemédecinedelacapitale.Quantaumanuscrit,ilbrûlaavecleshabitsduvieuxconteur.Onnesaurajamaislafindecettehistoire.Etpourtantunehistoireestfaitepourêtreracontéejusqu’aubout.

C’estcequesedisentSalem,AmaretFatouma,toustroisâgésetdésœuvrésetquiseretrouvaient,depuislenettoyagedelaplaceet lamortduconteur,dansunminusculepetitcaféenretrait,quelebulldozerdelamunicipalitéaépargnéparcequ’ilappartientaufilsdumokadem.

Ilsétaientlesplusfidèlesauconteur.Ilsonteudumalàaccepterlabrutalitéaveclaquelletoutfutinterrompu.Salem,unNoir,filsd’unesclaveramenéduSénégalparunrichenégociantaudébutdusiècle,proposaauxdeuxautresdepoursuivrel’histoire.AmaretFatoumaréagirentmal:

—Etpourquoiceseraittoietpasnous ?—Parcequej’aivécuettravaillédansunegrandefamillesemblableàcellequenousadécritele

conteur. Il n’y avait que des filles, et de temps en temps un vague cousin, que la nature n’a pasprivilégié, un nain, venait à lamaison. Il restait plusieurs jours sans sortir. Les filles s’amusaientbeaucoup.On lesentendait tout le temps rireetonne savaitpaspourquoi.En fait, lenainavaitunimmenseappétitsexuel.Ilvenait lessatisfairel’uneaprèsl’autreetrepartaitavecdel’argentetdescadeaux.Moi,jen’avaisaucunechanceavecelles.Noiretfilsd’esclave…

—Maiscelan’arienàvoiravecnotrehistoire…—Si,si…laissez-moivousdirecequ’estdevenueZahra,LallaZahra…etensuitevousmedirez

votrehistoire…,chacunsontour.—Maistun’espasunconteur…Tun’aspasl’étoffedeSiAbdelMalek,queDieuaitsonâme.

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—Jen’aipassonart,maisjesaisdeschoses.Alorsécoutez:

Toutecettehistoireacommencélejourdelamortd’Ahmed.Parceque,s’iln’étaitpasmort,onn’auraitjamaisappriscespéripéties.Cefurentleslaveursdemorts,convoquéslematinparlesseptsœursréuniesdanslavieillemaisonenruinequi,sitôtentrésdanslapiècepourlelaver,ressortirenten courant, enmaudissant la famille. Il aurait fallu faire appel à des laveuses, parce que le corpsd’Ahmedestrestémalgrétoutceluid’unefemme.Lessœursn’ensavaientrien.Seulslepère,lamèreetlasage-femmepartageaientcesecret.Vousimaginezletroubleetlechocdesseptsœursetdurestedelafamille.Levieiloncle,lepèredeFatima,étaitlàdanslapetitevoitured’infirme.Ilpleuraitderage.Avecsacanneilgesticulaitetdemandaitàcequ’onletransportedanslapiècedumortpourlebattre.On lemena jusqu’au corps d’Ahmed qu’il frappa de sa canne avec une telle violence qu’ilperditl’équilibreettombasurlui.Ilhurlaitetappelaitausecoursparcequesadjellabaétaitcoincéeentrelesdentsducadavre.Iltiraitdessus,déplaçantlatêted’Ahmed.Lavoiturerenverséemaintenaitlevieiloncledansunepositionindécentecartoutsoncorpsétaitcouchésurceluid’Ahmed ;c’étaitplus ridiculequ’érotique.Desdomestiquesaccoururent ramasser l’infirmequibavait. Ilsnepurents’empêcherd’étoufferunrire.Quandilsdégagèrentleurpatron,ilsvirentlecorpsféminind’Ahmed.Ilspoussèrentuncrid’étonnementetsortirentaveclevieillardtraumatisé.

Lesfunérailleseurentlieudanslaclandestinité.Choseétrangeetmêmeinterditeparlareligion,lemortfutenterrélanuit.Onditmêmequesoncorpsfutdécoupéetdonnéauxanimauxduzoo.Mais,là,jenelecroispas,carj’aientenduautrechose,lebruitcouruttrèsvitequ’aucimetièreonvenaitd’enterrerunsaint, le saintditde la féconditébienheureuse,car il assureaux femmesd’accoucherd’enfantsmâles.J’aiapprisainsicommentnaissentlessaintsetleurlégende.Celui-ciestnétrèsvite,justeaprèssamort.D’habitudeonattendquelquesannéesetonlemetmêmeàl’épreuve.Notresaintn’apaseubesoindetoutcela.Ilestauparadisàprésentetj’aivul’autrejourdesmaçonsconstruireunmarabout,unepièceautourdelatombe.Jemesuisrenseigné.L’undesmanœuvresm’aditqu’ils’agissait du nouveau saint  ; c’est un homme riche et puissant, mais gardant l’anonymat, qui acommandélaconstructiondecepetitsanctuaire.L’architectureestcurieuse.Lapièceestcoifféenonpasd’undôme,commelaplupartdesmarabouts,maisdedeuxdômes,qui,vusdeloin,ressemblentàlapoitrined’une femmeforte,oualors,excusez l’image,àunepairede fessesbiencharnues  !Lapoliceestdéjàvenueenquêter.C’est lemystère total.Commeellen’arrivepasà savoir lenomducommanditaire,elles’abstientdetouteréaction.Elleseditquecedoitêtreunhommepuissant,unepersonnalitéhautplacée.D’ailleurs,jesuiscertainquec’estquelqu’und’important.Jeveuxdirequiadel’argentetdel’influence.Maisalorspourquoioffrirainsiànotrepersonnageunereconnaissanceposthume,etdansquelbut ?Leconnaissait-ilavant ?Était-ilaucourantdudramedesavie ?Était-ildelafamille ?Autantdequestionsquirestentsansréponses.

Je trouvequantàmoiqu’ilestplus intéressantdechercheràcomprendrecomment ledestindenotrepersonnagesepoursuitpar-delà lamort,dansunesainteté fabriquéede toutespiècesparunemystérieusepersonne,quededevinercommentilaéchappéauxcharlatansducirqueforainoumêmecommentilestmortetparquellesmains.

Maisjesaiscequis’estpassélesdeniersmoisdesavie.Envérité, jesoupçonneplusquejenesais.Elledormaittoujoursrecroquevilléesurelle-même,lesdentsserréesetlespoingsfermésentresescuisses.Ellesedisaitquel’heuredeladamnationétaitarrivéeetqueceuxetcellesàqui,parlaforce des choses, elle avait fait du mal allaient se venger. Elle n’avait plus de masque pour seprotéger.Elleétaitlivréeàlabrutalité,sansdéfense.

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Abbas,lepatronducirqueforain,c’étaitunebrute,physiquementetmentalement.Ilpesaitplusdequatre-vingt-dixkilos,etmettaitsavirilitédans laforcephysiquequ’ilexhibaità touteoccasion. Ilbattaitlesgaminsavecunceinturon;oubliaitsouventdeselaveretdeseraser ;maisilpassaitdutempsàarrangersamoustachequiluibarraitlevisage.Ildisaitqu’ilavaitlaforced’unTurc,lafoid’unBerbère, l’appétitd’unfaucond’Arabie, la finessed’unEuropéenet l’âmed’unvagabonddesplainesplusfortqueleshyènes.

En fait, c’était un montagnard maudit par son père et expulsé de la tribu avec sa mère quipratiquait la sorcelleriemeurtrière.Bannispar la famille et le clan, le fils et lamère s’associèrentpourcontinuerleursforfaits.L’absencetotaledescrupules,lavolontédélibéréedenuire,entoutcasd’exploiter lesautres,de lesvoleretmêmede lesassassiner, faisaientd’euxuncoupledangereux,prêt à toutes les aventures, capablede toutes lesbassesseset rusespourparvenir à sondessein. Ilsrestaientrarementaumêmeendroit.Ilssedéplaçaientsanscesse,nonpaspouréchapperàlapolice–ilsl’ontcorrompuepartoutoùilssontpassés–,maispourtrouverdenouvellesvictimes.

Abbas,quisemontraitviolent,dominateuretméprisantdevant lepersonnelducirque,sefaisaittoutpetit,douxetobéissantdevantsamèreetdevantunquelconquereprésentantdel’autorité,àquiilproposaitd’embléesesservices:prêtàêtreaussibienindicateur,délateurquefournisseurdejeunesfillesviergesoudejeunesgarçonsimberbespourlecaïd,lechefduvillage,oulechefdelapolice.Abbasétaitlacrapuleintégrale.Ilbaissaitlatêteetlesyeuxquandils’adressaitàl’autorité.Avecsamère il entretenait une relation étrange. Il dormait souvent dans lemême lit qu’elle, posant la têteentresesseins.Onditqu’iln’avaitjamaisétésevrédusein,etquesamèreavaitcontinuédel’allaiterjusqu’àunâgeavancé,bienau-delàdelapuberté.Samèrel’aimaitavecviolence.Ellelebattaitavecunecannecloutéeetluidisaitqu’ilétaitsonhomme,sonuniquehomme.Elleledressaitpourreveniràlamontagne,porterlemalheuràtoutelafamille,aupèreenparticulier.Ils’entraînait,élaboraitdesplans,préparaitdesformulesd’empoisonnementdelanourritureetmêmedupuits, leseulpuitsduvillage.Ilétaitpossédéparl’idéed’unmassacretotal.Ilsevoyaitmontantsurlescadavresdelatribu,triomphant,samèreportéesursondos.Elleadmirerait,derrièrel’épauledesonfils,lestravauxdesaprogénitureélevéeàsonimage.

Ilsrêvaienttouslesdeuxdecemomentprécis;lamèreluiavouaitquecetteimagelaremplissaitdebonheur.Elleselevaitetmontaitsursonfilsquilaprenaitettournaitainsidanslachambre.Lefilsbandait comme un taureau, déposait la mère et courait se soulager dans la nature, derrière uneroulotte,depréférencecelleoùdormaitZahra.Unjouriladéfoncélaporte,réveillantlesfillesquitenaientcompagnieàZahra.Illesachasséesetestrestéseulavecelle.Sonséroualétaitouvert,d’unemainiltenaitsonsexe,del’autreuncouteau.Ilhurlait,demandaitàZahradeselaisserfaire:« Parderrière, imbécile, donne-moi ton cul, c’est tout ce que tu possèdes, tu n’as pas de poitrine, et tonvagin ne m’inspire pas. Donne ton derrière… Ça va être ta fête. Tu fais ça toute seule, je vaist’apprendrecommentonlefaitàdeux… »

Il se jetasurelle,mais,avantmêmede lapénétrer, iléjaculaenpoussantun râle rageur.Zahrareçutuncoupdecouteaudansledos.Abbassortitenlamaudissantets’enallapleurerentrelesseinsdesamère.

Quelquesinstantsaprès,ilrevintavecdesmenottesetattachalesbrasdeZahraauxbarreauxdelafenêtreetlaviolaavecunvieuxmorceaudebois.

Zahran’étaitplus« princessed’amour » ;ellenedansaitplus ;ellen’étaitplusunhomme ;ellen’était plus une femme,mais une bête de cirque que la vieille exhibait dans une cage. Lesmainsattachées, la robedéchirée justeauniveaudu torsepourdonneràvoir sespetits seins,Zahraavaitperdu l’usage de la parole. Elle pleurait et les larmes coulaient sur son visage où la barbe avait

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repoussé. Elle était devenue la femme à barbe qu’on venait voir de tous les coins de la ville. Lacuriosité des gens n’avait aucune limite ou retenue. Ils payaient cher pour s’approcher de la cage.Certainsluijetaientdescacahuètes,d’autresdeslamesderasoir,d’autresenfincrachaientdedégoût.Zahrarapportaitbeaucoupd’argentàAbbasetàsamère.Sonmutismelesinquiétait.Lanuit,lavieillela détachait, lui donnait àmanger et l’accompagnait jusqu’aux toilettes. Elle tenait à la laver elle-mêmeunefoisparsemaine.Toutenluiversantdel’eausursoncorps,ellelacaressait, luitâtaitlesexeetluidisaitdesméchancetés:« Heureusementquenoussommeslà.Noust’avonssauvée !Tuasusurpé toute une vie l’identité de quelqu’un d’autre, probablement celle d’un homme que tu asassassiné.Àprésent,tuasintérêtàobéiretàtelaisserfaire.Jenevoispascequemonimbéciledefilstetrouve.T’aspasdepoitrine,tuesmaigre,tesfessessontmenuesetcreuses,mêmeungarçonestplusbandantquetoi.D’ailleurs,quandjepassemamainsurtapeau,jenesensrien.C’estdubois.Alorsqu’aveclesautresfilles,mêmelespluslaides,j’aiduplaisir.Situcontinuesdefairelagrèvede la parole, je te livrerai à la police.Notre police a le don de faire parler lesmuets.Quant auxmuettes,ellesaitlesfairehurler… »

Une nuit de pleine lune, Zahra eut l’intuition qu’Abbas allait venir se jeter sur elle. Sesmainslibresramassèrentdeuxlamesderasoirjetéesdanslacagepardesspectateurs.Ellesedéshabilla,mitlesdeux lamesdansunchiffonqu’elleplaçaenévidenceentresesfessesetattenditàplatventre lavisitedelabrute.Elleavaitludansunvieuxmagazinequelesfemmespendantlaguerred’Indochineavaientrecoursàcetteméthodepourtuerlessoldatsennemisquilesviolaient.C’étaitaussiuneformedesuicide.

Zahrareçutcommeunemassed’unetonnelecorpsd’Abbasquieutlavergefendue.Dedouleuretde rage, il l’étrangla. Zahra mourut à l’aube étouffée, et le violeur succomba des suites del’hémorragie.

VoilàcommentestmortAhmed.Voilàcomments’estachevéelavie–courte–deZahra.Salemavaitl’airtrèsaffectéparsonproprerécit.Ilsoupiralonguement,selevaetditàAmaret

Fatouma:— Excusez-moi, je ne voulais pas vous raconter la fin. Mais, quand je l’ai apprise, j’étais

tellement bouleversé que je cherchais partout quelqu’un à qui la transmettre pour ne pas être seuldépositaired’unetelletragédie.Àprésent,jemesensmieux.Jesuissoulagé.

Amarintervint:—Assieds-toi !Tunevaspast’entirercommecela !Tonhistoireestatroce.Jesuissûrquetuas

tout inventéetque tu t’es identifiéaussibienàAbbasqu’à lamalheureuseZahra.Tuesunhommepervers.Tu rêvesdevioler les jeunes filles ou les garçons et, comme tu ashonte, tu te punis à lamanièreasiatique.Jeconnaislafindecettehistoire.J’aitrouvélemanuscritquenouslisaitleconteur.Jevousl’apporteraidemain.Jel’avaisrachetéauxinfirmiersdelamorgue.

Fatoumaneditrien.Elleesquissaunsourire,selevaetfitunsignedelamaincommepourdire« Àdemain ! ».

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15Amar

Cejour-là, lesnuagessesontregroupés,formantuncerclepresqueparfait,etsesontlentementdilués d’une encre entre le mauve et le rouge. Une légère brume persistait. Les gens allaient etvenaientsurlesgrandesavenuessansraisonprécise.Certainss’étaientinstallésaucafé.Ilsparlaient.Ilsnesedisaientrien.Lespetiteschosesdelaviequotidienne.Ilsregardaientlesjeunesfillespasser.Quelques-unsfaisaientdescommentairesvulgairessurladémarchedecettefemmeousurleculbasd’une autre. D’autres lisaient ou relisaient un journal vide  ; de temps en temps ils évoquaientl’extensiondelaprostitutionmasculinedanscetteville ;ilsmontraientdudoigtuntouristeeuropéenflanquédedeuxadolescentsbellâtres.Lesgensaimentparlerdesautres.Ici, ilsraffolentdespotinssexuels.Ilsenparlenttoutletemps.Parmiceux-làquisemoquaienttoutàl’heuredel’homosexuelanglais, j’en connais qui iraient bien en cachette lui faire l’amour ou simplement faire l’amourensemble.Il leurestplusfaciledelefairequed’enparleroudel’écrire.Oninterditdes livresquiparlent de la prostitution dans le pays,mais on ne fait rien pour donner du travail à ces filles del’exoderural,onnetouchepasnonplusauxproxénètes.Alorsonparledanslescafés.Onsedéfoulesurlesimagesqui traversent leboulevard,et lesoironregardeàlatéléuninterminablefeuilletonégyptien:l’Appeldel’amour,oùleshommesetlesfemmess’aiment,sehaïssent,s’entre-déchirentetnesetouchentjamais.Jevousdis,mesamis,quenoussommesdansunesociétéhypocrite.Jen’aipasbesoin de préciser davantage : vous savez bien que la corruption a fait son travail et continue dedévasterlentementetirrémédiablementnoscorpsetnosâmes.J’aimebienlemotarabequidésigne

lacorruption

.Ças’appliqueauxmatièresquiperdentleursubstanceetquin’ontplusdeconsistance,commeleboisparexemplequigardel’enveloppeextérieure,ilgardel’apparence,maisilestcreux,iln’yaplusriendedans,ilaétéminédel’intérieur ;despetitesbêtesvraimentminusculesontgrignotétoutcequ’ilyavaitsousl’écorce.Mesamis,ilnefautsurtoutpasmebousculer ;jenesuisqu’unecarcassevide ;dedansilyaencoreuncœuretdespoumonsquicontinuentàfaireleurtravail.Ilssontindignésplusquefatigués.Etmoijesuisperdu.Hier,aprèsl’histoirequenousarapportéeSalem,jesuisalléàlamosquée,nonpourprier,maispourmerecueillirdansuncoinsilencieuxpouressayerdecomprendrecequinousarrive.Figurez-vousquej’aiétéréveilléplusieursfoispardesespècesdevigiles ;ilsm’ontfouilléetontvérifiémonidentité.J’aieuenviedeleurdire:l’Islamquejeporteenmoiestintrouvable,jesuisunhommeseuletlareligionnem’intéressepasvraiment.Maisleurparlerd’IbnArabioud’ElHallajauraitpumevaloirdesennuis.Ilsauraientcruqu’ils’agissaitdemeneurspolitiquesenexil,defrèresmusulmansvoulantprendrelepouvoirdanslepays.Jemesuislevéetsuisrentréchezmoi.Heureusementlesenfantsn’étaientpaslà.Ilsdevaientêtretousdanslesterrainsvaguesentraindejoueraveclespierres,etlapoussière.Jemesuisconcentréetj’ailonguementpenséaupauvreAhmed.Moi,jenel’appelleraipasZahra.Parcequesurlemanuscritilsignaitparsonuniqueinitiale,lalettreA.BiensurcepourraitêtreAicha,Amina,Atika,Alia,Assia…Maisadmettonsqu’ils’agitd’Ahmed.Ilesteffectivementsortidelamaisonetatoutquitté.Ilaététentédeselaisserentraînerparl’aventureducirqueforain.Maisjecroisqu’ilafaitautrechose.

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Le fils et la mère, le visage dévasté par la haine, la haine des autres et la haine de soi, nemaîtrisaientplusaucunedeleurscombines.Ilsessayèrentd’embarquerAhmeddansunehistoiredetrafic,mais ilsn’étaientmanifestementplus crédibles, se trompant sans cesse, se contredisant et sedisputantavecunerareviolence.D’ailleurscequidécidaAhmedàfuir,cefutunebagarreàl’armeblancheentrelamèreetlefils,àproposd’unflaconperduoùlavieilleavaitconservélacervelleenpoudred’unehyène.Elleprovoquaitlefilsenluicriant:

—Filsdepute,filsdepédé,tun’espasunhomme,vienstebattre,viensdéfendrelapetiteparcelledevirilitéquej’aieulabontédetefileràlanaissance.

—Situesuneputain,luirépondit-il,jenesuisquetonfils,etlesfilsdeputesontmoinspourrisqueleurmère…

—Oùas-tumis le flaconnoir…Tumefaisperdreuneaffaireenor…Jesuissûreque tu l’asdonnéàcettevieilletapettequitedonnesoncul…Tueslefilsindigned’unegrandedame…

—Jeneveuxpasmebattre…,pasavectoi.Ellelançaensadirectionuncouteauquifrôlasonépaule.Lefilssemitàpleureretlasuppliade

luipardonner.Ilétaitvraimentlaid.Ilsétaienttouslesdeuxd’unelaideurinsupportable,sansaucunedignité.Nimèreni fils,maisdeuxmonstresqui inspirèrentune tellehorreuràAhmedqu’ilprit lafuiteenmaudissantlamaininvisiblequil’avaitmissurcechemin.Lavieille,toutencrachantsurlefils,lepoursuivit.Ellefaillitlerattraper,maisglissasurunedallemouillée,cequisauvaAhmeddesgriffes de cette folle. Il n’imaginait pas qu’entre unemère et son fils pouvait exister ce genre derapports.Ilsesouvenaitdesespropresrelationsavecsesparentsetregrettaitbeaucoupsadureté,sessilences,sesexigences.Ilsedisaitqu’iln’étaitpasmaîtredelahainequilemaintenaitéloignédesapauvremère,nidelapassionqueluiinspiraitsonpère,qu’iladmiraitetredoutaitenmêmetemps.Ilsemitàdétesterl’épisodecyniquedesonsimulacredemariageaveclapauvrecousine.

Ilaerrétoutelanuitdanslaville.Àl’aubeilserenditaucimetièreetcherchalatombedeFatima.C’étaitunetombenégligéecoincéeentredeuxgrossespierres.Ilpensaitàelleavecunsentimentderemords,chosequ’iln’avaitpasressentiedepuislongtemps.C’étaitcommes’ilrevenaitd’unelongueabsence,d’unvoyagepénibleoud’unelonguemaladie.Enserecueillantdevantcettetombe,ilfinitpeu à peu par perdre l’image de Fatima, visage brouillé, voix inaudible. Cris mêlés au vent  ; ilperdait doucement cette mémoire  ; les souvenirs tombaient, s’effritaient. On aurait dit qu’il avaitentrelesmainsunpainrassisqu’ilémiettaitpourdonneràmangeràdespigeons.Envérité,ilavaithorreur des cimetières. Il ne comprenait pas pourquoi on ne les couvrait pas, pourquoi on ne lescachaitpas.Ilconsidéraitceslieuxmalsains,ildisaitquecelaneservaitàriendeconserverl’illusiond’uneprésence,puisquemêmelamémoiresetrompe,semoquedenousaupointdenouslivrerdessouvenirsfabriquésavecdesêtresquin’ontjamaisexisté,nousenfermantdansunnuageoùriennerésisteniauventniauxmots.Ilsemitàdouterdel’existencedeFatimaetrefusadecroirequ’ilétaitvenulàpourpriersursonâme.Lefaitd’avoirerrétoutelanuit, lemanquedesommeil, lafatiguenerveusedueàlafuiteetl’absencederepères,installèrentletroubledanssaperception.Ilsortitducimetièrecommeexpulséparunventviolent.Ilsentaitquequelqu’unlerepoussaitavecforce.Ilnerésistaitpas.Ilmarchaitàreculons,trébuchasurunepierre,ilsetrouvaallongédansunetombequiétait à lamesure de son corps. Il eut dumal à se relever.Durant un instant, il eut l’idée de resterdormir là. Peut-être que la mort viendrait le prendre dans ses bras avec douceur, sans nostalgie.Resterdanscettepositioncommepourl’apprivoiser,poursefamiliariseravecl’humiditédelaterre,pourétablirainsiparavancedesrapportsdetendresse.Maisleventétaitbrutal.Illesouleva.Ahmeds’enalla,amerettriste.Sespremierspasdeséducteurfierfurentrejetésparlamortoudumoinsparleventquilatransporteetquil’anime.Ilseditqu’iln’avaitdeplacenidanslavienidanslamort,

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exactementcommeilavaitvéculapremièrepartiedesonhistoire,nitoutàfaithommenitoutàfaitfemme.Iln’avaitplusd’énergie,plusdeforcepoursupportersonimage.Leplusdur,c’estqu’ilnesavaitplusàquoiniàquiilressemblait.Plusaucunmiroirneluirenvoyaitd’image.Ilsétaienttouséteints.Seulel’obscurité,seulesdesténèbresavecquelqueshachuresdelumières’imprimaientdanslesmiroirs.Ilsavaitqu’àpartirdecetinstantilétaitperdu.Ilnepouvaitmêmeplusallerchercherunvisage où il se verrait, des yeuxqui lui diraient : «  Tu as changé, tu n’es plus lamêmepersonnequ’hier ;tuasdescheveuxblancssurlestempes,tunesourisplus,tesyeuxsontéteints,tonregardestdévasté ;tuasdelamorvequipenddunez ;tuesfini,foutu ;tun’esplus ;tun’existespas ;tuesuneerreur,uneabsence,justeunepoignéedecendres,quelquescailloux,desmorceauxdeverre,unpeudesable,untroncd’arbrecreux,tonvisages’évanouit,n’essaiepasdelegarder, ils’enva,n’essaiepasdeleretenir,c’estmieuxcommeça,unvisagedemoins,unetêtequitombe,rouleparterre, laisse-là ramasser unpeudepoussière, unpeud’herbe, laisse-là rejoindre l’autre bout de tapensée,tantpissielledébarquedansunearèneouuncirque,elleroulerajusqu’àneplusriensentir,jusqu’àladernièreétincellequitefaitcroireencoreàlavie… »

Uncharlatanàquiilconfiasonmalheurluiproposadeluitrouverunmiroird’Inde,spécialementconçupourlesregardsamnésiques.

—Aveccemiroir, luia-t-ildit, tuverras tonvisageet tapensée.Tuverrascequelesautresnevoientpasquandils teregardent.C’estunmiroirpour lesprofondeursde l’âme,pour levisibleetl’invisible  ;c’est l’enginrarequelesprincesd’Orientutilisaientpourdénouerlesénigmes.Crois-moi,monami,tuserassauvécartuyverraslesastresquigardentl’EmpireduSecret…

—Quitedit,luia-t-ilrépondu,quejeveuxêtresauvé ?J’aimeraismêmeperdredéfinitivementlevisageetsonimage.Déjà,aprèsunelonguenuitderéflexionetd’errance,ilm’arrivedepassermamainsurmesjouesetjenesensrien…,mamaintraverselevide.C’estuneimpressionquetunepeuxpas comprendre, sauf peut-être si tu es un grand fumeur de kif… et encore il faut avoir connu letroubledunometledoubleducorps.Maistoutcelatedépasse.Va,jen’aibesoinquedesilenceetd’uneimmensecouchedeténèbres.Jen’aiplusbesoindemiroir…etjesaisenoutrequetonhistoireestfausse…,dansmonenfanceonjouaitaveccesmiroirsd’Inde…Onallumaitlefeuavec !…

Ilatraînélongtemps.Sonétatphysiqueetmentalfaisaitdeluiuneombrequipassaitsanssusciterlamoindreattentionchezlesgens.Ilpréféraitcetteindifférencecar,commeill’avaitnote,« jesuissurlechemindel’anonymatetdeladélivrance ».

Onpourraitdireàcestadequ’onl’aperdudevue.Maispersonnenes’intéressaitsuffisammentàlui pour le perdre de vue. Ce qu’il cherchait, c’était que lui-même se perdit de vue de manièredéfinitiveetsurtoutdeneplusêtreportécommeuneplanchecoraniqueparlesflotsdutemps.

Jenesaispascommentilsubsistait,s’ilsenourrissaitounon,s’ildormaitoupas.Sesdernièresnotationssontvagues.Était-ilencoredanscepaysouavait-ilréussiàmonterclandestinementdansunnavire demarchandises enpartancepour le bout dumonde  ? Je pense à cela parcequ’il parle uncertainmomentdel’« obscuritébalancéepardesvaguesfortes ».

J’imaginececorps,quin’enpouvaitplusd’êtreprisonnierd’unautrecorps,sur lesvaguesdesmerslointainesplutôtquedansundecesbarsmalfamésoùl’âmesediluedanslemauvaisvin,dansladétressedequelquesêtresquin’ontquelalâchetédes’enivrerpourmourirmédiocrement.

Après la rupture de l’équilibre familial et son départ de la maison, il était prêt à toutes lesaventures avec cependant le désir d’en finir avec cette vieille et pénible comédie. C’est ce qu’ilécrivaitàl’époque:

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«Lamortaréglébiendesquestionsensuspens.Mesparentsnesontpluslàpourmerappelerquejesuisporteurdusecret.Ilesttempspourmoidesavoirquijesuis.Jesais,j’aiuncorpsdefemme, même si un léger doute persiste quant à l’apparence des choses. J’ai un corps defemme ;c’est-à-direj’aiunsexedefemmemêmes’iln’ajamaisétéutilisé.Jesuisunevieillefillequin’amêmepasledroitd’avoirlesangoissesd’unevieillefille.J’aiuncomportementd’homme,ouplus exactementonm’aappris à agir et àpenser commeunêtrenaturellementsupérieur à la femme. Tout me le permettait : la religion, le texte coranique, la société, latradition,lafamille,lepays…etmoi-même…«J’aidepetitsseins–desseinsréprimésdèsl’adolescence–maisunevoixd’homme.Mavoixestgrave,c’estellequimetrahit.Dorénavantjeneparleraiplus,oubienjeparlerailamainsurlabouchecommesij’avaismalauxdents.«J’aiunvisagefinmaiscouvertparunebarbe.« J’ai bénéficié des lois de l’héritage qui privilégient l’homme par rapport à la femme. J’aihéritédeuxfoisplusquemessœurs.Maiscetargentnem’intéresseplus.Jeleleurabandonne.Jevoudraisquitter cettemaisonsansque lamoindre tracedupassénemesuive. Jevoudraissortirpournaîtredenouveau,naîtreàvingt-cinqans,sansparents,sansfamille,maisavecunprénomdefemme,avecuncorpsdefemmedébarrasséàjamaisdetouscesmensonges.Jenevivraipeut-êtrepas longtemps.Jesaisquemondestinestvouéàêtrebrutalement interrompuparcequej’ai,unpeumalgrémoi,jouéàtromperDieuetsesprophètes.Pasmonpèredontjen’étais en fait que l’instrument, l’occasion d’une vengeance, le défi à lamalédiction. J’avaisconsciencedejouerunpeu.Ilm’arriveencored’imaginerquelleviej’auraiseuesijen’avaisétéqu’unefilleparmid’autres,unefilledeplus,lahuitième,uneautresourced’angoisseetdemalheur.Jecroisquejen’auraispaspuvivreetacceptercequemessœurscommelesautresfillesdanscepayssubissent.Jenecroispasquejesoismeilleuremaisjesensenmoiunetellevolonté,unetelleforcerebelle,quej’auraisprobablementtoutchamboulé.Ah !Cequejem’enveuxàprésentdenepasavoirplustôtdévoilémonidentitéetbrisélesmiroirsquimetenaientéloignéedelavie.J’auraisétéunefemmeseule,décidantentouteluciditéquoifaireavecmasolitude.Jeparledesolitudechoisie,élue,vécuecommeundésirdeliberté,etnoncommeuneréclusionimposéeparlafamilleetleclan.Jesais,danscepays,unefemmeseuleestdestinéeàtous les refus.Dansunesociétémorale,bienstructurée,nonseulementchacunestà saplace,maisiln’yaabsolumentpasdeplacepourceluioucelle,surtoutcellequi,parvolontéouparerreur,paresprit rebelleoupar inconscience, trahit l’ordre.Une femmeseule,célibataireoudivorcée,unefille-mère,estunêtreexposéàtouslesrejets.L’enfantfaitdansl’ombredelaloi,l’enfantnéd’uneunionnonreconnue,estdestinéaumieuxàrejoindrelefoyerdelaBonté,làoùsontélevéeslesmauvaisesgraines,lesgrainesduplaisir,bref,delatrahisonetdelahonte.Une prière secrète sera faite pour que cet enfant fasse partie du lot des centmille bébés quimeurentchaqueannée,parabsencedesoins,parmanquedenourritureouparlamalédictiondeDieu  ! Cet enfant n’aura pas de nom. Il sera fils de la rue et du péché et devra subir lesdifférentsétatsdumalheur.«Ondevraitprévoiràlasortiedechaquevilleunétangassezprofondquirecevraitlecorpsdecesbébésdel’erreur.Onl’appelleraitl’étangdeladélivrance.Lesmèresyviendraientlanuitdepréférence, ligoteraientleurprogénitureautourd’unepierrequ’unemainbienfaisanteleuroffrirait,et,dansunderniersanglot,déposeraientl’enfantquedesmainscachées,peut-êtresousl’eau, tireraient vers le fond jusqu’à la noyade.Tout cela serait fait auvu et au su de tout le

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monde,maisilseraitindécent,ilseraitinterditd’enparler,voired’évoquerlesujet,mêmepardesallusions.«Laviolencedemonpaysestaussidanscesyeuxfermés,danscesregardsdétournés,danscessilencesfaitsplusderésignationqued’indifférence.« Aujourd’hui je suis une femme seule. Une vieille femme seule. Avec mes vingt-cinq ansrévolus, je considère que ma vieillesse a au moins un demi-siècle. Deux vies avec deuxperceptionsetdeuxvisagesmais lesmêmesrêves, lamêmeetprofondesolitude.Jenepensepasêtreinnocente.Jecroismêmequejesuisdevenuedangereuse.Jen’aiplusrienàperdreetj’ai tellement de dégâts à réparer… Je soupçonnema capacité de rage, de colère et aussi dehaine destructrice. Plus rien ne me retient, j’ai juste un petit peu peur de ce que je vaisentreprendre  ; j’aipeurparceque jenesaispasexactementceque jevais faire,mais jesuisdécidéeàlefaire.«J’auraispueffectivement resterenferméedanscettecageoù jedonnedesordresetd’où jedirigelesaffairesdelafamille.J’auraispumecontenterdustatutdel’hommepuissantpresqueinvisible.J’auraismêmeconstruitunepièceencoreplushautepourmieuxvoirlaville.Maismavie,mes nuits,ma respiration,mes désirs,mes envies, auraient été condamnés. J’ai, depuis,horreurdudésert,del’îledéserte,delapetitemaisonisoléedanslebois.Jeveuxsortir,voirlesgens, respirer les mauvaises odeurs de ce pays et aussi les parfums de ses fruits et de sesplantes. Sortir, être bousculée, être dans la foule et sentir qu’une main d’homme caressemaladroitementmesfesses.Pourbeaucoupdefemmes,c’esttrèsdésagréable.Jelecomprends.Pourmoi,ceseraitlapremièremainanonymequiseposeraitsurmondosoumeshanches.Jenemeretourneraispaspournepasvoirquelvisageportecettemain.Sijelevoyais,jeseraisprobablement horrifiée. Mais les mauvaises manières, les gestes vulgaires peuvent avoirparfoisunpeudepoésie,justecequ’ilfautpournepassemettreencolère.Unepetitetouchequinedémentiraitpasl’érotismedecepeuple.Cesontsurtoutlesvoyageurseuropéensquiontle mieux senti et le mieux évoqué cet érotisme, en peinture comme en littérature, même siderrièretoutcelaunepointedesupérioritéblancheguidaitleurspas.«Jesaisqu’onparleplusdesexequed’érotisme,etl’amour,onlenoiedansunetellenostalgielanguissantequ’ilmedégoûteàjamais.« Je comprends àprésent pourquoimonpèreneme laissait pas sortir  ; il s’arrangeait pourépaissirlemystèreautourdemonexistence.Àuncertainmoment,ilperditconfianceenmoi.J’auraispuletrahir,sortirparexempletoutenue.Onauraitdit:« C’estunefolle !« Lesgensm’aurait couverte et ramenée à la maison. Cette idée me hantait. Mais à quoi bon faire unscandale  ?Monpèreétaitmalade.Mamèreenferméedans sonmutisme.Messœursvivaientdansunemédiocritébientranquille.Etmoijesouffrais.J’étaisdevenuelaprisonnièredemondestin.«Aprèslamortdesparents,j’euslesentimentd’unedélivrance,uneliberténeuve.Plusriennemeretenaitdanscettemaison.Jepouvaisenfinsortir,partirpourneplusrevenir.«J’enétaisarrivéeàsouhaiterl’amnésie,oubrûlermessouvenirslesunsaprèslesautres,oualors les rassembler tel un tas deboismort, les ficeler avecun fil transparent, oumieux lesenvelopperd’unetoiled’araignée,etm’endébarrassersurlaplacedumarché.Lesvendrepourunpeud’oubli,pourunpeudepaixetdesilence.Sipersonnen’enveut,lesabandonnercommedesbagageségarés. Jem’imaginais en traind’envanter la richesse, la curiosité, la rareté, et

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aussi l’étrangeté. En fait je me voyais mal dans ce marché des mémoires qui se donnent,s’échangentetpartentenpoussièreouenfumée.Ceseraittropcommode.« Sortir, avancer la tête renversée, regarder le ciel, surprendre en fin de journée un leverd’astre, le chemin de quelque étoile et ne plus penser. Choisir une heure discrète, une routesecrète,unelumièredouce,unpaysageoùdesêtresaimants,sanspassé,sanshistoire,seraientassiscommedanscesminiaturespersanesoùtoutparaîtmerveilleux,endehorsdutemps.Ah !Sijepouvaisenjambercettehaiechargéedepiques,cettehaie,véritablemuraillemobilequimedevanceetmebarrelechemin,sijepouvaislatraverserauprixdequelquesblessuresetallerprendreplacedanscetteminiatureduXIᵉsiècle ;desmainsd’angemedéposeraientsurcetapisprécieux, en silence, sans déranger le vieux conteur, un sage qui pratique l’amour avec unegrandedélicatesse.Jelevoislàentraindecaresserleshanchesd’unejeunefille,heureusedesedonneràlui,sanscrainte,sansviolence,avecamitiéetpudeur…«Tantdelivresontétéécritssurlescorps,lesplaisirs,lesparfums,latendresse,ladouceurdel’amour entre homme et femme en Islam…, des livres anciens et que plus personne ne litaujourd’hui.Oùadisparul’espritdecettepoésie ?Sortiretoublier.Allerversdeslieuxretirésdutemps.Etattendre.Avant,jen’attendaisrien,ouplutôtmavieétaitrégléeparlastratégiedupère. J’accumulais les choses sans avoir à attendre. Aujourd’hui, je vais avoir le loisird’attendre. Qu’importe quoi ou qui. Je saurai que l’attente peut être une cérémonie, unenchantement,etquedulointainjeferaisurgirunvisageouunemain ;jelescaresserai,assisedevantl’horizonquichangedeligneetdecouleurs,jelesregarderaipartir ;ilsm’aurontainsidonnéledésirdemourirlentementdevantcecielquis’éloigne… »

Voilà, mes amis, comment notre personnage s’est éteint : face au ciel, devant la mer, entouréd’images,dans ladouceurdesmotsqu’ilécrivait,dans la tendressedespenséesqu’ilespérait…Jecroisqu’iln’ajamaisquittésachambreenhautsurlaterrassedelagrandemaison.Ils’yestlaissémourir,aumilieudevieuxmanuscritsarabesetpersanssurl’amour,noyéparl’appeldudésirqu’ilimaginait,sanslamoindrevisite.Ilavaitverrouillésaportelejour.Lanuitildormaitsurlaterrasseets’entretenaitaveclesastres.Soncorpsluiimportaitpeu.Illelaissaitdépérir.Ilvoulaitvaincreletemps. Jepensequ’ila réussi lesderniersmomentsdesavie,quand ilaatteint lehautdegréde lacontemplation.Jecroisqu’ilaconnulavolupténéedecettebéatitudeacquisefaceaucielétoilé.Iladûmourir dans une grande douceur. Ses yeux posés sur cet horizon lointain devaient résumer lalonguedétresseoudumoins l’erreurque fut savie (ceque jevaisvous lirene figurepasdans lemanuscrit,c’estdemonimagination):

«Jem’envaissurlapointedespieds.Jeneveuxpaspeserlourd,aucasoùlesanges,commeilestditdansleCoran,viendraientmeporterjusqu’auciel.J’aividémoncorpsetj’aiincendiémamémoire.Jesuisnéedansunfasteetunejoiefabriqués.Jeparsensilence.Jefus,commeditlepoète,“ledernieretleplussolitairedeshumains,privéd’amouretd’amitié,etbieninférieuren cela au plus imparfait des animaux ”. Je fus une erreur et je n’ai connu de la vie que lesmasquesetlesmensonges… »

Un long silence suivit le récit d’Amar. Salem et Fatouma avaient l’air convaincu  ; ils seregardèrentetnedirentrien.Àuncertainmoment,Salem,gêné,essayadejustifiersapropreversiondel’histoire:

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—Cepersonnageestuneviolenceensoi  ;sondestin,saviesontdel’ordredel’inconcevable.D’ailleursonnepeutmêmepass’entirerparunepirouettepsychologique.Pourparlerbrutalement,vousenconviendrez,Ahmedn’estpasuneerreurdelanature,maisundétournementsocial…Enfin,jeveuxdire,cen’estsurtoutpasunêtreattiréparlemêmesexe.Annulédanssesdésirs,jepensequeseuleunegrandeviolence–unsuicideavecpleindesang–peutapporteruntermeàcettehistoire…

—Tuaslutropdelivres,ditAmar ;c’estuneexplicationd’intellectuel.Maisjeposelaquestion:en quoi cette histoire inachevée a pu nous intéresser à ce point, nous autres, désœuvrés oudésabusés ?Jecomprendsque,toi,filsd’esclaves,tuaspassétavieàeffacercettetrace.Tuasétudiétoutseul,tuasétudiébeaucoup,mêmeunpeutrop.Etpuis,toi,tuauraisaimésavoircequ’estunevielibre quand tu avais vingt ans…Or, à cet âge-là, tes parents trimaient pour t’épargner lemalheurqu’ils enduraient. Mais, moi, qui suis un vieil instituteur retraité, fatigué par ce pays ou plusexactementparceuxquilemaltraitentetledéfigurent,jemedemandecequim’apassionnédanscettehistoire.Jecroissavoirquec’estd’abordl’aspecténigmatique,etensuitejepensequenotresociétéest trèsdure,çan’apasl’air,mais ilyaunetelleviolencedansnosrapportsqu’unehistoirefolle,commecelledecethommeavecuncorpsdefemme,estunefaçondepoussercetteviolencetrèsloin,àsonextrêmelimite.Noussommesintriguésparlepaysquis’exprimeainsi…Ettoi,Fatouma,tunedisrien…Quelesttonpointdevue ?…

—Oui,jenedisrien,parcequ’unefemme,danscepays,aprisl’habitudedesetaireoualorselleprendlaparoleavecviolence.Moi,jesuisàprésentvieille,c’estpourcelaquejesuisavecvous.Ilyatrenteans,oualorssij’avaisunetrentained’années,croyez-vousquej’auraisétéavecvousdanscecafé  ? Je suis libre parce que je suis vieille et ridée. J’ai droit à la parole parce que ça n’a pasd’importance. Les risques sontminimes.Mais c’est déjà curieux et étrange d’être là, aujourd’hui,assisedanscecafé,àvousécouteretàparler.Nousnousconnaissonsàpeine.Vousnesavezriendemoi…Rappelez-vous,c’estmoiquieusl’initiativedevousréunirdanscecaféaprèsladisparitionduconteur. Je vous ai parlé la première. Vous n’avez pas fait attention. C’est normal  ! Une vieillefemme…Passinormalqueça !Unevieillefemmedoitresteràlamaisonets’occuperdesespetits-enfants.Or, jenesuisniunemèreniunegrand-mère.Jesuispeut-êtrel’uniquevieillefemmesansprogéniture.Jevisseule.J’aiquelquesrentes.Jevoyage.Jelis…J’aiapprisàlireàl’école…J’étaispeut-êtrelaseulefilledetoutel’école…Monpèreétaitfierdemoi…Ildisait:« Jen’aipashonted’avoirdesfilles !… »

Fatoumas’arrêtauninstant,sevoilalevisageavecunepartiedesonfoulardsurlatête,baissalesyeux.Onnesavaitpassielleétaitgênéeparcequ’elledisaitoupar laprésencedequelqu’un.Ellecherchaitàéviterunvisage.Devantlecafé,unhomme,petitdetaille,plutôtbienhabillé,s’estarrêté.Il regardait tantôtFatouma,quigardait la têtebaissée, tantôt le fondducafé. Ilvint toutprèsde latableetdit:

—Hé,Hadja  !Tumereconnais ?NousétionsensembleàLaMecque…JesuisHadjBritel…,l’oiseaurapideetefficace !…

Amarlepriadepartir.Lepetitbonhommes’enalla,bredouillantquelquechosecomme:—Mamémoiremejouedestours…Etpourtantjesuissûrquec’estelle…Fatoumaretiralevoile.Cetteinterventionl’avaittroublée.Ellerestasilencieuse,puisditaprèsun

profondsoupir:—Danslavieondevraitpouvoirporterdeuxvisages…Ceseraitbiend’enavoiraumoinsunde

rechange…Oualors,cequiseraitencoremieux,nepasavoirdevisagedutout…Nousserionsjustedesvoix…Unpeucommedesaveugles…Bon,mesamis,jevousinviteàrevenirdemainchezmoi

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pourvouslivrerlafindenotrehistoire…J’habiteunechambredansl’orphelinat…Jevousattendsaumomentducoucherdusoleil…Venezjusteavant,vousverrezcommec’estbeaulecielvudemachambre…

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16Fatouma

Hommes  ! Il est une piété que j’aime et recherche, c’est la piété de lamémoire. Je l’apprécieparcequ’elleneposepasdequestions.Jesaisquecettequalitéestenvous.Ainsi,jedevanceraivosinterrogationsetapaiseraivotrecuriosité.

Vous êtes assis par terre, le dos aumur, face à lamontagne.Unenappedenuages en efface lesommet.Tout à l’heure, les couleursviendront lentement semêler auxnuages.Ellesdonnerontunspectaclepourl’œiletl’espritquisaventattendre.

Commedit lepoète :«  Onnepeutoublier le tempsqu’en s’en servant »…Avant, le temps seservait de moi et je finissais par m’oublier. Mon corps, mon âme, l’incendie que je pouvaisprovoquer, l’auroreoù jemeréfugiais, toutcelam’était indifférent.Toutse taisaitautourdemoi :l’eau,lasource,lalune,larue.

Et jeviensdeloin,de très loin, j’aimarchésurdesroutessansfin  ; j’aiarpentédes territoiresglacés  ; j’ai traversédesespaces immensespeuplésd’ombresetde tentesdéfaites.Despaysetdessiècles sont passés devantmon regard.Mes pieds se souviennent encore. J’ai lamémoire dans laplantedespieds.Était-cemoiquiavançaisouétait-celaterrequibougeaitsousmespieds ?Commentlesaurai-je ?Touscesvoyages,toutescesnuitssansaurores,sansmatins,jelesaifabriquésdansunechambreétroite,circulaire,haute.Unechambresurlaterrasse.Laterrasseétaitsurunecollineetlacollineétaitpeintesuruntissudesoierougeblafard.Jem’étaisinstalléesurleshauteurs,fenêtresetportefermées.Lalumièreétaitindésirable.Etjemesentaispluslibredansl’obscurité.J’organisaismesvoyagesàpartirdesboutsderécitsdegrandsvoyageurs.Sij’étaisunhommej’auraisdit:« IbnBatoutac’estmoi ! »Maisjenesuisqu’unefemmeetj’habiteunechambreàlahauteurd’unetombesuspendue.

JesuisalléeàLaMecque,plusparcuriositéqueparfoi.J’étaisnoyéeparcettehordeenblanc.J’étaisdedans,bousculée,écrasée.Entremachambredéserteet lagrandemosquée, iln’yavaitpasbeaucoupdedifférence.Àaucunmomentjeneperdisconscience.Aucontraire, toutmeramenaitàmoietàmonpetituniversoùmesattachesmedévoraientetm’épuisaient.Ilétaitstrictementinterditdequitterlepèlerinageavantsonterme.Jen’enpouvaisplus.J’avaisperdulestracesdupotier,celuiqui devait surveiller et protéger ma vertu. Pour la première fois je voulus en finir. La mort esttellementpeudechosedansceslieux…Jemedisaisqu’ilétaitplusfaciledemourirpiétinéeparcettefouleetd’êtreensuitejetéedanslafossecommunequotidienne…J’avaisenmoi,dansmapoitrine,unechoseconsignée,déposéepardesmainsfamilières,j’avaisretenuuncri,longetdouloureux,jesavais que ce n’était pas lemien  ; j’avais l’intuition que c’était àmoi que revenait la décision depoussercecri,uncriquiébranleraitlecorpscompactdecettefouledefidèles,quiferaitvibrerlesmontagnesentourant les lieuxsaints,cecriprisonnier làdansmacage thoraciqueétaitceluid’unefemme.Lebesoindelesortiretdel’expulserdemoncorpsdevenaiturgentàmesurequelafouleoùjeme trouvaisgrandissait. Je savais, toujourspar intuition,quecette femme l’avaitdéposéenmoijusteavantdemourir.Elleétaitjeuneetmalade.Elledevaitsouffrird’asthme,peut-être–jen’ensuispassûre–d’épilepsie.Entoutcasilavaitfalluarriversurleslieuxdeprièreetderecueillementpouravoirledésirdedéchirerlecielparuncriprofonddontjepossédaislesgermesmaispaslesraisons.Jeme sentais tout à fait capable de fendre par ce cri la foule et le ciel, de rendre ainsi justice àl’absent,l’êtremaladequiapeuvécuetquiasurtoutmalvécu…aprèsjemedemandai:pourquoicecri a-t-il trouvé refuge chez moi et pas chez un homme par exemple  ? Une voix intérieure me

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réponditquececridevaitlogerdanslapoitrined’unhomme,maisilyeuterreur,ouplutôtlajeunefemme a préféré l’offrir à une femme capable de ressentir lamême souffrance, lamême douleurqu’elle.Encriantellesauradequelcôtédelanuitsetientlamort,tapiedansuncoinàpeineéclairé.J’avançaisdanslafoule,letorsegonflé,enceintedececri ;jesavaisqu’enpoussantdetoutesmesforcesj’arriveraisàl’expulserdemoncorps,àmedélivreretaussiàdélivrerl’êtrequimel’avaitconfié.C’étaitcela,lamortdontjerêvais.Avecladispersiondespèlerinsjen’euspaslebesoindecrier.Jen’étaisplussouscettetensionquimepropulsaitenavant.JequittaiLaMecquesansregretetm’embarquai sur le premierbateau. J’aimais le voyage enbateau.Être surunocéan, loinde touteattache,nepas savoir le sensde la route, être suspendu, sanspassé, sans avenir, êtredans l’instantimmédiat, entouré de cette immensité bleue, regarder la nuit la mince enveloppe du ciel où tantd’étoilessefaufilent ;sesentirsousl’emprisedouced’unsentimentaveuglequi,lentement,proposeunemélodie,quelquechoseentrelamélancolieetlajoieintérieure…C’étaitcelaquej’aimais…etcebateaum’aréconciliéeaveclesnocesrompuesdusilence.

Cepèlerinage,mêmemalaccompli,m’avaitlibérée:enrentrantaupays,jenesuispasretournéechez moi. Je n’avais plus envie de retrouver cette vieille maison en ruine où survivait, dans desconditionsdemalheurintermittent,lerestedemafamille.J’abandonnaissansregretmachambreetmes livres. Les nuits je dormais dans unemosquée.Recroquevillée dansma djellaba, le capuchonrabattu sur le visage, je pouvaispasserpourunhomme,unmontagnard égarédans laville.Alorsj’eus l’idée deme déguiser en homme. Il suffisait de peu : arranger les apparences.Quand j’étaisjeuneetrebelle, jem’amusaisàtransformermonimage.J’ai toujoursétémince,cequifacilitait lejeu.C’étaituneexpérienceassezextraordinairedepasserd’unétatàunautre.Dansmoncasj’allaischanger d’image, changer de visage dans le même corps, et aimer porter ce masque jusqu’à enprofiteravecexcès.

Etpuistouts’estarrêté,touts’estfigé:l’instantestdevenuunechambre,lachambreestdevenueunejournéeensoleillée, le tempsunevieillecarcasseoubliéedanscettecaisseencarton,danscettecaisseilyadevieilleschaussuresdépareillées ;unepoignéedeclousneufs,unemachineàcoudreSingerquitournetouteseule,ungantd’aviateurprissurunmort,unearaignéefixéedanslefonddelacaisse,unelamederasoirMinora,unœilenverre,etpuisl’inévitablemiroirenmauvaisétatetquis’est débarrasséde toutes ses images, d’ailleurs tous cesobjetsdans la caisse sontde sapropre etseuleimagination,depuisqu’ils’estéteint,depuisqu’ilestdevenuunsimplemorceaudeverre,ilnedonne plus d’objets, il s’est vidé durant une longue absence. Je sais à présent que la clé de notrehistoireestparmicesvieilleschoses…Jen’osepasfouillerdepeurdemefairearracherlamainpardesmâchoiresmécaniquesqui,malgrélarouille,fonctionnentencore…,ellesneproviennentpasdumiroirmaisdesondouble…,j’aioubliédevousenparler,enfaitjen’aipasoubliémaisc’estparsuperstition…,tantpis…Nousnesortironspasdecettechambresanstrouverlaclé,etpourcelailvafalloirévoquerneserait-cequeparallusionledoubledumiroir…Nelecherchezpasdesyeux ;iln’estpasdanscettechambre,dumoinsiln’estpasvisible.C’estunjardinpaisibleavecdeslauriers-roses,despierreslissesquicaptentetgardentlalumière,cejardinestfigéluiaussi,suspendu,ilestsecret,soncheminestsecret,sonexistencen’estconnuequedetrèsrarespersonnes,cellesquisesontfamiliariséesavecl’éternité,assiseslà-bassurunedallequimaintientlejourintact,retenudansleurregard ;ellesdétiennentlesfilsducommencementetdelafin ;ladallefermel’entréedujardin,lejardindonnesurlamer,etlameravaleetemportetoutesleshistoiresquinaissentetmeurententrelesfleursetlesracinesdesplantes…,quantaujour,ilaretenuenlui,danssonespace,l’étéetl’hiver,ilssontlàmêlésàlamêmelumière…

J’aiapprisainsiàêtredanslerêveetàfairedemavieunehistoireentièrementinventée,uncontequisesouvientdecequis’estréellementpassé.Est-ceparennui,est-ceparlassitudequ’onsedonne

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une autre viemise sur le corps comme une djellabamerveilleuse, un habitmagique, unmanteau,étoffeduciel,paréd’étoiles,decouleursetdelumière ?

Depuismaréclusion,j’assiste,muetteetimmobile,audéménagementdemonpays:leshommeset l’Histoire, les plaines et les montagnes, les prairies et même le ciel. Restent les femmes et lesgosses.On dirait qu’ils restent pour garder le pays,mais ils ne gardent rien. Ils vont et viennent,s’agitent, se débrouillent. Ceux qui ont été chassés des campagnes par la sécheresse et lesdétournementsd’eaurodentdanslesvilles.Ilsmendient.Onlesrejette,onleshumilieetilscontinuentdemendier.Ilsarrachentcequ’ilspeuvent.Desenfants,ilenmeurtbeaucoup,beaucouptrop…Alorsonenfait,encoreetencore…Naîtregarçonestunmoindremal…Naîtrefilleestunecalamité,unmalheurqu’ondéposenégligemmentsurlecheminparlequellamortpasseenfindejournée…Oh !Jenevousapprendsrien.Monhistoireestancienne…,elledated’avantl’Islam…Maparolen’apasbeaucoup de poids… Je ne suis qu’une femme, je n’ai plus de larmes. Onm’a tôt appris qu’unefemmequipleureestune femmeperdue…J’ai acquis lavolontéden’être jamais cette femmequipleure.J’aivécudansl’illusiond’unautrecorps,avecleshabitsetlesémotionsdequelqu’und’autre.J’aitrompétoutlemondejusqu’aujouroùjemesuisaperçuequejemetrompaismoi-même.Alorsjemesuismiseàregarderautourdemoietcequej’aivum’aprofondémentchoquée,bouleversée.Commentai-jepuvivreainsi,dansunecagedeverre,danslemensonge,dansleméprisdesautres ?Onnepeutpasserd’unevieàuneautrejusteenenjambantunepasserelle.Ilfallaitquantàmoimedébarrasserdecequejefus,entrerdansl’oublietliquidertouteslestraces.L’occasionallaitm’êtredonnéepar lesgosses, touscesgaminsdesbidonvilles, renvoyésdesécoles,sans travail,sans toit,sans avenir, sans espoir. Ils étaient sortis dans les rues, d’abord lesmains nues, ensuite lesmainspleinesdepierres,réclamantdupain.Ilshurlaientn’importequelslogan.Ilsn’enpouvaientplusdecontenirleurviolence,desfemmesetdeshommessanstravaillesrejoignirent.J’étaisdanslarue,nesachantquoipenser.Jen’avaispasderaisondemanifesteraveceux.Jen’avaisjamaisconnulafaim.L’arméeatirédanslafoule.Jemesuistrouvéemêléeauxgossespresqueparhasard.J’étaisaveceux,faceauxforcesdel’ordre.Jeconnuscejour-làlapeuret lahaine.Toutabasculésur-le-champ.Jereçusuneballeàl’épaule,desfemmesquiétaientàleurportepourencouragerlesmanifestantsmeramassèrentenvitesseetmecachèrentchezelles.Enentrantdanscettemaisondepauvres,recueilliepar des femmes dont les enfants devaient être parmi la foule, j’eus une émotion très forte jusqu’àoublier la douleur causée par la blessure. Elles s’occupèrent demoi avec efficacité et gentillesse.Depuiscejour,jem’appelleFatouma.Ellesmegardèrentlongtempschezelles.Lapolicerecherchaitpartoutlesblesséspourlesarrêter.Ellegardaitmêmelescimetières.Leprincipeétaitdenettoyerlepaysdelamauvaisegrainepourempêcherdenouvellesémeutes.Hélas !Lepaysnefutpasvraimentnettoyé…,d’autresémeutes,plussanglantes,eurentlieuquinzeetvingtansaprès…

Entre-temps j’avais perdu le grand cahier où je consignais mon histoire. J’essayai de lereconstituermaisenvain ;alorsjesortisàlarecherchedurécitdemavieantérieure.Lasuitevouslaconnaissez. J’avoue avoir pris duplaisir à écouter le conteur, puisvous. J’ai eu ainsi le privilège,vingtansplustard,derevivrecertainesétapesdemavie.Àprésentjesuisbienfatiguée.Jevouspriedeme laisser.Commevous levoyez, jesuisvieillemaispas trèsâgée.Cen’estpascourantd’êtreporteur de deux vies. J’ai tellement peur de m’embrouiller, de perdre le fil du présent et d’êtreenferméedanscefameuxjardinlumineuxd’oùpasunmotnedoitfiltrer.

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17Letroubadouraveugle

« LeSecretestsacré,maisiln’enestpasmoinsunpeuridicule. »L’homme qui parlait ainsi était aveugle. Apparemment pas de canne. Juste sa main posée sur

l’épauled’unadolescent.Habilléd’uncostumesombre,grandetmince,ilvints’asseoiràlatabledesdeux hommes quiméditaient encore l’histoire de Fatouma. Personne ne l’avait invité. Il s’excusa,ajustases lunettesnoires,donnaunepièceàsonaccompagnateurpourqu’ilailles’amuser,puissetournaverslafemmeetluidit:

—C’estvrai !LeSecretestsacré,mais,quandildevientridicule,ilvautmieuxs’endébarrasser.Etpuisvousallezsansdoutemedemanderquijesuis,quim’aenvoyéetpourquoijedébarqueainsidansvotrehistoire…Vousavezraison.Jevaisvousexpliquer…Non…Sachezsimplementquej’aipassémavieàfalsifieroualtérerleshistoiresdesautres…Qu’imported’oùjeviensetjenesauraisvous dire si mes premiers pas se sont imprimés sur la boue de la rive orientale ou de la riveoccidentaledufleuve.J’aimeinventermessouvenirs.Celadépendduvisagedemoninterlocuteur.Ilest ainsidesvisagesoùapparaîtuneâmeetd’autresoùn’apparaîtqu’unmasquedepeauhumaineridéeetsansrienderrière.J’avoueque,depuismacécité,jefaisconfianceàmesintuitions.Jevoyagebeaucoup.Avantjenefaisaisqu’observer,regarder,scruteretnoterdansmatête.Àprésentjerefaisles mêmes voyages. J’écoute. Je tends l’oreille et j’apprends beaucoup de choses. C’est curieuxcommel’oreilletravaille.J’ail’impressionqu’ellenousrenseigneplusetmieuxsurl’étatdeschoses.Ilm’arrivedetoucherdesvisagespourdécelereneuxlestracesdel’âme.J’aifréquentébeaucouplespoètesetlesconteurs.J’amassaisleurslivres,jelesrangeais,jelesprotégeais.J’avaismêmeinstalléunlitdansmonlieudetravail.J’étaisunveilleurdejouretdenuit.Jedormaisentourédetoutescesœuvresdontj’étaisl’amivigilant,leconfidentetaussiletraître.

—Jeviensde loin, d’un autre siècle, versédansun conteparun autre conte, et votrehistoire,parce qu’elle n’est pas une traduction de la réalité, m’intéresse. Je la prends telle qu’elle est,artificielleetdouloureuse.Quandj’étaisjeune,j’avaishonted’êtrequelqu’unn’aimantqueleslivresaulieud’êtreunhommed’action.Alors j’inventaisavecmasœurdeshistoiresoùjedevais tout letempsmebattrecontrelesfantômes,etjepassaisaisémentd’unehistoireàuneautresansjamaismesoucierde laréalité.C’estainsiqu’aujourd’hui jemetrouvecommeunechosedéposéedansvotrecontedontjenesaisrien.J’aiétéexpulsé–lemotestpeut-êtrefort–d’unehistoirequequelqu’unmemurmurait à l’oreille comme si j’étais un mourant auquel il fallait dire des choses poétiques ouironiquespourl’aideràpartir.Quandjelisunlivre,jem’installededans.C’estmondéfaut.Jevousaidittoutàl’heurequej’étaisunfalsificateur,jesuislebiographedel’erreuretdumensonge.Jenesaispasquellesmainsm’ontpousséjusqu’àvous.Jecroisquecesontcellesdevotreconteurquidoitêtreuncontrebandier,untrafiquantdemots.Pourvousaider,jevousdisd’oùjeviens,jevouslivrelesdernièresphrasesdel’histoirequej’aivécue,etdelànouspourronspeut-êtredénouerl’énigmequivousaréunis:

«Dansuneaubesansoiseauxlemagicienvitfondresurlesmursl’incendieconcentrique.Uninstant,ilpensaseréfugierdansleseaux,maisilcompritaussitôtquelamortvenaitcouronnersa vieillesse et l’absoudre de ses travaux. Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci nemordirentpassachair,ilslecaressèrentetl’inondèrentsanschaleuretsanscombustion.Avec

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soulagement,avechumiliation,avecterreur,ilcompritqueluiaussiétaituneapparence,qu’unautreétaitentraindelerêver. »

Jesuiscetautrequia traverséunpayssurunepasserelle reliantdeux rêves.Est-ceunpays,unfleuveouundésert ?Commentlesaurais-je ?Encejourd’avril1957,noussommesàMarrakech,dansuncafédontlasalledufondsertàstockerlessacsd’olivesfraîches.Noussommesàcôtéd’unegareroutière.Çapuel’essence.Desmendiantsdetousâgesrodentautourdenous.Jelessensencoreplusamersqu’hier.L’appelàlaprièreémisàpartird’unepetitemosquéequidoitsetrouveràmoinsdecentcinquantemètresàmagauchene les faitpasbouger.Etpourquoi seprécipiteraient-ilsà lamosquée  ? Je les comprendsmais je ne peux rien pour eux. Pendant longtemps j’ai eumauvaiseconsciencedevoyagerdansdespayspauvres.J’aifiniparm’habitueretmêmeneplusêtresensible.NoussommesdoncàMarrakech,aucœurdeBuenosAiresdont les rues,ai-jeditunefois,«  sontcommelesentraillesdemonâme »,etcesruessesouviennenttrèsbiendemoi.

Jesuisvenu,porteurd’unmessage.C’estunefemme,probablementarabe,entoutcasdecultureislamique,quis’estprésentéeunjouràmoi,recommandée,mesemble-t-il,parunamidontjen’avaisplus de nouvelles depuis longtemps. À l’époque je n’étais pas encore aveugle  ; ma vue baissaiténormémentettoutm’apparaissaitflouethachuré.Jenepeuxdoncdécrirelevisagedecettefemme.Je saisqu’elle étaitminceetportait une robe longue.Mais cedont jeme souviens trèsbienetquim’avaitfrappé,c’étaitsavoix.J’airaremententenduunevoixaussigraveetaiguëenmêmetemps.Voixd’hommequiauraitsubiuneopérationsurlescordesvocales ?Voixdefemmeblesséeàvie ?Voixd’uncastratvieilliavantl’âge ?Ilmesemblaitavoirdéjàentenducettevoixdansundeslivresque j’avais lus.C’était, je crois, dansundes contesdesMilleNuits etUneNuit, l’histoire de cetteservantenomméeTawaddudqui,poursauversonmaîtrede ladébâcle, luiproposadecomparaîtredevantlecalifeHârûnal-Rachidetrépondreauxquestionslesplusdifficilesdessavants–elleétaitdouée d’un savoir universel –, ce qui permettrait à son propriétaire, en cas de succès total, de lavendre au calife pour dixmille dinars.Elle fut bien sûr victorieuse de l’épreuve.Hârûn al-RachidacceptadanssacourTawaddudetsonmaîtreetlesgratifiadeplusieursmilliersdedinars.

C’estuncontesur lascienceet lamémoire.J’aiaimécettehistoireparcequej’étaismoi-mêmeséduitparlesavoirdecetteservanteetjalouxdesarigueuretdesafinesse.

Àprésent,j’ensuisquasimentcertain:lafemmequim’arenduvisiteavaitlavoixdeTawaddud.Etpourtantdessiècleslesséparent !Laservanten’avaitquequatorzeans,lafemmeétaitplusâgée.Maistoutcelan’estquecoïncidenceethasard.J’aioubliécequ’ellem’adit.Enfait,jenel’écoutaispasmaisj’entendaissavoix.Lorsqu’elleserenditcomptequejenefaisaispasattentionàcequ’ellemedisait,ellefouilladansunepocheintérieure,ensortitunepiècedemonnaieetmeladonna.Cegestemetroubla.Elleconnaissaitdoncmapassionpourlespiècesdemonnaieancienne.Jepalpailapièce.C’étaitunbâttènedecinquantecentimes,monnaierarequiacirculépendantpeudetempsenÉgypte vers les années 1852. Le bâttène que j’avais dansmamain était bien usé. Avec les doigts,j’essayaidereconstituerleseffigiesgravéessurl’aversetlaface.Ladated’émission,1851,étaitenchiffres indiens. Je n’ai jamais compris pourquoi lesArabes ont renoncé à leurs propres chiffres,abandonnésaumondeentier,pouradoptercesespècesd’hiéroglyphesindiensoule2estl’enversdu6,le8un7renversé,le5estunzéroetlezérounpointbanal !Surlecôtéface,unefigured’hommeavecunemoustachefine,unechevelurelongueetlesyeuxassezgrands.Surl’avers,lemêmedessinsaufquel’hommen’aplusdemoustacheetqu’ilauneapparenceféminine.J’apprisplustardquelapièceavaitétéfrappéeparlepèrededeuxjumeaux,ungarçonetunefillepourlesquelsiléprouvaitune passion folle. C’était un homme puissant, un grand féodal, propriétaire terrien et dirigeant

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politique. En fait cette monnaie n’était pas officielle. Il l’avait fabriquée pour son plaisir, elle necirculaitqu’àl’intérieurdesondomaine.

En1929,nousavonseuàBuenosAiresunemonnaiecourantedevingtcentimesetquis’appelaitleZahir.Voussavezbiencequesignifiecemot:l’apparent,levisible.C’estlecontrairedubâttène,qui est l’intérieur, ce qui est enterré dans le ventre. N’est-ce pas cela le secret  ?Mais ce qui estcurieux,c’estquelapiècedemonnaieaveccesdeuxfiguressemblablesenlevaitausecretunepartdesonmystère.Jesais,pourl’avoirnotéparécrit,queleZahirestlefondd’unpuitsàTétouan,commeilserait,selonZotenberg,uneveinedanslemarbredel’undesmilledeuxcentspiliersàlamosquéedeCordoue.Lebâttènen’avaitde sensqueparcequ’unemainétrangèreme ledonnait.C’étaitunesortedemotdepasseentremembresd’unemêmesecte.Or,moi,jen’appartenaisàaucunesecteetjenecomprenaispascequecegestevoulaitsignifier.

Jeprisuneloupeetmemisàrechercherquelquesigneparticulierqu’onauraitgravésurl’unedesfacesdelapiècedemonnaie.Ilyavaitunecroixmaisquidevaitêtrelefaitduhasardetdutemps.

Ladamem’observaitensilence.Jel’invitaiàs’asseoirsurunvieuxcanapéencuir.Elleétaittoutemenue,ramasséesurelle-mêmeaufonddecefauteuil.Quandsesyeuxn’étaientpasposéssurmesmainspalpantlapiècedemonnaie,ilsfaisaientletourdelachambretapisséedelivres.Onauraitditqu’ellecomptaitlesouvragesetjeremarquaisquesatêtesuivaitlemouvementdesonregard.Àuncertain moment, elle se leva et s’approcha lentement du rayon du fond d’où elle sortit un Coranmanuscrit qu’un ministre copte du roi Farouk m’avait offert lors d’une visite à l’université d’AlAzharauCaire.

Ilyavaitdanssadémarchequelquechosedefragile,degaucheetdegracieuxenmêmetemps.Ellesetournaversmoietmeditdansunespagnolapproximatif:Quefaites-vousavecunmanuscritenarabe ?Jeluirépondisquej’aimaisl’écriturearabe,lacalligraphieetlesminiaturespersanes.Jelui ai même raconté que j’allais au moins une fois par an à Cordoue pour avoir la nostalgie del’Andalousieheureuse.Jeluidisaussiquetouteslestraductionsquej’avaisluesduCoranm’avaientdonnélaforteintuitionqueletextearabedevaitêtresublime.Elleacquiesçadelatêteetsemitàlireàvoixbassequelquesversets.C’était unmurmure entre le chant et la complainte. Je la laissai ainsi,plongéedansleLivre,aveclabéatitudeetlapassiondel’êtrequivenaitdetrouvercequ’ilcherchaitdepuis longtemps. J’eus un moment l’idée de lui faire écouter un enregistrement de CheikhAbdessamadpsalmodiantlaSourateIX,« Revenirdel’erreuroul’Immunité »,maisj’yrenonçai.

Situationétrange !Onauraitditquej’étaisdansunlivre,undecespersonnagespittoresquesquiapparaissent au milieu d’un récit pour inquiéter le lecteur  ; j’étais peut-être un livre parmi lesmilliersserréslesunscontrelesautresdanscettebibliothèqueoùjevenaisnaguèretravailler.Etpuisunlivre,dumoinstelquejeleconçois,estunlabyrinthefaitàdesseinpourconfondreleshommes,avecl’intentiondelesperdreetdelesramenerauxdimensionsétroitesdeleursambitions.

Ainsi,jemesuistrouvé,encetaprès-mididejuin1961,enfermédansmabibliothèqueavecunedamemystérieuse,tenantentrelesdoigtsuneanciennepiècedemonnaiequin’avaitmêmepasservi.Aumomentducrépuscule,lecielsechargead’unmauveteintédejauneetdeblanc.J’euslesentimentquec’étaitcelalevisagedelamortheureuse.Jen’avaispaspeur.Jesavaisdéjàquelamortousonallusionrendleshommesprécieuxetpathétiques.Jel’avaisfréquentéedansleslivresetlesonge.Jefermailesyeux,et,là,j’aivucommeunéclairlevisaged’unhommetourmenté ;dansmonespritilnepouvaitêtrequelepèredeladameassisechezmoientraindelireleCoran…Àpartirdecettevision,jen’étaispluslemême,jevenaisdemettretoutmoncorpsdansunengrenage.Cen’étaitpaspour me déplaire, mais j’aurais préféré diriger moi-même les opérations. J’étais agi, et monimaginationn’avaitqu’àsuivresans intervenir. Jemedis,à forced’inventerdeshistoiresavecdes

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vivantsquinesontquedesmortsetdelesjeterdansdessentiersquibifurquentoudansdesdemeuressansmeubles,rempliesdesable,àforcedejouerausavantnaïf,voilàquejesuisenfermédanscettepièce avec un personnage ou plutôt une énigme, deux visages d’un même être complètementembourbédansunehistoire inachevée,unehistoire sur l’ambiguïté et la fuite  ! Je suis resté assis,jouantmavieàpileoufaceaveclebâttène.Unevoixintérieuremedisaitavecjustecequ’ilfallaitd’ironie:« Lesoleildumatinresplendissaitsurl’épéedebronze,oùiln’yavaitdéjàplustracedesang.Lecroiras-tu ?Levieilhommes’estàpeinedéfendu. »

J’étaiscevieilhomme,prisonnierd’unpersonnagequej’auraispumodelersij’avaisséjournéunpeuplus longtempsauMarocouenÉgypte. Jedevais alors l’écouter.Ladame ferma leCoran, leposasurlatablequinousséparait.LeLivresaintainsimisentrenousdevaitempêcherlemensonge.En tout cas, il n’était pas là par hasard. La dame me tendit la main pour reprendre la pièce demonnaie.Ellel’examina,ladéposasurleCoran,puis,suruntonneutre,ellemedit:« Aupointetlieuoùjesuisarrivéejem’arrêteunmoment,jemedépouilledemesoripeaux,j’enlèveuneàunetoutesmespeaux,telunoignonjem’éplucheraidevantvousjusqu’àl’ultimesubstancepourdirelafaute,l’erreuretlahonte. »

Aprèsun longsilence, fixant leCoran,elle reprit :«  Si j’aidécidédeparleraujourd’hui,c’estparce qu’enfin je vous ai trouvé.Vous seul êtes capable de comprendre pourquoi je suis ici en cemoment. Je ne suis pas un de vos personnages, j’aurais pu l’être  ; mais ce n’est pas en tant quesilhouetterempliedesableetdemotsquejemeprésenteàvous.Depuisquelquesannées,jenesuisqu’uneerranceabsurde.Jesuisuncorpsenfuite.Jecroismêmesavoirquejesuisrecherchéedansmonpayspourmeurtre,usurpationd’identité,abusdeconfianceetvold’héritage.Cequejecherche,ce n’est pas la vérité. Je suis incapable de la reconnaître.Ce n’est pas la justice non plus. Elle estimpossible. IlyadansceLivredesversetsquiont fonctionde loi  ; ilsnedonnentpas raisonà lafemme.Cequejecherche,cen’estpaslepardon,carceuxquiauraientpumeledonnernesontpluslà. Et pourtant j’ai besoin de justice, de vérité, et de pardon. Je suis allée de pays en pays avec lapassionsecrètedemourirdansl’oublietderenaîtredanslelinceuld’undestinlavédetoutsoupçon.Êtreenfinilluminéeparl’idéedecettemortheureusequialepouvoirdem’affranchirdetoutcequipèsesurmoicommeuneéternellemalédiction.J’aiapprisàdétachermaviedeceslieuxetobjetsquis’effritent dès qu’on y touche. Je suis partie, chassée demon passé parmoi-même, croyant qu’enm’éloignantdupaysnataljetrouveraisl’oublietlapaixetquejemériteraisenfinlaconsolation.J’aitoutquitté:lavieillemaison,l’autoritéquej’étaiscondamnéeàexercersurmafamille,leslivres,lemensonge et l’immense solitude qui m’était imposée. Je ne pouvais plus simuler une vie qui mefaisaithonte. »

Jevous avoueque, jusqu’àprésent, jene comprenaispasoùellevoulait envenir. Je l’écoutaisavecpatienceetcuriositéparcequ’elleavaitsum’intriguer,elleavaitsufairenaîtrechezmoicetteattentionquimeclouaitdansmonfauteuiletmefaisaitoublierletemps.Avantdelarecevoirjemesentaisdésœuvré.Jetournaisenronddansmabibliothèque.J’étaisdéjàâgéetlaplupartdemesamisétaient morts. Ma vue baissait de plus en plus. Ma cécité était irrémédiable. Le médecin m’avaitprévenu. Jemepréparai à cette solitudepénibleoù l’ondevientdépendant.Savisite, annoncéeparplusieurs lettres,m’intéressaitd’autantplusqu’elles’étaitrecommandéedeStephenAlbert,unvieilami,mortdepuis longtemps. IlavaitétémissionnaireàTientsin.Je trouvais ladémarcheamusante.EllenesavaitpasqueStephenétaitmort,nimêmequiilétaitréellement.Celam’étaitdéjàarrivéderecevoirdeslettressignéesdunomd’undemespersonnages.

Après tout je n’inventais rien. Je lisais les livres et les encyclopédies, je fouillais dans lesdictionnairesetjerapportaisdeshistoiresassezvraisemblablespourleplaisiretaussipournarguer

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l’angoissedutempsquicreusechaquejourunpeuplusnotrefossecommune.Jen’aicessétoutemavied’opposer lepouvoirdesmots– lessignesdes languesorientalescalligraphiéspourdonner levertige – à la force dumonde réel et imaginaire, visible et caché. Il faut dire que j’avais plus deplaisir àm’aventurer dans le songe et l’invisiblequedans cequim’apparaissait violent, physique,limite.Aprèsunlongsilenceoùladameattendaitunerépliqueouuneréactionencourageante,jeluidis,commedansunjeu,quelquechosedeterrible,unedesraresphrasesdontjemesouviennepourl’avoirécriteen1941:« Celuiquiselancedansuneentrepriseatrocedoits’imaginerqu’ill’adéjàréalisée,ildoits’imposerunavenirirrévocablecommelepassé. »Jenesavaispasquecetteparoleallait lui faire mal. Je la condamnais à persévérer dans son être. J’ai eu tort. De quel droit ai-jeprononcécettesentence ?Moi,dansmaretraite,pastrèsloindelamort,déjàauseuildelacécité,entouréde couchesde ténèbres qui avançaient lentement pourme retirer définitivement le jour, salumièreetsonsoleil,pourquoiai-jeeuplaisirà joueravec ledestindecettedame ? Il fallaitbiendire quelque chose, ne pas restermuet ou indifférent.C’est curieux,mais cette femme au bord dunaufrageréveillaenmoilesouvenirdudésir,etparfoislesouvenird’uneémotionestplusviolent,plus fortque la réalitéelle-même.Commentvousdirecela,aujourd’huique jesuis revenudans lenoiravecleCoranouvertetunevieillepiècedemonnaie ?Ilyavaitpourmoidavantaged’ambiguïtédans saprésence chezmoiquedans l’histoirede savie. Je la soupçonnaisd’être encoremasquée,capabledejouersurlesdeuxrivesdufleuve.Oui,cedésirmeramenatrenteannéesenarrièreouenavant. En tout cas je me sentais propulsé dans le temps, et, comme j’avais renoncé à marquerl’écoulementdu tempspardes repères,celamemettaitparfoisdansdessituationsoù j’étaiségaré.C’étaitcelamonlabyrinthepersonnelquej’aimeappeler le«  Pavillonde lasolitudelimpide ».Jereconstituaismentalementlesétapesdudésirquej’avaiseupourunefemmequivenaitm’emprunterdeslivresdanslabibliothèque.Elleétaittrèsmince,grande,fineetgracieuse.Elleparlaitpeuetlisaitbeaucoup.J’essayaisdedevinersoncaractère,sonintimité,sespassionssecrètes,àtraversleslivresqu’elleprenaitàlabibliothèque.Jemesouviensqu’elleavaitlutouteslestraductionsdisponiblesdesMilleNuits etUneNuit. Elle lisait Shakespeare dans le texte. Je pensais qu’elle se préparait à unecarrièred’artiste. Jenesavais riend’elle.Un jour,nousnoussommes trouvésseulsdansunealléeétroiteentredeuxrayonsdelivres.Nousétionsdosàdos,chacuncherchantunouvragedesoncôté.Àuncertainmomentellesetournaversmoiet,parunecoïncidenceétrangeetheureuse,nosmainsseposèrentpresquesimultanémentsurlemêmelivre:DonQuichotte.Jelecherchaissecrètementpourelle,nonpour le lui fairedécouvrirmaispour luidemanderde lerelire.Nosdeuxcorpsétaientsiprochesl’undel’autrequejesentismonterenmoiunevaguedechaleurquelestimidesconnaissentbien.Sacheveluremefrôlaitlevisage.Celaduraunepetiteminute,maisc’étaitassezpourperdremasérénité.Elleemporta le livreet jene l’aiplus jamaisrevue. Ilm’arriveencoredepenseràelleetsurtoutderevivrecemomenttroublant.Ilestdesémotionsquivousmarquentpourlavie.Et,depuis,sansmel’avouer,jerecherchecevisage,cecorps,cetteapparencefurtive.Àprésent,j’aiperdutoutespoirdelaretrouver.Et,mêmesicelaseréalisait,jeseraisbienmalheureux.

L’imagedecettefemmemevisitedetempsentempsdansunrêvequisetransformeencauchemar.Elle s’approche lentementdemoi, sa chevelure auventme frôlede tous les côtés,me sourit, puiss’enfuit. Jememets à courir derrière elle etme trouve dans une grandemaison andalouse où leschambrescommuniquent,ensuite,justeavantdesortirdelamaison,etc’estlàquelesdésagrémentscommencent, elle s’arrête et me laisse approcher d’elle, quand j’arrive à presque l’attraper, jeconstatequec’estquelqu’und’autre,unhommetravestiouunsoldat ivre.Quand jeveuxquitter lamaison qui est un labyrinthe, jeme trouve dans une vallée, puis dans unmarécage, puis dans uneplaineentouréedemiroirs,ainsidesuiteàl’infini.

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Depuisque j’aiperdu lavue, jene faisquedes cauchemars. Je suispoursuiviparmespropreslivres.C’estpourcelaquej’aimebienappelerlecauchemar« fabledelanuit »oule« chevalnoirdurécit »oubienencorele« riregrasdujour »…

Récemment j’ai fait lemêmerêveet jecroisque jecouraisderrièrecette femmeduMarocquiétaitvenuemeparler.C’étaitlamêmegrandemaisonsituéeàCordoue,et,quandjesortais,jenemetrouvaispasenAndalousiemaisàTétouan.C’était la femmequim’entraînait.Elleme tiraitpar lamain.Jerésistais.JenevoulaispasmarcherdanslesruesdeTétouan.Ellemelâchaitensuiteetjemeretrouvais seul dans la grande place qui s’appelait «  plaza Cervantes  » – elle a changé de nomaujourd’hui,jecroisqu’onl’appelle« placedelaVictoire »,victoiresurqui,surquoi ?Jenesaispas.J’aifaitplusieursfoiscerêve.J’étaisvenuàTétouanen1936.Ilyavaitlàbeaucoupd’Espagnols,surtoutdespetitesgenspousséesparl’ambitioncoloniale,etpasmaldephalangistessournois.Jemesouviens d’une petite ville paisible d’où allait démarrer une partie du mouvement nationalistemarocain.

Vous savez, quand on est aveugle, on vit de nostalgie, qui est pourmoi une brume lumineuse,l’arrière-paysdemonpassé.Lanuittombesanscessesurmesyeux ;c’estunlongcrépuscule.Sijefais l’élogede l’ombre,c’estparcequecette longuenuitm’a redonné l’enviede redécouvriretdecaresser.Jenecessedevoyager.Jerevienssurlespasdemesrêves-cauchemars.Jemedéplacepourvérifier,nonlespaysages,maislesparfums,lesbruits,lesodeursd’unevilleoud’unpays.Jeprendsprétextede toutpour fairedes séjours ailleurs. Jeneme suis jamais autantdéplacéquedepuismacécité  ! Jecontinuedepenserque toutechoseestdonnéeà l’écrivainpourqu’ilenuse : leplaisircommeladouleur,lesouvenircommel’oubli.Peut-êtrequejefiniraiparsavoirquijesuis.Maiscelaestuneautrehistoire.

Pendantquecevieilhomme,lesmainsjointessursacanne,parlait,ilfutpetitàpetitentourédegensdetoutessortes.Lecafédevintuneplaceouplusexactementunesalledeclassedansuneécole.Ceuxquil’écoutaientétaientassissurdeschaises.Onauraitditunprofesseurdonnantuneconférencedevant ses étudiants.Les gens étaient fascinés par ce visage où il n’y avait plus de regard, séduitsaussiparcettevoix légèrementenrouée. Ilsécoutaientcevisiteurvenud’unautresiècle,venud’unpayslointainetpresqueinconnu.

Ilavaitsenti,aubruitdeschaisesetausilencequirégnaitdanslecafé,qu’unpublics’étaitforméetqu’il l’écoutaitou le regardaitattentivement.Àunmoment, il s’arrêta,puisdemanda :Vousêtestouslà ?Jen’entendspluscetumulted’orsurlamontagne.Jesuisarrivédanscepays,portéparmasolitude,etjevouschercheaufonddelanuit,princesseéchappéed’unconte ;vousquim’écoutez,sivouslavoyez,dites-luiquel’hommequifutaiméparlaluneestlà,quejesuislesecretetl’esclave,l’amouretlanuit.

L’assistancerestasilencieuse.Soudainunhommeselevaetdit:—Vous êtes le bienvenu ici…, parlez-nous de cette femmequi vous a donné le bâttène…, que

vousa-t-elleraconté ?Unautrelançadufonddelasalle:—Oui !Quet’aditcettefemme ?Desamainilfitsigneàl’assistanced’êtrepatiente,butunegorgéedethé,puisrepritsonhistoire:

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Lafemmeétaitangoissée.Elleessayaitdenepaslemontrer,maisceschoses-là,onlessent.Elledevaitavoirpeur, commesielleétaitpoursuiviepar lavengeance, lamauvaiseconscienceou toutbêtementparlapolice.Jenesaispassielleavaitcommislecrimedontelles’accusait.Jesaisqu’elleavaitsuiviunétranger,unArabed’Amériquelatine.C’étaituncommerçantégyptienoulibanaisvenuacheterdestapisetdesbijoux.Ellepartitaveclui,croyantéchapperàsonpassé.Pourl’hommec’étaitune histoire d’amour. Pour elle c’était l’occasion de fuir. Et pourtant elle a vécu avec ce richenégociantquelquesannées.Elleneluidonnapasd’enfant.L’hommeétaitmalheureux.Elleportaitunfardeau et disait souvent cette phrase que je vous livre telle quelle : «  Je vivrai de m’oublier.  »L’hommeétaituncommerçant,pasunpoète.Ilétaitbouleverséparsabeautéetsafragilité.Audébutellevoulutl’aiderdanssesaffaires,maiscelalevexaitunpeu.EllepassaitdesjournéesentièresdansunegrandemaisonsituéeauquartiernorddeBuenosAires.Ellenemel’apasdit,maisj’aisuplustardparFernandoTorres,l’auteurduRapportinachevé,qu’ils’étaitpassédeschosesétrangesdanslamaisond’unnégociantarabe.

Àsapremièrevisite,elleparlapeu.Lasecondefois–c’étaitdix-septjoursaprès–,elleparlaunpeuplus,maisneconfiaaucunsecret.Jelasentaistraquée,blessée,auseuild’unravin,enhautd’unefalaise.Elleparlaitdedisparaître,desefondredansdusable.Elledisaitêtrepoursuiviejouretnuitpar des gens à qui elle avait fait du mal. Et lorsqu’elle ne se plaignait plus elle ajoutait dans unsoupir :«  après tout jenesaismêmepasqui jesuis  ! »Ceque j’ai retenudesaconfession,c’estqu’elle était capable d’aumoins trois choses : avoir vécu la vie d’un autre, avoir laissé quelqu’unmourir,avoirmentietprislafuite.Celanemesuffisaitpaspourimagineruneintriguepolicière.Enfait, au lieu de l’intrigue, j’ai eu droit à l’énigme. J’ai été envoûté par cette femme.Bien après sadisparition, il m’arrivait de sentir comme une urgence l’envie de la rechercher, de lui parler, del’interroger.Ellecultivaitlemystère.Ellefutpeut-êtrelaseuleànepasmeparlerdeslabyrinthes,desmiroirsetdestigres.Entoutcasellefutlederniervisagequemavueenregistrapourl’éternité.Unvisageplein.Commevous ledevinez, jen’ai jamaisaimé lesvisagesplatsni lesmainsépaissesetmoites.

Àl’époquejevenaisd’avoircinquante-cinqans.Unepartiedemavieétaitainsiachevée.Lacécitéest une clôture,mais c’est aussi une libération, une solitudepropice aux inventions, une clef et unalgèbre.J’accueillisalorscettenappedebrouillardavecoptimisme.Certeslapénombre,invariableetimmobile, est insupportable. Je m’appliquais au deuil des couleurs. J’ai perdu le rouge à jamais.Quant au noir, il s’est confondu avec la nuit inopportune. Seul le jaune s’est maintenu dans cettebrume.Jedécidaidechangernonmaperceptionmaismespréoccupations.Maviefutprincipalementconsacrée aux livres. J’en ai écrit, publié, détruit, lu, aimé…, toute ma vie avec des livres. Cettefemme,envoyéeparunemainbienfaisante,vint,justeavantmanuit,medonnerunedernièreimage,offriràmonsouvenirsonvisageentièrementtournéversunpasséquejedevaisdeviner.Jemesuisditquecen’étaitpasunhasard,maisbienlefaitd’unebontéanonyme:emporterdansmonvoyagesouterrain l’imaged’unebeautéémue.J’entraidans l’obscuritéaccompagnédecevisagequiallait,plusqueleslivres,occupermavie,celongcouloirducrépuscule.Jepeuxdireaujourd’huiquej’aipeiné sur cevisagedont les contoursm’échappaient souvent.Était-ce l’imaged’une image, simpleillusion,voileposésurunevie,oumétaphoreélaboréedansunrêve ?Jesaisquel’intérêtportéàcevisageetàcetteintrusiondansuneintimitéfatiguéem’aredonnélajeunesse,cecouragedevoyageretd’aller:àlarecherchedequelquechoseoudequelqu’un.

Avantdepartirsurlestracesdecevisage,j’aidûmedébarrasserdequelquessecrets.Jen’étaisplus tenu de les garder. Je suis allé là où passait le ruisseau du Maldonado – aujourd’hui il estenterré–etmesuis lavéavecunepierre lisse, cettemêmepierrequi remplace l’eaudesablutionspourlesmusulmansdansledésert.J’aifaitmesablutionsenpensantauxamisdisparusetà toutce

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qu’ilsmeconfièrentavant leurmort.Seul lesecretdecettefemmearabeestrestélà,dansmacagethoracique. C’est lui qui me garde, et je n’en connais aucun élément, si ce n’est l’histoire d’undéguisementquiatournémal.Lapiècedemonnaieétaitunsignepourguidermesrecherches.C’estenmepromenantdernièrementdanslesjardinsd’AlHambra,enétantsubmergéparlesparfumsdelaterrefraîcheretournéeparlesjardiniersespagnolspouryplanterdesroses,quej’aieulatrèsforteintuitionquecevisageétaituneâmechargéedetourmentsetqu’ilfallaitcontinuerlevoyagejusqu’àTétouan,jusqu’àFèsetMarrakech.Cettevisiteaquelquechosedupèlerinage.Jedoisaccomplircelasansm’arrêterjusqu’àredonneràcetteâmelapaix,lasérénitéetlesilencedontelleabesoin.C’estuneâmeenchaînée.Ellesouffre.Cettefemmeestpeut-êtremortedepuislongtemps.Maisjecontinued’entendresavoixquineparlepasmaismurmureougeint.Jesuishabitéparcettedouleuretseulelaterredecepays,salumière,sesodeursetsesfureurssaurontluirendrelapaix.Elleauraitvoulumeracontersonhistoiresansenatténuercequ’elleavaitd’insupportable,maiselleapréférémelaisserdessignesàdéchiffrer.Lapremièremétaphoreestunanneaucomportant septcléspourouvrir lesseptportesdelaville.Chaqueportequis’ouvredonneraitlapaixàsonâme.C’estenlisantleRomand’AlMo’atassim,manuscritanonymetrouvéauXVᵉsièclesousunedalledelamosquéedeCordoue,quej’aicomprislesensdecepremierdon.Jecroissavoirqu’unconteurdel’extrêmeSudaessayédefranchircesportes.Ledestinoulamalveillanceempêchacepauvrehommed’accomplirjusqu’auboutsatâche.

Le deuxième objet qu’elle me donna est une petite horloge sans aiguille. Elle date de 1851,exactement,l’annéeoùlamonnaiedecinquantecentimesfutfrappéeenÉgypte,etviteretiréedelacirculation.Ellemedonnaaussiuntapisdeprièresoùestreproduit,dansunetramedésordonnée,lafameuseNuitdenocesdeChosroësetHirin,miniaturepersaneillustrantunmanuscritduKhamzeh,œuvredupoèteNizämy.Celapourl’insolence.Jamaisunbonmusulmann’iraitfairesaprièresurundessinérotiqueduXVIᵉsiècle !J’aiessayédedéchiffrerunordresecretenrelationaveclesseptclés,l’horlogeetlapiècedemonnaie.Jenepensepasavoirtrouvélechemindudénouement.Cependantladernièrepiècequ’ellemelivran’estpasunobjetmaislerécitd’unrêvequicommenceparunpoèmequ’elleattribueàFirdoussiquivécutauXᵉsiècle.Jevouslislepoèmetelqu’ellel’atranscrit:

Danscecorpsclos,ilestunejeunefille,dontlafigureestplusbrillantequelesoleil.Delatêteauxpiedselleestcommel’ivoire,sesjouescommelecieletsataillecommeunsaule.Sursesépaulesd’argentdeuxtressessombresdontlesextrémitéssontcommelesanneauxd’unechaîne.Danscecorpsclos,ilestunvisageéteint,uneblessure,uneombre,etuntumulte,uncorpsdissimulédansunautrecorps…

Commevousvousenêtesrenducompte,lepoèmeesttrafiqué.C’estcelalamesuredesadétresse.Le rêve nous emmène vers les portes du désert, dans cet Orient imaginé par des écrivains et despeintres.

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18Lanuitandalouse

Le rêve était précis et très dense. Je partais à la recherche d’une longue et noire chevelure. JesortaisdanslesruesdeBuenosAiresguidé, telunsomnambule,par leparfumdélicatetraredelabellechevelure.Jel’apercevaisdanslafoule.Jepressaislepas.Elledisparaissait.Jecontinuaisainsimacoursejusqu’àmeretrouverhorsdelaville,perdudanslesmonticulesdepierresetdetêtesdeveau calcinées, aumilieu de ces quartiers clandestins qu’on appelle aujourd’hui bidonvilles, seul,oppresséparuneodeurdecharogneetconspuéparunebandedegossesàmoitiénusbrandissantdesmorceauxdeboistaillésenformedefusil,jouantauxguérilleros.J’avaispeur.Monrêvedevenaituncauchemar.J’oubliaispourquoij’étaissortidemabibliothèque,etcommentjemetrouvaislàfaceàdesgaminsaffamésprêtsàmelyncher.Jen’arrivaispasàcourir.J’étaisprisaupiègedelamortparétouffement. Je connaissais ce malheur. Ce fut à ce moment d’intense agitation que j’aperçus denouveaulachevelurenoire.J’étaissauvé.Jequittailebidonvillesansdifficulté.Quelquecentmètresplusloin,unesilhouettemefitsignedelamaindelasuivre.J’obéisetlàjemesuistrouvéenpleinemédina d’une ville arabe.Plus de chevelure en vue.Personnepourme faire un signe. J’étais seul,apaiséetmêmeheureuxdemepromenerdanscesruellesétroitesetombragées.Lesfemmesn’étaientpastoutesvoilées.Leshommesvantaientavechumourleursmarchandises.Ilsvendaientdesépicesdetoutes les couleurs, des babouches, des tapis, des couvertures en laine, des fruits secs. Certainscriaient,d’autreschantaient.Lamédinaseprésentaitàmesyeuxcommeunenchevêtrementdelieux–des rues et des places – où tous lesmiracles étaient possibles. J’avais des chances de retrouver lafemme à la noire chevelure. Versé d’un bidonville argentin dans une médina arabe, je marchaisébloui et étonné. Les rues étaient jalonnées de petits vendeurs et de vieux mendiants. Il y avaitl’aiguiseurdecouteauxquisepromenaitavecsarouemontéesuruncycleetquisefaisaitannoncerensoufflantdansuneespèced’harmonicaenplastiquequidonnaitunbruitstrident,reconnaissabledeloin.Ilyavaitlevendeurd’eau,unvieilhommecourbéquipoussaituncrilongetdouloureux–entrele loupmenaçant et le chien abandonné – pour vanter la fraîcheur et les bienfaits de cette eau desourcemisedansuneoutrenoirequ’il transportaiten traversdudos. Ilyavaitaussi lesmendiantsrépétantàlongueurdetempslamêmelitaniedemanièrequasimécanique,lamaintendue,immobiles,éternels.Laruen’existeraitpassanseux.Elle leurappartenait.Jenesaiscomment j’eussoudain laferme conviction que le vendeur d’eau, l’aiguiseur de couteaux et l’un desmendiants, un hommeaveugle,faisaientpartiedemonhistoireencours.Jelesvoyaiscommedesparentsoudesassociés.J’étaisaussipersuadéqu’ilss’étaientconcertéspourmetracerlecheminetcomposerparleurchantet leur attitude le seul etmêmevisage dans un corps frêle et incertain, ballotté par les flots d’unehistoiretisséepartoutescesruelles.J’observaiscestroishommespostésdanscettemédinacommedesombressedéplaçantensuivantlesoleil.J’aisuplustarddanslerêvequ’ilsavaientétéenvoyéslàparquelqu’undontlesouvenirmepoursuivaitcommeunedouleur.J’avaismaletnepouvaisdireoù.En me concentrant sur cette douleur, accroupi à l’entrée d’une mosquée, je vis, comme uneapparition, le visage d’une jeune femme, tuméfié, froissé par une crispation intérieure, je vis levisage, puis le corps menu ramassé dans un grand panier à provisions, les jambes devaient êtrerepliéesouenracinéesdanslaterre.J’étaisleseulàvoircetteimagebrutaledanscetteruelleobscure,probablementdel’autrecôtédelamosquée.Touts’obscurcitsoudain.Lamédinadevintunevilledeténèbreset jen’entendaisque la litanie funèbredes troishommes.Leursvoixaiguësetnasillardesdessinaient les traitsdecevisage.C’étaitplusqu’unevision, c’étaituneprésencedont je sentais lesouffleetlachaleur.Elledisparaissaitaveclesilenceintermittent.

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Ce rêve m’a poursuivi pendant plusieurs jours. Je n’osais plus sortir de ma bibliothèque,redoutantlanuitetlesommeil.Lanoirecheveluren’étaitenfaitquelamainprolongéedelamortquimepoussaitvers lenéant.Pourmedébarrasserdecetteobsession, jerésolusdefaire levoyagedurêve.Aprèstout,entrelamortetmoi,ilnedoitpasyavoirplusd’unesaison.Alorsautantallerau-devantdel’épreuve.J’aioubliédevousdirequedanscettemédinalamonnaiequiétaitencirculationn’était autre que la fameuse pièce de cinquante centimes, le bâttène. Il y avait aussi des billets debanquedatantdenotreépoque.

Amis  !Vousavezécouté l’étrangeravec lapatiencedevotrehospitalité.Mais,depuisquecettehistoireetsespersonnagessontvenusroderautourdemanuit,monâmes’estassoupie.Commelejour tombe sur la nuit, les fleuves seperdent dans lamer etmavie s’impatientedevant l’oubli. Jepensaisquelamortviendraitbrutalement,sansprévenir,sanscérémonie.Jemesuis trompé.Elleaprisdesvoiestourmentées,cequin’estpaspourmedéplaire !Elleamisdutemps.Monâmes’estréveilléeetmoncorpss’estlevéets’estmisàmarcher.Jel’aisuivisanstropposerdequestions.J’aitraversél’Europe.JemesuisarrêtéenAndalousie.Malgrémonâgeetmadernièreinfirmitéj’aifaitunefolie:j’aipassétoutelajournéedanslepalaisd’AlHambra.J’aiflairéleschoses.J’aisentilesparfumsdelaterreetdelapierre.J’aicaressélesmurset laissémamaintraînersurlemarbre.JevisitaisdoncpourlapremièrefoisAlHambralesyeuxéteints.Àlafindelajournée,jemesuiscachéàl’intérieurdubainmaure.Lesgardiensn’ontrienvu.Ainsijemesuisfaitenfermerdanslepalaisetlesjardins.Lesoirestarrivéversneufheures.C’étaitaumoisdejuillet.Ilfaisaitdoux.Jesuissortidemacachettecommeunenfant.Quelbonheur !Quellejoie !Jetremblaisunpeu.Jemarchaissanstâtonner. J’écoutais le murmure de l’eau. Je respirais profondément le jasmin, les roses et lescitronniers. J’écoutais l’écho d’unemusique andalouse jouée ici même il y a cinq siècles. Quandl’orchestres’arrêtaitdejouer,lemuezzinappelaitàlaprièredesavoixnueetforte.Jepensaisauxrois, aux princes, aux philosophes, aux savants, quittant ce royaume, abandonnant à la croix del’infidèlelepaysetsessecrets.Mesmainssurlemarbre,c’étaitl’adieuaujour,lafindelanostalgie,l’adieuàcettevieillemémoire.J’aipasséunenuitd’euphorietroublante.Jefusaiméparlalune.J’aifondumanuitdansladouceurdecellequicouvraitAlHambra.Jecroisavoirretrouvélavueunbrefinstantencettenuitandalouse,nuitilluminantmanuit,unesolitudeoutragée,déplacéedansletemps,laisséederrière lamuraille.Biensûr, j’aientendudesvoix.C’était lafête.Despoètesrécitaientdesversquejeconnaissaisparcœur.Jelesdisaisaveceux.Jemarchaisensuivantlesvoix.J’arrivaisàlacourdesLionsetlàrégnaitunsilencelourdd’untempsimmobile.Jemesuisassisparterrecommesiquelqu’unm’avaitsommédem’arrêter làetdeneplusbouger.Jen’entendaisplus lespoètes.Jecherchaismavoix dans le souvenir demoi-même.Lepremier souvenir de l’adolescent que je fusaccompagnantsonpèredéjàaveugledanscesmêmesjardins.Soudainunevoixdefemmegraveetmoqueusemeparvintdel’extérieur.Jem’yattendaisunpeu.Ceslieuxétaienthabités.Ellearticulaitlentementlespremièreslettresdel’alphabetarabe:Aleph…Ba…ta…Jim…hâ…dal…Leslettreschantées résonnèrentdans la cour. Je suis resté là jusqu’à l’aube, sansbouger, l’oreille tendue, lesmainscramponnéesàlacolonnedemarbre.C’étaitunevoixdefemmedansuncorpsd’homme.Justeavant les premières lueurs du jour, deux mains fortes entourèrent mon cou. Elles essayèrent dem’étrangler.Jemedébattisaveclesdernièresénergies ;cesontlesplusterribles.J’eusunepuissancephysique que je n’aurais jamais soupçonnée. Avec ma canne je donnai un coup au hasard. Sansdesserrer sesmains l’homme poussa un cri de douleur. Je sentis que son corps s’était légèrementdéplacéàgauche.Danslemêmeélanjemelevaietassenaiungrandcoupàl’étrangleur.

Était-ceunêtrehumain,unangedumalheur,unfantôme,unoiseaucondamnéàmourirseul,était-ceunhommeouune femme  ?Ai-je réellementvécucecombat aucorpsà corpsavecunhommevoiléouai-jerêvécetincidentdanslerêvedelanuitandalouse ?Jesaisquelematinj’étaisexténué,

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j’avaismalaucouetàlanuque.Jesaisquelanuitfutlongueetchargéed’événements.Jesaisquelelendemain j’étais changé. J’eusdumal àquitterAlHambra.Le jeunehommequim’accompagnaitdevaits’inquiéter.Ilavaitcomprisquejem’étaislaisséenfermer.Ilm’attendaittôtlematinàl’entréeprincipale.J’étaisheureuxmalgrélafatigueetlemanquedesommeil.Àprésentjesaisquelecorpsquis’étaitabattusurmoilanuitportaituneperruqueépaisseetlongue.Cedevaitêtrelamortousoncompagnon.Lamortquimenargues’approchedemoi,puiss’éloigneaveclamêmeméchanceté,lamême insolence.Cettenuitdevaitêtre ladernière. J’auraispuavoirunebellemortencettenuitdeGrenade.Maisjemesuisdéfenduaveclaraged’unjeunehomme.Jemesentaislibre,délivrédecetteattentelenteetpénible.Depuisellepeutvenir.Jeconnaissonvisage,jeconnaissavoix.Jeconnaissesmains.Jesaisbeaucoupdechosesàsonpropos,maiscommelecommunj’ignorel’heureetlejourdesonarrivée.Depuisquelquesannéesjenecessedemarcher.Jemarcheaveclenteur,commeceluiquivientdesiloinqu’iln’espéreplusarriver…

Où suis-je en ce moment  ? Je sens l’odeur forte de menthe fraîche, j’entends les voix desmarchands de fruits, je sens les odeurs de cuisine, nous devons être tout près d’unpetit restaurantpopulaire.Parfumsforts,mélangésàdupétrolebrûlé,letoutestenivrantpourunvieilhommequiamarchélongtemps.Suis-jel’objetd’uneconjurationquimementetmetrahit ?Dites-moiàprésentsi,vousquitenezmonsortentrevosmains,onauraitdécouvertuncorpsouunlivredansl’undespalais de Cordoue, de Tolède ou de Grenade  ? Ai-je rêvé la nuit andalouse ou l’ai-je vécue  ?L’image d’un cheval fou lâché dans la cour d’une grandemaisonme poursuit depuis cette nuit àGrenade.Votresilenceestunedureépreuve.Jesuissipeuétrangeràlaterredevosancêtresetsuissiprochedececrépusculequiavanceetvousenveloppe.Toutfutaccompliparunefemmequiconçutledémesuré,l’impossible,l’impensable.CesontlàlespremièreslueursduSecret ;et,sij’enairelevéle ridicule,c’estpourpréserver lesquelquesmomentsdepaixdont touthommedéjàenlacépar lamortabesoin.

Jepourraimoi aussi citer le diwând’AlmoqtâdirElMaghrebi qui vécut auXIIᵉ siècle, et, sansm’identifieraurécitant,jerappelleraicecuarteta

«Murieronotros,peroelloacontecióenelpasado,Queeslaestación(nadieloignora)maspropiciaalamuerte¿Esposiblequeyo,súbditodeYaqubAlmansur,MueracomotuvieronquemorirlasrosasyAristóteles ? »

«D’autresmoururent.Maisceciarrivadanslepassé,Quiestlasaison(personnenel’ignore)laplusfavorableàlamortEst-ilpossiblequemoi,sujetdeYaqoubalMansour,CommedurentmourirAristoteetlesroses,jemeureàmontour ? »

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19Laportedessables

Unhommeauxyeuxgrisetpetitspresquefermésparlafatigueetletemps,labarberoussieparlehenné,latêteemmitoufléedansunturbanbleu,assisàmêmelesol,étenducommeunanimalblessé,regardeendirectiondel’étrangerquivientdesombrerdansunprofondsommeil,lesyeuxouverts,simplementlevésversleplafond,necherchantrien,laissantpasserlesrêves,lesmiroirs,lessourcesd’eau,lesmouches,lespapillonsetlejour.

Les hommes et les femmes ne bougent pas. Ils ont peur de réveiller brutalement l’étrangerprisonnierd’unsecretquilesintrigueetdontilsnetiennentquedesbribes.Ilsméditentetattendent.Lalumièredecettefindejournéedéplaceleschoses,donnedesombresauxobjetslesplussimples,lesanimedecouleursetdefastesbrefs,passesurlesvisages,s’arrêtesurunregard,puisbalaielascène sans rien déranger.L’homme aux yeux gris essaie de se relever. Il a dumal à ramasser sesjambes,prendappuisuruntabouretetsetraînepéniblementverslasortieducafé.Sonburnoususéetsalel’enveloppeentièrement.Onaperçoitàpeinelestraitsdesonvisagequ’ilessaiedecacheravecunepartiedesonturban.Iltientsouslebrasunvieuxcartable.Ils’approchedel’assistanceimmobile,s’arrêteets’assiedsurunechaisequigrince.Unhomme,d’unsignedelamain,luidemandedenepasfairedebruit,maislachaisedéglinguégrince.Ildemandeunverred’eau.Unvoisinluioffrelesienàmoitiérempli.Levieilhommesortdesoncartableunepincéedepoudrejaune,ladiluedansl’eauetl’avaleenmurmurantunappelàDieupourabrégersesdouleursetleguérir.Ilposeleverre,remercied’ungestedelatêtesonvoisin,posesoncartablesurlatable,l’ouvreetensortungrandcahierusé.Sansprévenir,illèvelecahierenl’airetdit:« Toutestlà…Dieuesttémoin… »

L’assistancebouge,sedétournedel’étrangerquidort ;elleluitourneledos,ellel’abandonneàsonsommeilblanc.« Toutestlà…etvouslesavez… »,répètel’hommeauturbanbleu.Cettephrasedite plusieurs fois par une voix familière fonctionne comme une clé magique devant ouvrir desportes oubliées, ou condamnées. Désignant l’aveugle, il dit : «  Nous serons un peu plus pauvresquandcethommeseramort.Uneinfinitédechoses–deshistoires,desrêvesetdespays–mourrontavec lui.C’est pour cela que je suis là, je suis de nouveau avec vous, pour quelques heures, pourquelques jours. Les choses ont changé depuis la dernière fois. Certains sont partis, d’autres sontvenus.Entrenous,lacendreetl’oubli.Entrevousetmoiunelongueabsence,undésertoùj’aierré,unemosquéeoùj’aivécu,uneterrasseoùj’ailuetécrit,unetombeoùj’aidormi.J’aimisdutempspourarriverjusqu’àcettevilledontjen’aireconnunileslieuxnileshommes.J’étaisparti,chassédela grande place. J’ai marché longtemps dans les plaines et les siècles. Tout est là… Dieu esttémoin… »Ils’arrêteunmoment,fixelegrandcahier,l’ouvre,tournelespages:ellessontvides.Enlesexaminantdeprèsonconstatequ’ilyaencoredestracesd’écriture,desboutsdephrasesàl’encrepâle,despetitsdessinsanodinsaucrayongris.Ilpoursuit:« Lelivreestvide.Ilaétédévasté.J’aieul’imprudencedelefeuilleterunenuitdepleinelune.Enl’éclairant,salumièreaeffacélesmotsl’unaprèsl’autre.Plusriennesubsistedecequeletempsaconsignédanscelivre…,ilrestebiensûrdesbribes…,quelquessyllabes…,lalunes’estainsiemparéedenotrehistoire.Quepeutunconteurruinéparlapleinelunequilecambriolesansvergogne ?Condamnéausilence,àlafuiteetàl’errance,j’aipeuvécu.Jevoulaisoublier.Jen’aipasréussi.J’airencontrédescharlatansetdesbandits.Jemesuiségarédansdes tribusdenomadesqui envahissaient lesvilles. J’ai connu la sécheresse, lamortdubétail,ledésespoirdeshommesdelaplaine.J’aiarpentélepaysdunordausudetdusudàl’infini. »

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L’aveugleseréveille.Satêtebouge.Lesyeuxouvertsneseposentsurrien.Leregardestsuspenducommeaupremierjourdelacécité.Ilselève.Unechaisevidetombe.Ellefaitunbruitdésagréable.Ungarçonseprécipiteetluiprendlebras.Ilssortentensemblesurlagrandeplacepeuaniméeàcetteheure-ci. Le vieil homme chuchote quelquesmots à l’oreille du garçon, lequel s’arrête un instant,puisledirigeversuncercled’hommesetdefemmesassisdansuncaféparterresurdesnattes.Ilssontautourd’unedametoutevêtuedeblancetquiparlelentement.Onfaituneplaceàl’aveuglequis’assied,croisantlesjambes.Toutesonattentionestconcentréesurlavoixdeladame.Ilpasseainsid’unehistoiredontilcroyaitavoirlesclésàuncontedontilneconnaîtniledébutnilesens.Ilestheureux de se trouver embarqué aumilieu d’une phrase comme si son voyage dans lamédina sepoursuivait selonsondésiravec lapassiondeperdre soncheminetde sombrerdans le labyrinthequ’il avait dessiné dans sa bibliothèque de Buenos Aires. La dame n’arrête pas son récit : «  autoucher,quantàlavue !Oualorscetteépéen’étaitqu’unevisiond’unprincepossédé !Etpourtantlalame brillait au soleil de la mi-journée, et les hommes lavaient les dalles où le sang s’étaitcoagulé… »

L’aveugleacquiesced’unmouvementdelatête.

Del’autrecotédelaplace,aucafé,l’hommeauturbanbleucontinuesonhistoire:«Sinotrevilleaseptportesc’estqu’elleaétéaiméeparseptsaints.Maiscetamourestdevenu

unemalédiction.Jelesaisàprésentdepuisquej’aioséraconterl’histoireetledestindelahuitièmenaissance.Lamortestlà,dehors,elletournecommelaroueduhasard.Elleaunvisage,desmainsetune voix. Je la connais. Elle m’accompagne depuis longtemps. Je me suis familiarisé avec soncynisme.Ellenemefaitpaspeur.Elleaemportétouslespersonnagesdemescontes.Ellem’acoupélesvivres.J’aiquittécetteplacepasseulementparcequ’onnousachassésmaisaussi,entoutcasencequimeconcerne,parceque lamort liquidaitunàunmeshéros. Jepartais lesoir,aumilieudurécit,promettantlasuitedesaventuresàmonassistancefidèlepourlelendemain.Quandjerevenais,l’histoireétaitdéjàachevée.Lamorts’était,lanuitdurant,acharnéesurlesprincipauxpersonnages.Jemeretrouvaisainsiavecdesboutsd’histoire,empêchédevivreetdecirculer.Mon imaginationétaitruinée.J’essayaisdejustifiercesdisparitionsbrutales.Lepublicnemarchaitpas.Lamortdontj’entendaislerireetlessarcasmesauloinmeridiculisait.Jeradotais.Jebégayais.Jen’étaisplusunconteur,maisuncharlatan,unpantinentrelesdoigtsdelamort.Audébutjenecomprenaispascequim’arrivait.J’accusaismamémoireuséeparl’âge.Cen’étaitmêmepasunequestiondestérilité,carj’étaisenpossessiond’unstockimportantd’histoires.Ilsuffisaitdecommenceràlesraconterpourqu’ellessevidentdeleursubstance.Jepassaisdesnuitsblanches.Cefutdurantunedecesnuitsquelamortm’apparutsouslestraitsd’unpersonnage,lahuitièmenaissance,AhmedouZahra,etquim’amenacédetouteslesfoudresduciel.Ilmereprochaitd’avoirtrahilesecret,d’avoirsouilléparmaprésencel’EmpireduSecret,làoùleSecretestprofondetcaché.J’étaishabitéparEs-serElMekhfi,le Secret suprême.Tellement enfoui qu’ilmemanipulait àmon insu.Quelle imprudence  !Quelledéraison  ! Mon infortune avait déjà commencé. Mon malheur était immense. Je voyais la folies’approcher.Jen’avaisplusdevisageàmontreraupublic.J’avaishonte.Lamalédictionétaitjetéesurmoi.Nivousnimoinesauronsjamaislafindel’histoirequin’apufranchirtouteslesportes.J’aidumecacher.J’aiessayédemeconvertirailleurs,faired’autresmétiers.Écrivainpublic.Jen’avaispasdeclient.Guérisseur,jen’avaisaucunsuccès.Joueurdeluth,lesgenssebouchaientlesoreilles.Riennemarchait.Maudit.J’étaismauditetsanslemoindreespoir.J’aifaitunpèlerinageàl’extrêmesuddupays.Jesuisarrivéaprèsdesmoisdemarcheàpiedetd’errancedansdesvillagesétranges,qui,dansmafolie,devaientêtredesapparences,descorpsvides,missurmoncheminparlamortquise

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moquaitdemoietmetorturait.Jemesouviensqu’unsoiroùj’étaisfatiguéjem’étaisendormisousunarbredansunlieudésertoùiln’yavaitquedespierresetcetarbre.Quandjemesuisréveillélelendemain,jemesuistrouvédansuncimetièreoùilyavaitunefouledegensenblancquienterraientdansunegrande fossedesadolescents sans linceul,nus. J’étaishorrifié. Jemesuisapprochéde lafosseetj’aicruvoirlecorpsdemonfils.J’aihurlé.Unemainforteseposasurmaboucheetétouffamoncri.J’étaispossédéetj’allaisguidéparl’instinct.Ilm’arrivaitdemarcherlongtempsetdemeretrouverensuiteparunhasardinexplicableàmonpointdedépart.Lespersonnagesquejecroyaisinventer surgissaient surma route,m’interpellaient etmedemandaient des comptes. J’étais pris aupiègedemonpropredélire.Desdoigtsmedésignaientàlavindicteetm’accusaientdetrahison.Cefutainsiquelepèred’Ahmedmeséquestradansunevieillebâtisseetexigeademoideretourneràlaplaceraconterl’histoireautrement.C’étaitunhommeaigri,brutal,probablementauseuildel’Enfer.Lamèreétaitderrièreluidansunepetitevoitured’infirme.Ellecrachaitsanscesseparterre.Sesyeuxvitreuxmefixaientetmefaisaientpeur.J’ai rencontréaussi, surunepiste,Fatima.Ellen’étaitplusmalade.C’étaitunvendredienpleinjour.Ellem’arrêtaetmedit:« JesuisFatima.Jesuisguérie. »Ellem’apparut chargée de fleurs, heureuse comme celle qui venait de prendre sa revanche sur ledestin. Elle souriait légèrement. Sa robe blanche – un peu linceul, un peu robe de mariée – étaitpresqueintacte ;justeunpeudeterreretenuedanslesplis.Ellemeditsuruntonserein:« Tumereconnaisàprésent ?Jesuiscellequetuaschoisiepourêtrelavictimedetonpersonnage.Tut’esvite débarrassé demoi.Àprésent je reviens visiter les lieux et observer les choses que je voulaiséternelles.Jevois,lepaysn’apaschangé.Ettoi,tuesperdu.Tuaségarétonhistoireettaraison.Laterreestsèche,surtoutdansleSud.JeneconnaissaispasleSud.Jerevienssurlespasdetonhistoire.Jecomptelesmortsetj’attendslessurvivants.Tunepeuxriencontremoi.J’appartiensàcetteéternitédonttuparlessanslaconnaître.Lepaysn’apaschangé,ouplutôtjevoisquel’étatdeschosess’estaggravé. C’est curieux  ! Les gens passent leur vie à encaisser les coups  ; on les humiliequotidiennement  ; ils ne bronchent pas, et puis un jour ils sortent dans les rues et cassent tout.L’arméeintervientettiresurlafoulepourrétablirl’ordre.Lesilenceetlatêtesouslebras.Oncreuseunegrandefosseetonyjettelescorps.Çadevientchronique.Quandj’étaismalade,jenevoyaispascequisepassaitautourdemoi.Jemedébattaisavecmescrisesetj’attendaisladélivrance.Maintenantj’entendstout.Surtoutlescrisd’enfantsetlescoupsdefeu.C’estbêtedemourird’uneballeperduequandonn’amêmepasvingtans.Jelesvoisarrivercomplètementéberlués.Pauvresgosses !…»

Elle s’arrêta un instant, sortit d’une poche cachée par les fleurs des dattes et me les offrit :« Tiens,mangecesdattes,ellessontbonnes.N’aiepaspeur,cenesontpascellesqu’ondéposesurlevisagedumortàlaplacedesyeux.Non,cesontdesdattesquej’aicueilliescematin…,mange-les,tuverrasplusclair !… »Eneffet,aprèslesavoirtoutesavalées,j’aivuclair,tellementclairquejen’aiplusrienvu.J’étaiséblouiparunetrèsfortelumièreetjenevoyaisquedesombrestailléesdansuneclartéblanche.Biensûr,iln’yavaitpluspersonneautourdemoi.Fatimaavaitdisparu.Jemefrottaislesyeux.J’avaismalàforcedelesfrotter.J’étaiscomplètementpossédéparcettehistoireetsesgens.Voussavez,sansêtresuperstitieux,ilnefautpasplaisanteravecceschoses-là !Leshistoiresqu’onracontesontcommedeslieux.Ellessonthabitéesparceuxàquiellesontappartenudanslestempslointains, pas forcément ce qu’on appelle des esprits. Une histoire, c’est comme unemaison, unevieillemaison,avecdesniveaux,desétages,deschambres,descouloirs,desportesetfenêtres,desgreniers,descavesoudesgrottes,desespacesinutiles.Lesmursensontlamémoire.Grattezunpeuunepierre,tendezl’oreilleetvousentendrezbiendeschoses !Letempsramassecequeportelejouret ce que disperse la nuit. Il garde et retient.Le témoin, c’est la pierre.L’état de la pierre.Chaquepierreestunepageécrite, lueet raturée.Toutse tientdans lesgrainsde la terre.Unehistoire.Unemaison.Unlivre.Undésert.Uneerrance.Lerepentiretlepardon.Saviez-vousquepardonner,c’est

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cacher ?Jen’ainigloirenisplendeurquimetransporteraientjusqu’auxcieux.J’aioubliélescinqprières.Jepensaisque lasourceoù jepuisaismeshistoiresneserait jamais tarie.Commel’océan.Commelesnuagesquisesuivent,changentmaisdonnenttoujourslapluie.Jecherchelepardon.Quioserait m’accorder cet oubli  ? On m’a dit qu’un poète anonyme devenu saint des sables quienveloppentetdissimulentpourraitm’aider.Jesuisparti.Jemesuisdépouillédetoutetj’aisuivilacaravaneàpied.J’ai toutabandonné.Jemesuisvêtudelaineet j’aipris lecheminduSudsansmeretourner.Jen’avaisplusdefamille,plusdemétier,plusd’attaches.Avant,jevivaissansmesoucierdu lendemain. J’avais mon cercle réservé dans la grande place. J’avais une assistance fidèle etattentionnée.Mes histoiresme faisaient vivre. Je dormais en paix. Je fouillais dans lesmanuscritsanciens.Jepiquaisdansleshistoiresdesautres,jusqu’aujouroùunepauvrefemmed’Alexandrievintme voir. Elle étaitmince et brune, son regard se posait avec précision sur les choses.De tous lesconteursdelaplace,dontelleavaitsuivilesrécits,cefutmoiqu’ellechoisit.Ellemeleditd’emblée:« Jelesaitousécoutés,seulvousseriezcapablederaconterl’histoiredemononclequiétaitenfaitmatante !J’aibesoind’êtredélivréedupoidsdecetteénigme.C’estunsecretquiapesélongtempssurnotrefamille.Onadécouvertlavéritableidentitédemononclelejourdesamort.Depuisnousvivons un cauchemar. J’ai pensé qu’en rendant publique cette histoire on en ferait une légende, et,commechacunsait,lesmythesetleslégendessontplussupportablesquelastricteréalité.»

Ellemecontaendétaill’histoiredeBeyAhmed.Celapritdeuxjours.Jel’écoutaistoutenpensantàcequejepourraisfairedetoutescesdonnées,etcommentlesadapterànotrepays.Aprèstoutilyapeudedifférenceentrenosdeuxsociétésarabesetmusulmanes,féodalesettraditionnelles.Jeluiaidemandépourquoisonchoixs’estarrêtésurmoi.Ellemedit,peut-êtrepourmeflatter,quej’avaisplus d’imagination que les autres, puis elle ajouta : «  À présent cette histoire est en vous.Elle vaoccupervosjoursetvosnuits.Ellecreuserasonlitdansvotrecorpsetvotreesprit.Vousnepourrezplusluiéchapper.C’estunehistoirequivientdeloin.Elleavécudansl’intimitédelamort.Depuisquejel’airacontée,jemesensmieux,jemesenspluslégèreetplusjeune.Jevouslaisseuntrésoretunpuitsprofond.Attention, ilne fautpas lesconfondre, ilenvadevotre raison  !Soyezdignedusecretetdesesblessures.Transmettezlerécitenlefaisantpasserparlesseptjardinsdel’âme.Adieumonami,moncomplice !»

Avantdemequitterellemeremitungrandcahierdeplusdedeuxcentspagesoùétaientconsignésle journal et lespenséesdeBeyAhmed. Je l’ai lu et relu. J’étais à chaque foisbouleversé et jenesavais que faire de cette histoire. Je me suis mis alors à la raconter. Plus j’avançais, plus jem’enfonçais dans le puits…, mes personnages me quittaient…, j’étais réduit à faire des constats,jusqu’aujour,où,profitantdunettoyagedelaplace,jeprislarouteduSud.Lorsquelelivrefutvidéde ses écritures par la pleine lune, j’eus peur au début, mais ce fut là les premiers signes demadélivrance. J’ai moi aussi tout oublié. Si quelqu’un parmi vous tient à connaître la suite de cettehistoire,ildevrainterrogerlalunequandelleseraentièrementpleine.Moi,jedéposelà-devantvouslelivre,l’encrieretlesporte–plume.Jem’envaislireleCoransurlatombedesmorts !

Décembre1982–février1985.

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1Souratedesfemmes,IV,11-12.