L'Enclos de l'or - Fabre d'Olivet Et La Langue Maternelle

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    Philippe Gardy

    L' Enclos de l'or . Fabre d'Olivet et l'criture de la langue

    maternelleIn: Romantisme, 1981, n34. pp. 3-30.

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    Gardy Philippe. L' Enclos de l 'or . Fabre d'Olivet et l'criture de la langue maternelle. In: Romantisme, 1981, n34. pp. 3-30.

    doi : 10.3406/roman.1981.4522

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1981_num_11_34_4522

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_roman_1179http://dx.doi.org/10.3406/roman.1981.4522http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1981_num_11_34_4522http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1981_num_11_34_4522http://dx.doi.org/10.3406/roman.1981.4522http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_roman_1179
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    Philippe GARDYL Enclos de l'or Fabre d Olivet et l'criture de la langue maternelle

    Etrange destin que celui de l'uvre d'Antoine Fabre d'Olivet :reue trs diversement du vivant de son auteur (1), demeure pourpartie indite jusqu' aujourd'hui (2), revendique de faon slectivepar tels ou tels (les occultistes, les artisans de la renaissance culturelleoccitane du XIXme sicle, autour du Flibrige), elle parat avoir leplus souvent t considre comme un ensemble htroclite, l intrieur duquel voisinaient, dans un beau dsordre, les fruits d'une im agination trop fertile, incapable de se discipliner et de trouver son originalit propre. Les travaux de Lon Cellier et, plus latralement, deRobert Lafont, ont permis de corriger, dans une certaine mesure,cette impression, en faisant ressortir ce que l'uvre du thosophede Ganges , ainsi que le surnommrent certains de ses disciples, pouvait apporter de profondment neuf, par del les apparences (3). Paradoxalement ainsi, les textes de Fabre d'Olivet restent Ure non plusseulement, comme on avait eu tendance le faire trop souvent, la faon de tmoignages ou de compilations rassembls la hte, mais dansle droit fil de leur criture, afin de dcouvrir, chemin faisant, les questions qui les traversent, autour desquelles s'organisent les principes fondateurs d'une rflexion longuement mrie.

    1. Sur la vie et l'uvre de Fabre d'Olivet, on consultera l'ouvrage dj ancienmais trs document de Lon Cellier, Fabre d'Olivet, contribution l'tude desaspects religieux du romantisme, Paris, Nizet, 1953.2. Ainsi les Souvenirs de Fabre d'Olivet n'ont t publis que trs rcemment{Mes Souvenirs, introduction et notes de G. Tappa et Cl. Boumendil, coll. Blisane,Nice, 1977), alors mme que La Langue d'oc rtablie dans ses principes constitutifs,thoriques et pratiques, que l'on peut considrer comme le grand uvre deFabre, demeure encore l'tat de manuscrit.3. Lon Cellier, Fabre d'Olivet..., ouvr. cit ; Robert Lafont, La conceptionde la langue occitane chez Fabre d'Olivet , Actes du IVme Congrs de Langue etlittrature d'oc et d'tudes franco-provenales, Avignon, 1964 ; Fabre d'Olivet,l'Ossian d'Occitanie , communication au colloque sur le romantisme europen,Leeuvarden, avril 1981. On consultera galement : Lon Cellier, article Fabred'Olivet , Dictionnaire des lettres franaises - le dix-neuvime sicle, Paris, Fayard,1971, I, p. 382-383 ; Charles Camproux, Histoire de la littrature occitane, Paris,Payot, 1953 (rd. 1971), p. 137-140 ; Fausta Garavini, La Letteratura occitanicamoderna, Milano/Firenze, Sansoni Accademia, p. 93-94 ; Robert Lafont et ChristianAnatole, Nouvelle histoire de la littrature occitane, Paris, PUF, 1970, II, p. 516-520.

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    4 Philippe GardyLes lectures de Fabre d'Olivet gnralement proposes sont, nousl'avons dit, slectives ; elles sparent, en particulier, le Fabre d'Olivet occultiste (4) du Fabre d'Olivet occitaniste , et laissent de ctde nombreux textes considrs comme inclassables. Une telle vision de

    l'uvre, malgr les services qu'elle peut rendre, semble extrmement rductr ic e parce qu'elle interdit de saisir la trajectoire globale d'une recherche dont la distribution chronologique mme rvle pourtant lacontinuit fondamentale. En apparence, les deux volumes du Troubadour, osies occitaniques du XHIme sicle publis Paris en 1 803 et1804 (5) constituent une pice relativement ngligeable par rapport l'ensemble des textes publis par Fabre d'Olivet entre 1790 et 1824,lorsqu'il fait paratre, sous le titre d'Histoire philosophique du genrehumain son ouvrage De l'tat social de l'homme ; ou vues philosophiquesur l'histoire du genre humain, dj exprim deux ans plus tt (6) ;ces deux volumes, jamais rdits contrairement la plupart des autresuvres (7), peuvent tre considrs comme centraux : autour d'eux lapense de Fabre se dveloppe et se singularise, tant et si bien qu'il estpossible de parcourir la plupart, sinon tous ses grands textes la lumiredu Troubadour qui, loin de constituer un accident, une digression sanslendemains, fait plutt figure d'entreprise modle, jamais abandonne,toujours reprise, approfondie, parce qu'elle est tout la fois intimement ie l'histoire personnelle de Fabre d'Olivet et qu'elle s'inscritau cur mme de sa recherche .La langue comme scne des origines

    Le Troubadour, on le sait, occupe une place tout fait particulireans la carrire littraire de Fabre d'Olivet : il s'agit d'une mystification,l'image des posies d'Ossian de Macpherson (8). Mystificationqui permet Fabre de publier successivement un long pome en cinqchants, prsent comme une traduction d'un original occitan, LesAmours de Rose et de Ponce deMeyrueis (p. 1-152), et accompagn denotes nombreuses et souvent trs dtailles ; quatre pomes en versionbilingue, occitane et franaise : La Poudestad de Di (La Puissance divine, p. 153-170), Cant rouya, al prouz noble roumi de Provena(Chant royal au preux et noble plerin de Provence, p. 171-180), La4. L'importance de l'uvre de Fabre d'Olivet dans la littrature occitane est

    mise en vidence la fin du XIXme sicle par Frdric Donnadieu {Fabre d'Ouli-vet, discours tengut davant la Cour d'Amour de Vercant lou V de juillet 1886,Imprimerie centrale du Midi, 1886 ;et surtout le chapitre initial de Les Prcurseursdes flibres, 1800-1835, Paris, Quantin, 1888 ; rd. C.P.M., Raphle-les-Arles,1980). Mais cette reconnaissance, contrairement celle du Fabre d'Olivet occultiste,'aboutit pas une remise en circulation progressive de l'uvre.5. Le Troubadour, posies occitaniques du XlIIe sicle ; traduites et publiespar Fabre d'Olivet, Paris, Henrichs et Renouard, 1803-1804.6. De l'tat social de 1 ; ou vues philosophiques sur l'histoire du genre umain, Paris, Brire, deux vol., 1822 ; Histoire philosophique du genre humain,Paris, Brire, deux vol., 1 824.7. A l'exception de certaines pices, comme La Pichota masca, republies lafin du XIXme sicle par A. Roque-Ferrier dans YArmanac Mount-Pelieirenc.8. Mais Fabre d'Olivet prend un soin extrme prciser, dans les diverstextes introductifs du Troubadour, ce qui spare les pices qu'il publie de cellesnagure proposes par Macpherson.

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    L Enclos de l 'or 5rena, pastourela bouscageyra (La dispute au bocage, glogue, p. 181-200), Lou retour d'Elys en ProvenaiLe retour d'Elyz en Provence,p. 201-219). Ces textes, qui constituent le premier volume du Troubadour, ont prcds d'une longue ddicace, en prose mle de vers, A ma Mre (p. I-XI), d'une introduction, faite de rflexions surles manuscrits d'o les posies occitaniques sont tires (p. I-XXVI),enfin d'une Dissertation sur la langue occitanique et sur les ouvragesdes Troubadours (p. XXVI-LXVIII). Le deuxime volume contientquant lui une Cour d'Amours en trois parties ( chansons et jeux ; tensons et sirventes ; les tournois et les arrts d'amours , p. 3-2 1 6), en franais pour l'essentiel ; trois Eptres amoureuses (que s adressenthaon et Sapho, p. 123-208), en versions franaise et occitane,comme toutes les autres pices qui compltent le volume : quatre pomes sur Lai sazous (Les saisons, p. 2 1 1 -225) , L 'escaraugnada de l'amour,fabliot (L'gratignure de l'amour, fabliau, p. 226-229), La Pastouraacoutida, cantarel (La Bergre poursuivie, cantate, p. 230-233), La Pi-chota masca, pastourela vergeyra (La Petite sorcire, pastourelle, p.234-245), et pour finir Lou levar d'Anna, nouvla (Le lever d'Anna,nouvelle, p. 246-255). Ce second volume s'achve sur un Vocabulaireoccitanique, ou recueil des mots de la langue d'oc les plus loigns dufranais ; pour servir l'intelligence des Posies anciennes insres danscet ouvrage (p. 267-290) et des Observations sur ce vocabulaire, etsur l'orthographe et la prosodie de la langue des Troubadours (p.259-266).Le Troubadour, on le voit, n'a rien d'un ouvrage de circonstances :il s'agit bien l d'une entreprise trs concerte, la structure labore etcomplexe, loin de toute improvisation ou caprice: La supercherie aconsist, pour Fabre d'Olivet, faire passer pour des textes du treizime sicle ses propres compositions, crites, lorsqu'elles sont en occitan, dans une langue tout fait contemporaine. Supercherie d'ailleurstoute relative, laquelle on peut penser que la plupart des lecteurs duTroubadour ne succombrent pas, bien qu'elle n'ait t dnonce clairement qu'en 1824 par Raynouard (9). On peut videmment mettrecette opration de camouflage au compte de la mode, mais il s'agit ld'une explication insuffisante, qui ne permet pas d'apprhender la logique profonde de l'uvre et d'en saisir la stratgie long terme, pourl'homme comme pour le littrateur que Fabre dsirait tre. En prenant le masque (10), l'auteur du Troubadour fait bien autre choseque de se livrer un exercice un peu facile de travestissement mystificateur il s'installe dans un jeu trs subtil de distances prises ou prendre, qui renvoie tout la fois une situation sociologique trs prcise,

    9. Dans le Journal des Savants. De toute vidence, la langue du Troubadour,en ses pices occitanes, ne pouvait pas tre confondue avec celle des troubadoursdu XHIme sicle. La mystification , quoi qu'on fasse, se situait donc ailleurs...10. L'expression est de R. Lafont ( Fabre d'Olivet, l'Ossian d 'Occitanie ,art. cit).

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    6 Philippe Gardycelle de l'occitan aux confins des XVIIIme et XIXme sicles, l exprience affective que Fabre d Olivet possde de cette situation, l ouverture,nfin, que cette situation reprsente, sur le devenir de l'homme etdu monde. La langue, et, dans ce cas, la langue d'oc, apparat comme lelien ncessaire, inluctable, qui relie l'individu l'histoire humaine. Elleest le fil d'Ariane qui permet de remonter, par bonds et qutes patientes,jusqu'aux racines du paysage humain, tel que peut le contempler ladulte scrutant ses annes d'enfance, et le savant, le philosophe essentiellement, l'coute des voix de la langue , que l'enfance, point d observation irremplaable, aide saisir et dcrypter. La concidence ou,du moins, la complmentarit entre l'aventure individuelle de l existencet l'aventure collective des peuples place l'criture la pratique,donc, mais aussi l'analyse de la langue, travers toutes les langues passes ou prsentes au centre mme de la perception du monde quel'homme peut avoir.Pareille complmentarit conduit Fabre d Olivet laborer, toutau long de son uvre, une vritable thorie de la langue maternelle, ousi l'on veut, de la langue-mre, tant bien entendu qu'il ne s'agit pastant, comme on pourrait le penser trop vite, de mettre en videncel'existence d'une hirarchie entre les langues, que de dgager une certaine forme d' amour de la langue (11), qui se dveloppe la confluence d'un attachement affectif et d'une situation historique et sociologique. Dans cette laboration d'une thorie de la langue maternelle, Fabre d 'Olivet a certainement conu le Troubadour comme une piceessentielle, mais l'intrieur d'une continuit dont il est possible aujourd hui de mieux dessiner la trajectoire. Les rflexions thoriqueset les textes littraires du Troubadour, bien que publis en 1803, ontt le rsultat d'une laboration longue et minutieuse. On sait que lemanuscrit de la premire uvre occitane de Fabre d'Olivet, Forad'Amour, est dat de 1787 (12). Ce texte, que Fabre ne songea pas s

    rieusement semble-t-il, faire publier, est incontestablement, ainsique justement not son diteur moderne, Christian Anatole, uneuvre dj de longue haleine (13). La courte prface qui introduitles deux premiers chants du pome les deux seuls qui soient parvenusjusqu' nous (14) ne laisse aucun doute sur les intentions de leur

    11. Suivant le titre de l'ouvrage de Jean-Claude Milner (Paris, Seuil, 1978).De ce rapport singulier de la langue l'amour , les uvres de Fabre d'Olivetnoncent certains traits qui peuvent paratre fondamentaux (p. 102).12. Fora d'Amour, Museum Calvet, Avignon, ms 4736. Une dition de cetexte initiateur a t procure par Christian Anatole, Revue des langues romanes,LXXIX, 2, Montpellier, 1970, p. 325-380. La formule place par Fabre d'Olivetsur la page de titre ( L'amour dap nous leva lou sen ) n'est peut-tre pas seulement une annonce thmatique : comme la force d'amour , elle est rvlatriced'un certain rapport la langue.13. Ouvr. cit, p. 329.14. Les deux chants conservs dans le manuscrit du Museum Calvet constituent le tome premier de l'ouvrage. Mais Fabre d'Olivet avait peut-tre compostout ou partie de la suite de son pome.

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    L Enclos de l or 7auteur : il s'agit de prouver que la langue des anciens troubadourspeut encore peindre d'une manire harmonieuse les passions et imiterles images de la posie franaise , alors mme que la langue que Tonparle dans le Midi de la France est, sans contredit, celle qui donna naissance la Posie franaise (15). Plusieurs pages des Souvenirs de Fa-bre d Olivet, demeurs manuscrits jusqu' ces dernires annes (16),malgr leur caractre relativement tardif par rapport aux vnementsqu'elles voquent, clairent trs remarquablement les circonstances dece choc motif dont on retrouve la trace tout au long de l'uvre. Fabreexpose tout d'abord en quoi consiste :

    ce sentiment de l'enfance qui survit plus ou moins dans un ge avanc,et qui nous attache aux lieux de notre naissance, en nous les rappelant auxmoindres occasions, et en les rendant prsents notre mmoire dans les pluspetits dtails qui peuvent nous intresser. (17)Cette affection native , pour reprendre la terminologie proposear Fabre, est videmment lie la sparation, la fracture, tout la fois gographique et temporelle, qui lui donne force et valeur fondatrice

    Le temps, la multiplicit des affaires et des occupations pourront l loigner de votre esprit ; mais soyez spar des lieux de votre naissance, soyezdistrait par tout ce qu'il vous plaira d'imaginer, par les soucis, par les passions, n'importe ; que ce chant vienne tout--coup frapper vos oreilles, etdites-moi quelle sera l'impression que vous prouverez. Je l ai prouve,cette impression dlicieuse, et je me la rappelle encore avec attendrissement.18)Ce chant, celui cent fois rpt, le dimanche, par une foule dejeunes garons et djeunes filles, dansant sous les arbres communaux ,reprsente une sorte de point originel, tiss de musique et de langue(les deux lments essentiels de la recherche de Fabre d Olivet), parl'intermdiaire duquel l'individu est mis en communication immdiateavec ses rfrences premires, ineffaables. La distance qui fait tout sonprix implique, chaque instant de l'existence, la possibilit d'un retour,d'une concidence renouvele, par dessus les temps couls. Les pre

    mires pages du second chapitre des Souvenirs sont remplies de ces retours successivement prouvs : retour au pays natal retour auprsde la Mre, retour la langue d'enfance, donne entendre et direpar le pays et la Mre. Parti Paris alors qu'il n'avait gure plus de onzeans, Fabre raconte comment, pendant cette longue priode de sparation,15. Ouvr. cit, p. 340.1 6. Notons cependant que de larges extraits de ce texte qui nous est parvenuous une forme apparemment trs mutile - ont t publis ds 1953 par L.Cellier dans sa thse.17. Souvenirs, p. 1 (il s'agit en fait des premires lignes du chapitre II, le premier ayant disparu). Les citations des Souvenirs, dont le manuscrit autographe estconserv la Bibliothque de l'histoire du protestantisme franais, sont faitesd'aprs l'dition de 1977, dans laquelle l'orthographe du texte original a t modernise. 18. Souvenirs, p. 3.

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    8 Philippe Gardyla nuit, il se retrouvait soudain en communication avec tout ce qu'ilavait quitt : Je revoyais mon pays avec tous ses charmes, ma Mreavec toute sa tendresse, les amis de mon enfance avec tous leursjeux... (19). Le retour, ds lors, ne peut s'effectuer que s'il est l occasion d'une sorte d'illumination, de reconnaissance en pleine transparence, ar del les annes qui ont pass :

    Un moment aprs avoir pass le dfil de La Roque, comme nous tionsparvenus un endroit du chemin o le clocher de Ganges se dcouvre au-dessus des plantations de mriers et d'oliviers qui enveloppent la ville dece ct, un de mes parents, venu au devant de nous, prenant brusquementma main, me dit tiens le voil ; voil le clocher de ton village Je parieque ton cur bat. Et, en effet, il battait d'une rude manire. J'prouvaisalors je ne sais quoi de doux et de triste, assez difficile dfinir. Il n'auraitpas fallu grand'chose pour me faire pleurer, et pourtant j'prouvais un mouvement de gaiet. (20)De cette transparence porteuse d'motion, la rencontre de Fabred'Olivet avec sa mre apparat comme la ralisation exemplaire, parfaitemme. Certes, il ne s'agit pas, pour l'auteur des Souvenirs, d vnements xactement superposables : F affection native et l' affectionfiliale (21), bien que renvoyant une mme forme d'attachement,n'ont pas un objet identique. Mais le retour la Mre signifie luiaussi une remonte aux origines ; une mise en contact de l'homme avecson histoire :

    l'affection filiale est le plus intime des sentiments, parce que c'est lepremier qui se dveloppe ; il est le plus durable, parce que c'est la nature quien donne l'objet, et que la libert de l'homme ne saurait s'exercer sur lui. (22)La reconnaissance de la langue s'inscrit ainsi dans cette vision dela Mre et du pays de naissance : au premier degr, Fabre d'Olivet reconnat la langue d'oc parmi toutes les autres et, singulirement, ctdu franais, en ce qu'elle est indissolublement lie cet impratif duretour. La ddicace A ma mre du Troubadour explicite parfaitementette dpendance, qui fait de la langue le lieu d'exercice privilgides deux affections, l'affection native et l'affection filiale :

    Toi qui, ne dans la patrie des Troubadours, ne l'as point abandonnepour aller habiter d'autres climats, et qui, fidelle leur langage antique, nel'as point sacrifi au langage orgueilleux de leurs successeurs. C'est toi quim'as rendu ce langage si cher, puisque c'est de ta bouche que mon cur en areu les premiers lments, et que c'est sur ton sein que mes lvres dbiles enont appris les premiers sons. (23)19. Souvenirs, p. 7.20 . Souvenirs, p. 15.21. Fabre d'Olivet propose ce terme d' affection filiale pour dsigner,affirme-t-il, un sentiment qui n'a point de nom qui lui soit propre dans aucunede nos langues modernes (p. 15). A l'vidence, il renvoie l' affection native ,dont il est comme l'autre versant, l'cho et le modle, tout la fois.22. Souvenirs, p. 16.23. Le Troubadour, A ma mre , p. 1.

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    10 Phillipe Gardy not Lon Cellier, la renaissance du genre troubadour (28) mriterait 'tre considr avec attention. Bien que rdig entirement enfranais, ou peu s'en faut (29), Azalas emprunte les mmes cheminsque les posies du Troubadour. Dans l'introduction de ce dernier ouvrage,abre prouve d'ailleurs le besoin de prciser les raisons qui l'ontconduit dissimuler son lecteur qu'il tait le vritable auteur de cette histoire provenale bien dans le got de l'poque :

    Je n'eus pas absolument besoin de recourir la feinte pour me conformer l'usage ; car dans un voyage que j'avais fait dans le midi de la France,vers le commencement de la rvolution, j'avais t le triste tmoin de vengeances exerces par la licence contre la fodalit ; j'avais vu l'incendie ravagerles antiques chteaux, et le pillage en disperser les archives ; et comme le hasard avait voulu que quelques vieilles chroniques me tombassent entre lesmains, j'avais pu, en les liant les unes aux autres, mettre en tte de mon livre,sans une trop forte imposture, qu'il tait du provenal. (30)Cette scne des origines , dont les Souvenirs donnent une version assez semblable (31), met bien en lumire ce qu'il peut y avoir devrit dans la supercherie *Azalas comme du Troubadour : il convientde conserver la langue maternelle son secret, son cart dcisif par rapport aux autres langues. L'image des chteaux en feu et du pillage desarchives qui tmoignaient de cette langue n'est pas tant le signe d'uneproccupation politique que de la prcarit de la langue des origines.On voit poindre ici l'ide, que Fabre, nous le verrons, prcisera jusquedans ses dernires uvres, que la langue maternelle est un trsor qu'iln'est pas possible de divulguer tel quel : un long travail d'laboration estncessaire, destin tout la fois protger la langue de tout ce quipourrait la dtruire et la restaurer , la restituer dans sa forme primitive non contamine par les corruptions successives que les temps luiont infliges. Les deux chants de Fora d'Amour, initiateur en ce domaine peuvent tre considrs comme une premire traverse de la langue lue (32), encore assez superficielle ; les trois volumes dyAzalas,sous couvert de mode, mettent dj en place les principaux lments dela ncessaire fiction dont le Troubadour de 1803-1804 constituera laforme la plus acheve. Une forme retravaille par Fabre jusqu' la fin desa vie, et dont l'ultime version connue est reprsente par le grand manuscrit de La Langue d'oc rtablie dans ses principes constitutifs, thoriques et pratiques, qui propose, dans sa troisime partie, une deuxime

    28 . Lon Cellier, Fabre d'Olivet..., p. 66.29. A l'exception d'une Cansou deis Troubadours, dont on trouve un premiertat dans le manuscrit de Fora d'Amour (cf. Christian Anatole, ouvr. cit, p. 333-334). 30 . Le Troubadour, Introduction, p. III.31 . Souvenirs, p. 101-102 et 180-181. Fabre d'Olivet insiste sur le fait que lecalme rgna Ganges pendant cette priode, contrairement ce qui pouvait sepasser ailleurs.32 . lection de la langue, langue lue : la rvlation de la langue maternelleest d'abord la rencontre, presque brutale, avec une ralit suprieure.

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    L 'Enclos de I 'or 1 1dition du Troubadour (33). Revenir, ne serait-ce que fictivement, l'poque des troubadours par rcriture, ce n'est pas seulement se livrer une entreprise de reconstitution historique, c'est aussi et surtout,symboliquement, retourner la source mme de la langue. Il n'est plustellement question, ici, de remonter le temps, mais, beaucoup plus srieusement de se replacer sur le terrain mme de la langue. Le fait quel'occitan soit une langue dchue, considre l'poque de Fabred'Olivet comme un patois trivial (34), est bien sr fondamental : Fabreentend l'vidence ragir contre cet tat de fait, en s'abritant sous lemasque troubadouresque. Mais, d'un autre ct, cette dchance mmedfinit la langue maternelle, en ce qu'elle implique de distance, d affectionostalgique, de retours ritrs.Il n'est pas sans intrt, sur ce point, d'examiner avec un peu d attention la thmatique du Troubadour, tant dans les pices franaisesque dans les pices occitanes. Cette thmatique est extrmement riche :Fabre d'Olivet, cela est certain, s'est attach montrer toutes les possibilits de la langue qu'il dsirait illustrer en la pliant aux genres les plusdivers. Depuis les mditations majestueuses de La Poudestad de Dijusqu'au ralisme trs folklorisant de La Pichota Masca, en passant parle ton l'antique des trois grandes Epures que s'adressent Sapho etPhaon (35), sans oublier l'rotisme champtre, o se mlent une inspiration trs XVIIIme sicle et les souvenirs de Thocrite, de LaRena, pastourela bouscageyra (La dispute au bocage), L'escaraugnadade l'amour..., le Troubadour apparat comme la dmonstration blouissante e la virtuosit de Fabre au service de la langue occitane. Un fait,cependant, retient plus particulirement l'attention : l'insistance aveclaquelle la plupart des compositions mettent en uvre le thme duretour, travers un jeu de permanences et de diffrences savammententretenu (dans les notes erudites qui accompagnent certains textes parexemple). Les cinq chants du grand pome des Amours de Rose et de

    33. Ce manuscrit est conserv la Bibliothque municipale d'Hyres, sous lacote ms 9 - II. Il est compos de trois volumes : une Grammaire o cette langue desanciens troubadours est compare tant avec les langues circonvoisines qui en manent : l'espagnole, l'italienne et la franaise, qu'avec celles qui l'ont prcde, celtique, gallique et l'oscare, vulgairement appeles bas-breton et basque ; un Vocabulaireenfin un Choix de posies oscitaniques tant anciennes que modernes, paraissant our la 2me dition.34. Sur l'tat de la conscience linguistique en France cette poque, on trouve 'intressantes indications dans les textes rassembls quelques annes plus ttpar l abb Grgoire (cf. M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue:la Rvolution franaise et les patois, l'enqute de Grgoire, Gallimard, Paris, 1975).Un bilan de la question est propos par Philippe Vigier , Diffusion d'une languenationale et rsistance des patois en France, au XIXme sicle. Quelques rflexionssur l'tat prsent de la recherche historique ce propos , Romantisme 25-26,1979, p. 191-208.35 . L'un des premiers commentateurs de l'uvre occitane de Fabre d'Olivet,Alphonse Roque-Ferrier, remarquait que les lettres de Sapho Phaon et de celui-ci la potesse grecque, sont d'un idiomatisme infrieur, tout en dpassant de beaucoup ce que l'on imprimait au commencement du XIXme sicle mridional (Un prcurseur languedocien de Chateaubriand dans l'pope chrtienne et lemerveilleux judo-chrtien : Fabre d'Olivet et le pome des Amours de Rose et dePonce de Meyrueis , Armanac Mount-Pelieirenc, 1901, p. 6). Seule une tude minutieuse des textes permettrait, peut-tre, de confirmer ou de dmentir le jugement

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    12 Philippe Gardyde Ponce de Meyrueis (36) dcrivent les retrouvailles, aprs de longuespripties, des deux amoureux spars par la flonie du baron de Ro-quedol, le pre de Rose. Ces retrouvailles, qui sont videmment une loidu genre, mettent en uvre l'histoire et la gographie occitane : c'est Ganges, lieu de naissance de Fabre d 'Olivet, et lieu mythique , nousle verrons plus loin, des origines, que Ponce parvient arrter la progression des Sarrazins avant de les dfaire Rivesaltes. Les amours deRose et de Ponce suivent un modle prouv ; mais ils sont aussi le rcit, objectiv, de la scne des origines : travers l'Occitanie retrouve, se profile la reconnaissance de la langue-mre, qui apparat augrand jour, et l, dans les notes (37). L'vocation, dans les premirespages du pome, des prgrinations de Nadal, fidle compagnon du prede Ponce, qu'il a accompagn aux Croisades, reproduit, l'intrieur m me du texte, ce motif du retour qui modle l'ensemble de la narration :

    Depuis dix ans, loigns des lieux tmoins de sa naissance, Nadal avaitparcouru de vastes pays et des mers lointaines... Aprs mille dangers, il revoyait enfin sa patrie, l'aimable Occitanie ;les douces vertus guidaient ses pasvers les foyers paternels. (38)La Cour d'Amours, qui occupe toute la premire moiti du secondvolume du Troubadour enchsse les interventions des divers troubadoursdans une fiction analogue, celle du retour d'Elyz (39) :

    Celle que j'aime plus que la vie m'a chass de sa prsence ; elle m'a dfendu de la voir ; elle m'a interdit jusqu' l'air qu'elle respire. Des champs gentils dela Provence, elle m'a relgu sur ces montagnes que n'embellissent ni le doux olivier,ni l'oranger odorant ; mais o croissent, au contraire, le sombre noyer et le chtaignieragreste. J'ai quitt les rivages fertiles du Rhne pour venir habiter les rochersde la Lozre (40)

    La Cour d'Amours proprement dite est une vision, vision de rvequi transporte le troubadour dans son pays de naissance :gnralement trs sr, de Roque-Ferrier. Cette remarque sur la qualit linguistiquervle en tout cas l'importance du travail entrepris par Fabre d'Olivet pour retrouver la langue des troubadours.36 . L. Cellier donne une analyse de ce texte (Fabre d'Olivet..., p. 87-88).

    37 . Ainsi, dans les notes du cinquime chant, trouve-ton un long passage enoccitan ; cette publication d'un passage dans sa langue d'origine est justifie parFabre : Tout ce morceau [...] est dans l'original d'une noble simplicit ;il me parat tout--fait digne de l'pope, et je crois faire plaisir aux amateurs de l'ancienlangage, de le transcrire ici dans son entier, pour terminer ces notes. (I, p. 149).L. Cellier remarque juste titre que la version originale, crite en brefs octosyllabesux rimes redoubles [...] diffre singulirement de la prose emphatiquementpotique de la traduction. (p. 87). Mais faut-il pour autant penser, la suite deRoque-Ferrier (Armanac, ouvr. cit, p. 22-23), que, dans sa version franaise, notre auteur dissimule parfois assez mal sa mtrique et ses rimes languedociennes, et supposer que Fabre d'Olivet avait compos une version occitane compltedes Amours ?38. Le Troubadour, I, p. 4.39. Ce retour qu'voque, dans la premire partie du Troubadour, la pastou-rela vergeyra du Retour d'Elys en Provena, et qui traverse toute la deuximepartie de l'ouvrage.40. Le Troubadour, II, p. 3-4.

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    L'Enclosdel'or 13 Ah puisque je ne puis tre heureux qu'en songe, prolongeons du moinscette douce illusion, et fixons dans mes vers les tableaux enchanteurs qui seprsentent ma mmoire (41)

    Cette irruption du songe dans le rel, cette substitution des lieuxet des temps, dont la potique mistralienne a su admirablement tirerparti (42), permet au troubadour de se transporter dans sa Provenceoriginelle, tout comme Fabre d 'Olivet, dans ses rveries nocturnes parisiennes, revivait les scnes de son existence gangeoise : C'en est fait ; je revois les champs de la Provence ; dj je respire un airplus doux et plus anim ; dj mes yeux s'ouvrent l'clat d'un ciel plus pur ;je vois au travers des feuillages parfums des orangers s'lever les crneauxsouverains du chteau, o l'amour dicte ses arrts : c'est le chteau de Ro-manin... (43)

    Comme dans les Amours de Rose et de Ponce de Meyrueis, le retour vient annuler la sparation gographique et le dcalage temporel.La force du rve - ce rve tiss d' affection native et d'amour finitpar rejoindre la ralit : Tels taient les tableaux qui se retraaient ma mmoire et les chantsque je rptais sur ma lyre, lorsque la belle Elyz daigna mettre un terme mon exil. Sans attendre un nouveau soleil, je partis ;je dis adieu aux rochersde la Lozre, et je parvins en Provence, port sur l'aile rapide de l Espranceet de l'Amour. (44)

    Ainsi, l'criture de la langue maternelle, ou, plus exactement, sondsir d'criture, puisqu'il s'agit de textes en franais, dont seuls quelquesrares fragments occitans sont donns en note (45), ne parat concevableque dans un lieu trs troitement dfini ; cet espace-temps qui se creuse,par intervalles, entre l'absence et le dsir de la langue des origines. Un blanc de la conscience et du monde qu *un tableau (la terminologietilise par Fabre d Olivet est tout fait significative) vient soudainoccuper, dans l'attente d'un retour dfinitif, perptuellement hypothtique.e Troubadour constitue la

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    14 Philippe Gardyment marques par le thme du retour : que l'on songe, par exemple,aux trois ptres. Ces dernires, inspires tout la fois d'Ovide et deSapho, dveloppent le thme de la sparation et de l'amour perdu :

    Dizis un cop (aro ou dizes pas plus)Que tant que ye, noun aimavos degus.Quand azissis lai cansous que cantave,Tout - empuzan lou foc d ount mi cremave,De fs, Phaoun, quante moumen urouzMi fasis-tu soubrar de tei poutous ;Tenis ma vouz sus mas boucas sarada ;Saphoz disis, Saphoz sis adourada ;E piy negat dins un gourg de plaz,Nsci d'amour, toumbavos sus moun se.Aro, souletta lhun de moun fringaire,Noun cante plus ; mais t'en chatos pas gaire.Dins la Sicila ount sis rescoundut,D'autras btadz han b trop plazegut. (46)

    (D fut un temps, bien loin aujourd'hui de ta mmoire, o tu paraissais meprfrer toutes mes rivales ; et souvent, lorsque dans mes chants amoureux,je prtais de nouveaux alimens aux dsirs dont j'tais agite, moment tropheureux et trop court Tu me couvrais de mille baisers ; tu arrtais de teslvres de rose ma voix expirante sur mes lvres : Sapho, me disais-tu,Sapho tu es adore. Ensuite, gar dans un torrent de plaisir et transportd'amour, tu te prcipitais sur mon sein.Maintenant seule, et loin de mon bien-aim, je ne chante plus ; mais sansaucun doute tu ne regrettes gure mes chants. Au fond de la Sicile, o tu escach, combien n'as-tu pas trouv de beauts plus dignes de te plaire )La tension dont chaque ptre est comme la modulation, le rcitdpli, patiemment et douloureusement explor, dessine le territoirede la langue maternelle. La solitude de Sapho, comme celle du troubadour,parcourt les posies occitaniques ; elle en est non seulement latrame, mais aussi le sujet profond, que chaque pome, malgr la grandediversit des thmes et des tons choisis, travaille et retravaille. Fabred Olivet, plusieurs reprises, met en doute la cohrence de la fictiontroubadouresque qu'il a adopte, et, tout particulirement, propos

    de ces Eptres : Je ne me suis pas dissimul que ces trois Eptres, s loignant pour lestyle et le genre des ides de tout ce que nous avons vu jusqu'ici des troubadours, avaient besoin de preuves qui constatassent leur authenticit, et c'estce qui m'a engag imprimer le texte original ct de ma traduction. Cependant, je l'avoue, ce texte lui-mme n'est pas l'abri des soupons.Ainsique je l ai dit, je n'ai travaill que sur des copies, et plusieurs raisons me por-

    46. Le Troubadour, II, p. 128 (129 pour la traduction franaise). Les traductions ranaises des textes occitans de Fabre d Olivet sont donnes telles qu'ellesapparaissent dans le Troubadour. Une lecture compare des deux versions montrela trs grande dissemblance du travail de l'crivain de l'une l'autre, au bnficede l'occitane dans peu prs tous les cas.

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    L Enclos de I or 1 5tent croire que celles-ci, malgr le titre qu'on va lire, ont t faites sur desmanuscrits moins anciens que les autres. (47)Ce clin d'il de l'auteur l'adresse de son lecteur (et, d'abord, de

    lui-mme) est peut-tre mettre au compte de la fantaisie, d'un certainplaisir jouer avec le vrai et le faux ; mais il rvle aussi, plus profondment,a cohrence vritable des textes rassembls, en laissant entendreque celle-ci n'est pas tant historique , ou philosophique, que thmatique, ntime : en ce creux du discours qui rend possible l'criture de lalangue maternelle. Car le temps que parcourt l'criture n'est plus alors letemps de l'histoire, mais celui de la langue, vcue comme retour et sparation.La rvlation de la langue

    Retour de la langue maternelle, retour de la bergre Elyz dans plusieurs pomes du Troubadour : si la langue est bien scne des origines, sielle est condamne, en quelque sorte, rpter cette scne en reproduisantous des apprts divers, une seule et mme fiction, c'est parcequ'elle est prisonnire de cette structure et qu'elle ne peut, la limite,exister qu travers elle. Il existe, ainsi, une sorte de fatalit de la languematernelle, dont Fabre d'Olivet parat, tout au long de son existence,avoir tent d'explorer presque mthodiquement le fonctionnement,dans la mesure o il trouvait l une possibilit privilgie d'approchedes rapports qui unissent l'homme et la parole. On sait que dans l'un deses grands ouvrages, La Langue hbraque restitue et vritable sens desmots hbreux rtabli et prouv par leur analyse (48), Fabre d'Olivets'est longuement intress la question, pour lui fondamentale (49), del' origine de la Parole . Aprs avoir, dans l Dissertation introductivede la premire partie de son ouvrage, examin et critiqu diverses thsessur ce sujet (La plupart de ceux qui s'avisaient d'crire sur les languesne savaient pas mme ce que c'tait qu'une langue , constate-t-il avecune amertume agace (49) ), Fabre parvient la conclusion qu' on ne

    47. Le Troubadour, II, p. 120. On trouve d'autres clins d'oeil dans les notes,par exemple : Notre Troubadour montre ici une rudition qui pourrait fairedouter de l'authenticit de son ouvrage, si l'on ne savait pas que les potes latinsles plus connus, tels que Virgile, Horace, taient entre les mains des Troubadours...(note 8, p. 203).48. La Langue hbraque restitue..., Paris, 1815. L'ouvrage comporte une dissertation introductive sur l'origine de la Parole, l'tude des langues qui peuventy conduire, et le but que l'Auteur s'est propos ; une Grammaire hbraque,fonde sur de nouveaux principes, et rendue ub l'tude des langues en gnral ; une srie de racines hbraques, envisages sous des rapports nouveaux, et destine faciliter l'intelligence du langage, et celle de la science tymologique ; unDiscours prliminaire ; enfin une traduction en franais des dix premiers chapitresdu Spher, contenant la cosmologie de Moyse .49 . A la fois d'un point de vue historique, global, et d'un point de vue individuel. Il est ncessaire de relier les thories dveloppes dans La Langue hbraque l'intrt port par Fabre d'Olivet aux sourds-muets (cf. ses Notes sur le sens del'ouie, Paris, Bretin, 18 1 1, et divers dossiers sur ce sujet conservs la Bibliothqued'histoire du protestantisme franais).

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    75 Philippe Gardydoit rechercher l'origine de la Parole que sur des monuments authentiques, la Parole elle-mme ait laiss son empreinte ineffaable (50).Trois sortes de langues lui semblent rpondre plus particulirement cecritre : le chinois, le sanscrit et l'hbreu. Il n'y a, apparemment, aucuneespce de rapport entre l'analyse de la langue hbraque et celle de lalangue d oc ; Fabre d Olivet lui-mme n'a pas manqu, trs clairement,de souligner ce fait plusieurs reprises. Evoquant, dans le Discours prliminaire qui ouvre la deuxime partie de La Langue hbraque, les recherches qu'il avait jadis entreprises pour mener jusqu' son terme lardaction du Troubadour, il note :

    J'ai dans ma jeunesse, consacr la mmoire des Troubadours occitani-ques, un ouvrage o j'ai essay de faire pour eux ce que Macpherson avaitdj fait pour les Bardes du nord. J'tais alors assez loin des ides qui m occupent maintenant. (51)Cet loignement, cependant, n'est peut-tre qu'une illusion d optique, qu'une perspective globale aurait tt fait de corriger. En 1817,lorsque Fabre d'Olivet, en guise de prospectus sa Langue d'oc rtabliedans ses principes constitutifs, thoriques et pratiques, fait publierl 'avant-propos de cet ouvrage monumental qu'il ne parviendra pas faire imprimer faute de subventions suffisantes (52), il ne manque pasde souligner le paralllisme et mme la continuit qu'il convient de voirdans les deux grandes recherches linguistiques qu'il a entreprises. Rapportant les rflexions qu'un sjour Ganges lui inspirait quant au destinde la langue occitane, il remarque :

    Je pris alors la rsolution de procder au rtablissement de la Grammairede la langue d'Oc, comme j'avais procd la restauration de celle de la langue Hbraque, et d'lever ainsi un nouveau jallon dans la carrire des philologues, our les conduire au but si dsir de la connaissance de l'origine de laParole. Dj dans ma jeunesse j'avais travaill sur la langue des Troubadours,mais sans doute avec plus d'imagination que de force ; aussi ce que j'ai faitalors, et dont je donne une nouvelle dition, ne doit-il tre regard que comme n appendice de mon travail actuel ; le motif qui me guide dans celui-ci etle but que je me propose sont entirement diffrents. (53)Cette diffrence de motif et de but parat importante : comme s'il

    s'agissait, pour Fabre d'Olivet, de franchir une tape dans le processusdepuis longtemps l'uvre de retour / retour de la langue maternelle,en substituant l enthousiasme des premiers temps une dmarcheplus rigoureuse, plus froidement analytique.De cette prminence de l'imagination dans l'laboration du Troubadour, les Souvenirs conservent la trace, tout en faisant ressortir ce qui,50 . La Langue hbraque ..., p. VIII.5 1. La Langue hbraque, II, Discours prliminaire, note p. 7.52 . Le Troubadour, posies occitaniques du XHIme sicle, seconde ditionaugmente d'une grammaire et d'un vocabulaire de la langue d'oc o cette Languedes anciens Troubadours est rtablie dans ses principes constitutifs, thoriques et

    pratiques, et compare avec les Langues circonvoisines qui en manent ; telles quel'Espagnole, l'Italienne et le Franaise, Paris, l'Auteur, 1817.53. Le Troubadour, 2me dit., avant-propos, p. XVII.

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    L Enclos de l 'or 1 7dans cette fivre du retour, contenait dj les principaux lments de larecherche venir. Fabre voque assez longuement les circonstances quil'ont conduit crire La Poudestad de Di, ce sirventes rimt (sir-vente rim) dans lequel il proclame l'existence de Dieu :

    Ye, Troubaire ardelouz, en emen quTiai rimtAqueste mi sirvent aimt,Entremen que l ama anclatizidaSus l'ala de l'admiraci,Preniy van per cantar la Poudestad de Di,M lia semblt qu'una vouz al founz del cor azida, cridat : Dises vrai ; perqu sis tu, Di z 'es :Amb el sis tu quicom ; senz el sris pas-rs. (54)(Pour moi, Troubadour audacieux, au moment o j'au enrichi de rimesce survente nouveau, dont la composition m'a rempli d'enthousiasme ; aumoment o, l'me entrane par un pouvoir surnaturel, je prenais l'essorpour chanter la Puissance Divine, il m'a sembl qu'une voix retentissanteu fond de mon cur, m'a cri : Tu dis vrai : puisque tu existes, Dieuexiste : avec lui tu es quelque chose ; sans lui tu ne serais rien .)

    C'est, nous dit-il, la suite d'une discussion avec un de ses fami-lirs, Des Etangs, qui soutenait la non existence de Dieu , que le pome fut crit. Parti trs en colre de chez son ami, Fabre, de retour chezlui, repense la scne qui vient de se produire :... je m'approche machinalement de ma bibliothque, et je pose la main

    sur une petite Bible anglaise, traduite sous le rgne du roi Jacques, dont j'avaisfait l'acquisition, plutt par curiosit que par tout autre motif ; je l'ouvre, etje tombe prcisment sur le 37me chapitre de Job ; je le lis, et frapp de lamagnificence et de la sublimit des ides, je me sens pouss les mettre envers. J'essaie en franais, mais j'prouve bientt que la nature artificielle ettrop compasse de cette langue, et la forme de sa posie, s'opposent l enthousiasme du Pote, et en arrtant l'essor. J'tais alors occup ramasserles posies oscitaniques dont je voulais composer mon Troubadour, j'avaisfait quelques petits essais en langue d'Oc qui m'avaient russi ; l'ide d'employerette langue me frappe, je me mets sur le champ l'ouvrage, et, par unmouvement rtrograde vers le pass, retrouvant dans ma tte l'idiome desTroubadours tel qu'ils l'auraient employ dans le XIHme sicle, j'cris toutd'une haleine et sans m'arrter les cent cinquante quatre vers qui entrent dansla composition du sirvente de la Puissance divine. Ceux qui pourront lire cepetit pome dans l'original, sentiront, l'norme difficult qu'il a fallu vaincrepour le composer ; et jugeront si j'ai tort de l'attribuer une sorte d'inspiration.55)crites partir de 1829 (56) ces lignes des Souvenirs se rapportent des vnements qui se sont produits vingt ans plus tt, alors mmeque Fabre d Olivet s'essayait crire en langue d'oc depuis de nombreu-54 . Le Troubadour, I, p. 166-167 (et 168-169 pour la traduction franaise).Les vers cits sont les derniers du pome.55 . Souvenirs, p. 276-277.56 . Sur les questions de datation que posent les Souvenirs, voir L. Cellier,Fabre d Olivet..., p. 406412.

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    18 Philippe Gardyses annes (rappelons que le manuscrit de Fora d'Amour est dat de1787). Elles sont prcieuses plus d'un titre, mais surtout en ce qu ellesvlent trs clairement le climat affectif qui accompagnait, pourFabre d Olivet, ce qu'il faut bien appeler la rvlation de la langue maternelle. La sorte d'inspiration dont il est question la fin du passage est particulirement intressante tudier : le choix de la languematernelle au dtriment du franais, la diffrence d'criture entre lesdeux langues mettent bien en vidence tout ce que peut avoir de spcifique, pour Fabre d Olivet, l'occitan. Cette dernire langue seule donnela possibilit au pote d'atteindre la magnificence et la sublimit desides du passage biblique concern. Mais cette possibilit n'est pas,apparemment, du seul fait de l'crivain : il compose, pour ainsi dire, sous la dicte de cet enthousiasme, comme si la langue elle-mmetait porteuse d'une force propre, jaillie de sa seule prsence. L'criturede la langue maternelle, dans ces conditions, doit tre considre comme n phnomne hors du commun, une sorte de possession qui transporte le pote hors de la vie quotidienne. Elle repose sur l'existenced'une complicit presque surnaturelle entre l'individu et la langue, laseconde s emparant du premier et le mtamorphosant, par le biais dece mouvement rtrograde vers le pass qui fait retrouver au pote l'idiome des Troubadours tel qu'ils l'auraient employ dans leXlIIme sicle . La formulation ne manque pas d'intrt :elle confirmeue la mystification du Troubadour n'est qu'une apparence, dans lamesure o la confusion des poques seule permet l'criture de la languematernelle pour Fabre d'Olivet. Parce que, prcisment, elle rend possiblee rtablissement linguistique auquel Fabre s'est consacr dansles dernires annes de son existence, dans le droit fil des travaux qu'ilavait prcdemment entrepris sur la langue hbraque.La porte de l'analyse propose par Fabre d'Olivet de cette rvlation e la langue maternelle est, y regarder de prs, trs grande.L amour de la langue est dtermin, en effet, par une double oprationd'identification dont les consquences sont extrmement importantes : d'une part, il s'agit de placer la langue maternelle au-dessus desautres langues, puisqu'elle est tout la fois la langue de la Mre et laMre du langage, par qui la parole prend sa forme et son sens ; d'autrepart, de lui octroyer un statut de langue spciale, aux frontires de laquotidiennet. Deux anecdotes des Souvenirs, rapportes avec un grandluxe de dtails, mettent bien en relief cette spcificit. La premire, auchapitre III, raconte l'trange rencontre que firent Fabre et son accompagnateur Viala du chevalier de R+++, Francfort. Nos deux compresont assis la table d'hte dans une des meilleures auberges de laville. Viala, ne pouvant suivre les conversations o se mlent l'allemandet le franais, s'assoupit. Fabre d'Olivet, qui se trouve assez loin de lui,dcide alors de le sortir de sa torpeur :

    ... je lui criai de ma place, en langue d'Oc pour n'tre pas entendu : Dede que tant badailhaz alai ? (Qu'avez -vous tant biller l-bas ?). Qu'on jugede ma surprise, quand une voix partant du ct oppos de la table, me rponditvec un accent provenal trs caractristique : Badailho d'azir parlaraquu nesci (II bille d'entendre cet imbcile).

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    L'tEnclosdel'or 19Cette voix qui me rappelait brusquement ma patrie et rveillait en moicette affection native toujours prompte m'mouvoir, tait celle d'un homme 'assez bon air, portant l'pe, vtu avec got et mme avec recherche,g de trente six quarante ans... (57)

    On notera comment l'utilisation de l'occitan est ici lie un dsirde dissimulation ( pour n'tre pas entendu ), et comment, quelquesinstants plus tard, les quelques mots de provenal du chevalier deR+ + + font natre ce sentiment d' affection native si cher Fabred'Olivet. L'attachement linguistique, on le voit, oscille entre deux ples,et c'est ce balancement, ce renvoi perptuel, qui en dfinit l'espace, leterrain d'exercice. La langue maternelle est la fois cache et rvle,ombre et lumire, et c'est cette contradiction qui fait son originalit, larend unique. Un autre pisode des Souvenirs, lgrement postrieur,conte comment Fabre d'Olivet et son compagnon faillirent tre les victimes de voleurs alors qu'ils se rendaient de Manheim Heidelberg dansune voiture loue frais communs avec un inconnu, dont le cochertait en fait le complice :

    Lorsque Viala revint, je feignis aussi d'avoir besoin de descendre, etcomme il serait remont dans la voiture sans moi je lui dis en languedocien,quelques mots qui le dterminrent m'accompagner. Quand nous fmes unpeu carts : ViaLa, lui dis-je, dans le mme idiome ... (58)La langue maternelle est signe de reconnaissance, marque d appartenance, et, par l, protection ultime, code du soi qui permet, devantl'autre, de se prsenter masqu, si, du moins, l'autre est bien celui qu'oncroit : la msaventure de Francfort, comme celle de Heidelberg, illustrent les ncessaires limites de ce jeu d'identit.

    Se retrouver dans la paroleDans Favant-propos de La Langue d'oc rtablie..., Fabre d'Olivetvoque les circonstances qui prsidrent l'laboration de cet ouvragedont on peut considrer qu'il reprsente le grand uvre de l'auteur duTroubadour. Aprs avoir publi La Langue hbraque restitue, librede travaux et de soins , il prend la rsolution :

    d'excuter un dessein cher [son] cur, souvent mdit avec complaisancet toujours suspendu avec regret .-celui de revoir [sa] mre, et de visiter,aprs plus de vingt-cinq ans d'absence, les lieux qui [1'] ont vu natre au seindes montagnes des Cevennes. (59)Ce retour au soi le plus profond, le plus originel, est pour Fabre d'Olivet l'occasion d'une longue mditation sur les paysages de sonenfance. Tout en contemplant les sources de l'Hrault, Fabre, emportpar sa rverie linguistique et historique, parcourt par la pense l'histoire

    57. Souvenirs, p. 60.58. Souvenirs, p. 70.59. Le Troubadour, 2me d., avant-propos, p. III.

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    20 Philippe Gardydes lieux qui l'environnent : de l' ide des Troubadours , il remontele temps. Successivement, les cris de ces malheureux Albigeois , lesessaims de barbares chapps aux glaces du Nord qui dchirent l Empire romain, la puissance des Romains leve sur celle des Grecsqu'elle avait efface , puis, toujours en rtrogradant, la puissancedes Phniciens et celle des Celtes (60) viennent nourrir sa mditation.Des Druides aux Phocens, des Phocens aux Phniciens, substitutionset continuits constituent la trame de la recherche de Fabre d'Olivet,comme s'il fallait, partir du paysage et de la langue (les hommes, eux,n'ont aucune mmoire vritable (61) ), retrouver le noyau des tempscouls, au cours d'une sorte de remonte qui est tout la fois plongeaux origines mme de l'individu et mise au jour des couches les plus anciennes de l'activit humaine.Une image prestigieuse s'inscrit au cur de cette rverie o viennent se confondre l'effort scientifique de Fabre d'Olivet et son dsirjamais assouvi de ressourcement : celle de l'or des Cvennes . Il luisuffit d'examiner avec attention une poigne de sable prise sur les bordsde l'Hrault naissant pour voir dans cet or une des clefs du systme quile hante :

    ce sable, dis-je, est visiblement parsem d'un grand nombre de paillettesd'or ; les eaux qui sortent de ce rocher, les portent avec elles et les entranentbien loin, au-del de leur source. En marchant dans le lit de la plupart deseaux courantes qui descendent des Cvennes, on est bloui de l'clat dont rejaillissent les parcelles mtalliques que ces eaux y ont laisses. Quelques-unes,comme celles de la rivire de Vis, et de l'Hrault, du Vidourle, de la Ceze, duGard, etc. roulent de l'or ; quelques-autres, comme celles de l'Ensumne, del'Argentesse, etc. portent de l'argent. Ceci semble annoncer la prsence deplusieurs mines considrables de ces deux mtaux, dans le sein de ces montagnes. (62)De cet or, deux sortes de traces subsistent : celles que l'on peutencore lire dans tel ou tel aspect du paysage cvenol ( des excavationset des anfractuosits visiblement faites de main d'homme ), celles quiont marqu la langue. Car la langue, plus encore que les paysages, conserve les marques des anciennes activits humaines. La science tymologique reprsente pour Fabre d'Olivet un merveilleux outil de connaissance dans la mesure o elle permet d'effectuer un retour aux origines du mme ordre que celui auquel se livre l'adulte qui reprend contact avec sa langue maternelle. Or, il se trouve que la langue d'oc joueici ces deux rles : elle est tout la fois la langue-Mre, qui renvoieFabre d'Olivet ses origines cvenoles, et le lieu de fixation de l'histoire.Les mditations de l'auteur du Troubadour ont tt fait d'tablir un lienprivilgi entre la langue maternelle et les origines mmes de la parole :

    La langue d'Oc, me dis-je, que l'on parle encore sur ces montagnes, a desrapports plus intimes avec le phnicien que la langue d'Oui qui domine aujourdhui en France ; elle tient aussi de plus prs au latin, et sans compter son60. Ibid., p. 6.61 . Sur ce point, cf. Souvenirs, p. 17-18.62 . Le Troubadour, 2me d., avant-propos, p. VIII.

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    L 'Enclos de l 'or 21analogie parfaite avec l'espagnol et l'italien, il est vident que le grand nombre e racines celtiques qu'elle possde, devraient la faire distinguer par lestymologistes. La langue franaise, si l'on en excepte les mots qu'elle tientdu tudesque et du franc, lui doit tous ses primitifs. (63)Fabre d Olivet, ce faisant, reconduit, pour une large part, les thories ur antriorit de la langue d'oc, ou sur la langue d'oc commelangue-mre des autres langues romanes (64), mais la perspective qu'iladopte est quelque peu diffrente : c'est beaucoup plus de proximitqu'il s'agit, que d'antriorit vritable. L'occitan, tel qu'il est encore parl Ganges et dans les Cvennes dans les premires annes duXIXme sicle, apparat un peu comme un point central, partir duquel l'entreprise de Fabre d Olivet cherche dessiner deux sortes dechemins : d'abord, un chemin en direction du pass, qui consiste ex

    plorer par une patiente remonte, le poids d'histoire dont la langue estcharge ; ensuite, un chemin en direction de l'avenir, dont la vise estde rtablir la langue d'oc, c'est--dire d'en dgager les structures particulires et d'en donner voir le fonctionnement : en rtablissant la langue d'Oc, je montrerai quels ont t les dveloppementsaturels d'une langue drive, abandonne elle-mme, sans littraturet prive de Socits savantes qui en rglassent la marche. (65)

    Les deux objectifs de cette entreprise sont, on le remarquera, tout fait rationnels : ils consistent mettre sur pied une linguistiquehistorique d'un ct, procder une restauration, dans des perspectiveslairement renaissantistes de l'occitan. Mais ils sont mls une tentative toute diffrente, lie la perception de la langue maternelle omme scne des origines, qui se traduit par un dsir de transpor-ser cette scne dans les deux domaines concerns. L or des Cvennes est comme le symbole de cette confusion ; certainement parce qu'il reprsente la fois psychologiquement et culturellement, l'origine de larecherche de Fabre d'Olivet. Il est possible, schmatiquement, de poserune quivalence dont les termes seraient : or des Cvennes = langue maternelle (ou langue-mre) = origine de la parole, tant bien entendu quechaque terme recouvre une ralit personnelle, intime, en mme tempsqu'une vision du monde et de son histoire. Dans ce systme, la ville deGanges occupe une fonction stratgique majeure, de centre mythique.Plusieurs pages des Souvenirs dcrivent avec de nombreux dtails les diverses routes qui mnent Ganges. Depuis Montpellier et la Mditerranel est trs difficile d'atteindre la ville natale de Fabre :

    63 . Ibid., p. XI.64 . On se rfrera sur ce point l'ouvrage fondamental de Jean Stfanini,Un Provenaliste marseillais, l'abb Fraud (1 725-1807), Publ. de la Facult desLettres d'Aix-en-Provence, 67, Gap, Ophrys, 1969 (et, tout particulirement, auchapitre II de la seconde partie de l'ouvrage, La linguistique provenale auXlIIme sicle, p. 237-277).65 . Le Troubadour, 2me d., avant-propos, p. XVIII.

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    22 Philippe Gardy ainsi Ganges tait de ce ct inaccessible. Les Phniciens, qui, dans lestemps reculs exploitaient les mines d'or et d'argent, alors existantes dans lesCvennes, avaient donc, avec une juste raison, choisi cet endroit pour en fairel'entrept de leurs richesses, ainsi que l'indique son nom. (66)

    Dans une note, qui reprend une dmonstration dj effectuedans l'avant-propos de La Langue d'oc rtablie..., sont prcises les donnes de cette etymologie qui vient garantir la fonction de gardienne de des Cvennes qui aurait t celle de Ganges du temps des Phniciens : Ganges, en latin, Agantippus, est form des mots phniciensHa-Gan-Tzibb qui signifient littralement l'Enclos de l'or. Ce nom rarement prononc dans toute son tendue, prcise Fabre d'Olivet, devenait, mme en phnicien, le mot abrg Gantzi. C'est--dire le Trsor.C'est de l que drive le mot Ganges (67). Ganges, l'Enclos de l'or,n'est en relation facile qu'avec les montagnes, o sont localises les fameuses mines. Les noms des principaux lieux situs autour de Gangesviennent confirmer cette situation trs particulire.Sans entrer dans le dtail des dmonstrations de Fabre, on peutvoir que la cohrence de sa pense repose sur une chane mtaphoriqueextrmement forte, qui fait de l'or la mtaphore de la langue maternellet de la langue maternelle la mtaphore des origines. Par cercles concentriques dessins tout la fois dans le temps et dans l'espace, le m onde 'ordonne autour de l'ombilic-Ganges. L'tymologie, comme le retour la langue maternelle, permettent d'accder une certaine formed' unit primitive (la formule est de Fabre d'Olivet (68) ), ce noyauinscable qui se situe l'origine de l'homme comme celle de chaqueindividu. Dans le Discours sur l'essence et la forme de la posie qui sertde prface sa traduction des Vers dors de Pythagore (qu'il s'agit, toutcomme la langue hbraque ou la langue d'oc, de rtablir ou de restituer ), Fabre d'Olivet tente de cerner ce qu'tait la posie ses dbuts, alors mme qu'elle n'tait pas devenue un simple art d'agrment,que ceux qui font profession d'tre savants, regardent mme comme assez frivole (69). Langue des Dieux par excellence , la posie fait ensorte que toutes les ides reues puis mises par le pote

    alors sont universelles, et par consquent allgoriques. En sorte que comme ien de vrai ne saurait exister hors de l'unit, et que tout ce qui est vraiest un et homogne, il se trouve que, quoique le pote donne ses ides uneforme dtermine dans le monde sensible, cette forme convient une foulede choses, qui, pour tre distinctes dans leur espce ne le sont pas dans leurgenre. (70)66 . Souvenirs, p. 10.67 . Ibid., note, au bas des p. 10-11.68 . Fabre d'Olivet voque l'histoire de la posie grecque, et affirme : La Posie, transporte, avec le sige de la religion, des montagnes de la Thrace sur celles dela. Phocide, y perdit, comme elle, son unit primitive . (Les vers dors de Pythagore.Discours sur l'essence et la forme de la posie, p. 25).69Jbid., p. 44-45. L'ouvrage sur Les Vers dors de Pythagore, expliqus ettraduits pour la premire fois en vers eumolpiques franais..., Paris, Treuttel etWrtz, 1813, comprend trois parties .un Discours sur l'essence et la forme de la posie p.I-175); la traduction des Vers dors de Pythagore (p. 177-185); enfin des Examens des Vers dors, explications et dveloppements (p. 187-407), au nombre detrente-sept.70. Discours sur l'essence..., p. 58-59.

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    L Enclos de l 'or 23A cette proprit spcifique de la posie, cette capacit de rvrler l'un sous la multiplicit des apparences et des formes, il faut adjoindrea ncessaire harmonie dont la musique, intimement lie la posie,constitue la science :

    La musique, crivait Fabre d'Olivet dans un ouvrage dont seulement quelques fragments ont survcu (71), envisage dans sa partie spculative, est,comme la dfinissaient les anciens, la connaissance de l'ordre de toutes choses, a science des rapports harmoniques de l'univers Et ce sont prcisment les troubadours, pour Fabre d'Olivet, quiont permis une renaissance de la musique et un retour de la posie (72).Dans tous les cas, ainsi, l'important, l'essentiel, est de parvenir reconstituer cette unit d'harmonie que la pense de Fabre situe laconfluence de l'activit humaine et de la parole. Unit d'harmonie qui

    est tout la fois un fait d'histoire, et une exigence individuelle, plus oumoins fortement ressentie. Il est indispensable de bien restituer le contexte dans lequel s'est dvelopp un tel systme de pense : celui de la renaissance d'une langue rabaisse au rang de patois, d'une langue,donc, qui, d'une certaine faon, n'est plus considre comme telle. Dansce climat global de dvalorisation socio-culturelle (73), Fabre d'Olivetprouve profondment ce choc que constitue la rvlation de la languedvalorise comme langue-mre, c'est--dire, d'une certaine faon, comm e rigine individuelle - et, partant, irremplaable, unique de la parole. La sparation d'avec cette langue, symboliquement, revt une signific tion centrale : elle rencontre en effet une structure de la psychavec laquelle elle finit par se confondre, pour devenir matrice, dfinitionmentale. En ce sens, il parat lgitime d'avancer la trs grande importance istoriquement, que revtent la pense et la pratique d'criture deFabre d'Olivet. Elles sont, y regarder de prs, fondatrices, puisqu'ellesinstaurent en l'analysant avec beaucoup d'acuit, une modernit problmatique dont il serait possible de suivre le retentissement jusqu nosjours : cette modernit qui concerne les rapports existant entre l crivain et sa langue, lorsque cette dernire, prcisment, se trouve faireproblme, parce qu'elle est la fois ressentie comme unique, et autre,enferme dans un ailleurs inaccessible (l'Enclos de l'or qui dsigne laGrange mythique de Fabre d'Olivet, trs exactement). En ce lieu, dontl'uvre de Fabre dessine les contours avec beaucoup d'insistance,71 . La Musique explique comme science et comme art et considre dans sesrapports analogiques avec les mysttis religieux, la mythologie et l'histoire de laterre ; nouvelle dition publie par Jean Pinasseau, Paris, 41, rue d'Ulm, 1928,p.8.72 . La musique ne put sortir de son engourdissement que lorsqu'une tincelle de gnie perant la nuit profonde qui couvrait l'Europe, on vit descendre duhaut des montagnes Occitaniques, les premiers potes et les premiers chanteurs modernes. C'est aux troubadours qu'on doit la renaissance de la musique. Ce sont eux,comme je l ai dit dans un ouvrage de ma jeunesse, qui, paraissant au milieu des tnbres de l'ignorance et de la superstition, en arrtrent les ravages [...], ibid.,p. 38-39.73. Cependant, comme il serait possible, malgr tout ce que j'ai pu dire enfaveur de l'ancienne langue d'Oc, que quelques personnes, accoutumes entendredonner cette langue le nom injurieux et barbare de patois... (Le Troubadour,2, p. 267).

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    24 Philippe Gardyse croisent les divers niveaux d'un sujet linguistique et culturel quiprend trs vite des allures de rfrence mythique. Il est possible de dmler la fois historiquement et analytiquement, les lments de cecomplexe, pour en dgager les composantes essentiellement sociologiquesle processus de dchance d'une langue, li une ralisation sociale de ce processus qui accorde un rle particulier la voix maternelleonservatoire de cette langue), culturelles (la dcouverte des antcdents culturels qui fondent l'autorit de la langue maternelle : ici lestroubadours), psychologiques (le rapport la mre et la sparationd'avec celle-ci, jusqu Yexl de Fabre d'Olivet). Sans oublier les imageslies ce complexe : par exemple celle du clocher de Ganges, sur fondde montagnes, ou, trs complmentaire, celle de l'eau jonche de paillettes d'or de l'Hrault, modle des rivires cvenoles, au-dessus de laquelle le regard se fige, fascin.Mais l'essentiel, par del ce faisceau de structures concomitantes,rside peut-tre dans le ciment qui unit tous les lments en prsence,de faon leur faire prendre sens et valeur. Ce ciment, ce lien unificateur, e serait-ce pas ce tour particulier qui dfinit Ycriture de Fabred'Olivet, entre mythes et systmes ? Cette criture, qui se veut, lorsqu elle est occitane, semblable celle des troubadours, ainsi que le confirme le rcit, dans les Souvenirs, de la gense de La Poudestad de Di,s'installe dans une volont de rtablissement linguistique. Il s'agit biende retrouver le secret des potes occitans du Moyen Age, c'est--dire,au bout du compte, de renouer avec une tradition de mise en valeur etd'illustration de la langue maternelle, laquelle avait succd, pendantde longs sicles, un dveloppement naturel (qui s'occupe celui,trs rglement, de la langue franaise par exemple). Fabre d'Olivet,dans l'avant-propos de La langue d'oc rtablie..., note un fait li lapratique contemporaine de cette langue qui lui parat du plus haut intrt :

    Parmi les habitants des Cevennes, il en est beaucoup qui n'ont aucunehabitude du franais, livrs exclusivement ds leur enfance leurs travauxrustiques, n'ayant jamais quitt le lieu de leur naissance, privs de toute espce d'instruction, ils ne parlent absolument que la Langue d'Oc, et, ce quiest remarquable, la parlent avec une puret grammaticale toute particulire,quoiqu'ils ignorent cependant ce que c'est qu'une grammaire. Il n'y a pasjusqu'aux enfants des deux sexes qui ne m'ayent surpris, en les coutant parler, par la rgularit de leur elocution. Jamais ni les uns ni les autres ne fontune faute... (74)Cette constatation, on l'aura remarqu, dcrit une situation peuprs totalement oppose celle de Fabre d'Olivet lui-mme. On auragalement remarqu les deux qualits essentielles de la pratique linguistiquede ces habitants des Cevennes qui font l'admiration de Fabre :d'abord la puret grammaticale de la langue qu'ils parlent quotidiennementt, pour ainsi dire, exclusivement ; ensuite, la rgularit de leurelocution, quel que soit leur ge ou leur sexe. Comment ne pas rapprocheres deux qualits de celles qui dfinissent, pour l'auteur du Trou-74. Le Troubadour, 2me d., avant-propos, p. XVI-XVTI.

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    L 'Enclos de l or> 25badour, la vritable posie et l'essence de la musique ? Il ne s'agit certespas de la mme chose, mais, tout bien mesur, d'une approximation,d'un reflet de ce que pourrait tre l'unit et l'harmonie linguistiques.Rtablir la langue d'oc, c'est donc tout la fois procder une opration ocio-culturelle (redonner cette langue son prestige et son statutde langue) et entreprendre d'exposer ses qualits intrinsques (en crivant sa grammaire et en mettant en vidence les particularits de sonlexique, etc.).Traverser la langue maternelle, afin de se retrouver, mais aussi fairede cette traverse le roman inachev des origines : perptuel dilemme,qui veut que retrouver la langue, ce soit galement la quitter, donc, perptuellement, l'installer dans un intervalle jamais combl, une lacuneessentielle. Ecrire cette lacune, telle est la tche de l'crivain. Si l'uvreproprement occitane de Fabre d'Olivet est quantitativement peu importante par rapport son uvre franaise, sa postrit, ici, est pourtantimmense : elle inscrit en effet en son centre cette impossibilit qui setrouve au cur mme de la majeure partie de la production littraire occitane des XIXme et XX sicles, et, d'abord, la racine de l'uvre mis-tralienne. Ce rapport particulier la langue, qui fait de celle-ci un objetd'admiration, voire de culte, et, pour cette raison, un objet spar, etvivant de cette sparation mme. Ce faisant, Fabre d'Olivet labore unepratique de l'criture de la langue maternelle tout fait nouvelle, enrupture, plus ou moins clairement affirme, avec les sicles prcdents ;il met au premier plan, tout particulirement, l'existence d'un lien indissoluble entre l'exprience individuelle et collective, sociale donc, dela langue, et l'criture : l'criture s'tablissant en ce lieu mme o estdploye la fiction, le rcit originel qui reproduit l'histoire de ce lien, safable intensment prouve et mdite. Paralllement, Fabre d'Olivetentreprend une exploration et une analyse de ce que l'on peut appelerles mythes fondateurs de cette criture, en superposant les images personnelles qui ont marqu sa vie et celles que lui propose la successiondes diverses formes de cultures. Cette superposition, cette correspondanceonstitue peut-tre le nud d'une pense complexe, qui fait de laMre, tout la fois, une ralit immdiate, incontournable, et une figurexplicative trs gnrale, en ce qu'elle reprsente le rapport qui unitl'homme la culture et la langue, et les limites de ce rapport, sonagencement dynamique. Trs caractristique cet gard est l'inscriptiondans le nom de l'articulation premire qui dtermine le rythme de l criture. Qu'on se reporte au rcit anecdotique trs complet qu'en donnentles Souvenirs. Fabre avait publi dans le Mercure de France les deuxquatrains d'un sonnet que la rumeur publique eut tt fait d'attribuer un autre Fabre, dont le renom tait grand, Fabre d'glantine.

    Ce petit incident, poursuit Fabre, me fit prendre la rsolution de changermon nom, afin d'viter l'avenir toute confusion de mes ouvrages, avec ceuxd'un autre Fabre. [...] Mon choix fut bientt fait. L'affection que je portais ma Mre, m'inspira, et je me dcidai oindre son nom celui de mon pre,pour en composer le mien. Ds ce moment je signai toujours mes ouvrages dunom de D'Olivet, ou de Fabre-d'Olivet, heureux, comme je le dis ma mre,dans ma ddicace des Posies oscitaniques,

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    26 Philippe GardyHeureux de son Gnie hritier plus docile,Si j'eusse runi, form par ses leons,Les fruits de mon tude aux roses de son style,Aussi facilement que j'ai joint nos deux noms (75)

    Ce dplacement dans le nom de l'crivain a bien videmment desraisons trs ponctuelles, sur lesquelles il ne vaut certainement pas la peine d'piloguer ; mais il est aussi le signe d'un dplacement autrementplus essentiel, celui des origines mmes de l'criture. Le je de l crivain n'existe en tant que tel qu' partir du moment o D'Olivet vient se joindre Fabre , avouant ainsi sa structuration profonde. Orcette concidence, cette filiation initiale, est avant tout l'affirmationd'un dsir, d'une recherche. Les vers de la ddicace du Troubadour invoqus dans les Souvenirs dfinissent en mme temps un espace : celuides impossibles retrouvailles du fils avec sa mre, de l'crivain avec salangue : si j'eusse runi... . Le travail de l'crivain s'effectue dans cetespace, dans cette bance fconde ; il est pour cette raison travail del'chec, de l'absence. Absence sociologique bien sr : il faut partir enqute de la langue sous le patois, de la puret lexicale et syntaxique pardel les dgradations subies au fil des sicles. Mais galement absencethorique, originelle : le lieu de la littrature est celui de la sparationradicale d'avec la langue, et c'est cette sparation qui permet d'crire.La rcriture du Sepher (76), comme celle des Vers dors de Pythagore ou, dans un registre apparemment diffrent, celle des posiesoccitaniques du Troubadour, participent d'une mme entreprise :revenir la vrit de la langue travers un dcryptage de la sparationinitiale. Une note du Discours sur l'essence et la forme de la posienonce trs clairement que les Bardes cossais, ainsi que les Troubadours ccitaniques, ont besoin d'tre restaurs et souvent mis neufentirement, pour tre supportables la lecture (77). Pareille opration 'implique pas seulement une simple toilette philologique : elledsigne essentiellement l'effort ncessaire pour atteindre aux racines du texte lui-mme, c'est--dire aux racines de la langue, de l'crituredont la langue est la matire. On voit comment se conjuguent, pourFabre d 'Olivet, une vision totalisante de l'histoire linguistique et la rvlation de la dignit culturelle occitane. L'Occitanie (78), dans ce systme

    75 . Souvenirs, p. -1 12.76 . C'est ainsi que Fabre dsigne la Bible, dont il traduit les dix premierschapitres dans la langue hbraque.77 . Ouvr. cit, p. 158-159 (note).78. On sait que La Langue d'oc rtablie... est ddie A ma Patrie, l'antiqueOscitanie, et mes compatriotes habitants les contres qui s'tendent des Alpesaux Pyrnes . Fabre d'Olivet crit ses dbuts occitanique, occitanie ;plus tard,il prfre oscitanique, Oscitanie ( il fait un jeu de mots sur osque, oscare (euskara,basque) pour crire Oscitanie crivent R. Lafont et Ch. Anatole, Nouvelle Histoire..., ouvr. cit, II, p. 5 19-520), marquant ainsi la relation qu'il croit lire entre lalangue maternelle et les langues-mres de l'humanit. On trouve un premier tat decette question dans YHistoire philosophique du genre humain, I, p. 177 (rfrence l'dition de 1974, Paris, VUlain et Belhomme, ditions Traditionnelles), o estexpos la thorie de l'Asks-tan, dont le nom s'est conserv dans ceux d'Oscitanieet d'Aquitaine . Pour Fabre ainsi, les Baskes, ou Wasques, ou Vascons, ou Gascons , sont les Asks occidentaux .

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    L' 27qui replace l'individu au cur de l'aventure humaine, joue le rle central d'une fentre : point de plonge jusqu'aux plus profondes zones deconscience de l'humanit, en mme temps qu'architecture psychique dumouvement qui permet cette descente vers le primordial. L'criture,ainsi, est d'abord rvlation, et mise en correspondance des temps et despoques, par le travail qu'elle fait sur la langue. La fiction chronologiqueu Troubadour dessine le cadre de cette confusion cratrice ; ch acun des textes approfondit l' horizon de la langue , en multipliantles points de fuite, comme autant de concrtions temporelles. Les notes,souvent abondantes, signalent de nombreuses reprises l'oprationd'extraction purificatrice laquelle se livre l'crivain. Prciser que Roquedol est un chteau encore existant, aux environs de Meyrueis ,que les loups sont extrmement communs aux environs de la Lozre,ou encore que les paysans de la Lozre couchent encore sur des feuilles e frnes (79) n'a pas seulement une valeur ethnographique immdiate, quelque peu nave : il s'agit surtout de souligner, par un systmefinement labor d'effets de rel, la temporalit particulire des textes,la mise en abme dont ils sont le thtre. De la mme faon, faire remarquer que Cephas signifie en hbreu Pierre et ajouter que lesidiomes mridionaux forms du latin, ne se sont pas trop carts de cesens , l'inverse des langues du Nord (80), ou insister sur l' origine trs-ancienne du nom du mistral (81) dont la signification littrale serait vent d'Egypte , a pour fonction de tirer, titre d'exemple,quelques-uns des fils dont les textes sont tisss.Les thories sur l' antriorit de l'idiome occitanique, et ses prtentions au droit d'anesse , dveloppes dans la Dissertation sur la langue occitanique et sur les ouvrages des Troubadours qui ouvre le Troubadour, ne sont certes pas originales. Mais il vaut la peine d'examiner lespoints essentiels sur lesquels l'accent est mis. Fabre d'Olivet insiste d abord sur la singularit de la langue d'oc par rapport aux langues voisines :

    cette langue possdait une foule de mots presque tous monosyllabes,dont le son dtermin n'tait, ni endurci par le choc des consonnes, commedans les idiomes du nord, ni affadi par le concours de voyelles muettes, comme ans la plupart de ceux du midi. (82)

    De ces monosyllabes Fabre commence ensuite l'inventaire sommaire, en distinguant ceux qui paraissent absolument indignes etceux qui sont visiblement les racines primitives des mots franais (83).

    79. Ces quelques exemples sont pris dans les notes accompagnant les Amoursde Rose et de Ponce de Meyrueis (note 3, p. 131 ; note 4, p. 1 32 ; note 1 5, p. 1 34).SO. Ibid., note 6, p. 132.81. A la note 3 du Cant Rouyu (Le Troubadour, I, p. 179-180) Le ventdu Midi est dsign dans l'original par le nom de Mistru. Ce mot, encore en usageen Provence, a une origine trs-ancienne : il vient du nom de Mistzr, Mistzra, ouMistzram, que les Orientaux donnaient l'Egypte. Ainsi, Mistr-u, signifie littralement,ent d'Egypte .82. Le Troubadour, Dissertation, p. XXXVI.S3. Ibid., p. XXXVI.

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    28 Philippe GardyUn autre caractre remarquable est constitu par la souplesse d'utilisationu masculin et du fminin pour un mme terme :

    ... suivant la volont de l'orateur, qui pouvait ainsi varier ses expressions,les rendre plus douces ou plus fortes, et laisser entendre si la chose dont ilparlait tenait plus de la nature de l'homme que de celle de la femme. Il pouvait dire, selon le besoin : lou cap, la capa, la tte ; lou suc, ou la sua, lesommet... (84)Souplesse de la langue dbarrasse des apprts divers qui l'ont recouverte au fil des sicles. Transparence de la langue galement, que neviennent plus troubler les images parasites scrtes par l'criture defaux potes (85). L'criture de la langue maternelle, par del le vernisde thories linguistiques plus ou moins fantaisistes, met en scne ces visions archtypales , selon le mot de Roland Pcout (85), dont lecycle du Troubadour ordonne le retour. Au retour de la Mre, en effet,qui structure la narration, s'ajoute le retour de la langue, au plus prochede son apparence d'origine. Une tude plus fine de la thmatique del'uvre occitane la seule qui soit vritablement crite permettraitertainement de cerner les contours de cet univers historiquementdat o se mlent diverses formes culturelles. Par son got du folklore(sensible, tout spcialement, dans des pices comme Lai Sazous ou LaPichota Masca), Fabre d Olivet se rattache sans aucun doute ce courant de retour aux origines linguistiques et culturelles dont MichelVovelle a propos l'inventaire et l'analyse pour la Provence (86). Maisil s'en distingue assez radicalement par l'insertion qu'il effectue de ceregard ethnographique dans un vaste systme de reconstitution et dereconnaissance des structures culturelles, qui va bien au del d'une simple curiosit de collectionneur ou de musographe. Fabre d Olivet propose bien une vision totalisatrice de la question de l'identit ethnique(ou de l'appartenance culturelle), qu'il relie troitement une conceptionrs gnrale des rapports entre l'homme et l'histoire. Il est capitalde noter la place centrale qu'occupe cette vision, aux premires annesdu XIXme sicle : elle semble en effet devoir tre situe au carrefourde deux tentations, de deux chemins, dont il est possible de suivre le dveloppement pendant de longues annes. D'un ct, la fascination desorigines, qu'accompagne un refus, plus ou moins nettement exprim, detoute modernit vritable ; d'un autre ct, la recherche de drives et deruptures radicales avec ces mmes origines, considres comme un frein l'panouissement de l'individu dans un monde meilleur. L'criture duTroubadour, prise comme la mise en pratique personnelle des diversesrecherches exposes dans le reste de l'uvre de Fabre d'Olivet, se trouve la confluence, ou, plus exactement, la naissance, de ces choix con

    tradictoires Elle explore le fonctionnement de la langue maternelle ,84. Ibid., p. XXXVII.85 . R. Pcout, Fabre d'Olivet , Connaissance du pays d'oc, 48, mars-avril1981, p. 47.86.Michel Vovelle, Les Mtamorphoses de la fte en Provence de 1750 1820, Paris, Aubier-Flammarion, 1976 ; De la cave au grenier, Qubec, SergeFleury, 1980.

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    L Enclos de l 'on 2 9dont elle fait apparatre chemin faisant les blocages fondamentaux, etdessine les grandes lignes d'une prise en charge des questions que soulvee fonctionnement. Elle dfinit par ailleurs les grands mythes territoriaux, travers la continuit pose entre l' enclos de l'or des origineset les mots cueillis sur les lvres de la Mre : comment la langue maternelle st indissociable de tout un dispositif psychologique de contraintest de nostalgies, et comment celle-ci ne peut s'panouir, paradoxalement,ue par le biais d'une vacuation, historiquement fonde, de ce complexe subjectif, de cet attachement premier.Il n'est pas indiffrent que les rflexions de Fabre d'Olivet sur lalangue maternelle se dveloppent quelques annes aprs que la Rvolutionit pos le problme de l'identit linguistique et culturelle de laFrance, alors mme que des hommes comme Millin ou Coquebert deMontbret, avec des vises essentiellement ethnologiques et philologiques,'interrogent longuement sur ce mme problme (87). Mais,tandis que ces derniers, avec des nuances, considrent la langue maternelle omme une donne secondaire, qui est en train d'tre dpasse entant que phnomne porteur d'histoire, Fabre d'Olivet projette celle-ciau premier plan, en faisant ressortir son importance tant au niveau de laformation de la conscience individuelle qu celui de l'appartenance collective. Aux images ngatives alors sur le march du sens, et dont ontrouverait un bon exemple dans les textes d'Agricol Perdiguier (88),l'auteur du Troubadour oppose une image positive, extraordinairementconqurante, au plan de l'criture comme celui de la pense, de la spculation linguistique et philosophique. Mais cette image positive, contrairement aux autres, demeure pour l'essentiel mconnue : les succsde Fabre d'Olivet sont des succs de mode, de peu de poids face aux silences indiffrents qui accueillent la plupart de ses uvres publies. Pareille mise entre parenthses, pareil refus, sont rvlateurs de l'exclusiondes questions souleves : comme si la langue maternelle, alors mmequ'elle se trouve au centre des mouvements qui traversent la socitfranaise, et, plus largement europenne, ne constituait pas un sujetd'tude et de recherche. Dans cette censure de la rflexion collectiveabre d'Olivet d'Olivet s'installe et dveloppe son projet, au reversd'une certaine fausse conscience . Et c'est seulement aujourd'huiqu'il devient possible de mesurer l'importance de ce renversement desperspectives et d'en analyser les modalits et les consquences.

    (C.N.R.S.)

    87. Aubin -Louis Millin, Voyage dans les dpartements du Midi de la France,aris, 5 vol., 1807-181 1 ;Hans-Erich Keller, Un chantillon provenal de l'enqutoquebert de Montbret : la rponse de l abb Rey de Saint Chaffrey , MlangesCharles Rostaing, Lige, 1974, 1, p. 515-540 ; L'enqute de Coquebert de Montbret ans la Lozre , Mlanges Charles Camproux, CEO, Montpellier, 2, p. 939-960.88. Quelques remarques pour une lecture en ce sens des Mmoires d'un compagnon dans Ph. Gardy, Les territoires de la langue , Pluriel-dbat, 16, 1978,p. 23-35.

  • 7/22/2019 L'Enclos de l'or - Fabre d'Olivet Et La Langue Maternelle

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