L'empreinte écologique : un indicateur de...

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Valérie BO\5VERT EMPREINTE ÉCOLOGIQUE» : UN INDICATEUR DE DÉVELOPPEMENT DURABLE? empreinte écologique », notion proposée à l'origine par Rees et Wackemagel 1 , s'est récemment imposée comme l'un des indicateurs environ- nementaux les plus prisés. La présentation d'un rapport sur ce thème établi par le WWF en prélude au Sommet deJohannesburg de 2002 a ainsi fait grand bruit 2. Au dire de ce rapport, il faudrait trois planètes pour soutenir l'activité humaine si toute la population mondiale vivait comme les Européens ou les Nord Américains. Il n'est de réunion ou de parution consacrée à l'évaluation des impacts de l'activité humaine sur l'environnement qui ne l'évoque. Mais que recouvre cette antienne reprise par les acteurs et dans les contextes les plus variés? Rarement un indicateur, outil d'ordinaire peu médiatique, cantonné aux sphères de l'expertise et de l'évaluation des politiques publiques, aura connu une telle fortune. Comment cet engouement peur-il s'expliquer, au-delà d'opé- rations de communication fort bien orchestrées? Cet indicateur présente-t-il un caractère spécialement novateur? Permet-il de mieux rendre compte des impé- ratifs du développement durable que les autres indicateurs conçus dans ce but? Tandis que la plupart des indicateurs de développement durable sont décriés et font l'objet de débats sur leur mode de calcul ou leurs possibilités d'application, l'empreinte écologique a été relativement préservée de critiques 3. Bien acceptée 1. Les travaux de référence en la matière datent de 1996 : Wackernagel M., Rees W. E., Our ecological footprint : Reducing human impact on the Earth, Gabriola Island B. c.; Philadelphia P. A., New Society, 1996; Rees W. E, Revisiting carrying capacity : area-based indicators of sustainability M, Population and Environment, 17, 1996, p. 195-21. Les premières fonnu- lations de l'empreinte écologique se trouvent cependant déjà dans des ouvrages antérieurs, par exemple Rees W. E., Wackernagel M... Ecological footprints and appropriated carrying capacity : measuring the natural capital requirements of the human economy M, Jansson A.-M., Hammer M., Folke c., Costanza R. (Eds), Investing in natural capital: The ecologi- cal economics appmach to sustainability, Washington D. c., Island Press, 1994. 2. WWF International et al., Rapport Planète Vivante, Gland, WWF, 2002. 3. Cantonnées à des publications scientifiques, les critiques ne semblent pas avoir compro- mis le succès de cet indicateur. 165

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Valérie BO\5VERT

~« EMPREINTE ÉCOLOGIQUE» :

UN INDICATEUR DE DÉVELOPPEMENT DURABLE?

~« empreinte écologique », notion proposée à l'origine par Rees etWackemagel 1, s'est récemment imposée comme l'un des indicateurs environ­nementaux les plus prisés. La présentation d'un rapport sur ce thème établi parle WWF en prélude au Sommet deJohannesburg de 2002 a ainsi fait grand bruit 2.

Au dire de ce rapport, il faudrait trois planètes pour soutenir l'activité humainesi toute la population mondiale vivait comme les Européens ou les NordAméricains. Il n'est de réunion ou de parution consacrée à l'évaluation desimpacts de l'activité humaine sur l'environnement qui ne l'évoque. Mais querecouvre cette antienne reprise par les acteurs et dans les contextes les plusvariés? Rarement un indicateur, outil d'ordinaire peu médiatique, cantonné auxsphères de l'expertise et de l'évaluation des politiques publiques, aura connuune telle fortune. Comment cet engouement peur-il s'expliquer, au-delà d'opé­rations de communication fort bien orchestrées? Cet indicateur présente-t-il uncaractère spécialement novateur? Permet-il de mieux rendre compte des impé­ratifs du développement durable que les autres indicateurs conçus dans ce but?Tandis que la plupart des indicateurs de développement durable sont décriés etfont l'objet de débats sur leur mode de calcul ou leurs possibilités d'application,l'empreinte écologique a été relativement préservée de critiques 3. Bien acceptée

1. Les travaux de référence en la matière datent de 1996 : Wackernagel M., Rees W. E., Ourecological footprint : Reducing human impact on the Earth, Gabriola Island B. c.; PhiladelphiaP. A., New Society, 1996; Rees W. E, ~ Revisiting carrying capacity : area-based indicatorsof sustainability M, Population and Environment, 17, 1996, p. 195-21. Les premières fonnu­lations de l'empreinte écologique se trouvent cependant déjà dans des ouvrages antérieurs,par exemple Rees W. E., Wackernagel M... Ecological footprints and appropriated carryingcapacity : measuring the natural capital requirements of the human economy M, JanssonA.-M., Hammer M., Folke c., Costanza R. (Eds), Investing in natural capital: The ecologi­cal economics appmach to sustainability, Washington D. c., Island Press, 1994.

2. WWF International et al., Rapport Planète Vivante, Gland, WWF, 2002.3. Cantonnées à des publications scientifiques, les critiques ne semblent pas avoir compro­

mis le succès de cet indicateur.

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par les milieux de l'évaluation, suscitant l'adhésion de nombreux décideurspublics et surtout plébiscitée par des organisations environnementales, l'em­preinte écologique n'est pourtant - évidemment - pas exempte de défauts.D'ailleurs, les économistes conviés à se pencher sur ce phénomène dans unforum organisé par la revue Ecological Economies en 2000 se montraient pourla plupart nuancés à son propos 4.

Après avoir rappelé les hypothèses et fonctions généralement associées à lanotion d'indicateurs de développement durable et présenté les grandes optionsen la matière, nous décrirons l'empreinte écologique, ses modalités de calcul etses domaines d'application supposés et enfin nous reviendrons sur les nom­breuses questions qu'elle soulève, en particulier quand elle est adoptée dans descontextes pour lesquels elle n'a pas été conçue.

LES INDICATEURS DE DÉVELOPPEMENT DURABLE:

ÉLÉMENTS DE MISE EN PERSPECTIVE

Depuis la formulation de la notion de développement durable dans le « rap­port Brundùand », se pose la question du type d'évaluation à instaurer pour éta­blir un diagnostic de départ et guider des politiques publiques vers la durabi­lité. Diverses voies ont été suivies pour élaborer des indicateurs, qui traduisentl'adhésion à des acceptions différentes de la notion de développement durableet relèvent de différentes conceptions de la nature de l'information à réunir etde l'organisation à adopter pour sa présentation.

Il est généralement admis qu'un indicateur doit être mesurable, c'est-à-diresaisir des dynamiques ou décrire des situations qui se prêtent à la quantification 5.

Il doit avoir des fondements scientifiques, être relativement transparent, c'est-à­dire aisé à interpréter, et doit rendre compte d'objets qui ont une pertinence poli­tique. Différentes fonctions sont traditionnellement assignées aux indicateurs:révéler des phénomènes ou des évolutions, communiquer auprès du grand publicnotamment, et guider la prise de décision politique. Quand il s'agit d'évaluer dansune perspective de développement durable, s'ajoute la nécessité de rendre comptedes multiples facettes de la durabilité: économique, écologique, sociale et cul­turelle. Il convient également d'intégrer une dimension historique et prospectivede façon à mettre en évidence des tendances de long terme pour guider des poli­tiques. La nécessité d'introduire des normes, des seuils ou des jugements de valeur

4. Voir Ecological Economies, n° 32,2000, p. 341-394.5. Pour les principes à réunir dans J'élaboration d'indicateurs et la présentation critique de

différentes options en la matière, voir Kuik O., Verbruggen H. (Eds),ln sem'ch of indieatorsof sllstainable development, Dordrecht, Kluwer. 1991; Potvin]., ~ Colloque sur les indica­teurs d'un développement écologiquement durable - Synthèse ~, Conseil ConsultatifCanadien de l'Environnement, 1991.

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quant à la désidérabilité des faits observés est aussi fréquemment évoquée. Cettedernière suppose la déclinaison de l'objectif de durabilité en quelques règles opé­rationnelles. S'ajoutent à cela des critères relatifs à la mise en œUVTe des indica­teurs : ils doivent en particulier être calculables à plus ou moins court tenne.C'est ainsi qu'au nom du pragmatisme, l'exercice consiste souvent à réorganiserde l'information existante plutôt qu'à mettre en place des systèmes qui permet­traient de collecter des données vraiment nouvelles.

De nombreuses tensions et contradictions existent entre ces fonctions etattributs des indicateurs, qui sont autant de défis à relever lors de leur élabora­tion. Comment concilier clarté et appréhension de la complexité, aspirationsdes décideurs et questions scientifiques, caractère novateur et réutilisation d'in­formation existante? Face à une introuvable demande sociale et au flou desattentes des décideurs publics, quels choix doit faire le concepteur de l'indica­teur et lesquels doit-il laisser ouverts à une délibération? eexercice n'est en outrepas mené dans un vide total, un souci de réalisme minimal incite à penser l'éta­blissement d'indicateurs de développement durable en référence aux indicateurs- principalement économiques - déjà couramment utilisés. La critique plus oumoins radicale de ces indicateurs, aux premiers rangs desquels les prix et éva­luations monétaires et le Produit National Brut (PNB), apparaît comme le soclede la plupart des travaux sur la mesure du développement durable. Ils ne don­neraient pas l'image d'une économie dans ses limites, et n'inviteraient pas à pen­ser la réorientation des activités.

Les critiques majeures adressées au PNB sont le champ qu'il recouvre etl'unité de mesure dans laquelle il est exprimé. Tout d'abord, nombre d'activitésqui contribuent au bien-être collectif et à la cohésion sociale ne sont pas prisesen compte tandis que les dégradations de l'environnement sont comptabiliséesdans le PNB pour autant qu'elles donnent lieu à une production ou un échangemarchand. Ensuite, la monnaie est un étalon jugé particulièrement impropre à

appréhender nombre de réalités sociales et physiques; l'expression monétaireest le reflet de certaines valeurs et préférences sociales et constituerait unemétrique inadaptée quand il s'agit précisément de réorienter celles-ci pour leurfaire intégrer des éléments qui leur échappent. Beaucoup de critiques soulignentégalement l'aspect réductionniste d'une évaluation qui ramène la complexité dumonde à une seule dimension et une seule unité; elle ne peut s'opérer qu'auprix d'hypothèses sur la commensurabilité, la substituabilité et, en l'espèce, l'alié­nabilité des éléments qu'elle mesure. Ce constat étant dressé, les tuvaux sur lesindicateurs de développement durable reCOUVTent tout le spectre des attitudespossibles par rapport à l'évaluation éconorrIiql.le dOll1ina~te : de la figure du com­promis à celle de la rupture, en passant pas un mimétisme de méthode ou deconstruction.

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Certains travaux s'attachent à proposer des PNB corrigés ou PNB ({ verts »,

où sont déduits une partie des dommages causés à l'environnement par l'acti­vité économique et où sont mieux comptabilisées les dépenses de protection etde restauration d'écosystèmes dégradés 6. D'autres recherches du même ordreont, quant à elles, pour objet essentiel l'intégration d'une dimension sociale dansla comptabilité nationale et s'attachent à définir des mesures de {{ bien être 7 ».

Il n'existe en revanche pas de tentatives abouties d'intégration de ces deux typesde correction dans une perspective d'évaluation du développement durable.Cette approche soulève en outre des problèmes méthodologiques majeurs liésaux techniques à mettre en œuvre pour parvenir à une expression monétaire depertes ou de gains qui, par nature, échappent au marché.

D'autres indicateurs, pensés comme des contre-évaluations, empruntent à lalogique et aux échelles des indicateurs plus traditionnels. Leur élaboration relèvede la quête d'un agrégat unique ou d'une nouvelle métrique qui permette deconcurrencer les conclusions et classements établis sur la base du PNB ou desprix s. À l'expression monétaire des flux, ces travaux préfèrent une évaluationénergétique ou matérielle. Le calcul énergétique 9, établi en référence au prin­cipe d'entropie, est souvent mobilisé dans un discours sur la dégradation, com­prise parfois dans une acception assez large. La comptabilité-matière et les indi­cateurs associés sont plutôt utilisés pour promouvoir un type d'évolution jugé

6. Repeno R., Wasting assets - Natural resources in the national income accounts, WashingtonD. c., World Resource Institute, 1989; Repeno R., Accounts overdue: Natural resources depre­ciation in Costa Rica, Washington D.C., World Resource Institute, 1991; Hueting R.,« Correcting national income for environmentailosses : toward a practical solution », AhmadY.]., El Serafy E., LulZ E., Environmental accountingfor sllstainable deve/opment, PNUE,1989; Hueting R., « Estirnatillg sustainable national income », van Dieren W. (éd.), Tahingnature into account: towams a susminable national income, New York, Springer Verlag, 1995,chapitre 13. Pour un aperçu des problèmes techniques rencontrés dans les tentatives de« correction» des agrégats économiques, on pourra se reporter à Aronsson T., L6fgren K. G.,« Green accounting in imperfect market economies - a summary of recent research »,Environmental and Resource Economies, 11, 1998, p. 273-287.

7. On peut citer plusieurs indicateurs de ce type, qui sont recensés par H. Daly et Cobb]. B. :le premier du genre, intitulé Measure ofEconomie Welfare (MEW), a été proposé par Nordhauset Tobin en 1972, le Net National Welfare (NNW), Economie Aspects of Welfare (EAW) pro­posé par Zolotas (Daly H. E., Cobb W., For the common gooL!, reL!irecting the economy towardcommunity, the environment and a sustainable future, Boston, Beacon Press, 1989;Nordhaus,W D., Tobin J., Economic growth. Is growth obsolete?, New York, ColumbiaUniversity Press). Voir aussi Perez C. A., Redefining wealth and progress. New ways to mea­sure economic, social and environmental change. Tite Caracas repOlT on alternative develop­ment indieators, Indianapolis, Knowledge systems; New York, The Bootstrap Press, 1990.

8. Voir par exemple Mathews E. et al., The weight ofnations, material outflows from industrialeconomies, Washington D.C., WRI, 2000.

9. Voir Fischer-Kowaslki M., Haberl H., « Sustainable development, socio-economic metabo­lism and colonization of nature», Intemational Social Science )oul7lal, 50 (4), 1998,p. 573-587; Cleveland C. J., Ruth M., « Illdicators of dematerialization and the materialsintensity of use »,Journal of Industrial Ecology, 2 (3), 1998, p. 15-50.

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durable des modes de production et de consommation: la dématérialisation 10.

Le défi majeur auquel il faut faire face pour élaborer ces indicateurs concernel'information à réunir. De telles évaluations sont tributaires de comptabilitésénergétique ou matérielle et de jeux d'hyp0Ù1èses ad hoc pour extrapoler et agré­ger des résultats 11.

Ces deux premiers types de comptes et d'agrégats, qu'ils soient mesurés entermes monétaires ou physiques, n'échappent pas à la critique de réduction­nisme faite au PNB: ils tendent à réduire la complexité à une dimension unique.Un indicateur physique ne permet pas de tenir compte des normes, valeurs etinstitutions d'une société, ni des possibilités techniques et des marges demanœuvre économiques et politiques dont elle peut disposer. Appréhendant lefonctionnement des écosystèmes et le vivant sous l'angle d'une seule de leursdimensions, il n'en fournit également qu'une représentation partiale. Objectionsouvent balayée par les tenants d'une telle approche qui insistent sur le fai t queleurs indicateurs n'ont pas vocation à être utilisés seuls, mais n'indiquent géné­ralement pas comment ils pourraient s'articuler avec d'autres types d'évaluation.

Pour contourner ce problème tout en parvenant à un indicateur unique,s'offre la solution des indices composites, formés à partir de plusieurs indica­teurs, rendant compte de différents aspects d'un problème, et exprimés chacundans l'unité appropriée. Toute la difficulté réside alors dans la définition des pro­cédures et coefficients de pondération permettant de combiner ces informationsdans un indice. [indicateur de développement humain (lDH), qui figure dansles rapports des Nations unies et de multiples indices de pression sur l'envi­ronnement relèvent de cette catégorie. Us sont toutefois trop partiels pour rendrecompte du développement durable dans la multiplicité de ses dimensions. Outreles questions de pondération et d'articulation et la part de libre-arbitre qu'ellessupposent, il est souvent reproché à ces indicateurs d'être peu transparents. Iln'est pas toujours aisé de saisir quels sont les dynamiques et leviers qui affec­tent leur niveau et leur évolution.

Cest pourquoi la solution d'ensembles d'indicateurs, comportant des indica­teurs économiques, environnementaux et sociaux reste souvent la voie privilé­giée, sinon par les Ù1éoriciens - en particulier les économistes - qui la jugent peuélégante, du moins par les praticiens de l'évaluation. Cette approche soulève desquestions de méthode d'un autre ordre que celles précédemment évoquées. Il s'agitde se doter d'une définition opérationnelle du développement durable susceptible

10. Voir Hinterberger F.. Luks E, Schrnidt-Bleek E,« Matelial nows vs "natmal capital". Whatmakes an econorny slIstainable? ~, Ecological Economies, 23, 1997, p. 1-14; Schmidt­Bleek E, Wicviel Unnvelt braucht der Menseh? - MIPS, das Mafl fur olwlogisches Wirtsehaftel1.Berlin, Basel, Boston, Birkhaüser Verlag, 1994.

Il. Voir Cleveland C. J.. Kaufmann R. K., Stem D. 1., « Aggregation and the role of energy inthe economy ~, Ecological Economies, 32, 2000, p. 301-317.

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de se traduire en une série de priorités et d'impératifs pratiques, lesquels relèventde choix politiques. La question de la sélection des thèmes à aborder se pose avecplus d'acuité que pour des indicateurs à visée globale. Iarticulation à des fins d'in­terprétation des différents indicateurs reste également ouverte, laissant au déci­deur la responsabilité de définir ses propres proCédures. Il est courant d'invoquerà cet égard la nécessité d'établir des systèmes plutôt que des ensembles d'indica­teurs, autrement dit de renvoyer à l'expertise l'organisation et la structuration del'information. Appel qui reste souvent un vœu pieu car, à l'inverse des démarchesdécrites précédemment, l'élaboration d'ensembles d'indicateurs implique le plussouvent le recours à des représentants de disciplines, de champs et de corps d'ex­pertise différents, dont il est difficile d'attendre qu'ils établissent d'eux-mêmes unehiérarchisation et une mise en cohérence de leurs normes et mesures.

Opter pour l'une ou l'autre de ces approches, c'est dans le même temps s'ex­poser aux limites inhérentes à celle qui a été retenue. En outre, ces différentstypes d'indicateurs renvoient à des finalités différentes et souvent mutuellementexclusives: leur définition peut purement relever de l'exercice académique ouêtre envisagée pour accompagner des politiques publiques, appuyer un dia­gnostic de dépassement de limites biophysiques ou illustrer des propositionsd'évolution à promouvoir. La prééminence accordée à l'un de ces objectifs audétriment des autres peut toujours être contestée. rélaboration d'indicateurssoulève des questions d'agrégation et de conversion d'informations de naturesmultiples, d'édiction de normes et de priorités plus ou moins implicites. Quandles décisions en la matière sont arrêtées par hypothèse lors de la constructionde l'indicateur, elles peuvent être discutées. Le caractère plus ou moins synthé­tique des indicateurs est aussi source de débat. À trop vouloir agréger l'infor­mation utile, on parvient à des indicateurs impossibles à interpréter sans unebonne connaissance des variables qui les composent et de leur évolution. Cedernier point pose d'autant plus problème que la complexité dont Tend comptel'indicateur peut être masquée par sa prétendue simplicité, ce qui conduit à unelecture intuitive erronée. Les ambiguïtés et erreurs d'interprétation éventuellesne sont en outre pas toujours relevées par les concepteurs des indicateurs, quis'accommodent parfois de voir leur proposition citée et reprise, fût-ce de façoninappropriée voire purement métaphorique, pour autant qu'elle suscite des réac­tions. La concurrence est en effet âpre en matière de travaux théoriques sur lesindicateurs et la différence entre des propositions proches se fait souvent à lamarge: pouvoir d'évocation du nom retenu, compréhension intuitive réelle ousupposée des résultats ... Indépendamment de leurs qualités inhérentes, des phé­nomènes de mode interviennent indéniablement dans l'engouement plus oumoins passager pour certains types d'approches ou d'indicateurs 12. rempreinte

12. Ce phénomène de mode est évoqué par Costanza à propos de l'empreinte écologique, il

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écologique ne fait pas exception: les conditions de son élaboration, la diffusionde ses résultats et les critiques qui lui sont adressées illustrent de façon exem­plaire les défis que soulève l'évaluation du développement durable.

~EMPREINTE ÉCOLOGIQUE: DÉFINITION ET DÉCLINAISONS

Cempreinte écologique a été initialement proposée dans le cadre du pro­gramme sur les indicateurs de développement durable de Redefining Progress,une organisation à but non lucratif basée aux États-Unis. Cobjet même de cetteinstitution, comme en témoigne son nom, est de proposer de nouvelles défi­nitions et mesures du développement, favorisant une réorientation de l'éco­nomie vers une plus grande valorisation des personnes et de la nature. Elleappelle donc à tenir compte des effets sociaux et économiques des modes dedéveloppement qui ne sont pas appréhendés par les agrégats économiques tra­ditionnels et propose un indice intitulé le Genuille Progress Indicator, indica­teur de progrès véritable, qui s'inscrit dans la perspective de révision du PNBque nous avons décrite plus haut. I.:empreinte écologique, ou EcologicalFootprint, est l'indicateur complémentaire de cet agrégat, destiné à rendre comptede l'emprise des activités humaines sur l'environnement en termes de prélève­ments de ressources, d'utilisation de capacités d'assimilation et d'exploitationde divers services rendus par les écosystèmes. A l'origine, cet indicateur a doncété porté par des experts militants et mobilisé pour dénoncer les dérives d'unmode de développement jugé inique et irrespectueux des équilibres de laBiosphère. Même si ces auteurs lui attribuent l'ensemble des fonctions géné­ralement assignées aux indicateurs de développement durable, l'empreinte éco­logique est avant tout conçue pour la communication auprès du grand public.Il s'agit moins d'apporter des approfondissements théoriques ou méthodolo­giques à la mesure du développement durable que de fournir des résultatsrapides, susceptibles de sensibiliser l'opinion. De ce fait, la communication surcet indicateur et la diffusion des premiers résultats ne se sont pas limitées auxsphères académiques. Une première étude sur l'empreinte écologique de l'ac­tivité humaine avait été commandée par le Earth Council à l'occasion du som­met « Rio + 5 }} à Rio, en mars 1997. Elle concernait 52 pays, représentant 80 %de la population mondiale et 95 % de la production mondiale t3. La secondeétude importante a été réalisée en prélude au Sommet mondial pour le déve-

propose même un petit modèle pour rendre compte de ce qu'il appel1e " la dynamique del'intérêt polir les idées ». Costanza R., " The dynamics of the ecological footprint concept ",Ecological Economies, 32, 2000, p. 343-345.

13. Wackemagel M., Onisto L., Callejas Linares A., Susana Lôpez Falfan 1., Méndez Garcia].,Suarez Guerrero A. 1., Suarez Guerrero, Ma. G., EcologicalJootplints ofnations. How nJUchnature do they have? Commissioned by the Earth Couneil for the Rio + 5 Forum, Xalapa.Centre for Sustainability Studies, University of Anâhuae de Xalapa. 1997.

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loppement durable de Johannesburg, en partenariat notamment avec le WWFInternational 14.

I.:empreinte écologique d'une population donnée peut être définie comme« la surface terrestre et aquatique biologiquement productive nécessaire à la pro­duction des ressources consommées et à l'assimilation des déchets produits parcette population, indépendamment de la localisation de cette surface 15 ». Miseen regard de la capacité de l'environnement à servir de support aux activitéshumaines, elle-même traduite en termes spatiaux, elle permet, selon ses pro­moteurs, d'évaluer la durabilité de l'exploitation actuelle de l'environnement.

Les évaluations canoniques de l'empreinte écologique, réalisées par les auteursqui appartiennent à Redefining P1'Ogress, concernent la Biosphère prise globale­ment. Elles ont pour objet une estimation de la consommation d'espace par l'ac­tivité humaine à l'échelle planétaire. Des évaluations nationales viennent com­pléter cette vue d'ensemble, en soulignant les contrastes entre les pressionsimputables aux différents pays, mais aussi leurs dotations inégales en « capitalnaturel Il. Les hypothèses à la base de ces mesures sont les suivantes 16 :

- Il est possible d'identifier la plupart des ressources prélevées par l'activitéhumaine et des rejets qu'elle induit chaque année. Ces prélèvements et rejetspeuvent être rapportés à la superficie biologiquement productive nécessaire à

leur production ou à leur absorption. Sont donc exclues de fait, d'une part, lesressources et pollutions mal connues, dont la nature, les causes et l'étendue desimpacts sont mal cernées et, d'autre part, les ressources épuisables et les pollu­tions rémanentes 17. En effet, par définition, les atteintes irréversibles à l'envi­ronnement ne peuvent être traduites en superficie nécessaire à leur compensa­tion. De même, les facteurs de risque ou de vulnérabilité ne sont pas pris encompte.

- En dépit de leurs différences, écosystèmes et modes d'occupation de l'es­pace partagent une dimension commune, leur productivité biologique. Celle-cipeut servir de clé de conversion pour ramener des espaces divers à une uniLécommune, l'hectare standardisé ou « hectare global», qui se caractérise par uneproductivité biologique égale à la moyenne mondiale pour une année donnée.

- Les utilisations possibles des écosystèmes étant considérées comme mutuel­lement exclusives, les hectares globaux requis pour exercer différents types d'ac­tivités peuvent être additionnés, de façon à obtenir un total qui représentera laconsommation humaine annuelle d'espace. C'est cette dernière qui sera quali-

14. WWF et lI1., op. cit.15. Rees W. E., op. cit.; Wackernagel M., Rees W. E., op. cit.16. D'après Wackernagel M. et al., « Le dépassement des limites de la planète », !Écologiste,

3 (2),2002, p. 31.17. Les matières premières épuisables qui sont des sources d'énergie font toutefois l'objet d'un

traitement particulier et d'une prise en compte indirecte comme nous le verrons plus bas.

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fiée d'empreinte écologique. La portée de cette hypothèse ad hoc, permettantl'agrégation des pressions imputables à différents types d'activités est très forte.Elle exclut en effet la multifonctiollnalité des espaces.

- I.:oITre de services écologiques, correspondant au potentiel représenté parles écosystèmes, peut aussi être exprimée en hectares globaux et elle peut ainsiêtre comparée à la demande émanant des activités humaines. La demande peutdépasser l'offre, ce qui signifiera que la Biosphère est surexploitée. Une telle situa­tion, décrite initialement par Catton lB, est qualifiée de « dépassement écolo­gique l> (ou overshooO. Elle est expliqUée en référence à la notion de capital natu­rel, dont les intérêts, les flux de services rendus chaque année, peuvent êtreconsorrunés librement. Le dépassement est alors la situation dans laquelle le capi­tallui-même est entamé, hypothéquant les possibilités futures de développement.

Le dépassement écologique est interprété comme un symptôme des excèsdes modes de production et de consommation; les promoteurs de l'empreinteécologique invitent à le considérer comme le signe d'un développement nondurable, grevant les générations futures.

Du point de vue de la méthode, l'évaluation de l'empreinte écologique s'ap­puie sur des typologies d'activités. La demande humaine en espace biologique­ment productif se traduirait ainsi par six types d'utilisation des milieux: les cul­tures, les pâturages, l'exploitation forestière, la pêche maritime et d'eau douce,les infrastructures et l'utilisation de combustibles fossiles. Il s'agit alors pourchacun de ces modes d'utilisation de l'espace de mesurer chaque année lademande humaine et la capacité biologique existante, ce qui suppose, d'une part,d'estimer les superficies consacrées au niveau mondial à chaque type d'activitéet les surfaces potentiellement disponibles pour ces activités, d'autre part, de lesramener à une unité commune, en les convertissant en fonction de leur pro­ductivité biologique. Pour ce faire, les auteurs s'appuient essentiellement surdes informations recueillies par des organisations dépendant des Nations uniesou des instituts statistiques nationaux.

Il convient de donner quelques précisions sur le mode de calcul de l'em­preinte liée à la consommation énergétique, dans la mesure où c'est l'un desaspects les plus contestés de cet indicateur. Tout d'abord, cinq sources d'éner­gie commerciale sont distinguées: le gaz naturel, les autres énergies fossilesliquides, les énergies fossiles solides, le bois et l'hydroélectricité, l'énergienucléaire étant intégrée à la catégolie des énergies fossiles. I.:empreinte écolo­gique liée à la consommation d'énergie fossile est mesurée par la superficie qu'ilfaudrait mettre de côté pour absorber le CO2 émis lors de la combustion, sousl'hypothèse que les océans absorbent environ 35 % de ces émissions, les forêts

18. Catton W R. Jr, OversllOot : the ecological basis of revollltionary change, Urbana, IL, TheUniversity of Illinois Press, 1980

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jouant le rôle de puits de carbone pour les 65 % restants. Cette dernière hypo­thèse influe de façon décisive sur le niveau de l'empreinte liée à la combustiond'énergie et plus largement sur le niveau de l'empreinte écologique globale. Eneffet, d'après les calculs présentés par Wackernagel et al. 19, la quasi-totalité del'augmentation de l'empreinte écologique entre 1961 et 1999 serait liée à laconsommation d'énergie.

Au titre des informations disponibles en 1999, dernière année pour laquelleles calculs ont pu être effectués, le citoyen mondial moyen avait une empreinteécologique de 2,3 hectares globaux tandis que celle du citoyen moyen des États­Unis s'élevait à 9,6 hectares globaux. Si l'ensemble de la population mondialeavait eu les modes de consommation des Français, trois planètes auraient éténécessaires. Ces résultats ont été dûment repris et commentés lors du SommetdeJohannesburg pour appeler à une réforme des modes de développement, voirestigmatiser les échanges écologiques inégaux. Certains discours ont même misl'accent sur la fin prochaine du développement, les limites biophysiques allantêtre atteintes... alors même que le dépassement écologique était de l'ordre de20 %, c'est-à-dire que l'humanité « consommait» d'ores et déjà 1,2 planète. Sansanticiper sur la critique de l'empreinte écologique, on peut constater que soninterprétation peut poser problème, alors même qu'elle est calculée au niveaumondial, auquel probablement sa pertinence est la plus manifeste.

I..:empreinte écologique a donné lieu à de nombreuses transpositions et décli­naisons à d'autres échelles. Tout d'abord, comme nous l'avons déjà évoqué, elleest utilisée pour des comparaisons internationales: exprimée par habitant, ellepermet d'illustrer les écarts de niveau de vie d'un pays à un autre. Elle permet­trait aussi de montrer que le développement de certains pays se fait au détrimentd'autres: leur empreinte écologique excédant la taille du territoire national, ilssont tributaires des ressources naturelles d'autres pays ou surexploitent leur propreenvironnement. Le même type de calcul été réalisé pour des villes - Besançon etParis pour la France 20, Uverpool, le Comté de Sarasota en Floride, les Bermudes,Santa Monica... Certaines de ces études s'appuient sur la méùlOdologie propo­sée par Rees et Wackemagel, reprennent leurs hypothèses et réutilisent leurs typo­logies et procédures d'agrégation. Les autres, plus nombreuses, sont des évalua­tions de la consommation d'espace par des activités ou des implantations humainesqui ne se réfèrent parfois que de façon lointaine à l'empreinte écologique.

En dehors des travaux réalisés en lien avec Redefining Progress, la plupart desapplications nationales de l'empreinte écologique relèvent de la seconde caté­gorie. Elles donnent le plus souvent lieu à des suggestions d'amélioration dumode de calcul, en particulier en ce qui concerne la prise en compte de l'éner-

19. Wackernagel et al., op. cit., p. 35.20. Étude réalisée en 2002 par le Vv'WF-France en collaboration avec Redefining Progress et

avec le soutien du ministère de l'Écologie et du Développement Durable.

174

t« EMPREINTE J:COLOGIQUE » : UN INDICATEUR DE DJ:\'ELOPPEMENT DURABLE?

gie : l'intérêt de prendre en considération d'autres gaz à effet de serre que le CO2

- notamment le méthane - est souvent mis en avant 21. Il est aussi fréquemmentsuggéré d'envisager d'autres politiques de lutte contre le changement climatiqueque la plantation de forêts pour jouer le rôle de puits de carbone. Cependant,la voie majeure d'amélioration suivie consiste à utiliser des données effective­ment observées au niveau auquel on cherche à mesurer l'empreinte écologique.Cela pourrait paraître trivial, mais les mesures des empreintes écologiques natio­nales présentées, par exemple dans le rapport du WWF de 2002, s'appuient surdes clés de conversion et des coefficients de pondération qui sont des moyennesmondiales. Les activités de production et de consommation recensées dans lacomptabilité nationale sont transcrites en une demande d'espace standardisé,sur la base de coefficients moyens mondiaux. Elles sont ensuite mises en regardde 1'« offre »,la capacité biologique nationale, mesurée elle aussi en appliquantdes coefficients globaux aux superficies occupées par les grandes catégoriesd'écosystèmes prises en compte. Or la productivité biologique réelle d'un terri­toire, pour autant qu'on se donne la peine de la calculer, peut être très sensi­blement différente de ce que laisserait à penser l'application de moyennes. Lamesure de l'empreinte écologique en est alors profondément altérée 22. Parailleurs, certains types d'écosystèmes sont, par hypothèse, jugés improductifsdans les calculs globaux de l'empreinte écologique alors qu'ils sont l'objet d'uneutilisation de fait, comme l'ont montré, par exemple, Lenzen et Murray à pro­pos des terres arides en Australie 23. En évaluant l'utilisation réelle des terres etla capacité biologique effective du pays, ils parviennent à une empreinte écolo­gique par habitant de 13,6 hectares là où les mesures réalisées par Wackemagelet al. en 1997 ne donnaient que 5 hectares.

D'autres travaux cherchent à mesurer la dépendance de populations à l'égardd'écosystèmes donnés, remplissant des [onctions bien identifiées, sans recourirà la notion de capacité de charge, au cœur du modèle originel de l'empreinteécologique 24• Ces travaux ne renvoient pas particulièrement à l'approche deRees et Wackemagel, sinon pour s'en démarquer ou pour reprendre, de façonpurement métaphorique, leur terminologie.

21. Voir par exemple Stôglehner G., " Ecological [ootprint - A tool [or assessing sustainableenergy supplies »,Journal oIClcaner Production, Il, 2003, p. 267-277.

22. Haber! et al. en ont fait la démonstration en utilisant des séries longues de données surl'Autriche. Haberl H., Erb K.-H., Krausmann F., • How ta calculate and interpret ecologi­cal footprints for long periods of time : the case of Austria lO, Ecological Economies, 38,2001, p. 25-45.

23. Lenzen M., Murray S. A., " A modifjed ecological footprint method and ils application toAustralia ", Eeologieal Economies, 37,2001, p. 229-255.

24. Dans cette veine, on peut citer Folke c.,Jansson A., LarssonJ., Costanza R.,« Ecosystemsappropriation by cities lO, Ambio, 26, 1997, p. 167-172; Deutsch L.,Jansson A., Troell M.,Rônnback P., Folke c., Kautsky N., " The "ecological footprint" : Communicating humandependencc on nature's work ", Ecological Economies, 32,2000. p. 351-355.

175

VALlÔRIE BOISVERT

Enfin, l'empreinte écologique est aussi de plus en plus couramment men­tionnée, dans le cadre d'études d'impact préalables à des projets d'aménagement,ou pour des diagnostics relatifs aux pressions exercées par certaines activités.Elle a ainsi fait son apparition dans le rapport environnemental de grandesfirmes 25. Elle est avant tout perçue dans ce contexte comme une méuique com­mune qui permet de comparer les impacts environnementaux de firmes ayantdes activités différentes, éclatées en des lieux multiples. taspect spatial ne pré­sente alors aucun intérêt particulier, surtout pour les firmes transnationales, lanotion de tenitoire de référence à l'aune duquel apprécier l'empreinte étant alorsvide de sens.

Sous la dénomination commune d'empreinte écologique, peuvent ainsi êtreregroupés de nombreux travaux, aux justifications et aux ambitions des plusvariées. La plasticité d'application de la notion, symptôme de son succès, enrend l'évaluation malaisée. Certains des travaux qui se réclament de l'empreinteécologique sont en fait extrêmement critiques à l'égard de l'indicateur proposépar Rees et Wackernagel. Bien qu'ils en reprennent le nom, ils en dénoncent,sinon l'esprit, du moins les biais conceptuels et méthodologiques.

UNE LECTURE CRITIQUE DE ÙMPREINTE ÉCOLOGIQUE

Selon ses promoteurs, l'empreinte écologique serait le « PNB du XXIe siècle »,

l'indicateur privilégié pour rendre compte du développement durable, en destermes aisément compréhensibles et en utilisant les meilleures données scien­tifiques disponibles 26. Elle présenterait l'avantage d'un certain pouvoir d'évo­cation qui en ferait un excellent support de communication destiné au grandpublic. Les décideurs apprécieraient en outre l'aspect pragmatique d'une éva­luation en hectares de l'impact d'un projet sur l'environnement. Pourtant,comme nous l'avons déjà relevé, cette apparente simplicité est illusoire: lesinterprétations tirées de l'empreinte écologique mondiale sont souvent erro­nées et les enjeux du changement d'échelle qui amène à la mesurer à un niveaunational sont mal cernés. La portée réelle de cet indicateur est masquée par leprosélytisme avec lequel il a été porté sur la scène publique. Une certaine dis­tanciation s'impose alors pour évaluer son intérêt et ses limites tant au niveauglobal que dans des comparaisons internationales. D'où une série de questionsspécifiques.

25. Barrett et Scott font état de mesures d'empreinte écologique dans les rapports environne­mentaux de Sony et British Telecom. Voir BarrettJ., Scott A., « The ecological footprint :a metric for corporate sustainability », Corporate Environmental Strategy, 2001, p. 316-325.

26. Voir le site Internet de Redefining Progress : [www.redefiningprogrcss.org).

176

~« EMPREINTE J:COLOGIQUE Il : UN INDICATEUR DE DJ:VELOPPEMENT DURABLE ?

Métaphore utile ou fausse simplicité?

Qu'en est-il tout d'abord de la facilité de compréhension des résultats com­muniqués par l'empreinte écologique? [attrait majeur de cet indicateur vien­drait de son expression en superficie, et de la possibilité qu'elle conférerait derattacher l'évaluation du développement durable à des dynamiques spatiales,plus parlantes que d'autres métriques physiques 27. En réalité, l'empreinte éco­logique ne rend en rien compte de l'inscription territoriale des activités. Lesbesoins en ressources naturelles et en capacité d'assimilation des milieux sontexprimés en hectares théoriques, unité qui n'a guère plus d'ancrage spatial quedes flux de matière ou d'énergie. Il ne s'agit pas de mesurer quel est l'espaceeffectivement utilisé par des activités et des implantations humaines mais d'ex­primer leur demande théorique d'un espace standardisé qui aurait une produc­tivité biologique égale à la moyenne annuelle mondiale. Les interprétations del'empreinte écologique reposent souvent sur une assimilation erronée de ceshectares fictifs à des hectares réels 2B. Cette ambiguïté étant l'une des clés du suc­cès de l'indicateur, elle n'est pas toujours levée par les auteurs, qui vont parfoismême jusqu'à la cultiver 29.

Les interprétations faites de l'empreinte écologique témoignent aussi fré­quemment d'une incompréhension du champ qu'elle couvre. Peut-être l'imagemême de l'empreinte, de la trace laissée durablement sur la Biosphère par demultiples pressions anthropiques, y est-elle pour quelque chose. Il ne s'agit pour­tant pas d'évaluer les effets cumulés de prélèvements sur les ressources et derejets de polluants pas plus qu'il ne s'agit à proprement parler d'estimer un épui­sement des stocks. [empreinte écologique ne traduit que l'utilisation de flux etde services annuels rendus par la Biosphère. Il s'agit par conséquent d'un ins­tantané, qui ne capte que des moments d'une dynamique dont il ne rend pascompte. À bien des égards, l'empreinte écologique ne constitue qu'une exten­sion de travaux menés notamment par Vitousek 30, dont l'objet était de montrerdans quelle mesure la productivité primaire de la surface de la Terre était appro­priée par l'humanité. Présentées sous un jour sans doute moins médiatique, cesrecherches n'ont pas connu le même retentissement, au-delà des cercles de l'éco­nomie écologique. Si la métrique est nouvelle, le questionnement abordé par

27. Voir Borgstrôm Hansson c., Wackernagel M.. « Rediscovering place and accounting space :how to re-embed the human economy Il, Ecological Economies, 29, 1999, p. 203-213.

28. Van den Berghj., Verbroggen H" « Spatial sustainability, trade and indicators : an eva­luation of the ecological footprint », Ecological Economies, 29, 1999, p. 375-390.

29. Borgstrôm Hansson c., Wackernagel M., op. cil.30. Vitousek P. M., Ehrlich P. R., Ehrlich A. H., Matcson P. A., « Human appropriation of the

products of photosyndlcsis », BioScience, 34 (6), 1986. p. 368-373; Vitousek P. M., MooneyH. A., LubchenkoJ, MelilloJ M.. « Human domination ofthe earths ecosystems », Science,277 (5325), 1997, p. 494-499.

177

VALlORIE BOrSVERT

l'empreinte écologique ne l'est pas 31. Il ne s'agit au fond que d'une capacité decharge inversée: au lieu de s'interroger sur la taille de la population que peutsupporter la Biosphère compte tenu des modes de pressions anthropiques surles milieux, l'empreinte écologique évalue les flux de services que la Biosphèredevrait rendre pour pouvoir supporter l'activité humaine et, partant, la « taille })de la Biosphère requise. Plus parlante aux dires de ses promoteurs, l'expression« spatiale}) de l'empreinte écologique est une source de malentendu; elle confèreà l'appropriation de flux une matérialité trompeuse.

La méconnaissance de la notion de dépassement écologique procède de lamême confusion. La communication s'étant faite davantage sur des résultats quesur les modalités de calcul de l'empreinte écologique, nombre de commentateurssemblent considérer que les limites constituées par la superficie utilisable de laBiosphère constituent un seuil infranchissable. [ambiguïté est entretenue par laprésentation de l'empreinte écologique comme un indicateur de développementdurable, présentation qui fait qu'on lui accorde une valeur normative exagérée.Il n'est certes sans doute pas souhaitable d'utiliser plus d'une planète, mais c'estpossible, au moins pour un laps de temps limité, et l'indicateur ne fournit pasd'infonnation sur les frontières absolues de cette surexploitation. La métriqueest-elle utile si les résultats auxquels elle aboutit se résument finalement à unsignal binaire? Elle ne permet en effet que de constater si, une année donnée, lesressources de la Biosphère ont ou n'ont pas été surexploitées. Elle ne pennet pasde se prononcer ni sur les effets cumulatifs ni sur la réversibilité de cette exploi­tation. Elle traduit en outre l'adhésion à un paradigme scientifique contesté.

En effet, considérer l'empreinte écologique comme un indicateur de déve­loppement durable recouvre une hypothèse implicite selon laquelle les écosys­tèmes se trouveraient dans une situation d'équilibre global stable. On peut ydéceler un avatar des théories écologiques du climax. ~empreinte écologiquepart de l'hypothèse ad hoc selon laquelle les équilibres actuels de la Biosphère,pour autant qu'on puisse les qualifier ainsi, correspondent à une situation opti­male, dont il convient de ne pas s'écarter, ne serait-ce que temporairement. Maisle dépassement écologique est-il en soi à condamner? Ne peut-il traduire unchangement de mode d'utilisation des terres dont les effets transitoires pour­raient s'effacer pour laisser la place à un mode d'exploitation plus durable de laBiosphère?

Mesurée au niveau mondial, l'empreinte écologique aurait ainsi une portéeheuristique et opérationnelle limitée. Sa prétendue simplicité de lecture s'ali­menterait surtout de malentendus et d'ambiguïtés sur son objet.

31. Senbel M., McDaniels T., Dowlatabadi H., ~ The ecological footprint : a non-monetarymeuic for human consumption applied to North America », Global Environmental Change.13. 2003,p. 83-100.

178

f« EMPREINTE eCOLOGIQUE » : liN INDIC.4TEUR DE DeVELOPPEMENT DURABLE?

Un indicateur agrégé comme les autres?

Au-delà de ces limites qui lui sont propres, l'empreinte écologique partage laplupart des atouts, mais aussi des travers, des indicateurs biophysiques agrégésou relativement globaux 32. La conversion d'éléments variés en une unité uniquerevêt toujours un caractère réducteur; elle masque la complexité des problèmesréels et peut donner une image tronquée, voire contradictoire, de ce que l'oncherche à évaluer. Le recours à une unité physique ne permet pas de rendre comptedes valeurs et des préférences de la société: toutes les activités qui ont le mêmeimpact physique, mesuré par l'unité retenue, sont jugées équivalentes. En l'oc­currence, l'empreinte écologique ne fait pas la distinction entre des modes d'uti­lisation de la terre dont les impacts environnementaux sont pourtant U-ès diffé­rents. Toute superficie utilisée est considérée comme étant « consommée II parl'activité humaine, sans que ce constat s'accompagne du moindre jugement devaleur 33. Les superficies consacrées à des infrastructures sont traitées de la mêmefaçon que celles qui sont utilisées pour l'élevage, celui-ci pouvant toutefois n'in­duire que des altérations beaucoup plus limitées du milieu. I.:utilisation demoyennes mondiales ne permet pas de rendre compte de progrès accomplis natio­nalement ou localement en matière de productivité de l'espace. Par exemple, laproductivité agricole peut être améliorée par une meilleure gestion, ce dont nerendra pas compte l'empreinte écologique qui s'appuiera sur des évaluations etdes clés de conversion étnblies à une autre échelle. Les modalités de calcul adop­tées peuvent induire des interprétations erronées quand bien même la producti­vité est établie à partir d'observations. Ainsi, des techniques de production agri­cole entrainant une forte érosion des sols, sans même parler des impacts del'utilisation d'intrants chimiques, peuvent faire diminuer l'empreinte écologiquesi elles enu-ainent une augmentation de la productivité agricole.

Par ailleurs, comme pour tous les indicateurs agrégés, la mesure de l'em­preinte écologique implique des choix en matière de pondération, de substi­tuabilité ou d'additivité des différents types de pression et des fonctions de l'en­vironnement. Les auteurs les plus critiques soulignent que les hypothèsesretenues pour le calcul de l'empreinte écologique sont particulièrement contes­tables. Par opposition à l'économie néoclassique et à l'évaluation monétaire hégé­monique, les auteurs de l'empreinte écologique se seraient privés de décenniesde débats et de réflexions sur l'actualisation ou encore l'agrégation entre diffé­rentes formes de capital et les préférences de différents agents. Ils n'auraient pasemprunté à l'économie les leçons de la métrologie 34•

32. Costanza, op. cit.33. Van den Berghj., Verbruggen H., op. cit.34. Van Kooten G. c., Bulte E. H., « The Ecological footprint: useful science or poliùcs? »,

Ecological Ecollomics, 32,2000, p. 385-389.

179

VALERIE B01SVERT

Enfin, comme la plupart des indicateurs environnementaux, l'empreinte éco­logique cherche à évaluer des phénomènes sur lesquels les connaissances scien­tifiques ne sont pas stabilisées: les choix faits pour rendre compte d'impactsincertains sont alors nécessairement controversés. Les hypothèses relatives à laprise en compte de l'énergie sont particulièrement contestées: un seul gaz à effetde serre, le COl' est pris en considération, une seule option est envisagée pourlutter contre le changement climatique et c'est celle qui se traduit par les plusfortes exigences en espace35• Une substitution d'énergies renouvelables aux éner­gies fossiles ou une adoption plus généralisée du nucléaire permettraient éga­lement de limiter les émissions en amont. .. ce dont ne peut évidemment pasrendre compte un indicateur qui traite l'énergie nucléaire comme les énergiesfossiles. I..:empreinte écologique paraît ainsi particulièrement peu adaptée pourguider des choix énergétiques.

De l'opinion quasi unanime des auteurs conviés à se pencher sur l'empreinteécologique, dans le forum qui lui a été consacrée dans la revue EcologicalEconomies, elle serait inadaptée pour orienter des politiques environnementales.Aucun instrument particulier n'est pointé pour permettre une diminution del'empreinte écologique36 et elle ne permet pas de comparer différents modes degestion ou d'utilisation du territoire 37. De plus, en faisant état de déficits oud'excédents écologiques théoriques, elle ne rend pas compte de la réalité despressions environnementales 3S, pas plus qu'elle ne permet d'éclairer les choixtels qu'ils se présentent pour des décideurs 39. Le seul domaine dans lequel ellepréconise l'application de mesures, la plantation de forêts pour lutter contre lechangement climatique, est contesté. Est-il en effet techniquement possible etsurtout socialement et politiquement acceptable de consacrer une grande par­tie de la Biosphère à la séquestration du carbone à l'exclusion de toute autrefonction 40? I.:application de l'empreinte écologique au niveau national et samobilisation dans le cadre de comparaisons entre pays soulève encore plus dequestions.

35. A)TeS R. U., • Cornrnentary on the utility of the ecological footprint concept », EcologiealEconomies, 32, 2000, p. 347-348.

36. Moffatt 1., « Ecological footprints and sustainable developrnent », Ecologieal Economies32,2000, p. 359-362.

37. Van Vuuren D. P., Smeets E. M. w., • Ecological footprints of Benin, Buthan, Costa Ricaand the Netherland », Ecologieal Economies, 34, 2000, p. 115-130; van Kooten G. C, BulteE. H., op. ci!., p. 385-388.

38. Lenzen &: Murray, op. cit., p. 248-250.39. Ayres, op. cit., p. 348-349; Deutsch et al., op. cit.40. Van Kooten G. C, Bulte E. H., op. ciL, p. 388.

180

r« EMPREINTE J:COLOGIQUE )1 : UN INDICATEUR DE DJ:\'EWPPEMENT DURABLE?

~autosuffisance comme horizon du développement?

La notion de dépassement écologique, pour autant qu'on adhère à la concep­tion d'équilibre des écosystèmes qui la sous-tend, peut avoir un sens au niveaumondial. On peut considérer que les ressources disponibles sur la planète Terresont limitées et qu'il n'est pas raisonnable d'excéder ces limites. À d'autreséchelles, la légitimité de cette notion est plus discutable. Appliquée à une ville,l'empreinte écologique traduit nécessairement une dépendance de celle-ci àl'égard d'un territoire qui la dépasse. Il est trivial de constater que les viJJes nesont pas autosuffisantes et s'alimentent à partir des espaces environnants, maisest-il besoin d'une empreinte écologique pour parvenir à de telles conclusions?Interpréter un dépassement écologique au niveau national comme un symp­tôme de non-durabilité équivaut à identifier le développement durable à l'au­tosuffisance du pays en matière de ressources et d'utilisation de l'environne­ment. Une telle approche met radicalement en question la compatibilité ducommerce international avec le développement durable. Dans une perspectivelibérale, les échanges internationaux sont supposés aller dans le sens d'unemeilleure allocation des ressources naturelles: s'appuyant sur une spécialisa­tion des pays en fonction de leurs avantages écologiques comparatifs, ils devraientpermettre une productivité plus élevée des espaces et une réduction du déficitécologique global. Lopposition à cette vision jugée hégémonique doit-elleconduire à bannir purement et simplement le commerce international du champde l'analyse et à considérer la capacité à vivre en autarcie comme condition dedurabilité des modes de développement? Chaque pays devrait-il penser sondéveloppement économique en termes de Lebensmum? Nier la réalité deséchanges et interdépendances internationales n'est probablement pas la meilleurevoie qui soit pour s'opposer à la mondialisation néolibérale.

Cette approche parait en outre en décalage complet avec les régimes issusdes conventions de Rio, qui font la promotion du commerce international commelevier pour le développement durable et moyen privilégié de lutte contre les pro­blèmes d'environnement globaux. Ainsi, le scénario d'autosuffisance énergé­tique promu par l'empreinte écologique va dans le sens d'une négation des pro­jets de marchés de permis d'émission et autres mécanismes de flexibilité envisagésdans le Protocole de Kyoto 41. Même sans souscrire à cette tendance des poli­tiques mondiales d'environnement, préconiser l'autosuffisance dans ce contexteest particulièrement mal venu. Cela souligne encore l'inadéquation de l'em­preinte écologique comme outil d'aide à la décision.

Lutilisation des empreintes écologiques par habitant à des fins de compa­raison internationale est elle aussi sujette à caution. Il n'est sans doute pas inop­portun de s'interroger sur les inégalités, notamment écologiques, qui caractéri-

41. Ayres, op. cit.

181

VAlÉRIE BOISVERT

sent le commerce international. Cependant, l'empreinte écologique n'est sansdoute pas le bon moyen d'en juger.

Tout d'abord, les pays qui ont l'empreinte par tête la plus forte sont aussi lespays les plus riches, qui ont la consommation et la production par tête les plusélevées. Qu'apporte alors une évaluation physique d'une réalité déjà bien connue?Le déficit écologique apparaît particulièrement criant dans des pays pauvres enressources naturelles et densément peuplés, même si leur empreinte écologiqueest très faible. À l'inverse, un excédent écologique apparaît dans les pays à faibledensité de population, richement dotés en ressources naturelles.

Ensuite, en dépit d'interprétations un peu hâtives dans ce sens, le déficit éco­logique d'un pays ne traduit pas sa « dette écologique 42 ~~. rempreinte écolo­gique est une mesure de la consommation d'une certaine population, pas del'utilisation de la capacité écologique d'un certain territoire 43• Les déficits ouexcédents obtenus en comparant l'empreinte de la population nationale au poten­tiel de production du territoire national sont purement théoriques. Ils corres­pondraient à la situation réelle si les pays vivaient en complète autarcie et nepouvaient compter que sur leurs propres ressources. Alors que certains pays ontun excédent écologique potentiel, ils surexploitent leur environnement car ilsexportent des ressources naturelles; ils entament par conséquent leur capitalnaturel même si la mesure de leur empreinte écologique ne permet pas de le

mettre en évidence. D'autres compensent sans doute leur déficit écologique pardes importations. D'autres encore, qui sont en déficit écologique, exportent deplus des ressources naturelles, ce qui accélère encore la dégradation de leur capi­tal naturel. Ce serait notamment le cas du Bangladesh et de l'Éthiopie.

Le simple constat d'un excédent ou d'un déficit écologique est donc insuffi­sant pour en tirer des conclusions quant à la durabilité de modes de dévelop­pement. Il pourrait même justifier l'attentisme dans des pays richement dotésen ressources naturelles, en excédent écologique, mais où l'exploitation fores­tière en vue de l'exportation est très forte.

•rempreinte écologique est un indicateur biophysique agrégé; elle est par

conséquent soumise aux limites du genre. Son caractère trop synthétique, saforme peu propice à l'évaluation de politiques, le côté réducteur du recours à

une unité unique lui sont reprochés. Ces critiques, inhérentes à l'exercice, nesauraient constituer un argument fort contre elle, à condition toutefois que son

42. Torras fonde ainsi tous ses développements sur l'échange inégal sur le postulat erronéselon lequel le déficit et l'excédent écologiques rendraient compte de la balance écolo­gique réelle des échanges. Torras M., « An Ecological footprint approach to extemal debtrelief ~, World Development, 31 (12),2003, p. 2161-217l.

43. Andersson,j. O., LindroLh M.. « Ecologically unsustainable trade ~, Ecological Economies.37,2001, p. 113-122.

182

r« EMPREINTE tCOLOGIQUE Il : UN INDICATEUR DE DtVELOPPEMENT DURABLE ?

champ d'application soit clairement exposé et que son interprétation soit rela­tivement transparente. Or ce n'est pas précisément le cas; le désir de convaincre,la vocation à communiquer plutôt qU'à véritablement infonner, et un certainprosélytisme ont pris le pas sur la rigueur dans la conception et surtout le lan­cement de l'empreinte écologique.

La médiatisation s'est faite non autour d'une proposition purement théoriquemais autour de premiers résultats, d'illustrations tirées d'études de cas, voire d'ap­plications ludiques"4, et autour de l'image, supposée parlante, de l'empreinte lais­sée par l'activité humaine sur la planète. Les commentateurs s'accordent d'ailleursgénéralement sur le fait que le point le plus en faveur de l'empreinte écologiqueest la métaphore qu'elle évoque, qui en fait un bon outil de communication 45. Cequ'ils concèdent d'autant plus volontiers qu'ils lui nient par ailleurs souvent toutautre intérêt. Mais cette image est-elle vraiment efficace si l'essentiel de son suc­cès repose sur des projections et interprétations erronées? Quelle utilité cet indi­cateur revêt-il s'il aboutit à des résultats triviaux ou fondés sur des hypothèses entotale contradiction avec le cadre politique dans lequel se prennent les décisionsen matière d'environnement? Il semble du reste que les applications les plus réus­sies de l'empreinte écologique ne s'y réfèrent que de façon purement métapho­rique, n'en retenant que le nom alors qu'elles se démarquent nettement de laméthode. On pourrait conclure qu'il s'agit là de la rançon du succès, que la méta­phore suscite un tel engouement qu'elle est employée pour des problématiques etdans des contextes trop éloignés de son champ d'application original. Les lecturesspécieuses seraient alors le revers de la popularité. Néanmoins ce flou dans lesfonctions assignées à lïndicateur et dans son domaine de validité est entretenupar les auteurs qui l'ont proposé et ses utilisations fautives ne sont pas toujoursrelevées"6. Ils ne répondent pas autrement aux critiques qu'en réaffumant leursobjectifs et en assumant leurs choix les plus contestés, se contentant de réagir surles aspects les plus techniques des objections faites à leur méthode "7. Plus que ladifficulté à concevoir des indicateurs, ce qu'illustre l'empreinte écologique c'est latentation de privilégier la communication et la forme sur la substance et la réfiexionthéorique et politique dans la mise en œuvre du développement durable.

44. Sirnmons et al. mentionnent une multitude de sites Internet, de kits pédagogiques, de jeuxdivers pour calculer sa propre empreinte, Simmons c., Lewis K., Barrett]., « Two feet­Two approaches : a component-based model of ecological footprinting », EcologicalEconomies, 32, 2000, p. 375-380.

45. Van Vuuren D. P., Smeets E. M. w., op. dt.; Lenzen & Murray. op. dt., p. 248-250, Deutsch et al.46. On pourrait évoquer la négligence ou l'omission, mais les tennes d'« ecological footprint »

et le logo associé sont des marques déposées par Redefining Progress et Mathis Wackemagel,ce qui suggère un bon contrôle de l'utilisation du nom.

47. Rees W. E., « Eco-footprint analysis : merits and brickbats », Ecologieal Economies 32,2000, p. 371: Wackernagel M., Silverstein J., « Big things first : Focusing on the scaleimperative with ecological Footprint », Ecological Economies, 32 (3),2000, p. 394.

183

..

Le développement durableUne perspective pour le XII B siècleSOUS LA OIRECTION DE

Jean·Paul Maréchal et Béatrice Quenault

Le siècle qui s'ouvre s'annonce mal. Loin d'engendrer une amélioration généraleet durable des conditions de vie de tous, le capitalisme néolibéral qui domine aujour­d'hui la planète constitue en effet un système où la création de richesses s'accom­pagne d'une multiplication des tragédies humaines et des catastrophes écologiques. •

Face à une telle situation, il est urgent de réagir. La course à l'abîme dans laquellenous sommes entraînés ne peut être stoppée que par un changement de logiquedominante, que par une mutation dans les représentations individuelles et collectives,que par une réintroduction du souci éthique au sein de pratiques où il est de bon tond'afficher l'amoralisme le plus absolu.

C'est précisément à ce renversement de démarche que nous convie l'exigence dedéveloppement durable, exigence selon laquelle il faut, en toutes circonstances, satis­faire les besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des géné­rations futures de satisfaire les leurs. Lobjet de cet ouvrage, qui réunit des cher­cheurs en droit, économie, géographie, gestion, philosophie, sociologie, etc., est toutà la fois de proposer un état des lieux du débat sur la « durabilité» et de dégagerdes pistes de réflexion et d'actions concernant des domaines d'application aussi variésque l'entreprise, la consommation, la ville, la biosphère...

Jean·Paul Maréchal et Béatrice Guenault, qui ont dirigé cet ouvrage, sont maltresde conférences en science économique à l'Université Rennes 2 Haute Bretagne et cher­cheurs au LESSDR (Laboratoire d'économie et de sciences sociales de Rennes).

22 €

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