L'empire des nécromanciens

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EXTRAIT L’EMPIRE DES NÉCROMANCIENS Texte de CLARK ASHTON SMITH LES MONDES DERNIERS ZOTHIQUE & AVEROIGNE

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EXTRAIT

L’EMPIRE DES NÉCROMANCIENS

Texte de Clark ashton smith

LES MONDES DERNIERS ZOTHIQUE & AVEROIGNE

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Illustration Zdziław Beksinski

© Les Éditions MNÉMOS, mai 20162, rue Nicolas Chervin

69620 SAINT LAURENT D’OINGT1

Copyright © CASiana Enterprises, USA

www.mnemos.com

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LES MONDES DERNIERS ZOTHIQUE & AVEROIGNE

EXTRAIT

L’EMPIRE DES NÉCROMANCIENS

Texte de Clark ashton smith

traduit de l’américain

par Julien Bétan

sous la direction de

Stéphanie Chabert

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L a légende de MMatMuor et SodoSMa n’apparaîtra qu’avec les cycles derniers de la Terre, quand les récits joyeux des premiers temps seront tombés dans l’oubli. Avant qu’elle ne

soit relatée, de nombreuses époques se seront succédé, le niveau des mers aura baissé, de nouveaux continents seront nés. Peut-être alors permettra-t-elle de soulager un peu la sombre lassitude d’une race moribonde, n’ayant plus d’autre espoir qu’embrasser le néant. Je raconte cette histoire telle que la raconteront les hommes de Zothique, le dernier continent, sous un soleil faible et des cieux amers où les étoiles luisent, sans attendre le soir, d’un formidable éclat.

I

Mmatmuor et Sodosma, nécromanciens venus de l’île sombre de Naat, se rendirent à Tinarath, par-delà les mers étrécies, afin de pra-tiquer leur art funeste. Mais ils n’y prospérèrent point, car la mort était chose sacrée pour le peuple de cette grise contrée : il tenait en abomination la résurrection des défunts et le néant du tombeau n’y était pas profané à la légère.

Aussi, peu de temps après leur arrivée, Mmatmuor et Sodosma furent-ils chassés, la colère des habitants les obligeant à fuir en direction du Cincor, désert du sud uniquement peuplé d’ossements et de momies, vestiges d’une race jadis décimée par la peste.

La région qu’ils arpentèrent, morne, âcre, lépreuse, s’étirait sous les braises d’un immense soleil. Ses roches instables, ses redou-tables étendues de sable suffisaient à instiller la peur au cœur du commun des mortels, et la situation des deux sorciers, rejetés dans cet endroit désolé sans nourriture ni autre forme de subsistance, eût pu sembler désespérée. Cependant, un sourire au coin des lèvres, arborant l’air conquérant de ceux qui marchent vers un royaume depuis longtemps convoité, Sodosma et Mmatmuor cheminèrent d’un pas égal vers le Cincor.

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Longeant les champs dépourvus d’arbres et de végétation, traver-sant les lits de rivières asséchées, se déroulait devant eux, à perte de vue, la grande route qu’empruntaient autrefois les voyageurs venus de Tinarath. Les deux sorciers ne croisèrent là aucune forme de vie, mais trouvèrent bientôt sur leur chemin les squelettes d’un cheval et de son cavalier, gisant sur la chaussée, toujours revêtus de leurs somptueux habits et harnais. Les deux nécromanciens s’arrêtèrent pour contempler ces ossements pathétiques, dénués de toute trace de corruption, et échangèrent un sourire mauvais.

« La monture te revient, fit Mmatmuor. Tu es de peu mon aîné, ce qui te donne droit de préséance. Le cavalier nous servira tous les deux, il sera le premier à nous prêter allégeance au Cincor. »

Alors, dans le sable cendreux du bas-côté, ils tracèrent un cercle triple, se placèrent en son centre et y effectuèrent les rites atroces qui contraignent les morts à quitter la paix du néant pour se plier sans réserve aux sombres desseins du nécromancien. Ils effritèrent ensuite une pincée de poudre magique dans les cavités nasales de l’homme et de l’animal, et les os blanchis, dans un craquement funèbre, se levèrent du lieu de leur trépas, prêts à servir leurs maîtres.

Comme ils en avaient convenu, Sodosma s’installa sur le cheval d’os, prit les rênes ornées de joyaux et se mit en route, parodie infer-nale de la Mort sur sa pâle monture. Mmatmuor, peinant à ses côtés, s’appuyait légèrement sur un bâton d’ébène, tandis que le squelette de l’homme, ses riches atours claquant au vent, fermait la marche tel un serviteur.

Un peu plus loin, ils trouvèrent dans la poussière grise les restes d’un autre cheval et de son cavalier, épargnés par les chacals, mais que le soleil avait flétris comme de vieilles momies. Eux aussi furent rappelés d’entre les morts ; Mmatmuor enfourcha le destrier des-séché et les deux magiciens chevauchèrent, solennels, à la manière d’empereurs errants, secondés d’une liche et d’un squelette. D’autres qu’ils ne tardèrent pas à découvrir, ossements et dépouilles, hommes et bêtes, furent ainsi promptement ressuscités. Cheminant à travers le Cincor, ils rassemblèrent un cortège toujours croissant.

Alors qu’ils approchaient de Yethlyreom, l’ancienne capitale, ils trouvèrent sur leur route de nombreuses tombes et nécropoles, restées intactes malgré le passage des âges, et remplies de momies

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emmaillotées que la mort avait à peine altérées. Toutes furent arra-chées à la nuit sépulcrale pour servir les désirs des nécromanciens. À certaines, ils demandèrent d’ensemencer et de cultiver le désert, de tirer de l’eau des puits effondrés ; à d’autres, de vaquer à des tâches diverses, semblables à celles qu’elles accomplissaient de leur vivant. Le silence séculaire fut brisé par le tumulte d’activités innombrables : des liches de tisseuses efflanquées s’affairaient sur leur métier, des laboureurs cadavres traçaient leur sillon, derrière des charognes de bœufs.

Fatigués par cet étrange voyage et leurs incantations répétées, Mmatmuor et Sodosma découvrirent enfin, depuis le sommet d’une colline désertique, les hautes flèches et les dômes intacts de Yethlyreom, baignés du sang épais d’un coucher de soleil menaçant.

« Un beau pays, fit Mmatmuor. Nous nous le partagerons, régne-rons sur ses morts et, demain, nous ferons couronner empereurs à Yethlyreom.

— Oui, répondit Sodosma. Un beau pays, qu’aucun être vivant ne viendra nous réclamer. Car ceux que nous avons fait sortir de leur tombe nous obéiront sans rémission, incapables qu’ils seront de se révolter contre nous. »

Le crépuscule écarlate s’assombrissait de teintes violettes quand ils entrèrent dans Yethlyreom, chevauchant parmi les imposantes maisonnées plongées dans l’obscurité. Ils s’installèrent, escortés de leur macabre suite, dans le palais impérial où la dynastie Nimboth avait régné sur le Cincor pendant deux mille ans.

Sous les ors des salles poussiéreuses, ils allumèrent les lampes d’onyx grâce à l’un de leurs sortilèges, puis dînèrent de mets royaux, extirpés du passé de semblable manière. Des vins antiques et impé-riaux furent versés dans des coupes d’opale par les mains décharnées de leurs serviteurs ; ils burent, festoyèrent, se réjouirent avec un faste prodigieux, remettant au lendemain la résurrection des morts de la cité.

Les deux nécromanciens se levèrent de bon matin, dans l’aube rougeoyante, quittant les lits opulents du palais où ils avaient passé la nuit : beaucoup restait encore à faire. Ils s’activèrent aux quatre coins de la ville oubliée, réanimant les victimes de la dernière année de peste qui n’avaient pas été enterrées. Une fois cette tâche

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accomplie, ils sortirent de Yethlyreom pour gagner une autre cité, faite de mausolées majestueux et de hauts tombeaux, où reposaient les empereurs Nimboth, les aristocrates et les notables du Cincor.

Là, ils ordonnèrent à leurs esclaves squelettes de desceller les portes à coups de masse. Puis, de leurs incantations tyranniques et impies, ils invoquèrent les momies impériales, jusqu’à la plus ancienne, et toutes vinrent à eux d’un pas raide, les yeux éteints, dans leurs habits cousus de joyaux étincelants. Plus tard, ils ramenèrent aussi à un semblant de vie de nombreuses générations de courtisans et de dignitaires.

Défilant d’un pas solennel, le visage vide, hautain et sombre, les impératrices et empereurs morts du Cincor se prosternèrent devant Mmatmuor et Sodosma, qu’ils suivirent comme une cohorte de pri-sonniers dans toutes les rues de Yethlyreom. Dès lors, dans l’im-mense salle principale du palais, les nécromanciens s’installèrent sur le double trône où les souverains légitimes avaient siégé avec leur consort. Parmi les monarques assemblés dans tout l’éclat de leur gloire funéraire, les sorciers furent couronnés des mains racornies de la momie d’Hestaiyon, premier empereur de la lignée Nimboth, dont le règne remontait à des temps presque mythiques. Alors, tous les descendants d’Hestaiyon affluèrent dans la pièce et acclamèrent, de leurs voix atones et mécaniques, l’avènement de Mmatmuor et Sodosma.

Ainsi les nécromanciens bannis se trouvèrent-ils un empire et un peuple soumis, dans la région stérile et désolée où les hommes de Tinarath les avaient condamnés à une mort certaine. Exerçant, grâce à leur magie maléfique, un pouvoir absolu sur tous les défunts du Cincor, ils régnèrent en terribles despotes. Des esclaves déchar-nés leur apportaient les tributs de royaumes éloignés ; de grandes momies parfumées de baumes mortuaires et des cadavres rongés par la maladie circulaient dans Yethlyreom pour satisfaire leurs moindres désirs, ou amassaient, sous leurs yeux cupides, les gemmes poussié-reuses et l’or noirci du passé, couverts de toiles d’araignées, tirés d’inépuisables chambres fortes.

Des paysans morts faisaient refleurir dans les jardins du palais des plantes fanées depuis longtemps ; liches et squelettes peinaient dans

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les mines ou édifiaient de fabuleuses tours pointées vers le soleil mourant. Les princes et chambellans d’autrefois étaient devenus échansons, et les mains fines des impératrices, dont les cheveux dorés avaient gardé tout leur éclat malgré la nuit du tombeau, pinçaient des instruments à cordes pour le plaisir des sorciers. Des morts les plus vaillants, que la peste et les vers n’avaient pas trop défigurés, ils firent leurs amants, destinés à assouvir leurs fantasmes nécrophiles.

II

Des faits et gestes des habitants du Cincor, nul n’échappait aux volontés de Mmatmuor et Sodosma. Les esclaves parlaient, se mou-vaient, mangeaient et buvaient comme lorsqu’ils étaient en vie. Leur ouïe, leur vue, leur toucher valaient leurs sens antérieurs, mais leur esprit restait nimbé d’une redoutable sorcellerie. Ils ne se souvenaient que vaguement de leur vie passée, évoluant depuis leur retour dans un état brumeux, vide et ténébreux. L’eau du Léthé s’était mêlée à leur sang, devenu froid, figé ; les vapeurs du Léthé voilaient leurs yeux.

Ils obéissaient aveuglément aux ordres tyranniques de leurs régents, sans protester, envahis d’un sentiment confus ; seuls les morts qui ont goûté au repos éternel et sont rappelés au triste sort des vivants peuvent connaître cette lassitude infinie. Aucune passion, aucune envie, aucun plaisir ne les habitaient, rien que la langueur borgne du réveil provoqué par le Léthé et le désir, sourd et incessant, de retourner à un sommeil profond.

Mort durant les premiers mois de l’épidémie de peste, Illeiro, plus jeune et dernier empereur Nimboth, reposait depuis deux cents ans dans son haut mausolée quand les nécromanciens étaient arrivés.

Réanimé avec son peuple et sa famille pour servir les tyrans, il avait retrouvé la vacuité de l’existence sans surprise ni questions, acceptant sa propre résurrection et celle de ses ancêtres comme on admet les merveilles et les outrances d’un rêve. Il se savait revenu à un monde vide, spectral, à un soleil mourant, à un ordre où sa place se réduisait à celle d’une ombre servile. Mais s’il fut affligé, comme

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les autres, par cette fatigue diffuse et ce vague appétit pour un néant perdu, cela ne dura pas.

Intoxiqué par la magie de ses maîtres, usé par les siècles passés dans la tombe, il contempla en somnambule les sévices infligés à ses pères. Pourtant, après plusieurs jours, imperceptiblement, une faible étincelle jaillit dans la moiteur obscure de son esprit.

Comme d’un objet perdu à jamais par-delà de prodigieux abîmes, il se souvint des fastes de son règne à Yethlyreom, de la fierté radieuse, de la jubilation des temps de sa jeunesse. Les souvenirs jaillissant, il fut saisi d’une sourde et infinie révolte, pris d’une colère rentrée à l’égard des magiciens qui lui avaient rendu ce grotesque semblant de vie. Envahi d’une noire mélancolie, il pleura son empire déchu, le sort lugubre de ses ancêtres et de son peuple.

Jour après jour, officiant comme serviteur dans des salles où il avait jadis gouverné, Illeiro observa les agissements des sorciers. Il vit leurs caprices, empreints de cruauté et de luxure, leur ivresse et leur avidité croissantes ; les contempla se vautrer dans une débauche de nécromancie, se relâcher par indolence, devenir grossiers par complaisance ; négliger l’étude de leur art, oublier nombre de leurs sorts. Mais Mmatmuor et Sodosma régnaient toujours, puissants, redoutables et, tout en se prélassant sur leurs couches pourpres et roses, projetèrent de lancer une armée de morts sur Tinarath.

Rêvant de conquêtes et de pouvoirs plus vastes, ils engraissèrent, tels des vers paresseux nichés dans un charnier où la putréfaction abonde. Et, battement après battement, au rythme de leur relâche-ment et de leurs excès d’autorité, le feu de la révolte s’installa dans le cœur éthéré d’Illeiro, comme une flamme résistant aux vapeurs du Léthé. Lentement, à mesure que s’attisait sa colère, revinrent en lui un peu de la force et de la détermination qui avaient jadis été siennes. Il vit les turpitudes de ses oppresseurs, prit conscience du mal imposé aux morts impuissants, et un concert de voix étouffées demandant vengeance se mit à retentir dans son esprit.

Parmi ses ancêtres, dans les salles du palais de Yethlyreom, Illeiro se déplaçait en silence selon le bon vouloir de ses maîtres ou restait debout, suspendu à leurs ordres. Acceptant reproches et insultes, il versa dans leurs coupes d’onyx des crus ambrés invoqués par magie, mûris sur des collines au temps où le soleil était jeune. Et, nuit après

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nuit, il regarda les nécromanciens s’enivrer jusqu’à piquer du nez et s’assoupir, rougeauds et débraillés, au milieu de leurs splendeurs accaparées.

Les morts-vivants parlaient peu entre eux ; père et fils, mère et fille, époux et amants, tous allaient et venaient sans se voir, sans se plaindre de leur situation. Mais un beau jour, à minuit, tandis que les tyrans dormaient d’un sommeil profond et que dansaient les flammes des lampes magiques, Illeiro demanda conseil à Hestaiyon, son plus vieil ancêtre, grand sorcier d’après les légendes et qui connaissait, disait-on, d’antiques secrets.

La momie d’Hestaiyon se tenait à l’écart, dans un coin de la salle sombre. Sa peau était brune et parcheminée sous ses habits funé-raires, et ses yeux d’obsidienne, éteints, semblaient perdus dans le vide. Il ne parut pas entendre les questions d’Illeiro, mais, au bout d’un moment, lui répondit d’un souffle rauque : « Je suis vieux, j’ai passé une longue nuit dans la tombe, j’ai oublié beaucoup de choses. Cependant, si je retraverse à tâtons le vide de la mort, il se peut que je recouvre un peu de mon ancienne sagesse, assez pour nous permettre d’élaborer ensemble un moyen de retrouver la liberté. » Hestaiyon fouilla parmi les fragments de sa mémoire comme dans un lieu rongé par les vers, où les archives secrètes des temps anciens ont pourri sous leurs couvertures, jusqu’à se souvenir enfin. « Je me rappelle avoir été un puissant sorcier. Entre autres choses, j’avais appris des sorts de nécromancie, mais refusais de m’en servir, haïs-sant leur usage et la résurrection des morts. Ma connaissance était plus vaste toutefois ; peut-être que parmi les restes de cet antique savoir, quelque chose pourrait nous éclairer. Je me souviens en effet d’une prophétie incertaine, discutée, qui remontait aux origines, à la fondation de Yethlyreom et de l’empire. Elle affirmait qu’un mal pire que la mort s’abattrait un jour sur les empereurs et le peuple du Cincor, et que le premier et le dernier souverain de la dynastie Nimboth parviendraient ensemble à trouver le moyen de s’en libérer et de lever la malédiction. Le mal en question n’était pas nommé, mais il était dit que les deux empereurs résoudraient leur problème en brisant l’antique statue d’argile qui garde l’entrée de la salle la plus profonde du palais. »

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Après avoir entendu cette prophétie de la bouche émaciée de son ancêtre, Illeiro resta un instant songeur, avant de reprendre la parole : « Je me souviens maintenant d’un après-midi, lorsque j’étais très jeune. En furetant dans les parties abandonnées du palais, j’étais arrivé à la dernière salle et j’y avais trouvé une statue d’argile pous-siéreuse, grossièrement façonnée, dont la forme et la contenance m’avaient paru étranges. Comme je ne connaissais pas la prophétie, je m’en étais désintéressé, déçu, et étais reparti comme j’étais venu, à la poursuite des particules en suspension dans les rais de lumière. »

Alors, faussant discrètement compagnie à leurs congénères apa-thiques, Hestaiyon et Illeiro, munis de lampes précieuses subtilisées dans la salle du trône, empruntèrent un escalier souterrain et, filant telles des ombres furtives dans le dédale de couloirs obscurs, par-vinrent à la crypte en question.

Là, sous la poussière noire et les toiles d’araignée amoncelées depuis des temps immémoriaux, ils découvrirent la statue d’argile décrite par la prophétie, dont les traits naïfs représentaient une divi-nité chtonienne oubliée. Illeiro la brisa à l’aide d’un éclat de pierre : elle était creuse. À l’intérieur, ils trouvèrent une grande épée faite d’un acier qui n’avait pas rouillé, une lourde clé dont le bronze bril-lait encore, et des tablettes de cuivre étincelant. Sur ces dernières était inscrite la marche à suivre pour délivrer le Cincor du sombre règne des nécromanciens et permettre à ses habitants de regagner les limbes.

Alors, comme les tablettes l’indiquaient, Illeiro ouvrit grâce à la clé de bronze une porte basse et étroite, au fond de la salle gardée par la statue brisée. Hestaiyon et lui découvrirent, comme il avait été prédit, l’escalier de pierre noire qui menait en spirale vers un gouffre inexploré, où brûlaient toujours les feux profonds de la terre. Laissant Illeiro surveiller l’entrée, Hestaiyon saisit l’épée d’acier de ses doigts maigres, puis retourna dans la pièce où dormaient les sor-ciers, affalés sur leurs couches roses et pourpres, tandis que les morts exsangues attendaient à leurs côtés, en rangs patients.

Soutenu par l’antique prophétie et le savoir des tablettes, Hestaiyon leva la longue lame et décapita Mmatmuor et Sodosma, d’un seul geste à chaque fois. Puis, comme cela était stipulé, il dépeça leurs corps de ses coups puissants, mettant un terme à leur existence

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dépravée. Les cadavres des nécromanciens restèrent là, inertes, fon-çant de rouge le rose de leurs couches et ravivant la teinte terne des draps pourpres.

Alors, se tournant vers les siens, demeurés immobiles et silen-cieux sans vraiment comprendre qu’ils étaient délivrés, la vénérable momie d’Hestaiyon s’exprima d’une voix faible, sèche, mais pour-tant ferme, tel un roi guidant ses enfants. Les impératrices et les empereurs du passé sortirent de leur torpeur, comme des feuilles mortes soudain agitées par le vent. Un murmure parcourut la foule, se répandit dans le palais, puis s’étendit insidieusement à tous les défunts du Cincor.

Toute la nuit, et durant toute la journée qui suivit, sous un ciel sombre couleur de sang, une procession sans fin de liches rongées par la peste et de squelettes en haillons, éclairée par des torches vacil-lantes ou la pâle lueur du soleil agonisant, se déversa, torrent effroy-able, dans les rues de Yethlyreom et dans le palais, où Hestaiyon surveillait toujours les cadavres des tyrans. Sans s’arrêter, les yeux fixes et hagards, les morts avançaient comme des ombres, entraînés vers les cryptes souterraines, jusqu’à la plus profonde et à la porte ouverte, près de laquelle attendait Illeiro. Puis, ils descendirent en claudiquant les mille fois mille marches menant au bord du gouffre où bouillonnaient les feux déclinants de la terre. De là, ils plongèrent vers leur seconde mort, vers une fin rapide dans le brasier sans fond.

Une fois que tous furent libérés, Hestaiyon resta seul, dans la nuit tombante, près des corps mutilés de Mmatmuor et Sodosma. Alors, comme les tablettes le stipulaient, il s’essaya aux sorts archaïques appris au temps de sa sagesse, condamnant les cadavres des sorciers au semblant d’éternité qu’ils avaient tenté d’imposer au peuple du Cincor. Des imprécations s’échappèrent de ses lèvres pâles ; les têtes roulèrent horriblement en lançant des regards noirs, les membres et les torses se tordirent sur leurs couches impériales, dans le sang coa-gulé. Puis, sans se retourner, sachant qu’il avait agi comme cela avait été prédit depuis la nuit des temps, Hestaiyon abandonna les nécro-manciens à leur sort et parcourut péniblement le dédale ténébreux pour rejoindre Illeiro.

Alors, dans un silence paisible, sans plus avoir besoin de recourir aux mots, les deux empereurs passèrent la porte ouverte de la dernière

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salle, qu’Illeiro verrouilla derrière eux grâce à sa clé de bronze. De là, par l’escalier en spirale, ils se traînèrent jusqu’au bord du gouffre embrasé et retrouvèrent leurs semblables dans l’ultime néant.

Mais, de Mmatmuor et Sodosma, les hommes disent qu’au-jourd’hui encore, leurs cadavres dépecés errent en rampant dans Yethlyreom, sans trêve ni repos, prisonniers de leur malédiction éternelle, fouillant en vain le labyrinthe obscur à la recherche de la porte close par Illeiro.

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