L’empereur Hadrien (76-138)

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1 L’empereur Hadrien (76-138) Elève de cinquième au lycée Berthollet d’Annecy en 1963-64, j’ai eu la chance d’avoir un professeur charismatique, Michel Falque-Vert (à cette époque lointaine, collège et lycée ne faisaient qu’un, les jeunes agrégés animaient simultanément des classes de lycée et de collège, avant de poursuivre leur carrière à l’Université). L’histoire romaine, qui formait le coeur du programme d’histoire de 5 ème , me passionnait : à dix ans je savais par coeur la liste des empereurs romains. Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle… suivant la tradition classique, reprise par Renan, les manuels d’histoire scolaire et universitaires, Malet-Isaac, Léon Homo, présentaient la dynastie des Antonins comme une sorte d’âge d’or, et vantaient les qualités humaines et militaires de Trajan. De son successeur ils parlaient moins, et il me fallut attendre la lecture des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, sur un lit d’hôpital, en novembre 1971, pour découvrir ce personnage exceptionnel, à la fois par la longueur de son règne, par l’ampleur de son oeuvre, par ses voyages et par sa personnalité. « Pour Marguerite Yourcenar, Hadrien est le leader politique dont l’Europe a besoin au lendemain de la seconde guerre mondiale : un homme cultivé, un faiseur de paix exerçant le pouvoir de manière éclairée mais ferme, qui ne cache pas ses sentiments amoureux », observe finement Neil MacGregor, directeur du British Museum. Cette vision idéalisée et rétrospective concorde-t-elle avec les travaux des historiens ? Ceux-ci soulignent la divergence des sources : à l’inverse de celle de Trajan, la figure d’Hadrien était loin de faire l’unanimité dans l’Antiquité. Quoi qu’il en soit, Hadrien est depuis lors un de mes grands points fixes, et inspira une de mes plus célèbres digressions, en classe, en novembre 1996. Pierre-Jean Hormière 76 ap. J.-C. 24 janvier, naissance de Publius Aelius Hadrianus, à Italica (province de Bétique, située au sud de l’Espagne, auj. Santiponce), ou, plus vraisemblablement, à Rome, sous le règne de Vespasien. La famille des Aelii, originaire d’Hadria, en Italie, est installée à Italica, vicus fondé sur le Guadalquivir par Scipion l’Africain. De noblesse récente, elle tire sa fortune du commerce de l’huile d’olive. Le grand-père d’Hadrien, Aelius Hadrianus Marullinus, est sénateur. La famille est apparentée aux Ulpii : le père d’Hadrien, Publius Aelius Hadrianus Afer, est fils d’une soeur du père de Trajan ; Hadrien est donc un petit cousin de Trajan. La mère d’Hadrien, Domitia Paulina major, est originaire de Gadès (Cadix). Hadrien a deux soeurs : sa soeur aînée, Domitia Paulina minor, épousera Servianus, âgé d’environ 30 ans de plus que lui, et qui sera trois fois consul. Sa demi-soeur, Domitia Lucilla minor, née du remariage de sa mère avec P. Calvisius Tullus Ruso, épousera Annius Verus et donnera naissance au futur Marc-Aurèle. Hadrien passe ses dix premières années en Espagne. Amphithéâtre d’Italica

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L’empereur Hadrien (76-138)

Elève de cinquième au lycée Berthollet d’Annecy en 1963-64, j’ai eu la chance d’avoir un professeur charismatique, Michel Falque-Vert (à cette époque lointaine, collège et lycée ne faisaient qu’un, les jeunes agrégés animaient simultanément des classes de lycée et de collège, avant de poursuivre leur carrière à l’Université). L’histoire romaine, qui formait le cœur du programme d’histoire de 5ème, me passionnait : à dix ans je savais par cœur la liste des empereurs romains. Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle… suivant la tradition classique, reprise par Renan, les manuels d’histoire scolaire et universitaires, Malet-Isaac, Léon Homo, présentaient la dynastie des Antonins comme une sorte d’âge d’or, et vantaient les qualités humaines et militaires de Trajan. De son successeur ils parlaient moins, et il me fallut attendre la lecture des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, sur un lit d’hôpital, en novembre 1971, pour découvrir ce personnage exceptionnel, à la fois par la longueur de son règne, par l’ampleur de son œuvre, par ses voyages et par sa personnalité. « Pour Marguerite Yourcenar, Hadrien est le leader politique dont l’Europe a besoin au lendemain de la seconde guerre mondiale : un homme cultivé, un faiseur de paix exerçant le pouvoir de manière éclairée mais ferme, qui ne cache pas ses sentiments amoureux », observe finement Neil MacGregor, directeur du British Museum. Cette vision idéalisée et rétrospective concorde-t-elle avec les travaux des historiens ? Ceux-ci soulignent la divergence des sources : à l’inverse de celle de Trajan, la figure d’Hadrien était loin de faire l’unanimité dans l’Antiquité. Quoi qu’il en soit, Hadrien est depuis lors un de mes grands points fixes, et inspira une de mes plus célèbres digressions, en classe, en novembre 1996.

Pierre-Jean Hormière

76 ap. J.-C. 24 janvier, naissance de Publius Aelius Hadrianus, à Italica (province de Bétique, située au sud de l’Espagne, auj. Santiponce), ou, plus vraisemblablement, à Rome, sous le règne de Vespasien. La famille des Aelii, originaire d’Hadria, en Italie, est installée à Italica, vicus fondé sur le Guadalquivir par Scipion l’Africain. De noblesse récente, elle tire sa fortune du commerce de l’huile d’olive. Le grand-père d’Hadrien, Aelius Hadrianus Marullinus, est sénateur. La famille est apparentée aux Ulpii : le père d’Hadrien, Publius Aelius Hadrianus Afer, est fils d’une sœur du père de Trajan ; Hadrien est donc un petit cousin de Trajan. La mère d’Hadrien, Domitia Paulina major, est originaire de Gadès (Cadix). Hadrien a deux sœurs : sa sœur aînée, Domitia Paulina minor, épousera Servianus, âgé d’environ 30 ans de plus que lui, et qui sera trois fois consul. Sa demi-sœur, Domitia Lucilla minor, née du remariage de sa mère avec P. Calvisius Tullus Ruso, épousera Annius Verus et donnera naissance au futur Marc-Aurèle. Hadrien passe ses dix premières années en Espagne.

Amphithéâtre d’Italica

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79. 23 juin, mort de Vespasien, à Aquae Cutiliae. Avènement de Titus. Octobre ou novembre, une éruption du Vésuve ensevelit Pompeï et Herculanum ; mort de Pline l’Ancien.

81. 13 septembre, Titus meurt de la peste en disant : « Je n’ai commis qu’une seule erreur ». Avènement de Domitien. L’arc de Titus est érigé au sud-est du Forum pour commémorer la prise de Jérusalem et la destruction du Temple. Poursuite du renforcement de la frontière de Germanie : les Champs décumates.

86. Mort à Rome d’Aelius Adrianus Afer, père d’Hadrien, à 40 ans. Hadrien a pour tuteurs son oncle Trajan et un chevalier, P. Aciliuis Attianus, futur préfet du prétoire, qui l’emmènent à Rome pour parfaire son éducation. Sa mère, Domitia Lucilla maior, se remariera, et aura une fille, Domitia Lucilla minor. Cornelius Fuscus est tué, et l’aigle de la garde prétorienne est perdue lors la bataille de Tapae, en Dacie. Le 19 septembre 86, naissance d’Antonin à Lanuvium.

85-90. Hadrien reçoit à Rome une formation encyclopédique : chant, musique, arith-métique, géométrie, peinture, sculpture, architecture… Il manifeste un véritable amour pour la culture hellénique, qui lui vaudra le surnom, plutôt péjoratif, de Graeculus. En 88, Hadrien assiste aux Jeux séculaires, donnés par Domitien ; ces jeux sont donnés tous les 110 ans.

91-93. Voyage à Italica, peut-être en compagnie de Trajan. Il s’y prépare à des exercices militaires avec la jeunesse locale, et se passionne tant pour la chasse que Trajan le fait rentrer à Rome vers 93.

95. Hadrien entre dans l’armée à 19 ans ; il est affecté comme tribun militaire en Pannonie puis en Mésie.

96. 18 septembre, assassinat de Domitien. Marcus Cocceius Nerva, 66 ans, est proclamé empereur par le Sénat. Crise financière, opérations militaires en Germanie. Tacite : Dialogue des orateurs. Mort de Quintilien et de Perse.

97. En octobre, les prétoriens menés par Aelianus prennent Nerva en otage dans son palais ; les responsables de la mort de Domitien, Titus Petronius Secundus et Parthenius, sont arrêtés et exécutés Nerva adopte Marcus Ulpius Trajan (53-117). Hadrien apporte à Trajan, sur le Rhin, les félicitations de l’armée à la suite de son adoption. Projet de loi agraire pour les pauvres. Les Chinois atteignent le golfe Persique.

98. 1 janvier, Nerva est victime d’un infarctus lors d’une audience privée. 27 janvier, mort de Nerva dans sa villa des Jardins de Salluste. Hadrien se rend à bride abattue à Cologne, en Germanie inférieure, porter la nouvelle à Trajan ; il doit terminer le voyage à pied. Trajan est le premier empereur d’origine provinciale. Tacite : Agricola, La Germanie. Frontin : Les aqueducs de la ville de Rome.

99. Renforcement du limes du Rhin. En décembre, Trajan arrive à Rome, en compagnie d’Hadrien.

100. Mariage d’Hadrien et Sabine (Julia Sabina), nièce de Trajan. Consulat de Pline le Jeune, qui écrit le Panégyrique de Trajan, et rédige ses Lettres entre 97 et 109. Juvénal commence ses Satires. Fondation de Timgad.

101. Hadrien est nommé questeur.

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Le 25 mars, Trajan quitte Rome pour la première campagne contre les Daces.

102. Hadrien est membre de l’Etat-major impérial pendant les deux campagnes contre les Daces de 102 et 106 ; son courage lui vaut d’être deux fois l’objet de citations. Aménagement du port d’Ostie.

105. Nommé tribun du peuple, et légat, c’est-à-dire commandant d’une légion, qu’il mène au combat durant la deuxième guerre contre les Daces. Trajan lui donne une pierre précieuse qu’il a reçue de Nerva. Mort de Martial.

105-107. Seconde guerre dacique, arrivée à Rome de l’or des Daces. Annexion de l’Arabie (auj. Jordanie et Sinaï). La Dacie devient province romaine.

107. Hadrien est nommé préteur, et gouverneur de la Pannonie inférieure. Ambassade de Trajan en Inde.

108. Nommé consul suffect en raison de ses faits d’armes dans la campagne contre les Sarmates, Hadrien devient en outre rédacteur des discours de l’empereur.

109. Construction des thermes de Trajan, à Rome. Tacite : Histoires.

111. Entre 110 et 112, naissance d’Antinoüs, à Mantiniuim, bourg de Bithynium-Claudiopolis (actuelle Bolu).

112. Hadrien apparaît dans la hiérarchie religieuse, et est nommé prêtre d’Auguste. Premier voyage culturel à Athènes où il est archonte.

113. Construction de la colonne trajane. Mort de Pline le Jeune (ca 61 – ca 113). Départ de Trajan pour l’Arménie, qui deviendra province romaine.

114-117. Guerres parthiques. Hadrien est commandant de légion lors de la campagne contre les Parthes, puis gouverneur de Syrie.

115. Séisme en Asie mineure. Une révolte juive éclate en Egypte, Cyrénaïque et Mésopotamie ; elle menace les arrières de l’armée romaine, et sera matée en 117 par le général d’origine maure Lusius Quietus. Conquète de la Mésopotamie.

116. Fin de la conquète, prise de Séleucie et de Ctésiphon. Les Romains atteignent le golfe Persique. Trajan surnommé Parthicus. Tacite : Début des Annales.

117. Le 9 août, Hadrien reçoit à Antioche une lettre lui annonçant son adoption par Trajan ; le 11, un courrier l’informe de la mort de Trajan à Sélinonte (Cilicie), à 64 ans. Ce scénario officiel a été organisé par Plotine, épouse de Trajan. Hadrien accède au pouvoir sous le nom de « Imperator Caesar Trajanus Hadrianus Augustus ». Il est aussi Pontifex maximus. Disgrâce d’Apollodore de Damas, architecte de Trajan.

117-118. Hadrien met près d’un an pour rentrer à Rome. Il est à Tarse (12 octobre), Mopsukrene (13 octobre), Panhormus (14 octobre), Aquae Calidae (15 octobre), Tunna (16 octobre), Tyane (17 octobre), Andabalis (18 octobre), Ancyre (fin octobre-début novembre), Juliopolis (11 novembre), Nicomédie, Mésie et Pannonie (début 118). Il négocie l’abandon des provinces récemment conquises : Assyrie, Mésopotamie, Ar-ménie. Les troupes sont ramenées derrière l’Euphrate. Exécution des quatres consulaires L. Publius Celsus, ancien consul, à Baïes, A. Cornelius Palma Frontonianus, ancien consul et légat, à Terracine, C. Avidius Nigrinus à Faventia, Lusius Quietus alors qu’il est en voyage. Tous quatre avait été généraux de Trajan et soutenaient sa politique expansionniste.

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(Dans ses mémoires, Hadrien écrira qu’ils ont été mis à mort contre sa propre volonté, sur l’ordre du Sénat, et il imputera la décision à Attianus. Ce dernier est démis de ses fonctions de préfet du prétoire, et écarté, mais devient sénateur). Violente insurrection des Brigantes, des Selgouae et des Nantouae en Bretagne ; elle est réprimée par le légat Q. Pompeius Falco. La 9 juillet 118, Hadrien rentre à Rome, et conduit les funérailles de Trajan, dont les cendres sont placées dans le socle de la colonne trajane. Dédicace de l’arc de Bénévent. Début de la construction de la Villa Hadriana sur la colline de Tibur ; cette construction se poursuit avec vigueur jusqu’en 121, date du premier voyage.

118-121. Séjour à Rome. Mise en place des organes de l’administration.

119. Heurts entre Juifs et Grecs, en Egypte. Hadrien divinise sa belle-mère Matidie, immédiatement après sa mort.

120. Mort de Tacite ; expériences de Ptolémée sur la réfraction de la lumière. Naissance, à Samosate, de Lucien, auteur d’œuvres satiriques. Naissance à Cirta, en Afrique, de M. Cornelius Fronton, orateur et rhéteur. Seconde rédaction de l’Evangile de Saint Matthieu. Caïus Suetonius Tranquilllus, dit Suétone (ca 70 – ca 122), haut fonctionnaire d’origine équestre ayant eu accès aux archives impériales, publie La vie des douze Césars (de César à Domitien). Il meurt disgracié vers 122. Naissance de Pedanius Fuscus Salinator, petit-neveu d’Hadrien.

121. 21 avril, Hadrien célèbre la fête annuelle des Parilia, anniversaire de la fondation de Rome. Il lance la construction du gigantesque temple de Vénus et de Rome, à proximité du Colisée ; le chantier nécessite le déplacement du Colosse construit par Néron. 26 avril, naissance à Rome de Marc-Aurèle ; apparenté à Hadrien, il est peut-être le fils de Domitia Lucilla minor, demi-sœur d’Hadrien, et d’Annius Vérus. Premier grand voyage d’Hadrien à travers l’Empire, en Gaule, puis en Germanie où il complète et achève le limes de Domitien. Il se rend en Rhétie, ainsi qu’à la frontière entre Rhin et Danube. Un gigantesque travail de clôture de l’Empire, depuis le Taunus jusqu’à Ratisbonne, est entrepris, qui ne sera pas achevé à sa mort.

122. Hadrien descend le Rhin en bateau, s’embarque pour la Grande-Bretagne. Il met en chantier le mur qui traverse l’Ecosse depuis l’estuaire de la Solvay jusqu’à celui de la Tyne (117 km), pour isoler les Brigantes de leurs voisins septentrionaux. Retour en Gaule, en Narbonnaise, puis en Espagne. Mort de Borysthène, cheval d’Hadrien près d’Apt dans le Luberon. Voici son épitaphe :

Borysthène, Alain1, coursier de César, aimait à voler, par les eaux, les marais

1 Les Alains sont un peuple établi sur les rives de la Mer Noire

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et les collines étrusques, après les sangliers de Pannonie ; jamais sanglier poursuivi n’osa le blesser de sa dent blanche, ou l’approcher assez pour lui mouiller le bout de la queue de l’écume de sa bouche, comme souvent il arrive. Il avait encore toute sa jeunesse et toute la vigueur de ses membres, quand son jour arriva. Il est mort et repose en ce champ.

Mort de Plotine, veuve de Trajan.

123. Hadrien traverse la Méditerranée vers Gibraltar, pour mater une insurrection en Maurétanie. D’Afrique du Nord, il navigue en urgence jusqu’en Asie Mineure pour faire face aux dangers d’une nouvelle guerre avec les Parthes. En juin, il fait escale à Antioche, capitale de la Syrie, avant de rejoindre la frontière (Mélitène, Zeugma, Satala, Samosate). Des rives de l’Euphrate, il se rend à Trabzon sur le Pont-Euxin, puis en Cappadoce, en Bithynie et en Phrygie. Hiver 123-printemps 124, Hadrien rencontre Antinoüs

L’Empire romain en 125 ap. J.-C.

124. Viste de Nicomédie, Ephèse, Pergame. A l’automne, Hadrien quitte la province d’Asie, passe par Rhodes et débarque en Grèce, où il inspecte de nombreuses cités. A Athènes il fait poursuivre le chantier de l’Olympeion, temple de Zeus olmypien. Séjour dans le Péloponnèse (Epidaure, Sparte, Delphes).

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125. Fin du séjour en Grèce. Hadrien se dirige vers les Balkans et vers Dyrrachium (auj. Durres), en Illyrie, et de là il embarque pour Brindisi. Il passe le reste de l’année en Italie. Deuxième campagne de construction de la Villa Hadriana après une période de ralentissement des travaux. Démolitions et reprises sur de nouvelles bases. Le Panthéon d’Agrippa (27 av J.-C.), restauré par Domitien après l’incendie de 80, est repris par Hadrien qui fait construire l’extraordinaire rotonde dont la technique s’apparente à celle des voûtes contemporaines à coupole de la Villa Hadriana (43,30 m. de hauteur et de diamètre). Le 21 juin, au solstice d’été, Hadrien aurait gravi l’Etna. A l’automne, premier long séjour à Athènes, où il est passé deux fois brièvement en 112 et 122. Il se fait initier aux mystères d’Eleusis, et rend peut-être visite à l’école philosophique stoïcienne d’Epictète à Nicopolis.

126. En mars, Hadrien préside les Dionysies d’Athènes. Il visite le Péloponnèse, puis passe en Sicile, où il monte au sommet de l’Etna pour y assister au lever du soleil. Retour à Rome après six années d’absence. Mort de Plutarque. Naissance de Pertinax, qui succèdera à Commode en 192-193.

127. Hadrien passe toute l’année à Rome.

128. Hadrien reçoit le titre de Pater Patriae, son épouse Sabine celui d’Augusta. Dans l’été, il se rend en Afrique du Nord. A Carthage il fait édifier un aqueduc pour enforcer l’approvisionnement en eau de la ville. Il se rend à Lambèse et Zarai. La légion d’Afrique, la IIIème Auguste, est installe au camp de Lambèse, à 30 km à l’ouest de Timgad, où une colonie de vétérans avait été fondée vingt ans avant. Manœuvres à Lambèse (1er juillet). Un ensemble d’inscriptions détaille les exercices effectués en son honneur. Il inspecte la VIe cohorte de Commagéniens (cavalerie auxiliaire) et les harangue. Fin de l’été, retour à Rome. En septembre, il arrive à Athènes pour les grandes fêtes d’Eleusis. Il y reçoit une délégation chrétienne, et prolonge les rescrits protecteurs de Trajan : les poursuites contre les chrétiens ne sont admises que si elles sont faites légalement. Termine et inaugure le temple de Zeus Olympien (Olympéion). Il crée le Panhellénion, ligue qui réunit les cités de la Grèce d’autrefois et a son siège à Athène. Il construit un Panthéon, une stoas, un gymnase, un temple à Héra et une bibliothèque.

129. D’Athènes, Hadrien se rend à Ephèse, à Laodicée en Lycie, puis en Pamphylie et en Cilicie. Il gagne la Syrie où il organise une fête somptueuse à Antioche. Il réunit les rois et les princes d’Orient à Samosate et visite Palmyre, Damas et Gaza. Jérusalem est en ruines depuis le sac de Titus, en 70 : Hadrien, qui semble avoir eu jusque là de bonnes relations avec le monde juif, décide de relever la ville. C’est l’origine d’un tragique malentendu. Naissance, à Pergame, de Claude Galien, anatomiste, physiologue et médecin.

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Antinoüs 130. Venu à Jérusalem, Hadrien décide de reconstruire la ville sous le nom d’Aelia Capitolina, et d’édifier, à l’emplacement du Temple incendié sous Titus, un nouveau temple dédié à Jupiter Capitolin. Il se rend ensuite en Arabie pour visiter Pétra, et gagne l’Egypte, où il séjourne deux mois à Alexandrie, au milieu de l’année. Remonte le Nil, et rend officiellement un culte à la statue chantante de Memnon, sur la rive gauche du Nil, à Louxor. 25 octobre, mort mystérieuse d’Antinoüs, dans le Nil, près d’Hermopolis Magna. Noyade accidentelle ou suicide rituel destiné à prolonger les jours d’Hadrien ? Le jeune homme est divinisé. 30 octobre, fondation de la ville d’Antinoopolis (Antinoé), à l’emplacement de sa disparition ; elle est dotée d’une constitution ; construction d’une nouvelle route à travers le désert, d’Antinoopolis à Béréniké. 18-21 novembre, visite de Thèbes 29-30 novembre : Oxyrhynchos. 1 décembre : Tébrytnis. Incursion en Cyrénaïque. Mort de Pauline, sœur d’Hadrien. Ptolémée observe la persistance rétinienne et crée la gamme musicale.

Ruines d’Antinoopolis

131. Edit perpétuel de Salvius Julianus, qui codifie et met à jour le droit romain, à l’usage des fonctionnaires et des juges. Réorganisation du Conseil impérial. La lex manciana

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protège les colons des domaines impériaux ; des mesures favorisent la mise en valeur des terres incultes. Hadrien passe la majeure partie de l’année à Alexandrie où il fréquente la bibliothèque, restaure les collections et visite le musée. Il regagne l’Europe via la Syrie, passe l’hiver à Athènes ; de là, il se rend en Macédoine, en Thrace, en Dacie, et à Antioche.

132. Il retourne en Macédoine et en Thrace, et y fonde Hadrianopolis (Andrinople). Début de la construction du mausolée d’Hadrien, qui sera achevé en 139. Passe de nouveau l’hiver 132-133 à Athènes. Le début des travaux de construction d’un sanctuaire à Jupiter sur l’aire de l’ancien temple à Jéhova, et peut-être aussi l’interdiction de la circoncision (en même temps que de la castration rituelle), provoquent un soulèvement appelé Seconde Révolte Juive (132-135). Animée par le grand prêtre Eléazar, elle a pour chef de guerre Simon Bar Kokheba, qui s’intitule « Prince d’Israël », et que beaucoup regardent comme le nouveau messie. Les insurgés prennent Jérusalem, et font de nombreuses victimes romaines. L’effigie du Temple est frappée sur les monnaies avec une date suivie de la mention « an I de la liberté de Jérusalem ». Le gouverneur de Bretagne Julius Sévère reprend Jérusalem en 134, à la tête de légions venues de Syrie, d’Arabie, d’Egypte et du Danube. Hadrien vient sans doute sur place. Les insurgés se retranchent dans Béthar qui est prise d’assaut en 135. Les derniers combattants se réfugient dans des grottes. Hadrien fait de nouveau raser la ville, mais, devant l’ampleur des pertes, renonce à la formule habituelle de la chancellerie : « moi-même et les légions sommes en bonne santé ». Massacres, esclavage, déportations, confiscations de terres : la guerre aurait fait 580000 morts chez les Juifs, selon l’indication de Dion Cassius fondée sur des sources juives.

134. En mai, retour à Rome. Hadrien complète la construction du palais de Tibur, où il réside. Il fait sculpter des répliques de statues grecques, et élever des copies de bâtiments et un pot-pourri des sites qui l’avaient enchanté lors de ses voyages en Orient. Jérusalem, reconstruite sous le nom d’Aelia Capitolina, est interdite aux Juifs, sauf un jour par an et contre paiement d’une taxe. L’entrée monumentale de la ville en arche triple se trouve aujourd’hui dans l’enceinte du monastère des sœurs de Sion au commencement de la via Dolorosa. Un temple de Vénus est élevé sur le site actuel du Saint-Sépulcre. Un temple à Jupiter et s’ouvrant sur une statue équestre d’Hadrien est construit sur l’Esplanade du Temple. Beaucoup de Juifs émigrent ; le judaïsme se réorganise en Galilée et dans la diaspora. Hadrien rédige une autobiographie en latin, qui ne nous est parvenue que par des citations qu’en donnent Dion Cassius et Aelius Spartianus.

135. Opérations sur le pharynx et les artères par Antyllus. Mort de Juvénal et d’Epictète, philosophe stoïcien. Inauguration du temple de Vénus et de Rome.

136. Début de la maladie d’Hadrien, une douloureuse hydropisie, qui l’aigrit. Mort de Sabine à la fin d’année. Pour des raisons énigmatiques, Hadrien adopte Lucius Ceionius Commodus, âgé d’environ 35 ans, homme lettré mais jouisseur et de santé précaire.

137. Le nouvel Lucius Aelius César est nommé gouverneur des deux Pannonies. 13 décembre : célébration des vingt ans de règne

138. De retour de Pannonie, Lucius Ceionius meurt le 1 janvier. Pressé par le temps, Hadrien annule tout deuil ; le 25 février, il adopte un sénateur de 52 ans, ancien proconsul d’Asie, Antonin, issu d’une riche famille originaire de Nîmes, et lui impose d’adopter

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Lucius Verus, fils de Lucius Ceionius, et Aelius Aurelius Commodus (le futur Marc-Aurèle), qui régneront comme co-empereurs après la mort d’Antonin en 161. Pour assurer sa succession, il contraint au suicide son beau-frère Servianus, et fait assssiner le petit-fils de celui-ci, son propre petit neveu, Pedanius Fuscus Salinator. 10 juillet, mort d’Hadrien à Baïes (baie de Naples). Antonin le Pieux lui succède, il empêche l’annulation des actes d’Hadrien et la condamnation de sa mémoire par le Sénat. Les cendres d’Hadrien, provisoirement déposées dans l’ancienne villa de Cicéron, sont placées dans le Mausolée, commencé en 130 et achevé en 139. Ce tombeau dynastique sera englobé en 403 dans la muraille Aurélienne, et deviendra au Moyen-Age le château Saint-Ange.

161. 7 mars, mort d’Antonin le Pieux.

169. Janvier, mort de Lucius Vérus, à 39 ans.

180. 17 mars, mort de Marc-Aurèle, à 58 ans.

192. Décembre, assassinat de Commode ; fin de la dynastie des Antonins. XVIème siècle, l’épitaphe de Borysthène, la célèbre monture d’Hadrien, est retrouvée près d’Apt, dans le Luberon.

Au XVIIIème siécle le graveur et architecte Giovanni Battista Piranese (1720-1778) visite et dessine les ruines de la Villa Hadrien à Tibur.

1776-1788. L’historien et homme politique britannique Edward Gibbon (1737-1794) publie Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, en 6 volumes.

1799. L’opéra Adrien, d’Etienne Nicolas Méhul, composé en 1791-1792, est créé à l’Opéra de Paris.

1870. La Villa d’Hadrien, à Tibur, revient au gouvernement italien qui entreprend des fouilles et des restaurations.

1918. Le poème Antinoüs de Fernando Pessoa, écrit en langue anglaise, est publié à Lisbonne, puis en 1921, légèrement remanié, dans l’ensemble intitulé English poems.

1951. Parution des Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, chez Plon.

1990. Un automne à Tanger (Antinoüs nostalgia), d’Hubert Félix Thiéfaine.

2015. En août, à Palmyre, le temple dédié à Bél Shamin (Baalshamin) et le temple de Bêl, dans lequel se trouvait une statue d’Hadrien, portant le titre de « Maître du monde et bienfaiteur de la ville », sont dynamités et rasés par les djihadistes de l’Etat islamique.

2018. 13 octobre, création d’Hadrian, opéra de Rufus Wainwright, par la Canadian Opera Company.

Bibliographie Encyclopedia Universalis : Hadrien, Trajan, Rome et Empire Romain, Athènes, Egypte, Jérusalem, Palestine, Bar Kokhba, Afrique Romaine.

Marguerite Yourcenar : Mémoires d’Hadrien (1951) Léon Homo : Nouvelle histoire romaine (Arthème Fayard, 1960) Charles Parain : Marc-Aurèle (Editions Complexe, 1982)

Henri Stierlin : Hadrien et l’architecture romaine (Office du Livre, 1984) François Fontaine : Mourir à Sélinonte, roman (Presses pocket, Julliard, 1987)

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François Fontaine : Marc-Aurèle (Editions de Fallois, 1991) Raymond Chevallier et Rémy Poignault : L’empereur Hadrien (Que sais-je n° 3280) Yves Roman : Hadrien, l’empereur virtuose (Payot, 2008) Joël Schmidt : Hadrien (Perrin, 2013) Dimitri Tilloi D’Ambrosi : Les voyages d’Hadrien (Arkhê, 2020) Lucien Jerphagnon : Les divins Césars, Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale

(Tallandier) Lucien Jerphagnon : Histoire de la Rome antique, Les armes et les mots (Tallandier) _________________

Figures d’ Hadrien, dans l’art ...

La sculpture de l’époque d’Hadrien présente, au point de vue critique, un problème particulier. Elle a même été définie par Jocelyn Toynbee comme un chapitre, le dernier, de l’art grec classique. Une telle définition ne pourrait être soutenue que si l’on partait de la considération que, pour la dernière fois dans l’Antiquité, avec le type statuaire d’Antinoüs, fut créé un nouveau type de statue d’athlète d’après les canons de la sculpture classique. Ce jeune homme, natif de Bithynie (côte septentrionale d’Asie Mineure), fut aimé d’Hadrien, et il trouva dans le Nil une mort mystérieuse, que l’on a même supposée rituelle. Mais, bien que cette œuvre s’inspire de formes classiques, elle est tellement imprégnée d’éléments formels de couleur et d’éléments d’essence nostalgique qu’on peut la définir de type romantique, plutôt que classique. C’est même la première fois qu’apparaissent des éléments romantiques dans la culture européenne. L’élément de couleur, qui se manifeste dans le contraste recherché entre le poli des chairs et le violent clair-obscur de la chevelure (bien illustré dans un portrait d’Ostie), sera transmis ensuite à la sculpture des Antonins. C’est un type que l’on trouve déjà, précédemment, à l’époque de Trajan, dans les ateliers de la partie méridionale d’Asie Mineure, où étaient exploitées de grandes carrières de marbre. Parmi ces ateliers, l’activité de celui d’Aphrodisias est fréquemment attestée, à Rome même, par la signature d’artistes à partir de l’époque d’Hadrien. C’étaient des sculpteurs d’une grande habileté technique, dont l’activité consistait en particulier à copier des statues de l’âge classique. Sous leur ciseau, le marbre acquérait une délicatesse et une chaleur caractéristique, qui distinguent leurs oeuvres de la froideur du néo-atticisme du temps d’Auguste. A Athènes même, à cette époque, le classicisme avait acquis une plus grande vitalité,comme le prouvent les sarcophages classiques qui en étaient importés. Un gracieux exemple est celui destiné à deux enfants, orné de figures enfantines, découvert dans la nécropole d’Ostie. Nous en avons un pendant dans la frise du temple de Vénus Genetrix rénové par Trajan dans le Forum de César.

Sans aucun doute, Hadrien était passionné pour la beauté pure de l’art grec, et son goût favorisait toute manifestation artistique qui se rattachait, apparemment, à la tradition antique. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette préférence avait aussi des implications politiques précises. Cela apparait avec évidence lorsque l’on considère les longs voyages qu’Hadrien fit en Grèce et dans les provinces d’Orient avec son épouse Sabine, qu’il n’aimait pas, et qui, pour la première fois dans l’histoire de Rome, assume, en qualité d’impératrice, un rôle de représentation officielle. Ces voyages avaient un but politique, et nous en avons le témoignage dans les solennités qui les accompagnaient ; il nous en reste des documents dans les inscriptions et les monnaies des ateliers locaux. Hadrien s’était résolu à abandonner les conquêtes les plus lointaines de Trajan : les provinces parthes au-delà de l’Euphrate, l’Arménie (où fut intronisé un souverain sous protectorat romain).

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L’Arabie et la Dacie furent maintenues, cette dernière après quelque incertitude, et des traités furent conclus avec les chefs des Roxolans, Iazyges, Suèves, Quades, et Marcomans, c’est-à-dire tous les peuples vivant aux confins de l’Empire, de la Mer Noire à la Bohême. Bien qu’Hadrien se réclamât de la politique d’Auguste, cette politique de renonciation et d’accords ne fut pas accueillie favorablement dans les milieux sénatoriaux qui avaient été les plus proches de Trajan. Mais elle fut accompagnée d’une ample remise de l’arriéré des impôts qui, du fait de l’état de guerre permanent, avaient énormément monté. Si, d’un côté, la politique d’Hadrien mettait fin aux conquêtes et cherchait à renforcer les frontières, soit militairement (muraille d’Hadrien en Bretagne), soit diplomatiquement, par ailleurs elle tendait à rattacher à Rome, par des liens étroits culturels et religieux, les provinces qui avaient fait partie des royaumes hellénistiques et la Grèce elle-même avec Athènes à sa tête. Ce programme visait à en faire un noyau compact de défense contre la pression des populations « barbares » qui allait s’accroissant. En même temps, avec Hadrien un pas sensible est fait dans l’affirmation du concept sacré du pouvoir du prince et de son culte. Si, d’une part, la philosophie des stoïciens, qu’Hadrien avait faite sienne, imposait au prince un sens élevé de son devoir, de la justice et de l’humanitas, d’autre part elle contenait en soi, désormais, des éléments presque mystiques, en considérant le sage comme un « témoin » de la divinié ( Epictète, III° Entretien ).

Si l’on tient compte de tout cela, le philhellénisme d’Hadrien apparait aussi comme quelque chose de plus complexe qu’une curiosité intellectuelle toujours en éveil, et comme une option personnelle. Aussi les documents les plus typiques de la sculpture de ce temps qui se trouvent à Rome (les huit reliefs à encadrement rond, insérés ensuite dans l’arc de Constantin) acquièrent-ils une signification plus explicite. Nous ne possédons pas d’éléments qui nous permettent d’imaginer de quel ensemble construit par Hadrien proviennent ces huit reliefs ; leur forme et leur typologie sont tout à fait insolites. Ils représentent des scènes de chasse et de sacrifices offerts à des divinités ayant un rapport avec le gibier abattu : cerf, sanglier, ours, lion; Apollon, Diane, Sylvain, Hercule. Jusqu’alors, la chasse n’avait pas eu grande importance chez les Romains. En revanche, elle avait été célébrée comme un noble affirmation de « valeur » (virtus), en tout digne du prince, et avait une longue tradition chez les peuples orientaux, des Egyptiens aux Assyriens. Elle avait été exaltée par Alexandre le Grand (chasse au lion) et, en des temps plus récents, surtout pour la chasse au cerf et au sanglier, par les souverains parthes. A partir de ces reliefs de l’époque d’Hadrien, les scènes de chasse deviendront de plus en plus fréquentes dans l’art romain, sur les sarcophages, les mosaïques et, certainement, sur les peintures aussi. Mais moins pour célébrer des « plaisirs » princiers que pour leur valeur symbolique.(...)

De la grande ardeur de construction d’Hadrien, il nous reste surtout deux documents qui nous permettent de porter un jugement sur l’architecture de cette période, à Rome : la réfection du Panthéon d’Agrippa, autrefois relié aux Thermes du même nom, et, au pied de la colline de Tibur, la villa d’Hadrien, ultime refuge de l’empereur précocément vieilli (il mourra à soixante-deux ans), dernière contemplation romantique de ce grand dilettante, poète décadent, peintre de natures mortes et inventeur de nouvelles architectures. (...)

Pour Hadrien, sa « villa » près de Tibur dut être certainement l’endroit qu’il préférait au monde. Le caractère exceptionnel de cet immense ensemble d’édifices très différents les uns des autres, nichés au milieu de vallons et de hauteurs qui même dans l’Antiquité étaient sans aucun doute couverts d’arbres , montre la satisfaction qu’il éprouvait à créer des ensembles toujours nouveaux, certains intimes et invitant au recueillement, beaucoup d’autres d’une ampleur et d’une solennité extraordinaires ; les uns destinés à la méditation

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privée, les autres à la réception de nombreux hôtes, à des bibliothèques et des bains, et à l’évocation d’images mythologiques du culte, prétextes en même temps à des répliques d’œuvres d’art célèbres. Un esprit cultivé et introverti a pu ici donner libre cours à ses rêves et aux évocations de lieux qui étaient davantage en harmonie avec ses sentiments. Il en est né un extraordinaire ensemble de constructions encore insuffisamment étudiées, tant au point de vue de l’identification de leur destination qu’au point de vue architectonique, et qui, de tout temps, a exercé un grand attrait par ses aspects pittoresques.

Ranuccio Bianchi Bandinelli Rome, le centre du pouvoir ( Coll. L’Univers des formes )

... et dans l’histoire. (...) Ayant parcouru l’Arabie, il vint à Péluse où il édifia un magnique tombeau à Pompée. Il perdit son Antinoüs, qu’il aimoit si chèrement, comme il naviguoit sur le Nil, et le pleura avec autant de regret et de faiblesse qu’une femme eust pu pleurer son mary. Dont aussi on a parlé diversement, les uns disant que c’estoit à cause qu’il s’estoit devoué pour Adrien, et les autres affirmant qu’il n’y avoit pas lieu de douter que c’estoit à cause de sa beauté qui l'avoit rendu les délices de son Prince. Les Grecs qui le consacrèrent, selon les désirs d’Adrien, assurent hardiment qu’il se rendoit des Oracles par son moyen, lesquels Adrien avoit luy-même composés, car il se plaisoit à faire des vers et avoit la connoissance des Belles Lettres, comme d’ailleurs il estoit très versé en Arithmétique et sçavoit la Géométrie et l’Art de la peinture, aussi bien que la Musique et jouer parfaitement de toute sorte d’instruments. Et comme il estoit fort adonné à ses plaisirs, il composa plusieurs vers d’amour pour les personnes qu’il aimoit. Il estoit aussi fort adroit aux armes, sçavoit en perfection l’art militaire et n’ignoroit pas celuy d’escrire admirablement. Il estoit également sévère et jovial, il estoit gracieux et grave, actif et considéré en tout ce qu'il faisoit, chiche et libéral, dissimulé, inexorable et clément, parfaitement meslé en toutes choses et toujours plein d’une grande diversité. (...)

Et quoy qu’il fust toujours prêt à composer des Harangues pour parler en public et à faire des Vers, s’estant acquis beaucoup de connoissance dans tous les Beaux Arts, si est-ce que dans l’opinion qu’il eut d’estre docte et parfaitement habile en toutes choses, il se moquoit de tous ceux qui en faisoient profession, il les méprisoit et les fouloit aux pieds. Il débattoit souvent avec tous les Professeurs des sciences et avec tous les Philosophes pour la gloire de composer bien des livres ou de faire de beaux vers. Et Favorin ayant dit une fois une parole qui fut reprise par Adrien, lequel ne laissa pas de s’en servir, comme ses Amis l’eussent repris qu’il luy cédoit de mauvaise grâce pour un mot dont les bons Autheurs s’estoient toujours servis, il donna sujet à une agréable risée, quand il dit fort agréablement : « Mes amis, vous n’estes guères persuasifs de ne pouvoir souffrir que je croye celui-là le plus sçavant homme du monde, qui commande à trente Légions. »

Adrien eut tant de passion d’acquérir de la renommée qu’il a voulu laisser des Livres de sa propre vie écrits de sa main, lesquels il donna à ses Affranchis qui avoient des lettres pour les publier en leur nom ; car les Livres d’Adrien ont été appelés du nom de Phégon. Il écrivit aussi des livres très obscurs qu’il appela Catacrians, en quoy il imita le poète Antimaque. Au poète Florus qui luy avoit écrit :

Je ne suis point César, mon âme est divertie

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d'aller chez les Bretons et de voir la Scythie.

Il luy récrivit :

De l'humeur de Florus je ne suis point jaloux : je hais les cabarets et je crains fort les poux.

Il aima davantage les anciennes façons de parler que les récentes et se plut à faire des Déclamations. Il préféroit Caton à Cicéron, Ennius à Virgile et Célius à Salluste, et fit un pareil jugement d’Homère et de Platon. Il se persuadoit qu’il estoit si sçavant dans les Mathématiques qu’il ne manquoit jamais d’écrire sur la fin du premier jour de janvier ce qui luy pouvoit arriver tout au long de l’année. De sorte que la même année qu’il mourut il écrivit encore tout ce qu’il avoit à faire. Mais bien qu’il fust si facile que je l’ay déjà dit à reprendre les Musiciens, les Tragiques, les Comiques, les Grammairiens, les Rhétoriciens et les Orateurs, il honora néanmoins tous les Professeurs des Sciences et les enrichit tous, quoi qu’il les agitast incessamment par de nouvelles questions. Et comme il estoit cause que plusieurs se retiroient tristes d’auprès de luy, il disoit « qu’il supportoit avec peine s’il voyoit quelqu’un de chagrin ». Il reçut familièrement auprès de luy les philosophes Epictète et Héliodore, et pour ne les nommer pas tous les uns après les autres, les Grammairiens, les Rhétoriciens, les Musiciens, les Géomètres, les Peintres et les Astrologues, préférant entre tous les autres Favorin, comme plusieurs l’assurent. Les Docteurs qui luy paroissoient mal habiles en leur profession, il leur faisoit du bien et de l’honneur hors de là.

(...) Enfin, estant allé par tout pays nu teste et exposé pour l’ordinaire aux grandes pluyes et aux grandes froidures, il tomba malade et s’en mit au lit. (...) Et comme il mourut, l’on tient qu’il fit ces vers :

Ma petite Ame vagabonde, Mignonne hostesse du corps, En quel endroit de ce grand monde, Quand tu seras parmy les morts, Iras-tu, pasle et toute nue, Seulette, de sens dépourvue, De langue, d’oreilles et d’yeux. Hélas, tu seras réduite Au fond d’une nuit maudite, Sans espoir, sans crainte et sans jeux !

Il en fit de tels en grec, qui n’estoient pas meilleurs. Il vécut soixante et douze ans, cinq mois, dix-sept jours, et fut Empereur vingt et un ans et onze mois. Sa stature estoit haute, il estoit bien fait de sa personne, avoit les cheveux bouclés naturellement, comme s’il y eust mis le peigne, portoit la barbe longue pour cacher quelques taches qu’il avoit au visage, et estoit d’une taille robuste. Il montoit fort à cheval et marchoit bien à pied, il s’exerçoit toujours avec les armes et avec le javelot, alloit souvent à la chasse et tua un lyon de sa main. Il faillit plusieurs fois s’y rompre le cou, aussi bien que la cuisse, et chassoit toujours avec ses Amis. (...)

Histoire Auguste (trad. Michel de Marolles)

Hadrien (...) fut l’homme le plus curieux de toute chose qui ait jamais vécu. Il l’était si universellement qu’on nota comme une errance de son esprit qu’il veuille ainsi comprendre

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tout, et non se réserver pour les choses les plus dignes. En ceci, il tombait dans l’extra-vagance remarquée, longtemps auparavant, chez Philippe de Macédoine, qui, un jour, voulut absolument faire mordre la poussière à un excellent musicien, dans une dispute sur la musique. L’autre, judicieusement, lui répondit : « Dieu vous garde, Sire, d’avoir l’infortune de savoir ces choses-là mieux que moi. » Il plut à Dieu de se servir de la curiosité d’Hadrien pour amener la paix sur son Eglise en ce temps-là comme sous le règne précédent. (...) l’Eglise connut la paix durant ce règne. Quant à son gouvernement, s’il n’a pas égalé celui de Trajan pour la gloire des armes ou la perfection de la justice, il l’a surpassé d’un autre point de vue, en se mettant au service de la prospérité de ses sujets. Trajan avait érigé nombre de monuments et bâtiments célèbres, au point que Constantin le Grand, jaloux, n’avait pas manqué de l’appeler Parietaria, la giroflée, puisque son nom était accroché à tant de murailles. Il n’en reste pas moins que ses constructions et grands travaux furent plus une affaire de gloire et de triomphe que des choses utiles ou nécessaires. Hadrien, lui, passa son règne, qui fut paisible, à parcourir et inspecter l’Empire Romain, donnant, à mesure qu’il avançait, des instructions pour que les cités, les villes, les forts en ruines soient reconstruits, pour que le lit des cours d’eau et des fleuves soit curé, pour faire des ponts et des gués, pour doter villes et corporations d’un fonctionnement réglé et policé par de nouveaux décrets et de nouvelles constitutions, enfin pour que de nouvelles franchises soient octroyées et de nouvelles guildes autorisées. Tant et si bien que son règne entier fut une exacte restauration de tout ce que les époques précédentes avaient laissé se dégrader et tomber en ruine.

Francis Bacon (1560-1626) Des progrès et de la promotion des savoirs Livre premier, p. 59

Un automne à Tanger (Antinous nostalgia) Lui, sous la pluie D’un automne à Tanger, Lui qui poursuit Son puzzle déglingué, Lui, dans sa nuit D’un automne à Tanger, Lui qui détruit Son ombre inachevée. Nous venions du soleil Comme des goélands, Les yeux fardés de ciel Et la queue dans le vent Mais nous nous sommes perdus Sous le joug des terriens Dans ces rades et ces rues Réservés aux pingouins. Lui, sous la pluie D’un automne à Tanger, Lui qui poursuit Son puzzle déglingué.

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Les vagues mourraient, blessées, À la marée sans lune En venant féconder Le ventre des lagunes Et nos corps écorchés S’immolaient en riant Sous les embruns glacés D’une chambre océan. Lui, dans sa nuit D’un automne à Tanger, Lui qui détruit Son ombre inachevée. D’ivresse en arrogance, Je reste et je survis, Sans doute par élégance, Peut-être par courtoisie Mais j’devrais me cacher Et parler à personne Et ne plus fréquenter Les miroirs autochtones. Lui, sous la pluie D’un automne à Tanger, Lui qui poursuit Son puzzle déglingué, Lui, dans sa nuit D’un automne à Tanger, Lui qui détruit Son ombre inachevée.

Hubert-Félix Thiéfaine