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LEGBA UN VODOUN SINGULIER DU GOLFE DU BÉNIN Ses fonctions et ses représentations Lègba vodoun du golfe du Bénin est une figure singulière de cette région, il est tout aussi divers dans ses attributions que dans ses matérialisations, et constamment présent et invoqué. L'ensemble de ces aspects étonnants à plus d'un titre a attiré notre attention. LE CADRE HISTORIQUE, GÉOGRAPHIQUE, RELIGIEUX La côte du golfe du Bénin eut des contacts éphémères avec les Européens dès la seconde partie du XVe siècle. Connue plus tardivement sous le nom de « Côte des esclaves », elle n'eut d'installations permanentes organisant le commerce local qu'au XVIIe siècle. La nature des échanges qu'on y pratiquait était spécifiée par cette appellation. Les relations écrites de personnes qui a, divers titres, ont trafiqué dans cette contrée donnent des indications sur le commerce et les usages en vigueur. À partir du milieu du siècle dernier, ces relations allaient se multiplier et améliorer la qualité de leurs observations. La vie économique se transformait alors rapidement. Le commerce de l'huile de palme succédait à celui des hommes, l'Europe des États se désengageait au profit de ses nationaux, des esclaves affranchis brésiliens revenaient s'installer en Afrique, des factoreries nouvelles et leurs comptoirs se créèrent. Le commerce traditionnel fut alors en pleine mutation, sous l'effet de l'abrogation du trafic de « l'or noir» (bien que ce processus ait déjà été engagé officiellement depuis plusieurs dizaines d'années). Les maisons de commerce furent en quête de nouvelles « matières premières» africaines et de nouveaux débouchés aux objets industriels d'Europe et quelquefois d'Asie. Des diplomates, en particulier anglais et français, sillonnèrent la région afin d'établir de nouvelles relations avec la royauté dahoméenne qui détient le monopole du trafic et tentèrent d'infléchir sa politique, et d'éradiquer totalement la traite en 1

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LEGBA UN VODOUN SINGULIER DU GOLFE DU BÉNIN

Ses fonctions et ses représentations

Lègba vodoun du golfe du Bénin est une figure singulière de cette région, il est tout aussi divers dans ses attributions que dans ses matérialisations, et constamment présent et invoqué. L'ensemble de ces aspects étonnants à plus d'un titre a attiré notre attention.

LE CADRE HISTORIQUE, GÉOGRAPHIQUE, RELIGIEUX

La côte du golfe du Bénin eut des contacts éphémères avec les Européens dès la seconde partie du XVe siècle. Connue plus tardivement sous le nom de « Côte des esclaves », elle n'eut d'installations permanentes organisant le commerce local qu'au XVIIe siècle. La nature des échanges qu'on y pratiquait était spécifiée par cette appellation.

Les relations écrites de personnes qui a, divers titres, ont trafiqué dans cette contrée donnent des indications sur le commerce et les usages en vigueur. À partir du milieu du siècle dernier, ces relations allaient se multiplier et améliorer la qualité de leurs observations. La vie économique se transformait alors rapidement. Le commerce de l'huile de palme succédait à celui des hommes, l'Europe des États se désengageait au profit de ses nationaux, des esclaves affranchis brésiliens revenaient s'installer en Afrique, des factoreries nouvelles et leurs comptoirs se créèrent. Le commerce traditionnel fut alors en pleine mutation, sous l'effet de l'abrogation du trafic de « l'or noir» (bien que ce processus ait déjà été engagé officiellement depuis plusieurs dizaines d'années). Les maisons de commerce furent en quête de nouvelles « matières premières» africaines et de nouveaux débouchés aux objets industriels d'Europe et quelquefois d'Asie.

Des diplomates, en particulier anglais et français, sillonnèrent la région afin d'établir de nouvelles relations avec la royauté dahoméenne qui détient le monopole du trafic et tentèrent d'infléchir sa politique, et d'éradiquer totalement la traite en échange de (maigres) pensions et en tentant d'obtenir pour leur pays, la clause de la nation la plus favorisée.

Parallèlement, on note un élan missionnaire vers l'Afrique. En 1852, une mission française s'installe de manière permanente sur cette côte. À cette époque régnait à Abomey, capitale du royaume fon du Dahomey (Danxome) le roi Ghézo (1818-1858). Ce royaume de l'intérieur fondé dans la première partie du XVIIe siècle, était entré en contact direct avec le commerce européen en conquérant deux royaumes côtiers, ceux d'Allada et de Ouidah en 1721 et 1727. Ghézo, avec les Occidentaux, pratiquait une politique d'ouverture qui se matérialisait, surtout, par des concessions commerciales et territoriales.

Dans cette aire culturelle s'était développé un ensemble établi de croyances, de rites, de mythes, à la structure particulière, fondé principalement sur des entités appelées vodoun (terme traduit de manière approximative par : esprit surhumain, force, voire divinité). Organisées en familles, hiérarchisées en panthéon, elles sont surtout connues en Occident pour avoir donné naissance (à la suite soit de la prépondérance numérique des esclaves originaires de cette région, soit de leurs qualités intrinsèques, soit des deux) à des formes religieuses au Nouveau Monde, connues sous le nom de vaudou a Haïti et de candomblé à Balna.

Ce culte, malgré une extrême diversité, et peut-être même, pour cela, garde actuellement dans la République du Bénin (ex-Dahomey), et dans la région, une position prépondérante. Une des figures

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les plus singulières de vodoun est celle de Lègba. Elle se retrouve chez les populations Ewé, Adja, Mina, Fon, du Togo et du Bénin, et chez les populations yorouba du Bénin et du Nigéria sous le nom d'Elegbara, Eshu-Elegbara, Eshu-Bara ou encore Eshu. Elle possède des qualités et des fonctions communes à tous ces groupes et aussi, quelques dissemblances. Ici, le terme fon, Lègba, sera utilisé plutôt que le terme yorouba, Eshu, qui ne semble pas recouvrir exactement le même vodoun. On se bornera à étudier cette figure chez les populations du sud-Bénin et du sud-Togo.

OBJET ET MÉTHODE

En nous fondant sur des travaux antérieurs ainsi que sur notre propre expérience, nous tenterons de procéder à une analyse d'une figure, divinité complexe de ce panthéon, nommée Lègba. Ses différents aspects, en particulier ethnologique et esthétique, ses permanences et sa plasticité formelle et fonctionnelle seront pris en compte. Le panthéon vodoun ayant été si souvent et déjà si complètement décrit, aussi nous n'en donnerons ici qu'une présentation très succincte. Les deux points suivants seront examinés :

- fonctions et caractères attribués à Lègba.

- représentations de ce vodoun.

Pour cela, plusieurs types de matériel et de documents seront sollicités: Sources écrites, iconographiques, muséographiques et témoignages recueillis in situ.

- Les sources écrites sont tout d'abord, en suivant la chronologie : des récits laissés par des marchands, capitaines, diplomates, voyageurs, missionnaires, études de militaires suite à la conquête du territoire, de cadres coloniaux... Puis, plus récemment, des travaux d'ethnographes et d'historiens.La société et la religion dahoméennes, en particulier cette dernière, intéressent au premier chef les missionnaires et les ethnographes. L'ère des monographies culmine pendant les années trente avec l'œuvre incontournable de Bernard Maupoil sur la divination, puis, après la guerre, une œuvre tout aussi importante, va voir le jour; il s'agit de celle de Pierre Verger qui concerne les relations entre Dahomey et Nouveau Monde.

- Les sources iconographiques sont nombreuses: dessins, gravures et photographies déjà publiés ne manquent guère, mais peu sont anciens, à quoi viennent s'adjoindre les photographies prises par nous au Bénin.

- Les sources muséographiques et in situ servent de comparaison entre des Lègba vus actuellement et certaines pièces conservées parfois un siècle dans des collections françaises.

En conclusion, une synthèse des éléments esquissant une meilleure compréhension du sujet sera proposée.

LEGBA, ÉLÉMENT DE LA RELIGION DES VODOUN

Afin de saisir les divers aspects de cette figure, il est nécessaire de tenter de la replacer dans son contexte.

LE CADRE RELIGIEUX: LE PANTHÉON

Le panthéon vodoun offre un système de hiérarchie bien structuré, mais l'ordre de cette hiérarchie est fortement lié aux différents lignages et à leur localisation. De plus, il a évolué et évolue encore,

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aussi bien dans le temps que dans l'espace. C'est-à-dire que la structure persiste mais la place des divinités, à l'intérieur de cette structure, est relativement mobile.

Les auteurs ne s'accordent point sur la nature de l'ensemble des cultes. Pour Maximilien Quenum, auteur fon, il s'agit « d'un monothéisme dégénéré », avec une notion plus ou moins effacée de dieu suprême; pour d'autres, « d'une religion fétichiste », mais ces catégories ne semblent guère pertinentes aujourd'hui. Généralement, on s'accorde sur une divinité placée en son sommet, Mahou ou Mawu, divinité créatrice de l'univers et de tout ce qui le peuple. Pour certains auteurs, Mahou ne serait qu'un aspect féminin du couple primordial, Mahou-Lissa, et la création du monde apparaîtrait alors, soit comme étant essentiellement dualiste, soit le résultat d'une seule et même force possédant en elle-même, un aspect androgyne. Pour d'autres encore, Mahou et Lissa seraient deux jumeaux, enfants d'une divinité encore plus importante, qui se serait retirée dans la solitude pour laisser aux hommes la possibilité d'exercer leur libre arbitre, gouvernés par des esprits, de divinités importantes ou secondaires, les vodoun.

Quelques auteurs pensent que chaque vodoun considéré prioritairement comme une divinité secondaire serait en fait, l'élément primordial situé au sommet de ce panthéon: chaque initié tout en reconnaissant l'ensemble des vodoun, ne se consacrerait qu'à un seul, son « fétiche ». Sa religion, serait définie par son propre vodoun, autour duquel toutes les autres divinités évolueraient.

Ardent prosélyte du catholicisme, l'abbé Kiti prêtre dahoméen, s'est intéressé particulièrement à la religion traditionnelle des Fon. Pour lui, Mawu, qu'il traduit par le terme « Dieu », est « Le » créateur unique. Il a créé le monde et aussi les « fétiches », il est comme un « roi avec ses ministres» ou encore un «maître avec ses serviteurs ».

Plusieurs panthéons peuvent coexister simultanément. Les vodoun sont stables, ou presque, seules leurs positions respectives subissent des modifications. Ici, le modèle proposé par H. Aguessy sera utilisé, mais il en existe bien d'autres, tout aussi vraisemblables. Pour lui, à l'origine du monde actuel, on trouve Mahou, Mawu ; une autre divinité lui est associée, Lissa, « en ce sens Mawu désigne une paire de divinités ». Mawu est féminin, Lissa, masculin. À chacun d'eux échoit une mission: « La mise en accord de la nature incombe à Mawu, divinité de la fertilité, assistée de Dan (serpent, vie, mouvement) ; à Lissa (divinité de la force et du feu) incombe la mise en ordre du monde des hommes, assisté de Gou (vodoun de la transformation du monde, de l'industrie, de la culture) ». Les vodoun ou tout du moins, une grande partie d'entre eux, pourraient être les enfants issus de l'union de Mawu et de Lissa. Le dernier-né de cette nombreuse famille étant Lègba.

Jean-Pierre Vernant, historien de l'antiquité grecque, aide à la compréhension du phénomène lorsqu'il précise que la structure des mythes « est de type généalogique. Pour la pensée mythique, toute généalogie est en même temps et aussi bien explication d'une structure, et il n'y a pas d'autre façon de rendre raison d'une structure que de la présenter sous la forme d'un récit généalogique».

QU'EST-CE QU'UN VODOUN ?

Roger Brand en donne une définition: «Les Vodoun sont des divinités... constituées pour une bonne part, d'une force de la nature et d'un être humain qui a su intégrer cette force de la nature pour lui et son lignage » ; il ajoute « ce sont des puissances divinisées», tandis que H. Aguessy, écrit que le vodoun « désigne toute puissance dépassant l'entendement humain et agissant au ni veau de l'invisible même si ces actions ne se révèlent que dans le monde visible».

Dans le cadre de cette étude, nous utiliserons le terme, vodoun, que les Béninois emploient eux-mêmes, pour signifier toute force surhumaine, surnaturelle, pouvant être incarnée dans des plantes, des animaux, ou des ancêtres. Le terme, divinité, aura le même sens. Les « fétiches» ou vodoun se

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manifestent sous de multiples formes: homme, animal, par la voix, ou par des apparitions. Ils peuvent survenir dans les rêves ou sur des sites propices: bois sacrés, temples consacrés. Ils résident dans les éléments de la nature, les arbres, les fleuves, la mer, le tonnerre, ou dans des animaux, en particulier, les serpents, ou bien dans certains individus mais surtout chez les défunts, les ancêtres. L'homme révère en eux non des « images grossières» qu'il a créées, mais les représentations de ces vodoun, c'est-à-dire, l'esprit qui y demeure quand l'objet est consacré. Il recueille cette déclaration: « En adorant les fétiches, c'est Dieu que nous adorons aussi dans ses créatures».Les fétiches ou vodoun seraient donc, des médiateurs entre « Dieu et les hommes ». Pour ces derniers, « ils obtiennent des faveurs », mais sont également les « exécuteurs des vengeances divines ». Il vaut mieux ne pas les croiser, car « leur rencontre est danger de mort». Les vodoun emprunteraient une enveloppe Inhumaine pour descendre sur terre et ce, uniquement entre midi et une heure, et la nuit entre minuit et le chant du coq. La majorité des auteurs s'accordent pour classer les vodoun en catégories, leur nombre variant généralement de deux - public/privé - à quatre - les éléments primordiaux, tels le ciel, la terre, la mer et le tonnerre. Les vodoun publics semblent vénérés par tout le pays, tandis que les privés ne semblent l'être que par un individu, par une famille ou un groupe de familles, une lignée ou un clan. De façon étrange, Lègba sera souvent classé dans le groupe des divinités privées, et rarement dans les divinités publiques, pourtant de nombreux Lègba publics existent, - mais ne sommes-nous pas là, confrontés à une conception différente de la nôtre, de la propriété et de l'espace?

Lègba peut tout aussi bien être considéré comme un vodoun inclassable. Cette hypothèse est celle de Honorat Aguessy, historien et philosophe béninois. En effet, pour cet auteur, si les catégories existent bel et bien, elles ne peuvent prendre en compte la totalité du complexe panthéon vodoun, et particulièrement les quelques figures intéressantes de type « résiduel », telles: Dan-Aîdo-Hwedo (le serpent arc-en-ciel), les vodoun personnels (les tohwiyo, ancêtres fondateurs de clan) et surtout, Lègba.

LEGBA : CARACTÈRE ET FONCTIONS

Bien que très présent dans la vie quotidienne -Michel Leiris, lors de l'arrivée de la Mission Dakar- Djibouti, au Dahomey, en décembre 1931, le signalait déjà ainsi dans son journal de voyage, Lègba, est pourtant difficilement cernable. L'ensemble de ses représentations et de ses fonctions « multiples et contradictoires » ne semble guère faciliter la mise au jour d'une véritable entité. Mais une de ses caractéristiques est justement d'être multiple et contradictoire, aussi bien dans son nom, dans ses formes, dans ses attributs que dans ses fonctions. Ces différents aspects seront présentés succinctement.

LES ORIGINES DE LEGBA

Origines géographiques:

Lègba est vraisemblablement originaire des Yorouba du Nigéria. Il pourrait s'agir d'un homme «vodounise », nommé Ijebou, des environs de Ilé-Ifè, ou du premier roi de Kétou, l'Ala Kétou, ancêtre des populations Egba. Léo Frobenius, explorateur allemand qui s'est intéressé à la région très tôt, et que l'on tient pour le découvreur de l'art d'Ifè, écrit qu'Esu viendrait de l'est, du soleil levant, d'Ifè et aurait tendance à être confondu avec Elegba, une divinité phallique du sud-Nigéria.

Origines mythiques:

Des mythes fournissent quelques éclaircissements sur la naissance de Lègba et sur l'étonnante préséance qui lui est due dans toutes cérémonies, malgré sa place de cadet dans la phratrie. L'un des plus célèbres raconte ceci: Mawu, l'être suprême, convoqua les vodoun car elle voulait les envoyer

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sur terre. Lègba se présenta alors, le premier, sans prendre le temps ni la politesse d'apporter un présent, vêtu d'une simple plume sur la tête. Aussi Mawu fâchée le renvoya. Dépité, Lègba descendit sur terre, sans instructions, sans but véritable. Il erra dans des lieux inconnus, ne sachant que faire. Comme il connaissait les langues des deux mondes, celui des divinités et celui des humains, il mit à profit cette errance, en devenant leur messager. D'autres mythes indiquent que Lègba pourrait être, non pas le dernier-né, le « favori» de Mawu, mais au contraire, son premier-né, un enfant malformé qui aurait précédé longtemps auparavant, le cycle des enfants normaux.

Quoi qu'il soit, sa venue est toujours placée sous le signe de la ruse, de la rapidité d'esprit, de l'intelligence, et non pas de l'ordre établi, mais le détournant à son profit. Il se présente toujours le premier, volant ou essayant de voler la place des autres. C'est un être qui se joue des contraintes, un être quelque peu marginal.

Lègba de portail. Sud-Bénin. Photo Gert Chesi (1979).

Lègba de portail de la région d'Abomey, village de Bohicon. Photo de l'auteur, janvier 1990.

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Lègba de quartier sous abri, à Abomey. Photo de l'auteur, janvier 1990.

Lègba à Tindji, Bénin. Photo de l'auteur, décembre 1989.

Zang Beto, lègba du quartier Ghézo, à Abomey. Photo de l'auteur, décembre 1989

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Lègba édifié par Cyprien Toku Dagba à Abomey. Photo de l'auteur, décembre 1989.

CARACTÉRISTIQUES PSYCHOLOGIQUES

Lègba, comme nombre de vodoun possède un caractère qui, à bien des égards, rappelle celui des hommes: il est violent, irritable, grossier, indécent, orgueilleux. Il se comporte comme un être gâté, mais les legbanon (les prêtres, maîtres de son culte) savent le cajoler, l'amadouer. Avec un peu de douceur et quelques offrandes, il peut redevenir « bon enfant ». Le Père Falcon, dans un travail consacré à la religion du vodoun, se penche longuement sur cette figure. Il note que les multiples aspects de Lègba sont déconcertants et rendent difficile une représentation claire, car il tient dans le panthéon de la Côte des Esclaves plusieurs rôles, quelquefois antagonistes.

- Lègba, vodoun du désordre et de la colère?

Au début du XXe siècle, A. Le Hérissé, administrateur du Dahomey, dans son ouvrage historique sur cet ancien royaume, signale que Lègba loge dans le nombril de l'homme, hon, et souligne qu'il s'agit là, d'un lieu qui pour les Fon, est le siège de la colère. Lègba serait aussi nommé, hondan, « l'agitateur du nombril». L'abbé Kiti, est d'accord avec lui sur ce point car il écrit que Lègba est vaniteux, insatiable, et qu'il réclame son dû, localisé au niveau du nombril «d'ou il insufflera la colère». De nombreux témoignages concordent sur ce point. Lègba est un « dieu de la colère », « un dieu du désordre », il serait la « divinité de la puissance, de la force qui se déchaînent dans la querelle, la discorde, la colère, le meurtre, la guerre, le cauchemar, la folie passagère, (et même) les rêves érotiques».

Lègba est un être « rusé et malicieux », de nombreuses légendes le présentent comme étant à l'origine de quiproquos et de conflits débouchant quelquefois sur la mort. Certaines, très connues au Bénin et au Nigéria racontent comment Lègba s'amuse à créer de toute pièce une dispute entre deux amis jurés, qui débouche sur un meurtre, pour l'unique raison que ceux-ci ont oublié de faire appel à lui avant de sceller leur amitié (légende servant à rappeler sa place et les rites nécessaires dans les cérémonies liant les amis).

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- Lègba, vodoun de la méchanceté

Lègba est présenté comme une sorte de lutin au comportement à l'équilibre fragile: il peut être très farceur, mais aussi prêt « aux pires méchancetés », en même temps, il se laisse facilement cajoler, si on sait s'y prendre, avec des sacrifices, des prières ou des libations, mais surtout de la nourriture, car il adore par-dessus tout, manger. Le Père Kiti, écrit que Lègba se trouve au premier rang des mauvais vodoun, sous le nom d'Axovi. Il assure qu' « Il [Lègba] est l'auteur de toutes querelles, de tous les accidents, des guerres, des calamités publiques. Il ne cherche qu'à nuire aux hommes, et il faut sans cesse l'apaiser par des sacrifices et des cadeaux ».

- Lègba, vodoun de l'intelligence et de la ruse

L'intelligence et la ruse semblent être deux aspects prépondérants de cette divinité. Le Hérissé à ce sujet écrit: « les Dahoméens ne conçoivent pas un être intelligent sans Lègba ». Et il le classe comme un vodoun personnel avec Fa, précisant que Lègba naît et meurt avec chaque individu. La dévotion portée à ce vodoun est fervente et « intime », bien que pour lui, il n'ait pas un grand besoin de démonstrations ritualisées.

Gedegbé, fagbonon, vieux devin du roi Glélé (1858-1889) d'Abomey, dont la sagesse était aussi profonde que ses connaissances, renseigna Bernard Maupoil à ce sujet: « Lègba est plus fort que tous les vodu, et surtout plus malin. Il furète partout, est au courant de tout ».

SES FONCTIONS

Ainsi que ses caractéristiques, les fonctions de Lègba sont multiples. Est-il un messager divin, un gardien du patrimoine, une divinité de la fécondité ou tout ceci à la fois?

- Lègba, messager des hommes et des vodoun

Les mythes régionaux portant sur la création du monde annoncent cette fonction. Lègba est en tout premier lieu, un messager entre les hommes et les vodoun, mais aussi entre les divers vodoun, qui entre eux ne doivent pas s'entendre. Il est « le » messager privilégié, car le seul à les comprendre tous, de plus, il est un des rares vodoun à avoir acquis la confiance des hommes, car il les défend et prend même à l'occasion leur parti contre celui des dieux. Voilà pourquoi, on ne peut commencer libation et sacrifice à un grand nombre de vodoun sans en offrir les prémices à Lègba afin d'obtenir son concours comme médiateur ou intercesseur.

- Lègba, gardien de la propriété

Sa liaison intime avec Fa, le vodoun de la divination, expliquerait son rôle de gardien des individus, des maisons, des villages, et, en conséquence, son installation devant les maisons et aux carrefours, endroits terriblement ouverts et dangereux, qu'il a mission de protéger.

Il a la même fonction sur les marchés, devant les temples. Il garde la propriété. le patrimoine... des autres, car lui ne possède rien. C'est ainsi qu'au marché. To-Lègba veille-t-il au bon ordre et empêche-t-il l'intrusion de mauvais esprits (37). Il garde aussi les temples des vodoun et ceux de certaines associations secrètes de chasseurs, sortes de sociétés « policières» qui ont de plus en charge la sécurité des dormeurs, comme celle du zangbeto. L'abbé Laffitte, à la fin du XIXe siècle remarquait déjà, la matérialité de son omniprésence sur les marchés et aux carrefours. En utilisant un vocabulaire ou le mépris des cultes différents est de rigueur, il écrit: « la hideuse statue de Belphégor grossièrement façonnée avec de l'argile, garde l'entrée de toutes les cases, elle s'étale aux

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carrefours, sur les places [...] à chaque pas dans la campagne tantôt posée aux pieds des plus beaux arbres, tantôt cachée dans de petites baraques de forme circulaire».

Plusieurs auteurs notent la proximité de Lègba et du chien. Cet animal semble être son compagnon privilégié - serait-ce par son sens très développé du territoire. Ou parce qu'il sent des choses, un monde que l'homme ne perçoit pas?

- Vodoun de la génération

Les missionnaires du siècle dernier étaient choqués par les attributs virils de Lègba. En effet quand celui-ci possède une verge ; elle est toujours ithyphallique. Serait-ce le signe d'un éventuel rapport à la fécondité ou au phénomène de la reproduction? À ces questions les auteurs, répondent plutôt  ; bien qu'à leur manière, positivement.

Pruneau de Pomme gorge, qui fut directeur du fort français de Ouidah de 1743 à 1765, aurait laissé la plus ancienne description de Lègba, d'après P Verger. Il écrit: « Les Dahoméens ont... un dieu Priape, fait en terre avec son principal attribut, qui est énorme et exagéré à proportion du reste du corps. Les femmes principalement lui vont faire des sacrifices».

Le père Bouche en parle longuement, très choqué par la statue de Lègba et par son culte. Il lie la sexualité qu'il suppose à l'impudicité au mal: «Elegbara [Lègba] est l'esprit du mal, le Belphégor des Moabites, le Priape des Latins, Deus Turpidinis comme dit Origène: le culte du phallus s'étale avec effronterie, dans les maisons, dans les rues, sur les places publiques [...] ils [Les Dahoméens...] n'hésitent pas à lui donner les signes de la plus dégoûtante impudicité... ». Mais le père Baudin, également missionnaire des Missions africaines de Lyon, en parle en des termes moins violents, pour lui, Lègba ne serait pas seulement un vodoun analogue au Priape des anciens, mais bien un vodoun de la génération qui serait « susceptible de donner ou de refuser des enfants» et qui « ... se prête volontiers à l'augmentation des progénitures».

Charles Lecoeur pense que l'ensemble des représentations de cette région est fondé sur le culte de la génération et que Lègba, y occuperait une position privilégiée. Il ajoute même (bizarrement) que le siège de Lègba serait en rapport avec cette fonction: «l'endroit ou on le fait résider: le nombril et la forme qu'on donne à son symbole matériel ne laissent pas de doute sur l'idée précise qu'il évoque» écrit-il.

Il est certain que l'Afrique subsaharienne avec ses habitants largement dénudés, a certainement choqué les missionnaires européens du XI Xe siècle. Ceux-ci influencés par le puritanisme marial de leur époque; et marqués par les valeurs victoriennes, ont donné une importance exagérée à la représentation de ces statues avec phallus. Au XXe siècle, mauvaise conscience ou autre forme de tabou, les auteurs sans nier cet aspect, ne semblent plus s'intéresser à cette divinité pourtant présente et encore moins à cet aspect.

Bemard. Maupoil, à propos des représentations dites obscènes, témoigne d'une certaine réserve à ce sujet. Mais, son opinion semble dénoter une conception assez étrange de la sexualité. En effet, il écrit: « [Lègba] ne s'occupe des organes génitaux des deux sexes, semble-t-il, que dans la mesure ou la sexualité conduit à la discorde, à la maladie ou au crime, en un mot, à l'accident». Pour lui, il s'agirait d'une erreur d'interprétation, la verge de Lègba ne matérialise pas le fait que ce vodoun ait un quelconque rapport avec la fécondité, mais est un rappel de ses erreurs: « Lègba ayant envie d'une femme, n'ayant pas accompli un sacrifice à Fa, [...] attrapa une sale maladie... C'est pourquoi la verge de Lègba serait le symbole d'un manquement au devoir».

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Pierre Verger croit à la représentation phallique de Lègba comme un signe d'irrespect, un moyen pour choquer (mais qui ?). Le père Falcon s'appuie sur les dires du curé de Cotonou pour affirmer que «Lègba bien que vénéré par les femmes enceintes ou stériles n'est pas plus que les autres vodoun un dieu de la génération, de la fécondité », et remarque que Lègba est rarement de sexe féminin, bien qu'il en existe, dit-il, uniquement aux environs de Porto-Novo.

En décembre 1989, pendant les célébrations du centenaire du roi Glélé, nous avons vu une sortie de lègba – non, c'était un homme portant sous une courte et épaisse jupe de paille vivement colorée, un phallus en bois. Il mimait des mouvements non-équivoques sur un rythme rapide. Il parait évident que si Lègba n'est pas lié directement à la fécondité, il est au moins lié à la reproduction et à la multiplication.

- Lègba, le diable ?

Des auteurs ont vu en Lègba, Axovi, (le malheur, l'accident) ; et, par effet de rapprochement étymologique, en ont fait le Diable (le calomniateur, celui qui a deux langages) ou Satan (celui qui s'oppose). Deux facteurs ont influencé les Européens dans cette interprétation: le caractère phallique, déjà vu, associé au fait que certains Lègba soient porteurs de cornes sur le crâne. Ne seraient-ce pas les Lègba du zangbeto ? Par identification au diable européen, porteur de cornes, cette interprétation s'est cristallisée surtout dans les milieux missionnaires. C'est pourquoi les plus violents témoignages dans ce sens viendront presque exclusivement de ce côté. Ainsi l'abbé Bouche, missionnaire du siècle dernier, porte-t-il sur Lègba: un jugement catégorique et sévère: « Elegbara est l'esprit du mal [...] C'est un vodoun très mauvais qui est digne de recevoir en sacrifice des boucs, des cochons et des chiens... Lègba est Satan, car ce nom veut dire... celui qui s'empare de nous. [Il est la] personnification du Démon [...] Celui qui possède les corps et les âmes».

L'abbé Moulero, premier prêtre dahoméen du XXe siècle, partage la même vision, et écrit: « le démon ou esprit mauvais prend le nom de Lègba ou Axovi selon qu'il est considéré comme fétiche ou qu'il est regardé comme mauvais génie».

Les premières générations de Fon passées par l'enseignement dispensé par les missionnaires, ne sont guère plus tendres avec Lègba. S'il n'est pas le diable, il est pourtant... «Un vodoun terrible,... capable du meilleur et du pire. Il peut jeter le malheur sur une maison ou son contraire, car il est fantasque et n'obéit pas aux autres dieux. Néanmoins, il est possible de se l'acheter en lui offrant des libations de ja [mélange d'eau, d'huile et de son]... quelquefois, il lui faut un coq ».

Akindélé et Aguessy, historiens dahoméens, auteurs d'un livre sur le Dahomey d'usage scolaire, sont d'accord pour voir une opposition fondamentale entre les vodoun, divinités appréciées mais non pas Lègba. On «... embrasse volontiers la religion des vodoun. [Mais on adhère] au Lègba ou au Gou (vodoun de la guerre) contraint par la nécessité, de lutter contre des ennemis puissants, [...] révélée par le Fa ».

Bernard Maupoil, insiste bien sur l'influence du clergé catholique sur la description de la figure de Lègba et écrit que « ... les efforts des missionnaires pour déprécier Lègba tiennent surtout à ce qu'ils ont cru reconnaître en lui le culte de l'instinct sexuel». Contrairement à ces affirmations, des missionnaires et de leurs élèves dahoméens, des auteurs récents, peut-être dégagés d'un enseignement religieux prégnant, se placent dans un tout autre schéma. Ils soutiennent que Lègba est plutôt d'un caractère bon enfant, amical et même protecteur des individus, un bon ange, en fait une sorte d'ange gardien. - Lègba, un brave vodoun, un ange gardien ?

Des témoignages affirment avoir trouvé en Lègba un vodoun possédant un caractère ouvert, affectueux, à l'écoute des hommes, une sorte « d'ange gardien », un double individuel. Le R.P.

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Baudin, ne semble pas totalement partager l'opinion du clergé en place, et en particulier celle du père Bouche. Le côté satanique supposé de Lègba ne lui parait pas évident, au contraire, il dépeint une figure proche des individus, plutôt tendre, car il écrit : « Les gens semblent avoir une grande confiance en lui, on s'adresse à lui comme à un père». Cette analyse est partagée par Melville Herskovits, ethnologue américain qui soutient que l'attitude dominante des Fon à l'égard de Lègba est « l'affection» et « comme toutes les forces surnaturelles dahoméennes, il peut être aussi bénéfique que maléfique ». Avec le père Falcon, il pense que cette notion d'opposition entre Lègba (l'aspect négatif) et Mawu (le positif) ne correspond pas à grand-chose, et que «Lègba peut aussi être un vodoun bon ». Le Hérissé, au début de ce siècle, affirme, pour sa part, que Lègba est le « compagnon caché de chaque individu [et] non pas un méchant diable», tandis que Frobenius écrit qu' « il a apporté aux hommes, ce qu'il y a de meilleur».

Les témoignages positifs à l'égard de Lègba sont confirmés par Bernard Maupoil, qui rapporte les propos de Gedegbé : « Lègba est un brave homme [et qu'il est même] un joyeux compère ». Il ajoute: « [Lègba est] aussi l'objet d'une adoration de la part de ses fidèles non pas fondée sur le sentiment de peur mais sur l'admiration que sa grande force suscite».

Olunide Lucas note lui aussi le caractère ambivalent de Lègba. Les dons et les prières évitent sa malveillance mais assurent aussi de « sa bienveillance active surtout contre les ennemis ».

Lègba fait montre d'une grande bonne volonté envers ses sectateurs et les noms qui lui sont donnés en pays yorouba, sont plutôt très respectables.

- Lègba le justicier

Tout incident, tout mal proviendraient de Lègba. Il serait à l'origine de toutes les maladies et tous les accidents. Le Hérissé note que Lègba est la « cause de toutes les maladies et des accidents, depuis le plus banal jusqu'au plus terrible ». Il précise: « Choses heureuses et malheureuses arrivent par sa volonté [..], avec la permission des vodoun supérieurs». Mais il ajoute que la seule manière d'éviter cela est de lui accorder son temps, il faut lui parler, lui donner à manger et a boire.

Pour Bernard Maupoil, Lègba a un rôle bien précis, chacun de ses aspects n'est que la personnification sur terre de « la colère de Dieu». Il serait donc chargé par les grands vodoun de rendre la justice divine (en leur nom et place ?) ~ Comme une sorte d'archange, un Saint-Michel ?

- Liaisons particulières avec d'autres vodoun

Lègba messager des vodoun et des hommes est apparenté à tous les vodoun, mais certains ont tissé des relations très étroites avec lui. Il s'agit de Fa, le vodoun de la divination et de Gou, le vodoun du fer et de la guerre.

- Liaison entre Lègba et Fa (Afa, Fa, lfa)

Le père Falcon notait que le nom de Lègba est des plus souvent associés à celui de Fa. La relation étroite qui unit ces deux divinités est rappelée par un mythe qui insiste en même temps sur le caractère rusé et le fameux appétit de Lègba. Il explique pourquoi il est toujours invoqué par les hommes, en premier lieu, lors de chaque sacrifice, avant tous les autres vodoun. Voici bien longtemps, les dieux avaient faim. Comme Fa se plaignait, Lègba lui conseilla, on pourrait dire en termes triviaux, de trouver un métier rentable. Il fit un marché avec lui, en échange d'un renseignement qui permettrait à Fa de se faire nourrir éternellement par les hommes, il obtint les prémices de chaque sacrifice ou offrande que ceux-ci lui offriraient. Ayant compris que les hommes sont consubstantiellement des êtres pétris d'angoisses, et que ce fait pouvait être mis à profit, Lègba

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préconisa à Fa de leur révéler leur destinée contre de la nourriture. Fa suivit ces conseils, et s'en porta bien. Depuis, a chaque demande humaine concernant sa destinée, son avenir, par la divination, Lègba obtient les prémices du sacrifice destiné a Fa.

Une liaison supplémentaire proviendrait du fait que Lègba et Fa seraient originaires des mêmes lieux. Comme l'indique le nom même de Fa, il serait un système lié d'une manière ou d'une autre a la ville d'Ifè dans l'actuelle Nigéria. Pour d'autres auteurs, tel Léo Frobenius, Lègba serait le vodoun qui aurait apporté Fa (la divination) d'Ifè pour le donner aux hommes. Lègba est associé à Fa intrinsèquement. Il serait même, une sorte de héros civilisateur.

- Liaison avec Gou, vodoun du fer et de la guerre

Une autre association étroite entre vodoun, est celle qui lie Lègba à Gou, vodoun du fer et de la guerre, un des vodoun les plus importants du panthéon fon et un des plus violents du panthéon yorouba. Cette relation est tout d'abord, une liaison de proximité matérielle, car comment mettre en œuvre un sacrifice sans utiliser un instrument tranchant, c'est-à-dire sans faire appel à Gou et à ses œuvres?

Adolphe Akindele et Cyrille Aguessy, notent cette relation liée au caractère tendu de Lègba. Ils écrivent: «Lègba ou le Diable (Axovi) s'associe à Gou, dieu des métaux et de la guerre, dès que sa susceptibilité est froissée». M. Quenum va plus loin ~ pour lui, Gou ne serait en fait « qu'une sorte de Lègba qu'on trouve devant les forges».

Est-ce à dire que Gou serait un Lègba de forgerons qui aurait évolué, devenu un vodoun parmi les plus importants. Pourquoi pas? Cette hypothèse semble plausible quand on connaît la situation presque toujours exceptionnelle du forgeron en Afrique et l'évolution spécifique du métal travaillé à Ifè dont les arts de la terre et du métal sont considérés comme une des expressions artistiques les plus abouties du contient.

Marlène BITON

Le culte de Sakpata : Dieu bénéfique de la terre dans le panthéon vodun du Danxomε

L'auteur de l'article: Bertrand ANANOU

Après avoir décroché le baccalauréat, Bertrand ANANOU, né le 20 juillet 1984, a fait des études supérieures en linguistique et en communication des mass-médias, puis prépare actuellement une licence en sociologie-anthropologie. Consultant en développement culturel et touristique, il a fondé l’Association Culture Tourisme pour un Développement Durable (A.C.T.2D) puis milite pour une affirmation de l’identité et de l’altérité culturelle. Il consacre la plupart de ses travaux de recherche à l’histoire, l’ethnologie, la théologie, la divination, etc. Il vit à Abomey, capitale historique du Bénin. Téléphone : +229 9524 4582. E-mail: [email protected]

Le Sakpata que la métaphore substitue à la déité de la variole et des dermatites est plus exactement une force cosmique terrestre, disons la divinité de la terre. Car, les maladies de la peau n’étant que des punitions qu’il inflige aux malfaiteurs et à ceux qui lui manquent de respect.

Véritable divinité chthonienne, le nom du Sakpata a une résonnance assez virulente, redoutable et dangereuse si bien que les sectateurs craignent le prononcer, l’appelant à volontiers Ayinon, c’est-à-dire le ‘’Maître de la Terre’’. Cette notoriété lui confère la responsabilité de nourrir les hommes

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en leur offrant des produits agricoles. N’est-ce pas la raison pour laquelle la litanie l’assimile au ‘’Roi des Perles’’ ? Evidemment. Ce surnom qui fait allusion aux pustules provoquées par la variole s’arroge tout comme le ‘’Maître de la Terre’’ d’une prestigieuse louange adressée aux souverains du Danxomε.

Nous verrons plus loin la pénibilité paroxysmique dérivant de cette probable coïncidence de titre honorifique que la divinité partage avec les monarques. Pour violer la chronologie de la structure du texte, rappelons dans ces lignes-ci la fermeté du Sakpata au sujet du respect de ses principes. Du prince nanti au pauvre esclave, via le clergé et monsieur tout le monde, il n’admet à personne d’enfreindre à ses lois. Il suffit de tomber dans ses mailles pour subir la punition conséquente. D’aucuns lient cette sévérité vaniteuse à son refus de figurer parmi les Hunvє, entités secondaires des Tōhwiyō.

Malgré ce rigorisme, le Sakpata ne fait ni une ni deux à rendre heureux ceux qui lui sont dociles. Au-delà de sa fonction d’organisateur de la terre, il est bien une force bénéfique. Il représente sociologiquement un vodun de lignage. Il déifie un ancêtre, généralement le fondateur d’une lignée. Il peut être selon le cas communautaire ou clanique, mais jamais national puisque toute famille, celle du maître ou de l’esclave, celle du prince ou du simple citoyen, honore chacune son propre Sakpata, différent de celui des autres du point de vue patrimonial.

En tout état de cause, les multiples entités de la divinité s’équivalent et convergent aux mêmes objectifs. Faisant le chantre de leurs noms forts, Michel LOUCOU dit ALEKPEHANHOU, artiste émérite de musique traditionnelle béninoise, nous en a fourni sur un support phonographique la liste des vingt-et-un que voici :

Bosu, Aglo, Lεgba, Dan Ayidohwεdo, Hoxo, Tōhōsu, Lisa, Agε, Gu, Dada Zoji, Dada Langan, Dada Sinji, Ahwanmlanyi, Ananu, Maja, Kuxōsu-Agbla, Adantanyi, Kukpeda, Avimajε, Nujεnumε, Abiku.1

L’on aperçoit a priori qu’outre le Lεgba, le Dan Ayidohwεdo, le Hoxo, le Tōhōsu et le Gu figurant d’ordinaire dans tous les cultes, le chanteur pétri des valeurs intrinsèques de sa culture serait allé trop loin en évoquant entre autres le Lisa et le Agε. Mais a posteriori seul le Lisa constitue, en réalité, une autre famille distincte du Sakpata. L'Agε, une entité du couple Mawu-Lisa a quand même une grande autonomie pouvant lui permettre d’intégrer parfois d’autres familles tel le cas présent.

Par ailleurs, dans l’intention de supprimer les hordes du Sakpata, le roi Gezo a tenté le rapprocher du couple Zomadonu-Ninsuhwe, principal culte royal du Danxomε. Il a, en effet, créé un lien sympathique et d’interdépendance entre les deux familles de vodun. Dorénavant, les grands rituels de Zomadonu-Ninsuhwe se font accompagner de ceux du Sakpata dont le rôle dans ce contexte-ci consiste à purifier les lieux de déroulement des cérémonies dédiées à la famille jumelée. En témoignent la surveillance et la protection du Nyikpa, couvent ponctuel et en pagne pour cacher une phase de procession de sacrifice de bœuf à Zomadonu, confier aux adeptes de Sakpata. Aussi, des processions de Sakpata interviennent désormais pour mettre fin aux cérémonies Ninsuhwe dans l’accomplissement du rôle purificatoire.

Toutefois, le Sakpata fait montre d’une autosuffisance. Il s’oppose farouchement, en effet, à ce que des processions Zomadonu-Ninsuhwe soient associées aux rites à lui dédier personnellement.

L’entremêlement du Sakpata à une autre famille de divinité reste cependant très plausible à l’égard de Xεbioso. Bernard MAUPOIL nous le confirme si bien lorsqu’il soutient avec preuves à l’appui que ces cultes « sont deux vodun indépendants, en apparence du moins, mais dont certaines attributions se parentes : c’est ainsi que l’on trouve, parmi les attributs de Sakpata, do-so, le tonnerre du trou (donc de la terre) qui tue êtres et plantes après avoir émis un grondement ; et, parmi

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les attributs de Xevioso, la maladie éruptive contagieuse, ji-nu (chose d’en haut), comparable à la variole. »2

De leurs côtés M. et F. HERSKOVITZ rapprochent les deux Dieux dans un contexte plus légendaire que littéraire, plus mythique que véridique. Traduisant, en effet, le Sakpata sous un paronyme insignifiant, ils expliquent que « Sagbata, l’aîné de Mawu-Lisa, fut envoyé à ce titre sur terre pour la gouverner. Mais il n’y parvint pas sans l’une de ces querelles courantes chez les dieux et chez les hommes, disent les Dahoméens…

Dans la partie inférieure de l’univers, Sagbata s’était érigé en roi ; et comme il était riche, les gens étaient heureux…

(L’oiseau Otutu est chargé, à la suite d’une querelle entre Sogbo et Sagbata, d’une commission pour le premier.)

‘’A peine l’oiseau eut-il pris son essor qu’il se mit à chanter d’une voix que Sogbo reconnaît aussitôt : ‘’ Aï (Sagbata) m’a chargé d’un message pour vous…’’

‘’Sagbata, la variole, figure dans tous les chœurs des voduns. Il est le fétiche du sol ‘’aikungbanvodun’’…

‘’En effet, les hommes doivent ‘’honorer’’ la Terre, car, par ses richesses, elle rend la vie humaine possible, et ils doivent ‘’honorer’’ le Tonnerre car ces dieux envoient la pluie fécondante… Quoi de plus juste, dit le Dahoméen ? Sagbata qui nourrit l’homme en lui donnant maïs, mil, et toutes les autres graines de la Terre, le punit quand il l’offense en faisant ‘’apparaitre sur sa peau le grain qu’il a mangé’’…

Ces divinités (de la Terre) en tant que Panthéon, jouent deux rôles essentiels : donner à l’homme sa nourriture, et gouverner le monde où il vit, y rendant la justice par le jeu de la récompense ou du châtiment.»3

En réalité, ce dont la polémique se fait moins réside dans la méconnaissance pendant longtemps du Sakpata par l’humanité. Il lui s’est tardivement révélé dans le massif des quarante-et-une collines de la région maxi au Nord du Centre-Bénin : précisément sur le territoire de l’ancien royaume Idacha francisé en Dassa.

Les adeptes se font appeler du nom générique Nago ou Anagonu en souvenir de ce point de départ. A un certain degré d’initiation, ils en adoptent également le dialecte dans le même but. Outre les aspects linguistiques, ceci reste une formule idéale de conservation de l’histoire et du patrimoine oral. Ce dont aucun doute ne plane, c’est ainsi l’origine yoruba du Sakpata. Que ce soit le nago ou le idacha, ils s’agissent bien de parlers yoruba.

A propos de la genèse proprement dite, la légende rapporte qu’un chasseur aurait tué à une époque immémoriale un animal à corne, à physionomie et à pelage inconnus au ban et l’arrière-ban. L’on a ôté au quadrupède sa corne avant de l’enterrer. L’oracle indiquera bien plus tard qu’il s’agissait-là du Sakpata qui se serait ainsi manifesté pour la première fois aux hommes.

Au XIXème siècle, lors d’une guérilla tribale et esclavagiste conduite dans la région par le roi Gezo (1818-1858), cette corne a été prise et amené à Abomey où elle sera finalement enterrée au quartier Azali. Au lieudit a été aussitôt bâti le siège et principal couvent Sakpata du Danxomε : la maison Michoai (on partira tous) déformée aujourd’hui en Michai.

Toutefois, ce culte fut déjà autrefois introduit infructueusement dans ce même Abomey. Courant le début des années 1700, des adeptes en transe y ont été retrouvés et dirigés vers le palais Danxomε-Honmε. Devant leur refus catégorique de se prosterner au roi Akaba (1685-1708) sous prétexte qu’ils incarnaient le Dieu de la Terre et qu’ils ne pouvaient donc logiquement s’incliner à un autre

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maître sur cette terre, ils ont été menacés de peine de décapitation. Pour se tirer d’affaire, ils ont dû obéir tout en rendant la cour royale responsable des déconvenues qui en découleraient. Paradoxalement, une épidémie de variole a commencé les jours suivants. Terriblement sévissant, elle n’a pas écarté la cour. Dans cette foulé, le souverain a lui de même contracté la maladie. Ses proches l’ont aussitôt isolé pour mieux s’occuper de lui, mais malgré les soins intenses, il a succombé en 1708 à un moment où la capitale du royaume était sous une attaque guerrière des Wemεnu (riverains du fleuve Ouémé). Pour faire d’économie de vérité sur cette mort ‘’déshonorable’’, il sera annoncé au peuple, à la fin du conflit, que le roi aurait disparu de bon gré, grâce à ses pouvoirs surnaturels, pour se rendre dans l’au-delà.

Tasi Hangbe (1708-1711), sœur jumelle du monarque défunt, a pris la succession de son frère. L’une de ses premières décisions a consisté à venger la mort de son prédécesseur en bannissant le culte du Danxomε, exilant même le clergé hors de la capitale.

Les efforts consentis par les rois Agaja (1711-1742) et Agonglo (1789-1797) pour permettre le rétablissement du clergé et l’installation officielle du culte à Abomey se sont heurtés à des obstacles. Pire, beaucoup apprécierons la position que la reine a faite prendre au royaume. Pour avoir échappé de justesse au même sort qu’Akaba, le monarque Adandozan (1797-1818) a lui particulièrement défendu cette cause, faisant une rupture à la politique de son père Agonglo déjà prêt à donner de grâce aux ecclésiastiques avant que la mort ne le surprenne.

C’est vrai que de tel bannissement du culte Sakpata n’était pas l’apanage du seul Danxomε. Son adoration a été aussi prohibée en 1884 à Abéokuta au Nigéria pour des raisons similaires.

Présentant le contexte général au Danxomε, le Docteur Didier HOUENOUDE nous rejoint lorsqu’il remarque que « l’autorité de la dynastie régnante du Danxomè a plusieurs fois été remise en cause par le clergé de Sakpata. Les souverains du Danxomè supportaient mal que leur légitimité fut menacée par une divinité dont ils n’arrivaient pas à contrôler les adeptes. Considéré comme le maître de la terre, Sakpata n’avait en effet aucun compte à rendre aux rois du Danxomè. Pour ces derniers, il ne pouvait y avoir deux maîtres pour un même royaume, d’autant plus que Sakpata avait plusieurs fois frappé dans le royaume, décimant l’armée des rois, tuant au sein même de la famille royale par l’intermédiaire d’épidémies de variole. Or le droit de vie et de mort était un privilège royal que s’arrogeait la divinité de la terre. La solution pour les souverains du Danxomè fut de bannir et d’exiler la divinité et son clergé hors de la capitale où siégeait le gouvernement.»4

Il a fallu Gezo pour trouver un terrain d’entente avec les gourous de Sakpata pour qu’aux lendemains de la guerre contre Dassa, la divinité soit à jamais implantée dans le royaume. Mais très prudent, il a d’abord obtenu des fidèles des concessions pour qu’ils ne s’emmêlent pas au pouvoir royal et politique. Cet accord n’empêche néanmoins les adeptes en transe d’user des satires violentes, pleines d’ironies humoristiques pour dénoncer les bavures et faiblesses du régime, les mauvaises pratiques socioculturelles dont notamment les tabous inopportuns.

De toute façon, le culte Sakpata est de nos jours très développé sur le Plateau d’Abomey. Il y dispose de nombre de couvents et temples. Les plus célèbres sont entre autres Michai et Hunzinmє à Azali ; Hundego, Misinhun, Tesitin, Ganmugnanmu et Anagokō à Hunli ; Adōhwan à Kpεtεkpa ; Wanfonde à Adandokpoji ; Akpōlozun, Ganku et Degui à Ahuaga, Axinajε à Agbangon, etc. Les adeptes ont la liberté de les fréquenter sans discrimination même si chacun est tributaire d’un seul temple conventuel.

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