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L'ÉDUCATION ET SON CLIMAT

SUZANNE PESET

L'ÉDUCATION ET SON CLIMAT

Collection « Points d ' A p p u i »

LES É D I T I O N S OUVRIÈRES 12, A v e n u e S œ u r - R o s a l i e , PARIS (13e)

DANS LA MEME COLLECTION :

Origine et destin de la vie, par F.-M. BERGOUNIOUX. Let- tre-préface de Mgr GARRONE, archevêque de Tou- louse.

La Politique selon Jacques Maritain, par Henry BARS. Préface de Jacques MARITAIN.

Personnes et politique, par M.-J. GERLAUD. Préface de Paul BARRAU.

Chercher la vérité, philosophie de toujours, par René BISSIÈRES. Préface d'Etienne BORNE.

La quantité humaine, par Pierre IDIART.

EN PREPARATION :

L'Homme normal (éléments de biologie humaniste et de culture humaine), par le D Paul CHAUCHART, di- recteur à l'Ecole des Hautes Etudes.

Tous droits réservés pour tous pays © 1962 by Les Editions Ouvrières, Paris

Imprimé en France Printed in France

A Thérèse et Jean-Marie.

S.P.

INTRODUCTION

L'éducation, c'est une direction et une aide que nous apportons à l'enfant tout au long de sa croissance, en vue de le rendre apte à assumer les charges et les res- ponsabilités de la vie d'adulte, et de l'orienter vers un perfectionnement continuel de sa personnalité.

On a souvent tendance à s'en tenir à une définition plus restrictive, qui ne voit comme but à l'éducation que l'ac- quisition progressive, par l'enfant, d'un comportement d'adulte normal, bien adapté à la vie sociale. Ce qui est évidemment indispensable mais non suffisant, laissant un peu trop supposer qu'on assimile pour l'homme la no- tion d'être adulte à celle d'être achevé, stabilisé, parfait. Il y a là une inconséquence, car nous savons bien qu'à tout âge la condition humaine est celle d'une conscience en lutte contre la tentation ou le déséquilibre, parfois vic- lorieuse, parfois vaincue, quoique toujours capable de redressement. Mais on fausse aussi la conception péda- gogique à sa base même, car si l'éducation prétend for- mer des individus parfaits, elle est à coup sûr vouée à l'échec.

Une vie pleinement humaine, telle que l'éducation doit y préparer les jeunes, ne peut se concevoir sans une ascension continue vers un « plus-être » dans la connais- sance et l 'amour qui, au delà de l'âge adulte, se poursui- vra jusqu'à la fin de leur existence.

UN CHAMP D'EXPERIENCES DES METHODES EDUCATIVES

Il ne se passe pas de jour où, dans les quotidiens, les revues et les livres, ne soient posés ou discutés les problè- mes éducatifs. L'enfance et la jeunesse préoccupent plus que jamais les moralistes, les médecins, les biologistes, les psychologues, les législateurs, les écrivains.

Devant tant d'opinions autorisées, une mère de famille ne se sent pas sans timidité : son titre, après tout, est modeste. En face de brillants états-majors, elle éprouve un peu l'impression d'être la piétaille.

Mais justement, la piétaille peut avoir quelque chose à dire : en fin d'action, c'est par sa position que se dé- finit le succès ou l'échec. C'est elle qui témoigne, et c'est un témoignage qui sera présenté ici. Car, en vérité, c'est pour nous que travaillent tous ces spécialistes : peut-on affirmer qu'un procédé éducatif soit probant et fécond tant qu'il n'est pas exploité par une majorité de pa- rents ? N'oublions pas qu'on considère maintenant que l'être humain acquiert avant cinq ans ses meilleures pos- sibilités de devenir un adulte réel, et non un personnage infantile qui n 'aura d'adulte que le nom, une certaine instruction, et l 'apparence physique. Or, jusqu'à cinq ans il dépend presque en totalité, éducativement parlant, de ses parents, et surtout de sa mère.

C'est donc à nous, les parents, qu'il revient par priorité

d'apprécier ]a valeur et l'opportunité de telle ou telle méthode éducative. Tâche difficile et complexe.

On a tendance à tenir insuffisamment compte des dif- ficultés inhérentes à la vie familiale, en ce qui concerne l'éducation. On se base, pour juger des méthodes, sur l'expérience des spécialistes de l'enfance, qui obtiennent d'excellents résultats dans leur jeune clientèle. Devant l 'inaptitude des parents à les égaler, on évoque des inci- dences sentimentales, ou encore l'ignorance, le manque de jugement, d'équilibre personnel et de volonté, toutes défi- ciences souvent indéniables. Mais comment expliquer, alors, que ces mêmes spécialistes se trouvent obligés de reconnaître que les succès qu'ils obtiennent professionnel- lement s'arrêtent en général au seuil de leur foyer ? et qu'ils demeurent déconcertés et impuissants devant ce seul enfant qui leur résiste, le plus inconnu de tous, le leur ?

Si eux-mêmes ne peuvent venir à bout de ces difficul- tés que présente l'éducation dans le cadre familial, serait- ce que leurs méthodes cesseraient d'y être valables ? Et devant cette contradiction, peut-on reprocher aux parents de se montrer plus que réticents devant les conseils don- nés ? « Médecin, guéris-toi toi-même », pensent-ils.

Disons donc que les résultats obtenus avec les enfants des autres, quelque satisfaisants qu'ils paraissent, ne peu- vent être convaincants pour l'ensemble des parents tant que la preuve n'est pas administrée qu'ils sont aussi ap- plicables et appliqués chez lui par celui qui les re- commande.

Tout d'abord parce que, trop souvent obtenus sans la famille ou contre elle, ils ne sont que des mesures de sauvetage dans lesquelles l'entourage de l'enfant ne joue pas le rôle prépondérant qui doit, normalement, être le sien. Les effets fâcheux des carences parentales sont atté- nués ou corrigés, mais cette carence persiste. Un bon nom- bre de composants affectifs qui devraient tenir une place

importante dans la vie enfantine sont escamotés ou déviés l'autorité réelle et certains sentiments primordiaux (con- fiance, reconnaissance, admiration, affection) étant détour- nés vers l 'éducateur que l'enfant est tenté de juger supé- rieur à ses parents.

Ensuite, toute éducation ou rééducation donnée par un étranger n'est que fragmentaire. Certes, un maître, un psychologue, un médecin peuvent exercer une influence importante, mais celle-ci est occasionnelle et momentanée. Il lui manque la continuité. Il lui manque aussi tout le contexte sentimental qui fait des rapports parents-enfants une situation absolument originale et inimitable. Enfin, la vie ultérieure de l'enfant échappe en grande partie, parfois totalement à ces éducateurs. Ils peuvent juger des résultats immédiats et apparents de leur action, plus dif- ficilement de ses conséquences lointaines, pratiquement pas de ses répercussions profondes, et celles-ci sont par- fois inattendues.

Seule, par conséquent, la famille peut être un vérita- ble « banc d'essai » pour les méthodes éducatives. Car c'est seulement dans ce milieu naturel de l'enfant que l'influence des adultes s'exerce de la façon à la fois la plus précoce, la plus importante en durée, la plus in- dispensable et la plus malaisée. Et s'il paraît plus facile d'élever les enfants des autres que les siens propres, c'est parce que la vie familiale ne laisse place à aucun camou- flage de la conduite : l'enfant nous voit à tout moment, et rien ne lui échappe de notre comportement. Il nous juge. Il nous devine. Or, nous ne pouvons pas être parfaits, et nous ne devons pas, non plus, nous tromper sur l'essentiel, sous peine d'échouer. Un spécialiste peut échouer, car nul n'est infaillible, mais il ne le paiera pas, comme nous, par des années de désillusion, de souffrance et de déses- poir. Il peut aussi utiliser un ensemble de procédés ; à nous c'est une conduite cohérente et continuellement adap- tée qui s'impose. Qui nous l'indiquera, compte tenu pour

chacun de nous, et pour chaque enfant, des faiblesses individuelles, des ignorances, des difficultés matérielles et morales qui nous accablent, particulières à chacun de nous ?

Alors, l'éducation, c'est toujours l'aventure. Non pas l 'aventure spectaculaire et fracassante, mais — plus redou- table — celle que la nature met en nous, qui se cache dans tous les êtres et sous le calme apparent des choses, mais qui se dévoile dès que nous cessons de regarder à travers nos préjugés et nos habitudes, dès que nous pensons à revenir sur les problèmes dont nous croyions connaître les données et que nous tenions pour résolus, dès que nous entreprenons d'ébranler les cadres pour voir de quoi ils sont faits. Dès que nous avons résolu d'exiger de nous une loyauté intérieure inflexible et une intransigeante responsabilité.

Tous les praticiens, tous les théoriciens de l'éducation peuvent nous aider ; en dernier ressort c'est nous, les parents, qui sommes responsables ; c'est à nous, en défini- tive, qu'il revient de compter, de juger et de choisir les chemins, c'est à nous de tenir solidement le secret lien sans lequel il n'est que juxtaposition ou succession de mé- thodes, mais non cette synthèse que doit être une véritable éducation.

A nos risques et aux risques de l'enfant que nous ai- mons.

Tous ceux qui ont vécu une aventure ont des conclu- sions à en tirer, qui peuvent être utiles à d'autres. Tel a été notre dessein en entreprenant cet essai. Qu'on veuille bien nous excuser d'en exclure les détails trop personnels. Mais, comme on devine à la verdeur de la campagne que l'eau vive court parmi ses herbes, nous espérons que le lecteur percevra, sous la transparence des mots, un cou- rant de vie et de joie, l'évocation d'une expérience heu- reuse qui nous a semblé justifier notre désir de convain- cre.

L A P U I S S A N C E I N C O N N U E

« La Femme et l 'Enfant », chapitre sentimental, atten- drissant, un peu mièvre, souvent agaçant, voire exaspé- rant de la vie masculine.

L'homme créateur, porté vers l'action, fier de son in- telligence, de sa virilité et de sa force précaire, vit tendu vers l'avenir : il œuvre pour lui. Et l 'avenir est dans sa maison : c'est l'enfant que berce sa femme, et l 'enfant seul, qui en dira le dernier mot. C'est dans les forces poten- tielles de l'enfance qu'est inscrite l'évolution de notre monde, et c'est dans la mesure où nous saurons favoriser le développement du meilleur de ces forces que sont inscrites certaines de nos plus grandes responsabilités. Il ne nous reste qu'à apprendre à lire.

L'ENFANT DANS LA VIE DU MONDE

Pourrons-nous faire cet effort tant que nous ne saurons situer l'enfant à sa place réelle dans la vie du monde, et par conséquent dans notre vie ?

Qu'on en finisse une fois pour toutes avec cette no- tion stupide et triviale du « bébé tube digestif » que la mère peut, par conséquent, confier à quelqu'un d'autre le soin de remplir. Que le père, imbu de préten-

dues supériorités viriles, cesse de se croire autorisé à déclarer que c'est seulement à un, deux, cinq, dix ou quinze ans que l'enfant devient intéressant. Parce que cela est faux. Parce que c'est dès la naissance que dans le petit de l'Homme s'incarne une force spirituelle dont on ignore les limites et qui lui donne droit non seulement à la présence, à l 'amour et au secours de ses deux pa- rents, mais encore à leur intérêt intelligent et à leur respect.

Ces vérités commencent à cheminer, éclairées par les découvertes de la biologie et de la psychologie, imposées aussi aux consciences par les graves perspectives qu'ou- vrent les rapports entre la morale et le progrès techni- que. Si l 'enfant préoccupe notre époque plus qu'il ne l'a fait à aucun moment de l'histoire, n'est-ce pas que nos contemporains, effrayés de leurs redoutables victoires sur la matière, sentent moins confusément qu'autrefois que, selon ce qu'ils feront de leurs enfants, le monde ira vers un progrès à peine concevable ou se désagrégera dans le chaos ? Serait-ce que la nature, habile à déjouer ce qui contrarie son élan vers la vie, préparerait en nous-mêmes un contre-poison au mal causé par notre matérialisme. ?

Derrière le travail de recherches et de protection dont l'enfant est l'objet, derrière l'inlassable curiosité de beau- coup de gens pour les problèmes éducatifs, derrière même des attitudes affectives faussées ou inconsidérées, ne peut- on pas entendre la voix impérative d'une espèce qui ne veut pas mourir mais qui cherche, au contraire, à se perfectionner elle-même, indéfiniment ?

Et pourtant, les sociétés modernes qui ont découvert l 'enfant lui font du mal : les méthodes d'éducation ont progressé en principe, mais sont souvent appliquées dan- gereusement et, d'autre part, certaines idéologies, certains usages, le progrès matériel même font courir à l'enfant les plus graves risques physiques et moraux. C'est que,

si nous pressentons la grandeur de l'enfance, nous n'en sommes pas encore à la comprendre.

Comment y arriverons-nous ? Tout d'abord en la replaçant en pensée dans le grand

mouvement de la vie d'où l'exclut notre orgueil d'adulte : inséparable de la mort, la naissance s'enchaîne avec elle dans cette évolution qui, depuis l 'aurore des temps, conduit le monde vers des destinées plus spirituelles. Et malgré cela l'adulte oublie le vieillard, le malade, et méprise l'enfant. Que cherche-t-il donc à fuir en ne leur accordant qu'une pitié, une aide sentimentale, une charité plus ou moins de commande ? Peu importe, mais il méconnaît en tout cas qu'ils témoignent de l'histoire du monde, cette histoire qui correspond pourtant à la manifestation pro- gressive de l 'Esprit à travers la matière, de son Incar- nation.

Nous connaissons de mieux en mieux comment, malgré bien des échecs apparents et des reculs provisoires, la vie a finalement abouti à l'apparition de l'homme, et, chez l'homme, à une cérébralisation de plus en plus in- tense (1). Elle l'a doté de facultés spirituelles extraordi- naires dont un bon nombre, sans doute, lui sont encore inconnues. Et, pour le pousser au progrès, elle l'oriente inflexiblement vers la recherche du bonheur.

Il est permis de croire que cette marche en avant se poursuit encore. Laissons les esprits chagrins, défaitistes et stériles se reporter vers le passé comme vers un idéal perdu et déplorer une prétendue dégénérescence de notre espèce. Ces contempteurs du présent sont de tous les temps : ils abondent heureusement plus en références his- toriques d'une interprétation discutable qu'en arguments scientifiques. Que se manifestent en certains lieux, à certaines époques ou dans certaines races des indices de dégénérescence est indéniable ; mais il n'en est pas moins

(1) Cf. Pierre Te i lhard de Chard in , Ed. du Seuil.

vrai que la science, étudiant l'évolution du monde depuis ce chaos inorganisé qu'évoque la Bible, constate que celui- ci s'est ordonné peu à peu, comme pour préparer l'appa- rition de la vie végétale, puis celle de la vie animale en laquelle se devine déjà une trace d'intelligence, puis celle de l'homme.

Et voici que l'homme, bénéficiaire de cette évolution, en devient maintenant l 'instrument : il a, si l'on peut dire, relayé la nature en la dominant, il la continue dans son élan et, davantage dégagé des servitudes matérielles, il se découvrira de plus en plus disponible pour toutes les for- mes de progrès intellectuel et spirituel. Toutes les sortes de connaissances et d'arts sont à sa portée grâce au livre, à la presse écrite, parlée ou « visionnée », au cinéma, au disque. L'automatisation de son travail lui donnera des loisirs de plus en plus nombreux qui lui permettront de profiter de ces chances magnifiques. Enfin, on devrait normalement pouvoir espérer que les progrès de la tech- nique et une meilleure administration des biens de la planète mettront un jour toute l 'humanité à même de partager équitablement ces biens et qu'il n'existera plus nulle part de ces deshérités manquant du minimum de bien-être nécessaire à la pratique de la vertu (1).

Mais l 'humanité vivra-t-elle ce jour ? Elle a toujours paru vouloir se dévorer elle-même. Et que dire aujour- d'hui, alors que quelques-uns, encouragés par l'ignorance ou la veulerie de presque tous les autres, ont entrepris d'expérimenter de manière inconsidérément criminelle les possibilités de la désintégration atomique, au risque de provoquer chez nos enfants cette fameuse dégénérescence qu'on affirme tant redouter ?

Qui de nous n'est plus ou moins coupable en cela ? Si l 'homme a cherché le progrès, c'est parce que celui-

ci était lié dans son esprit à l'idée de bonheur, et parce

(1) Cf. encyclique Rerum Novarun.

qu'il y voyait un moyen de lutter contre la souffrance et la mort. Malheureusement, nous savons trop bien que la conception du bonheur est plus ou moins viciée en la presque totalité des hommes. Il n'est pas besoin d'en connaître beaucoup, il suffit de s'étudier un peu soi-même pour juger de notre inaptitude à créer ce bonheur et à en profiter quand il nous est départi ; pour reconnaître cette maladie que nous avons tous plus ou moins d'em- poisonner notre existence et celle des autres par l'inquié- tude, le désir ou la faute ; d'aller contre le plan de la nature en refusant le bonheur qui est à notre portée, le cherchant dans les plaisirs et les vices où il ne peut être ; de compromettre, de détruire celui des autres, vo- lontairement ou non, même lorsque nous les aimons.

Il est courant d'attribuer cette disposition à une fatalité naturelle : « L'homme est ainsi fait, dit-on, il se fera tou- jours du mal et en fera toujours aux autres ».

Mais ne pourrait-il pas en faire beaucoup moins ? Nul ne connaît l'avenir, nul ne peut affirmer ce que l'homme, plus tard, sera ou ne sera pas, ce qu'une meilleure con- naissance, une meilleure utilisation de ses facultés et une certaine évolution de sa nature, même, pourront faire de lui. Mais nous savons déjà que ses propres souffrances autant que celles qu'il inflige aux autres ont souvent leur origine dans une blessure psychique, infligée presque tou- jours pendant sa petite enfance par des personnes géné- ralement inconscientes du mal qu'elles lui faisaient.

On sait que cette influence du psychisme est telle qu'elle n'engendre pas seulement des souffrances morales, mais aussi des douleurs physiques et des maladies organiques véritables : et parmi ces maladies, il en est même dont on croyait autrefois la cause entièrement matérielle (ma- ladies infectieuses, accidents). C'est pourquoi se développe de plus en plus la médecine dite « psychosomatique » pour laquelle la maladie est toujours liée à un trouble profond de la personnalité. Dans sa lutte contre la dou-

leur, le médecin lui aussi tend à se dégager de la matière pour mieux la dominer ; et si la douleur physique recule, ce n'est pas seulement grâce à des moyens matériels comme l'anesthésie, l'analgésie ou les tranquillisants, mais pa r une meilleure connaissance des pouvoirs de l'esprit. Dans cet ordre d'idées, l'accouchement dirigé marque un progrès décisif. Il abolit rarement toutes les douleurs de la parturition. Mais il démontre que la suggestion, la peur et l'ignorance les multiplient et les intensifient démesuré- ment, puisque la connaissance exacte du processus et un peu d'entraînement physique et mental les ramènent à leurs justes proportions, presque toujours supportables, et peuvent aller jusqu'à les supprimer complètement.

L'ENFANT, HÉRITIER DES FORCES INCONNUES

Nous sommes ainsi convaincus que nous ignorons en- core beaucoup de nous-mêmes, à commencer par les sources du mal et de la souffrance que nous découvrons en nous et l'action que nous pouvons exercer sur elles. Mais nous sommes partis sur une voie déjà entrevue par les initiés de certaines religions : nous pressentons que nous avons beaucoup à apprendre sur nos richesses in- térieures. Après avoir poussé très loin l'étude de la ma- tière, nous découvrons peu à peu que la science de l'ave- nir pourrait bien être la connaissance de nous-mêmes. C'est pa r elle que nous serons enfin en possession des forces positives susceptibles de nous aider à triompher du mal et de la souffrance, dans une mesure qui dépasse de beaucoup ce qu'on peut actuellement concevoir.

Si ces forces sont restées inconnues jusqu'ici, c'est en partie parce que l'on manquait de moyens d'investigation. C'est aussi parce que, hantés par la nécessité de survivre dans des conditions difficiles, nos ancêtres s'orientèrent d'abord vers la recherche de leurs intérêts matériels et

l'étude de l'ambiance qui pouvait les favoriser ou les contrarier. La découverte de certaines de nos forces inté- rieures ne pouvait venir qu'après coup.

Pourtant, si ces trésors que nous possédons sont restés enfouis, ils ne sont pas perdus pour autant : comme nous les avons reçus, nous les avons transmis à nos enfants. C'est notre rôle d'aider ceux-ci à en tirer parti.

Ainsi comprise, l'éducation nous met dans une situation paradoxale : celle d'un maître qui se trouve devoir ensei- gner ce qu'il n'a pas su apprendre. Et il ne s'agit pas d'une situation transitoire : si nous acceptons l'idée que l 'humanité devra toujours chercher à se perfectionner, nous sommes bien obligés de convenir que les enfants dépasseront leurs parents et, par conséquent, que ceux-ci ne pourront plus jamais se complaire dans l'illusion de leur supériorité.

Avouons qu'au moins une constatation devrait nous inspirer de la modestie et un peu de défiance de nous : notre enfant est pour nous un inconnu, autant pa r sa constitution que par ses forces potentielles. Il ne sera pas cet être supérieur à nous que nous devons espérer qu'il soit si nous ne savons pas découvrir et cultiver en lui ces forces que d'autres ont méconnues en nous. Pour cela, il nous faut prendre en face de cet inconnu l'attitude rai- sonnable devant tout inconnu, la seule qui puisse conduire l'esprit humain aux découvertes : une attitude observa- trice, réceptrice, dépourvue de préjugés et d'orgueil.

On peut dire, sans crainte de se tromper, que l'attitude habituelle de l'adulte en face de l'enfant se situe exacte- ment à l'opposé.

Sans en énumérer les nombreuses et souvent plausibles justifications, bornons-nous à rappeler que le but même de l'éducation n'a jamais été et n'est encore habituellement que la meilleure adaptation possible de l'enfant à un état social donné, son développement personnel ne venant qu'au second rang. Suivant les sociétés et les époques, des possi-

bilités plus ou moins grandes sont laissées à ce dévelop- pement, pouvant osciller au gré des circonstances d'une relative liberté à un total esclavage moral. Mais toujours a persisté cette idée que l'enfant doit s'adapter au milieu, celui-ci étant donc considéré comme parfait a priori.

Les méthodes ont varié autant que les principes, mé- thodes plus ou moins empiriques en dépit de quelques excellents théoriciens et, plus récemment, de remarqua- bles novateurs. Allant de l'extrême sévérité à l'excessive indulgence, de la carotte de l'âne à l'application de la trique, elles eurent toutes leurs partisans, leurs échecs, et parfois leurs réussites, tenues pour telles souvent dans l'ignorance des véritables résultats qui eussent pu être ob- tenus. Mais les unes et les autres partaient de cette même conviction que l'adulte, c'est-à-dire l'être humain censément arrivé à son point maximum de développement, ayant triomphé de l'ignorance et de l'erreur, détenant de ce fait la valeur morale, la science et l'autorité, est en tout, par définition, l'exemple et le maître de l'enfant qui, lui, est ignorant et constitutionnellement porté au mal. C'est donner trop à l 'un et trop peu à l'autre.

Le malheur est, en effet, que l'adulte est loin de cor- respondre à cette belle définition qu'il prétend imposer à l'enfant.

Tout le monde est d'accord là-dessus d'ailleurs : il n'est personne parmi nous qui ne soit capable de juger ses contemporains pour ce qu'ils valent, à défaut de se juger équitablement soi-même. Mais l'enfant est hors de la loi commune, et, sous peine de lèse-majesté — c'est-à- dire de ce qu'on appelle manque de respect envers parents et maîtres —, il doit être assez aveugle et sourd, avoir un tempérament suffisamment hypocrite et souple ou se montrer assez dépourvu de jugement pour accepter de reconnaître que le noir est blanc, que le faux est vrai, et que l'adulte est parfait.

Cette déformation du jugement imposée à l'enfant trouve

en nous sa regrettable origine : nous ne sommes que trop portés à nous croire parfaits, et l'exercice d'un pou- voir quelconque tend à développer cette disposition. Mais les conséquences de cette erreur initiale sont aussi redou- tables pour nous que pour l 'enfant : celui qui se croit parfait s'interdit, par définition, tout progrès.

J'ai souvent eu l'occasion de le constater, au cours de l'exercice de ma profession d'assistante sociale : les ren- seignements administratifs étaient toujours bien accueillis par les familles que je visitais ; les conseils ménagers et d'hygiène demandaient à être exprimés avec diplomatie ; quant aux conseils sur l'éducation, malgré la conviction et le soin que j'aie pu prendre pour les présenter, j'en suis encore, dans mes moments de pessimisme, à me de- mander s'ils ont été quelquefois sérieusement suivis, sauf dans quelques familles d'un niveau mental dépassant la moyenne. Pour les autres, il ne s'agissait pas d'une atti- tude de circonspection, non seulement explicable, mais souhaitable devant des indications qui, après tout, n'avaient pas à être acceptées les yeux fermés. Non, il n'était pas d'hommes ou de femmes, si ignorants, si peu intelligents, si dépravés mêmes fussent-ils, qui ne se crus- sent parfaitement capables d'élever leurs enfants, même lorsque ces derniers leur étaient manifestement supérieurs en qualités de cœur et d'esprit.

« MOZART ASSASSINÉ ! »

Dira-t-on que l'échec leur infligeait d'éclatants démen- tis ? Certainement pas, puisque, comme toujours, l'enfant était automatiquement tenu pour responsable.

En résumé, sur ce point, les conclusions de Montes- sori (1) gardent toute leur valeur : face à la faiblesse de

(1) Mar ia Montessor i : L ' E n f a n t , Desclée de Brouwer.

l'enfant, sûr de ne pas pouvoir être contredit par lui, l'adulte s'enorgueillit de ce qu'il croit être sa propre perfection, l'écrase de sa puissance et lui propose un exem- ple dont il ignore la fréquente nocivité. C'est évidemment par ces moyens que dans la plupart des cas on réussit à couler les jeunes dans le moule qui convient à leur entourage, à les « former » — ou à les déformer — lors- qu'ils ne se révoltent pas plus ou moins consciemment.

On parvient ainsi, il faut en convenir, à leur inculquer un certain nombre d'habitudes respectables, leur trans- mettant le meilleur de notre propre acquis. Malheureu- sement, ils héritent en même temps de nos défauts, de nos erreurs et de nos désillusions. Pis, nous complaisant dans notre peu de valeur sans chercher si l'enfant ne serait pas capable de faire mieux que nous en faisant autrement, sans essayer de deviner si, par hasard, nous n'étouffons pas en lui quelque chose qui nous aurait dé- passé, par orgueil et par manque d'imagination nous ne l'adaptons que trop bien à notre monde sclérosé. En fai- sant de lui l 'héritier de nos préjugés et de nos rancunes, nous aurons détruit des richesses irremplaçables, tué une chance qu'avait l 'humanité de progresser.

« Mozart assassiné !» (1) s'exclame Saint-Exupéry de- vant l'adorable gosse polonais dont il prévoit qu'il est destiné à s'enliser dans le flot vulgaire, abruti, aveuli et lamentable d'une masse d'immigrants...

Mozart assassiné ! Mais tous les jours, et pas seulement chez les pauvres gens, hélas ! c'est avec Mozart, avec Michel-Ange, avec Pascal ou saint Vincent de Paul, notre propre avenir qui est méconnu, saccagé, et qui pourtant ressuscite par chaque enfant nouveau-né.

(1) Saint-Exupéry : Terre des hommes.

LA RECHERCHE

Mettons donc enfin l'enfance à sa place : celle d'une puissance immense et inconnue qui, plus que n'importe laquelle des grandes forces que nous sommes si fiers de découvrir et d'utiliser, commandera au monde futur. S'il en est ainsi — et qui peut affirmer le contraire ? — de- vant le monde tel qu'elle l'a elle-même recréé, et qu'elle peut à chaque instant le détruire, il ne reste à l 'humanité qu'une seule chance : réussir à se surpasser en acceptant, en voulant que ses enfants la dépassent.

En acceptant d'abord de les connaître. E n acceptant cette idée que si le plus grand savant ne croit pas se diminuer en effectuant lui-même certains travaux maté- riels humbles et minutieux qui serviront sa recherche, nul homme, nulle femme n'a le droit de se croire supé- rieur aux modestes tâches qu'exigent les besoins corporels et spirituels d'un petit enfant.

Au-delà de nos préjugés, de nos routines et de notre orgueil, partons à la découverte de l'enfance.

D ' A U T R E S C H E M I N S

UN EXAMEN DE CONSCIENCE

La première fois que je m'avisai de juger de mes qualités d'éducatrice, ce fut... à cheval.

L'étude de la psychologie humaine et celle de la psy- chologie animale sont intimement liées et progressent l'une par l'autre.

Parlant précisément du cheval, on sait maintenant que, s'il obéit mal, il s'agit moins de penser « mauvaise vo- lonté » ou « vices » que de chercher à établir dans quelle mesure trop d'exigences, un manque de précision dans le commandement, un déséquilibre du cavalier n'en sont pas la cause ; à moins qu'il ne s'agisse d'un élément pertur- bateur intervenu dans le psychisme de l'animal : fatigue, énervement, frayeur, souvenir de corrections imméritées ou mal comprises, par exemple.

Ce jour-là, faisant travailler un cheval au manège, j'es- sayais de découvrir en quoi je pouvais être responsable d'une série de défenses qu'il venait de m'opposer lorsque je m'arrêtai brusquement, frappée du contraste entre la patience que je déployais envers lui et l'irritation mal contrôlée que provoquait immanquablement en moi l'in- subordination de mes enfants.

Je commençai à en chercher la raison, car il m'appa- rut déraisonnable de traiter moins bien mes enfants que mon cheval.