Leçon 1 - Un effort de poésie

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8/20/2019 Leçon 1 - Un effort de poésie http://slidepdf.com/reader/full/lecon-1-un-effort-de-poesie 1/12 1 Orientation lacanienne III, 4. Jacques-Alain Miller Première séance du Cours (mercredi 13 novembre 2002) I Bonjour ! Vous êtes là pour que je dise quelque chose ? — Je m’en doutais. Bon, allons-y ! Allons-y ! Plutarque — vous le savez ou vous ne le savez pas, vous êtes supposés le savoir — était prêtre d'Apollon, à Delphes. Sanctuaire, on peut encore le visiter, on peut voir encore se lever le soleil sur le site inouï de Delphes. Il y a un hôtel qui a été juste construit au meilleur point de vue. Plutarque est resté près de quarante ans prêtre d'Apollon, à Delphes. Il en a vu, oh oui ! jusqu'à sa mort, dans le premier quart du second siècle. On le donne pour décédé vers 126, disent les érudits, l'année 126 de notre ère. Durant le temps de son long sacerdoce, il composa trois dialogues consacrés aux oracles, dialogues que l'on connaît sous le nom de Dialogues  pythiques, de la pythie. On discute de leur ordre, mais on suppose que le premier fut celui que l'on désigne, en latin — c'est là qu’on a mis tout ça en ordre —, comme le De defectu oraculorum , « De la disparition des oracles ». La disparition des oracles. Ce sont des esprits distingués qui se retrouvent à Delphes. L'un d’eux a visité récemment un sanctuaire lointain dans le désert de Libye — c'était déjà un désert —, le sanctuaire de Zeus  Ammon. Il rapporte que les prêtres, là- bas, avaient remarqué que la lampe du temple qui devait brûler d’un feu perpétuel — comme la flamme du Soldat inconnu sous notre Arc de triomphe, il y a une pratique multiséculaire, la flamme qui ne s’éteint pas, sauf, manque de pot, quand elle s’éteint —, la lampe du temple qui devait brûler d'un feu éternel, eh bien, on avait remarqué qu’elle consommait chaque année un peu moins d'huile. Et donc les prêtres libyens concluaient que chaque année était plus courte que la précédente, ce qui renversait la théorie astronomique même de ce temps-là.  Alors la discussion initiale de ce dialogue porte sur ce point-là : « N'est-il pas ridicule, demande l'un, de partir de faits aussi menus pour chercher des vérités très importantes. Est-ce que pour une mèche de lampe, on va bouleverser le ciel, l’univers, même détruire de fond en comble les mathématiques, pour ce petit détail ? » On discute. Un des assistants argumente, au contraire, que des faits très menus peuvent très bien être le signe de vérités très importantes. Un philosophe discute les causes de la diminution de l’huile consommée par le feu de la lampe. Admettre que les années décroissent en longueur bouleverserait tout l'ordonnancement du ciel, et peut-être est-ce plus simple de supposer que l'air, soit en se réchauffant, soit en se refroidissant, modifie la combustion de la mèche. Ou alors, c'est l’huile qui, d’année en année, n’aurait pas la même qualité —  déflation du bouleversement initial. Mais enfin cette petite discussion de la mèche de la lampe est placée en exergue d’une discussion sur la disparition des oracles, les discussions qui partent d'un fait troublant et qui recherchent des causes. On reste avec ça jusqu’à ce que le philosophe demande aux voyageurs de retour de Libye : « Mais enfin, parle- nous plutôt de l'oracle de ce sanctuaire, car la renommée du dieu de là-bas fut grande jadis, mais elle semble aujourd'hui plutôt flétrie. » Et là-dessus un des assistants objecte : « Il ne convient nullement de nous informer, de discuter les oracles

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1

Orientation lacanienne III, 4.

Jacques-Alain Miller

Première séance du Cours 

(mercredi 13 novembre 2002)

I

Bonjour !

Vous êtes là pour que je disequelque chose ? — Je m’en doutais.Bon, allons-y ! Allons-y !

Plutarque — vous le savez ou vousne le savez pas, vous êtes supposés lesavoir — était prêtre d'Apollon, àDelphes. Sanctuaire, on peut encore levisiter, on peut voir encore se lever lesoleil sur le site inouï de Delphes. Il y aun hôtel qui a été juste construit aumeilleur point de vue.

Plutarque est resté près de quarante

ans prêtre d'Apollon, à Delphes. Il en avu, oh oui ! jusqu'à sa mort, dans lepremier quart du second siècle. On ledonne pour décédé vers 126, disent lesérudits, l'année 126 de notre ère.

Durant le temps de son longsacerdoce, il composa trois dialoguesconsacrés aux oracles, dialogues quel'on connaît sous le nom de Dialogues

 pythiques, de la pythie. On discute deleur ordre, mais on suppose que lepremier fut celui que l'on désigne, en

latin — c'est là qu’on a mis tout ça enordre —, comme le De defectu oraculorum, « De la disparition desoracles ».

La disparition des oracles. Ce sontdes esprits distingués qui se retrouventà Delphes. L'un d’eux a visitérécemment un sanctuaire lointain dansle désert de Libye — c'était déjà undésert —, le sanctuaire de Zeus

 Ammon. Il rapporte que les prêtres, là-bas, avaient remarqué que la lampe dutemple qui devait brûler d’un feuperpétuel — comme la flamme du

Soldat inconnu sous notre Arc detriomphe, il y a là une pratiquemultiséculaire, la flamme qui ne s’éteintpas, sauf, manque de pot, quand elles’éteint —, la lampe du temple quidevait brûler d'un feu éternel, eh bien,on avait remarqué qu’elle consommaitchaque année un peu moins d'huile. Etdonc les prêtres libyens concluaientque chaque année était plus courte quela précédente, ce qui renversait lathéorie astronomique même de cetemps-là.

 Alors la discussion initiale de cedialogue porte sur ce point-là : « N'est-ilpas ridicule, demande l'un, de partir defaits aussi menus pour chercher des

vérités très importantes. Est-ce quepour une mèche de lampe, on vabouleverser le ciel, l’univers, mêmedétruire de fond en comble lesmathématiques, pour ce petit détail ? »On discute.

Un des assistants argumente, aucontraire, que des faits très menuspeuvent très bien être le signe devérités très importantes.

Un philosophe discute les causes dela diminution de l’huile consommée par

le feu de la lampe. Admettre que lesannées décroissent en longueurbouleverserait tout l'ordonnancementdu ciel, et peut-être est-ce plus simplede supposer que l'air, soit en seréchauffant, soit en se refroidissant,modifie la combustion de la mèche. Oualors, c'est l’huile qui, d’année enannée, n’aurait pas la même qualité — déflation du bouleversement initial.

Mais enfin cette petite discussion dela mèche de la lampe est placée en

exergue d’une discussion sur ladisparition des oracles, les discussionsqui partent d'un fait troublant et quirecherchent des causes.

On reste avec ça jusqu’à ce que lephilosophe demande aux voyageurs deretour de Libye : « Mais enfin, parle-nous plutôt de l'oracle de ce sanctuaire,car la renommée du dieu de là-bas futgrande jadis, mais elle sembleaujourd'hui plutôt flétrie. »

Et là-dessus un des assistantsobjecte : « Il ne convient nullement denous informer, de discuter les oracles

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de là-bas, quand nous voyons que ceuxd’ici ont tellement perdu de leur éclat,ou plutôt que, sauf un ou deux, ils onttous disparu ; ce qu'il faut rechercher,c'est la cause d'une telle défaillance. Àquoi bon les énumérer tous ? Ceux deBéotie qui, dans les temps anciens,faisaient retentir ce pays de leursnombreuses voix, ont maintenant tout àfait cessé, comme des rivières taries, etla divination est frappée dans cetterégion d'une profonde stérilité. Car endehors de Lébadée, la Béotie n'offreplus aucune source de prédiction àceux qui désirent y puiser ; dans tousles autres sanctuaires règne soit lesilence, soit même la solitude

complète. » Et pourtant, suit unedescription de l'époque où, dans toutela Grèce, les oracles étaient florissants.

Et le dialogue roule sur ce fait, ce faitde l'extinction des oracles, de leuratrophie progressive, et on enrecherche les causes.

Dans le cours du dialogue, ilsarrivent à distinguer quatre causes decette disparition. La première, c'est ceque propose Didyme le Cynique, ilpropose dans une sorte de sortie

furibarde, du genre : Mais pourquoi secasser la tête ? Bien sûr ce sont lesdieux qui se sont détournés ! Ils ontcessé d'alimenter les oracles !Pythagore disait que « les hommesatteignent leur plus haut degré de vertuchaque fois qu'ils se rendent auprèsdes dieux ». Qu'est-ce qu'on constate,dit Didyme le Cynique, dans la pratiquedes oracles ? Aujourd'hui, c'est tout lecontraire : on ne se tient pas bien dutout devant le dieu. « Les maladies de

l’âme et les passions, qu'il serait séantde déguiser et de cacher en présenced'un homme que l'on respecte, on vientles étaler — ces maladies de l’âme, cespassions —, découvertes et nuesdevant le dieu ! » Donc ça le dégoûte,le dieu ! Il déserte le lieu de l'oracle. Etpuis d’ailleurs Didyme le cynique en atellement marre de ces cons aveclesquels il est obligé de discuter, qu'ilprend la tangente une fois qu'il leur aasséné sa théorie.

Le philosophe est le plus posé — c'est une sorte de Bourdieu, si je puis

dire —, il propose une théoriesociologique : si les oracles onttendance à disparaître, c'est que laGrèce se dépeuple, en raison desguerres civiles, des guerres extérieuresqui ont été infligées aux Grecs. LaGrèce est devenue désertique, il fautfaire des kilomètres — enfin ils necomptaient pas en kilomètres —, il fautfaire des kilomètres pour aller à telsanctuaire. Qui va faire ça ? Et doncc'est bien normal que ça ferme, çaferme partout !

La troisième théorie met en causeles démons, ces êtres intermédiairesentre les dieux et les hommes qui nesont pas immortels — même s’ils vivent

plus longtemps que les hommes — etqui président aux oracles, et qui serventde serviteurs et de secrétaires auxdieux. Il se pourrait que les démonsaient fini par mourir, et qu’ainsi il n’y aitplus personne pour faire la connexion.

La quatrième théorie, la dernière, estgéologique. C'est celle selon laquellel’oracle parle à travers un être humain,parle à travers un prophète ou unepythie, à condition que les donsdivinatoires de la personne soient

excités par un fluide émanant de laterre, le  pneuma, et s'il y a uneperturbation géologique, un séisme,couic ! on coupe le  pneuma : plusd'inspiration ! Et c’est peut-être ce quiaurait pu se passer pour que lesoracles disparaissent.

Le dialogue ne conclut pas. Il donnel’idée d'un souci partagé sur ladisparition de ces messages quivenaient répondre aux questionspressantes qu’on leur posait. Il se

trouve qu'ils ne parlent plus, lesoracles, et que les hommes sedétournent des lieux où les oracles sefaisaient entendre.

Bien des notions que nous avons surcette époque nous viennent dePlutarque, sans doute recoupées, maisla description qu’il donne là de l'état deschoses est en tout cas une des sourcesde notre connaissance qui sontaccréditées par les historiens.

On prend pour authentique ce qu'ilpeint de la décadence des oracles, deleur atrophie et aussi de la

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dépopulation de la Grèce. Et il faut direque si ce dialogue est un haut lieu del'humanisme, c'est surtout par une pagequi roule dans la réflexion humaniste etqui relève de la troisième deshypothèses du dialogue : ladémonologie.

C'est en effet de là qu’on a prélevé,que les Pères de l'église d'abord, etpuis les humanistes — Rabelais, pournous — ont prélevé l'histoire, après toutmystérieuse, du « grand Pan estmort ». Il faut que je vous lise lepassage.

On cite quelqu'un qui narrait cettehistoire : « Celui-ci racontait qu’un jour,se rendant en Italie par mer, il s'était

embarqué sur un navire qui transportaitdes marchandises et de nombreuxpassagers. Le soir, comme on setrouvait déjà près des îles Echinades, levent soudain tomba et le navire futentraîné par les flots dans les paragesde Paxos. La plupart des gens à bordétaient éveillés et beaucoupcontinuaient à boire après le repas.Soudain, une voix se fit entendre qui,de l'île de Paxos, appelait à grands crisThamous. On s'étonna. Ce Thamous

était un pilote égyptien, et peu depassagers le connaissaient par sonnom. Il s'entendit nommer ainsi deuxfois sans rien dire, puis, la troisièmefois, il répondit à celui qui l’appelait —  cette voix sans visage —, et celui-cialors, enflant la voix, lui dit : « Quand tuseras à la hauteur de Palodès, annonceque le grand Pan est mort ! » Enentendant cela, tous furent glacésd'effroi. Comme ils se consultaiententre eux pour savoir s'il valait mieux

obéir à cet ordre ou ne pas s’eninquiéter et le négliger, Thamousdécida que, si le vent soufflait, ilpasserait le long du rivage sans riendire, mais que, s’il n’y avait pas de ventet si le calme régnait à l’endroit indiqué,il répéterait ce qu’il avait entendu. Or,lorsqu’on arriva à la hauteur dePalodès, il n’y avait pas un souffle d’air,pas une vague. Alors Thamous, placé àla poupe et tourné vers la terre, dit,suivant les paroles entendues : « Legrand Pan est mort. » À peine avait-ilfini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé

non par une, mais par beaucoup depersonnes, et mêlé de cris de surprise.Comme cette scène avait eu un grandnombre de témoins, le bruit s’enrépandit bientôt à Rome, et Thamousfut mandé par Tibère. Tibère ajouta foià son récit au point de s’informer et defaire des recherches au sujet de cePan. Les philologues de son entourage,qui étaient nombreux, portèrent leurconjecture sur le fils d’Hermès et dePénélope. Il y eut son récit confirmé parplusieurs des assistants qui l’avaiententendu raconter. »

C'est de cette page de Plutarqueque l'énoncé « Le grand Pan est mort »a volé — ça fait donc bientôt

2000 ans —, a volé dans la littératureuniverselle comme le symbole duchangement des temps.Mystérieusement annoncé, il a étéinterprété comme un des signesannonciateurs de la fin du paganismeet de la montée, dans l'Empire romain,dans le monde civilisé, de la montée duchristianisme. C'est-à-dire qu'on a fait

 jouer à cet énoncé « le grand Pan estmort » la même fonction que, parailleurs, on a fait jouer à la IVe Eglogue

de Virgile : on déchiffrait la naissance àvenir de l'Enfant divin.C'est Eusèbe de Césarée qui a

lancé, semble-t-il, le premier, cetteinterprétation évangélique qu’onretrouve plus tard dans Pantagruel ,dans le Pantagruel   de Rabelais. Et legrand Pan, ici, on ne l’interprète pas àpartir du personnage disons parent desSatyres que l'on connaît, sinon commele nom, un des noms du Cosmos, undes noms du Tout, donc annonçant la

bascule des temps.Voilà mon exergue.

C'est un exergue qui est fait pourintroduire quoi d'autre ? — sinon lesouci que nous donne la psychanalyse.Ce souci est-il celui de sa disparition ?Il faut bien que je repose la question,puisqu’il m’est venu, hier, de mereporter à Plutarque. Je me suisinterrogé sur ce qui m’y conduisait.Peut-on dire que les sanctuaires de lapsychanalyse soient désertés ? Va-t-onparler de dépopulation, de désertion ?

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Ça paraîtrait tout de même, ici,excessif.

On a le sentiment d'avoir, tout aucontraire, affaire à l'expansion, à lamultiplication, à une invasion. On seraitplutôt porté à dire que la psychanalyseest partout — ce qui évidemment est unénoncé qui ne peut pas ne pas êtreaccompagné de son ombre : qu'elleserait peut-être nulle part.

Je vois bien que j’en ai le soucipuisque que, il y a très peu de temps, jel’ai écrit — comme c’est pas long, jevais vous le lire — pour dire bonjouravec la reparution d'un absent. Il s’estlongtemps ménagé dans l'ombre

 justement, la revue s'appelant

Ornicar ?, qu’on attend là d'un jour oul'autre. Quand je me relis, je vois queça situe, en effet, mon souci et maréponse à ce souci. Ça figure sur lerabat de droite de cette publication quia des rabats. Et [hors un gros Plutarqueà mettre mes rabats], comme ditMolière.

Mais où est donc la psychanalyse ?me demandais-je. C'est à croire qu'elleest partout, parce que, dans lesmédias, tous les psys sont

 psychanalystes, et aussi desessayistes, des économistes, diversfumistes. Du coup, on se dit que la

 psychanalyse, elle, n’est plus nulle part.Non, ce n’est pas ça : elle est ailleurs.C'est l'acte de foi, si je puis dire. Ce quiadvient et se trémousse sur la scène,n'est pas ce qui se passe. C'estseulement ce qui passe. Vous voyez lafoi naïve dont témoigne l'auteur dans letoujours le même.  Ce qui dure, lenoyau dur, est moins en évidence.

Parce qu'il est discret, parce qu'il ne fait pas de bruit, on croit qu'il n’existe pas.On croit de même qu’il n’y a que desartifices, des conventions, desconstructions, que tout se gère et semanipule, qu'il n’y a rien de réel.Fariboles, dit-il avec une assuranceconfondante. La psychanalyse doit sonendurance étrange à l’accès qu’elledonne au réel de l'existence. Comme

 par miracle, par le moyen d'un langagespécial, la contingence, le chahut de lavie quotidienne, dans ce mondesublunaire  — Aristote considérait

 justement qu’on ne pouvait pas fairescience du contingent —,  lacontingence, le chahut de la viequotidienne dans ce monde sublunairese révèlent conditionné par lenécessaire, bordé par l’impossible.Lacan voulait même qu’une analyseaboutisse à un théorème. On a laissé àOrnicar ? son sous-titre historique« revue du Champ freudien » mais sonambition est bien d’être la Revue duréel.

Ça ne mange pas de pain : Revuedu Réel ! Oui, bon. Relisant ça, à deuxsemaines de distance, je vois ce qui,moi, me conditionne. Qu'est-ce que jedéchiffre dans ce que moi-même j'ai

lâché là ?J'essaie de lire ça comme dessignes annonciateurs, maisannonciateurs de ce qui a déjà eu lieu,à savoir que la psychanalyse estentrée, depuis longtemps déjà, sansdoute, dans une nouvelle époque. Onpeut dire que ce qu'elle plaçait sur sapériphérie lui est devenu central, estdevenu son souci central. Ce qu'elleplaçait sur sa périphérie, c'est ce qu'ona baptisé, plus ou moins

heureusement, la psychanalyseappliquée. Et pendant longtemps, il fautbien dire que la psychanalyseappliquée a été rejetée sur des marges,les marges de la psychanalyse pure.C’était physique. Dans l'ancienne Ecolefreudienne de Paris, c'est supposémentla psychanalyse pure qui tenait lesséances plénières, et puis, quand onrépartissait le public par ailleurs dansdes salles diverses, simultanées, alorson avait la bigarrure de la psychanalyse

appliquée, les praticiens se répartissanten fonction de leurs institutions, du typede sujets auxquels ils avaient affaire defaçon élective. Et, au fond, on leuroffrait l'hospitalité pour tenir leur débat,étant entendu que la zone centrale étaitpréservée.

Ça fait déjà longtemps que cedehors est devenu intérieur. Et on peutmême dire qu'il est devenu extime à lapsychanalyse.

 Alors, on peut dire que le processus,en terme de quantité, ça fait longtempsqu'il opère. Peut-être maintenant, on

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s'aperçoit de ce qui a eu lieu déjà d’unemutation qualitative à cet égard. Lapsychanalyse elle-même est entréedéjà dans une nouvelle phase de sonêtre-au-monde.

On peut dire que la psychanalyse aété une enclave dans la société, et queles analystes ont eu à assumer cet êtreà part, et à aménager cette enclave, enassumant, il faut dire, une postureessentiellement défensive, etconstituant des sociétés qui étaient,avec des formules diverses, des contre-sociétés, prenant sans doute desassurances auprès des institutionssociales. Et ce qui a eu lieu, peut-êtrepeut-on le dire ainsi, c'est que la

psychanalyse s'est désenclavée. Etcela n’est pas sans conséquences qu'ilfaut évaluer.

Pour le dire le plus simplement : lapsychanalyse désormais communiqueavec l'esprit du temps. Est-ce qu'onpeut dire qu'elle est comme infectée del'esprit du temps ? Peut-on dire ça ? — alors que depuis toujours on saitqu'elle est fille de son temps et qu'elle amarqué l'esprit du temps, qu'elle estune composante de l'esprit du temps.

Oui, mais quelque chose a tout demême été là déplacé.Écoutons ce que Lacan disait, là

sans doute où il fallait le dire, aux Etats-Unis, en 1975 : « L'analyse estactuellement une plaie. Elle est en elle-même – j’abrège – elle est en elle-même un symptôme social, la dernièreforme de démence sociale qui ait étéconçue. »

C'est un propos historiquement daté.C'est ce que formule quelqu'un qui a en

effet vécu la transformation de lapsychanalyse, de l'état où on pouvait latrouver avant la Seconde guerremondiale, en France, réservée à uneélite, à an happy few , élite intellectuelle,littéraire, financière, et qui a perçu eténoncé après la Seconde guerremondiale le passage de lapsychothérapie à l'échelle de masse, etqui a vu la chose se confirmer ets'accentuer avec les années soixante,la crise de mai 68, et ce que ça adéversé comme population qui s'estdéversée dans la société analytique, au

point qu'il y a déjà un quart de siècle,enfin, il posait ce diagnostic dans lestermes qui ont fini par être les siens àl'endroit de la psychanalyse, c'est-à-dire les termes d'un certain ravalementde la psychanalyse, qu'indique assez lemot « plaie ».

Qualifier la psychanalyse d'être uneplaie est faible et a des résonancesqu’on pourrait faire virer à lui donner, àla psychanalyse, une valeur decastration sociale. C'est vrai que ladérision que Lacan volontiers à la fin deson enseignement tournait vers lapsychanalyse, cette dérision est celle-làmême que la psychanalyse peut fortbien étendre à tout ce qui est idéaux et

institutions. C'est vraiment là lui fairegoûter son propre brouet, ce qu'ellesert, partout, enfin, la psychanalyse, dene pas l’en l'excepter elle-même.

Mais enfin, dans plaie, il y a cettevaleur de fléau qu’il paraît indiquer desouligner puisque nous sommes icidans la dimension du social, et qu’il fautsans doute entendre ici plaie au sensoù on parle des sept plaies d'Égypte.

C'est cohérent avec ce que Lacanpouvait énoncer d'une démence sociale

que serait la conception même de lapsychanalyse. Démence sociale, çadoit s’entendre sur le fond de ce qu’il selaissait aller à formuler d’un «tout lemonde est fou » — aussi uneproposition, thèse, de son dernierenseignement, qui n’est passimplement un grognement, un crachat,qui est une thèse qui consiste às'installer dans une perspective où leclivage de la névrose et de la psychosecesse d'être pertinent, où la névrose

comme la psychose et certainement laperversion apparaissent dans cetteperspective comme autant dedispositifs de défense contre le réel.

 Ah ça ! on peut dire, c'est l’atoutmaître : défense contre le réel. C'est leschibboleth  à partir de quoi Lacanopère aussi bien dans son dernierenseignement un ravalement de laculture tout entière, comme quoi laculture tout entière serait de l'ordre dela défense contre le réel, que la culture,dans ses différentes composantes, estfaite d'élucubrations, de constructions

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d'édifices douteux, à l’occasion toutel’imagination littéraire, pour Lacan,mérite d'être placée dans cettecatégorie de « foutaises ». C'est le côtéCéline de Lacan, si je puis dire. Il y a uncôté, quand on prend la perspective :« tout ça, c'est de la défense contre leréel » — tout y passe, on déglingueabsolument tout. Sottises ! Fariboles !La culture tout entière est faited'élucubrations dont la fin est unique :la défense contre le réel.

 Ah ! justement parce que la défensecontre le réel, c'est d’une certaine façonle nec plus ultra  vers quoi se dirige lapointe de l'enseignement de Lacan, — certainement des termes qui seraient

un petit peu à élucubrer ensemblescette année.« Défense », évidemment, ça n’est

pas « refoulement ». Le refoulementporte sur le symbolique, et ça laisse laplace à des tas de fantaisies : Je terefoule, mais tu reviens, et puis on faitun compromis. C'est extrêmementdistrayant, et ça se prête àl'interprétation. Alors que le terme dedéfense porte sur le réel, à la différencedu symbolique. C’est à ce point

dissymétrique, ces deux termes, que,alors que l'inconscient refoule, dit-on,Lacan laisse entendre, au contraire,qu’il se pourrait bien que l'inconscientsoit lui-même une défense contre leréel. Pas simplement parce quel'inconscient serait une élucubration deFreud, une manigance de Freud. C'esttrop évident, c'est trop évident que c'estune manigance de Freud, enfin, sousun certain angle. L’inconscient, c’est unconcept bidouillé par Freud, bricolé

avec les moyens du bord, pour asseoirsa pratique. Donc, allez-y, la« construction sociale » de l’inconscient— eh oui ! Les voix par lesquelles on aaccrédité dans la population la pluscrédule l'existence de l'inconscient,l’astuce des psychanalystes, enfin,pouvant confesser eux-mêmes n’ycomprenant rien, mais d'autant plus,vérifiant par là, au fond, vérifiant parleur apostolat, qu'il doit bien y avoir iciun dieu qui continue de  pneumatiser  l'opération. Donc, inconscient« élucubration freudienne », allez-y ! je

vous en prie. C’est une thèsesimplement qui ressortit à la relativitéhistorique de la psychanalyse.

Mais ce que laisse entendre Lacan,c'est autre chose, c'est quel'inconscient comme tel est une défensecontre le réel. C'est tout à fait distinctde la perspective postmoderne, c’estmême le contraire. On peut tout à faitconfesser la perspective postmodernede l'artificialité de la constructionfreudienne. Mais ce que Lacandésigne, c'est autre chose, c'est que lefait de l'inconscient lui-même — c'est cequ'il énonce dans sa « Note italienne »,c'est la valeur que je pense qu'il faut luidonner, page 310 des  Autres écrits, à

ce propos —, que l'inconscient est unsavoir inventé par l'espèce humainepour pouvoir se reproduire, pourpouvoir continuer de se reproduire,pour réussir à surmonter le défaut derapport sexuel.

Il dit exactement : un « savoirinventé par l’humus humain ». L’humushumain, ça vaut sans doute, et ça sefait tenir par l’assonance del'expression. C'est le même registremétaphorique, le même registre

végétal, que l'expression d'Alfieri — Alfieri, poète italien — l'expressiond'Alfieri qui était aimée de Stendhal quila répète plusieurs fois : la pianta uomo,la plante homme. Il parle de l'hommecomme la plante homme. L’humushumain de Lacan, c’est du mêmeregistre végétal que celui de la  piantauomo. Ça désigne quelque chose quiest le devenir végétal de l’humain. C'estun degré plus bas que son deveniranimal.

Le devenir animal de l'humain, sonparadigme, c’est la Métamorphose deKafka. C’est très gai. Vous devenezanimal, vous gardez beaucoup despropriétés de votre personne, à cetteoccasion. Vous gardez l'individualité, lamotricité, la conscience, vous vousdéplacez difficilement parce que vousavez des trognons de pommes dans lacarapace, mais enfin on s'y retrouve,n’est-ce pas.

Donc, il y a d’un côté l’être cancrelat,qui est une version. Il faut dire quec'était un sentiment que Kafka lui-

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même, quand il était dans son plumard,il ne savait pas trop faire. Il témoignequ'il se pensait ainsi. Il y a au moinsdes traces écrites de cette pensée-là.

La plante homme, c'est un degréplus bas, si on peut dire, parce que laplante homme, ça ne jouit pas de lamotricité. Ça dit : les hommes poussentsur un certain terreau, et du coup lesRomains n'ont pas le même rapportavec le bien et le mal qu'un Rosbif.Enfin, il suffit de lire les Promenadesdans Rome, elles sont faites pourdémontrer ça, n’est-ce pas, justement àquel point les idéaux sont relatifs auterreau natal. Ça, c'est Stendhal, etpuis il y a Lacan.

Et Lacan, c'est « l’humus humain ».Là, non seulement on n’a plus la gaiemotricité de l'animal, mais on n’a mêmeplus l'individualité. Ça soustrait àl'humain son individualité. Ça fait pasde l'humain ce qui pousse sur unterreau : ça fait de l'humain le terreaului-même.

L’humus, qu'est-ce qui reste là ? — c’est la moisissure, c'est le produit dela décomposition du végétal. Donc, ilreste, en effet, une matière organique

infra-individuelle. Et, au fond, il fautbien dire, c'est dans cette direction quetire le dernier enseignement de Lacan,de la même façon que, dans sonSéminaire, il pouvait faire de la parolerien de plus qu'un parasite de l'êtrehumain, une « formation parasitaire »de la parole, de la parole dont dans sonpremier enseignement, il montre aucontraire ce qu'elle doit à la structure.

Quand il y a structure — c'est de làque Lacan est parti : de la structure —,

quand il y a structure, il y a mécaniquequi est au premier plan. C’est pasl’organique, c’est la mécanique. Etquand Lacan expose métaphore etmétonymie, il les extrait, via Jakobson,de la rhétorique pour en faire desmécanismes. Nous avons une armaturemécanique du langage qui est tout àl'opposé de cette perspective quidégage, au contraire, l’organique,disons la vie pré-individuelle.

 Alors, il faut bien dire que lesmétaphores chez Lacan, de son dernierenseignement, les métaphores vitales,

les références faites à la vie, sontévidemment les conséquences de lamise en question du signifiant.

Le signifiant comme tel annule la vie.C'est bien la première lecture queLacan pouvait donner de l'Au-delà du

 principe de plaisir  de Freud. C'était unelecture en termes de signifiant, c'est-à-dire qu’il y installait l'automatisme derépétition comme syntaxe signifiante — c'est son Séminaire II que vous pouvezlire —, une syntaxe signifiante quiopère indépendamment et au-delà dela vie.

En effet, tant qu’on est structuralisteet qu'on raisonne en termes designifiant, il faut dire que le signifiant a

partie liée avec la mort. C'est ça qui estinclus dans la phrase que « le mot estle meurtre de la chose ». Évidemment,pour dire quelque chose comme ça, ilfaut croire aux mots, il faut croire queles mots existent comme ça, alors quele mot, ça n'est que le nom d'une partiedu discours, telle que le grammairienl’élucubre. C’est-à-dire que le motressortit d’une élucubration épistémiquesur la langue, la langue qu'on parle, etqu'on peut fort bien parler sans rien

savoir de la grammaire. Et même, on aeu l'idée, au moins à une époque où ons'occupait plus sérieusement desquestions de langue que de nos jours,on avait quand même l’idée que, dansles questions de langue, il fallait mieuxs'en remettre à ceux qui n'étaient pasinfectés par les grammairiens, par lesignorants et spécialement lesignorantes.

 Alors, on voit bien que, quand onprend quelque distance avec la

structure, avec le découpagemécanique qu'elle apporte, opératoiresans doute, quand on prend quelquedistance — et pourquoi il faut prendreses distances ? — il faut prendre sesdistances, si on veut entendre quelquechose à ce dont il s'agit dans la

 jouissance et à ce qui dans la jouissance ressortit précisément à unevie pré-individualisée. Et c'est cohérentavec cet humus humain que de parlerde substance jouissante, ou que Lacanpuisse joindre jouissance et parole endisant : « là où ça parle ça jouit », c'est-

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à-dire faire disparaître le « je ».Quand il y a jouissance, quand il

s'agit du plus opaque de la vie, c'estpas le « je » qui est là. Le « je », c'estun mot, et quand il y a « je », il y a déjàmort. Et donc ce qui est là visé passesous les répartitions de l'individualité.

Ça développe un passage trèsclassique, que j'ai bien sûr déjà ponctuédans ce Cours,  jadis, trouvé dans« Subversion du sujet » dans les Écrits,page 821, et qui souligne les affinitésdu plaisir et du signifiant — commedans tout le Séminaire de l'Éthique dela psychanalyse — : le plaisir apporte àla jouissance ses limites. Et il apportede ce fait à la vie une liaison, cette vie

qui sans lui serait, dit Lacan,incohérente. C'est cette vie en tantqu'incohérente qui est visée dans cethumus humain. D'ailleurs, rien nemontre mieux cette affinité du plaisir etdu signifiant que le plaisir est par Freudappareillé dans une loi. Il parle du

 principe du plaisir. Le plaisir, c'est unerégulation. Le plaisir en tant que tel estchevillé à un ordre signifiant, à unemise en ordre signifiante de la

 jouissance de l’humus humain. Et c'est

pourquoi vous trouvez dans leSéminaire Encore  de Lacan uneréflexion sur ce que nous devons ounon à l'individualité du corps.

Quel est l'apport de l'individualité ducorps à notre croyance à l'Un ? Quelserait l'enracinement, précisément dansle corps comme individuel, dusymbolique, qui est fait d'unitésignifiante ?

 Alors, c'est dans ce contexte-là biensûr que Lacan fait résonner son « il y a

de l’Un » qu'il va chercher dans leParménide, qu'il appuie sur leParménide.  Mais ça veut dire :comment se fait-il qu'il y a unerégulation de la jouissance ? Commentse fait-il que, de la langue qu'on parle,émergent des langages ordonnés,grammairisés, syntaxiés,dictionnarisés ? Comment se fait-il quese mettent en ordre des discours ?Comment se fait-il que de cet humushumain, à partir de là, le lien social setisse sous des modalités diverses, quise répartissent ?

C'est dans ce contexte-là en effetqu’est concevable une interrogation surl’origine du signifiant, l’origine dusignifiant en tant que c'est ce qui secompte pour Un, et par là mêmel’origine des chiffres dans la langue,dans le langage, sur l’origine dusignifiant maître, sur le surgissement dusignifiant Un, comme tel, détaché de cequi fait la moisissure qui se répand,sans qu'on puisse lui trouver une forme,sans qu'on puisse trouver à l’articuler.

C'est ça le contexte où on se posetoutes ces questions. C'est le contexteoù on vise un substrat de matièresorganiques, de matière vivante, pré-individuelle et jouissante.

C'est aussi là que jouir, ça n'est pasavoir du plaisir, que la jouissancecomporte un index d’infinitude, alorsqu'avoir du plaisir c'est borné, c'estbeaucoup plus borné que la jouissance,comme Lacan le souligne déjà dansson « Kant avec Sade ». Et puis, avoirdu plaisir, c'est justement articulé dansdes dispositifs. On dit « avoir duplaisir », ça suppose déjà qu’on estdans ce rapport avec le corps de nepas être le corps, mais de l'avoir.

Donc là, ce à quoi on s'est habituédans le dernier enseignement deLacan, son style de ravalement, aufond, fait passer une perspective qui estcelle de ce que nous pouvons appeler,en première lecture, le vitalisme deLacan, au rebours de sonstructuralisme.

C'est en ce sens là que Lacan peutdire en 1975 : la psychanalyse, elle estcomme une épidémie, elle est commeune maladie infectieuse qui s'est

propagée dans l’humus humain. Ça ases lettres de crédit chez Freud quifaisait de la psychanalyse, comme onsait, une peste, si on croit saconfidence à Jung qui le confia àLacan. Lacan qui à l’époque ramènel’histoire à l'épidémie, qui fait del'épidémie le phénomène central del'histoire humaine. D'ailleurs, l'histoirede l’humus, que pourrait-elle êtred'autre qu’épidémique ? C’est ça qui leconduit à dire ce qu'on appelle l'histoireet l'histoire des épidémies. L’Empireromain, par exemple, est une

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épidémie ; le christianisme est uneépidémie. Alors, il y a l'Américain qui luidit : la psychanalyse aussi ; et Lacanenchaîne : la psychanalyse aussi estune épidémie.

Donc ce qu'il appelle épidémie, biensûr, c’est un discours en tant qu'il serépand, en tant qu'il attire des êtresparlants, qu’il les met en ordre selon lesfonctions qu’il dispose, les attire par sessignifiants, les attire par ses effets devérité. Il instaure un nouveau régime dela parole, un nouveau régime durapport au corps, un nouveau rapport àla jouissance. Et en effet, dit Lacan, lapsychanalyse s’inscrivait éminemmentcomme un nouveau mode, une

nouvelle épidémie discursive.Évidemment, présenter lapsychanalyse comme épidémique, c'estpas exactement la présenter commethérapeutique, la psychanalyseappliquée à l'épidémie. C'est de l'ordredu traitement du mal par le mal.D'ailleurs, on n'a jamais fait autre choseque de traiter le mal par le mal.

Comment la psychanalyse est-elledevenue épidémique dans la société dumalaise dans la civilisation ? Comment

est-ce qu'elle est devenue épidémiedans la civilisation ? Et qu'est-ce qui luien est revenue à elle ?

Elle est devenue une épidémie, unepetite épidémie, en offrant un refugecontre le malaise dans la civilisation.Elle est devenue une épidémie enassumant d’être une enclave. C'est soncôté sanctuaire : il faut y aller. Enfin : ilfallait y aller. Il fallait y aller parce quenous avons aujourd'hui les brigadesd’intervention. Mais enfin jusqu'alors, il

fallait y aller.Et donc la psychanalyse assumait

d’être une enclave grâce à quoi elledevenait une épidémie. Et c'estpourquoi, toujours en 75, Lacan peutprésenter la psychanalyse comme ladernière fleur de la médecine, la queuede la médecine, c'est-à-dire exactementla place où la médecine peut trouverrefuge, la psychanalyse comme laplace où la médecine peut trouverrefuge car, ailleurs, dit Lacan, elle estdevenue scientifique, la médecine,chose qui intéresse moins les gens,

disait-il. Au fond, c'est très précis. Ça

désigne bien le fait que la psychanalysea su être un refuge contre le discoursde la science, et contre le discours dela science en tant qu'il gagne lesdifférentes activités humaines, c'est-à-dire, en particulier, qu’il a gagné sur lamédecine, et que la psychanalyse apris en charge le résidu, le résidu nonscientifique de la médecine, nonscientificisable, c'est-à-dire ce qui,comme le dit Lacan dans Télévision, cequi de la médecine opérait par lesmots, ce qui de la médecine opérait parle transfert. La psychanalyse a pris encharge ce résidu, elle est ce résidu-là.

 Alors, sans doute, la psychanalyses’est-elle présentée avec Freud commescientifique, — parce que c'est la seulefaçon d'avoir aujourd'hui ses lettres decréance —, ça n’a pas empêchél'administration des Finances, qu’on netrompe pas comme ça, de placer lespsychanalystes avec les voyantes.C’est pertinent. D'ailleurs, si j'avaisdégagé l’acronyme IRMA, l’Institut derecherche sur les mathèmes de lapsychanalyse, c'est bien en hommage,

enfin, au personnage de Mme Irma. Alors la psychanalyse s'estprésentée avec Freud commescientifique, c'est-à-dire comme del'âge de la science. Et, en effet, sondéterminisme, le déterminismeanalytique, est de l'âge de la science.C’est qu’il lui a fallu, à la psychanalyse,pour établir son sujet supposé savoir,enfin, de faire fond sur le « tout a uneraison », « rien n’est sans cause » deLeibniz. Et puis de faire valoir ça dans

les petites choses, dans les petits faitslistés dans Psychopathologie de la viequotidienne, et puis d’inventer unappareil qui réponde de tous ces petitsfaits et qui donne la cause.

Lacan a marché à fond là-dedans, ilfaut dire, comme lui-même non pass’en repent mais, enfin, retourne lescartes, et bien qu'il faisait confiance à lalinguistique, par exemple, s’imaginaitque la linguistique était une science.Mais quelles que soient lesconstructions de l'âge de la science quela psychanalyse a pu apporter,

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remanier, dans sa pratique, il en va toutautrement. Dans sa pratique, elle estévidemment antinomique au discoursde la science.

Son sujet supposé savoir, lapsychanalyse l’a soutiré au discours dela science, mais elle le met en œuvred'une façon tout à fait différente. Il estbeaucoup plus vrai de dire que lapsychanalyse a su faire revivre laparole des oracles à l'âge de lascience.

La science élucubre un savoir qui semesure au savoir inscrit dans le réel oumême qui se confond, qui veut seconfondre avec lui. L’oracle a une véritéqui est d'un tout autre ordre.

C'est ce que soulignait Lacan parexemple dans « Subversion du sujet »,page 808. Je l'ai souvent citée, cetteproposition, je suis content de le faireune fois de plus, à cette place-ci : « Ledit premier décrète, légifère, aphorise,est oracle, il confère à l'autre réel sonobscure autorité. »

Il faut dire que cette phrase est elle-même de cet ordre, de l'ordre du ditpremier. C'est pas la seule dans Lacan,bien sûr. C'est que l’oracle, il se

confronte pas à la réalité de la viequotidienne, il donne corps à l'autoritécomme telle de la parole. Autoritécomme telle veut dire : autoritéobscure. L’autorité est obscure parceque le dit — que ce soit dit — estcomme tel une raison ultime, ultimaratio. C'est encore plus menaçant enlatin.

Évidemment, l’obscure autorité, c'esttout à fait à l'opposé de l'exigence desLumières, l’exigence des Lumières qui

est : il faut donner ses raisons.La pensée conservatrice, la pensée

contre-révolutionnaire a fort bien vu àquel point il s'agissait là d'une exigenceexorbitante, et qu’il lui était tout à faitimportant, pour que tiennent ensemblesles discours, de ne pas y aller voir.C’est la sagesse en tout cas d’unDescartes : le Discours de la méthode,c’était très bien dans l'ordre dessciences, mais il ne fallait pas se mettreà appliquer ça aux institutions sociales.Il percevait bien le dégât que çaproduirait si on se mettait à procéder

comme ça avec les institutionssociales, que toute autorité en dernièreinstance est obscure.

Et l’oracle, ça consiste d'abord,comme mode de dire, à ne pas donnerd'explication. Expliquer, c’est déplier, etl’oracle est quelque chose de replié.Lacan le note quelque part, que laparole qui s’explique est condamnée àla platitude. C'est fort de dire ça quand,au fond, il a passé dix ans à être lecommentateur de Freud. C'est doncquelqu'un qui savait de quoi il parlaitquand il pouvait dire que l'explication sedéploie toujours dans un discours déjàconstitué. Et il opposait ça précisémentà Freud dont le texte, disait-il, véhicule

une parole qui constitue uneémergence nouvelle de la vérité.C’est ça qui fait l'oraculaire : c'est

une émergence nouvelle qui produit uneffet de vérité inédit, un effet de sensinédit. On peut ensuite se l’expliquer,mais la parole qui accomplit ça, elle, estcondamnée à se poursuivre dans ceregistre. Dans sa première naïveté,Lacan pouvait définir ainsi la parolepleine, par son identité à ce dont elleparle. Il désignait, par cette phrase, la

parole comme constituante, et non pasconstituée, auto-fondatrice si je puisdire, et par là même infaillible, infaillibleparce que le lieu est vide d’où savérification pourrait se trouver endéfaut.

 Alors la rançon, c’est qu'on ne saitpas ce qu'elle veut dire. Mais enfin c'estpas un vice rédhibitoire. Héraclite,nécessité par Plutarque, Héraclite dit :« Le maître à qui appartient l’oracle deDelphes ne révèle ni ne cache rien, il

donne des signes, il fait signe ». EtPlutarque cite cette parole, dans sondialogue sur les Oracles de la pythie, etil dit : Ces mots sont parfaits. Prêtred'Apollon, pendant quarante ans ! EtLacan les reprend à son usage, cestermes-là, dans « L'étourdit », tout enfaisant des réserves sur le fait queFreud se pourlèche des vaticinationspré-socratiques.

Mais, tout de même, il dit que c’estceux-là, ceux qui parlaient de façonoraculaire, qui étaient aux yeux deFreud seuls capables de témoigner de

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ce qu'il retrouvait.Et aussi bien dans les  Autres écrits,

page 558, vous y verrez l'évocation denouveau, que avant Socrate, dit-il :« Avant que l'être imbécile ne prenne ledessus, d'autres — d'autres queSocrate — pas sots, énonçaient del'oracle qu'il ne révèle ni ne cache :s?µa??e? il fait signe. »

« Avant que l'être imbécile neprenne le dessus », c’est avantl’ontologie, avant que n’arrivent Platonet Aristote avec une réflexion sur l'êtreet avec le culte de l'Un. Le culte del'Un, c'est par excellence ce qui sert dedéfense contre le réel.

Pour que la position énonciative del'analyste se tienne à ce niveau, ceniveau qui n'est pas celui de laproposition, vraie ou fausse, qui estd'une énonciation tierce, c'est-à-direcelle qui donne à élucubrer, ça supposede se soustraire, ça suppose de sesoustraire au mode de dire commun. Etc’est ça qui est le plus difficile à lapsychanalyse d’aujourd'hui, pour fairela sociologie de la psychanalysed’aujourd'hui, mais c'est pas notre

affaire. La question est de savoir qu'est-ce qu'il est arrivé, dans lapsychanalyse, à l'oraculaire, au ton, aumode de dire oraculaire. C'est, aprèstout, à quoi l'interprétation est attachée,à quoi elle est chevillée.L’interprétation, c'est pas des contenus,c'est pas des énoncés, c'est un modede dire. Et c'est un mode de dire qui estcaractérisé par sa gratuité, sonessence ludique, qui suppose deramener le langage, qui est une

régulation, vers les jeux possibles dansla langue.

 Alors le modèle, en effet, c'est le motd'esprit, c’est le Witz , le Witz   dontLacan dit qu'il permet de passer laporte au-delà de laquelle il n’y a plusrien à trouver. C'est-à-dire qui, en effet,révèle une perte de l'objet, et quiapporte sans doute aussi bien unesatisfaction, la jouissance de ce qui faitsigne — alors ça, c'est très louable —,de ce qui est contraint par le règne del'utile. Et c'est à ça que la psychanalysea affaire aujourd'hui.

 Au fond, il y a quelqu'un que moi jeprends depuis toujours, je m’en rendscompte, comme un prophète ou undevin des temps modernes, qui estBaudelaire. C'est pour moi, en effet,comme le maître delphique qui fait dessignes. Et lui, il avait trouvé ce qui luiindiquait, enfin, le problème des tempsmodernes. Il avait trouvé la figure dansEdgar Poe, c'est-à-dire un Américain.Et pour lui, il était tout à fait essentielqu’Edgar Poe soit un Américain, c'est-à-dire qu’il soit dans la positiond’interpréter l'Amérique, cette Amériquetellement fascinante pour Baudelairequ'il décrit dans ces termes, dans un deses écrits sur Edgar Poe — montrer

l'exception paradoxale que constitueEdgar Poe dans l'américanité — :« Dans ce bouillonnement demédiocrité, dans ce monde épris deperfectionnement matériel, scandaled'un nouveau genre, qui faitcomprendre la grandeur des peuplesfainéants, dans cette société avided'étonnement, amoureuse de la viemais surtout d'une vie pleined’excitation, un homme apparut qui aété grand non seulement par sa

subtilité métaphysique, par la beautésinistre ou ravissante de sesconceptions, par la rigueur de sonanalyse, mais grand aussi et non moinsgrand comme caricature, Edgar Poe. »

Et, dans la bouche d’Edgar Poe, cequ’il va pêcher, c’est ce qu’Edgar Poedéveloppe du principe de la poésie, etde ce que Edgar Poe appelaitspirituellement « la grande hérésie

 poétique des temps modernes ». Etcette hérésie, il le dit comme ça, aussi

clair, cette hérésie, c’est l’idée d'utilitédirecte. « Que la poésie soit utile — ditEdgar Poe traduit, arrangé parBaudelaire —, que la poésie soit utile,cela est hors de doute, mais ce n'estpas son but ; cela vient  par-dessus lemarché. »

Et au fond nous en avons ici l'échoquand Lacan pose, concernant ce quiest thérapeutique dans lapsychanalyse, dans la psychanalyseappliquée, c'est que la guérison vientde surcroît. C'est la même figure quecelle qui est là dégagée par Baudelaire

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et par Edgar Poe. Et c'est précisémentle culte de l'utilité directe, si je puis dire,le culte de l'utilité directe qui est, sansdoute, la cause de l'extinction de lavertu oraculaire dans la psychanalyse.

C'est ce qu'on peut entendre dansl'écrit de Plutarque sur les oracles de lapythie, où il pose la question de savoirpourquoi la pythie ne rend plus sesoracles en vers, pourquoi la pythie,pourquoi l’oracle est devenu prosaïque.

Eh bien nous reprendrons ça la foisprochaine, avec la question de savoirpourquoi la psychanalyse a tendance àdevenir prosaïque, et ce qu’il s’agit defaire pour ranimer en elle, si je puis

dire, le feu de la langue poétique.Bien, à la semaine prochaine.

Fin du Cours I  de Jacques-AlainMiller du 13 novembre 2002.