L’eau qui dormait - Erudit

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Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1963 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 23 juin 2022 04:26 Liberté L’eau qui dormait Jacqueline Darveau Culture française Volume 5, numéro 1 (25), janvier–février 1963 URI : https://id.erudit.org/iderudit/30193ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (imprimé) 1923-0915 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Darveau, J. (1963). L’eau qui dormait. Liberté, 5(1), 57–63.

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Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1963 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 23 juin 2022 04:26

Liberté

L’eau qui dormaitJacqueline Darveau

Culture françaiseVolume 5, numéro 1 (25), janvier–février 1963

URI : https://id.erudit.org/iderudit/30193ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Collectif Liberté

ISSN0024-2020 (imprimé)1923-0915 (numérique)

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Citer cet articleDarveau, J. (1963). L’eau qui dormait. Liberté, 5(1), 57–63.

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JACQUELINE DARVEAU

L'eau qui dormait

Elle l'avait aimé.

Elle ne l'aimait plus, puisqu'elle s'en faisait si froidement l'a­veu. C'était, en elle, comme une eau trouble qui aurait reposé. Et le fait de le revoir ne pouvait plus qu'en remuer la surface lisse.

Après ces quelques paroles d'une rencontre fortuite, elle l'a­vait regarder se glisser avec une souplesse féline hors du restau­rant, puis reprendre la Petite-Rue d'un pas nonchalant, comme ja­dis. Et elle s'était étonné de tant de calme en elle. L'eau redevenait lisse, lisse. Elle s'étonnait surtout de n'avoir pas même le goût de reconstituer la rencontre pour continuer d'en vivre pour elle seule, un moment. Non. Elle pensa l'avoir effacée définitivement déjà, par un simple geste de la main sur son front. Car tout lui parais­sait facile à nouveau. Limpide comme cette glace, là, contre le mur.

Elle s'arrêta soudain, tout son visage reflété dans la glace. El­le posa sa paume sur sa joue. "...Tes traits se sont un peu amincis, a-t-il dit. Mais tu as toujours les mêmes yeux agrandis et disponi­bles, qui cherchent leur couleur."

L'index hésita, suivit légèrement cette ride prononcée, le long des ailes du nez. Puis le doigt glissa sous l'oeil gauche, qu'il main­tint allongé, un instant.

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— Oui, murmura-t-elle. Des yeux disponibles pour la douleur.

Elle sentit aussitôt que quelque chose remuait sourdement en elle. L'eau n'était plus si calme qu'elle croyait. Quelle houle obscure s'y formait?

Tant d'émois anciens soudain mis en branle! Elle éprouva le besoin de marcher.

Elle sortit et. s'engagea dans le Petite-Rue. Petite rue qui ve­nait d'où? menait où? Faisait-il jour ou nuit? Rien n'existait plus que ce réveil en elle, étrange gestation.

— Trop pareil..., dit-elle. J'aurais pu oublier, continuer d'ou­blier, mais tout est trop pareil. Il a suffi de quelques mots...

Elle venait de se souvenir, non plus de l'avoir aimé, mais d'a­voir souffert à cause de lui. Souffert comme une bête blessée, souf­fert comme une enfant qui souffre.

Cinq ans de cela, se souvint-elle. Peut-être bien six — elle n'avait pas voulu compter les années depuis. Elle avait juste alors l'âge d'être heureuse. Heureuse sans le savoir, sans gratitude en­vers le destin, parce que c'était chose due. Parce qu'elle était jeune et vivante, et avide de quelque bonheur imprécis, encore sans nom.

Alors, lui était venu, avec son masque sombre et ses longues mains parlantes. Lui qui connaissait si bien le nom des choses et le désir des filles. Et elle s'était donnée.

Elle s'était donnée sans savoir si elle aimait, sans même savoir qu'elle se donnait. Comme une enfant muette. Et qui n'exige rien: ni promesse, ni aveu, ni lendemain.

Elle ne savait pas encore ce qu'il y avait en elle pour lui quand, un soir, à ce restaurant où ils se rencontraient, il l'avait laissée dans l'attente, longuement, sans prévenir ni s'excuser. Puis il avait paru, s'était assis devant elle. Elle ne voyait plus ses mains, mais seul l'éclat dur d'une impatience sur son visage. Après des mo­ments d'un silence malaisé, il avait déclaré:

— Nous ne nous aimons plus comme avant, Anna. Il vaut mieux nous séparer. Nous...

Puis sa voix s'était refermée sur un souffle. C'était tout ce qu'il était venu lui dire. Il avait un peu songé à d'autres explica-

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tions: sa phrase s'était figée devant le regard traqué aux prunel­les soudain raffermies. ...Irait-il jusqu'à lui parler de l'autre?

Elle n'avait pas desserré les lèvres. "Nous séparer..." Il présu­mais de son consentement. Que pourrait-elle contre cet arrêt?

— Viens, je vais te ramener, avait-il dit, pour abolir l'instant précaire.

Elle avait tenté de se raidir: — Pourquoi? Non, laisse-moi... Pour le moment, vide, inconsistante, insensible, elle pressen­

tait qu'elle aurait mal, bientôt, demain, après. — T u m'oublieras, va. Faut pas croire que tout est fini... T u

en connaîtras d'autres. Jolie comme tu es... avec tes grands yeux, disait-il, avec la libéralité de celui qui rejette.

Elle s'était cabrée: — Laisse-moi seule. Seule, avait-elle répété, avec un accent de

fierté tout de suite amorti. Alors il était parti, se faufilant entre les tables. Elle était res­

tée là, immobile. Elle ne songeait même pas, écoutant naître en elle sa peine. Sa peine d'abord de l'avoir aimé: elle allait com­mencer à s'en rendre compte.

Puis elle était sortie, ce jour-là comme tout à l'heure. Et elle avait marché, longtemps, interminablement, avec ce quelque cho­se en elle qui grandissait, s'alourdissait, se durcissait, et qu'elle ne savait pas être la douleur.

Elle l'apprit plus tard quand un autre amour, sur sa route, l'aida enfin à se décharger de son poids. Elle le sut quand se pré­senta ce bonheur simple, ce quelque chose de calme et de docile, sur quoi elle ne s'interrogeait pas. Comme une eau. Ni amère, ni fade.

Ce soir, toujours avançant, elle a longé la Petite-Rue jusqu'à la Place, avec son étroit carré de verdure jaunie, face au fleuve. Elle s'approche d'un banc.

— Une eau. Simplement une eau, songe-t-elle en s'asseyant. Mais l'eau de l'oubli qui n'était déjà plus calme, voici qu'elle

a pris peu à peu un goût de regret. — ...De glands yeux qui cherchent dans le lointain, dit sou­

dain une voix près d'elle.

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Elle tressaille. Lui qui vient vers elle, une fois encore. Elle fris­sonne dans son manteau pâle.

— Pourquoi me poursuivre aujourd'hui? fait-elle d'une voix altérée.

— Sois juste, Anna. J'étais ici, simplement, sur le banc voisin.

— ...Je ...je ne savais pas, dit-elle, impuissante, pendant qu'il s'assied à son côté.

— Pourquoi m'as-tu menti tout à l'heure? T u n'attendais per­sonne d'autre, au restaurant... Tu ne serais pas là.

— Je n'ai pas menti. C'est vrai, je l'attendais, lui. Je devais l'attendre. Et il faut que je retourne, ... là,... tout de suite.

Elle dit des mots, se commande, mais le corps refuse d'obéir, comme assujetti à un ordre contraire. Il pose la main sur la sien­ne.

— Non, Anna. Reste encore un peu, puisque tu es venue.

— Je ne suis pas venue, dit-elle en retirant sa main. C'est le hasard... Le hasard de mes pas.

— Peut-être qu'il faut croire au hasard, s'abandonner...

Elle sent sur elle son souffle proche, son souffle de jadis. Et c'est, dans sa pensée, comme un immense remous emmêlant les émois d'autrefois à ceux du moment. Elle pense de nouveau à fuir, sans un mot. Elle fait un mouvement, mais il la retient, d'u­ne main sur son épaule.

— Anna, dit-il, es-tu heureuse?

L'hésitation mouvante, affolée au-dedans, la dresse, indécise. Mais, songeant à celui qui l'attend:

— Il est bon, dit-elle enfin. C'est un homme qui ne m'a jamais fait souffrir.

"...Oui, ce doit être cela le bonheur, poursuivent les mots dé­chaînés qui ne sont plus qu'intérieurs. ...Bon, beau aussi, ce me semble. Tandis que toi, tu n'avais rien, tu n'as encore rien de... Tu..."

Mais soudain, tumultueux, le souvenir la submerge. Car c'est justement pour cela qu'elle l'a aimé autrefois: parce qu'il était dur et cynique, parce qu'il s'était emparé d'elle, avec son audace

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de félin. Et elle l'avait regretté quand sa vie était devenue un jour blême, sans trêve ni fin. Elle éprouve tout à coup cette lourde certitude qu'elle se donnera encore à lui. Aujourd'hui ou demain, elle ne pourra que se donner encore, aveuglément.

— Je t'ai regrettée, Anna, murmure-t-il. Je t'ai regrettée... Il pourrait être encore possible...

Elle le regarde. Pour la première fois, elle le regarde vrai­ment. Et elle trouve soudain en elle une force insolite, insoup­çonnée, cette sorte de maîtrise de soi devant le déjà vu.

— Possible de quoi? fait-elle tout haut, froidement.

Ele reconnaît le désir de l'homme qui hésite, sensibilise les lèvres de l'homme.

— Possible de se revoir, comme ça, de temps à autre.

— Tu peux toujours le demander au hasard. C'est lui qui a toujours tout fait pour nous. Cet après-midi encore...

— Anna!...

Elle se tait, fébrile. Qui est cette femme acide? Elle sent monter en elle l'ivresse de la revanche.

— Pourtant, tu m'as suivi, Anna.

Eli ne répond pas devant cette suggestion d'une nouvelle complicité. Elle ne le regarde plus, mais elle respire l'odeur fami­lière de l'intimité d'autrefois.

En elle, tout se précipite. Non, pas tout de suite. Tenir en­core. Encore un peu.

— Pourquoi as-tu fui tantôt, au restaurant, comme quelqu'un qui a peur de faire face? demande-t-elle abrupte. Tout est clair entre lui et moi.

Il baisse les yeux. Et songe qu'elle a beaucoup souffert.

— Me crois-tu donc disposée à tromper un autre? reprend-elle.

— Non, Anna. Ni capable de te tromper toi-même. C'est ainsi que je t'ai connue.

—Je pense que j 'ai appris à voir très clair, depuis, déclare-t-elle orgueilleusement.

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Le vent entr'ouvre les pans de son manteau. Elle se sent mise à nu sous ses lames froides, sous le regard trop clairvoyant de l'homme. Elle s'égare, piétinant un sol étranger, incertain, péril­leux. Elle ne pourra donc jamais habiter longuement dans sa rancoeur?

Un rictus voile ses traits.

— Mes sentiments! T u parles de ceux d'autrefois, sans doute.

— Ne sois pas méchante, Anna. Autrefois... T u étais si jeune...

— Tu aurais pu avoir pitié... Que reste-t-il de tout cela?

— Moi, il me reste ma liberté.

Il a dit cela, toujours tête basse.

— Ta liberté? Sans doute ta dernière maîtresse t'a quitté? Et tu m'as repérée soudain, comme une chèvre sauvage qu'on vou­drait rattraper?

Qu'est-ce donc qui s'agite ainsi en elle? Elle devient acerbe, visant ici, là, se livrant avec frénésie à ce combat sournois.

— T u joues très mal les dures, fait-il. Ce manège ne mène à rien.

— Il mène où je voudrai bien le conduire. Je ne suis plus la petite fille passive que tu as quittée, un beau soir.

— Non, tu n'es plus cette petite fille. Mais tu es devenue fausse, Anna, fausse.

Il s'est levé. Il fait un pas lâche.

— Cari, dit-elle, d'une voix plus molle, Cari, rassieds-toi. Je ne t'ai pas tout dit. Il m'est arrivé...

Il continue de marcher, lentement, comme sans but, selon son habitude, mais sans se détourner. Elle s'inquiète:

— Cari, écoute-moi, crie-t-elle. Il faut m'écouter.

Il avance, imperturbable, chaque pas le dégageant un peu plus. Elle court vers lui.

— Cari, il faut comprendre. J'ai souffert... Je t'ai aimé, Cari...

Il s'arrête, avec elle soudain à son bras, comme à la remor­que.

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— Mais tu t'es aguerrie, avec l'autre. Va, c'est tant mieux pour toi, dit-il en se libérant.

— Non, Cari, je ne me suis pas aguerrie. J'ai tenté d'oubier.

— Il faut continuer ainsi.

— Non, Cari, non. Reviens. Je t'aime encore. Je t'aime. T u sais bien que je t'aime.

Elle ne marche plus, mais hausse progressivement la voix pour rejoindre l'homme.

— Cari..., gémit-elle encore.

Il ne se détourne pas.

— Cari, reviens. Je sais encore être douce. Et je pleure.

Il a disparu au tournant d'une rue.

Elle écoute un moment se taire son sanglot, puis elle se tourne vers le fleuve que le vent glauque du soir secoue. Ses yeux sont déjà secs, et toutes ses larmes, dures, amères, retirées en elle.

Elle s'assied sur le banc, raide, sans pensée.

— Une eau, dit-elle enfin. Une eau tout embrouillée...

Elle se lève, s'engage lourdement dans la Petite-Rue. Elle marche, absente, un pied, puis l'autre sur le pavé gris, sans autre attention que celle de marcher, droit devant elle.

Là-bas, au restaurant, devant une table nue, Louis, patient l'attendait.

Jacqueline DARVEAU