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1 Le visiteur de Genève : Malthus, l’Organisation Mondiale du Commerce et l’agriculture (Article à paraître dans la Revue française de socio-économie, numéro 3, premier semestre 2009) Thierry POUCH 1 Le Cycle de Doha, enclenché en 2001, est reporté sine die, à la suite de l’échec des négociations qui se sont déroulées en juin et juillet 2006. Certes les discussions ont depuis repris sous un angle purement technique, mais le dossier agricole a encore une fois constitué une pierre d’achoppement. La littérature n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour démontrer le surcroît de bien-être que l’on pourrait raisonnablement escompter d’une ouverture généralisée du commerce mondial de produits agricoles et alimentaires. Ces débats contemporains sur les bénéfices à attendre d’une libéralisation des échanges agricoles font écho à une pensée économique classique qu’il s’avère nécessaire de revisiter. La vision de Malthus devrait offrir un cadre analytique robuste parce que toujours d’actualité. On trouve dans ses Principes d’économie politique de quoi faire de Malthus un précurseur non seulement des politiques agricoles, mais aussi de l’économie institutionnaliste. The Doha cycle set off in 2001 was put off sine die after the failures of the negotiations that took place in June and July 2006. Once again the agricultural file constituted a stumbling block even though the literature has been making constant efforts in order to demonstrate the surplus of welfare that could reasonably be expected from a general opening of the world wide trade of agricultural goods. By having access to the industrialized countries markets, developing economies could find their way out of poverty. The present debates about the benefits to be drawn from the liberalization of agricultural exchanges echo a classical economic thought that needs to be revisited if one wishes to grasp all the issues at stake. Because it is still up to date, Malthus vision is offering a sound analytical framework for that purpose. Mots clés : Agriculture, échange international, Malthus, Institutions, histoire de la pensée économique Key words : Agriculture, Trade, Malthus, Institutions, History of Economic Thought 1 Chercheur associé HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Laboratoire Organisations Marchandes et Institutions (OMI EA 2065), économiste au Pôle Économie et Politiques Agricoles de l’APCA, Paris. L’auteur remercie J.-C. Asselain (Université de Bordeaux IV) ainsi que les deux rapporteurs anonymes de la Revue française de socio-économie pour leurs critiques et suggestions qu’ils ont bien voulu adresser lors d’une première version de ce texte. Il reste seul responsable des erreurs et omissions qui pourraient subsister. Mail : [email protected]

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Le visiteur de Genève : Malthus, l’Organisation Mondiale du Commerce et

l’agriculture

(Article à paraître dans la Revue française de socio-économie, numéro 3, premier semestre 2009)

Thierry POUCH1

Le Cycle de Doha, enclenché en 2001, est reporté sine die, à la suite de l’échec des négociations qui se sont déroulées en juin et juillet 2006. Certes les discussions ont depuis repris sous un angle purement technique, mais le dossier agricole a encore une fois constitué une pierre d’achoppement. La littérature n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour démontrer le surcroît de bien-être que l’on pourrait raisonnablement escompter d’une ouverture généralisée du commerce mondial de produits agricoles et alimentaires. Ces débats contemporains sur les bénéfices à attendre d’une libéralisation des échanges agricoles font écho à une pensée économique classique qu’il s’avère nécessaire de revisiter. La vision de Malthus devrait offrir un cadre analytique robuste parce que toujours d’actualité. On trouve dans ses Principes d’économie politique de quoi faire de Malthus un précurseur non seulement des politiques agricoles, mais aussi de l’économie institutionnaliste. The Doha cycle set off in 2001 was put off sine die after the failures of the negotiations that took place in June and July 2006. Once again the agricultural file constituted a stumbling block even though the literature has been making constant efforts in order to demonstrate the surplus of welfare that could reasonably be expected from a general opening of the world wide trade of agricultural goods. By having access to the industrialized countries markets, developing economies could find their way out of poverty. The present debates about the benefits to be drawn from the liberalization of agricultural exchanges echo a classical economic thought that needs to be revisited if one wishes to grasp all the issues at stake. Because it is still up to date, Malthus vision is offering a sound analytical framework for that purpose. Mots clés : Agriculture, échange international, Malthus, Institutions, histoire de la pensée économique Key words : Agriculture, Trade, Malthus, Institutions, History of Economic Thought

1Chercheur associé HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Laboratoire Organisations

Marchandes et Institutions (OMI EA 2065), économiste au Pôle Économie et Politiques Agricoles de l’APCA, Paris. L’auteur remercie J.-C. Asselain (Université de Bordeaux IV) ainsi que les deux rapporteurs anonymes de la Revue française de socio-économie pour leurs critiques et suggestions qu’ils ont bien voulu adresser lors d’une première version de ce texte. Il reste seul responsable des erreurs et omissions qui pourraient subsister. Mail : [email protected]

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eux paradoxes de l’économie internationale ont jalonné l’histoire récente de la

jeune Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le premier a trait au fait que

l’extrême tension qui accompagne les différentes phases des discussions, tension

se concrétisant par l’absence de coopération multilatérale entravant la constitution d’une

gouvernance mondiale, est imputée à un secteur agricole dont la représentativité dans les flux

commerciaux mondiaux apparaît très marginale. En occupant à peine 10% des exportations

mondiales de marchandises, l’agriculture et l’agroalimentaire ont été en mesure de bloquer les

négociations commerciales lors de toutes les réunions de l’OMC, depuis Seattle en 1999 à

Genève en 2006, en passant par le retentissant échec de Cancún en 2003. Pourtant, la fin de la

Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong laissait présager d’une issue

favorable au Cycle de Doha, en raison de l’accord de principe trouvé sur le démantèlement

total des subventions agricoles à l’exportation. Il n’en fut rien. L’extension recherchée du

commerce mondial comme source de la croissance et, depuis, Doha, du développement, bute

sur de telles contraintes que les négociations se sont embourbées au point de rouvrir des

débats que l’on croyait définitivement fermés étant donné la suprématie qu’exerçait depuis la

fin de la décennie quatre-vingt-dix le discours sur les bénéfices à retirer pour chaque nation du

libre-échange2.

Le second paradoxe concerne l’institution OMC elle-même. Alors que le General

Agreement on Tariff and Trade (GATT) constitua une réponse aux désordres commerciaux de

l’entre-deux guerres, par la régulation des relations commerciales qu’il portait en lui – et ce,

en dépit de l’impossibilité qu’il y eut de bâtir, parallèlement au FMI et à la Banque Mondiale,

une Organisation Internationale du Commerce – sans pour autant détenir le statut de véritable

organisation internationale, l’OMC, qui lui a succédé à partir de 1995, n’a pas jusqu’à présent

apporté la démonstration qu’en tant qu’institution internationale, elle était en mesure

d’organiser, comme son nom l’indique, le commerce mondial. S’il est vrai que le secteur

agricole a bénéficié d’un régime différencié durant les round successifs de négociations qui

ponctuèrent l’existence du GATT, rappelons tout de même que l’Uruguay round s’était

achevé sur un accord agricole, signé à Marrakech en avril 1994 (entre 1947 et 1994, il y eut

douze accords au GATT, celui signé à Marrakech étant le premier ayant directement impliqué

l’agriculture). Cet accord de Marrakech ouvrit une première brèche dans les dispositifs de

politiques agricoles. Mais la capacité de l’ancien GATT à faire émerger puis respecter des

accords commerciaux tenait sans doute à sa mission propre, qui, est-il nécessaire de le

2 Une analyse critique des raisons de ces échecs successifs des négociations à l’OMC se trouve dans M. Abbas (2005).

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rappeler dans les circonstances historiques actuelles, n’était pas d’instaurer un libre-échange

intégral, mais de garantir la coopération entre des États nations dont les politiques

économiques étaient autonomes, y compris lorsqu’il s’agissait de dispositifs de protection aux

frontières.

Cette configuration apparaît d’autant plus surprenante que le Cycle de Doha, enclenché en

novembre 2001, était destiné à intégrer pleinement les pays en développement dans la

division internationale du travail afin de favoriser l’éclosion d’une dynamique de sortie de la

pauvreté par la croissance elle-même tirée des exportations. Ce processus devait passer par le

canal de l’agriculture, dans la mesure où ces pays sont pour la plupart dotés d’une population

travaillant essentiellement dans le secteur agricole, et était conditionné à une ouverture

généralisée des marchés agricoles des pays industrialisés. Toute une littérature économique a

cru nécessaire de rappeler les effets bénéfiques d’un démantèlement des politiques agricoles

pratiquées par les économies développées sur la structure du commerce extérieur agricole du

Sud. C’est ici qu’une relecture de la pensée de Malthus prend son sens pour débusquer les

erreurs d’interprétation contenues dans les analyses quantitatives destinées à justifier la

libéralisation des échanges agricoles, et à mesurer ses répercussions favorables sur les pays en

voie de développement. Le détour par cet auteur, dont on sait qu’il fut, au travers de ses

analyses et des échanges épistolaires que ces dernières engendrèrent en particulier avec D.

Ricardo, l’un des grands contributeurs au développement de la discipline, ce détour s’impose

d’autant mieux qu’il intitula la section IV du Livre II de ses principes « De la fertilité du sol,

considéré comme stimulant à l’accroissement continu de la richesse ». Ce rôle spécifique de la

fertilité des sols survient juste après les facteurs démographique et l’épargne. Près de deux

siècles après la parution des Principes, qu’a à nous dire Malthus en matière de commerce

international et de développement ? Malthus apparaîtra comme un auteur plein de

contradictions. Mais peut-on encore raisonnablement le ranger dans la catégorie des

« pessimistes » ainsi que le veut une certaine tradition de l’histoire de la pensée économique

en France, ou bien, à la faveur du Livre II des Principes, rompre cette tradition et engager

Malthus sur la voie de l’optimisme, étant donné que son objectif principal dans cet ouvrage

fut de rechercher les conditions propices à un accroissement des richesses, accroissement qui

concernerait la plus grande masse de la population?3.

3 L’édition de 1959 de la célèbre Histoire des doctrines économiques de C. Gide et C. Rist, publiée à la

Librairie du Recueil Sirey, classe Malthus dans le camp des pessimistes, et ne mentionne qu’une seule fois, en note de bas de page, les Principes d’économie politique. Dans la cinquième édition de son Histoire de la pensée économique, Presses Universitaires de France, coll. « Thémis », 1977, H. Denis, tout en évoquant le rôle décisif

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L’objet de cet article est précisément de rouvrir une partie de l’œuvre du pasteur anglais et

de montrer que la suppression des barrières au commerce ne constitue pour lui qu’une

condition nécessaire mais qui est loin d’être suffisante de l’accumulation du capital et par voie

de conséquence du processus de développement économique d’une nation. Il s’agira dans cet

article de prendre appui sur un auteur aussi important que Malthus pour éclairer un double

problème contemporain, et non des moindres, l’organisation même des rapports entre des

nations produisant et échangeant des produits agricoles, lequel contient du coup celui du

changement institutionnel. Nous verrons que l’analyse suggérée par Malthus au sujet du rôle

des institutions dans la production des richesses constitue le signe annonciateur de l’économie

néo-institutionnaliste.

Nous procéderons en deux temps. Seront rappelés dans une première partie les conditions

dans lesquelles l’efficacité du libre-échange en agriculture a pu être affirmée, en montrant tout

particulièrement ce qu’elles doivent à Malthus. Pour établir ce point, nous nous appuierons

non seulement sur le célèbre Essai sur le principe de population, publié en 1798, mais surtout

sur la démonstration avancée par Malthus dans le Livre II des Principes d’économie politique

considérés sous le rapport de leur application pratique, édités 1820. Mais, et ce sera l’objet

de la seconde partie, Malthus a insisté sur les limites du recours au commerce extérieur. La

dynamique du développement supposée résulter de cette implication dans la division

internationale du travail ne saurait selon lui suffire, contrairement à ce qu’en ont pensé

d’autres théoriciens classiques comme D. Ricardo, ou néo-classiques sous l’impulsion de

l’école heckscher-ohlinienne, et leurs continuateurs. Pour qu’une telle dynamique

s’enclenche, il faut que soient réunies selon Malthus des conditions institutionnelles précises

qui, dans le cas de l’agriculture, peuvent être vues comme annonciatrices des formes

modernes de la politique agricole. Et ce sont les expériences passées de politique agricole qui

sont en mesure, selon nous, d’apporter aux pays en développement des instruments conformes

à leur ambition légitime de nourrir leurs populations.

Le commerce extérieur comme stratégie de développement Négociateurs de l’OMC comme économistes spécialistes des échanges internationaux de

marchandises apparaissent bien embarrassés dès lors qu’il s’agit de traiter d’agriculture. Ce

secteur est à l’origine de résistances politiques et de justifications théoriques et pratiques

quant au maintien de dispositifs de régulation et de soutien des marchés, qui contrarient toute qu’a pu jouer Malthus dans la théorie de la croissance économique, ne semble guère plus enclin à faire de Malthus un théoricien plus optimiste.

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velléité de libéralisation. Mais l’évolution des négociations commerciales, l’emprise de la

théorie du libre-échange et le discrédit jeté sur les politiques publiques d’intervention ont

induit une fragilisation des arguments développés en faveur des politiques agricoles.

Les espoirs du Cycle de Doha Pour beaucoup d’experts, la création de l’OMC a été vue comme le signe annonciateur

d’un ordre commercial mondial affirmé et stable4. Depuis l’ouverture du Cycle de Doha en

2001, la causalité échange international libre de toute entrave et développement a été

restaurée, au détriment de politiques de développement antérieures plus auto-centrées. Cette

restauration s’inscrit dans ce contexte précis. Baptisé Cycle du développement, l’objectif fixé

est que les pays en voie de développement participent activement aux échanges de

marchandises, en exportant notamment plus qu’ils ne le font leurs produits agricoles vers les

zones industrialisées. Cette recherche d’une insertion croissante de ces pays dans la division

internationale du travail agricole serait en mesure de provoquer une accélération de la

convergence des économies dans la mondialisation par le canal du rattrapage du Sud sur le

Nord, et par voie de conséquence, de réduire les inégalités de revenus entre les nations et in

fine les risques de déstabilisation géopolitiques5. De ce point de vue, les politiques agricoles

pratiquées dans les pays industrialisés, et singulièrement la Politique agricole commune

(PAC) de l’UE, sont perçues comme des entraves à cette insertion des pays pauvres dans les

flux internationaux de marchandises, en ce sens qu’elles créent des distorsions de concurrence

étouffant les stratégies d’exportation des pays du Sud, pourtant spécialisés dans ce type de

biens. Si l’on parvenait à abaisser les dispositifs de protection que ces politiques agricoles

renferment, une dynamique vertueuse « exportations – croissance – développement » devrait

s’enclencher, le secteur agricole étant prépondérant dans les structures économiques de ces

pays, et exercer de puissants effets d’entraînement sur le reste des secteurs.

La stratégie qui est définie pour sortir ces pays du sous-développement apparaît ainsi

subordonnée à un paramètre extérieur vertueux, à savoir la fin négociée et programmée des

politiques agricoles telles qu’elles sont pratiquées par les économies développées. Les

dispositifs institutionnels adoptés, comme le soutien des prix, les aides et autres subventions à

l’exportation (en particulier les célèbres et très controversées restitutions à l’exportation

européennes, qui permettent à un agriculteur d’exporter sa marchandises au prix mondial,

4 Voir notamment J. H. Barton, J. L. Goldstein, T. E. Josling, R. H. Steinberg (2006).

5 Certains auteurs ont mis en débat cette hypothèse selon laquelle le commerce international serait pacificateur. Sur ce point, lire P. Martin, T. Mayer, M. Thoenig (2006), ainsi que T. Pouch (2005).

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sachant que la Commission européenne lui versera la différence entre les prix intérieur

communautaire et ce prix mondial), constitueraient des incitations à produire davantage que

ce que le marché local peut absorber, engendrant une pression à la baisse sur les prix

mondiaux agricoles6. Outre que ces prix ne sont plus rémunérateurs pour les producteurs du

Sud, les mécanismes de protection comme la préférence communautaire empêcheraient ces

producteurs d’écouler leurs produits agricoles sur le marché européen. Or nous savons que sur

cette question de l’accès aux marchés, les attentes des pays en voie de développement sont

élevées, en particulier quant à un abaissement significatifs des droits de douanes, lesquels sont

supérieurs à ceux pratiqués dans le secteur manufacturier7. La littérature économique

défendant l’idée d’une ouverture généralisée des marchés agricoles indique que deux

avantages pourraient être retirés d’une telle libéralisation8 . Le premier avantage a trait aux

pays industrialisés eux-mêmes et repose sur une logique strictement ricardienne. En effet, en

important moins cher des produits agricoles en provenance de zones en développement, l’UE,

par exemple, pourrait non seulement élever le surplus du consommateur, mais également

opérer une ré-allocation des dépenses budgétaires jusque là versées au secteur agricole, au

profit de domaines comme la R-D, contribuant ainsi à faire de cette zone une économie parmi

les plus performantes, si ce n’est la plus performante du monde, conformément à la Stratégie

de Lisbonne et au souhait du Premier Ministre britannique T. Blair.

Le second avantage concerne les pays en voie de développement. La libéralisation des

politiques agricoles en Europe inciterait les agriculteurs à réduire leurs volumes de

productions, occasionnant, à demande mondiale constante, un redressement des prix sur les

principaux marchés mondiaux de matières premières agricoles favorable à l’augmentation des

revenus des agriculteurs des pays en voie de développement. Les prix relatifs seraient

désormais déterminés par les confrontations des offres et des demandes sur ces marchés

mondiaux, chacun des pays devenant price taker. L’accès aux marchés des produits agricoles

en provenance du Sud engendrerait du coup une utilisation accrue du facteur intensif dans ces

pays en voie de développement, c’est-à-dire le travail, vérifiant ainsi le théorème de

Rybczynski. Entendons par là que l’accroissement de la dotation dans l’un des deux facteurs

de production, en l’occurrence la travail, dans le secteur agricole, sous une pression

démographique ou migratoire, provoquerait un ajustement par les quantités produites, ou, dit

6 Engagement a été pris lors de la Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong, de supprimer

totalement ces restitutions à l’horizon 2013. 7 J.-C. Bureau, E. Gozlan, S. Jean (2005). 8 Lire R. G. Chambers (1995) ; T. W. Hertel, W. Martin (2000); A. Matthews (2002) ; P. A. Messerlin

(2002); C. Michalopoulos (1999).

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autrement, un déplacement de la frontière des possibilités de production vers la droite,

l’augmentation des quantités produites de biens agricoles étant garantie d’être écoulée puisque

les économies industrialisées auraient négocié et accepté l’ouverture de leurs marchés dans le

cadre du Cycle de Doha. L’augmentation de la production agricole consécutive d’une

utilisation intensive du facteur travail abondant, l’agriculture étant plus intensive en facteur

travail que le reste de l’économie, oriente une stratégie de développement passant par un

surcroît d’exportations en direction des pays industrialisés. Mieux rémunéré, l’agriculteur du

Sud pourrait non seulement nourrir sa famille, mais également investir et élever sa dotation en

capital, participant à l’élévation du niveau de développement du pays et ce, malgré une

rigidité de la disponibilité des terres, problème sur lequel Malthus s’est beaucoup penché,

comme nous allons le voir ci-après. Est offerte ainsi la possibilité d’établir une jonction

partielle entre l’analyse de Malthus, tournée explicitement vers le problème de la détérioration

du rapport terres disponibles/travail, et le modèle néo-classique de l’échange international. La

jonction est toutefois suffisamment complexe pour ne pas faire de Malthus un simple

précurseur de la théorie néo-classique de l’échange international, complexité renvoyant

d’ailleurs in fine au problème souvent étudié et débattu de l’unité de la pensée de Malthus9.

C’est cette complexité qui justifie que l’on effectue un détour par les Principes d’économie

politique de Malthus, publié en 1820. Ce détour nous a semblé opportun, et ce pour deux

raisons principales. La première est que Malthus, dans la section IV du Livre II définit une

stratégie de développement qui d’une certaine manière annonce la théorie néo-classique du

commerce international, à tout le moins sous l’angle du théorème de Rybczynski. La seconde,

qui sera développée dans la deuxième partie de cet article, a trait au fait que Malthus

subordonne sa stratégie de développement à des conditions institutionnelles qui sont

totalement étrangères à la pensée néo-classique, ce qui justifie que l’on tente d’établir une

jonction entre cet auteur et D. C. North.

Malthus et le problème du développement On sait que la notoriété de Malthus repose sur une approche de la croissance

démographique dans un monde exposé à la rareté de ses ressources, approche développée

dans son célèbre Essai sur le principe de population daté de 1798. Et tant dans cet Essai que

dans le Livre II de ses Principes d’économie politique, Malthus a recherché les causes

entravant ou pouvant entraver la progression du nombre des richesses produites, recherche à

9 Cf. G. Caire (1984)

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laquelle succédera l’élaboration d’une stratégie de développement10. L’idée principale de

Malthus dans son Essai, abondamment reprise depuis, consiste à montrer que le coefficient

multiplicateur de la croissance démographique est supérieur à celui de la production des

subsistances. C’est la contrainte exercée par la poussée démographique sur les productions

agricoles qui est perçue pour Malthus comme l’un des remèdes à l’état stationnaire qui

s’annonce, car elle incite les hommes à déployer les efforts nécessaires pour produire

davantage, accéder au bonheur, et contourner ainsi leur propension à l’oisiveté et aux mœurs

dissolues. Malthus indique en effet que

« Et dans le fait, tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que cette préférence donnée à l’oisiveté est très générale dans l’enfance des sociétés, et qu’elle n’est pas du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation » (Principes d’économie politique, Livre II, section IV, page 271).

Mais le stimulus que constitue l’évolution du nombre d’êtres humains ne trouve à se

déployer que parce qu’il est subordonné à l’existence de plusieurs institutions juridiques

fondamentales parmi lesquelles on trouve le droit de propriété, le droit du mariage et de

l’organisation de la famille, un système d’éducation, un dispositif juridique destiné à favoriser

le logement11. Les institutions de l’État apparaissent par conséquent indispensables au

déploiement des conditions de possibilité de l’accumulation du capital et du développement,

et de la réduction des inégalités de richesses entre les nations. Si le principe du commerce

extérieur n’est présent qu’en filigrane dans le livre de Malthus, nous avons ici les prémices de

ce que les Principes vont exposer quant au rôle déterminant des institutions dans le processus

de développement.

Dans le Livre II des Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur

application pratique, Malthus explique que son objectif est différent de celui qui structurait

son Essai sur le principe de population, en ce sens qu’il va s’attarder sur les causes pouvant

influencer l’approvisionnement et l’abondance des sociétés. Dès le début de la section IV,

Malthus indique que la fertilité des sols constitue un instrument déterminant de l’élévation des

richesses pour une société. Mais il précise rapidement qu’il n’y aurait aucun intérêt pour les

propriétaires terriens à exploiter pleinement les ressources naturelles du sol afin d’augmenter

la production agricole si les débouchés étaient soient inexistants, soient insuffisamment élevés

pour absorber tout surcroît d’offre. C’est ici qu’interviennent les bénéfices que les pays en 10 Cf. J.-P. Platteau (1984).

11 Tous ces points sont développés par Malthus dans son Essai sur le principe de population, 1798, Livre IV, chapitres XI et XII, édition française de 1992. Concernant les Principes d’économie politique, nous nous référons à l’édition française de 1969.

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développement pourraient retirer d’une exposition au commerce international, pour peu que

celui-ci soit libéré de certaines entraves réglementaires12. Outre le fait que Malthus signale

que l’échange de marchandises avec des pays plus avancés élèverait le bien-être de ces

« nations arriérées », en souhaitant notamment

« leur faire connaître les objets qui contribuent à la commodité et à l’agrément de la vie », (page 270),

l’échange international a surtout pour fonction de procurer des débouchés supplémentaires

aux productions primaires locales. Chez Malthus, cette ouverture commerciale occasionne

une exploitation accrue des ressources productives, correspondant précisément au schéma

développé par les institutions internationales et les économistes dans le cadre du Cycle de

Doha. La suppression des barrières tarifaires, voire non tarifaires, au commerce des produits

agricoles, ouvrirait des débouchés aux exportations des biens primaires produits dans les

régions en développement.

Arrêtons-nous un moment sur ce point si important dans la théorie de Malthus. On voit

bien que chez ce dernier la capacité à exporter des pays « arriérés » ne peut être distinguée

d’une demande préalable formée dans les pays développés. Cet aspect du débat apparaît

absent de la littérature traitant des gains à attendre d’une libéralisation des échanges mondiaux

de produits agricoles. Pour que l’insertion des pays en développement s’effectue dans les

conditions envisagées par la majorité des économistes, encore conviendrait-il de se pencher

sur les déterminants de la demande dans les pays riches, lesquels peuvent être contraints en

matière de croissance de leurs PIB, occasionnant un affaiblissement de la demande intérieure,

entravant l’écoulement des exportations en provenance du Sud. Il n’en demeure pas moins

qu’il existe chez Malthus, et selon les résultats de la plupart des modèles d’équilibre général

calculable, non pas une ré-allocation des ressources productives comme chez Ricardo, mais

l’idée d’un usage intensif de ces facteurs de production, terre et travail, dans le secteur

agricole, usage intensif assorti de la possibilité d’accroître les achats de biens manufacturés

agrémentant l’existence des agriculteurs. La logique développée dans cette section IV du

Livre II des Principes n’est pas sans entrer en correspondance avec le théorème de

Rybczynski au point que l’on pourrait légitimement s’interroger sur le caractère précurseur de

12 Malthus use dans son texte de l’expression « pays arriérés ». Elle doit être prise, nous semble-t-il, avec

quelque précaution, Malthus ayant probablement souhaité l’utiliser dans un sens relativement neutre, c’est-à-dire de backward.

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la démonstration du pasteur anglais13. Il y a bien chez Malthus cette idée selon laquelle le

développement est engendré par l’augmentation de la disponibilité de ressources productives

jusque là sous-employées, et donc par une hausse de la production dont l’orientation apparaît

ici externe, c’est-à-dire exportée vers les pays plus avancés14.

La démonstration de Malthus livre donc une approche du développement économique qui

s’éloignerait quelque peu de la vision réductrice qu’on lui attribue trop souvent. En suggérant

que les économies « arriérées » peuvent mobiliser leurs ressources productives dans

l’hypothèse où une demande mondiale les y encouragerait, le légendaire pessimisme

malthusien laisserait place à un certain optimisme, ainsi qu’en témoigne la lecture de la

section X du Livre II des Principes, et tout particulièrement la fin, lorsque Malthus indique

« …et si nous avons à cœur, ce qui doit être l’objet principal de nos recherches, les moyens d’augmenter le bonheur de la grande masse de la société, notre but doit être, autant que possible, de maintenir la paix et de régulariser nos dépenses » (page 361)15. Les rappels auxquels nous venons de procéder peuvent inciter à penser que Malthus,

lorsqu’il traite des effets du commerce extérieur sur le niveau de développement d’une nation,

est un fervent partisan du libre-échange. Outre son farouche attachement au maintien des

Corn Laws qui allait à l’encontre de la thèse de Ricardo, l’évocation, d’abord dans l’Essai sur

le principe de population puis dans les Principes, des conditions institutionnelles comme le

droit de propriété ou l’existence d’un système éducatif montre qu’il n’en est rien.

Malthus : un précurseur de l’économie institutionnaliste ? La littérature qui s’est formée autour du Cycle de Doha et des effets positifs attendus

d’une vaste libéralisation des échanges de marchandises, au travers notamment d’un

démantèlement progressif des dispositifs de politique agricole dans les pays industrialisés,

part d’un diagnostic voisin de celui dressé par Malthus dans ses Principes d’économie

politique, à savoir que les « économies arriérées » souffrent d’un sous-emploi de leurs

ressources productives. Si un processus d’ouverture généralisée des frontières était négocié,

13 Ce théorème indique que : « Lorsque la quantité d’un facteur s’accroît, il y aura, à prix constants, une élévation absolue de la production du bien nécessitant un usage intensif de ce facteur, et diminution absolue de la quantité produite de l’autre bien ». Voir T. M. Rybczynski (1955).

14 L’interprétation de la position de Malthus qu’offre un auteur comme Platteau nous a conduits à suggérer un tel jeu de correspondance entra Malthus et l’analyse néo-classique du commerce international (Platteau, art. cit).

15 La section X traite de la détresse des classes ouvrières, Malthus ayant eu pour père un riche propriétaire terrien ouverts aux idées progressistes, notamment celles de Rousseau, Godwin ou Condorcet. Dans la dernière note de bas de page du Livre II, Malthus indique que, « quelque minime soit le prix des subsistances, si les ouvriers n’ont pas de travail, il faudra qu’ils aient recours à la charité » (page 361). De quoi faire réfléchir les thuriféraires d’une ouverture du marché communautaire pour bénéficier d’importations agricoles peu chers. Une courte biographie de Malthus se trouve dans Histoire des doctrines économiques de Gide et Rist, op. cité.

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puis signé par l’ensemble des participants aux discussions multilatérales, alors le

rétablissement du plein-emploi de ces facteurs de production pourraient s’opérer et enclencher

une dynamique de développement.

Le message de Malthus contient toutefois des indications empêchant de le ranger parmi

les partisans d’une ouverture commerciale totale. Sur ce thème, nous ne partageons pas le

point de vue que développa le préfacier des Principes, J.-F. Faure-Soulet. Ce dernier précisait

que Malthus aurait déploré un certain type d’interventionnisme étatique, préférant voir les

hommes agir eux-mêmes et œuvrer à la maîtrise des désordres et autres crises économiques.

Tout le Livre II contient au contraire de nombreux passages où l’intervention des

gouvernements est recommandée pour impulser la croissance des richesses produites16. Les

institutions jouent chez Malthus un rôle de premier plan dans cette dynamique du

développement. Et l’on peut interpréter ce que Malthus disait de ces institutions pour

légitimer la notion de politique agricole, afin que la réduction de la pauvreté et de la

malnutrition dans les pays en développement ne soit pas fondamentalement subordonnée au

libre-échange, comme le suppose tout un courant de pensée.

Malthus et les institutions En s’appuyant sur un jeu d’hypothèses conforme aux recommandations de la théorie néo-

classique en matière d’échange international, les modèles ayant testé l’efficacité d’un

démantèlement des « barrières protectionnistes » agricoles sur la réduction de la pauvreté dans

les pays en voie de développement accentuent l’idée selon laquelle les décisions économiques

des producteurs de denrées agricoles dans ces pays pauvres seront induites par un ensemble

de prix déterminés sur les marchés mondiaux agricoles (price taker). Or le schéma

d’ensemble de Malthus, tel qu’on le trouve livré dans le Livre II des Principes, permet de se

détacher de cette mono-causalité bas prix agricoles-retard dans le développement. Malthus

avance clairement que dans certaines nations, le sous-emploi des capacités de production est

lié soit à l’absence d’institutions, soit, lorsqu’elles existent, à leur inefficacité. La section VII

est en effet consacrée au rôle fondamental que jouerait selon Malthus une plus juste

répartition des terres dans la production de biens primaires et dans le développement d’une

nation. L’actualité de Malthus peut ainsi se mesurer à la persistance des obstacles qui se

dressent devant des paysans désireux d’accéder à la terre pour la cultiver. Avant que de

16 H. Denis, qui consacra le chapitre V de la quatrième partie de son manuel d’Histoire de la pensée à la

théorie de la croissance chez Malthus, est moins péremptoire que Faure-Soulet, en ce sens qu’il souligne les multiples contradictions qui jalonnent l’œuvre de Malthus.

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s’insérer dans une quelconque division internationale du travail agricole, il convient de

réformer les conditions de cet accès à la terre. De ce point de vue, toute négociation sur la

libéralisation du commerce mondial de produits agricoles ne devrait intervenir qu’ex post, une

fois réunies les conditions institutionnelles propices à l’installation des agriculteurs sur les

terres et au financement de la production agricole.

Dans ce débat sur le développement des pays pauvres, le message de Malthus apparaît

d’une étrange actualité. Dans son récent ouvrage, Nourrir la planète, M. Griffon, à la suite

d’autres de certains de ses prédécesseurs comme R. Dumont, revient sur ces préalables à toute

sortie des paysans de la pauvreté, à savoir l’accès à la terre, la disponibilité de moyens de

financement destinés à développer les ressources productives, et, last but not least, la garantie

de prix stables et rémunérateurs dont la formation serait du ressort d’organismes publics. La

résonance est troublante car dans l’Essai sur le principe de population, Malthus insista

longuement sur l’inadéquation des structures sociales au regard des perspectives de

développement, et surtout sur la nécessité d’inverser les termes de l’échange jusque là

défavorables aux paysans des contrées économiquement « arriérées ». Et nous savons bien

que les prix agricoles, dans le capitalisme contemporain, évoluent depuis plusieurs années sur

des trajectoires baissières. Les prix mondiaux des matières premières agricoles subissent en

effet une lente mais réelle érosion, en raison notamment d’un démantèlement programmé des

mécanismes institutionnels de leur fixation17. En découle que la célèbre contrainte de

débouchés (« demande effective »), sur laquelle insiste abondamment Malthus, ne constitue

finalement qu’une des causes du sous-emploi chronique des ressources productives dans une

nation (le schéma vertueux d’une libéralisation totale des échanges mondiaux agricoles repose

sur une hypothèse forte, celle de l’existence d’une demande mondiale effective émanant des

économies industrialisées et se portant obligatoirement sur les productions issues du Sud).

Contre Ricardo, Malthus estima que le renoncement à des productions agricoles fondé sur des

prix élevés signifiait se détourner d’une possibilité de jouir de ce que la nature offrait si

généreusement aux hommes. Malthus, en instillant toute une problématique sur l’apport des

institutions étatiques, complète son interprétation de la pauvreté en soulignant le poids des

contraintes pouvant peser sur l’offre agricole et dissuader les hommes de surmonter leur

tendance naturelle à l’inactivité. M. Griffon en conclut pour sa part que

17 Se reporter à B. Conte (2006), et à J. Morisset (1997). Nous ne nous attarderons malheureusement pas,

dans ce texte, faute de place, sur la récente et sans doute durable, envolée des prix des matières premières agricoles.

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« Au total, les deux mécanismes que sont le biais politique anti-paysan et la domination des paysans par les mécanismes du marché se conjuguent. Ils font en sorte que les classes paysannes soient considérées pour ainsi dire comme une ressource économique à partir de laquelle on transfère au reste de la société une partie de la valeur que leur travail représente » (2006, page 385) et, plus loin, que « La pauvreté oblige beaucoup de producteurs à compter le plus possible sur les seules réserves productives des écosystèmes sans autre possibilité d’en entretenir la viabilité que par leur seule force de travail » (2006, page 391).

Si les institutions peuvent être le résultat de compromis politiques – toujours provisoires –

à l’intérieur d’un pays, traduisant la convergence des objectifs à atteindre en matière de

développement agricole, alors elles peuvent se révéler efficaces. Dans le cas contraire, les

recommandations de Malthus vont dans le sens d’un réaménagement ou disparition des

institutions inefficaces, afin que les nouvelles exercent sur les agriculteurs de puissantes

incitations à produire pour nourrir en premier lieu la population locale avant que d’exporter.

Cela impliquait selon lui une refonte du système de redistribution de la propriété foncière et

des revenus, véritable vecteur d’une transformation fondamentale des structures de

l’économie sur longue période. Cette approche « malthusienne » d’une transformation des

structures économiques sous l’impulsion des institutions a formé une intuition sans doute

robuste au regard de la pérennité qui allait être la sienne. C’est en effet une dimension

importante de la théorie du développement et du changement économique élaborée par D.C.

North à partir du début des années soixante18. Les passerelles que l’on peut établir entre les

intuitions de Malthus et celles de North ne signifient certes pas qu’une généalogie existe entre

l’auteur des Principes d’économie politique et tous les courants se réclamant de l’économie

institutionnelle, et notamment de l’old institutional economics dont T. Veblen, J. R.

Commons et W. C. Mitchell et J. M. Clark furent les principaux fondateurs. La portée des

conceptions et des recommandations produites par T. R. Malthus ne s’inscrivent ici que dans

la mouvance néo-institutionnaliste.

Deux éléments sont à mettre en exergue dans cette congruence des deux systèmes de

pensée. D’abord, le processus d’endogénéisation des institutions, que celles-ci soient

économiques, juridiques, ou même politiques (comme les droits de propriété, les dépenses de

l’État, les syndicats…) que North introduit dans ses travaux, entre en résonance directe avec

la propre démarche de Malthus. Au centre du dispositif institutionnel de Malthus, on trouve le

droit de propriété, de nature à rendre efficace l’organisation de la production et par

18 Lire D. C. North (1979), (1981), (1990), (2005), ainsi que T. Corei (1995), B. Chavance (2007), R. Rollinat (1996), (1998), et J. Aron (2000).

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conséquent à inciter à produire des richesses. Or North insiste dans son œuvre sur

l’importance de ces droits de propriété. Ensuite, le changement institutionnel, que Malthus

appela de ses vœux, et dont on trouve en partie une concrétisation dans le secteur agricole,

comme nous allons le voir ci-après, est porteur de changement historique pour l’efficacité de

la production. L’objectif de Malthus était en effet, par le soutien d’institutions appropriées,

d’aboutir à élever l’efficacité de la production afin d’accroître les richesses produites et

distribuées. L’innovation théorique établie par D. C. North a précisément été de réintégrer les

institutions dans le processus productif, lequel ne peut s’interpréter uniquement qu’au travers

du progrès technique. La position qui est celle de North apparaît donc congruente de celle de

son illustre prédécesseur, puisqu’il nous indique que

« En dernière analyse, la performance économique est une conséquence à la fois des règles économiques générales en vigueur, ainsi que des moyens par lesquels on les fait respecter (la structure des droits de propriété), et de la structure institutionnelle spécifique de chaque marché – marché des facteurs, marché des produits ou marché politique. C’est-à-dire que la structure incitative de chaque marché sera différente de celle d’un autre marché, à un moment donné, et qu’elle évoluera dans le temps quand ses caractéristiques se modifieront » (2005, page 108 de l’édition française) Avant d’ajouter, « Les économies qui fonctionnent mal possèdent une matrice institutionnel non incitative envers les activités améliorant la productivité » (page 204) Le secteur agricole, en tant que contributeur fondamental à la satisfaction des besoins

primaires des êtres humains, nécessitait selon Malthus l’instauration de dispositifs

institutionnels en mesure d’accroître l’efficacité de son organisation productive. En ce sens,

l’analyse de Malthus peut être lue comme une réfutation de l’argument selon lequel un

marché mondial de produits agricoles et alimentaires libre de toutes barrières augmenterait le

bien-être des nations.

L’importance de la politique agricole Malthus n’a pas explicitement traité de la politique agricole. Il n’en est pas un théoricien

reconnu. La démonstration qu’on lui doit sur la nécessité de maintenir un dispositif de

protection comme la Loi sur les blés a fait a contrario de lui un économiste conservateur,

résolument hostile aux gains mutuels que peuvent retirer les pays de leur insertion dans la

division internationale du travail. On peut certes y voir chez lui la conviction que le

protectionnisme agricole est un instrument destiné à protéger l’identité économique d’une

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nation dont les fondements se situent pour Malthus dans les structures de la production

agricole19. Ce qui différencie encore aujourd’hui, au regard de ces négociations multilatérales

de l’OMC, un Ricardo d’un Malthus, a trait à ce que l’on attend du secteur agricole pour la

société. Or Malthus raisonnait manifestement en termes de société, alors que Ricardo imposait

un point de vue beaucoup plus économico-centré. L’expérience française d’après-guerre a pu

toutefois montrer qu’une articulation entre la contribution de l’agriculture à l’accumulation du

capital et aux progrès général de la société était possible.

L’interprétation que l’on a souhaité établir des thèses qu’il a avancées dans ses Principes

ouvre une perspective différente. Elle tient dans l’idée selon laquelle l’organisation de la

société dans ses dimensions économique et sociale, si elle est appelée à élever le niveau et le

rythme de la croissance, doit nécessairement être repensée, l’objectif étant, selon Malthus, de

stimuler la production. C’est d’ailleurs dans le Livre I des Principes d’économie politique, à

la section VIII du chapitre III, que Malthus établit, contre la thèse de Ricardo, un lien entre

l’organisation de l’agriculture et de la propriété foncière et les intérêts de la société dans son

ensemble.

De ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que le commerce extérieur n’est en soi

pas un adjuvant suffisamment puissant pour y parvenir, alors qu’il apparaît placé au cœur

même de la stratégie de développement chez bon nombre d’économistes, et dans les

organisations internationales comme l’OMC. Tout conduit chez Malthus à mettre en exergue

le rôle prépondérant de l’État dans cette ré-organisation des structures économiques, à

commencer, pour ce qui relève du secteur agricole, par une action sur la répartition juridique

des terres. Il s’en remet sur ce point, toujours dans la fameuse section IV du Livre II des

Principes, à M. de Humboldt dont les analyses l’ont manifestement influencé. Malthus le cite

abondamment afin d’étayer son argumentation en faveur d’une action politique pour que la

terre soit mieux répartie et donc mieux exploitée.

Le passage que Malthus consacre à l’Irlande, à la fin de la section IV du Livre II est sur ce

point très éclairant. Il indique en effet que c’est au gouvernement de prendre en charge toutes

les mesures indispensables pour accéder à la prospérité, au travers d’un programme de

construction de voies de communication et d’une mise en place d’ « établissements spéciaux »

(page 284). Il s’agit ici d’une piste intéressante en ce sens que ces « établissements spéciaux »

pourraient être assimilés, dans le cas de l’agriculture, aux formes modernes prises par

exemple depuis les années trente par diverses institutions agricoles, dont les missions ont été

19 On lira avec profit sur ce thème, P. Vidonne (1986).

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de restructurer le foncier, de financer le développement agricole, d’établir une représentation

syndicale professionnelle auprès des gouvernements. Ces institutions, et l’expérience

historique française l’illustre bien, ont permis d’ancrer le secteur agricole dans le reste de

l’économie, et ainsi de favoriser l’accumulation du capital à l’échelle de la nation. Piste

d’autant plus intéressante que se greffe dans certains passages des Principes une vision

moderniste de l’État et de son action. Selon Malthus, l’un des freins à la croissance de la

production agricole et donc à l’abondance a trait aux « habitudes féodales » (« droits

d’aînesse » et « majorats ») toujours en vigueur dans certaines parties du monde. Cette vision

moderniste de l’État débouche nécessairement chez Malthus sur des recommandations

politiques destinées à subdiviser les terres et à favoriser la richesse nationale. Mais elle

apparaît contrainte par ce qu’il appelle le « sens des proportions »20. L’État chez Malthus est

cet organe qui non seulement oblige à respecter le droit de propriété, mais aussi celui qui peut

le produire ou le modifier dans le sens d’une élévation de la richesse. La proximité de la

démarche malthusienne avec celle de North est ici flagrante, car pour North, l’État détermine,

fixe les contours des droits de propriété et impulse par conséquent le changement historique

sur une longue période.

Toujours à la fin de la section IV, Malthus parle « d’un système perfectionné

d’agriculture ». L’expression a son importance, car, s’agissant de l’exemple irlandais, il

indique de manière suffisamment explicite en quoi un système de production agricole fondé

sur des institutions impulsée étatiques, pourrait employer des travailleurs, et, dans la mesure

où la population totale connaît une croissance élevée, la fraction inemployée de cette

population trouverait à être embauchée dans les autres secteurs de l’économie entraînés par

l’essor de la production agricole. S’il s’agissait d’une priorité pour Malthus, elle conserve

manifestement son actualité en ce début de vingt et unième siècle, au regard des millions de

paysans qui, de l’Inde au Brésil, ne disposent toujours pas d’un accès à la terre.

Allocation différente des terres – Malthus entendant par là un processus de subdivision

des terres, facteur favorable à « augmenter la valeur échangeable et à encourager la

production future » (page 314) –, prix rémunérateurs pour les producteurs, système de

financement adapté aux décisions de productions, autant de paramètres qui rappellent les

dispositifs fondamentaux d’une politique agricole. Vue sous l’angle du développement et de

20 Rappelons que le sous-titre des Principes est « considérés sous le rapport de leur application pratique ». La

lecture du Livre II des Principes conduit à penser que, derrière cette application pratique, ce sont bel et bien des principes de politique économique qui jalonnent la pensée et la démonstartion de Malthus. Toutefois, toute la section VII du Livre II est truffée d’appels à la réforme du droit de propriété, aussitôt nuancés par les craintes de Malthus quant aux conséquences d’une telle « démocratisation » de l’accès à la terre.

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la croissance, une politique agricole doit avoir deux objectifs principaux, qu’un auteur comme

D. Bergmann avait en son temps définis de manière suffisamment rigoureuse que l’on peut

légitimement y trouver une source d’inspiration pour les pays qualifiés d’« arriérés » par

Malthus. Le premier est un objectif d’efficacité dans l’utilisation des ressources productives

(objectif que Bergmann nommait productivité). Le second a trait à l’instauration d’une justice

économique entre les acteurs contribuant au progrès général de la société (objectif de parité

des revenus)21. L’expérience européenne à la sortie de la deuxième guerre mondiale constitue

un aspect intéressant de ce que l’on peut attendre d’une politique de développement.

L’Europe occidentale d’avant-guerre se distingue à la fois par une industrialisation avancée et

par une dépendance alimentaire reconnue. Au travers d’indicateurs comme le nombre d’actifs

employés dans l’agriculture, des auteurs comme J.-C. Asselain et B. Blancheton ont montré

qu’au sein même de l’Europe, des disparités de développement et de revenus nationaux ont

existé22. Certaines économies européennes, à l’instar de l’Angleterre, pourtant première

puissance mondiale, ou de l’Italie, évoluèrent dans un état de vulnérabilité quant à leurs

approvisionnements alimentaires. Pour l’Angleterre, à la veille de la guerre, il s’agissait d’une

configuration aggravant l’état de sa dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur. Enfin,

l’Europe de 1945, tout du moins celle qui allait former cette zone que l’on connaît

aujourd’hui, fut dans une situation de dépendance quasi-totale vis-à-vis des États-Unis pour

ses approvisionnements alimentaires.

La position de l’Europe dans le monde appelait dès lors un changement radical en matière

d’accès à la nourriture. Cet accès à la nourriture n’est rien d’autre que la souveraineté

alimentaire d’une nation ou d’un groupe de nations. La politique agricole pourrait

s’interpréter comme une institution économique et sociale participant à la construction d’une

société comme communauté, pour reprendre le point de vue de M. Aglietta et A. Orléan sur

l’institution monétaire. L’alimentation constituerait un maillon d’une représentation commune

participant à la fondation de la société23. En toile de fond se pose le problème de

l’indépendance alimentaire des nations. Malthus apporte en cela une aide précieuse pour

comprendre et ainsi réhabiliter l’idée que l’agriculture se définit comme un secteur

particulièrement sensible pour une nation, devant du coup être traité et négocié de manière

21 D. Bergmann (1957). 22 Sur le rôle du secteur agricole dans la croissance économique moderne, lire également J.-C. Asselain

(1998) ; également, J.-C. Asselain et D. Blancheton (2000). 23 Un rapprochement avec la notion de « marchandise fictive », que l’on trouve développée chez K. Polanyi,

pourrait être établi. C’est en effet dans son célèbre ouvrage que la notion de « marchandise fictive » est perçue comme une représentation créatrice du monde. Lire K. Polanyi (1944) (1983), et les analyses qui en on été faites par des auteurs comme J. Maucourant (2005). Sur la monnaie comme institution, lire M. Aglietta, A. Orléan (1998).

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spécifique dont la dimension géopolitique ne peut être sous-estimée24. Contrairement à

Ricardo, Malthus ne croyait nullement aux vertus pacificatrices du commerce international.

Bien davantage, l’échange entre les nations ne constituait pas pour lui une garantie suffisante

en matière de sécurité des approvisionnements alimentaires. Des institutions politiques et

économiques efficaces auraient par conséquent pour mission de préserver cette sécurité

alimentaire des nations, de la prémunir des prédations. C’est sans doute la signification

profonde et concrète qu’il conviendrait de donner à la proposition d’exclure l’agriculture des

négociations commerciales, et de la placer sous l’autorité de la FAO.

Le tournant entrepris aux alentours de la fin des années cinquante concerna d’abord la

France puis les pays fondateurs du Marché commun, avec l’instauration de politiques

agricoles induisant de profondes restructurations de l’appareil productif en agriculture. Trois

grandes décisions ont été prises, qui, par rapport à notre problématique, font écho aux

recommandations de Malthus. En France, dès 1960, une réforme des structures des

exploitations ayant comporté : un dispositif d’encouragement à la cessation d’activité, afin de

rendre vacantes suffisamment de terres favorisant leur agrandissement ; le versement de

soutiens à l’agrandissement et aux investissements productifs ; la formation d’un progrès

technique par la suite diffusé dans les exploitations agricoles par le biais de l’enseignement

agricole et de la vulgarisation. Ces décisions nécessitèrent l’émergence d’institutions

nombreuses, en mesure d’administrer et de réguler ces réformes (Sociétés d’aménagement

foncier, structures juridiques comme les Groupements agricoles en commun, mobilisation

d’institutions déjà anciennes comme les Chambres d’agriculture, réorganisation du système

bancaire agricole…). La création de la PAC constitua quant à elle un vecteur de la

modernisation des agricultures européennes, dans la perspective première d’accéder à

l’autosuffisance alimentaire, et, plus globalement, de participer au développement de

l’économie dans son ensemble.

De ce point de vue, une politique agricole serait un ensemble de dispositifs institutionnels

visant à accroître la production, à élever le revenu des agriculteurs afin de respecter une parité

par rapport aux autres catégories socioprofessionnelles, concourant ainsi au progrès général

d’une société25. C’est sans doute dans ce registre que réside l’actualité de Malthus. Il a vu

dans les institutions les instruments possibles d’un accroissement des richesses. Toute

insertion dans la division internationale du travail doit être précédée par la construction d’un

appareil de production capable d’abord de nourrir la population locale, objectif devant être

24 Se reporter à J. Berthelot (2001), et à A. Clément (2006). 25 Lire T. Pouch (2002).

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compris au sens que Malthus lui donnait, à savoir l’amélioration du sort de la plus grande

masse, et ensuite d’exporter ce qui doit l’être. L’organisation de l’économie était donc bien

« politique » par essence, et Malthus a mis en valeur l’étroite articulation entre la puissance

d’une nation et sa richesse. Ces deux aspects forment les deux faces d’une pratique

gouvernementale qui sera analysée bien plus tard par le philosophe M. Foucault26.

Toutefois, l’expérience européenne qui vient d’être rappelée a, depuis fort longtemps,

donné prise aux critiques les plus variées. Celles portant sur les distorsions de concurrence

provoquées par la PAC ont formé le point de départ de notre réflexion. Ces récriminations

peuvent être considérées comme secondaires au regard de la problématique plus générale

développée par Malthus et qui demeure d’une brûlante actualité : comment procurer de la

nourriture à tous les humains dans un monde aux ressources finies ? Au-delà des processus de

rationalisation techniques et des découvertes qui seraient en mesure de garantir ce que l’on

nomme aujourd’hui un « développement durable », on voit bien que l’accès de tous à

l’alimentation réside dans une ré-allocation des ressources institutionnelles, à l’échelon

national certes, en rétablissant certains dispositifs de régulation des marchés agricoles, mais

surtout à l’échelon international. On retrouve ici la proximité des analyses de North et de

celles de Malthus. Elle a trait au fait que, pour les deux auteurs, chaque nation ou groupe de

nations doit se doter d’institutions capables d’élever le niveau d’efficacité de la production,

sans chercher à copier tel ou tel modèle.

Les critiques exprimées à l’encontre des recommandations de l’OMC apparaissent

cohérentes avec les doutes que Malthus avait ressentis au sujet du rôle du commerce extérieur

dans le processus de développement. S’il s’agissait pour Malthus d’élever le niveau des

richesses pour que la plus grande masse des hommes accèdent à l’alimentation, le modèle qui

est proposé dans le Consensus de Washington et que reprend pour l’essentiel le Cycle de

Doha, est porteur de risques économiques et sociaux de premier ordre pour les pays en

développement. Ces critiques rouvrent-elles de nouvelles perspectives théoriques et pratiques

pour l’économie du développement ? Il faut croire que oui, au regard de la résurgence de

débats que l’on pensait anciens, voire désuets, ainsi que le montre l’actualité des marchés

agricoles mondiaux, entrés en ébullition depuis près de deux ans.

26 On peut consulter C. Barrère (2002).

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Conclusion Le processus de développement économique est peut-être plus complexe que ne le laissent

entendre les promoteurs d’une libéralisation intégrale du commerce mondial dans le cadre des

négociations qui, laborieusement, ponctuent le Cycle de Doha depuis 2001. La coupure

opérée entre l’échange et la production de biens agricoles destinés à nourrir les populations

constitue un bon révélateur de la simplicité des schémas dans laquelle tombent trop souvent

les modèles. La (re-)lecture de Malthus permet sans doute de prendre la mesure de cette

complexité. C’est un premier aspect de la critique qui peut être adressée aux économistes et

négociateurs faisant de l’agriculture une variable d’ajustement dans les négociations. Il en

découle que le conservatisme de Malthus devrait être réexaminer au regard du contenu des

négociations à l’OMC. À la récurrence des propos pessimistes relatifs à la croissance

démographique et aux répercussions de tous ordres occasionnées par les politiques agricoles,

le message de Malthus apparaît pour ce qu’il est, résolument tourné vers l’avenir, vers une

créativité économique et sociale et vers la recherche de solutions satisfaisantes pour tous.

C’est également, on vient de le voir, le sens du message adressé par North au travers de sa

démonstration sur l’influence des institutions sur la croissance et l’efficacité de la production.

C’est probablement ce qui sépare cet auteur de son grand rival qu’était Ricardo. Alors que

ce dernier n’avait pour autre souci que d’enrayer la chute du profit des industriels, le

commerce extérieur devenant pour Ricardo l’adjuvant fondamental du redressement de ces

profits, Malthus s’est au contraire penché sur l’humanité. « Augmenter le bonheur de la

grande masse de la société, notre but doit être, autant que possible, de maintenir la paix et de

régulariser nos dépenses » (page 361). Cette controverse très ancienne, quasiment constitutive

de la discipline, hanterait donc les couloirs de l’OMC à Genève. L’OMC serait-elle dans

l’erreur ? Les différends qui opposent les puissances agricoles à l’OMC n’ont fait que retarder

la formation d’un accord. On ne s’étonne guère du coup de voir resurgir une problématique

économique dans laquelle les rapports de force et les conflits commerciaux sont endogènes

aux échanges internationaux27. L’agriculture constituerait de ce point de vue un laboratoire

des tensions internationales passées et à venir.

Si la mondialisation est un facteur de paix, la paix étant prise ici au sens militaire

d’absence de conflits armés, les guerres commerciales pourraient être un parfait substitut à ces

conflits armés. Et le déroulement de ces conflits commerciaux démontre à l’envi que le projet

« malthusien » de produire et d’accéder à l’abondance des richesses s’efface devant les

27 Par exemple G. Kébabdjian (2006a et 2006b) et B. Daviron, T. Voituriez (2006).

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puissants intérêts des groupes de l’industrie agroalimentaire. L’histoire de la pensée

économique a encore bien des choses à nous dire en matière d’agriculture, domaine de

réflexion qui constitua l’un des fondements même de l’économie politique. Nous voulons dire

par là que l’économie politique du dix-neuvième siècle avait encore à débattre d’un projet

anthropologique dans lequel l’État, au travers d’institutions, pouvait prendre part. Ces

institutions, selon Malthus, avaient pour mission de garantir la subsistance des hommes. En

exerçant les pressions suffisantes pour jeter le discrédit sur les politiques agricoles, l’OMC et

ses experts économistes réfutent la légitimité de cette donnée anthropologique. Mais il faut

rappeler que ces derniers agissent dans la sphère de la science économique et non plus dans

celle de l’économie politique.

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