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1 LE VISIBLE ET LE LISIBLE : FONDEMENTS ET LIMITES DE LICONOLOGIE Le 28 avril 1639, le peintre Poussin adresse à son mécène Chantelou une lettre qui accompagne l’envoi du tableau La Manne, inspiré d’un épisode biblique : « Si vous considériez le tableau, écrit-il, je crois que facilement vous reconnaîtriez quelles sont celles [les figures] qui languissent, qui admirent, celles qui ont pitié, qui font action de charité, de grande nécessité, de désir de se repaître, de consolation et autres, car les sept premières figures à main gauche vous diront tout ce qui est ici écrit et tout le reste est de la même étoffe : lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. » 1 Poussin hérite de la Renaissance l’analogie de la peinture et de la poésie : si les images de l’art sont parlantes, un tableau doit être lu à la fois comme un récit et comme une composition de signes visibles d’idées invisibles. L’histoire de l’art – née au XVIe siècle, avec Vasari – place d’emblée le visible et le figurable sous les auspices du lisible. L’Introduction aux trois arts du dessin expose le principe : « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture – extrait à partir de choses multiples un jugement universel. Celui-ci est comme une forme ou idée de toutes les choses de la nature, toujours très singulière dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou de celui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculptures ou de peintures, on connaît la proportion que le tout entretient avec les parties, et celles des parties entre elles et avec le tout. Et de cette connaissance naît un certain concept ou jugement qui forme dans l’esprit cette chose qui, exprimée par la suite avec les mains, se nomme le dessin. On peut en conclure que ce dessin n’est rien d’autre que l’expression apparente et la déclaration du concept que l’on possède dans l’esprit ou de ce que d’autres ont imaginé dans leur esprit et fabriqué dans l’idée. » 2 Pour l’historien iconographe, une image de peinture ne devient visible que parce qu’elle est lisible : elle évoque ou traduit des thèmes ou des concepts, des histoires ou des allégories, bref, des unités de savoir ; c’est une séquence narrative qui se donne à lire. Je voudrais analyser schématiquement les modalités et les présupposés de cette réduction du visible au lisible ; et me demander si l’iconologie, comme triomphe du savoir – de la vérité en peinture – ne constitue pas, en fin de compte, une limite à notre capacité de voir. I. NAISSANCE : EMBLEMES, ALLEGORIES ET AUTRES MERVEILLES L’image allégorique Du XVIe au XIXe siècle le terme iconologie désigne la « science des images » qui fournit les règles pour la représentation figurée des idées abstraites et morales. L’iconologie naît véritablement en 1593 lorsque l’érudit Cesare Ripa publia son ouvrage 1 Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, présentés par A.Blunt, Hermann, 1989, p.45 2 G.Vasari, Les vies des meilleurs architectes, peintres et sculpteurs italiens depuis Cimabue jusqu’à notre temps, I, ed. Berger Levrault, sous la direction d’A. Chastel. Traduction modifiée par G.Didi-Huberman, in Devant l’image, inuit, p. 96

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LE VISIBLE ET LE LISIBLE : FONDEMENTS ET LIMITES DE L ’ ICONOLOGIE

Le 28 avril 1639, le peintre Poussin adresse à son mécène Chantelou une lettre qui accompagne l’envoi du tableau La Manne, inspiré d’un épisode biblique : « Si vous considériez le tableau, écrit-il, je crois que facilement vous reconnaîtriez quelles sont celles [les figures] qui languissent, qui admirent, celles qui ont pitié, qui font action de charité, de grande nécessité, de désir de se repaître, de consolation et autres, car les sept premières figures à main gauche vous diront tout ce qui est ici écrit et tout le reste est de la même étoffe : lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si

chaque chose est appropriée au sujet. »1 Poussin hérite de la Renaissance l’analogie de la peinture et de la poésie : si les images de l’art sont parlantes, un tableau doit être lu à la fois comme un récit et comme une composition de signes visibles d’idées invisibles.

L’histoire de l’art – née au XVIe siècle, avec Vasari – place d’emblée le visible et le figurable sous les auspices du lisible. L’Introduction aux trois arts du dessin expose le principe : « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture – extrait à partir de choses multiples un jugement universel. Celui-ci est comme une forme ou idée de toutes les choses de la nature, toujours très singulière dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou de celui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculptures ou de peintures, on connaît la proportion que le tout entretient avec les parties, et celles des parties entre elles et avec le tout. Et de cette connaissance naît un certain concept ou jugement qui forme dans l’esprit cette chose qui, exprimée par la suite avec les mains, se nomme le dessin. On peut en conclure que ce dessin n’est rien d’autre que l’expression apparente et la déclaration du concept que l’on possède dans l’esprit ou de ce que d’autres ont imaginé dans leur esprit et fabriqué dans l’idée. »2

Pour l’historien iconographe, une image de peinture ne devient visible que parce qu’elle est lisible : elle évoque ou traduit des thèmes ou des concepts, des histoires ou des allégories, bref, des unités de savoir ; c’est une séquence narrative qui se donne à lire.

Je voudrais analyser schématiquement les modalités et les présupposés de cette réduction du visible au lisible ; et me demander si l’iconologie, comme triomphe du savoir – de la vérité en peinture – ne constitue pas, en fin de compte, une limite à notre capacité de voir. I. NAISSANCE : EMBLEMES , ALLEGORIES ET AUTRES MERVEILLES L’image allégorique

Du XVIe au XIXe siècle le terme iconologie désigne la « science des images » qui fournit les règles pour la représentation figurée des idées abstraites et morales. L’iconologie naît véritablement en 1593 lorsque l’érudit Cesare Ripa publia son ouvrage

1 Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, présentés par A.Blunt, Hermann, 1989, p.45 2 G.Vasari, Les vies des meilleurs architectes, peintres et sculpteurs italiens depuis Cimabue jusqu’à notre temps, I, ed. Berger Levrault, sous la direction d’A. Chastel. Traduction modifiée par G.Didi-Huberman, in Devant l’image, inuit, p. 96

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fondamental : Iconologia ovvero descrittione dell’Imagini universali cavate dall’antichità et da altri luoghi. En 1603, l’œuvre fut réimprimée à Rome dans une édition illustrée de 150 bois gravés. Le livre fut réédité plusieurs fois et augmenté jusqu’à comprendre cinq volumes. Les traductions française et néerlandaise virent le jour en 1644, l’allemande en 1669-1670 et l’anglaise en 1709. Sur la page de titre, l’auteur annonçait le programme : « Iconologie ou, Explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes, et autres figures Hiéroglyphiques des Vertus, des Vices, des Arts, des Sciences, des Causes naturelles, des Humeurs différentes, et des Passions humaines […] nécessaire à toutes sortes d’esprits, et particulièrement à ceux qui aspirent à être, ou qui sont en effet, Orateurs, Poètes, Sculpteurs, Peintres, Ingénieurs, Auteurs de Médailles, de Devises, de Ballets, et de Poèmes dramatiques ». Jean Baudoin, le traducteur de l’édition française, précise dans sa préface que « c’est principalement aux peintres que l’Iconologie s’adresse, à la représentation d’objets visibles mais aussi des choses qui sont en l’homme mesme, & inséparables d’avecque luy ; comme les conceptions, ou les pensées […] Où il est à remarquer, que par les pensées est entendu tout ce qui peut être signifié par les paroles ». Il faut comprendre par là que l’Iconologia s’intéressait à des domaines tels que : les représentations des arts et des sciences, des facultés de l’âme, des dispositions psychiques, des concepts philosophiques, esthétiques et moraux ; les heures, les saisons, la paix, la guerre,…Jean Baudoin n’est cependant pas un traducteur fidèle de Ripa et son Iconologie n’est pas l’Iconologia. Emile Mâle dans l’article qu’il publia en 1927 dans la Revue des Deux Mondes a signalé d’emblée que le français avait opéré sur le texte italien une réduction appauvrissante. Baudoin tend à réduire la diversité des attributs possibles. Le travail du graveur Jacques de Bie va dans le même sens, ses médaillons sommaires contrastent avec les figures complexes des exemplaires italiens. Le mode de présentation reposait toujours sur une personnification humaine, le plus souvent féminine, portant des attributs et figurée dans des actions ou des poses décrites avec précision. Pour composer son ouvrage, Cesare Ripa a puisé dans les manuels hiéroglyphiques (Horapollo ou Piero Valeriano), mythographiques (Carttari), emblématiques (Alciati) ; il a encore utilisé l’art, la littérature et les monnaies antiques, mais il a aussi beaucoup inventé. Le corpus des images allégoriques qu’il a ainsi créé s’est diffusé à travers l’Europe où il a eu une immense influence aux XVIIe et XVIIIe siècles chez les artistes non seulement en Italie et en France, mais aussi dans les anciens Pays-

Bas, l’Allemagne et la Pologne. L’ouvrage de Ripa s’inscrit donc dans une tradition de

littérature « emblématique ». Pour adopter l’expression italienne, l’ « impresa » est un symbole composé d’une image et d’une sentence. Elle est une manière de figurer un concept ; et la fonction propre du symbole est de représenter une idée par une figure qui participe à l’universalité et à l’idéalité de son objet. Mais Ripa est le premier à donner un nom – iconologie – à un discours ordonné à un certain type d’images et à en construire le concept. L’iconologie est liée à l’écriture dans son projet le plus fondamental, en ce qu’elle visait à découvrir un équivalent moderne des hiéroglyphes qui étaient tenus à l’époque pour une écriture figurative dont les signes appelaient une interprétation métaphorique.

Règles pour la direction de l’image

L’Iconologie de Ripa est un texte ambigu, à la charnière de deux siècles, l’un ordonné aux prestiges de la similitude et qui conférait aux signes la valeurs de métaphores sur le mode de la contiguïté et de la sympathie, l’autre caractérisé par l’élément de la représentation ou le

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rapport du signifiant au signifié s’établit sur le mode de la substitution, de la réciprocité – le signe étant une représentation redoublée. Pour reprendre la typologie de M.Foucault dans Les mots et les choses, on dira que Ripa a encore un pied dans l’épistémé de la Renaissance et l’autre dans celle de l’âge classique. L’iconologie de Ripa énonce le projet d’une « logique d’images » en même temps que d’un discours du sens. Elle tente d’articuler un discours sur la constitution proprement iconique de l’image et une interprétation logique de

cette même image, entre description et explication. L’objet de l’iconologie ce sont « Les images faites

pour signifier une chose différente de celle que l’œil voit »3 Ces images doivent éveiller en l’esprit le désir de découvrir le signifié, le concept ou l’idée qui est l’âme. Mais il n’est pas donné à tous de voir cette âme dissimulée par le voile de la métaphore ou de l’allégorie. Pour signifier, par le moyen de l’image, une chose différente de ce qu’il donne à voir, le peintre doit former une figure dont les parties correspondent terme à terme à celle de la chose signifiée, tout en étant disposées dans un ordre conforme à celui des éléments de la représentation. L’image est alors construite à la ressemblance d’une

définition, dont elle apparaît comme le substitut : une définition qui suit les articulations naturelles de l’idée, que le bon dialecticien doit savoir analyser en ses éléments sans rompre aucune partie. L’inspiration platonicienne est ici patente. La théorie de la métaphore, de l’expression comme voile ou vêtement, emprunte à la double tradition néoplatonicienne et aristotélicienne. L’influence de la rhétorique est clairement présente. L’ambition de Ripa est de constituer une rhétorique des images analogue à la rhétorique verbale. La fonction est la même : si le discours rhétorique « met en branle la volonté », les images symboliques doivent persuader, elles doivent provoquer le désir de savoir ; « et il n’est personne qui sitôt qu’il les voit ne se sente mû par un certain désir de savoir à quelle fin elles sont représentées dans tel ordre et dans telle disposition. »4 Cette rhétorique des images s’établit sur la correspondance entre les mots et les images des « corps » - ce qui suppose une théorie de la définition : « de même que la définition est la mesure du défini, aussi de la même façon la forme accidentelle qui en fait l’apparence extérieure, peut être mesure accidentelle des qualités définissables, qu’elles soient celles de l’âme seule ou du composé. »5 Le privilège de la figure humaine s’explique parce que l’homme est « mesure de toute chose » : la disposition du corps, les gestes, la physionomie, la couleur sont considérés comme des éléments expressifs. La définition en peinture imite la définition écrite ; elle doit mettre en évidence « la différence dernière ». Mais Ripa souligne toutefois que cette définition picturale est plus proche de celle utilisée par les orateurs que de celle des dialecticiens.6 Le principe de construction « définitionnelle » est la ressemblance selon le double registre de l’analogie (c’est-à-dire l’identité de deux rapports) – ainsi la colonne signifie la force parce qu’elle est au poids de l’édifice ce que la force de l’homme est au poids des soucis ; et de la participation à un même attribut – ainsi le lion peut signifier la grandeur d’âme parce que l’homme et le lion partagent ce même attribut.

Mais Ripa s’approche aussi d’une théorie de la représentation que M.Foucault attribue à l’âge classique où le rapport du signifiant au signifié s’établit sur le mode de la substitution.

3 Cesare Ripa, Iconologia, « Proemio » trad. De H.Damisch in Critique n° 315/316 , p. 805 4 Ibid. p. 817 5 Ibid. p. 809 6 Ibid. p. 811

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L’iconologie recours aux noms : il faut inscrire les noms sous les images « parce que sans la connaissance du nom on ne peut accéder à la connaissance de la chose signifiée. »7 Attribuer un nom aux choses, c’est nommer leur être. L’iconologie consacre le primat du signifié, de la transparence parfaite du signe à l’idée et de l’idée au signe. Sémiologie et herméneutique se superposent et se confondent : c’est une même chose d’analyser un signe et d’en découvrir le sens ; le signifiant ne vaut que pour ce qu’il est accordé au signifié. Si l’image est un mode de connaissance, ce n’est pas seulement par la ressemblance de ses parties avec les êtres et les objets du monde, mais par sa structure conçue comme une définition. L’image doit être mesure du signifié comme la définition l’est de la chose définie.

L’Iconologie de Ripa, dans son projet de constitution d’une langue (science) universelle des images, anticipe l’idée d’une grammaire générale. Mais elle reste un ouvrage ambigu qui combine le goût de l’allégorie et de la métaphore avec un souci de constituer une science de l’ordre et de la mesure des signes iconiques. II. L’ ICONOLOGIE COMME DISCIPLINE HUMANISTE

En 1966, dans sa préface à l’édition française des Essais d’iconologie, Erwin Panofsky justifie l’emploi du terme iconologie pour désigner l’histoire de l’art qu’il a voulu pratiquer et, tout à la fois, émet des réserves quant à cette appellation. C’est à la suite d’Aby Warburg « champion d’une méthode qui se refusait à la dichotomie traditionnelle entre forme et contenu »8, que Panofsky désignait par « iconologie » une méthode d’interprétation des thèmes picturaux que l’ « iconographie » se contentait de décrire et de classer. L’iconologie serait à l’iconographie ce que l’ethnologie était à l’ethnographie. Mais en tant qu’elle se voulait une discipline rigoureuse – scientifique – une telle iconologie rompait avec l’espace mental magico-ésotérique qui était encore celui de Ripa.

Toutefois, au seuil de l’achèvement de son œuvre, Panofsky semblait reculer devant les audaces de l’interprétation, devant la « violence » qu’elle était susceptible de faire subir aux œuvres et il renouvelait la mise en garde qu’il s’était faite à lui-même d’éviter que l’iconologie ne soit à l’iconographie ce que l’astrologie est à l’astronomie. Le discours de la méthode

La source de la pensée de Panofsky est néo-kantienne, c’est la notion de « forme symbolique » issue de Cassirer. Ainsi la perspective est identifiée « comme une de ces formes symboliques grâce auxquelles un contenu signifiant d’ordre intelligible s’attache à un signe concret d’ordre sensible pour s’identifier profondément à lui. »9 Kant avait opéré une coupure entre l’idée et la représentation (ce que la Renaissance avait voulu souder). L’idée esthétique – une représentation de l’imagination qui donne à penser mais sans qu’un concept lui soit adéquat – se distingue de l’idée de la raison – un concept auquel aucune représentation de l’imagination ne peut être adéquate. Le symbole d’une idée est une représentation indirecte par analogie.

Le projet de Panofsky est celui d’une sémiologie du visible : comment le visible perçu prend-il sens pour nous ? Deux textes fondateurs – sensiblement différents – exposent la méthode : Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu, de 1932 10 et l’Introduction aux

7 Ibid. p. 817 8 E.Panofsky, Essais d’iconologie, Préface à l’édition française, Gallimard, 1967 9 E.Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Ed. de Minuit, 1975, p.78 10 in La perspective comme forme symbolique, Minuit, 1975

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Essais d’iconologie de1939 avec des ajouts en 1955. Le travail d’interprétation se déploie en trois étapes :

• La première est désignée comme description pré-

iconographique (ou analyse pseudo-formelle). Elle porte sur la couche signifiante première qui est celle du sens-phénomène, accessible sur la base d’une expérience existentielle vitale ou pratique. Dans le texte de 1932, la démonstration s’appuie sur l’exemple de la Résurrection de Grünewald. Le phénomène se dédouble en chose (ou fait) et expression. Le signifié graphique renvoie à une catégorie d’objet (homme par exemple) et à un ensemble de qualités (beau, triste par exemple). Mais il n’y a pas de perception formelle pure. On est toujours dans la signification ; il n’y a pas de perception « à l’état de nature ». Toute description inclut implicitement une interprétation. Pour reconnaître l’objet représenté, l’expérience existentielle n’est pas suffisante, encore faut-il une connaissance des principes généraux de représentation qui déterminent la forme donnée à l’objet. Pour pouvoir être décrite une œuvre d’art doit préalablement être classée stylistiquement. Un tableau cubiste n’est pas « naturellement » perceptible. Si nous disons que le Christ « flotte » dans les airs, dans l’œuvre

de Grünewald, c’est parce que sa représentation est soumise à un naturalisme perspectiviste inauguré par la Renaissance. La description primaire – du sens-phénomène – « est déjà en vérité une interprétation ayant trait à l’histoire des formes ou qu’au moins cette description inclut implicitement cette interprétation ».11

• La deuxième étape est celle de l’analyse

iconographique ; elle porte sur le sens-signification – ou sujet secondaire et conventionnel. La découverte iconographique n’est accessible que sur la base de connaissances littéraires (les Evangiles, par exemple, pour le tableau de Grünewald). Mais qu’est-ce qui justifie l’application de telle ou telle source littéraire à la représentation picturale ? Il est nécessaire de disposer d’une « théorie des types ». Un type se définit comme « la représentation dans laquelle un sens-chose s’est allié à un certain sens-signification de façon si indissociable que cette représentation est traditionnellement devenue le porteur de ce sens-signification. »12 Soit la représentation d’une jeune femme portant une tête masculine coupée sur un plateau : avons-nous affaire à une Judith ou à une Salomé ? La

présence de l’épée plaide en faveur du thème de Judith (même si la tête coupée sur le plateau est associée à Salomé) puisque, affirme Panofsky, « [l’histoire des types] ne connaît aucun cas où il aurait été permis à une Salomé de s’approprier l’épée de l’héroïque Judith. »13 C’est 11 Ibid. p. 243 12 Ibid. p. 244 13 Ibid p. 245

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aussi l’histoire des types qui permet de savoir si la référence à une source littéraire est pertinente ou non : devant les Pêches de Renoir, la connaissance de l’appartenance au type « nature morte », dépourvue de sens signifiant, nous dispense d’aller chercher le sens allégorique de ces fruits – ce qui ne serait pas le cas pour une allégorie de la vérité arborant une pêche. Pour la Résurrection de Grünewald, la référence aux Evangiles est insuffisante en raison du laconisme du texte. C’est l’histoire des types qui permet de comprendre que cette résurrection est « un amalgame hautement compliqué d’authentique sortie du tombeau, d’ascension et de transfiguration. »14

• L’ultime étape est celle de l’interprétation proprement

iconologique (cette appellation n’apparaît, en fait qu’en 1955). Elle porte sur le sens-document ou signification intrinsèque de l’œuvre, son contenu proprement dit. Cet ultime contenu, c’est : « ce que le sujet, involontairement et à son insu, révèle de son propre comportement envers le monde et des principes qui le guident, ce comportement étant, et à un même degré, caractéristique de chaque créateur en particulier, de chaque époque en particulier, de chaque peuple en particulier, de chaque communauté culturelle en particulier. »15 C’est le niveau d’une « Weltanschauung », d’une vision du monde spécifique. Par là, l’interprétation d’une œuvre d’art se hisse au niveau de l’interprétation d’un système philosophique ou de l’interprétation d’une conception religieuse. Elle va au-delà de la conscience que le créateur en avait lui-même : si ce dernier sait ce qu’il montre, il ne sait pas toujours ce qu’il trahit. L’interprétation iconologique suppose une « intuition synthétique » conçue comme « familiarité avec les tendances essentielles de l’esprit humain ». Une telle expression pose problème, car pour Panofsky, cette intuition ne saurait être une compréhension immédiate, mais plutôt une expérience concentrée. Mais qu’est-ce qui garantit que la conception du monde de l’interprète ne vient pas parasiter le sens de l’œuvre ? C’est l’histoire générale des idées qui sert de correctif objectif. Elle nous renseigne sur « ce qui était possible pour une certaine époque et pour un certain cercle culturel sur le plan de la weltanschauung ».16 La méthode d’interprétation panofskienne se veut objective et historique, contre toute tentative de « reconstruction libre et créatrice » qui serait certes inattaquable, mais qui ne peut être que supra-historique. Ce qui permet la compréhension des œuvres d’art, c’est que tout homme est historiquement conditionné ; mais aussi que chaque homme, en tant qu’aboutissement d’un processus historique, peut transcender les conditionnements propres à chaque moment particulier de l’histoire. Le contenu socio-culturel de l’œuvre et la formation socio-culturelle de l’historien peuvent être reliées par un faisceau d’invariants (les tendances essentielles de l’esprit humain). Toute forme culturelle exprime une orientation de l’homme total.

Dans l’article de 1932, Panofsky s’interroge sur les limites de l‘interprétation ; il emprunte

à Heidegger (dans son livre sur Kant) l’idée d’une « violence » de l’interprétation. On peut concevoir une double limite de l’interprétation. Externe tout d’abord, dans la non reconnaissance de données empiriques. Celle-ci est une faute, comme par exemple de voir dans une ombre portée un objet déterminé. Mais il faut aussi considérer une limite interne du pouvoir de connaissance et de l’équipement de savoir du sujet interprétant. Mais, pour Panofsky, il y a toujours un correctif possible dans l’histoire des traditions qui nous montre ce 14 Ibid. p. 217 15 Ibid. p. 251 16 Ibid. p. 251

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qu’on n’a pas pu dire ou représenter en tel lieu à telle époque. Panofsky veut fonder l’iconologie comme science, avec la spécificité d’un cercle de la méthode qui ne serait pas vicieux, où objets et instruments d’analyses s’affirment mutuellement : pour classer une œuvre individuelle dans un contexte (histoire des styles et histoire des traditions), il faut avoir construit le contexte à partir d’œuvres individuelles.

Dans l’introduction des Essais d’iconologie, Panofsky introduit son exposé de la méthode

non par l’exemple d’une œuvre d’art mais par celui du geste familier d’un homme ôtant son chapeau pour saluer. Cette expérience banale est elle-même susceptible d’un triple niveau d’interprétation. Le geste est à la fois l’expression d’une coutume propre au monde occidental et l’expression d’une manière de penser, de sentir et d’agir qui lui est propre. L’analogie suggère que toute perception – et non seulement celle de l’œuvre d’art – est déjà une interprétation. Le symbolique précède et invente la réalité. En critiquant le rapport de l’œil au monde, en contestant toute idée de donnée « naturelle », Panofsky donne comme objet à l’art une imitation de l’intellect. L’iconologie présuppose que les images imitent l’invisible autant que le visible. Les formes sensibles sont faites pour traduire celles – invisibles – de concepts et d’idées que la raison forme. Dans la riche production panofskienne, je ne choisirai qu’un seul exemple : Melancolia I

En 1514, Dürer grave une représentation

symbolique de la mélancolie dans laquelle on peut reconnaître un certain nombre de motifs traditionnels : - la bourse (richesse) et les clefs (puissance) suspendues à la ceinture de la Mélancolie symbolisent son aspect avaricieux, de même que le poing serré ; - la tête penchée, la joue reposant sur une main, évoque à la fois le chagrin, mais aussi la fatigue et la méditation de la pensée créatrice ; - le visage sombre est la couleur même de la mélancolie.

Mais l’intention de Dürer n’est pas simplement d’exemplifier une notion abstraite à travers un symbole ou un type ; il veut traduire l’idée en totalité par l’expression picturale : le visible doit répondre entièrement à l’invisible.

Que signifient des objets tels que la sphère, le compas, le marteau, le rabot, l’équerre, le matériel d’écriture ? Ils doivent être reliés à une représentation de l’un des arts libéraux : la géométrie (science de la mesure, du nombre et du poids). Quant à l’échelle, la scie et les clous, ils renvoient aux procédés de construction.

En représentant l’acedia mélancolique négligeant tous ces instruments, Dürer opère une fusion entre géométrie et mélancolie. Panofsky interprète ainsi cette fusion :

« L’idée que recouvre la gravure de Dürer, définie aux termes de l’histoire des types, pourrait être celle de Geometria s’adonnant à la mélancolie, ou de la Mélancolie s'adonnant à la géométrie. Or cette union de deux figures en gravure, incarnant l'une l'idéal allégorisé d'une faculté mentale créatrice, l'autre l'image terrifiante d'un état d'esprit destructeur, signifie plus qu'une simple fusion de deux types; en fait, elle établit une signification entièrement nouvelle,

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une signification qui, si l'on tient compte des deux points de départ, équivaut presque à une double inversion du sens. Quand Dürer fondit le portrait d'une « ars geometrica » avec celui d'un « homo melancholicus » - acte qui équivalait à la fusion de deux mondes différents de pensée et de sentiments - il dota l'un d'une âme, l'autre d'un esprit. Il eut assez de hardiesse pour faire descendre le savoir et la méthode intemporels d'un art libéral dans la sphère de la lutte et de l'échec humains; assez de hardiesse aussi pour élever la lourdeur animale d'un tempérament « triste, terre à terre », à la hauteur d'une lutte avec des problèmes intellectuels. L'atelier de Geometria, cosmos d'outils nettement disposés et employés à bonne fin, s'est changé en un chaos d'objets inutilisés; leur dispersion toute fortuite reflète une indifférence psychologique". Or l'inaction de la Melancolia n'est plus la léthargie du paresseux ni l'inconscience du dormeur: elle s'est changée en la préoccupation obsédante du nerveux. Toutes deux sont oisives, la « Melancolia » couronnée et ennoblie de Dürer, avec son compas tenu machinalement, et la « Melancholica » mal fagotée des illustrations de calendrier, avec son fuseau inutile; mais celle-ci ne fait rien parce qu'elle s'est endormie par paresse, celle-là parce qu'elle a l'esprit préoccupé de visions intérieures, de sorte qu'elle ne voit pas, semble-t-il, l'intérêt de travailler avec des outils pratiques. Dans un cas, l'« oisiveté » se situe au-dessous du niveau de l'activité extérieure; dans l'autre, au-dessus. Si Dürer fut le premier à élever la figure allégorique de la Mélancolie à la hauteur d'un symbole, ce changement apparaît maintenant comme le moyen - ou, peut-être, le résultat - d'un changement de signification: la notion d'une « Mélancolie » dans la nature de laquelle la distinction intellectuelle d'un art libéral se combinait avec cette capacité de souffrir que possède l’âme humaine ne pouvait prendre qu’une forme, celle d’un génie ailé. »17

La mélancolie n’est plus léthargie et oisiveté mais pensée concentrée sur la lutte intellectuelle et l’échec : souffrance de l’esprit, triste sentiment de n’avoir rien accompli. Entre la bienheureuse insouciance du putto qui commence d’apprendre et la morne tristesse du chien qui s’abandonne au sommeil, la mélancolie est souffrance de la conscience entre deux inconsciences.18 Elle devient la sombre source et le sombre destin du génie créateur.

Mais pourquoi le chiffre I ? Selon Panofsky, Dürer suit ici une théorie sur la gradation de la mélancolie suivant trois niveaux : I, le forme imaginative, II, la forme rationnelle, III, la forme contemplative. « Imaginons à présent la tâche d’un artiste qui veut entreprendre un portrait de la forme première ou imaginative du talent et de la fureur mélancolique, conformément à cette théorie d’Agrippa de Nettesheim. Qu’aura-t-il à représenter ? Un être sous un nuage, car son esprit est mélancolique ; un être créateur autant que prophétique, car son esprit possède sa part du « furor » inspiré ; un être dont les pouvoirs d’invention sont limités au domaine de la visibilité dans l’espace – c’est-à-dire au domaine des arts mécaniques, et dont le regard prophétique ne peut discerner que des menaces de catastrophes naturelles, car son esprit est entièrement conditionné par la faculté d’ « imaginatio » ; un être enfin, qui prend une sombre conscience de l’insuffisance de ses pouvoirs de connaître, car il manque à son esprit la capacité de donner aux facultés supérieures leur libre effet, ou celle de recevoir autre chose que les esprits inférieurs. En d’autres termes, ce que l’artiste devra représenter, c’est ce qu’Albert Dürer a fait dans Melancolia I. »19

La leçon de la gravure est double : c’est l’affirmation de la limite de la mathématique pour la découverte de l’absolu (de l’absolue beauté en art) et le reconnaissance du fond affectif de la pensée.

17 Klibansky, Panofsky et Saxl, Saturne et la mélancolie, Gallimard, p. 494 18 cf. La boutade de Luther : « La médecine rend les hommes malades, la mathématique les rend tristes, la théologie les rend méchants. » 19 id., p. 567

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L’histoire de l’art dans les humanités Dans un texte de 194020, qu’il faut certes situer dans son contexte – les nazis viennent de

déclancher la seconde guerre mondiale et l’auteur est réfugié aux Etats-Unis – Panofsky tente d’assigner à l’histoire de l’art une double perspective, à la fois gnoséologique et éthique. En quoi l’histoire de l’art peut-elle scientifique et rigoureuse ? Peut-elle l’être au même titre que les sciences de la nature ? Ce qui sépare ces deux types de science ce n’est pas la circularité entre les objets et les instruments de l’analyse qui est présente dans les deux cas, mais la nature de l’objet et du mode de compréhension. Panofsky oppose les sciences naturelles qui analysent sans subjectivisme leur objet et la situation de l’historien qui a affaire à des actions et des créations humaines et qui doit mentalement ré-accomplir ces actions et re-créer ces créations. « L'humaniste, qui a affaire à des actions et créations humaines, doit s'engager dans un processus mental de caractère synthétique et subjectif : il doit mentalement ré-accomplir ces actions et re-créer ces créations. C'est en fait par ce processus que les objets réels des « humanités » accèdent à l'existence. Car il est évident qu'un historien de la philosophie ou de la sculpture ne s'occupe pas de livres ou de statues en tant qu'ils sont dotés d'une existence matérielle, mais en tant qu'ils sont porteurs de significations. Et il n'est pas moins évident que le seul moyen d'appréhender ces significations est de re-produire, et par là, littéralement, de « réaliser » les pensées qu'expriment les livres, les conceptions artistiques qu'incarnent les statues. »21 L’analyse archéologique à laquelle se livre l’historien d’art n’est pas moins rationnelle et méticuleusement exacte que n'importe quelle enquête de physique. Mais ces « matériaux » sont constitués, au moyen d'une re-création esthétique intuitive, qui inclut la perception et l'appréciation de la « qualité » Panofsky écarte le soupçon d’arbitraire de la re-création esthétique intuitive par le recours au contrôle de l’enquête archéologique. « L'expérience re-créatrice d'une œuvre d'art ne dépend pas seulement de la sensibilité naturelle du spectateur et de son entraînement visuel, mais aussi de son équipement culturel. Il n'existe rien de tel qu'un spectateur totalement "naïf" ».22 Mais ce qui distingue l’historien d’art du spectateur « ordinaire » est la claire conscience de son savoir et de sa méthode. Panofsky ne doute pas de la rigueur de sa méthode interprétative dans le portrait qu’il dresse de l’historien scientifique : « Il sait que son équipement culturel, tel qu'il est, ne pourrait s'harmoniser avec celui d'hommes nés en d'autres temps, sous d'autres cieux. Il tente, par suite, des réajustements, en s'informant autant qu'il lui est possible sur les circonstances dans lesquelles les objets qu'il étudie furent créés. Non seulement il accumulera et vérifiera toutes les informations accessibles sur les faits, tels que la technique employée, l'état de conservation, l'époque d'exécution, l'attribution, la destination, etc.; mais encore il confrontera l'œuvre avec d'autres de sa catégorie, il examinera les textes propres à refléter les critères esthétiques de son pays et de son temps, en vue de parvenir à une appréciation plus « objective » de sa qualité. Il lira de vieux livres sur la théologie ou la mythologie pour en identifier le sujet. Il s'efforcera d'en déterminer le « locus » historique, et d'isoler la contribution personnelle de son auteur par rapport à ses prédécesseurs et à ses contemporains. Il étudiera les principes formels qui contrôlent la représentation du monde visible (ou en architecture le maniement du répertoire structural), et de la sorte édifiera une histoire des « motifs ». Il observera l'interférence des sources littéraires avec les traditions autonomes de représentation, et de la sorte édifiera une histoire des formules iconographiques, ou « types ». Enfin il fera de son mieux pour se familiariser avec les habitudes sociales, religieuses et philosophiques d'autres temps et d'autres lieux, afin de rectifier sa propre sensibilité subjective à l'égard du contenu. Mais tandis qu'il entreprend tout ceci, sa perception esthétique en tant

20 L’histoire de l’art est une discipline humaniste [1940], in L’œuvre d’art et ses significations, Gallimard 21 Ibid. p. 41 22 Ibid. p. 42

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que telle va corrélativement se transformer, et s'adapter de mieux en mieux à « l'intention » originelle des œuvres. »

Mais cette histoire de l’art engage un rapport spécifique à l’histoire ainsi qu’une éthique.

Dans l’amorce de son texte, Panofsky rapporte une anecdote sur les derniers jours de Kant. Le philosophe, âgé, malade et presque aveugle, reçoit son médecin et se tient debout malgré son épuisement jusqu’à ce que son visiteur prenne un siège. Après un instant il déclare : « le sens de l’humanité ne m’a pas encore abandonné. » Ce sens de l’humanité qui constitue l’humanisme n’est pas tant, pour Panofsky, un mouvement qu'une attitude : « on la peut définir comme la foi en la dignité de l’homme, que fondent tout ensemble l'importance attribuée aux valeurs humaines (rationalité, liberté) et l'acceptation des humaines limitations (faillibilité, fragilité). De ce double postulat résulte le sens de la responsabilité et de la tolérance. » Faire de l’histoire de l’art une discipline humaniste c’est la concevoir comme portée par un intérêt pour la compréhension de la dignité de l’homme. Ce faisant, c’est la pratique de l’iconologie elle-même qui présuppose une « weltanschauung » spécifique, celle de « la civilisation anthropocentrique de la Renaissance » que Panofsky oppose – non sans quelque pathos – à la « satanocratie » des « déterministes » et des « adulateurs de l’âme héroïque » (c’est-à-dire les communistes et les nazis). On ne saurait ignorer l’aspect circonstanciel de ce texte, mais il témoigne qu’il ne saurait être de science sans philosophie – quelle que soit la prétention de cette science à une objectivité sans présupposés.

III. P ENSER AVEC PANOFSKY CONTRE PANOFSKY Une iconologie généralisée L’iconologie peut-elle s’affranchir du contexte d’une philosophie des formes symboliques ? Peut-elle faire l’économie de l’iconographie au sens strict – c’est-à-dire l’analyse des thèmes et des motifs culturels – pour pouvoir s’appliquer à des formes d’art non médiatisées par des significations explicites comme la peinture non figurative ? Ne pourrait-on relier directement l’interprétation iconologique au sujet primaire – la forme – sans passer par la médiation du sujet secondaire (iconographique) ? C’est ce que suggère Bernard Teyssèdre qui, s’appuyant sur une remarque de Panofsky, propose une généralisation de la méthode. L’interprétation

d’un tableau abstrait, par exemple, s’apparenterait alors à l’analyse d’une œuvre musicale ou la forme n’est pas associée à des thèmes ou des concepts déterminés. Une signification intrinsèque pourrait être dégagée sans passer par des signes conventionnels. « la part décroissante des « significations extrinsèques » n’aurait aucunement pour effet une moindre densité en « signification intrinsèque » ; d’aucuns penseront même que l’expression du « contenu » ne devient que plus manifeste, sans écran de signes conventionnels et de représentations explicites. »23 C’est ainsi que Mondrian assignait à la pure construction plastique des lignes des couleurs et des rythmes la fonction de représenter des

« rapports équilibrés » ; et « le rapport équilibré est, en effet, la plus pure représentation de l’universalité, de l’harmonie et de l’unité qui sont le propre de l’esprit. »24 L’historien d’art

23 B. Teyssèdre, Réflexions sur un concept d’Erwin Panofsky, Revue philosophique, n° CLIV, 1964, p. 339-340 24 Piet Mondrian, La nouvelle plastique dans la peinture, in De Stijl, I, 1917-1918. Trad. M.Seuphor, in P.Mondrian, Flammarion

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qui voudra « interpréter » une œuvre de Mondrian ne pourra donc pas faire l’économie du passage par les textes du peintre qui manifestent une weltanschauung spécifique : une mystique spiritualiste de la vie. On peut donc soutenir que le projet iconologique – élucider le contenu humain, historiquement déterminé, sous-jacent à l’œuvre d’art – est encore possible au-delà des œuvres représentatives, mais c’est au prix d’un éloignement de la pratique même de Panofsky. Bien plus, certaines œuvres dénient toute possibilité de recours à une pratique interprétative de type iconologique. Parce que leur matériau n’est en rien un signe, ces œuvres sont radicalement non-métaphoriques. Prenons deux toiles récentes de Pierre Soulages : cette matière noire qui capte la lumière n’est aucunement porteuse d’un sens symbolique, mais s’impose au regard comme une pure présence sans renvoi. Le jeu des différences, de tonalités, de reliefs, des striures et des aplats concourt à une autonomisation de la forme.

Une iconographie analytique

L’iconographie constitue un instrument privilégié pour identifier les thèmes et les motifs

des œuvres ; mais dans sa forme traditionnelle, elle s’avère peu ouverte aux singularités, aux écarts comme aux anomalies. Qu’est-ce qui interdit à un peintre, malgré l’assurance de Panofsky, de créer des figures composites comme celle d’une « Judith-Salomé » ?

Quant à la transparence des images aux textes, elle doit, elle-même, être questionnée ; parce que les textes ne sont pas eux-mêmes transparents et doivent être interprétés et parce que les images peuvent tour à tour confondre, mêler ou associer ce que les textes distinguent.

C’est ce double constat qui amène Daniel Arasse25 à proposer le modèle d’une iconographie analytique qui, au-delà de la méthode de Panofsky emprunte à Freud un certain nombre de concepts opératoires. Il ne s’agit pas de considérer l’œuvre d’art comme matériau d’une « psychanalyse » du peintre – comme le faisait l’auteur d’Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci – mais d’utiliser des concepts tels que ceux d’association, de déplacement ou de condensation, pour démêler le « travail » de peinture, comme on déchiffre le travail du rêve.

Dans un petit ouvrage

savoureux et « iconoclaste » par son style comme par ses propos, D.Arasse pose la question centrale pour l’interprète : comment se fait-il qu’il nous arrive de « regarder la peinture de façon à ne pas voir ce que le peintre et le tableau montrent » ?26 L’obstacle n’est pas ici l’ignorance, le manque de connaissances, mais réside plutôt dans les textes, les citations et les

références qui peuvent « faire écran ». Une certaine pratique académique de l’histoire de l’art rend aveugle aux écarts, anomalies, bizarreries ou singularités des œuvres. « Je crains, moi, que ce sérieux historique ne ressemble de plus en plus au « politiquement correct », et je pense qu’il faut se battre contre cette pensée dominante, prétendument historienne, qui 25 Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Flammarion, 1997 26 Daniel Arasse, On n’y voit rien, Denoël, 2000

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voudrait nous empêcher de penser et nous faire croire qu’il n’y a jamais eu de peintres « incorrects ». C’est le principe de l’iconographie classique qui, sinon, y perdrait son latin et ses certitudes. »27

Soit le Mars et Vénus surpris par Vulcain du Tintoret. L’iconographie « sérieuse » aura du mal à saisir la dimension comique de l’œuvre. Dans cette version d’un thème rebattu, l’historien sérieux verra l’illustration, par un contre exemple des mérites de la fidélité conjugale et il ‘appuiera sur les nombreux textes publiés à Venise, à cette époque, pour condamner l’adultère et les images érotiques. Mais, ce faisant, il restera aveugle au sens plus vraisemblable de l’œuvre qui s’appuie sur une attention plus précise aux détails de l’œuvre. Dans la toile du Tintoret, le décalage entre la scène et son reflet dans le miroir (bouclier ?) donne la clef de l’œuvre : un Mars ridicule, caché sous la table comme un amant dans son placard, un Vulcain comique et dérisoire dans l’oubli de son infortune, fasciné qu’il est par le sexe de sa femme. Et Arasse de conclure : « Si cette fable a une moralité – grivoise, bien sûr et machiste – c’est là qu’elle réside : toutes les mêmes, ces femmes, des catins, des séductrices qui nous trompent, nous les hommes, qui exploitent notre aveuglement, qui se jouent de nous et de notre désir, qui nous mènent par le bout du nez (du sexe en fait) et nous ramènent au rang soit de jeunes butors obligés de se cacher sous une table, soit de cocus contents. »28

Une iconographie de l’écart, de l’anomalie et de la singularité est donc possible, mais c’est au prix du risque de la subjectivité croissante de l’interprète.

La vérité en peinture : une histoire de chaussures.

L’iconologie, comme science rigoureuse, présuppose qu’il est possible d’atteindre une

vérité de l’interprétation. Mais de quelle vérité s’agit-il ? Relisant le célèbre texte de M.Heidegger sur le tableau de Van Gogh représentant des

vieilles chaussures29, Mayer Shapiro y voit manifestement une erreur de lecture. L’enquête historique à laquelle il se livre l’amène à la conclusion d’une auto-illusion du philosophe : « Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa rencontre avec la toile de Van Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le tableau, mais proviennent d’une projection perceptive de Heidegger et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce qui se rattache à la glèbe, élément primordial de l’assise de la société. En fait, c’est lui qui « a tout dépeint

ainsi, pour l’introduire dans le tableau ». Ce qu’il a pu éprouver devant celle toile est ainsi à la fois trop riche et insuffisant. »30 Pour Schapiro, l’imagerie personnelle de Heidegger se substitue à l’observation attentive de l’œuvre d’art. La détermination du tableau, de sa date, du contexte de sa réalisation, ainsi que le recours aux lettres échangées par Van Gogh avec Gauguin permettent à l’historien d’attribuer les chaussures à Van Gogh lui-même et non à une paysanne essentialisée. De la le sens « véritable » du tableau : « En isolant sur la toile cette paire de chaussures, il les tourne vers le spectateur, il en fait une part d'un autoportrait - cette part d'un accoutrement avec laquelle nous foulons la terre, et en laquelle nous retrouvons la

27 Ibid. p. 22 28 Ibid. p. 19 29 M.Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins, Gallimard, p. 24 et sq. 30 Mayer Schapiro, Style, artiste et société, Gallimard, p.353-354

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tension du mouvement, les impressions de fatigue, de hâte et de pesanteur: le poids du corps debout, touchant le sol pour son assise. Les chaussures portent cette marque inéluctable de notre position sur terre. « Chausser les souliers de quelqu'un » c'est partager, dans la vie, la situation fâcheuse ou la condition d'un autre. Et, quand un peintre prend pour sujet de tableau sa paire de souliers usagés, il entend exprimer ainsi son appréhension en face du sort fatal qu'il subit dans la société. Bien que le paysagiste qui parcourt les champs partage quelque peu la vie de plein air du paysan, les chaussures ne représentent pas à ses yeux un instrument utilitaire, mais bien, selon les termes de Hamsun, une « partie de moi-même ». Tel est le sens que nous révèle le sujet de la toile de Van Gogh. »31

Mais peut-on en rester à cette querelle d’attribution ? C’est ici que Derrida entre en scène, dans une critique du critique en trois mouvements.

• N’y a-t-il pas, d’abord, une ingénuité de Schapiro lui-même qui assimile trop rapidement le signataire du tableau lui-même au propriétaire des objets représentés : « de quelque preuve qu’on prétende disposer, le signataire d’un tableau ne peut être identifié au propriétaire nommable d’un objet essentiellement détachable et représenté dans le tableau. On ne peut procéder à une telle identification sans une incroyable ingénuité, incroyable de la part d’un expert aussi autorisé ; »32

• N’y a-t-il pas, ensuite, une erreur de Schapiro sur le sens de l’utilisation par Heidegger de la toile de Van Gogh, support – ou illustration – d’une analyse de l’être-produit et non discours d’historien de l’art ? « Schapiro se méprend donc sur la première fonction de la référence picturale. Il méconnaît aussi un argument heideggérien qui devrait ruiner d’avance sa propre restitution des chaussures à van Gogh : l’art comme « mise en œuvre de la vérité » n’est ni une « imitation », ni une « description » copiant le « réel », ni une « reproduction », qu’elle représente une chose singulière ou une essence générale. »33 Heidegger ne fait pas parler le tableau, mais le laisse parler lui-même : « dans la proximité de l’œuvre nous avons soudain été ailleurs que là où nous avons accoutumé d’être. »34 Ce que dit en vérité la peinture au philosophe est autre que la vérité de l’historien d’art.

• Enfin, en interprétant la toile, comme une simple représentation par Van Gogh de ses propres chaussures, mais comme une présentation de lui-même, Schapiro n’appuie-t-il pas sa démarche sur une « métaphysique de la subjectivité » ? Là où Heidegger tire le sens vers le sol et la terre, Schapiro l’entraîne en direction du visage de la subjectivité. L’interprétation « objective » présuppose, elle aussi, une weltanschauung particulière. FINAL : L ’ INTERPRETATION OUVERTE .

Cet épisode de la querelle des interprétations témoigne que l’histoire de l’art se targue d’exactitude, mais réduit la question de la vérité en peinture à une problématique unique. On peut considérer que l’effort d’empathie de l’historien – penser le passé dans les propres cadres du passé – est vain. Le passé est toujours anachronique. Voir le passé avec les yeux du présent peut ménager des ouvertures nouvelles. Didi-Huberman35 remarque que l’art lui-même est une interprétation de son propre passé. Goya, Manet, Picasso ont interprété picturalement les Ménines de Vélasquez, chacun transformant le tableau en jouant sur ses paramètres, moyennant quoi chacun les dévoilait.

L’histoire de l’art iconologique présuppose deux positions : l’une qui affirme qu’on ne peut dire la vérité de la chose qu’une fois morte (l’art doit être mort pour dire la vérité sur lui),

31 Ibid. p. 357 32 J. Derrida, La vérité en peinture, Flammarion, p. 318 33 Ibid. p. 356 34 Ibid. p. 369 35 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, 1990

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l’autre qui pose que tout est visible et consacre par là la victoire du savoir. Dès lors cet art mort devient immortel parce que conservé, catalogué, restauré. Peut-on échapper à cette tyrannie du visible-lisible ?

Didi-huberman propose de distinguer le « visible » qui porte sur l’objet exhibé, représenté et le « visuel » qui manifeste la pure présence d’une matière ou d’une lumière. La visualité c’est la saisie de la peinture comme événement. Si nous regardons la fresque de l’ Annonciation de Fra Angelico, dans une des cellules du couvent de San Marco à Florence, que voit-on ? Une des innombrables représentations de cette scène tirée de l’évangile de Luc. La lecture est aisée, mais finalement décevante : « rien de pittoresque dans cette peinture : c’est la moins bavarde qui soit. »36 Il semble qu’il n’y ait pas grand-chose à voir. Et pourtant,

il y a quelque chose comme un pur appel visuel dans ce blanc lumineux – ce vide – entre l’ange et Marie. Certes, on peut toujours dire que ce rien porte témoignage de l’ineffable et de l’infigurable voix divine à laquelle le peintre comme la Vierge se soumet. Mais ce faisant on élimine l’expérience de dessaisissement dans la contemplation de l’œuvre. Peut-être faut-il briser l’illusion panofskienne de la conscience absolue de l’historien d’art – celui qui sait par opposition au spectateur naïf ? Et oser dire, comme le faisait Freud pour le rêve, que l’interprétation d’une œuvre d’art est inachevable, toujours surinterprétable.37

Peut-être faut-il, en deçà ou au-delà de l’interprétation iconologique ménager la place pour « un regard qui ne s'approcherait pas seulement pour discerner et reconnaître, pour dénommer à tout prix ce qu'il saisit - mais qui, d'abord, s'éloignerait un peu et

s'abstiendrait de tout clarifier tout de suite. Quelque chose comme une attention flottante, une longue suspension du moment de conclure, où l'interprétation aurait le temps de s'éployer dans plusieurs dimensions, entre le visible saisi et l'épreuve vécue d'un dessaisissement. Il y aurait ainsi, dans cette alternative, l'étape dialectique – sans doute impensable pour un positi-visme – consistant à ne pas se saisir de l'image, et à se laisser plutôt saisir par elle : donc à se laisser dessaisir de son savoir sur elle. »38

Edouard AUJALEU

36 Ibid. p. 23 37 « Le plus difficile est de convaincre le débutant que sa tâche n’est pas achevée quand il est parvenu à une interprétation complète, sensée, cohérente et qui explique tous les éléments du rêve. Il se peut qu’il y en ait encore une autre, une surinterprétation du même rêve, et qu’elle lui ait échappé. » Freud, L’interprétation des rêves, PUF p. 445 38 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 25