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37 PARCOURS 2016-2017 - TOME 2 Le visage pluriel de l’islam à Toulouse Mohammed Habib SAMRAKANDI psychosociologue du fait islamique Docteur en Anthropologie historique du fait confrérique soufi Directeur de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire (PUM). Chef de projet « Cultures du Monde » au service d'art et de cultures au CIAM Enseignant à l'Université Toulouse Jean Jaurès. Théorie veut dire uniquement : « je vois des choses que je n’aurais pas aperçues sans elle ». Bruno Latour Cette intervention organisée par le GREP-MP devant le public toulousain s'appuie sur mes travaux universitaires menés au sein du Centre d'Anthropologie Sociale (CAS) 1 situé à la Maison de la recherche de l'université de Toulouse Jean-Jaurès. J'ai choisi pour cette version écrite d'offrir au lecteur plus de données sur l'articulation des deux islams : celui des mosquées et celui des confréries. La partie des échanges avec le public est consolidée, enrichie par le renvoi en notes de bas de page. 1 Samrakandi, Mohammed Habib ( 2015)- Etude comparative du faut confrérique soufi dans la France contemporaine. Le cas de la 'Alawiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya et de la Tijâniyya.Thèse en anthropologie sociale historique dirigée par ALBERT Jean-Pierre, Directeur d’études à l’EHESS, Toulouse. [soutenue le 28 novembre 2015]. Résumé de la thèse rappelant les variables centrales qui structurent les pratiques quotidiennes, hebdomadaires et annuelles des adeptes des deux confréries étudiées : Cette recherche porte sur le processus d'implantation des confréries musulmanes en contexte post-migratoire dans la France contemporaine. L'observation ethnographique des pratiques rituelles des deux ordres spirituels suivants : la ‘Alawiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya et la Tijâniyya a permis d'examiner les transformations des conduites personnelles et collectives des membres sur deux plans, tant sur celui des contenus des rituels que sur celui des représentations relatives aux modes du croire au contact de la société fortement sécularisée. L´approche comparative a permis d'identifier le degré d'adaptation de la confrérie 'alawiyya qui mobilise des stratégies favorisant plus un métissage entre citoyenneté et spiritualité. Les adeptes de la Tijâniyya, moins portés sur les préoccupations sociétales de la société d'accueil, manifestent un fort attachement aux rites et aux liens spirituels avec les pays d'origine. Les disciples en quête d’ouverture spirituelle se réfèrent au modèle prophé- tique. Le choix est porté sur certaines pratiques : la remémoration (dhikr), la retraite cellulaire (khalwa), l’alimentation frugale et le jeûne, et enfin la célébration de la naissance du Prophète (Mawlid). La perspec- tive possible de l'émergence d'un islam ésotérique sécularisé est à l'œuvre et fera certainement concurrence à l'islam des mosquées auquel l'opinion publique française s'est habituée.

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PARCOURS 2016-2017 - TOME 2

Le visage plurielde l’islam à Toulouse

Mohammed Habib SAMRAKANDIpsychosociologue du fait islamique

Docteur en Anthropologie historique du fait confrérique soufiDirecteur de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire (PUM).

Chef de projet « Cultures du Monde » au service d'art et de cultures au CIAMEnseignant à l'Université Toulouse Jean Jaurès.

Théorie veut dire uniquement :« je vois des choses que je

n’aurais pas aperçues sans elle ».Bruno Latour

Cette intervention organisée par le GREP-MP devant le public toulousain s'appuie sur mes travaux universitaires menés au sein du Centre d'Anthropologie Sociale (CAS)1 situé à la Maison de la recherche de l'université de Toulouse Jean-Jaurès. J'ai choisi pour cette version écrite d'offrir au lecteur plus de données sur l'articulation des deux islams : celui des mosquées et celui des confréries. La partie des échanges avec le public est consolidée, enrichie par le renvoi en notes de bas de page.

1 Samrakandi, Mohammed Habib ( 2015)- Etude comparative du faut confrérique soufi dans la France contemporaine. Le cas de la 'Alawiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya et de la Tijâniyya.Thèse en anthropologie sociale historique dirigée par ALBERT Jean-Pierre, Directeur d’études à l’EHESS, Toulouse. [soutenue le 28 novembre 2015]. Résumé de la thèse rappelant les variables centrales qui structurent les pratiques quotidiennes, hebdomadaires et annuelles des adeptes des deux confréries étudiées : Cette recherche porte sur le processus d'implantation des confréries musulmanes en contexte post-migratoire dans la France contemporaine. L'observation ethnographique des pratiques rituelles des deux ordres spirituels suivants : la ‘Alawiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya et la Tijâniyya a permis d'examiner les transformations des conduites personnelles et collectives des membres sur deux plans, tant sur celui des contenus des rituels que sur celui des représentations relatives aux modes du croire au contact de la société fortement sécularisée. L´approche comparative a permis d'identifier le degré d'adaptation de la confrérie 'alawiyya qui mobilise des stratégies favorisant plus un métissage entre citoyenneté et spiritualité. Les adeptes de la Tijâniyya, moins portés sur les préoccupations sociétales de la société d'accueil, manifestent un fort attachement aux rites et aux liens spirituels avec les pays d'origine. Les disciples en quête d’ouverture spirituelle se réfèrent au modèle prophé-tique. Le choix est porté sur certaines pratiques : la remémoration (dhikr), la retraite cellulaire (khalwa), l’alimentation frugale et le jeûne, et enfin la célébration de la naissance du Prophète (Mawlid). La perspec-tive possible de l'émergence d'un islam ésotérique sécularisé est à l'œuvre et fera certainement concurrence à l'islam des mosquées auquel l'opinion publique française s'est habituée.

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Quelle est la singularité de mon travail sur les ordres soufis à Toulouse et plus généra-lement en France ?

Il dévoile au large public l'existence des institutions initiatiques dotées d'un réseau de sociabilités spirituelles suffisamment implantées sur le territoire européen et accomplis-sant des œuvres reconnues d'utilité publique, comme le cas des Scouts musulmans de France (SMF).

La deuxième caractéristique de mon intervention réside dans le fait de rompre avec les trois thèses les plus dominantes relatives aux origines multiples du terrorisme isla-mique. Celles-ci sont portées par trois universitaires-chercheurs français : Gilles Keppel, Olivier Roy et François Burgat. Les trois apports de mes collègues répondent certes à une urgence nationale et internationale, mais ne préparent pas malheureusement à la conversion des regards d'une grande partie de l'opinion publique française, voire euro-péenne à un vivre ensemble avec la deuxième religion de France. Suivre ces débats en l'absence de la parole des autres représentants des Musulmans des milieux confrériques me semble réducteur.

Je signale pour mémoire que le GREP-MP a, dès 1989, donné la parole au professeur Bruno Étienne. Ce dernier, en fin connaisseur de l'émergence des exclusifs réciproques, a attiré notre attention sur ce phénomène : « Je ne traiterai que du radicalisme musulman en France. Il est, en effet, tout à fait nécessaire d'aborder ce problème qui ne va pas sans poser de nombreuses interrogations, ne serait-ce que la tension entre les exigences de l'Islam minoritaire et de l'État français moderne, qui sont tous en concurrence pour un espace exclusif ».2 (p.9)

L'objet central de cette recherche est d'identifier le noyau structurant de la pratique soufie en contexte post-migratoire et d'examiner les transformations que ce noyau de croyance subit en retour. Le métier de l'anthropologue est un métier du face-à-face et du présent. Pas d'anthropologue, nous rappelle Marc Augé, au sens plein du terme, qui ne se coltine avec l'actualité de ses interlocuteurs. C'est dans cette perspective que j'ai abordé mes différents terrains d'observation, avec la préoccupation constante de situer les faits recueillis dans une perspective historique. La démarche comparative est la sin-gularité de ce travail.

C'est un pari que j'ai mené jusqu'au bout, en solitaire et sans équivalent en contexte post-migratoire, ce qui justifie mon recours aux expériences entreprises, comme celle de Jacques Sémelin.

Mon parcours universitaire m'a conduit à travailler dans un premier temps sur l'impact de la présence active des islamistes marocains en milieu migratoire. L'évolution d'un islam en France à un Islam de France a significativement modifié la stratégie des isla-mistes maghrébins. Ces derniers, repliés sur leurs territoires nationaux, cédaient le ter-rain des mosquées à une concurrence entre États musulmans pour la gestion des lieux de culte. L'implantation des confréries musulmanes sur le sol français est inséparable de celles des mosquées. C'est à l'intérieur de la même population musulmane migrante que les deux catégories ont pris souche. C'est dans ce contexte historique particulier

2 Etienne, Bruno, ( 1987), - L' islamisme radical, Hachette, 1987, 366 p. [Ce livre est tombé dans l'oubli et pourtant, il offre au lecteur curieux de savoir les enjeux du conflit des imaginaires Orient-Occident une analyse pluridisciplinaire digne d'intérêt. Je signale à cette occasion que même notre ami feu Bruno Etienne n'a pas dit un mot sur l'implantation des ordres soufis sur le territoire français, malgré sa vaste connais-sance du sujet, à travers son travail inaugural et fondateur sur la figure mystique de l'Emir Abd El Kader. La revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire - dans son double volume 25/26 lui a donné l'occasion d'aborder ce sujet.

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que j'ai choisi d'étudier le fait confrérique en contexte post migratoire. Ce nouvel objet constitue un enjeu majeur, à la fois pour les sociétés européennes, travaillées par le fait islamique, mais aussi pour les sciences humaines et sociales.Le bilan des travaux sur les musulmans en Europe - étalés sur presque un siècle (1911-2011) - ne fait état que de 4 articles, sur 250 inventoriés, portant sur le maraboutisme et la magie en milieu migratoire3. Les deux décennies passées témoignent d’un certain regain d’intérêt pour les études sur les Voies d’Allâh4. Il faut aussi remarquer que, dans cette somme volumineuse de travaux collectifs académiques de première importance, aucun article n’a pour objet les confréries musulmanes en France. Et pourtant, nous dit Michel Chodkiewicz : « les cheikhs ne sont pas morts, les turuqs (confréries) ne sont pas dépeuplées, les saints ne paraissent pas pressés de prendre congé »5. Plus loin, dans ce même article, l’auteur affirme que « Rien ne permet de penser, néanmoins, que l’univers confrérique soit voué à une extinction rapide »6.Le fait confrérique soufi, qui commence à prendre souche dans le contexte post-migra-toire, s’est précisé comme champ de recherche à la suite de mon travail de DEA. J’ai exa-miné à Toulouse comment le migrant maghrébin se représente le miracle prophétique du « Voyage nocturne de Muhammad de La Mecque à Jérusalem et de son ascension céleste »7. Lors de mes enquêtes, une partie des personnes interrogées s’est distinguée par l’interprétation ésotérique qu’elle donne de ce récit miraculeux, ce qui caractérise un certain milieu musulman de Toulouse. Chemin faisant, le groupe en question semble bien être celui qui appartient à des ordres soufis8. Mon investigation a pris, par la suite, la forme d’une enquête exploratoire, débouchant sur la mise en évidence de l’existence, dans le midi de la France, d’un réseau de sociétés initiatiques musulmanes organisées en confréries soufies, totalement indépendantes de l’islam des mosquées.L’objet de mon étude s’est construit en tâtonnant. La métaphore de l’artisan me semble la plus adéquate pour exprimer la démarche qui fut la mienne. L’énigme de toute re-cherche se trouve là où on ne l’attend pas. Elle est née dans un triple sillage complexe : celui de ma participation, durant la décennie passée, au séminaire du Centre d’Anthro-pologie de Toulouse, puis des premières intuitions élaborées au cours de mes pérégri-nations dans les milieux confrériques et enfin, de mon bilan évaluatif de l’état de la recherche sur l’islam en France9.La ville de Toulouse, en raison de son statut de ville universitaire, attire une population estudiantine maghrébine et d'Afrique subsaharienne relativement importante, en plus de la population afro-maghrébine présente dans le secteur du bâtiment et de l'agricul-ture.

3 Hamès, Constant et al., 1989. « Bibliographie : L’islam contemporain en Europe occidentale», p.151-165, n°68/2 (octobre-décembre, Archives des Sciences Sociales des Religions). [dossier : l’Islam en Europe].

4 Popovic, Alexandre et Veinstein, Gilles, 1996, (Sous la direction de -), Les voies d’Allah. Les ordres mys-tiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, Fayard, 612 p. + 88 p. d’annexes.

5 Chodkiewicz, Michel, « Le soufisme au XXe siècle», ibid., p.532-543.

6 Chodkiewicz, Michel, ibid., p.534

7 Samrakandi, Mohammed Habib, 2001-2002, Le voyage nocturne de Mohammed. Sa représentation indivi-duelle et sociale chez les Musulmans de Toulouse. Mémoire de DEA, d'anthropologie sociale, historique de l'Europe-Méditerranée, [sous la direction de Jean-Pierre Albert], 134 p.

8 Samrakandi, Mohammed, 2009, « Confréries musulmanes à Toulouse : de nouveaux réseaux de sociabi-lité spirituelle », p.651-661, Toulouse, une Métropole méridionale : Vingt siècles de vie urbaine, Vol. 2, coll. « Méridiennes » et FRAMESPA-UTM [Actes du 58e Congrès de la Fédération historique de Midi-Pyrénées].

9 Samrakandi, Mohammed Habib, 1996, « L’islamité de la France et la francité des musulmans », p.7-24, revue Études orientales, n°17-18. Beyrouth-Paris, [L’école de la République et l’immigration : Hommage à Jacques Berque].

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Parmi les cinq obédiences soufies implantées à Toulouse10 (la Boudchîchiyya-Qâdiriyya marocaine, la Naqshabandiyya de Turquie, la Mûrîdiyya sénégalaise, la 'Alawiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya franco-maghrébine et les différentes branches de la Tijâniyya franco-afro-maghrébine), j'ai retenu les deux dernières. Ce choix n'a rien d'arbitraire. Il est justifié par une vive motivation de comparer les deux confréries les plus dynamiques dans l'espace toulousain, voire français, et qui sont potentiellement prédisposées à se développer et évoluer vers plus d'intégration dans la société française sécularisée.

L'Islam confrérique dont il est question dans ce travail n'est pas l'Islam officiel, légal, qui ne reconnaît pour sources que le Coran et la Tradition (Sunna). Il ne s'agit pas ici de l'Islam de la Loi canonique (Sharî'a) des docteurs et des jurisconsultes, des mosquées, celui des cinq piliers de l'Islam. Il est question ici d'un autre Islam, se présentant plutôt comme complémentaire à l'Islam officiel. Cet autre Islam, qualifié de parallèle par Gilles Veinstein, est celui des confréries soufies ou ordres mystiques. Il est question pour moi d'étudier les pratiques des adeptes des deux confréries, qui ont volontairement adhéré à un ordre spirituel, conduits par un guide sous la direction duquel le disciple accepte de cheminer, en passant un pacte d'allégeance. Ce faisant, le candidat établi un rapport de Maître à disciple, le liant à une chaîne de transmission de Baraka, remontant jusqu'au Prophète.

Ces adeptes, en traversant des états et des stations, cherchent à connaître directement la réalité divine (Haqîqa). La démarche comparative, éclairée par le regard pluridis-ciplinaire, m'a permis d’analyser les points analogues comme ceux qui divergent, en m’appuyant sur des enquêtes de terrain. Les descriptions ethnographiques, se trouvant à la base de toute connaissance anthropologique, furent des outils pour construire mes comparaisons. C’est grâce à des indicateurs comportementaux, recueillis dans les deux confréries, que j’ai procédé à mes analyses.

Le fait de mener mes observations dans le milieu des migrants d’Afrique subsaharienne et de pouvoir les suivre dans leurs pérégrinations multiples entre la France et le Séné-gal a profondément remis en cause mes propres représentations des cultures voisines, supposées connues. C’est dire que la longue fréquentation d’un terrain interpelle l’être de celui qui le fréquente et modifie le regard qu’il porte sur l’autre et sur lui-même. La présence active de ces deux voies spirituelles sur le sol européen fait réagir les guides vivants aux données de la modernité occidentale. Ces ordres ne peuvent rester étrangers aux effets de la sécularisation. Au sein de la voie ‘Alâwiyya, nous avons relevé des débats relatifs au devenir de la pratique des oraisons, telles qu’elles sont héritées des maîtres anciens.

Cet islam confrérique a pris souche, en totale discrétion, à l'ombre de l'islam des mos-quées. Je vais rappeler, dans un premier temps, à grands traits, les grandes caractéris-tiques du processus de sédentarisation et de l'intégration officielle de l'islam de France. Ce dernier avait eu une grande visibilité sous l'Empire français, dès l'occupation de l'Algérie en 1830. L'institution militaire française, faut-il le rappeler, fut la première qui a géré le besoin cultuel des engagés musulmans pour défendre la patrie française. Maghrébins, Africains et Français ont fraternisé dans le combat de 1914-1918 pour défendre la patrie.

10 Je vais privilégier ici l'étude de deux confréries soufies. Pour la présentation des autres ordres spirituels à Toulouse, consulter mon article publié dans : Confréries musulmanes à Toulouse : de nouveaux réseaux de sociabilité spirituelle, p.651-661, «Toulouse, une Métropole méridionale : Vingt siècles de vie urbaine», Vol.2, coll. « Méridiennes » et FRAMESPA-UTM[ Actes du 58e Congrès de la Fédération historique de Midi-Pyrénées], 2009.

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Rappelons brièvement les grands moments de l’histoire mouvementée des musulmans dans la société.11

L’islam discret des années 60Les années soixante du siècle dernier se sont caractérisées par la discrétion de l’islam, pra-tiqué par les hommes seuls dans le contexte de l’indépendance toute fraîche de l’Algérie. Contexte délicat, la guerre d’Algérie ayant renforcé le rejet de l’Islam et des musulmans en France métropolitaine. La décennie fut marquée aussi par le nationalisme arabe laïc et par un socialisme prônant la sécularisation12, spécialement en Algérie. En effet, c’est sous le Président Boumediene que le cheikh al-Mahdi Bentounès fut emprisonné. La voie ‘Alâwiyya fut également combattue par le FLN algérien. Cet emprisonnement fut ressenti dans les milieux confrériques, en Algérie et en France, comme la continuité du conflit de jadis mené par le mouvement réformiste algérien, sous la période de l’Algérie française des années vingt du siècle dernier13.

L’islam familial des années 70C’est le début de l’islam familial, celui pratiqué dans les foyers Sonacotra et les caves. La circulaire du 29 septembre 1976 demande aux préfets d’amélio-rer les conditions de vie et de travail des immigrés. On parlait déjà de priorité d’aide à donner pour l’implantation des lieux de culte. Les politiques à la fois du regroupement familial et d’encouragement au retour adoptées par le gouvernement Giscard d’Estaing avaient pour contexte économique la fin des Trente Glorieuses (1945-1974). Ce qu’il faut aussi retenir de cette période est la Convention passée entre la France et les pays d’émigration. Au motif que le retour aux pays d’origine est l’horizon de la population émigrée-immigrée, cette Convention stipule que ces pays ont en charge financière et pédagogique l’enseignement de la langue et de la culture d’origine. Cette Convention, encore en cours, constitue aujourd’hui un véritable obstacle à l’émergence d’un islam français : c’est au titre de cette Convention que des enseignants de l’arabe et des Imâms sont envoyés par les États de culture musulmane sur le sol français où ils font concurrence aux Imâms formés dans le cadre des lois de la Répu-blique et initiés à la culture occidentale. Ils font aussi concurrence aux profes-seurs d’arabe (Capes et Agrégation) formés par le système éducatif français, respectueux du principe de l’enseignement laïc. Les milieux confrériques de

11 Pour la clarté de mes propos, j'ai procédé dans ce qui va suivre à un découpage par décennie. Les niveaux d'analyse à visée pédagogique ne correspondent pas forcément à la complexité du réel.

12 Quelle est la place du religieux dans la société française ? Olivier Roy utilise deux concepts non syno-nymes que j’adopte pour analyser cette question : la sécularisation et la laïcité. « La sécularisation est un phénomène de société qui ne requiert aucune mise en œuvre politique : c'est lorsque le religieux cesse d'être au centre de la vie des hommes, même s'ils se disent toujours croyants ; les pratiques des hommes comme le sens qu'ils donnent au monde ne se font plus sous le signe de la transcendance et du religieux. Le stade ultime de la sécularisation, c'est la disparition de la religion, mais en douceur. [...] Mais la sécularisation n'est pas antireligieuse ou anticléricale : on cesse simplement de pratiquer ou d'en parler, c'est un processus. La laïcité, en revanche, est explicite : c'est un choix politique qui définit de manière autoritaire et juridique la place du religieux. La laïcité est décrétée par l'État, qui organise alors l'espace public. [...] Elle [La laïcité] définit, et donc limite, dans tous les sens du terme, la visibilité du religieux dans l'espace public. » Roy, Olivier, 2005, La laïcité face à l'islam. Stock, p. 19-20.

13 Merad, Ali, 1987, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d'histoire religieuse et sociale. Parie-La Haye, Mouton et Co, 472 p.

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France, soucieux d’un enseignement de l’arabe associé aux valeurs spirituelles qu’ils pratiquent14, préfèrent assurer eux-mêmes les apprentissages de base, en dehors des circuits officiels des États respectifs.

L’Islam collectif des années 80Cette décennie est caractérisée par la pratique de l’islam collectif15. En effet, l’arri-vée au pouvoir de la gauche en mai 1981 sera symbolisée pour les Musulmans par deux facteurs : l’ouverture progressive de négociations pour la mise en place d’une instance représentative des Musulmans de France, et le droit associatif accordé aux étrangers, consolidé par la création des Radios associatives. On va réellement assister à l’émergence de l’islam en tant que réalité religieuse collective. Les pre-mières associations à bénéficier du droit associatif sont les associations cultuelles musulmanes. Elles se concrétisent par la pratique du culte sur les lieux de travail et l’aide pour la construction des mosquées avec le concours financier des États du Golfe, principalement l’Arabie Saoudite. Celle-ci, n’ayant aucun immigré sur le sol français, est préoccupée par deux projets politico-théologiques majeurs : la promo-tion annuelle du pèlerinage à La Mecque et la diffusion de sa doctrine wahhabite fondée sur une lecture littéraliste du corpus coranique et de la tradition prophé-tique. A cela s’ajoute le rejet de la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen. Le bureau de la promotion du pèlerinage de Riad, en Arabie Saou-dite, a établi une corrélation entre l’implantation des mosquées en France et l’aug-mentation du taux des pèlerins. L’anthropologue Abdallah Hammoudi16, dans son ouvrage intitulé Une saison à La Mecque. Récit de pèlerinage, nous apprend que les pèlerins passent plus de temps à commercer qu’à prier. L’Arabie Saoudite trouve un intérêt à la fois doctrinal et commercial à la construction des mosquées en Europe. Le silence - parfois complice - des pouvoirs publics français sur l’inves-tissement du champ religieux musulman par l’Arabie Saoudite place les tenants d’un islam français dans un état d’extrême désarroi. L’Union des Organisations Islamiques de France, forte de son soutien par les États du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, constitue la seconde composante structurée et s’impose comme interlocutrice représentative d’une sensibilité du culte musulman de France.

Les institutions confrériques cherchent timidement à fédérer les cercles spirituels in-ternes à chaque branche. Aucun indicateur comportemental ne laisse présager l'exis-tence d'une instance visible d’un islam confrérique parallèle à celui des mosquées. L’opi-nion publique française est majoritairement sensibilisée, via les médias, par le début de la construction d’édifices religieux musulmans. Elle ignore l'existence d'un islam confré-rique soufi organisé.

L’islam territorialisé des grandes villes des années 90Cette décennie fut marquée par l’investissement de certaines collectivités territoriales, en particulier les moyennes et grandes villes (Paris, Lyon, Strasbourg, Marseille, Tou-louse, Perpignan…), dans leur projet d’édifier des mosquées « cathédrales ». C’est la

14 Hamid Demmou, « Les scouts musulmans de France, L’avenir par les sources» p. 140-144, in Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, Toulouse, UTM, n 20/21, 1993 [Numéro spécial : Élites maghrébines de France : élites politiques, associatives, religieuses, scientifiques et artistiques].

15 Samrakandi, Mohammed Habib, 1993, « Note sur les lieux du culte musulman à Toulouse : les tendances gestionnaires en présence », Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, Toulouse, N 18/19, p. 112-117.

16 Hammoudi, Abdellah, 2005, Une saison à La Mecque. Récit de pèlerinage. Paris, Éditions du Seuil, 315 p.

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décennie où on assiste à une plus grande visibilité d’une jeunesse maghrébine ré-islami-sée. C’est un mode privilégié d’affirmation de soi, de citoyenneté politique. C’est l’acte de naissance d’un Islam territorial des grandes villes.

L’islam fédéré des années 2000C’est la décennie de l’islam fédéré et instrumentalisé par les États d’émigration, princi-palement le Maroc et l’Algérie. Le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), mis en place le 28 mai 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur en charge des Affaires des Cultes, a relancé le projet de la mise en place du CFCM et forcé la main aux différentes Fédérations musulmanes. Il est allé jusqu’à formuler des éloges publics à l’endroit de l’Union des Organisations Islamiques de France17. Certaines confréries musulmanes, sollicitées par les pouvoirs publics, ont accepté de siéger comme observa-trices au sein de cette instance représentative des Musulmans de France. C’est certaine-ment en raison de leur « fonction régulatrice » que ces ordres spirituels furent conviés. Le cheikh Khaled Bentounès a accepté d'y siéger.

L’Islam francisé des années 2010C’est la décennie qui voit un vaste réseau associatif musulman affirmer publi-quement sa francité et refuser d’accorder son allégeance à d’autres islams-éta-tiques. Ce processus d’affirmation d’un islam français participe à l’édification d’un islam autochtone européen en cours d’enracinement. Nous l’avons com-pris, les Musulmans de France n’appartiennent pas à une seule sensibilité reli-gieuse. Ils sont traversés par plusieurs mouvements doctrinaux et spirituels. Ce qui explique la « difficile organisation de l’islam de France » comme le signalait le quotidien La Croix dans sa une datée du vendredi 6 juillet 2012. Le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), récusé par une partie non négligeable des Musulmans de France, ne cesse de perdre de sa crédibilité en raison des conflits internes qui le traversent. Ces conflits d’intérêts qui minent sa struc-ture sont à la fois interétatiques et doctrinaux. Les organisations principales18 organisent et fédèrent les lieux de culte et répondent aux besoins religieux des croyants.

Ces organisations sont indirectement instrumentalisées par des États étrangers : l’Algé-rie pour le cas des Mosquées dépendant de la Grande mosquée de Paris, le Maroc pour le cas du Rassemblement des Musulmans de France, majoritaire, l’Arabie Saoudite pour l’Union des Organisations Islamiques de France.

La complexité du fait islamique réside, en particulier, dans la dépendance financière et doctrinale du culte musulman en France. Maghrébins, Africains et Turcs se sédenta-risent et manifestent d’une génération à l’autre un réel désir d’innover un islam français, libéré de l’emprise idéologique des États musulmans d’immigration.

A l’enjeu financier - d’apports en devises - s’ajoute celui de la politique nationale des pays d’émigration. Celle-ci se traduit sur le sol français par un activisme étatique sur le plan cultuel et culturel, par la médiation d’associations, massivement financées.

17 Sarkozy, Nicolas, 2004, La République, les religions, l’espérance. Entretiens avec Colin Thibaud et Phi-lippe Verdin, Les Éditions du Cerf, 2004, 209 p. [N. Sarkozy souligne : « j’ai toujours cru dans la nécessité du CFCM et de la présence de l’UOIF au sein de cette instance »], p. 10.

18 Sarkozy, Nicolas, 2004, La République, les religions, l’espérance. Entretiens avec Colin Thibaud et Phi-lippe Verdin, Les Éditions du Cerf, 2004, 209 p. [N. Sarkozy souligne : « j’ai toujours cru dans la nécessité du CFCM et de la présence de l’UOIF au sein de cette instance »], p. 10.

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Entrepreneurs, commerçants et assimilés, agriculteurs exploitants, professions libérales, contribuent à la construction de modestes lieux de culte sur le lieu de vie. Ces nouveaux cadres aspirent à une intégration républicaine, totalement indépendante des enjeux po-litiques et idéologiques de certains États musulmans.

Les transformations à l’œuvre dans les milieux musulmans de la société française sont à traiter dans leur complexité. Et mon défi est de considérer que la discipline anthropo-logique, avec ses observations ethnographiques, est en mesure d’œuvrer à une meilleure compréhension des enjeux actuels de l'implantation des voies soufies en France.

Le milieu confrériqueContexte historiqueLa modernité européenne ne cesse d’interpeller l’élite religieuse de l’islam des mosquées comme celui des confréries. En conséquence, les recompositions des « modes du croire » engendrées, sous l’effet de la postmodernité (le mouvement des idées dans un contexte d’incertitudes, Alain Touraine), ne ménagent pas non plus l’islam transplanté.

L’implantation des cercles confrériques musulmans en France est indissociable à la fois du fait colonial et du fait migratoire. Les deux confréries qui font l’objet de mes obser-vations de terrain ont été fondées entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Leurs deux fondateurs et leurs premiers compagnons ont donc géré des situations conflic-tuelles avec l’Empire colonial français. L’apport de l’histoire est indispensable pour comprendre les adaptations comme les résistances à l’œuvre dans le processus actuel d’intégration et de francisation des confréries dans la France contemporaine. Ce proces-sus de francisation se traduit par la désignation de convertis à la direction des zaouïas locales. Aussi, la féminisation des postes de responsabilités au sein des structures confré-riques est un autre indicateur comportemental de ce processus d'occidentalisation et de francisation.

Deux confréries (la Tijâniyya et la ‘Alâwiyya), deux États (Algérie et Maroc) sont asso-ciés au destin de l’islam français dès le XIXe siècle. Paradoxalement, ces mêmes acteurs étatiques continuent à alimenter la polémique actuelle sur les difficultés que connaît l’émergence d’un islam français.

Le rappel des conditions de la naissance de la confrérie Tijâniyya au XVIIIe siècle est utile pour la compréhension de nos observations anthropologiques. Pour ce faire, j’ai examiné les dynamiques et les transformations à l’œuvre à l’intérieur des branches de la Tijâniyya implantées en France, d’une part, et j’ai identifié d’autre part comment les actuels guides spirituels et les disciples émigrés-immigrés se comportent. L’examen des rapports entre le pouvoir colonial et le maraboutisme semble s’imposer, dans une pers-pective comparative. L’historiographie française et ses disciples maghrébins, inspirés de l’École des Annales, ont percé le principal tabou qui domine jusqu’à nos jours l’école maghrébine de l’histoire de la Tijâniyya de langue arabe. Celle-ci est plus fondée sur des données hagiographiques qui versent dans l’apologie que sur l’analyse objective19. Pour l’éclairage de mon enquête auprès des disciples tijanes sénégalais, mauritaniens et maghrébins, j’ai bénéficié de l’apport des récents travaux d’Américains, comme David Robinson, et de ceux d’universitaires français, réalisés par l’équipe de Jean-Louis Triaud

19 Al-Azamî, Ahmed, 2000, At-Tarîqa at-Tijâniyya fî al-Maghrib wa as-Soudân al-Gharbî khilâ al-Qar at-Tassi' 'achar al-milâdî [La Voie Tijâniyya au Maroc et en Afrique occidentale durant le XIXe siècle], t.I (521 p.), t.II (542 p.) et tome III (679 p.). Publications du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques du Royaume du Maroc.

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(en particulier de son élève l’historien Jillali El Adnani). Si mon enquête personnelle auprès des disciples marocains confirme l’hégémonie actuelle de la lecture apologétique, l’enquête menée par El Adnani, datant de 2007, sur La Tijâniyya20, présente au lecteur une critique historique des fondements hagiographiques de la Tijâniyya.La période de 1762 à 1962 recouvre la fondation et le développement des deux confré-ries qui font l’objet de notre recherche : la Tijâniyya et la ‘Alâwiyya. La première a dû naître et évoluer dans un premier temps sous la domination ottomane en Algérie et elle a vu son guide spirituel s’exiler au Maroc. Quant à la seconde, fondée en 1909, elle est née et s’est développée sous la domination coloniale.Un rappel, à grands traits, de l’expérience de l’exil du fondateur de la Tijâniyya et son rapport au pouvoir sultanien marocain, nous semble éclairant pour comprendre ce qui caractérise cette confrérie, comparativement à la ‘Alâwiyya. Si le fondateur de la Tijâniyya (1737-1815) n’a pas connu le pouvoir colonial français, son expérience sous l’Empire ottoman finissant, en Algérie, enrichie par sa proximité avec le Sultan marocain Moulay Slimane (m.1822), l’a amené à conseiller à ses successeurs une atti-tude distante envers le pouvoir politique. Le souci premier fut de ne pas glisser vers la confusion des deux pouvoirs : politique et spirituel. La conception d’une vie spirituelle visant à renoncer aux appétits matériels de ce bas-monde éphémère (selon un disciple marocain de la Tijâniyya) a constitué, au moins en théorie, un idéal pour les adeptes, sous la conduite de leur guide. Cette posture d’autonomie par rapport au politique, revendiquée par le confrérisme maghrébin, bouleversée par l’occupation étrangère, a conduit les chefs confrériques à des accommodements, principalement dictés par l’état des rapports de force sur le terrain militaire. L’attitude prise par chaque confrérie fut souvent justifiée par ses efforts d’interprétation des cadres théologiques islamiques, comme nous le verrons plus loin.Dans la même période, les premiers disciples tijanes commencent à essaimer en Afrique de l’Ouest, comme au Sahara dans la future Mauritanie. L’exemple le plus significa-tif de cette rapide diffusion de la Tijâniyya fut celui de Mohammed al-Hafez, homme important de la tribu des Idawalis dont Constant Hamès relate le parcours :« Retournant dans sa tribu en tant que disciple-lieutenant (moqaddem) d’Ahmed Tijâ-nî, il parvient à affilier à la confrérie les familles importantes de sa tribu. Après sa mort en 1830, la « tijanisation » des Idawalis se poursuit au point de faire coïncider l’appar-tenance confrérique tijanî avec l’appartenance tribale idawali21 ».

Spécificité des confréries étudiéesLes deux confréries soufies étudiées sont implantées en France. A Toulouse, la voie Tijâniyya est représentée par trois branches (celle du Maroc, celle de la ville de Mbour et celle de la ville de Tivaouane au Sénégal), celle de la ‘Alâwiyya est représentée par sa branche de Mostaganem (Algérie). Mon enquête m’a conduit à suivre les disciples dans leurs pérégrinations, en France, au Maroc, en Algérie et au Sénégal. (Voir mon schéma descriptif des ramifications des ordres spirituels étudiés sur l'espace toulousain).Les deux confréries sont des institutions initiatiques qui font partie de ce qu’on appelle communément le soufisme. Nous retenons pour ce présent travail la définition donnée

20 Les origines d’une confrérie religieuse au Maghreb. L’enquête d’El Adnani est la plus exhaustive faite dans les Bibliothèques (Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, France) et les revues spécialisées sur le monde musulman. Elle corrige les données habituelles classiques sur les rapports entre les premiers compagnons du fondateur de la Tijâniyya qui se disputaient l’héritage de leur maître.

21Op. cit., Hamès, Constant, 1996, « Confréries, sociétés et socialité », In Les Voies d’Allâh, p. 231-241.

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par Denis Gril : « le soufisme est d'abord une pratique et une voie à suivre sous la direction d'un ou de plusieurs maîtres spirituels. Il implique des pratiques spécifiques, la purification de l'âme, l'acquisition des vertus, le cheminement vers Dieu à travers les stations et les états jusqu'à la réalisation d'un amour et d'une connaissance de Dieu qui caractérisent le saint et font de lui, avec la permission de Dieu et de son cheikh, un maître appelé à conduire à son tour les hommes sur la Voie. »22

Les deux confréries soufies appartiennent à la même école juridique (le malikisme). Elles se différencient par leurs pratiques rituelles.

La Tijâniyya est née au XVIIIe siècle, elle s’est répandue en Afrique de l’ouest jusqu’au Nigéria.

La ‘Alâwiyya est née au début du XXe siècle, elle est issue de la confrérie marocaine Shâdhiliyya-Darqâwiyya.

La figure suivante permet de repérer les filiations historiques, juridiques et spirituelles des deux ordres soufis étudiés. Le terrain d’enquête est mis en évidence par le cartouche grisé.

Ces deux confréries ont joué un rôle politique reconnu par les autorités coloniales à l’occasion de la Première Guerre mondiale en raison de leur engagement au côté des forces françaises. Ceci s’est traduit sur le plan symbolique par leur association à l’édi-fication de la mosquée de Paris. Les deux confréries sont associées aux populations migrantes en provenance de l’Afrique de l’Ouest. En France, il s’agit essentiellement des pays suivants : Algérie, Maroc, Mauritanie, Sénégal et Mali. A partir de 1977, le regrou-pement familial donne lieu à l’implantation durable des deux confréries sur l’ensemble du territoire français.

Repérage du terrain d’enquête à partir de la ville de Toulouse : filiations des deux confréries soufies

22 Gril, Denis, 2007, « Le saint et le maître ou la sainteté comme science de l'Homme, d'après le Rûh al-quds d'Ibn 'Arabî », p. 55-106, In Saint et sainteté dans le christianisme et l'islam. Le regard des sciences de l'homme. Maisonneuve et Larose-Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, p. 55.

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Dans le contexte post-migratoire, le lien avec les maisons-mères est fortement maintenu. Ce lien prend la forme des pèlerinages à destination des mausolées des fondateurs des confréries à Mostaganem pour la 'Alâwiyya et à Fès pour la Tijâniyya.

Les disciples de la Tijâniyya (Mbour, Tivaouane, Maroc-Algérie) ont régulièrement l’occasion de bénéficier de la visite des figures charismatiques des différentes branches. En effet les guides spirituels attachés à leur maison-mère viennent très régulièrement en France. La retraite de Mantes-la Jolie en est l’expression emblématique.

Pour la ‘Alâwiyya, le cheikh Khaled Bentounès, vivant en France, est la seule autorité spirituelle avec laquelle les disciples migrants et les jeunes nés en France sont en relation. Les différents secteurs d'investigation impulsés et supervisés par le cheikh Khaled Ben-tounès témoignent du développement d'initiatives novatrices. On en distingue quatre catégories : la gestion des biens fonciers, l’édition, la question écologique, le musée.

La première concerne l'implantation d'origine, comme les biens fonciers de la Zâwiya et qui sont directement gérés par les membres de la famille Bentounès.

La deuxième est représentée par la maison d'édition des œuvres du cheikh Ahmed ‘Alâwî et son premier successeur, cheikh ‘Adda Bentounès.

La troisième, la Fondation Djanatû el Arif (Le jardin du Connaissant), de droit algé-rien, avalisée directement par le chef d'État algérien, est le support du Centre méditer-ranéen du développement durable. Elle a vocation à sensibiliser les disciples et l’opi-nion publique internationale à la pédagogie de l'environnement. Le lieu est un point de convergence des nouvelles technologies et des nouvelles éco-techniques, il favorise des expérimentations locales.

Enfin, le mini musée fut inauguré en juillet 2009 par le cheikh à l’occasion du centenaire de la fondation de la ‘Alâwiyya. Ce musée est installé dans la maison familiale du cheikh ‘Alâwî, il préfigure « le musée du patrimoine et des traditions » actuellement en projet, ce musée sera voué à la sauvegarde du Patrimoine et des Traditions de l’héritage arabo-islamique (2009 : 360)23.

La ‘Alâwiyya a des liens historiques et symboliques avec le Maroc. En plus du grand nombre d'adeptes marocains qui la composent à l'étranger, le cheikh Khaled Bentounès a sous son autorité un réseau national de moqaddem-s qui lui sont attachés.

Le Maroc a vu naître le fondateur de la Shâdhiliyya, Abû-l-Hassan Shâdhilî (m.1258), ainsi que le maître de ce dernier, Abdessalam ibn Mashîsh. Khaled Bentounès a fondé un pèlerinage qu'il préside annuellement et auquel participent jusqu'à deux mille pèle-rins en provenance du Maghreb et d'Europe. Le dispositif d'accueil des manifestations émanant de la 'Alâwiyya nécessite une structure juridique locale. Celle-ci est présidée par le frère du cheikh.

Parallèlement à ces structures, l'ordre ‘Alâwî a ses organismes formellement conduits selon les règles juridiques en vigueur au sein de chaque pays occidental. C'est le cas de l'Association Internationale Soufie Alawiyya (AISA, ONG International) et des Scouts Musulmans de France, implantés en France, en Belgique, en Hollande, au Canada…

On peut également ajouter l'Association « Thérapie de l'âme », créée en 2006 sous l'im-pulsion du cheikh Khaled Bentounès, dont il est le président-fondateur. La thérapie de l'âme est définie comme suit, selon son auteur : « Concevoir une thérapie de l'âme, c'est partir du principe d'une fraternité universelle qui exige de tout homme qu'il secoure

23 Bentounès, Khaled, 2009, Soufisme l'héritage commun : centenaire de la voie soufie ‘Alâwiyya, 1909-2009, Zaki Bouzid Editions, Alger.

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celui qui est dans le besoin. N'importe qui peut comprendre que soigner commence par tendre un verre d'eau, ne serait-ce que cela, à celui qui a soif. On est toujours le théra-peute de quelqu'un et le malade de quelqu'un d'autre. » (2009 : 70)24

Cette courte présentation brossant l'ensemble des champs que couvre la confrérie 'Alâwiyya soulève le problème (que nous avons souligné ailleurs) de conflits potentiels sous-jacents à un mode de fonctionnement binaire relevant de deux paradigmes dif-ficilement conciliables sur le long terme : celui du rapport de Maître-disciple et celui du rapport d'égalité citoyenne. Le premier, faut-il le rappeler, fonctionne tant que le disciple renouvelle son pacte d'allégeance au maître et accepte en toute conscience de se laisser conduire dans un lien de totale subordination. Quand au second rapport, il place le Maître et le disciple sur un pied d'égalité, comme l'exige le mode associatif, type loi 190125.

La Tijâniyya se différencie nettement des autres ordres spirituels en garantissant à ses adeptes le salut par l’observance stricte du rituel tijane. Cette règle d'observance fera l'objet d'un développement ultérieur.

La ‘Alâwiyya, de son côté, se caractérise par sa vocation à lier l’éducation spirituelle à l’action citoyenne.

En ce qui concerne les deux confréries étudiées, le disciple (murîd) reçoit le wird de la main propre du guide ou par l'intermédiaire de son lieutenant (moqaddem). Ce maître remplit une fonction de médiation entre les disciples et le Prophète.

Les deux ordres soufis placent la figure du prophète Muhammad au centre de leur croyance. Son imitation structure leur style de comportement et façonne leurs représen-tations individuelles et collectives.

La proposition spirituelle qui consiste à faire du messager de l'Islam le modèle de l'Homme Parfait (al-Insân al-Kâmil) constitue le fil conducteur autour duquel se sont structurés les autres éléments de mon enquête de terrain. Ces éléments (retraite spi-rituelle, frugalité, jeûne, pratique du dhikr…) sont les moyens retenus par les ordres soufis pour progresser et s'épanouir dans le groupe, afin de cheminer vers la réalisation spirituelle.

Mes observations sur le terrain m’ont permis de confirmer la pertinence du modèle de l’orthodoxie idéologique du psychosociologue Jean-Pierre Déconchy26.

Il donne aux trois éléments qui construisent et opérationnalisent le concept d'« ortho-doxie idéologique » les définitions suivantes :

- on dira d'un sujet qu'il est orthodoxe « dans la mesure où il accepte et même demande que sa pensée, son langage et son comportement soient réglés par le groupe idéologique dont il fait partie et notamment par les appareils de pouvoir de ce groupe ».

- on dira d'un groupe qu'il est orthodoxe « dans la mesure où ce type de régulation y est effectivement assuré, […] dans la mesure également où le bien-fondé (technologique et axiologique) de ce type de régulation fait lui-même partie de la doctrine attestée par le groupe ».

24 Bentounès, Khaled, 2009. Thérapie de l'âme, Koutoubia-Editions Alphée-Albin Michel. Nous avons publié une analyse critique de cette pratique (Samrakandi, 2011).

25 Les informations restituées ici sont publiées sur le site internet de l’AISA (http://aisa-net.com/ et http://www.therapiedelame.org/). Ceci traduit la volonté de transparence de la confrérie.

26 Deconchy, Jean-Pierre, 1984, Systèmes de croyances et représentations idéologiques, p.331-355, In Mos-covici, Serge (sous la dir.), Psychologie sociale, PUF, Coll. « Fondamental ».

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- on appellera alors « système orthodoxe l'ensemble des dispositifs sociaux et psychoso-ciaux qui réglementent l'activité du sujet orthodoxe dans le groupe orthodoxe ».

A ce titre trois faits caractéristiques sont mis en évidence :

- l’adepte se déclare membre d’une confrérie,

- localement, il fait partie d’un groupe au sein duquel il pratique des rites,

- il déclare adhérer au système de croyances et de représentations de la confrérie.

Cette présentation me semble suffisante pour ouvrir le débat avec le public, qui per-mettra de revenir sur le détail d'un aspect ou d'un autre de ce riche paysage de l'islam confrérique toulousain.

DébatUn participant - J’ai un petit point à éclaircir. J’ai lu dans une revue marocaine que, lors des premières vagues d’immigration, lorsque le patronat est allé chercher de la main-d’œuvre dans les pays du Maghreb, il n’avait pas au début recherché des ruraux (pou-vant poser des problèmes d’illettrisme), mais il était allé recruter des travailleurs dans les villes. Ces personnes arrivées en France et voyant les conditions de travail proposées avaient refusé et étaient retournées au pays. Les patrons seraient alors repartis chercher une main-d’œuvre posant moins de problèmes. Est-ce une réalité ou pas ?

Mohammed-Habib Samrakandi - C’est une bonne question. Elle pose bien le contexte des années 60. Le patronat français de l’époque était dans un rapport de force face au PCF et à la CGT, qui étaient puissants. Il ne fallait pas recruter des gens lettrés suscep-tibles de renforcer le mouvement politique et syndical.

A ce sujet, on peut voir le beau film documentaire de Yamina Benguigui (qui dure 2 h 40) « Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin ». La réalisatrice franco-algérienne a interrogé le patronat français de l’époque, les administrations de l'office de l'immigra-tion, pour mieux restituer les paroles des protagonistes de l'époque. Le film documen-taire est composé d'un récit ternaire, structuré en trois volets : Les pères (partie 1), les mères (partie 2) et les enfants (partie 3). Yamina Benguigui ouvre son documentaire par le témoignage d'un père immigré-émigré : « Nos enfants sont là aujourd'hui. Il faudrait bien qu'ils sachent pourquoi on est ici. Pourquoi on est venu et comment on est venu. Dans quelles conditions on a travaillé ». Dans ces discours privés, les parents brossent les portraits d'une histoire personnelle inséparable de la grande histoire, celle de la France contemporaine. Les archives, les entretiens croisés révèlent bien les critères de recrutement des candidats à l'immigration : le célibat, la bonne santé, la préférence pour les jeunes adultes, de préférence du monde rural ou de la montagne, et enfin illettrés27.

27 l'adresse pour visualiser de longs extraits sur youtube est la suivante : https://www.youtube.com/watch?v=mXbmjmO5rX8. Aussi, le lecteur pourra consulter l'ouvrage portant le même titre que le film, qui est paru chez Albin Michel.

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Il se peut que le cas de figure que vous avez signalé existe, je ne suis pas au courant, mais c’est possible. On n’a pas à diaboliser le patronat recherchant uniquement des illettrés. De toute façon, on est dans la période des 30 Glorieuses et il y a eu besoin, une fois recrutés des illettrés, d’un autre type de main-d’œuvre plus adaptée.

Un participant - Comment expliquez-vous que la substance apaisante de votre discours ne soit pas reprise par les médias ? Est-ce une volonté du pouvoir médiatique de ne pas reprendre vos propos, ou est-ce votre petite communauté dans la communauté qui ne parvient pas à se faire entendre ? C’est un peu dommage, car si l’on avait dans les médias et notamment les journaux de 20 heures, des exposés comme le vôtre, je pense que nous aurions, nous Français, une vision un peu différente et plus éclairée de ce qu’il faut pen-ser des musulmans et notamment des musulmans de France.

Mohammed-Habib Samrakandi - Il est courant de dire que les médias ne s’intéressent qu’à des objets « chauds » et qui font scandale, comme des terroristes instrumentalisant la religion musulmane. Quand les propos sont apaisants, cela n’attire pas les publicistes.

La majorité des musulmans ne cherche pas à faire valoir les modes de croire. Ce constat est valable à la fois dans les sociétés à majorité musulmane et en situation postmigra-toire. Les adeptes des ordres spirituels musulmans, (comme pour les obédiences maçon-niques occidentales), pratiquent en toute discrétion - et non en clandestinité - le rituel hebdomadaire sous la direction de guides spirituels ou de leurs représentants locaux (Moqaddems/Lieutenants. Tenant lieu du guide).

J'ai assisté au rassemblement de la zâwiya ‘Alâwiyya de Toulouse et de ses environs organisé à Paris les 23-24-25 septembre 201128. Ainsi les adeptes de Toulouse ont pu participer à cette manifestation nationale des Scouts Musulmans de France/SMF. Cette rencontre clôture la tournée nationale dans les principales villes de France où la confré-rie est bien implantée. Le but affiché est la sensibilisation de la jeunesse française, et en particulier celle de cultures d'islams de France, au devoir citoyen de vote, avec le mot d’ordre suivant : Je vote, donc j’existe. Le Cheikh Khaled Bentounès, qui présida ce ras-semblement parisien, a été très choqué et surpris que cette démarche, qui a duré 3 mois, n’ait eu aucun écho dans la presse. Il a été déçu qu’un acte citoyen visant à mobiliser les jeunes n’ait eu aucune répercussion médiatique.

Un participant - Je voudrai apporter une référence bibliographique pour ceux qui sou-haiteraient approfondir le sujet. Dans le numéro 430 de la revue Esprit, une dizaine de spécialistes de la réflexion à la fois théologique, sociologique et philosophique s’expri-ment. Je ne vais pas revenir sur le haut niveau d’Amir Moezzi ou d’Hamit Bozarslan, mais il y a là une mine qui pose une série de questions.

Les groupes d’amitié islamo-chrétiens ne sont pas sans rencontrer des difficultés. Par exemple, Jean-Louis Schlegel, pose la question suivante dans le dernier numéro de la même revue : « Peut-on comparer ce qui n'est pas comparable ?29 » Si on se situe au niveau du dogme, des conflits assez durs peuvent vite apparaître, par exemple entre Youssef dans le Coran et Joseph dans la Bible. Peut-on comparer la Sourate 12 et les chapitres XXX à 50 de la Genèse ?

28 Nous avons longuement décrit ce voyage à Paris dans : Samrakandi, Horizons Maghrébins, n°65, 2010.

29 L'anthropologue Marcel Détienne soutient la thèse qu'en sciences humaines et sociales, on peut compa-rer des situations, des faits, des objets anthropologiques éloignés dans le temps et dans l'espace. Consulter son excellent opuscule : Detienne, Marcel, Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, 2009 [2000] Éditions du Seuil

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Nous avons la chance, le dimanche matin sur la chaîne publique France 2 à 9 heures 45, de pouvoir assister à une émission dans laquelle deux animateurs invitent à débattre des médecins, des philosophes et des théologiens. Ce sont des débats de très haut niveau qui existent aussi sur France Culture le même jour à 7 heures.

Un participant - Je voudrai lancer le débat d’une façon un peu brutale : « Où est l’en-nemi ? ». En France dernièrement, à l’occasion de la primaire, Manuel Valls a attaqué les Frères musulmans. Ici on a un problème de sémantique, on ne sait comment décrire l’Autre, l’ennemi ultime. Une fois, il s’agit des Frères musulmans, d’autres fois ce sont les islamistes, le totalitarisme musulman, le fascisme vert ou le nazi-islam, etc.

Quel est l’ennemi ? Quand on dit le radical, définit-on l’ennemi que l’on veut combattre ? De même quand on parle de djihadistes.

Pour revenir sur le terrain toulousain, un documentaire a été tourné, il s’appelle « Quar-tier impopulaire30 ». Des critiques ont été formulées contre ce documentaire par ceux qui y ont participé, lui reprochant de se focaliser plus sur la religion que l’émotion.

Ma question : qu’est-ce qui pose problème à Toulouse, pour les musulmans, qu’est-ce qui entrave leur intégration, est-ce un problème religieux, social ou ethnique ?

Mohammed-Habib Samrakandi - C’est une discussion que j’ai depuis 30 ans avec un compatriote marocain. Ce n’est pas la peine de rapporter le débat ici, mais je réponds à un élément important. La difficulté réside déjà dans la désignation « Communauté musulmane ». Dans mon terrain de recherche, je récuse ce terme, je récuse aussi le terme « Les musulmans ». En effet, à l’issue des travaux menés par mes collègues et moi-même depuis 30 ans, je suis arrivé à la conclusion que la catégorie « musulmans » pose pro-blème.

J’ai croisé cinq catégories de musulmans : les instrumentaux, les nostalgiques, les déra-cinés, les intégrés, et des musulmans assimilés. Vous voyez, cela demande un autre débat pour définir les comportements engendrés par chaque catégorie. Ce qui nous oblige à plus de prudence et d'éviter de parler de musulmans comme catégorie homogène dispo-sée à répondre passivement à l'appel de la prétendue umma musulmane.

Un participant - Je voulais parler des Tijânes qui, à Toulouse, sont surtout des Sénéga-lais. Ils se réunissent à Mantes La Jolie, où ils réalisent des collectes qui ont permis (ces derniers temps) de construire une ville et une université au Sénégal. Il s’agit pour eux d’avoir un islam bien sénégalais, les séparant de l’islam arabe.

Par ailleurs, « Le voyage nocturne » qui évoque une élévation céleste, en faisant des prières continues et répétitives, est déjà cité dans la philosophie juive de la Merkaba31 et aussi dans le livre d’Hénoch, emmené au ciel pour que Dieu lui prodigue quelques conseils, et c’était bien avant l’islam.

30 Film écrit et réalisé par François Chilowicz

31 Le livre d’Enoch date du IIème au Ier siècle avant JC. Il décrit l'ascension vers le trône de Dieu, accom-pagné par les anges, d’Enoch, arrière grand père de Noé. Les anges lui montrent les mystères de la nature et des planètes. Il a été officiellement écarté des livres canoniques vers 364 lors du Concile de Laodicée (anon 60), et il est considéré depuis comme apocryphe par les autres Églises chrétiennes. Maassé Merkaba, l’Oeuvre du Char : La toute première mystique juive est la mystique du trône. Ce n’est pas une contem-plation concentrée sur la nature véritable de Dieu, mais la perception de Son apparition sur le trône, telle qu’elle est décrite par Ezéchiel. C’est aussi la connaissance des mystères du monde du trône céleste. Les dangers de l’ascension sont d’autant plus grands que le voyageur progresse de plus en plus loin à travers les 6 cieux et les 7 Palais... La redescente sur terre est aussi difficile que la montée…

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Mohammed-Habib Samrakandi - L’Islam revendique la filiation à la tradition abra-hamique. Il est donc normal que la symbolique ayant nourri la tradition juive ait été transposée en Islam. Lorsque le prophète a été expulsé de La Mecque avec ses premiers compagnons, la petite secte autour de lui a été reçue par trois tribus juives. Le prophète a adhéré à deux éléments normatifs liés au corps de la tradition juive d'Arabie. En effet, le corps qui s'alimente et qui est objet de désir sexuel est la « demeure de la loi32 » dans le contexte du judaïsme. Le chercheur algérien Benkheira précise plus loin que : « La Loi doit habiter le corps du croyant, en particulier à travers cette référence capitale qu'est la figure prophétique, Image absolue par excellence, où la Loi se donne à voir comme dans un miroir. »

Les règles relatives à l’alimentation et au contact sexuel, normatives dans le judaïsme, ont été transposées dans l’Islam, jusqu’à l’orientation de la prière. En effet, la première mosquée de l’Islam à Médine a été orientée vers Jérusalem, parce que La Mecque était encore polythéiste.

Vous voyez bien que les rejets réciproques se manifestent parfois entre les cultures qui ont des petites différences et trop de similitudes entre elles.

Je veux prolonger la réflexion en racontant une petite anecdote sur les Sénégalais. Lorsque j’ai voulu enquêter au Sénégal, j’ai dit au Docteur Jacques Oyahon, ici pré-sent, qui est par ailleurs notre médecin de famille : « Veux-tu venir avec moi ? » Alors il est venu. C’est comme cela qu’il a découvert ce qu’il a raconté à l'instant sur le Sénégal. Nous sommes allés dans les zaouïas/confréries chez les Tijanes à Mbour, Kaolack et Dakar. A Dakar, j’ai dit dans une réunion que j’étais descendant du prophète. Pour eux je suis Haïdara (en wolof). Chaque fois qu’ils me voyaient, ils me disaient « Haïdara, Haïdara, (Prie pour nous !) ». Je priais alors un peu pour l’un ou pour l’autre. Ils ont commencé à répandre la nouvelle que le descendant du prophète était dans un café ! On a alors été obligés, avec Jacques, de changer de café, parce qu’il y avait 50 à 60 personnes qui faisaient la queue, afin que je prie pour eux. A un moment j’ai dit à Jacques, de culture juive : « Tu vas m’aider » Il m’a répondu : « Je ne saurai pas ! ». Je lui ai répliqué : « Dans la tradition musulmane, c’est l’intention qui compte ! » (Rires). Alors, il s’est installé à côté de moi et il a prié pour eux lui aussi. (Rires). Et j’ai pensé : « Le Seigneur les comblera, car c’est l’intention qui compte ! ». (Applaudissements). J'ajoute un fait non négligeable, chaque bénéficiaire de la prière m'offre une pièce de monnaie que je ne dois pas refuser. C'est ainsi que le don et le contre-don s'exerce en toute visibilité sociale33.

C'est dire toute la pureté des intentions de mes frères sénégalais, qui a totalement converti mon regard. De ce fait, le Sénégal est devenu ma deuxième patrie.

32 Benkheira, Mohammed (1997), - L'amour de la Loi. Essai de la normativité en islâm, Presses universi-taires de France, p.28

33 La place fondamentale qu'occupe l'acte de don quotidien, perçu aux yeux des touristes occidentaux comme le fléau de la mendicité au Sénégal, au contraire, fait partie de l'identité collective sénégalaise. La grande romancière sénégalaise francophone Aminata Sow Fall a laissé pour la postérité un chef d'œuvre de la littérature africaine, que je conseille vivement au lecteur : la grève des bàttu, (Le Serpent à plumes, 2001). « Kéba-Dabo avait pour tâche, en son ministère, de « procéder aux désencombrements humains », soit éloigner les mendiants de la Ville en ces temps où le tourisme, qui prenait son essor, aurait pu s'en trouver dérangé. Et son chef, MourNdiaye, a encore insisté : cette fois, il n'en veut plus un seul dans les rues ; et ainsi fut fait. Mais les mendiants sont humains, et le jour où, écrasés par les humiliations, ils décident de se mettre en grève, de ne plus mendier, c'est toute la vie sociale du pays qui s'en trouve bouleversée. A qui adresser ses prières ? À qui faire ces dons qui doivent amener la réussite ? » Avec humour, avec gravité aussi, Aminata Sow Fall dénonce dans ce roman les travers des puissants et donne un visage aux éternels humbles, du Sénégal ou d'ailleurs.

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Une participante - Pour répondre à la question soulevée tout à l’heure, il faudrait se demander si, à partir de l’analyse du livre de Gilles Kepel « La fracture », l’ennemi principal ne serait pas simplement l’ignorance ? Et puisque vous êtes Marocain d'ori-gine, j’aurais aimé que vous parliez du travail mené depuis plusieurs années par le roi du Maroc, Commandeur des croyants par son statut. Pour répondre à la montée du Jihad au sein du Sahel et dans le nord du Mali, il a créé une université, plus exactement un Institut théologique, à Rabat, dans lequel à peu près un millier d’imams sont formés à l’islam soufi, modéré, ouvert et tolérant. Au point que ces imams rayonnent à travers le pays et l’Afrique sub-saharienne ainsi qu’en Europe. Il a aussi créé une fondation à Fès où une trentaine de pays arabes travaillent en transdisciplinarité afin de réduire cette fracture dont parle Gilles Keppel, et amener un peu plus de tolérance dans le monde. Qu’en pensez-vous ?

Mohammed-Habib Samrakandi - Un élément historique très important : le modèle répu-blicain à l’égard des musulmans, depuis la IIIe République, est entièrement inspiré du modèle marocain :

- tous les professeurs titulaires de la chaire musulmane au Collège de France, ont tous effectué des recherches sur le Maroc et sont tous liés au modèle marocain ;

- lorsque Lyautey, en 1922, a déposé la première pierre de la mosquée de Paris, il a souhaité à tout prix être accompagné par deux confréries musulmanes (sur lesquelles j’ai enquêté et qui ont fait l'objet de ma thèse) : La Tijâniyya et la 'Alawiyya. Les deux ordres ont pris souche en Algérie et ont essaimé au Maroc. Aux yeux de la diplomatie coloniale française de l'époque, inviter les deux guides des deux ordres, c'est manifester un certain équilibre diplomatique entre les deux pays colonisés.

Lorsque Ahmed Tijani est venu en exilé à Fès, le sultan Moulay Slimane l'a reçu les bras ouverts et devenu même disciple du fondateur de ce nouvel ordre spirituel. Et le Pré-sident Bouteflika, natif d'Oujda, après avoir accédé au pouvoir en Algérie, est devenu, en matière de politique religieuse, un élève de la monarchie marocaine ! Dans la conti-nuité de la tension que manifestent les généraux algériens à l'égard du Royaume du Maroc, Bouteflika instrumentalise les deux confréries en question dans la perspective de concurrence et d'hégémonie inavouée en direction de l'Afrique noire et en milieu mi-gratoire en Europe. Ainsi, chaque fois que le roi du Maroc organise un rassemblement mondial des confréries musulmanes à Fès, le lendemain Bouteflika organise un rassem-blement mondial des confréries et particulièrement la Tijâniyya ! Il dit : « La Tijâniyya est née chez nous ». Mais le Maroc dit : « Le maître sidi Ahmed Tijânî est mort chez nous, et si on veut se recueillir c’est sur la tombe du maître, pas sur le lieu de sa nais-sance ! ». Il y a donc, depuis les indépendances, une instrumentalisation des confréries musulmanes et une concurrence de ces deux États.

Pour vous répondre, j’estime qu’il y a une absence de politique musulmane de la France et du gouvernement socialiste notamment, qui prend acte de la formation des imams français par un État étranger. J’assume ma critique, et pourtant je suis Marocain. Je n'ignore pas le profil, l’histoire et l’équilibre incontestable de la théologie musulmane du Commandeur des croyants. Cependant, j’estime aussi en tant que citoyen franco-marocain que la France n’a pas choisi la bonne solution. Il y a un manque de courage politique pour faire émerger un islam français, car nous sommes dans un processus de francisation de l'islam. Nous avons voté des lois contre la burka. On est dans un pro-cessus de construction du 121e islam dans le monde (le professeur Mohammed Arkoun - qui a donné des conférences au GREP - a signalé la présence de plus d'une centaine de types d’islams dans le monde !) Donc s’il y a un 121e islam, français celui-ci, cela n’est pas

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gênant. Il y aura un islam allemand inévitablement, comme il existe aujourd’hui un islam britannique. Londres a gagné la bataille de l’organisation des Jeux olympiques contre Paris en intégrant dans sa publicité une femme voilée ! Ma parole de chercheur se nourrit d'observations de l'effectivité des pratiques du grand nombre de musulmans attachés au rite et non aux docteurs de la Loi attachés au texte.On est devant un choix stratégique, et on continue à déléguer la formation des imams à un État tiers. L'inauguration officielle de l'Institut Mohammed VI pour la formation des imams, morchidines et morchidates (prédicateurs et prédicatrices) date du 27 mars 2015. Cette formation est ouverte aux pays d'Afrique subsaharienne et sahélienne. Les premiers pays qui ont formulé des demandes sont la Guinée-Conakry, la Côte d'Ivoire, la Tunisie, et l'Association de l'Union des Mosquées de France. Le professeur Arkoun a défendu ce point de vue très tôt, déjà il y a 30 ans ! Il a été suivi par Bruno Étienne que l’on a invité à Toulouse. Beaucoup de savants musulmans et de spécialistes de l'islam défendent cette position. Mais l’État français ne veut pas assumer la responsabilité historique de dire que, désormais, nous avons besoin d’un profil d’imams bilingues, et connaissant les fondements de la Constitution française et des Droits de l’Homme. C’est un cache-misère que de recourir temporairement à des imams marocains formés au Maroc.Il faut aussi savoir, c’est très important et très sensible, que le Maroc vient d’être inté-gré à l’Union des États africains. Il a une stratégie de rayonnement en Afrique, et son modèle de gestion religieuse est historiquement lié à l’Afrique sub-saharienne. En effet, ce sont les dynasties marocaines qui ont conquis et islamisé une partie de l’Afrique sub-saharienne. Il est logique que le choix de l’islam marocain soit en conformité avec le choix de cette partie de l’Afrique. Les confréries musulmanes sont majoritairement tijanes et le Commandeur des croyants est de tendance tijane par sa famille.Or, ce qu’il faut, c’est un Institut de formation des imams en France, suffisamment outillé sur le plan académique, et de faire bénéficier les candidats au statut d'Imâm des approches comparatistes des religions du Livre, avec des approches modernes qui ont fait leurs preuves pour analyser les textes bibliques. Comme pour l'initiation aux démarches interprétatives, chères à Paul Ricœur. Les sciences humaines et sociales ne bénéficient pas de la place qu'elles méritent dans l'Université marocaine. Alors, com-ment peut-on imaginer pouvoir les enseigner aux Imâms dans cet institut marocain34 ?

Un participant - Pour revenir aux médias, ils nous parlent très souvent du CFCM (Conseil Français du Culte Musulman). Tantôt on nous dit qu’il est représentatif, tan-tôt qu’il ne l’est pas. Il faudrait quand même clarifier son statut et son rôle. On parle très peu de l’UOIF (Union des Organisations Islamiques de France). Or cette organisation est importante et présente dans certaines villes. On connaît l’exemple de Bordeaux ou de Nantes.

Quelle est la place de l’UOIF sur Toulouse, a-t-elle une certaine influence ?

34 Voici l'esprit de cette institution comme il a été officiellement souligné dans la presse marocaine : «Pour répondre à une demande croissante des pays amis désirant bénéficier de l'expérience marocaine à cet égard, le Roi Mohammed VI, Amir Al Mouminine (Commandeur des Croyants), avait inauguré, en mars der-nier, un centre dédié à la formation des imams, un projet pilote qui consacre le rayonnement religieux du Royaume et son attachement aux préceptes fondamentaux de l'islam. Baptisée Institut Mohammed VI de formation des imams prédicateurs et des prédicatrices, cette nouvelle structure est destinée à accueillir des imams marocains et d'autres originaires de pays arabes, africains et européens. »http://www.habous.gov.ma/fr/programme-de-formation-des-imams,-morchidines-et-morchidates/2923-institut-mohammed-vi-de-formation-

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Mohammed-Habib Samrakandi - Non, elle n’a pas d’influence, comme c'est le cas dans d'autres villes françaises. La tendance de l’islam marocain est aujourd’hui majoritaire dans le CFCM. L’UOIF a été historiquement liée à des financements saoudiens chaleu-reusement accueillis à une époque par Nicolas Sarkozy. Il a écrit un livre faisant l’éloge de cette organisation et a encouragé sa présence dans l’espace public. Sa présence est liée aux enjeux économiques et financiers de la France (pétrole, vente des armes et des avions). Lors de la venue des Saoudiens pour négocier l’achat des avions, dans les cou-lisses il y avait un représentant du culte musulman et du pèlerinage à La Mecque. De temps à autre, il demandait discrètement s’il y avait besoin d’aide pour la construction de mosquées dans certaines villes ou certains villages. Il y a une fragilité des pouvoirs publics à l’égard de l’Arabie saoudite au regard de sa vision de l’islam. Moi je n’ai jamais rencontré de Saoudiens, vous non plus. Il n’y a pas d’immigrés Saoudiens à Tou-louse. Mais on a des livres généreusement offerts aux établissements musulmans qui les demandent par les services culturels des Ambassades de l'Arabie Saoudites en Europe.Un jour j’ai dit à un représentant des Renseignements généraux35 : « Pourquoi, éclai-rez-moi, y a-t-il des bateaux de livres arrivant à Marseille et qui sont distribués aux Mosquées et aux librairies salafistes sans contrôle ? ». Il m’a répondu : « Habib, nous sommes dans un pays des Droits de l’Homme ». Je lui ai demandé : « Vous ne pouvez pas lire ces livres préalablement et ensuite dire c’est ou pas conforme à l’esprit du pays ? » Réponse : « Cela demanderait beaucoup d’argent et le Ministère de l’Intérieur n’a pas assez d’arabisants pour effectuer ce travail ». J’ai continué mon questionnement : « Du coup, ces livres, ils vont où ? ». Réponse : « L’Arabie Saoudite les envoie gratuitement, les mosquées les récupèrent aussi gratuitement et les revendent à bas prix ». Il y a une stratégie quelque peu machiavélique de ce pays. Dans ses études de marché, l’Arabie Saoudite a constaté une corrélation entre le départ en pèlerinage à La Mecque et les lieux où existent des mosquées. A contrario, là où il y a moins de mosquées, on constate moins de départs à La Mecque. Par conséquent, avoir une mosquée est un point de chute pour vendre sa littérature et aussi pour recruter pour le pèlerinage.Comme je l'ai déjà signalé en introduction de ma conférence, l'analyse des pérégrina-tions à La Mecque menée par l'anthropologue Abdallah Hammoudi, de l'université de Princeton, montre que le pèlerin passe plus de temps au commerce profane qu'au temps consacré au sacré. Et pourtant c'est ce dernier objectif qui justifie le devoir d'accomplir ce pilier de l'islam. Le pèlerinage à La Mecque n'est obligatoire que pour les personnes qui sont en mesure de remplir les deux moyens principaux suivants : avoir suffisamment d'argent et être doté d'une bonne santé. Il décrit comment ces gens pouvaient passer des heures à négocier le prix d’une bonne valise bien solide qui, au final, sera remplie de marchandises fabriquées en Chine ! Abdallah Hammoudi relève le mauvais traitement que l’on réserve aux femmes ! De nombreux passages traduisent l’émoi de l’auteur, à la conscience meurtrie plus d’une fois par une remarque déplacée d’un agent zélé… « Que d’épreuves endurées au nom du droit à la connaissance !36 »

35 Au sujet de la déontologie du chercheur, Olivier Roy m'indique la règle d'or qu'il faut respecter, je le cite : « parler avec tout le monde en disant la même chose à tout le monde, écrire et publier tout ce que l'on pense, bref être public dans son opinion, sans chercher je ne sais quelle pureté dans les fréquentations ( car on ne les maîtrise jamais). Et foncer. Cette règle simple m'a servi de boussole pour le reste de ma carrière.» (2014, p.196). Lire : Roy, Olivier, (2014), - En quête de l'Orient. Entretiens avec Jean Louis-Schlegel, éditions du seuil, 314 p.

36 Lire : Une saison à la Mecque, récit de pèlerinage. Abdallah Hammoudi, Paris, Le Seuil, 2005. lire aussi le compte rendu de Ouanassa Siari Tengour publié dans la revue algérienne Insaniyat, n°31/2006 [ Dossier spécial : Religion, pouvoir et société]

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Un participant - Si j’ai bien compris, les confréries jouent un rôle très important, par exemple la Alawiyya, dirigée par Cheick Khaled Bentounès et l’autre la Tijâniyya, importante à Toulouse, qui a beaucoup de membres sénégalais et d’origine du sud Sahel. (Précisions d’Habib Samrakandi : sénégalais, mauritaniens, guinéens et maro-cains). Alors, est-ce que tous les musulmans appartiennent à une confrérie ? Et dans une confrérie, fait-on allégeance au Cheik qui la dirige ? Enfin, quel est le pourcentage de musulmans toulousains appartenant (si on peut le savoir) à ces confréries ?

Par ailleurs, concernant la formation des imams français, je ne vois pas comment la République, qui sépare complètement le religieux de l'État (c'est la base de la laïcité !) pourrait prendre l’initiative de cette formation. A Strasbourg, c’est différent puisqu’il y a le Concordat…

Mohammed-Habib Samrakandi - Toutes les propositions d’Arkoun ou de Bruno Étienne, à l’époque, étaient d’expérimenter sur le territoire de Strasbourg, dans un es-pace, donc conforme aux Lois de la République et à ses institutions37.

Pour répondre à votre question, il est difficile d’évaluer le nombre des adeptes. Pour aller vite, il y a environ 130 adeptes de la confrérie Alawiyya. Ils se réunissent chaque samedi près de Fronton. C’est la seule obédience initiatique ayant un local. Il faut dire que ces confréries sont fragilisées par la situation socio-économique des adeptes. Les adeptes tijanes sont en majorité des étudiants, des travailleurs non qualifiés et des an-ciens combattants dans l’armée française (sénégalais, mauritaniens). Ils se retrouvent aussi dans des appartements au quartier de la Reynerie et dans un autre lieu entre les métros de Mermoz et Fontaine-Lestang. En revanche, lors des grands rassemblements annuels, comme les deux fêtes musulmanes canoniques ou la célébration du Mawlid/naissance du Prophète, les tijânes de la branche sénégalaise de guide-fondateur Malick Sy louent un hangar à l’extérieur de Toulouse et ils peuvent être alors dans les 350 voire 500. Il y a non seulement les adeptes mais aussi les familles élargies qui prennent part à cette célébration nationale.

Le rituel est très simple. Imaginez un tissu blanc, et autour les adeptes accroupis avec chacun un chapelet qui récitent le dhikr (l’oraison) du vendredi (Hadrat-al-Jumu’a), avec les formules suivantes : « Je me réfugie auprès d'Allâh contre Satan le lapidé », « Demande du pardon », « Prière sur le Prophète (Salât al-Fâtihi) » et aussi les Versets coraniques suivants : 180-181-182 de la Sourate 37 (En rangs)….

Les adeptes récitent une prière propre à leur maître spirituel et à la 7e récitation, ils

37 La Grande mosquée de Strasbourg, d'obédience marocaine, fut officiellement inaugurée le 27 septembre 2012. Le Maire de Strasbourg, lors de son mandat de 1997-2000, considère que la question de l'islam se pose différemment en Alsace et à Strasbourg par rapport au reste de la France, je le cite : « l'Alsace Moselle est une région à part dans la République française, puisque nous avons toujours un statut juridique et un statut religieux particulier, hérité du début du XIXe siècle : le Concordat entre Napoléon premier et le Vati-can, qui s'est appliqué en France pendant le XIXe siècle jusqu'à la loi de séparation de l'Eglise et de l'État en 1905. Ce Concordat n'existe plus en France où il y a une séparation claire entre les pouvoirs publics et les pouvoirs religieux, mais il existe toujours en Alsace. Pourquoi, me direz-vous ? Eh bien pour une raison simple, c'est qu'en 1905, lorsque cette loi a été votée dans la République française, l'Alsace était allemande, elle était depuis 1870 sous domination allemande. ( 2009, p.313-314).Ce qui a autorisé le Maire de Strasbourg à mettre l'islam sur un pied d'égalité avec les catholiques, les protestants et les juifs, en ce qui concerne les aides publiques, je le cite : « nous avons trouvé une solution au travers d'un système de bail emphytéotique : nous mettons à disposition de la communauté musulmane un terrain pour cinquante ans moyennant une redevance symbolique. Cela nous permet de ne pas prêter le flanc à la critique, car l'aide publique directe n'est pas possible tant en matière de droit français, qu'en matière de droit local, où elle réservée aux quatre religions concordataires. Et ce faisant, nous respectons la loi.»

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croient qu’ils sont visités par le prophète qui vient bénir leur séance, entouré lui-même des quatre khalifes bien guidés : Abou Bakr, Omar, Othman et Ali, et aussi le maître fondateur de la confrérie Sidi Ahmed Tijânî (c’est un acte de foi). On est là devant la sobriété du rituel et les adeptes clôturent leur réunion rituelle en partageant des plats cuisinés par leurs femmes ou parfois se retirent après avoir bu un verre de lait et des dattes.

Une participante - Vous dites que l’absence de formation des imams en France est un problème, mais depuis la séparation de l’Église et de l’État, il n’incombe pas à ce dernier de former des imams. En revanche, que pensez-vous du Recteur de la Grande Mosquée de Paris ? Par son statut, aurait-il la possibilité de prendre des initiatives de ce genre ?

Mohammed-Habib Samrakandi - Vous posez une question très brûlante. Le grand problème en France est la concurrence concernant la gestion des biens symboliques religieux, entre l’État marocain et l’État algérien. Le CFCM est une institution non représentative de tous les musulmans de France. Il est né d’une volonté politique du gouvernement français de se doter d’une instance représentative, comme il en existe chez les catholiques, les protestants ou les juifs. Le problème posé depuis 30 ans est que nous n’avons pas dans les sociétés musulmanes d’instances représentatives. Il ne peut y avoir une médiation des musulmans de France face aux pouvoirs publics. C’est une construction « à la française » qui va prendre du temps. Souvenez-vous, lorsque Bruno Étienne a donné une conférence sur l’islam de France, en octobre 1989, (Hugues Cas-tella, ancien Secrétaire général du GREP-MP, ici présent, peut en témoigner), il a dit : « cela va prendre au moins 50 ans ». Vous voyez, on en est encore loin ! Il faut que la République forge progressivement son propre islam et se dote de moyens pour le faire vivre. Mais pour cela, il faudra se séparer des États musulmans tiers. C’est une affaire de reconnaissance officielle, un acte politique de dire : « Nous ne voulons plus que l’ensei-gnement de la langue arabe se fasse exclusivement dans les consulats ou assuré par des associations très discrètes. Cette civilisation universelle mérite un meilleur traitement ».

Depuis François 1er, l’enseignement de l’arabe existe en France. L'homme politique français Jean-Claude Gaudin a déclaré publiquement un jour, au début des années 80, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, en substance : « Si on accepte un CAPES ou une agrégation d’occitan, les arabes vont nous réclamer une agrégation d’arabe ! ». Vous voyez l’ignorance encyclopédique d’un sénateur : il ne sait même pas que l’agrégation d’arabe a plus d’un siècle !

Un participant - J’ai une question sur la représentativité des associations. Le problème dans l’islam, c’est l’absence de verticalité, il y a une relation directe entre le croyant et le Seigneur. Il n’existe pas de représentation divine sur Terre à laquelle il faudrait se référer. A partir de là, qui peut représenter un musulman ? Dans la religion musulmane, les croyants ne sont pas sous la coupe de quelqu’un, mais ils sont guidés : quand par exemple ils ne comprennent pas les textes, l’imam est là pour leur expliquer ce que cela représente, mais il n’a ni la vocation ni le pouvoir de leur imposer ceci ou cela.

L’autre problème concerne l’ignorance et l’instrumentalisation de l’islam par les poli-tiques. Tous ces éléments font que parler de l’islam en France pose problème.

Mohammed-Habib Samrakandi - Un point important vient d’être soulevé, celui de l’in-terprétation des textes. Il y a un évènement majeur aujourd’hui dans les confréries et notamment dans la confrérie « 'Alawiyya-Darqâyiyya-Châdhilyya ». Elle a adopté le régime de la loi de 1901 sur les associations. Auparavant, le guide spirituel décidait de

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tout et son représentant local exécutait tout au nom du guide, en conformité au pacte de subordination qui le lie au maître. Du fait de l’adoption du régime associatif on glisse vers un mode d’organisation démocratique.

Dans le modèle classique, les adeptes - hommes et femmes - ne votent pas. Du fait de l’adoption du régime des associations, les membres sont obligés de voter. De ce fait, le maître et son représentant ont la même voix que le disciple ou la disciple. Il y a introduction de la modernité avec la présentation chaque année d’un bilan financier et d’un bilan moral. De ce fait, cela génère des difficultés avec la première génération, qui refuse de payer la cotisation annuelle ! Les anciens disent : « Nous donnons chaque semaine une obole au maître spirituel, donc nous n’avons pas à payer deux fois ». Leur fils répondent : « Mais papa, comprends, il s’agit de la carte d’adhésion ! ». Les pères rétorquent : « Mais c’est moi qui ait créé la confrérie, et toi tu veux m’imposer la cotisa-tion. C’est quoi la cotisation ? Ça n’existe pas en islam ! ».

On est en présence d’un processus d’intériorisation de la modernité en situation post-migratoire grâce à l’influence de trois facteurs importants :

1. Les jeunes : ils en ont assez de la confrérie traditionnelle, ne veulent plus apprendre le Coran de manière traditionnelle. Ils préfèrent aller chez les Scouts Musulmans de France et cherchent à forger une identité au croisement de la spiritualité et la citoyen-neté. A ce titre, je considère qu'ils s'approprient les éléments spirituels des parents et cultivent en eux l'esprit citoyen.

2. Les convertis : ils posent deux sortes de problèmes. D’une part, ils introduisent la ra-tionalité du monde occidental. D’autre part ils sont aussi des « vagabonds » : ils étaient parfois auparavant dans les Rose-Croix ou la franc-maçonnerie… d'autres gardent une double appartenance. Héritiers de la Tradition initiatique primordiale, ils se reven-diquent de René Guénon ou de Michel Valsan, deux grandes figures charismatiques européennes, initiateurs de tout un mouvement de convertis qui se positionnent comme continuateurs de leurs œuvres.

3. La femme, qui était marginalisée par la séparation des sexes dans le rituel. Mais aujourd’hui, grâce à la mixité, se créent des commissions pour interpréter le Coran. Ils mettent le doigt sur des versets a-historiques et expriment le souhait de ne plus prier en se référant à des versets qui insultent les juifs, les chrétiens, les mécréants ou les poètes. On est donc en présence d’une recomposition des acteurs, autant individuels qu’institu-tionnels, infléchissant tout le mode de fonctionnement de la confrérie.

Concernant les perspectives du confrérisme en contexte européen, cela pose de réels problèmes. A la longue, on peut légitimement imaginer que le Président de l'Associa-tion se trouve désigné démocratiquement par une assemblée de membres-cotisant non souhaités par le guide. Aussi, nous assistons à l'initiation au régime démocratique qui rompt totalement avec les formes d'organisation traditionnelles dominantes dans le pays ou les pays d'origine. Le processus de contamination démocratique est à l'œuvre sur le territoire européen. La question est de savoir si les modalités de transferts entre adeptes des deux rives de la Méditerranée sera de l'ordre du possible.

Nous assistons donc à tout un processus d’intégration et de recomposition du confré-risme musulman sur le territoire français tout à fait nouveau, voire innovant.

Le 3 février 2017

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Mohammed-Habib Samrakandi est psychosociologue du fait islamique, et Doc-teur en Anthropologie historique du fait confrérique soufi. Directeur de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire (éditée par les Presses Universitaires du Midi/PUM), il est également Chef de projet Cultures du Monde au Service d'art et de cultures au CIAM, et membre du Centre d'Anthropologie Sociale de l'Université Toulouse-Jean Jaurès.