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Le village de Jerf el Ahmar

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Le village de Jerf el Ahmar

© CNRS ÉDITIONS, PARIS, 2015 ISBN : 978-2-271-08740-9

Le village de Jerf el Ahmar

(Syrie, 9500-8700 av. J.-C.) L'architecture, miroir d'une société néolithique complexe

Danielle Stordeur

CNRS ÉDITIONS

À la Syrie. À mes amis syriens.En qui je crois, en qui j'espère.

À la lumière d’automne.À �éo. À Lucas.

SOMMAIRE

Préface - Jean Guilaine ...............................................................................................................9

Introduction ............................................................................................................................15

PREMIÈRE PARTIE - LES CONSTRUCTIONS

Chapitre I. Techniques de construction ....................................................................................45

Chapitre II. Conception des constructions. Une typologie des structures ............................... 117

Chapitre III. Équipements et activités domestiques ................................................................ 181

Conclusion .............................................................................................................................. 219

DEUXIÈME PARTIE - CONCEPTION ET STRUCTURATION DE L’ESPACE CONSTRUIT. VIE ET MORT DES VILLAGES SUCCESSIFS

Chapitre IV. Préparation, conception et utilisation de l’espace construit ................................229

Chapitre V. Vie et mort des villages successifs. Continuité et ruptures. transformations de l’espace construit ...................................................................................................................281

TROISIÈME PARTIE

Chapitre VI. Synthèse. L’architecture, miroir d’une société néolithique complexe .................. 319

Conclusion ............................................................................................................................357

Bibliographie .........................................................................................................................361

Liste des �gures .....................................................................................................................367

Depuis deux à trois décennies, nos connaissances sur la Préhistoire récente du Proche-Orient ont progressé de façon spectaculaire. Et ce sont, tout particulière-ment, les périodes liées aux processus de néolithisation qui ont été les premières béné�ciaires de ce bond en avant. On doit cette accélération à la multiplication des recherches de terrain notamment le long des cours moyen et supérieur de l’Eu-phrate, souvent, mais pas toujours, à la suite de grands travaux de retenue d’eau qui, entraînant le sauvetage de sites menacés, ont renouvelé en profondeur l’état du savoir. Les fouilles ont fait surgir des vestiges totalement inconnus jusqu’ici ce qui a aiguisé ré�exions, hypothèses, changements de paradigmes. La coopération internationale a favorisé cette émulation. À une archéologie processuelle, fonction-naliste, s’est juxtaposée une archéologie cognitive, symbolique, dont l’ambition de pénétrer la pensée, les constructions mentales des populations néolithiques a ren-forcé la nécessité de va-et-vient entre matériel et idéel. Et c’est précisément l’objec-tif de l’ouvrage que Danielle Stordeur consacre au site syrien de Jerf el Ahmar : partir de faits concrets – l’architecture d’un village sans cesse reconstruit pendant plusieurs siècles – pour tâcher de camper, à l’arrière-plan, la société qui l’animait.

Premier intérêt de ces pages : la datation même du site. À cheval sur les Xe et IXe millénaires avant notre ère, Jerf el Ahmar s’inscrit dans la phase ancienne du Néolithique précéramique (PPNA) et dans sa transition vers le PPNB. Moments

PRÉFACE

Le village de Jerf el Ahmar

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cruciaux de la « révolution néolithique » : la �xation au sol se renforce, les pre-miers essais agricoles apparaissent donnant naissance aux plus anciennes localités d’authentiques cultivateurs, la part du symbolique dans la gestion sociale gagne en importance, une certaine dichotomie se manifeste entre constructions individuelles et bâtiments à usage collectif.

*

On compare souvent l’enquête policière et l’enquête archéologique : même sophis-tication dans l’accumulation des faits, même souci du détail, mise en évidence de l’indice éclairant, succession d’hypothèses con�nant au diagnostic. Cet ouvrage est la parfaite illustration de cette analogie. L’itinéraire emprunté par Danielle Stordeur ne laisse rien au hasard. C’est d’abord un entassement d’observations, un travail de fourmi qui va peu à peu, donner lieu à un crescendo orchestré, depuis le simple matériau anonyme jusqu’à une esquisse sociale fondée sur des bases soigneu-sement testées. Cette démarche est d’autant plus méritoire que l’on reproche trop souvent aux archéologues la distance intervenant entre la description basique des documents et l’hypothèse interprétative. Si l’échafaudage se construit au fur et à mesure de l’exposé, les va-et-vient, les feed-backs sont constants entre les vestiges disponibles et les pistes explicatives.

Et puisque c’est d’architecture qu’il s’agit surtout, c’est à une véritable leçon de maçonnerie néolithique que nous assistons, abondantes images à l’appui. Tout commence, comme sur un chantier, par le regroupement des matériaux disponibles : calcaires durs ou tendres, galets des terrasses de l’Euphrate, cailloutis divers, terre à bâtir (argile mêlée à des éléments minéraux et à de la balle de céréales), bois de chêne, de frêne, de peuplier. Vient ensuite leur préparation : moellons bruts ou sélectionnés destinés aux fondations, calcaires taillés en d’étonnants « cigares » (une spécialité du lieu), choix de plaquettes et de galets, préparation du torchis, abattage et taille des poteaux, poutres et chevrons. La construction peut alors com-mencer : assise basale de moellons, lits successifs de « cigares » et de mortier pour constituer l’armature des murs, celle-ci englobée dans deux placages de terre à bâtir, aujourd’hui disparus. Les toits seront agencés en fonction du volume architectu-ral désiré et des éléments porteurs (poteaux, murs).

Quel type d’habitations souhaitait-on construire ? Sur les 800 ans d’occupation du site, c’est un jeu subtil de traditions et d’innovations qui se donne à voir : per-manences, tâtonnements, franches avancées. Aux premiers temps à maisons rondes monocellulaires se juxtaposent des demeures à découpage interne (pluricellulaires). Le chaînage jouera, dans cette évolution, un rôle capital : non seulement il arri-mera les cloisons aux murs externes mais, dans un contexte où les tracés

Préface

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deviendront toujours plus rectilignes, il permettra, outre le renforcement des angles, de rendre les murs tout à fait solidaires les uns des autres. Devenues tripartites avec plan en T, les habitations évolueront vers des plans à quatre pièces « en croix » ou vers des compositions de pièces agglutinées. Pour autant, toute avancée n’entraîne pas l’application d’un modèle normé. Non, on a plutôt l’impression d’une certaine liberté, générant diverses déclinaisons entre l’ancien et le moderne. Lorsque deux quartiers se constituent clairement, chacun conserve son style, plus novateur dans un cas, plus traditionnel dans l’autre tandis que, à l’étape suivante, c’est celui-ci qui est à la pointe des mutations.

*

Il est certain que ce sont les bâtiments dits « collectifs » (ou communautaires) qui vont constituer l’architecture la plus emblématique de ces paléovillages. On en trouve déjà les prémices dans certaines constructions « en fosse » du Khiamien, notamment sur le site de Wadi Tumbaq 3 où F. Abbès di�érencie déjà maisons individuelles et édi�ces enterrés et voués à des activités artisanales communes. Dans le modèle à découpage radial tel qu’il se manifeste à Jerf, c’est peut-être, sans être seul, l’aspect économique qui est prépondérant (grenier, silo). Au stade �nal (« phase de transition ») cet aspect a disparu au pro�t d’un modèle privilégiant réunions, prises de décisions, aspects cérémoniels, les lieux étant plus décorés, plus investis dans leur ornementation. On est progressivement passés du matériel à l’idéel. La gestion de la production s’est e�acée devant le politique et le spirituel. D. Stordeur rapproche ces bâtiments des kivas des cultures amérindiennes pueblos où, tour à tour, ces lieux sont le siège d’activités artisanales puis de rituels spéci�ques. Je ferai, pour ma part, un rapprochement moins distant dans le temps et l’espace. Une bien connue maquette de terre cuite issue de l’hypogée chypriote de Vounous (âge du Bronze ancien : IIIe millénaire) me semble montrer bien des parallèles avec les bâtiments �naux de Jerf. C’est un enclos circulaire englobant une banquette périphérique. Des personnages debout, disposés en cercle, conversent gravement. D’autres sont assis en assemblée sur le banc : l’un, sur un trône, béné�cie apparemment d’un plus grand statut. Des �gurations murales ornent la partie la plus profonde de l’édi�ce : elles portent des masques de taureaux et tiennent des serpents dans leurs mains, scène éminemment symbolique. Des bovins amenés là semblent destinés au sacri�ce. Ce lieu fermé n’est pas accessible à tous, aussi un curieux se cramponne-t-il au mur d’enceinte pour voir ce qui s’y déroule. À l’intérieur rien que des hommes, à l’exception d’une femme et de son enfant (peut-être de futures victimes ?). Je laisse le lecteur méditer sur ces analogies. Si mon hypothèse est juste, elle soulignerait la très longue durée dans le temps de ces bâtiments à vocation politico-religieuse dont Jerf nous fournit les archétypes.

Le village de Jerf el Ahmar

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Autre point clé de l’histoire du site : le rôle périodique des incendies. L’archéologie a fait une croix sur ces feux qui, à en croire la littérature, ravageaient régulièrement maisons et villages néolithiques mal entretenus. On est convenu aujourd’hui que ces incendies étaient dus à des interventions humaines clairement assumées. Ainsi, en Europe centrale, les habitations des premiers paysans ont-elles été fréquemment brûlées au cours d’un acte cérémoniel, véritable rite de passage survenant lors d’un événement particulier (mort d’un personnage important, volonté de régénérer l’es-pace habité, réorganisation de responsabilités dans la communauté, jeu d’alliances marqué par le souci d’instaurer un nouvel ordre relationnel). Brûler une maison, a fortiori un village, scande une rupture, une dissolution mais aussi une façon d’as-sumer une autre histoire. Or il semble bien que ce comportement remonte aux ori-gines mêmes du Néolithique. À Jerf, il est attesté dès l’horizon moyen (niveau III/E). Sur ce site cette « mise à mort » du bâti par le feu prend un relief d’autant plus singulier que les bâtiments collectifs, emblématiques de la cohésion communau-taire, sont aussi soumis à cette disparition « volontaire ». Le cas du bâtiment E30 est même dramatique. Dans ce lieu « consacré » par plusieurs dépôts de fonda-tion (cachettes de crânes), le corps d’une jeune �lle a été projeté depuis l’ouverture du toit et brûlé avec l’édi�ce : « sacri�ce » ? meurtre rituel ? vengeance ? veuve d’un personnage décédé ? On peut aligner les hypothèses. Interrogeons-nous plu-tôt sur ces pratiques violentes, sur la rudesse de ce premier monde agricole dont les références aux mythes pouvaient s’accompagner d’actes cruels.

*

Reste in �ne l’objectif que s’est �xé l’auteure au terme de cette longue enquête. Quelle société se pro�le donc derrière cette profusion de données architecturales ? Peut-on la taxer de « complexe » ? En archéologie la « complexité » s’applique plutôt à des organisations pyramidales dans lesquelles les inégalités entre groupes sociaux sont clairement a�rmées, ce qui ne semble pas être encore le cas ici. Le mot reste toutefois ambigu : les « paléolithiciens supérieurs » font désormais état de dénivelés probables entre individus et l’on sait que les sociétés de chasseurs-collecteurs ne sont pas « simples » mais prolixes en règlements et interdits. Dans l’esprit de Danielle Stordeur il s’agit moins de parler de hiérarchie stricte que de déceler les changements, la dynamique qui travaille de l’intérieur la communauté de Jerf. Que voyons-nous sur ce site ?

D’abord la permanence d’une population qui se reproduit, au �l des générations, forte d’un bagage dans l’art de bâtir bien assimilé et sans cesse reconduit. Au cours des siècles, une forme de solidarité s’installe et se renforce : aménagements de

Préface

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terrasses, usage en commun de foyers, travaux de cuisine devenant une activité extra-domestique et à destination plurielle. Les bâtiments communautaires ren-forcent cette notion de cohésion identitaire. Pour parler en termes d’aujourd’hui, ils seraient un peu tout : l’atelier municipal (on y produit), la coopérative (on y stocke), la mairie (on y prend des décisions), le sanctuaire (on y vénère). Pourtant cette vie fusionnelle laisse transparaître certaines limites. Les deux quartiers n’évo-luent pas au même rythme, signe que les contraintes restent faibles mais que des identités diverses n’hésitent pas à s’a�cher : tel secteur sera plus novateur à un moment, tel autre plus inventif ensuite. Mais une question de fond demeure, qui gérait les bâtiments communautaires ? Un individu ? Une famille ? Un groupe ? L’ensemble ? L’incendie qui en II/W élimine conjointement le bâtiment et une maison voisine laisse penser que les locataires de cette dernière étaient plus parti-culièrement associés à la direction du grand édi�ce. Risquons une hypothèse : la communauté et, en premier lieu, ses bâtiments-symboles ne pouvaient fonction-ner sans une autorité minimale, individuelle ou plurielle. Il y a fort à parier que cette pression s’exerçait doublement : au plan de la politique du village, dans ses aspects économiques et sociaux, mais aussi à celui de la vie « cultuelle », les codes de celle-ci n’excluant pas la violence. Le pouvoir, quel qu’il fût, cumulait donc pro-fane et sacré. Et c’est cette discrète naissance d’une autorité jouant à la fois sur le quotidien et l’imaginaire qui interroge. Car, à peine les sociétés agricoles émergent-elles, qu’elles élaborent déjà, en �ligrane, une structure de gouvernement qui connaî-tra, aux origines de l’Histoire, de multiples manifestations. C’est en ce sens que l’on peut dire, avec Danielle Stordeur, qu’à Jerf la complexité est en marche.

Jean Guilaine

Professeur au Collège de France

JERF EL AHMAR : UN SITE DES DÉBUTS DE L’AGRICULTURE

Sur la rive gauche de l’Euphrate, au nord de la Syrie, le site préhistorique de Jerf el Ahmar a été occupé pendant plus d’un demi-millénaire, entre 9500 et 8700 cal BC1. Cette situation, dans l’espace et le temps, signi�e que ses habitants ont participé à une véritable révolution : la « révolution néolithique », que l’on appelle maintenant « néolithisation ».

Mais qu’est-ce que la révolution néolithique ? « C’est le début des premières manipulations, par notre espèce de son milieu naturel, directement à l’origine de sa puissance d’à présent », comme le résumait J. Cauvin2. Ce qui la caractérise avant tout, c’est le passage des communautés humaines du statut de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs à celui d’agriculteurs-éleveurs. Cette période de « progrès technique » a été identi�ée dès le milieu du xixe siècle, par J. Lubbock3. Mais c’est G. Childe4 qui, cent ans plus tard, lui donne ses lettres de noblesse en la nommant.

1. On utilise aujourd’hui les dates « cal BC » de préférence aux dates BP. Il s’agit de datations au carbone 14, calibrées grâce à la dendrochronologie, évaluation du temps à partir des cernes des arbres. 2. Cauvin 1994.3. Lubbock 1865.4. Childe 1963.

Fig. 1 ; Fig. 2

INTRODUCTION

Le village de Jerf el Ahmar

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La « révolution néolithique » est avant tout une transformation d’ordre socio-économique. Dans les années 1990, J. Cauvin5 accorde à ce qu’on nomme désormais « néolithisation » une dimension plus philosophique. Pour lui, c’est un changement d’ordre mental et symbolique qui est le moteur des autres transformations qui la constituent, toutes plus matérielles. Aujourd’hui, il est unanimement admis que la néolithisation est un processus complexe et progressif, à multiples facettes, qui aboutit à une transformation profonde des sociétés et des mentalités.

À quelle étape de ce processus se place Jerf el Ahmar ? Quelles innovations la carac-térisent-elles en particulier ? Avant de répondre à ces questions, il importe de por-ter un regard global sur l’ensemble des changements successifs qui marquent la néolithisation. Sept phases structurent cette période de près de six mille ans.

Au Proche-Orient, où elle est, selon les connaissances actuelles, plus précoce qu’ail-leurs, cette lente révolution a débuté vers 13000 cal BC pour se terminer vers 6500 cal BC. De phase en phase, les innovations se succèdent et s’accumulent, le Néolithique prend progressivement forme.

Le changement qui marque l’ouverture du processus est la sédentarisation. Une partie des groupes de chasseurs-cueilleurs, nommés Natou�ens6, qui peuplent prin-cipalement le sud du Levant, s’installe de façon permanente dans de petits hameaux. Ils s’implantent de préférence là où se combinent plusieurs types d’environnements (steppe, bords de �euve ou de lac, collines), de façon à béné�cier, toute l’année, de ressources variées. Vers 10500 cal BC, avec la deuxième phase de la néolithisation, les Khiamiens s’établissent dans des villages situés sur les rives de grands �euves comme l’Euphrate7, ainsi que dans des zones arides8. Évènement notable, l’on com-mence à distinguer, à côté des maisons, des bâtiments plus grands, à usage collec-tif. Cette époque se caractérise par de nombreuses innovations techniques, dans le domaine artisanal (outils en os et en silex), aussi bien que dans le domaine archi-tectural.

5. Cauvin 1994.6. Valla 2008. Natoufien vient de Ouadi en-Natouf (Judée). Les archéologues attribuent aux cultures des noms inspirés souvent des sites dans lesquels on les a reconnues pour la première fois. Ainsi du Khiamien (du site d’El Khiam), qui suit le Natoufien. Et du Mureybétien (de Mureybet).7. Stordeur, Ibañez 2008.8. Abbès 2011.

Tableau 1

Introduction

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TABLEAU 1. NEOLITHISATION DU LEVANT

Périodisation Maison de l’Orient (Aurenche et al. 1981). Mise à jour des principales caractéristiques de chaque période à la lumière des découvertes récentes. Quelques sites sont donnés en exemple.

7000-6500 cal BC 8500-7500 B.P.

Cultures avec céramique dans les régions humides : fleuves et littoral. Cultures sans céramique (PPNB final ou PPNC) dans les zones arides. Apparition du nomadisme agro-pastoral dans les zones arides. El Kowm, Qdeir (Syrie aride). Ras Shamra, Halula, Sabi Abyad (Syrie humide).

7500-7000 cal BC 8500-8000 B.P.

PPNB RECENT

Premières céramiques (région de l’Euphrate, Levant central, vallée du Jourdain). Agrandissement des villages agropastoraux. Halula, Sabi Abyad (Syrie du Nord). Tell Ramad (Syrie du Sud). Ain Ghazal (Jordanie).

8200-7500 cal BC 9200-8500 B.P.

PPNB MOYEN

Plantes et animaux domestiques dans tout le Levant. Agrandissement des villages agropastoraux. Différences culturelles entre Levant Nord et Sud. Architectures rectangulaires standardisées au Nord. Persistance des architectures arrondies au Sud. Au Levant Sud, regroupement des morts en cimetières et pratique des crânes surmodelés. Halula, Abu Hureyra (Syrie du Nord). Çayonu (Turquie), Tell Aswad (Syrie du Sud). Ain Ghazal (Jordanie). Kfar Ha Horesh, Beisamoun (Israël).

8700-8200 cal BC 9500-9200 B.P.

HORIZON PPNB ANCIEN : PPNB ancien en Syrie du N et Anatolie du SE. Autres cultures au Levant sud

Agriculture prédomestique. Début de la domestication des animaux. Bâtiments communautaires spécialisés : lieux de culte. Avec piliers sculptés mégalithiques (Turquie). Cheikh Hassan, Dja’de el Mughara (Syrie). Göbekli, Nevali Çori, Çayonu (Turquie).

9500-8700 cal BC 10000-9500 B.P.

HORIZON PPNA : Mureybétien au Levant Nord, Sultanien au Levant Sud. Agriculture prédomestique. Villages. Développement de la production des lames, pointes de flèches diversifiées. Au Levant nord : premières maisons rectangulaires. Projets architecturaux collectifs, bâtiments communautaires polyvalents. Transition PPNA-PPNB : bâtiments collectifs spécialisés en lieux de réunion et de culte. Avec piliers peints (Syrie) ou sculptés et mégalithiques (Turquie). Jerf el Ahmar, Qaramel, Mureybet, Dja’de el Mughara, Tell ‘Abr 3, Wadi Tumbaq 3 (Syrie). Göbekli, Çayonu (Turquie). Jericho (Palestine), Netiv Hagdud (Israël)

10000-9500 cal BC 10 200-10 000 B.P.

KHIAMIEN

Maisons rondes semi-enterrées et de plain-pied. Chasse-pêche-cueillette diversifiées. Premières pointes de flèches. Disparition des microlithes. El Khiam (Israël). Wadi Tumbaq 1, Mureybet (Syrie).

12000-10000 cal BC 12 200-10 200 B.P.

NATOUFIEN

Vie nomade dominante. Premiers hameaux sédentaires. Maisons rondes semi-enterrées. Chasse-pêche-cueillette diversifiées. Outillage et armement microlithiques. Mallaha, Hayonim (Israël). Jericho (Palestine). Dederiyeh (Syrie).

Tableau 1. Néolithisation du Levant.

Le village de Jerf el Ahmar

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C’est lors de la troisième étape de la néolithisation que rentrent en scène, vers 9500 cal BC, au PPNA9, Jerf el Ahmar et d’autres sites contemporains dont les habitants, dits Mureybétiens, partagent un grand nombre de traditions. La région qu’ils occupent, au nord du Levant, principalement au nord de la Syrie et au sud-est de la Turquie, forme une vaste aire culturelle homogène, à l’intérieur de laquelle les contacts sont constants. L’Euphrate, avec plusieurs établissements échelonnés sur sa rive gauche, joue déjà un rôle de vecteur dans les échanges de matières pre-

9. Dans cette rubrique il nous faudra utiliser quelques termes rébarbatifs, mais qui ont l’avantage d’être connus des archéologues. Le terme de PPNA : Pre-Pottery-Neolithic A, fut inventé par la préhistorienne anglaise K. Kenyon (Kenyon 1957) qui a dirigé les fouilles de Jéricho, l’auteur ayant été frappé par le fait que la culture qu’elle découvrait était Néolithique mais ne connaissait pas la céramique. Le PPNB, qui succède au PPNA est l’étape suivante. Ces grandes catégories ont par la suite été affinées. Le lecteur n’a pas besoin ici de connaître le détail de ces classifications mais il pourra les trouver dans des ouvrages de synthèse si sa curiosité est éveillée (Cauvin 1994 par exemple).

Tableau 2

Fig. 1

Tableau 2. Datations

N° d'analyse Date bp non calibrée Intervalle cal BC Niveau Contexte Echantillon

Ly-10653 9810 + 55 9308 à 9215 moins II/E EA 53 bât collectifcharbon (bois

importé)Ly-10647 9395 + 55 8799 à 8482 moins II/E EA 53 bât collectif charbonLy-1578 (GRA-19339) 9440 + 60 9110 à 8557 moins II/E EA 53 bât collectif grainesLy-2332(Poz) 9570 + 70 9218 à 8652 moins II/E EA 53 bât collectif graines

Ly-10649 9445 + 75 9119 à 8484 II/W EA 30 bât collectif charbonLy-10650 9065 + 95 8527 à 7970 II/W EA 10 maison incendiée charbonLy-1579 (GRA-19340) 9620 + 60 9224 à 8753 II/W EA 10 cuisine incendiée galetteLy-2336(Poz) 9545 + 70 9212 à 8634 II/W EA 30 bât collectif C5 silo graines

Ly-2601(Poz) 9580 + 65 9218 à 8694 II/WEA 30 bât collectif espace central graines

Ly-2600(Poz) 10595 + 75 10921 à 10407 II/W EA 10 cuisine incendiée grainesLy-2598(Poz) 9715 + 65 9276 à 8843 III/W sondage A90 -118m graines

Ly-2333(Poz) 9815 + 70 9381 à 9210 I Est EA 19 grainesLy-10648 9855 + 70 9595 à 9219 III/E EA 47 maison bucranes charbonLy-275 (OxA) 9790 + 80 9245 à 8731 III/E Sondage A15 B6 charbonLy-2599(Poz) 9890 + 60 9598 à 9235 III/E EA 48 sol grainesLy-2809 (Poz) 9835 + 55 9378 à 9221 III/E EA 47 maison bucranes graines

Ly-10652 9705 + 135 9388 à 8653 V/E espace extérieur A15 charbonLy-10651 9965 + 55 9689 à 9278 V/E soubassement maison charbonLy-7489 9680 + 90 9052 à 8525 IV ou V/E Sondage A15 C6 charbon Ly-2334(Poz) 9980 + 70 9744 à 9255 IV ou V/E espace extérieur A15 grainesLy-2335(Poz) 10280 + 70 10439 à 9748 VI ou VII/E installation EA 45 graines

Ly-11626 9455+/-45 9105-8615 14a Maison 47 charbonMC-734 9950+/-150 10174-9140 14a Maison 47 charbon

Jerf el Ahmar : datations ordonnées par phase

Niveaux de la Phase de Transition

Niveaux de la Phase récente

Niveaux de la Phase moyenne

Niveaux de la Phase ancienne

Mureybet : principales datations

Tableau 2. Datations.

Introduction

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mières, de techniques et d’objets. Certains des sites de cette région seront souvent évoqués dans ce livre, comme Mureybet10, Qaramel11, Tell ‘Abr 312, Dja’de el Mughara13, en Syrie ; Göbekli14, et Nevalı Çori15, en Turquie. Dans tous, une forme primitive d’agriculture semble pratiquée16. Plusieurs espèces de céréales et des légu-mineuses sont semées et entretenues, mais elles ne sont pas encore transformées morphologiquement et génétiquement au point de se distinguer de leurs équiva-lents sauvages. C’est pourquoi l’on parle à leur propos d’une « agriculture prédo-mestique ». Elles contribuent encore peu à l’alimentation végétale qui repose principalement sur la cueillette. Mais la présence de ces plantes transforme les habi-tudes au-delà de leur apport alimentaire. Elles sont utilisées intégralement. Les graines sont stockées collectivement, la balle rentre dans la préparation de la terre à bâtir, la paille sert à la confection de paniers. En revanche, rien dans le monde imaginaire de l’époque, n’évoque la culture de ces plantes. Un même système sym-bolique, encore totalement inspiré par la nature sauvage, est partagé par les com-munautés de l’aire culturelle que nous avons déjà évoquée. Il est dominé par un groupe d’animaux sauvages qu’on peut considérer comme dangereux ou tout au moins impressionnants. On trouve représentés, seuls ou associés, des félins, des rapaces, des serpents et des aurochs17. En�n, tous les sites de cette période témoignent d’un développement exceptionnel, notamment sur le plan architectural. C’est une des raisons pour lesquelles ce livre est consacré entièrement à ce domaine.

À partir de 8700 cal BC, lorsque débute le PPNB ancien18, le village de Jerf el Ahmar est abandonné. On ignore pour quelles raisons. Mais d’autres établisse-ments de la région continuent à être habités et gardent du passé une grande partie de leurs traditions. C’est à ce moment que la néolithisation s’enrichit d’un nouvel acquis : la domestication des animaux. Du nord au sud du Levant, chèvres, mou-tons, et bœufs sont élevés pour les produits qu’ils o�rent de leur vivant, comme le lait, la toison, la force19. Et non, comme on l’a longtemps cru, pour la viande. Après tout, qu’apporte de plus un animal domestique, alors que la chasse, très perfor-mante à l’époque du fait d’armes e�caces et de son organisation collective, four-nit du gibier en abondance ? À l’instar des plantes, les animaux domestiques sont

10. Ibañez-Estevez 2008.11. Mazurowski 2008 et 2009.12. Yartah 2005.13. Coqueugniot 2011.14. Schmidt 2002 et 2007.15. Hauptmann 1999. 16. D’après G. Willcox notamment : Willcox 2004, 2005 ; Stordeur, Willcox 2009. Il se pourrait que des tentatives de culture des plantes aient déjà été menées 3000 ans plus tôt. Des recherches sont en cours pour s’en assurer.17. Stordeur 2010. Helmer et al. 2004.18. À partir de cette phase, les cultures n’ont pas reçu de noms inspirés par les sites. Nous sommes donc obligés de les désigner par ces sigles (PPNB ancien, moyen, récent : voir Tableau 1), en attendant que des noms plus évocateurs leur soient attribués. 19. Helmer, Gourichon, Vila 2007.

Fig. 3 : 2 ; Fig. 4

Le village de Jerf el Ahmar

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peu consommés, c’est de la chasse que provient toujours la plus grande partie de la viande. Et c’est aussi dans la sphère de la chasse que s’alimente le monde imagi-naire. L’animal domestique en est absent, et le « panthéon » de l’époque reste peu-plé d’animaux sauvages.

Cinq cents ans plus tard, au PPNB moyen, vers 8200 cal BC, tous les villages du Levant sont agricoles20. La chasse et la cueillette reculent (sans disparaître) et c’est des troupeaux et des champs que vient principalement la nourriture. Désormais, le monde symbolique est dominé par la �gure humaine. Quand les animaux sont évoqués, il s’agit d’animaux domestiques, représentés sous forme de petites �gu-rines modelées en terre. Les représentations humaines sont variées, parfois de grande taille, au point d’être quali�ées de statues, comme à Ain Ghazal, en Jordanie21. Parmi les pratiques funéraires, celle des crânes surmodelés, sur lesquels un visage est reconstitué avec de la terre, de la chaux et des colorants, est révélatrice d’une nouvelle organisation de la société, probablement en clans et lignages. Ce traite-ment, réservé à de rares individus, témoigne directement de la valorisation de cer-tains personnages au statut particulier. Mais il faut remarquer que cette coutume est totalement ignorée dans le nord du Levant, et donc dans la région de l’Euphrate. À cette époque, elle n’est partagée que par des groupes qui occupent le Sud du Levant22.

Le processus d’accumulation des innovations successives qui conduit, à terme, au Néolithique, s’enrichit encore de nouveaux acquis à partir de 7200 cal BC, lors du PPNB récent. Le feu est utilisé à des �ns techniques. Le plâtre et la chaux servent à enduire sols et murs, aussi bien qu’à fabriquer des récipients. On les trouve sur-tout dans des contextes arides, steppes ou déserts. La céramique se développe et sa production devient courante, principalement dans les zones plus hospitalières (rives de grands �euves, littoral). Dans les zones arides, l’économie des groupes se spé-cialise. On y voit apparaître le phénomène du nomadisme pastoral, toujours vivant au Proche-Orient23.

Ce qu’il faut retenir en premier, c’est que le Néolithique, aboutissement de ce long processus, ne se limite pas à la seule maîtrise de la nature (par l’agriculture et l’élevage), ni à l’invention de techniques nouvelles (taille performante du silex, polissage, maîtrise des arts du feu). Dans les environnements les plus favorables, s’implantent des villages agricoles de plus en plus gros et bien organisés. Dans les zones arides, le nomadisme pastoral, caractérisé par la présence d’un village d’oasis entouré de campements temporaires, s’expérimente. La société est diversi�ée, les

20. Molist et al. 2001.21. Rollefson 1983.22. Stordeur, Khawam 2007.23. Stordeur et al. 2000.

Introduction

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échanges et la di�usion des cultures prennent de plus en plus d’ampleur. Tout est prêt pour qu’une nouvelle révolution puisse émerger : la « révolution urbaine », avec la maîtrise du métal, la naissance des villes et des États, l’invention de l’écriture.

Après avoir replacé Jerf el Ahmar dans le temps et dans l’histoire des techniques et des sociétés, il manque de le situer dans l’espace pour que le décor soit complet. Le choix du lieu ne doit rien au hasard. Il paraît même tout à fait judicieux.

L’ENVIRONNEMENT NATUREL DE JERF EL AHMAR ET SON EXPLOITATION

Jerf el Ahmar est implanté sur la rive gauche de l’Euphrate, à une soixantaine de kilomètres de la frontière turque actuelle. Le �euve, avant la mise en eau du bar-rage, était à près d’un kilomètre du site. Mais il a toujours eu tendance à divaguer24, et selon les cartes établies pendant le mandat français, il frôlait le gisement dans les années 1940. Rien n’empêche donc d’imaginer que l’établissement préhistorique se soit établi au bord de l’eau, et c’est même l’hypothèse la plus vraisemblable25.

Beaucoup d’avantages ont été retirés de cette position. Le �euve, sa vallée tout au moins, a facilité les importations et les échanges avec l’Anatolie. Des matériaux (obsidienne, pierres semi-précieuses) et des objets �nis, en provenance de cette région, se retrouvent sur le site. Le prestige des objets importés est tel que, lorsqu’ils se brisent, leurs débris sont recyclés. C’est le cas de �gurines et de pierres décorées, façonnées sur des fragments de vases26, et celui d’éléments de parure, taillés sur des morceaux de hachettes polies.

Il n’était pas toujours nécessaire de se déplacer pour quérir ces belles matières. À condition de se contenter de petits modules, on pouvait ramasser, sur les rives mêmes du �euve, des pierres aux coloris remarquables, charriées depuis les montagnes du Taurus. De façon plus courante et quotidienne, on y a prélevé de grandes quanti-tés de galets, pour de multiples usages.

24. Besançon, Sanlaville 1981, p. 5.25. Les cartes datant du mandat français et la présence d’anciens anneaux de fixation de barques suggèrent que Jerf el Ahmar était au bord de l’Euphrate dans les années 1940. Au début des années 1990, il coulait à près d’un kilomètre du site. Mais en 1995, date du début des fouilles, du fait de la construction en cours du barrage, il était sorti de son lit, s’élargissant au point de longer le site. Toute étude géomorphologique, destinée à déterminer l’emplacement des lits anciens, était devenue impossible. 26. Ils pourraient venir d’un site anatolien tel que Körtik (Özkaya, Coskun 2011) où des centaines de vases très semblables étaient produits.

Fig. 1 ; Fig. 2 ; Fig. 5 ; Fig. 6

Fig. 3 ; Fig. 7 : 4

Le village de Jerf el Ahmar

22

Le �euve est nourricier, également. Qu’il s’agisse des espèces qu’il abrite directe-ment (poissons ou coquilles) ou de celles qu’il attire (mammifères venus boire, oiseaux). Le poisson a été très peu consommé. En revanche, un grand nombre d’oi-seaux, qu’ils soient sédentaires ou migrateurs, ont été recherchés. Pas moins d’une cinquantaine d’espèces di�érentes ont été chassées27. Parmi elles, il est probable que les rapaces aient joué un rôle important dans la vie symbolique du site28.

Mais la proximité avec le �euve comportait aussi des risques, les crues de l’Euphrate étant brusques et de grande ampleur29. Pour s’en préserver, les habitants de Jerf se sont établis sur une hauteur30. Cette position avait d’autres avantages. Adossé à une colline couronnée par une falaise, le village était proche de plusieurs types d’environnements, riches en ressources variées. Il se trouvait à l’interface entre la vallée alluviale et la steppe. Dans la vallée limoneuse, une « forêt couloir » assez dense rassemblait platanes, aulnes, ormes, vigne, tamaris, saules et frênes31. On pouvait y chasser le daim de Mésopotamie, l’aurochs, et le sanglier, des carnivores comme le chat des marais, le castor. Ce milieu a été largement exploité aussi bien pour l’alimentation (fruits, viande, combustible), que pour l’architecture (bois, roseaux, limon, galets du �euve), ou l’artisanat (récipients en vannerie).

Les collines de craie ouvraient sur une steppe immense, qui était le domaine du renard et de la gazelle, de l’âne, des hérissons et des lièvres32. Dans cette steppe, relativement humide et arborée, poussaient l’amandier et l’orge sauvage. C’est là - et non dans la vallée pourtant plus fertile - que l’orge a été cultivée33. Cette steppe a joué un rôle particulièrement important dans l’alimentation, du fait de la diver-sité des espèces qu’on pouvait y chasser, certaines étant essentielles, comme les équi-dés et les gazelles34. En�n, on y prélevait les matériaux de base des constructions : calcaires de plusieurs sortes et colluvions35.

Pour terminer ce rapide aperçu des conditions naturelles dans lesquelles baignaient les habitants de Jerf el Ahmar, on peut évoquer le climat de l’époque. Il était très

27. Gourichon 2002.28. Helmer et al. 2004. 29. Les sites plus tardifs (les villes) se sont souvent implantés loin du fleuve à cause de ses divagations et de ses crues.30. « Les habitants de Jerf se sont mis hors d’atteinte des crues en s’installant sur un « vieux cône de déjection incisé ». Cela les plaçait à « 12 m au-dessus de la formation holocène », terrasse la plus basse de l’Euphrate, selon Laure Belmont (Belmont 1999) qui a effectué une recherche géomorphologique dans la région. 31. Roitel 1997.32. Helmer et al. 1998.33. Willcox 2002, 2004, 2005. Stordeur, Willcox 2009. Willcox, Stordeur 2012.34. Gourichon, Helmer 2004.35. T. Margueron, F. Abbès, H. Procopiou, M. Brenet et J.A. Sanchez-Priego ont mené une prospection destinée à cataloguer les matières premières susceptibles d’être utilisées par les habitants de Jerf, aussi bien pour l’architecture que pour les objets.

Fig. 2 ; Fig. 5 ; Fig. 6

Introduction

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proche du nôtre, sans doute légèrement plus froid et plus humide qu’aujourd’hui, comme l’indique la présence d’animaux qui n’auraient pas survécu dans une steppe sèche, certaines gazelles par exemple.

JERF EL AHMAR : HISTOIRE D’UNE DÉCOUVERTE

Avant d’être domestiqué par la construction de nombreux barrages, l’Euphrate était un beau �euve limpide et abondant. Venu des montagnes du Taurus, il tra-versait rapidement le Nord-Est de la Syrie. Dans cette région, deux barrages l’ont contraint, transformant radicalement son environnement, en ponctuant son cours de vastes lacs. Après le barrage « Assad » (dit aussi de Tabqa), édi�é en 1974 sur le moyen Euphrate, le barrage « Tichrine », situé 100 km en amont, a été mis en fonction �n 1999.

À chaque construction de barrage, une campagne de sauvetage internationale des sites archéologiques est lancée par la Direction des Antiquités et des Musées de Syrie. Des archéologues venus de nombreux pays prospectent, trouvent des gise-ments qui correspondent à leur domaine de recherche, obtiennent autorisations et crédits, et fouillent. Au bout d’un temps qu’ils jugent toujours trop court, les bar-rages étant prêts à servir, ils abandonnent leurs chantiers à la montée des eaux. Appartenant à toutes les périodes archéologiques, ces sites engloutis aujourd’hui au fond des lacs arti�ciels ont été généreux. Leur exploitation, malgré les condi-tions di�ciles qui caractérisent les fouilles de sauvetage, a provoqué un véritable bond en avant à nos connaissances.

C’est lors des prospections préalables à la construction du barrage Tichrine que Jerf el Ahmar a été découvert par deux préhistoriens (Marie-Claire Cauvin et Miguel Molist) et un archéologue représentant de la Direction des antiquités syriennes (Ahmed Taha), dans le cadre de la Mission Permanente El Kowm-Mureybet36. Mais les chercheurs de cette mission archéologique française n’allaient pas en diriger la fouille tout de suite. Un archéologue américain (T. Mc Clellan) et son étudiante australienne (M. Mottram) y conduisirent les premiers travaux, dont les résultats n’ont malheureusement jamais été publiés. En�n, le site fut dé�-nitivement attribué à la mission qui l’avait inventé, et c’est ainsi qu’une équipe franco-syrienne se mit au travail en 199537.

36. Mission du Ministère des Affaires étrangères français, dont nous avions la direction.37. Codirigée par l’auteur de ce livre et Dr Bassam Jamous (qui fut par la suite Directeur des Antiquités de Syrie).

Fig. 2

Le village de Jerf el Ahmar

24

La fouille de Jerf el Ahmar s’est terminée en 1999 par une campagne ultime de sauvetage38, au cours de laquelle une maison et deux bâtiments communautaires ont été démontés dans le but d’une présentation à l’identique dans un contexte muséographique. Aujourd’hui, seule une pièce de la maison a été remontée dans une exposition permanente du Musée national de Damas39, on espère que les autres seront présentés bientôt, dans une Syrie toujours �ère de son passé et rassemblée pour construire son avenir40.

QUELQUES CLEFS TECHNIQUES. TOPOGRAPHIE ET STRATIGRAPHIE DE JERF EL AHMAR

Le village de Jerf el Ahmar est installé sur une pente NE-SO dirigée vers l’Euphrate. Cette pente descend de collines assez élevées, couronnées par des falaises. D’abord abrupte, elle s’adoucit à l’abord de la zone construite, pour s’accentuer à nouveau en s’approchant de la vallée �uviale. C’est cette partie, seulement, qui a été creusée par un vallon SE-NW, court, mais profond, donnant au site son apparence actuelle. Jerf el Ahmar est aujourd’hui formé de deux buttes, que nous avons nommées respectivement « Éminence Ouest » et « Éminence Est ». Quant au torrent épisodique qui les sépare, il a été quali�é de Petit wadi, par contraste avec un torrent plus important qui coule à l’extrémité orientale de l’Éminence Est, le Grand wadi.

Au cours de ses cinq cents ans de vie, le village de Jerf el Ahmar a été plusieurs fois démoli et rebâti. Onze épisodes villageois se sont ainsi succédé, formant autant de niveaux archéologiques dont la superposition (la stratigraphie) a fait monter le sol d’origine d’environ cinq mètres.

C’est ici que se pose un problème impossible à résoudre de façon dé�nitive. On voit bien aujourd’hui deux collines séparées par un wadi et on a pu démontrer que toutes les deux avaient été occupées. Mais ont-elles toujours été séparées ? Il sem-blerait que l’apparence originelle du lieu ait été celle d’une colline unique assez basse, à peine ensellée en son milieu. Cette morphologie subsiste pendant environ sept épisodes villageois successifs, pendant lesquels les pentes restent peu marquées. Puis le Petit wadi se creuse profondément, emportant des portions de plusieurs constructions. Comme il s’agit de constructions déjà ruinées et enfouies, on peut situer leur érosion dans le temps, à la �n de ces sept épisodes.

38. Financée par une Fondation privée syrienne : la Fondation O. Aïdi.39. Grâce à un financement de la Communauté européenne (Stordeur 2008). Les éléments démontés des autres constructions sont entreposés dans les réserves du Musée de Deir es Zor.40. Ces lignes ont été écrites en 2013, et elles demeuraient malheureusement d’actualité en 2015, à la veille de la publication de ce livre.

Fig. 8

Tableau 2

Tableau 3

Introduction

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Tableau 3. Niveaux et phases d'occupation

Niveaux Emplacement Constructions Niveaux Emplacement Constructions

VII/E Éminence Est EA46

VI/E Éminence Est EA45

V/E Éminence Est EA31a, EA32a, EA37, EA41

IV/E Éminence EstEA9a, EA26, EA28, EA31b,

EA32b, EA33

III/E Éminence EstEA8, EA9b, EA25, EA33, EA47, EA48, EA67, EA68

II/E Éminence EstEA2, EA4, EA5, EA7a,

EA36, EA42, EA43, EA44, EA49, EA81, EA82, EA83

I/E Éminence EstEA1, EA6, EA7b, EA19,

EA22, EA23, EA34, EA40, EA42, EA43, EA77, EA78

0/E Éminence EstEA17, EA18, EA20, EA21,

EA75, EA76III/W Éminence Ouest EA29, EA38, EA63, EA85

II/W Éminence Ouest

EA10, EA11, EA12, EA13, EA14, EA15, EA16, EA30, EA35, EA51, EA52, EA57,

EA84

- I/E Éminence EstEA101, EA58a, EA61a,

EA64aI/W Éminence Ouest

EA54, EA56, EA62, EA73, EA74

- II/E Éminence EstEA53, EA58b, EA59, EA60, EA61b,EA64b, EA65. EA72

(?), EA79 (?), EA80 (?)0/W Éminence Ouest EA55, EA100

Phase de transition

Phase récente

Phase ancienne

Phase moyenne

Tableau 3. Niveaux et phases d'occupation.

Le village de Jerf el Ahmar

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Reste que les deux collines sont séparées par un vide et qu’il est impossible d’éta-blir des liens directs entre les niveaux qui se superposent sur l’une  et sur l’autre. C’est pourquoi la fouille a traité les deux « Éminences » indépendamment l’une de l’autre, et que toutes les données de base (couches, constructions, niveaux) sont indexées en fonction de leur situation à l’Est ou à l’Ouest. Mais s’il est impossible de savoir si, à un moment donné au moins, Jerf était un grand village au milieu duquel coulait un petit torrent, tout converge pour considérer les deux collines comme deux parties d’un seul et même site.

Pour cela, il faut considérer l’évolution de l’établissement en prenant de la distance. Quatre phases, comprenant chacune trois à cinq niveaux, ont été distinguées à par-tir de changements notoires survenus soit dans les techniques de construction, soit dans les formes architecturales. D’autres critères (taille du silex, types d’outils, �gu-rations), analysés dans d’autres domaines de la vie quotidienne ou du monde sym-bolique, confirment ces coupures. Ces phases nous ont permis de raccorder grossièrement les deux parties du site41.

La « phase ancienne » n’a été trouvée que sur l’Éminence Est. Elle commence avec le plus ancien niveau découvert : VII/E et se termine avec le niveau IV/E. Les archi-tectures y sont arrondies, non subdivisées. À cette époque, l’Éminence Ouest n’est pas encore occupée42.

La « phase moyenne » commence au niveau III/E et se termine au niveau I/E. Elle n’est connue que pour trois niveaux, situés sur l’Éminence Est. Les premières subdivisions de l’espace intérieur des maisons y apparaissent. Des maisons ont aussi été bâties sur l’Éminence Ouest, comme le montrent des sondages, mais aucune n’a été dégagée.

À la « phase récente » les deux collines sont occupées et les niveaux qui s’y déploient nous sont bien connus : le niveau 0/E sur l’Éminence Est, les niveaux III/W et II/W sur l’Éminence Ouest. Les premières maisons quadrangulaires apparaissent. Les bâtiments communautaires à divisions radiales, apparus à la phase moyenne, sont toujours en usage.

41. Le niveau le plus ancien devrait porter le n° I. Or il porte le n° VII, parce qu’on fouille de haut en bas, du plus récent au plus ancien, et qu’on nomme les niveaux à mesure de leur apparition. La fouille oblige à découvrir un site, en lisant son histoire à l’envers. Nous aurions pu rebaptiser de façon plus logique tous nos niveaux. Nous avons préféré conserver nos appellations d’origine, pour éviter d’introduire des confusions. 42. La fouille des niveaux profonds y étant restreinte, il faut tempérer cette affirmation. Toutefois des sondages encouragent à penser que les premières maisons ne se sont installées que sur l’Éminence Est.

Introduction

27

En�n la « phase de transition PPNA-PPNB » est, elle aussi, identi�ée des deux côtés du Petit wadi. Sur l’Éminence Est, on en a fouillé un niveau : -II/E, et dégagé très partiellement des vestiges plus récents : -I/E. Sur l’Éminence Ouest, cette phase a été reconnue dans les niveaux I/W, 0/W et -I/W. Elle se caractérise par l’appa-rition des bâtiments communautaires non subdivisés, à banquette périphérique, qui remplacent les bâtiments à divisions radiales.

Du début de l’occupation à l’abandon du site, le village a beaucoup évolué, et il s’est notamment beaucoup agrandi. La fouille à elle seule ne pouvait su�re à suivre ses évolutions. C’est pourquoi il a fallu creuser des tranchées d’exploration (à la pelle mécanique) sur les limites et tout autour de la zone fouillée. Plusieurs informations ont été recueillies grâce à cette action.

À partir de quelques maisons, cinq tout au plus, groupées sur la pente occidentale de l’Éminence Est, l’expansion de ce très petit hameau reste limitée jusqu’à la �n de la phase ancienne. La zone construite s’étend seulement vers le sommet de la colline qui, à l’époque, reste basse. À la phase moyenne, le nombre de maisons aug-mente nettement. Le tissu villageois se resserre et le village s’agrandit dans toutes les directions. La façade occidentale de la colline, implantation d’origine du site, est couverte de constructions. Des maisons sont implantées pour la première fois sur la pente qui descend vers l’Euphrate et aussi, à l’opposé, vers le sud. Quelques maisons sont construites sur l’Éminence Ouest, mais on ne les connaît que par des portions de murs, visibles au fond des sondages. En revanche, au début de la phase récente, les choses deviennent plus claires. Le vallon qui séparait les deux collines s’est approfondi. Le sommet de l’Éminence Ouest est occupé par des constructions bien organisées. L’occupation, sur l’Éminence Est, continue à s’étendre, mais sans doute uniquement vers le sud. En�n, alors que s’amorce la dernière phase d’occu-pation de Jerf el Ahmar – la phase de transition – on assiste à un très probable déplacement de la zone construite vers le sud, dans une zone qui n’avait jamais été construite. Sur l’Éminence Ouest, en revanche, c’est au même endroit que se bâtissent les nouvelles constructions, mais là aussi le village s’agrandit.

Il est très possible que, dès la phase récente, et surtout à la phase de transition, les deux collines n’aient été que les deux quartiers d’un même village. Nous revien-drons sur cette hypothèse à la �n de ce livre, quand nous aurons examiné de près toutes les données dont nous disposons.

Le village de Jerf el Ahmar

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CONSTRUCTION D’UN LIVRE

La culture des habitants de Jerf el Ahmar est un tout aux multiples facettes. Plusieurs chercheurs, plusieurs étudiants, collaborent pour décrypter, à travers les vestiges conservés, divers aspects de la vie de ce village. Quand leurs analyses seront prêtes, une synthèse globale réunira l’ensemble de ces études. Les traditions et la vie du village pourront alors être racontées, à travers tout ce qui, dans ce livre, reste en coulisse. Déjà, des articles de fond, dont on ne donnera ici que quelques réfé-rences, sont publiés. C’est le cas du domaine des modes de subsistance, c’est-à-dire du rapport aux plantes et aux animaux43. C’est aussi celui des outils de la vie quo-tidienne : outils en os44 et en silex45, manches, ou encore récipients46 et matériel de mouture47. Les représentations, objets chargés de signi�cations symboliques notam-ment les pictogrammes, ont fait, à leur découverte, la célébrité du site. Ces petits objets gravés, témoignent en effet (5 000 ans avant l’invention de l’écriture), de la capacité des habitants de Jerf el Ahmar à mémoriser, �xer et transmettre un message.

Le livre qui réunira, tel un creuset pluridisciplinaire, toutes ces études, succédera vite, on l’espère, à celui qui est proposé aujourd’hui au lecteur.

La conception de l’ouvrage présent est née d’une seule idée, celle qui s’exprime dans son titre : l’architecture est le miroir des sociétés. Certes tout est miroir, de l’outil aban-donné avant d’être terminé, à la stèle votive. Et le préhistorien doit tout interroger, lui qui ne dispose d’aucun document écrit pour l’aider à comprendre. Mais, à partir du Néolithique, c’est dans l’architecture qu’il trouve la projection la plus directe du fonc-tionnement d’une société. À condition d’utiliser le terme au sens le plus large et de consi-dérer, non seulement les techniques de construction et les formes réalisées, mais aussi l’organisation de l’espace bâti et sa fréquentation. L'expérience nous force pourtant à nuancer ce point de vue. Le miroir n’est pas toujours limpide, les constructions et leur agencement ne sont pas systématiquement explicites. Jerf el Ahmar est un site particu-lièrement expressif pour au moins trois raisons. D'abord la fouille s’est étendue sur un millier de mètres carrés, soit environ 10 % de la surface totale du village néolithique, quand il était au maximum de son extension. C’est beaucoup, surtout pour un site pré-historique, et cela permet d’avoir une image suggestive de l’espace construit dans son ensemble. Ensuite, la qualité de conservation des vestiges est excellente grâce au fait que le matériau de base des constructions est la pierre, et que plusieurs incendies ont cuit les

43. Willcox 2002, 2004, 2005 ;  Willcox et Stordeur 2012 ; Helmer et al. 1998 ; Gourichon 2002.44. Le Dosseur 2011.45. Abbès 2007 ; Sanchez-Priego 2007.46. Stordeur 2004 ; Lebreton 2003.47. Bofill 2014.

Fig. 7 ; Fig. 3Fig. 3

Fig. 3 ; Fig. 4

Introduction

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éléments en terre qui, autrement, résistent mal au temps. La dernière raison est cultu-relle, et c’est là que peut s’expliquer le deuxième terme du titre. L’architecture de Jerf el Ahmar s’impose comme le « miroir d’une société complexe ». Le livre étant destiné à démontrer en quoi cette société est complexe, nous n’allons pas révéler nos arguments avant même qu’ils soient discutés. Mais on peut dévoiler ce qui, particulièrement dans ce site, a rendu possible une telle conclusion. La diversité des techniques de construc-tion, souvent nouvelles, la variété des formes et leurs transformations, la précision et la rigueur qui caractérisent les réalisations architecturales, ont permis de constituer une base de données solide et riche, dans laquelle l’interprétation a puisé, sans prendre trop de risques.

Ces risques, pourtant, existent et vont croissant, du début à la �n de ce livre. Ceci, à cause du choix d’un �l conducteur unique, allant du particulier (la maison) au général (le village). De l’instantané sur les caractères techniques ou morpholo-giques d’une construction, aux considérations sur la gestion de l’espace construit, l’on va du plus simple au plus compliqué. Chemin faisant, nos ré�exions seront d’abord directement ancrées dans le référentiel des données, pour prendre progres-sivement de la distance, voire de la hauteur, et en�n risquer quelques propositions plus théoriques.

Cette gradation peut être perçue dans l’énoncé même du contenu des chapitres.

La première partie, composée de trois chapitres, est consacrée aux constructions, prises individuellement, sans référence particulière au contexte villageois qui leur sert de cadre. Le premier chapitre est technique. Le lecteur y suivra les étapes fran-chies par les bâtisseurs : recherche, puis mise en forme des matériaux, élévation des murs, montage du toit, aménagement des sols. Un bilan du savoir-faire des habi-tants de Jerf el Ahmar clôt ce chapitre. Ce savoir-faire est mobilisé pour réaliser des constructions de structure, de type et de fonction variés. Pour en comprendre la logique, il fallait en systématiser le classement, ce qui fait l’objet du second cha-pitre, entièrement consacré à l’analyse des formes architecturales et à leur évolu-tion au cours du temps. En�n, la construction terminée, il n’y a plus qu’à l’habiter. Le troisième et dernier chapitre de cette partie examine les aménagements domes-tiques, pour comprendre comment ils sont conçus, construits et utilisés. Il ne man-quait plus, pour clore ce premier acte, faisant entrer en scène successivement la construction, les formes, et le fonctionnement des architectures, qu’à considérer leur destruction. Celle-ci est riche en enseignements, surtout si on la considère de façon synthétique, pour l’ensemble d’un épisode villageois. C’est pourquoi elle ne sera abordée que dans la deuxième partie du livre.

Le village de Jerf el Ahmar

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Cette deuxième partie, composée de deux chapitres, est en e�et consacrée au village. Ou plutôt à tous les villages qui (comme on l’a vu en abordant la stratigraphie) se sont succédé sur le site. Dans le Chapitre IV, on découvre que le terrain est préparé avant que ne s’implantent les constructions. On se demande, à ce stade, dans quelle mesure la gestion de l’espace construit est une a�aire individuelle ou une entreprise collective. À l’appui de cette ré�exion vient l’analyse de la structure de l’espace construit : agencement des bâtiments, circulation, utilisation collective des espaces extérieurs. Une première tentative d’interprétation est alors proposée à propos de l’organisation sociale de cette communauté villageoise. En�n le Chapitre V exploite l’ensemble des données dans une perspective diachronique. On y aborde la destruction des constructions et leur reconstruction au cours des épisodes qui se succèdent sur le site. L’interprétation se glisse alors dans de nouvelles catégories, avec les notions d’occupation individuelle du sol, de transmission et de mémoire. Elle s’appuie sur la continuité ou d’éventuelles ruptures dans l’occupation, notamment lorsque des « catastrophes » adviennent, par exemple un incendie généralisé.

Les synthèses partielles se limitent à de courts résumés des acquis. Les interpréta-tions, qui nécessitent une vision globale et une manipulation des données de toute nature, ont ainsi été réservées pour la synthèse �nale. Celle-ci fait l’objet de la der-nière partie du livre, occupée par un seul Chapitre (VI) et une Conclusion. C’est à ce niveau-là, seulement, que l’on abordera la question des pratiques funéraires. Pourquoi ne pas les traiter dans le cours même du livre, alors qu’elles sont directe-ment liées à l’architecture ? Parce que, dans ce site, on est écrasé par le « grand silence des morts ». Malgré l’amplitude des fouilles, malgré les tranchées d’explo-ration, les attestations restent d’une étonnante rareté. Elles sont totalement absentes dans la phase ancienne et au début de la phase moyenne. Trois niveaux seulement (II/E, I/E et II/W) en témoignent, et leur contexte est tellement particulier qu’il n’est intéressant de s’y arrêter qu’en les intégrant dans le questionnement global.

Ainsi donc, enrichies par quelques nouveaux éléments, les questions posées dès le début seront reprises dans cette synthèse. Et, but ultime de cet ouvrage, la propo-sition incluse dans son titre sera mise à l’épreuve : dans quelle mesure peut-on a�r-mer que l’architecture de Jerf el Ahmar est le miroir d’une société complexe ?

REMERCIEMENTS

Jerf el Ahmar est considéré comme site exceptionnel, notamment pour la conser-vation de ses vestiges. Mais l’équipe qui l’a interrogé l’était aussi, et j’en suis le témoin reconnaissant. La menace de la mise en eau rapide du barrage a permis de réunir des fonds su�sants pour que de nombreux étudiants expérimentés puissent

Introduction

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participer à ses cinq campagnes de fouille. Venus d’Europe, du Liban et de Syrie, ils ont formé un groupe cohérent d’une rare compétence, d’une énergie inébran-lable et d’un enthousiasme constant. Une centaine d’ouvriers et d’ouvrières, pay-sans des rives du �euve, ont dégagé les vestiges avec les fouilleurs et participé directement, lors de discussions communes, à leur compréhension. Dessinateurs, photographes et chercheurs spécialistes, collègues de toujours et collègues occa-sionnels, ont agi directement sur le terrain. Et c’est ainsi que toute une assemblée, réunie sur la fouille et au laboratoire a travaillé de concert pendant cinq ans, dans une ambiance que nul n’oubliera.

Spécialistes, fouilleurs, techniciens, ouvriers, ce livre est dédié à tous ceux qui ont réveillé et révélé Jerf el Ahmar.

Je tiens à nommer tous les participants, présents sur le terrain, pour que leur nom soit gravé dans ce livre. Bassam Jamous, codirecteur de la fouille franco-syrienne de Jerf el Ahmar, qui a toujours œuvré pour nous aider. Les spécialistes présents sur la fouille, ont participé, comme autant de solistes, à l’orchestre de terrain où s’amorçait l’échange interdisciplinaire. Les études archéozoologiques ont été diri-gées par Daniel Helmer, assisté de Lionel Gourichon et Ammar Haïdar. Les études archéobotaniques l’ont été par George Willcox, avec Sandra Fornite, Valérie Roitel (aux bois), et Aline Barbier (palynologue). L’industrie lithique a été prise en charge par Frédéric Abbès, avec Patricia Anderson et Juan-José Ibañez pour la tracéolo-gie, et Hara Procopiou pour le matériel de mouture. Pour la part géographique et géologique se sont complétés Laure Belmont, Vincent Caron, Julia Wattez (géoar-chéologue). Mais il ne faut pas oublier ceux qui, prenant le relais au Laboratoire sont rentrés dans l’orchestre : Josef Anfruns (restes humains), Hala Alarashi (parure), Diaa Albukaai (structures de combustion), Maria Bo�ll (mouture), Gaëlle Le Dosseur (industrie osseuse), Maud Lebreton (contenants).

Les images, que l’on trouve en grand nombre dans ce livre, ont été créées par Abro Deraprahamian et Michel Brenet pour le dessin et, pour la photographie, Magalie Roux, Michel Brenet, Yves Richard (photo cerf-volant) et Benoit Bireaud (mission de sauvetage). Jerf el Ahmar a été très gâté par beaucoup de talents. Ma reconnais-sance va principalement à Magalie Roux, à qui nous devons une couverture pho-tographique du terrain de qualité exceptionnelle.

Le chœur des fouilleurs donne son ampleur à l’œuvre. Ils apparaissent ici par ordre alphabétique, sauf quatre piliers, dont la présence constante et l’investissement a été un moteur particulièrement puissant : Michel Brenet (chef du projet « Sauver Jerf »), Sandra Fornite, �aer Yartah, Frédéric Abbès. Et, d’année en année : Hala Alarashi, Hatem Arouk, Gassia Artine, Blanche Bundgen, Mathieu Duplessis,

Le village de Jerf el Ahmar

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Arnau Ferrer-Anglada, Mila Folgado-Lopez, Céline Galtier, Peggy Gouverneur, Maya Haïdar, Sandrine Henry, Haitham Herzallah, Bertrand Houix, Wouroud Ibrahim, Jean-François Jet, Rima Khawam, Mirna Kinj, Renaud Lisfranc, �omas Margueron, Sylvia Martinez, Justicia Matamoros, Ihab Oummaoui, Jérôme Primault, Karine Raynaud, Jean-Claude Roux, Juan-Antonio Sanchez-Priego, Lucia Sorentino, Ghada Souleiman, Claude-Noelle Vaison, Eric Yeni. Ahmad Abu Arab a préparé nos repas, avec maestria et a�ection, sa participation a dépassé largement celle d’un simple cuisinier. En�n je rends un hommage très intense aux villageois de Jerf el Ahmar et des villages avoisinants, ouvriers et ouvrières, non seulement pour leur travail, mais pour l’hospitalité chaleureuse avec laquelle ils nous ont reçus, ouvert leurs maisons, fait participer à leurs joies et à leurs peines. Leur village, témoin de la beauté des architectures de la région, s’est perdu au fond du lac, mais il ne sera pas oublié.

Plusieurs archéologues ont visité ou séjourné sur la fouille. Jacques Cauvin, lors de plusieurs saisons, a participé directement au travail sur le matériel, illuminant de son savoir et de son génie les ré�exions que lui inspiraient les découvertes sur le ter-rain. Tous les visiteurs nous ont fait d’intéressants commentaires. J’en nommerai deux : Jean-Claude Margueron, dont l’intérêt pour les architectures de Jerf el Ahmar n’a jamais cessé, et Catherine Perlès qui, la première, a eu l'idée de compa-rer nos bâtiments aux kivas. Rien n’aurait été possible sans l’engagement de nos institutions, qui ont généreusement �nancé les fouilles de Jerf el Ahmar : le Ministère des A�aires étrangères français, le Ministère de la Culture syrien (Direction Générale des Antiquités et des Musées), le CNRS, la Communauté européenne. Financements qui ont été complétés par le mécénat : prix Clio, Fondation O. Aïdi.

Plusieurs années ont été nécessaires pour exploiter les données brutes de terrain, sur lesquelles se base ce livre. Lionel Gourichon, Laurent Dugué, et surtout Emmanuelle Regagnon ont repris, synthétisé, géoréférencé les relevés d’architec-ture. L’illustration, à laquelle j’ai accordé une attention toute particulière, a été mise au point par Obab Albdiyat, étudiant, à partir d’un stage d’« Initiation aux techniques informatiques de représentation architecturale appliquées à l’archéo-logie » sous la direction de Yves Ubelmann. Je remercie chaleureusement cet archi-tecte passionné d’archéologie qui, non seulement a réalisé les restitutions en 3D, mais a contribué à mes ré�exions, par ses remarques de professionnel. Je remercie tous mes collègues et amis qui m’ont encouragée et conseillée au cours de l’élabo-ration de cet ouvrage, et surtout deux chercheurs, collègues et amis de toujours. François Valla pour ses lectures critiques exigeantes et son soutien sans défaillance. Jean Guilaine pour sa préface, qui révèle son implication directe dans ce domaine de la recherche.

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Fig. 1. Localisation des sites mentionnés dans l’ouvrage.

Carte réalisée par E. Régagnon.