Le Village Aérien

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Jules verne

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30526. - PARIS, IMPRIMERIE GAUTHIER-VILLARS,

55, quai des Grands-Augustins.

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LE VILLAGE AÉRIEN

jillGOllftaS,par JULES VERNE

LES HISTOIRES DEJEAN-MARIE CABIDOULIN

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LE

VILLAGE AÉRIEN

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- DE£ VOYAGES EXT^AO^DINAIÏ^EJ^—

COLLECTION HETZELPARIS, 18, RUE JACOB

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

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PARIS. - IMPRIMERIE GAUTHIER-VILLARS.

29891 55, Quai des Grands-Augustins.

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LE VILLAGE AÉRIEN

APRÈS UNE LONGUE ÉTAPE.

« Et le Congo américain, demanda Max Huber, il n'en est doncpas encore question?.- A quoi bon, mon cher Max?. répondit John Cort. Est-ce que

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les vastes espaces nous manquent aux États-Unis?.. Que derégions

neuves et désertes à visiter entre l'Alaska et le Texas!. Avant d'allercoloniser au dehors, mieux vaut coloniser au dedans, je pense.

— Eh! mon cher John, les nations européennes finiront par s'êtrepartagé l'Afrique, si les choses continuent — soit une superficied'environ trois milliards d'hectares!. Les Américains les abandon-neront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais,

aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, auxBelges?.

— Les Américains n'en ont que faire — pas plus que les Russes,répliqua John Cort, et pour la même raison.

— Laquelle?.

— C'est qu'il est inutile de se fatiguer lesjambes, lorsqu'il suffit

d'étendre le bras.— Bon! mon cher John, le gouvernement fédéral réclamera, un

jour ou l'autre, sa part du gâteau africain. Il y a un Congo français,

un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indé-

pendant, et celui-ci n'attend que l'occasion de sacrifier son indépen-

dance!. Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois

mois.

— En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants.

— La différence n'est pas considérable, digne citoyen des États-

Unis, déclara Max Huber. Je le répète, en cette partie de l'Afrique,

l'Union pourrait se tailler une colonie superbe. On trouve là des

territoires fertiles qui ne demandent qu'à utiliser leur fertilité, sousl'influence d'une irrigation généreuse dont la nature a fait tous les

frais. Ils possèdent un réseau liquide qui ne tarit jamais.

— Même par cette abominable chaleur, observa John Cort, enépongeant son front calciné par le soleil tropical.

— Bah! n'y prenons plus garde! reprit Max Huber. Est-ce que

nous ne sommes pas acclimatés, je dirai négrifiés, si vous n'y

voyez pas d'inconvénient, cher ami?. Nous voici en mars seu-lement, et parlez-moi des températures de juillet, d'août, lorsque

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les rayons solaires vous percent la peau comme des vrilles de feu!.— N'importe, Max, nous aurons quelque peine à devenir Pahouins

ou Zanzibarites, avec notre léger épiderme de Français et d'Amé-

ricain! J'en conviens, cependant, nous allons achever une belle etintéressante campagne que la bonne fortune a favorisee. Mais il

me tarde d'être de retour à Libreville, de retrouver dans nos fac-

toreries un peu de cette tranquillité, de ce repos qui est bien dû à

des voyageurs après les trois mois d'un tel voyage.— D'accord, ami John, cette aventureuse expédition a présenté

quelque intérêt. Pourtant, l'avouerai-je, elle ne m'a pas donné toutce que j'en attendais.

— Comment, Max, plusieurs centaines de milles à travers un paysinconnu, pas mal de dangers affrontés au milieu de tribus peuaccueillantes, des coups de feu échangés à l'occasion contre des

coups de sagaies et des volées de flèches, des chasses que le lion

numide et la panthère libyenne ont daigné honorer de leur présence,des hécatombes d'éléphants faites au profit de notre chef Urdax,

une récolte d'ivoire de premier choix qui suffirait à fournir de

touches les pianos du monde entier!. Et vous ne vous déclarez passatisfait.

— Oui et non, John. Tout cela forme le menu ordinaire des explo-

rateurs de l'Afrique centrale. C'est ce que le lecteur rencontredans les récits des Barth, des Burton, des Speke, des Grant, desdu Chaillu, des Livingstone, des Stanley, des Serpa Pinto, desAnderson, des Cameron, des Mage, des Brazza, des Gallieni, desDibowsky, des Lejean, des Massari, des Wissemann, des Buonfanti,des Maistre. »

Le choc de l'avant-train du chariot contre une grosse pierre coupanet la nomenclature des conquérants africains que déroulait Max

Huber. John Cort en profita pour lui dire:« Alors vous comptiez trouver autre chose au cours de notre

voyage?.— Oui, mon cher John.

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—De l'imprévu?.

— Mieux que de l'imprévu, lequel, je le reconnais volontiers, nenous a pas fait défaut.

— De l'extraordinaire?.

— C'est le mot, mon ami, et, pas une fois, pas une seule, je n'ai

eu l'occasion de la jeter aux échos de la vieille Libye, cette énormequalification de portentosa, Africa due aux blagueurs classiques de

l'Antiquité.

— Allons, Max, je vois qu'une âme française est plus difficile à

contenter.

— Qu'une âme américaine. je l'avoue, John, si les souvenirs quevous emportez de notre campagne vous suffisent.

- Amplement, Max.

- Et si vous revenez content.- Content. surtout d'en revenir!

- Et vous pensez que des gens qui liraient le récit de ce voyages'écrieraient: « Diable, voilà qui est curieux! »

— Ils seraient exigeants, s'ils ne le criaient pas!

— A mon avis, ils ne le seraient pas assez.— Et le seraient, sans doute, riposta John Cort, si nous avions

terminé notre expédition dans l'estomac d'un lion ou dans le ventred'un anthropophage de l'Oubanghi.

— Non, John, non, et, sans aller jusqu'à ce genre de dénoue-

ment qui, d'ailleurs, n'est pas dénué d'un certain intérêt pour les

lecteurs et même pour les lectrices, en votre âme et conscience,devant Dieu et devant les hommes, oseriez-vousjurer que nous ayonsdécouvert et observé plus que n'avaient déjà observé et découvert

nos devanciers dans l'Afrique centrale?.

— Non, en effet, Max.

— Eh bien, moi, j'espérais être plus favorisé.

— Gourmand, qui prétend faire une vertu de sa gourmandise!répliqua John Cort. Pour mon compte, je me déclare repu, et jen'attendais pas de notre campagne plus qu'elle n'a donné.

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Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas. (Page 11.)

- C'est-à-dire rien, John.

- D'ailleurs, Max, le voyage n'est pas encore terminé, et, pen-dant les cinq ou six semaines que nécessitera le parcours d'ici àLibreville.

- Allons donc! s'écria Max Huber, un simple cheminement decaravane. le trantran ordinaire des étapes. une promenade endiligence, comme au bon temps.

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- Qui sait?. » dit John Cort.

Cette fois, le chariot s'arrêta pour la halte du soir au bas d'untertre couronné de cinq ou six beaux arbres, les seuls qui se mon-trassent sur cette vaste plaine, illuminée alors des feux du soleilcouchant.

Il était sept heures du soir. Grâce à la brièveté du crépuscule souscette latitude du neuvième degré nord, la nuit ne tarderait pas à

s'étendre. L'obscurité serait même profonde, car d'épais nuagesallaient voiler le rayonnement stellaire, et le croissant de la lune

venait de disparaître à l'horizon de l'ouest.Le chariot, uniquement destiné au transport des voyageurs, ne

contenait ni marchandisesni provisions. Que l'on se figure une sortede wagon disposé sur quatre roues massives, et mis en mouvement

par un attelage de six bœufs. A la partie antérieure s'ouvrait uneporte. Éclairé de petites fenêtres latérales, le wagon se divisait endeux chambres contiguës que séparait une cloison. Celle du fondétait réservée à deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-six ans, l'unaméricain, John Cort, l'autre français, Max Huber. Celle de l'avantétait occupée par un trafiquant portugais nommé Urdax, et par le

« foreloper » nommé Khamis. Ce foreloper, — c'est-à-direl'hommequi ouvre la marche d'une caravane, — était indigène du Cameroun

et très entendu à ce difficile métier de guide à travers les brûlants

espaces de l'Oubanghi.

Ii va de soi que la construction de ce wagon-chariot ne laissait

rien à reprendre au point de vue de la solidité. Après les épreuves

de cette longue et pénible expédition, sa caisse en bon état, ses rouesà peine usées au cercle de la jante, ses essieux ni fendus ni faussés,

on eût dit qu'il revenait d'une simple promenade de quinze à vingt

lieues, alors que son parcours se chiffrait par plus de deux mille

kilomètres.Trois mois auparavant, ce véhicule avait quitté Libreville, la capi-

tale du Congo français. De là, en suivant la direction de l'est, il

s'était avancé sur les plaines de l'Oubanghi plus loin que le cours du

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Bahar-el-Abiad, l'un des tributaires qui versent leurs eaux dans le

sud du lac Tchad.C'est à l'un des principaux affluents de la rive droite du Congo ou

Zaïre que cette contrée doit son nom. Elle s'étend à l'est du Came-

roun allemand, dont le gouverneurest le consul général d'Allemagnede l'Afriqueoccidentale, et elle ne saurait être actuellementdélimitée

par un trait précis sur les cartes, même les plus modernes. Si cen'est pas le désert, — un désert à végétation puissante, qui n'auraitaucun point de ressemblance avec le Sahara, — c'est du moins uneimmense région, sur laquelle se disséminent des villages à grandedistance les uns des autres. Les peuplades y guerroient sans cesse,s'asservissent ou s'entre-tuent, et s'y nourrissent encore de chairhumaine, tels les Moubouttous, entre le bassin du Nil et celui du

Congo. Et, ce qui est abominable, les enfants servent d'ordinaire à

l'assouvissement de ces instincts du cannibalisme. Aussi, les mission-naires se dévouent-ils pour sauver ces petites créatures, soit en lesenlevant par force, soit en les rachetant, et ils les élèvent chrétien-nement dans les missions établies le long du fleuve Siramba. Qu'on

ne l'oublie pas, ces missions ne tarderaient pas à succomber faute de

ressources, si la générosité des États européens, celle de la France

en particulier, venait à s'éteindre.Il convient même d'ajouter que, dans l'Oubanghi, les enfants indi-

gènes sont considérés comme monnaie courante pour les échangesdu commerce. On paye en petits garçons et en petites filles lesobjets de consommation que les trafiquants introduisent jusqu'aucentre du pays. Le plus riche indigène est donc celui dont la famille

est la plus nombreuse.

Mais, si le Portugais Urdax ne s'était pas aventuré à travers cesplaines dans un intérêt commercial, s'il n'avait pas eu à faire de

trafic avec les tribus riveraines de l'Oubanghi, s'il n'avait eu d'autreobjectif que de se procurer une certaine quantité d'ivoire en chas-

sant l'éléphant qui abonde en cette contrée, il n'était pas sans avoirpris contact avec les féroces peuplades congolaises. En plusieurs

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rencontres même, il dut tenir en respect des bandes hostiles etchanger en armes défensives contre les indigènes celles qu'il desti-nait à poursuivre les troupeaux de pachydermes. Au total, heureuseet fructueuse campagne qui ne comptait pas une seule victime parmile personnel de la caravane.

Or, précisément aux abords d'un village, près des sources duBahar-el-Abiad, John Cort et Max Huber avaient pu arracher unjeune enfant à l'affreux sort qui l'attendait et le racheter au prix de

quelques verroteries. C'était un petit garçon, âgé d'une dizained'années, de constitution robuste, intéressante et douce physionomie,de type nègre peu accentué. Ainsi que cela se voit chez quelquestribus, il avait le teint presque clair, la chevelure blonde et nonla laine crépue des noirs, le nez aquilin et non écrasé, les lèvresfines et non lippues. Ses yeux brillaient d'intelligence, et il éprouvabientôt pour ses sauveurs une sorte d'amour filial. Ce pauvre être,enlevé à sa tribu, sinon à sa famille, car il n'avait plus ni père ni

mère, se nommait Llanga. Après avoir été pendant quelque tempsinstruit par les missionnaires qui lui avaient appris un peu de françaiset d'anglais, une mauvaise chance l'avait fait retomber entre les mainsdes Denkas, et quel sort l'attendait, on le devine. Séduits par sonaffection caressante, par la reconnaissance qu'il leur témoignait, lesdeux amis se prirent d'une vive sympathie pour cet enfant; ils le

nourrirent, ils le vêtirent, ils l'élevèrent avec grand profit, tant il

montrait d'esprit précoce. Et, dès lors, quelle différencepour Llanga!

Au lieu d'être, comme les malheureux petits indigènes, à l'état de

marchandise vivante, il vivrait dans les factoreries de Libreville,devenu l'enfant adoptif de Max Huber et de John Cort. Ils en avaientpris la charge et ne l'abandonneraient plus!. Malgré son jeune âge,il comprenait cela, il se sentait aimé, une larme de bonheur coulaitde ses yeux chaque fois que les mains de Max Huber ou de JohnCort se posaient sur sa tête.

Lorsque le chariot eut fait halte, les bœufs, fatigués d'une longue

route par une température dévorante, se couchèrent sur la prairie.

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Aussitôt Llanga, qui venait de cheminer à pied pendant une partie

de l'étape, tantôt en avant, tantôt en arrière de l'attelage, accourut

au moment où ses deux protecteurs descendaient de la plate-forme.

« Tu n'es pas trop fatigué, Llanga?.. demanda John Cort, enprenant la main du petit garçon.

— Non. non!. bonnes jambes. et aime bien à courir, répon-dit Llanga, qui souriait des lèvres et des yeux à John Cort commeà Max Huber.

— Maintenant, il est temps de manger, dit ce dernier.

— Manger. oui. mon ami Max! »

Puis, après avoir baisé les mains qui lui étaient tendues, il alla semêler aux porteurs sous la ramure des grands arbres du tertre.

Si ce chariot ne servait qu'au transport du Portugais Urdax, de

Khamis et de leurs deux compagnons, c'est que colis et chargesd'ivoire étaient confiés au personnel de la caravane, — une cin-quantaine d'hommes, pour la plupart des noirs du Cameroun. Ilsavaient déposé à terre les défenses d'éléphants et les caisses quiassuraient la nourriture quotidienne en dehors de ce que fournissaitla chassesur ces giboyeuses contrées de l'Oubanghi.

Ces noirs ne sont que des mercenaires, rompus à ce métier, etpayés d'un assez haut prix, que permet de leur accorder le bénéfice

de .ces fructueuses expéditions. On peut même dire qu'ils n'ontjamais « couvé leurs œufs», pour employer l'expression parlaquelle on désigne les indigènes sédentaires. Habitués à porterdès l'enfance, ils porteront tant que leurs jambes ne leur feront pasdéfaut. Et, cependant, le métier est rude, quand il faut l'exercer

sous un tel climat. Les épaules chargées de ce pesant ivoire ou des

lourds colis de provisions, la chair souvent mise à vif, les piedsensanglantés, le torse écorché par le piquant des herbes, car ils sontà peu près nus, ils vont ainsi entre l'aube et onze heures du matin

et ils reprennent leur marche jusqu'au soir lorsque la grande cha-

leur est passée. Mais l'intérêt des trafiquants commande de les bien

payer, et ils les payent bien; de les bien nourrir, et ils les nour-

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rissent bien; de ne point les surmener au delà de toute mesure, etils ne les surmènent pas. Très réels sont les dangers de ces chasses

aux éléphants, sans parler de la rencontre possible des lions etdes panthères, et lechef doit pouvoir compter sur son personnel.

En outre, la récolte de la précieuse matière achevée, il importe quela caravane retourne heureusement et promptement aux factoreries

de la côte. Il y a donc avantage à ce qu'elle ne soit arrêtée ni pardes retards provenant de fatigues excessives, ni par les maladies —entre autres la petite vérole, dont les ravages sont les plus à craindre.

Aussi, pénétré de ces principes, servi par une vieille expérience, le

Portugais Urdax, en prenant un soin extrême de ses hommes,avait-il réussi jusqu'alors dans ces lucratives expéditions au centrede l'Afrique équatoriale.

Et telle était cette dernière, puisqu'elle lui valait un stock consi-dérable d'ivoire de belle qualité, rapporté des régions au delà duBahar-el-Abiad, presque sur la limite du Darfour.

Ce fut sous l'ombrage de magnifiques tamarins que s'organisa le

campement, et, lorsque John Cort, après que les porteurs eurentcommencé le déballage des provisions, interrogea le Portugais,voici la réponse qu'il obtint, en cette langue anglaise qu'Urdax par-lait couramment:

« Je pense, monsieur Cort, que le lieu de la halte est convenable,

et la table est toute servie pour nos attelages.

— En effet, ils auront là une herbe épaisse et grasse.dit John Cort.

— Et on la brouterait volontiers, ajouta Max Huber, si on possé-dait la structure d'un ruminant et trois estomacs pour la digérer!

— Merci, répliqua John Cort, mais je préfère un quartier d'anti-lope grillé sur les charbons, le biscuit dont nous sommes largementapprovisionnés, et nos quartauts de madère du Cap.

— Auquel on pourra mélanger quelques gouttes de ce rio limpidequi court à travers la plaine», observa le Portugais.

Et il montrait un cours d'eau, — affluent de l'Oubanghi, sansdoute, — qui coulait à un kilomètre du tertre.

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Le campement s'acheva sans retard. L'ivoire fut empilé par tas

à proximité du chariot. Les attelages vaguèrent autour des tamarins.

Des feux s'allumèrent çà et là avec le bois mort tombé des arbres.

Le foreloper s'assura que les divers groupes ne manquaient de

rien. La chair d'élan et d'antilope, fraîche ou séchée, abondait. Leschasseurs la pouvaient renouveler aisément. L'air se remplit de

l'odeur des grillades, et chacun fit preuve d'un appétit formidable

que justifiait cette demi-journéede marche.Il va sans dire que les armes et les munitions étaient restées dans

le chariot, — quelques caisses de cartouches, des fusils de chasse,des carabines, des revolvers, excellents engins de l'armement mo-derne, à la disposition du Portugais, de Khamis, de John Cort et de

Max Huber, en cas d'alerte.Le repas devait prendre fin une heure après. L'estomac apaisé,

et la fatigue aidant, la caravane ne tarderait pas à être plongéedans un profond sommeil.

Toutefois, le foreloper la confia à la surveillance de quelques-unsde ses hommes, qui devaient se relever de deux heures en deuxheures. En ces lointaines contrées, il y a toujours lieu de se gardercontre les êtres malintentionnés, à deux pieds comme à quatrepattes. Aussi, Urdax ne manquait-il pas de prendre toutes les

mesures de prudence. Agé de cinquante ans, vigoureux encore, trèsentendu à la conduite des expéditions de ce genre, il était d'uneextraordinaire endurance. De même, Khamis, trente-cinq ans,leste, souple, solide aussi, de grand sang-froid et de grand courage,offrait toute garantie pour la direction des caravanes à traversl'Afrique.

Ce fut au pied de l'un des tamarins que les deux amis et le Portu-gais s'assirent pour le souper, apporté par le petit garçon, et quevenait de préparer un des indigènes auquel étaient dévolues lesfonctions de cuisinier.

Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas plus que lesmâchoires. Manger n'empêche point de parler, lorsqu'on n'y met

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pas trop de hâte. De quoi s'entretint-on?. Des incidents de l'expé-

, dition durant le parcours vers le nord-est?. Point. Ceux qui pou-vaient se présenter au retour étaient d'un intérêt plus actuel. Le

cheminement serait long encore jusqu'aux factoreries de Libreville

— plus de deux mille kilomètres — ce qui exigerait de neuf à dix

semaines de marche. Or, dans cette seconde partie du voyage, qui

sait? avait dit John Cort à son compagnon, auquel il fallait mieux

que de l'imprévu, de l'extraordinaire.Jusqu'à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la

caravane avait redescendu vers l'Oubanghi, après avoir franchi les

gués de l'Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle

venait de s'arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle.

« Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du

sud-ouest.

— Et cela est d'autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si

mes yeux ne me trompent pas, l'horizon au sud est barré par uneforêt dont on ne voit l'extrême limite ni à l'est ni à l'ouest.

— Oui. immense! répliqua le Portugais. Si nous étions obligésde la contourner par l'est, des mois s'écouleraient avant que nousl'eussions laissée en arrière!.

— Tandis que par l'ouest.

— Par l'ouest, répondit Urdax, et sans trop allonger la route, ensuivant sa lisière, nous rencontrerons l'Oubanghi aux environs des

rapides de Zongo.

— Est-ce que de la traverser n'abrégerait pas le voyage?. demanda

Max Huber.

- Oui. d'une quinzaine de journées de marche.

- Alors. pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt?.

- Parce qu'elle est impénétrable.

- Oh! impénétrable!. répliqua Max Huber d'un air de doute.

- Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encoren'en suis-je pas sûr, puisque aucun ne l'a essayé. Quant à y

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« SI CE N'EST PAS DE L'EXTRAORDINAIRE, C'EST TOUT AU MOINS DE L'ÉTRANGE! ,(Page 26.)

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aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n'aboutirait pas.

— Vous dites, Urdax, que personne n'a jamais essayé de s'enga-

ger dans cette forêt?.

— Essayé. je ne sais, monsieur Max, mais qu'on y ait réussi.non. et, dans le Cameroun comme dans le Congo, personne nes'aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n'y

a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces?. Je nesais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin,

sans parler des arbres morts, qui doivent former d'insurmontablesobstacles.

— Insurmontables, Urdax?.

— Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n'allez pas vous emballer

sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n'avoir qu'à la contour-ner!. J'avoue qu'il ne m'irait guère de m'aventurer à travers unpareil labyrinthe d'arbres.

— Pas même pour savoir ce qu'il renferme?.

— Et que voulez-vous qu'on y trouve, Max?. Des royaumesinconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, desanimaux d'espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et desêtres humains à trois jambes?.

— Pourquoi pas, John?. Et rien de tel que d'y aller voir!. »

Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, sem-blait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n'aurait paspeur de l'y suivre.

« Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n'a pasl'intention de la traverser pour atteindre les rives de l'Ouban-ghi.

— Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s'exposer à n'enpouvoir plus sortir!

— Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permisà vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vousrisquer en ces impénétrables massifs. en rêve seulement, et encoren'est-ce pas même très prudent.

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— Riez, John, riez de moi à votre aise! Mais je me souviens de cequ'a dit un de nos poètes. je ne sais plus lequel:

Fouiller dans l'inconnu pour trouver du nouveau.

— Vraiment, Max?. Et quel estle vers qui rime avec celui-là?

— Ma foi. je l'ai oublié, John!

— Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, etallons dormir. »

C'était évidemment le parti le plus sage et sans s'abriter dans le

chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont

la fraîcheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte

encore après le coucher du soleil, cela n'était pas pour inquiéterdes habitués de « l'hôtel de la Belle-Étoile ». quand le temps le

permettait. Ce soir-là, bien que les constellations fussent cachéesderrière d'épais nuages, la pluie ne menaçant pas, il était infinimentpréférable de coucher en plein air.

Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis,étroitement enveloppés, s'étendirent entre les racines d'un tama-rin, — un vrai cadre de cabine, - et Llanga se blottit à leur côté,

comme un chien de garde.Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois

faire le tour du campement, s'assurer que les bœufs entravés nepourraient divaguer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à

leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étin-celle eût suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puistous deux revinrent près du tertre.

Le sommeil ne tarda pas à les prendre — un sommeil à ne pasentendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent-ils,

eux aussi?. En effet, après dix heures, il n'y eut personne poursignaler certains feux suspects qui se déplaçaient à la lisière de lagrande forêt.

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II

LES FEUX MOUVANTS.

Une distance de deux kilomètres au plus séparait le tertre des

sombres massifs au pied desquels allaient et venaient des flammesfuligineuses et vacillantes. On aurait pu en compter une dizaine,tantôt réunies, tantôt isolées, agitées parfois avec une violence quele calme de l'atmosphère ne justifiait pas. Qu'une bande d'indigènes

eût campé en cet endroit, qu'elle s'y fût installée en attendant le

jour, il y avait lieu de le présumer. Toutefois, ces feux n'étaient

pas ceux d'un campement. Ils se promenaient trop capricieusement

sur une centaine de toises, au lieu de se concentrer en un foyer

unique d'une halte de nuit.Il ne faut pas oublier que ces régions de l'Oubanghi sont fréquen-

tées par des tribus nomades, venues de l'Adamaoua ou du Barghimià l'ouest, ou même de l'Ouganda à l'est. Une caravane de trafiquantsn'aurait pas été assez imprudente pour signaler sa présence par cesfeux multiples, se mouvant dans des ténèbres. Seuls, des indigènespouvaient s'être arrêtés à cette place. Et qui sait s'ils n'étaient pasanimés d'intentions hostiles à l'égard de la caravane endormie sousla ramure des tamarins?

Quoi qu'il en soit, si, de ce chef, quelque danger la menaçait, si

plusieurs centaines de Pahouins, de Foundj, de Chiloux, de Bari,de Denkas ou autres n'attendaient que le moment de l'assaillir avecles chances d'une supériorité numérique, personne, — jusqu'à dix

heures et demie du moins, — n'avait pris aucune mesure défensive.Tout le monde dormait au campement, maîtres et serviteurs, et, cequi était plus grave, les porteurs chargés de se relever à leur postede surveillance étaient plongés dans un lourd sommeil.

Très heureusement, le jeune indigène se réveilla. Mais nul doute

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que ses yeux ne se fussent refermés à l'instant s'ils ne s'étaientdirigés vers l'horizon du sud. Sous ses paupières demi-closes il

sentit l'impression d'une lumière qui perçait cette nuit très noire.Il se détira, il se frotta les yeux, il regarda avec plus de soin.Non! il ne se trompait pas: des feux épars se mouvaient sur lalisière de la forêt.

Llanga eut la pensée que la caravane allait être attaquée. Ce futde sa part tout instinctif plutôt que réfléchi. En effet, des malfaiteurs

se préparant au massacre et au pillage n'ignorent pas qu'ils accrois-

sent leurs chances lorsqu'ils agissent par surprise. Ils ne se laissent

pas voir avant, et ceux-ci se fussent signalés?.L'enfant, ne voulant pas réveiller Max Huber et John Cort, rampa

sans bruit vers le chariot. Dès qu'il fut arrivé près du foreloper, il

lui mit la main sur l'épaule, le réveilla et, du doigt, lui montra lesfeux de l'horizon.

Khamis se redressa, observa pendant une minute ces flammes enmouvement,et, d'une voix dont il ne songeait point à adoucir l'éclat:

« Urdax! » dit-il.

Le Portugais, en homme habitué à se dégager vivement des

vapeurs du sommeil, fut debout en un instant.

« Qu'y a-t-il, Khamis?.

— Regardez! »

Et, le bras tendu, il indiquait la lisière illuminée au ras de la plaine.

« Alerte! » cria le Portugais de toute la force de ses poumons.En quelques secondes, le personnel de la caravane se trouva sur

pied, et les esprits furent tellement saisis par la gravité de cettesituation, que personne ne songea à incriminer les veilleurs pris endéfaut. 11 était certain que, sans Llanga, le campement eût étéenvahi pendant que dormaient Urdax et ses compagnons.

Inutile de mentionner que Max Huber et John Cort, se hâtant de

quitter l'entre-deux des racines, avaient rejoint le Portugais et le

foreloper.Il était un peu plus de dix heures et demie. Une profonde obscurité

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enveloppait la plaine sur les trois quarts de son périmètre, au nord,

à l'est et à l'ouest. Seul le sud s'éclairait de ces flammes falotes,

jetant de vives clartés lorsqu'elles tourbillonnaient, et dont on necomptait pas alors moins d'une cinquantaine.

« Il doit y avoir là un rassemblement d'indigènes, dit Urdax, et

probablement de ces Boudjos qui fréquentent les rivesdu Congo etde l'Oubanghi.

— Pour sûr, ajouta Khamis, ces flammes ne se sont pas allumées

toutes seules.— Et, fit observer John Cort, il y a des bras qui les portent et les

déplacent!

— Mais, dit Max Huber, ces bras doivent tenir à des épaules, cesépaules à des corps, et de ces corps nous n'apercevons pas un seul

au milieu de cette illumination.

— Cela vient de ce qu'ils sont un peu en dedans de la lisière,derrière les arbres. observa Khamis.

— Et remarquons, reprit Max Iluber, qu'il ne s'agit pas d'unebande en marche sur le contour de la forêt. Non! sices feux s'écar-

tent à droite et à gauche, ils reviennent toujours au même endroit.

— Là où doit être le campement de ces indigènes, affirma le fore-

loper.

— Votre opinion?. demanda John Cort à Urdax.

— Est que nous allons être attaqués, affirma celui-ci, et qu'ilfaut, à l'instant, faire nos préparatifs de défense.

— Mais pourquoi ces indigènes ne nous ont-ils pas assaillis avantde se montrer?

— Des noirs ne sont ph,^ des blancs, déclara le Portugais. Néan-moins, pour être peu avisés, ils n'en sont pas moins redoutables

par leur nombre et par leurs instincts féroces.

— Des panthères que nos missionnaires auront bien du mal àtransformer en agneaux!. ajouta Max Huber.

— Tenons-nous prêts! » conclut le Portugais.Oui, se tenir prêts à la défense, et se défendre jusqu'à la mort.

Page 32: Le Village Aérien

Il n'y a aucune pitié à espérer de ces tribus de l'Oubanghi. A quelpoint elles sont cruelles, on ne saurait se le figurer, et les plus sau-

vages peuplades de l'Australie, des Salomon, des Hébrides, de laNouvelle-Guinée, soutiendraient difficilement la comparaison avecde tels indigènes. Vers le centre de la région, ce ne sont que des

villages de cannibales, et les Pères de la Mission, qui bravent laplus épouvantable des morts, ne l'ignorent pas. On serait tenté de

classer ces êtres, fauves à face humaine, au rang des animaux, encette Afrique équatoriale où la faiblesse est un crime, où la force

est tout! Et de fait, même à l'âge d'homme, combien de ces noirs

ne possèdent pas les notions premières d'un enfant de cinq à six ans.Et, ce qu'il est permis d'affirmer, — les preuves abondent, les

missionnaires ont été souvent les témoins de ces affreusesscènes, — c'est que les sacrifices humains sont en usage dans le

pays. On tue les esclaves'sur la tombe de leurs maîtres, et lestêtes, fixées à une branche pliante, sont lancées au loin dès que le

couteau du féticheur les a tranchées. Entre la dixième et la seizièmeannée,les enfants servent de nourriture dans les cérémonies d'appa-rat, et certains chefs ne s'alimentent que de cette jeune chair.

A ces instincts de cannibales se joint l'instinct du pillage. Il lesentraîne parfois à de grandes distances sur le chemin des cara-vanes, qu'ils assaillent, dépouillent et détruisent. S'ils sont moinsbien armés que les trafiquants et leur personnel, ils ont le nombre

pour eux, et des milliers d'indigènes auront toujours raison de

quelques centaines de porteurs. Les forelopers ne l'ignorent pas.Aussi leur principale préoccupation est-elle de ne point s'engagerentre ces villages, tels Ngombé Dara, Kalaka Taimo et autrescompris dans la région de l'Aoukadépé et du Bahar-el-Abiad, où les,

missionnaires n'ont pas encore fait leur apparition, mais où ils

pénétreront un jour. Aucune crainte n'arrête le dévouement de cesderniers lorsqu'il s'agit d'arracher de petits êtres à la mort et de

régénérer ces races sauvages par l'influence de la civilisation chré-

tienne.

Page 33: Le Village Aérien

o Détalons, et au pas de course. »(Page 29.)

Depuis le commencement de l'expédition le Portugais Urdaxn'avait pas toujours pu éviter l'attaque des indigènes, mais il s'enétait tiré sans grand dommage et il ramenait son personnel au com-plet. Le retour promettait de s'accomplir dans des conditionsparfaites de sécurité. Cette forêt contournée par l'ouest, on auraitatteint la rive droite de l'Oubanghi, et on descendrait cette rivièrejusqu'à son embouchure sur la rive droite du Congo. A partir de

Page 34: Le Village Aérien

l'Oubanghi, le pays est fréquenté parlesmarchands, par les mission-

naires. Dès lors il y aurait moins à craindre du contact des tribusnomades que l'initiative française, anglaise, portugaise, allemande,refoule peu à peu vers les lointaines contrées du Darfour.

Mais, lorsque quelques journées de marche devaient suffire àatteindre le fleuve, la caravane n'allait-elle pas être arrêtée sur cetteroute, aux prises avec un tel nombre de pillards qu'elle finirait parsuccomber?. Il y avait lieu de le craindre. Dans tous les cas, elle

ne périrait pas sans s'être défendue, et, à la voix du Portugais, onprit toutes mesures pour organiser la résistance.

En un instant, Urdax, le foreloper, John Cort, Max Huber, furentarmés, carabines à la main, revolvers à la ceinture, la cartouchièrebien garnie. Le chariot contenait une douzaine de fusils et de

pistolets qui furent confiés à quelques-uns des porteurs dont onconnaissait la fidélité.

En même temps, Urdax donna l'ordre à son personnel de se posterautour des grands tamarins, afin de se mieuxabriter contre les flèches,dont la pointe empoisonnée occasionne des blessures mortelles.

On attendit. Aucun bruit ne traversait l'espace. Il ne semblatpas que les indigènes sefussent portés en avant de la forêt. L(sfeux se montraient incessamment, et, çà et là, s'agitaient de longspanaches de fumée jaunâtre.

« Ce sont des torches résineuses qui sont promenées sur lalisière des arbres.

— Assurément, répondit Max Huber, mais je persiste à ne pascomprendre pourquoi ces gens-là le font, s'ils ont l'intention de

nous attaquer.— Et je ne le comprends pas davantage, ajouta John Cort, s'ils

n'ont pas cette intention. »

C'était inexplicable, en effet. Il est vrai, de quoi s'étonner, dumoment qu'il s'agissait de ces brutes du haut Oubanghi?.

Une demi-heure s'écoula, sans amener aucun changement dansla situation. Le campement se tenait sur ses gardes. Les regards

Page 35: Le Village Aérien

fouillaient les sombres lointains de l'est et de l'ouest. Tandis que

les feux brillaient au sud, un détachement pouvait se glisser laté-

ralement pour attaquer la caravane grâce à l'obscurité.

En cette direction, la plaine était certainement déserte. Si pro-fonde que fût la nuit, un parti d'agresseurs n'aurait pu surprendre

le Portugais et ses compagnons, avant que ceux-ci eussent fait

usage de leurs armes.Un peu après, vers onze heures, Max Huber, se portant à quelques

pas du groupe que formaient Urdax, Khamis et John Cort, dit d'unevoix résolue:

« Il faut aller reconnaître l'ennemi.

— Est-ce bien utile, demanda John Cort, et la simple prudence

ne nous commande-t-ellepas de rester en observation jusqu'au leverdu jour?.

— Attendre. attendre. répliqua Max Iluber, après que notresommeil a été si fâcheusement interrompu. attendre pendant six

à sept heures encore, la main sur la garde du fusil!. Non! il fautsavoir au plus tôt à quoi s'en tenir!. Et, somme toute, si ces indi-

gènes n'ont aucune mauvaise intention, je ne serais pas fâché de mereblottir jusqu'au matin dans ce cadre de racines où je faisais de si

beaux rêves!— Qu'en pensez-vous?. demanda John Cort au Portugais qui

demeurait silencieux.

— Peut-être la proposition mérite-t-elle d'être acceptée, répli-qua-t-il, mais n'agissons pas sans précautions.

— Je m'offre pour aller en reconnaissance, dit Max Huber, etfiez-vous à moi.

— Je vous accompagnerai, ajouta le foreloper, si M. Urdax letrouve bon.

— Cela vaudra certes mieux, approuva le Portugais.

— Je puis aussi me joindre à vous., proposa John Cort.

— Non. restez, cher ami, insista Max Huber. A deux, noussuffirons. D'ailleurs, nous n'irons pas plus loin qu'il ne sera néces-

Page 36: Le Village Aérien

saire. Et, si nous découvrons un parti se dirigeant de ce côté, nousreviendrons en toute hâte.

— Assurez-vous que vos armes sont en état., recommandaJohn Cort.

— C'est fait, répondit Khamis, mais j'espère que nous n'aurons

pas à nous en servir pendant cette reconnaissance. L'essentiel estde ne pas se laisser voir.

— C'est mon avis », déclara le Portugais.Max Huber et le foreloper, marchant l'un près de l'autre, eurent,

vite dépassé le tertre des tamarins. Au delà, la plaine était un peumoins obscure. Un homme, cependant, n'y eût pu être signalé à la

distance d'une centaine de pas.Ils en avaient fait cinquante à peine, lorsqu'ils aperçurent Llanga

derrière eux. Sans rien dire, l'enfant les avait suivis en dehorsdu campement.

« Eh! pourquoi es-tu venu, petit?. dit Khamis.

— Oui, Llanga, reprit Max Huber, pourquoi n'es-tu pas resté

avec les autres?.— Allons. retourne., ordonna le foreloper.

— Oh! monsieur Max, murmura Llanga, avec vous. moi.avec vous.

— Mais tu sais bien que ton ami John est là-bas.

— Oui. mais mon ami Max. est ici.— Nous n'avons pas besoin de toi!. dit Khamis d'un ton

assez dur.

— Laissons-le, puisqu'il est là! reprit Max Huber. Il ne nousgênera pas, Khamis, et, avec ses yeux de chat sauvage, peut-êtredécouvrira-t-ildans l'ombre ce que nous ne pourrions y voir.

— Oui. je regarderai. je verrai loin!. assura l'enfant.

— C'est bon !. Tiens-toi près de moi, dit Max Huber, et

ouvre l'œil! »

Tous trois se portèrent en avant. Un quart d'heure après, ils étaientà moitié chemin entre le campement et la grande forêt.

Page 37: Le Village Aérien

Les feux développaient toujours leurs clartés au pied des massifs

et, moins éloignés, se manifestaient par de plus vifs éclats. Mais si

pénétrante que fût la vue du foreloper, si bonne que fût la lunette

que Max Huber venait d'extraire de son étui, si perçants que fussent

les regards du jeune « chat sauvage », il était impossible d'aperce-voir ceux qui agitaient ces torches.

Cela confirmait cette opinion du Portugais, que c'était sous le cou-vert des arbres, derrière les épaisses broussailles et les larges troncs,

que se mouvaient ces lueurs. Assur ément, les indigènes n'avaient

pas dépassé la limite de la forêt, et peut-être ne songeaient-ils pasà le faire.

En réalité, c'était de plus enplus inexplicable. S'il ne se trouvaitlà qu'une simple halte de noirs, ayant l'intention de se remettre enroute au point du jour, pourquoi cette illumination de la lisière?..,Quelle cérémonie nocturne les tenait éveillés à cette heure?.

« Et je me demande même, fit observer Max Huber, s'ils ont

reconnu notre caravane, et s'ils savent qu'elle est campée autourdes tamarins.

— En effet, répondit Khamis, il est possible qu'ils ne soient arrivésqu'à la tombée de la nuit, lorsqu'elle enveloppait déjà la plaine, et,

comme nos foyers étaient éteints, peut-être ignorent-ils que noussommes campés à courte distance?. Mais, demain, dès l'aube, ils

nous verront.- A moins que nous ne soyons repartis, Khamis. »

Max Huber et le foreloper reprirent leur marche en silence.Un demi-kilomètre fut franchi de telle sorte que, à ce moment, la

distance jusqu'à la forêt se réduisait à quelques centaines de mètres.Rien de suspect à la surface de ce sol traversé parfois du long jet

des torches. Aucune silhouette ne s'y découpait, ni au sud, ni aulevant, ni au couchant. Une agression ne semblait pas imminente.En outre, si rapprochés qu'ils fussent de la lisière, ni Max Huber,ni Khamis, ni Llanga ne parvinrent à découvrir les êtres qui signa-laient leur présence par ces multiples feux.

Page 38: Le Village Aérien

« Devons-nous nous approcher davantage?. demanda Max Huber,

après un arrêt de quelques instants.

— A quoi bon?. répondit Khamis. Ne serait-ce pas imprudent?.Il est possible, après tout, que notre caravane n'ait point été aper-çue, et si nous décampons cette nuit.

— J'aurais pourtant voulu être fixé!. répéta Max Huber. Cela seprésente dans des conditions si singulières. »

Et il n'en fallait pas tant pour surexciter une vive imagination

de Français.

« Retournons au tertre », répliqua le foreloper.

Cependant il dut s'avancer plus près encore, à la suite de Max

Huber, que Llanga n'avait pas voulu quitter. Et, peut-être, tous les

trois se fussent-ils portés jusqu'à la lisière, lorsque Khamis s'arrêtadéfinitivement.

« Pas un pas de plus! » dit-il à voix basse.Était-ce donc devant un danger imminent que le foreloper et son

compagnon suspendirent leur marche?. Avaient-ils entrevu ungroupe d'indigènes?.Allaient-ils être attaqués?. Ce qui était cer-tain, c'est qu'un brusque changement venait de se manifester dansla disposition des feux sur le bord de la forêt.

Un moment ces feux disparurent derrière le rideau des premiersarbres, confondus dans une obscurité profonde.

« Attention!. dit Max Huber.

— Enarrière!. » répondit Khamis.

Convenait-il de rétrograder dans la crainte d'une agression immé-

diate?. Peut-être. En tout cas, mieux valait ne pas battre en retraite

sans être prêt à répondre coup pour coup. Les carabines arméesremontèrent à l'épaule, tandis que les regards ne cessaient de fouillerles sombres massifs de la lisière.

Soudain, de cette ombre, les clartés ne tardèrent pas à jaillir de

nouveau au nombre d'une vingtaine.

« Parbleu! s'écria Max Huber, cette fois-ci, si ce n'est pas de

l'extraordinaire, c'est tout au moins de l'étrange! »

Page 39: Le Village Aérien

Ce mot semblera justifié pour cette raison que les torches, après

avoir brillé naguère au niveau de la plaine, jetaient alors de plus

vifs éclats entre cinquante et cent pieds au-dessus du sol.

Quant aux êtres quelconques qui agitaient ces torches, tantôt

sur les basses branches, tantôt sur les plus hautes, comme si unvent de flamme eût traversé cette épaisse frondaison, ni Max Huber,

ni le foreloper, ni Llanga ne parvinrent à en distinguer un seul.

« Eh! s'écria Max Huber, ne seraient-ce que des feux follets sejouant dans les arbres?. »

Khamis secoua la tête. L'explication du phénomène ne le satis-faisait point.

Qu'il y eût là quelque expansiond'hydrogène en exhalaisons enflam-

mées, une vingtaine de ces aigrettes que les orages accrochent

aussi bien aux branches des arbres qu'aux agrès d'un navire, non,certes, et ces feux, on ne pouvait les confondre avec les capricieusesfurolles de Saint-Elme. L'atmosphère n'était point saturée d'élec-tricité, et les nuages menaçaient plutôt de se résoudre en une de

ces pluies torrentielles qui inondent fréquemment la partie centraledu continent noir.

Mais, alors, pourquoi les indigènes campés au pied des arbress'étaient-ils hissés, les uns jusqu'à leur fourche, les autres jusqu'àleurs extrêmes branches?. Et à quel propos y promenaient-ils cesbrandons allumés, ces flambeaux de résine dont la déflagration fai-sait entendre ses craquements à cette distance?.

« Avançons. dit Max Iluber.

— Inutile, répondit le foreloper. Je ne crois pas que notre cam-pement soit menacé cette nuit, et il est préférable d'y revenir afinde rassurer nos compagnons.

- Nous serons plus en mesure de les rassurer, Khamis, lorsque

nous saurons à quoi nous en tenir sur la nature de ce phénomène.

— Non, monsieur Max, ne nous aventurons pas plus loin. Il estcertain qu'une tribu est réunie en cet endroit. Pour quelle raison

ces nomades agitent-ils ces flammes?. Pourquoi se sont-ils réfugiés

Page 40: Le Village Aérien

dans les arbres?. Est-ce afin d'éloigner des fauves qu'ils ontentretenu ces feux?.

— Des fauves?. répliqua Max Huber. Mais panthères, hyènes,bœufs sauvages, on les entendrait rugir ou meugler, et l'unique bruitqui nous arrive, c'est le crépitement de ces résines, qui menacentd'incendier la forêt!. Je veux savoir. »

Et Max Huber s'avança de quelques pas, suivi de Llanga, queKhamis rappelait vainement à lui.

Le foreloper hésitait sur ce qu'il devait faire dans son impuissanceà retenir l'impatient Français. Bref, ne voulant pas le laisser s'aven-

turer, il se disposait à l'accompagner jusqu'aux massifs, bien que, à

son avis, ce fût une impardonnable témérité.Soudain, il fit halte, à l'instant même où s'arrêtaient Max Huber

et Llanga. Tous trois se retournèrent, dos à la forêt. Ce n'étaientplus les clartés qui attiraient leur attention. D'ailleurs, comme ausouffle d'un subit ouragan, les torches venaient de s'éteindre, etde profondes ténèbres enveloppaient l'horizon.

Du côté opposé, une rumeur lointaine se propageait à traversl'espace, ou plutôt un concert de mugissements prolongés, de ron-flements nasards, à faire croire qu'un orgue gigantesque lançait sespuissantes ondes à la surface de la plaine.

Était-ce un orage qui montait sur cette partie du ciel, et dont lespremiers grondements troublaient l'atmosphère?.

Non!. Il ne se produisait aucun de ces météores, qui désolent si

souvent l'Afrique équatoriale d'un littoral à l'autre. Ces mugissements

caractéristiques trahissaient leur origine animale et ne provenaient

pas d'une répercussion des décharges de la foudre échangées dans

les profondeurs du ciel. Ils devaient sortir plutôt de gueules formi-dables, non de nuages électriques. Au surplus, les basses zones ne

se zébraient point des fulgurants zigzags qui se succèdent à courtsintervalles. Pas un éclair au-dessus de l'horizon du nord, aussisombre que l'horizon du sud. A travers les nues accumulées, pas untrait de feu entre les cirrus, empilés comme des ballots de vapeurs.

Page 41: Le Village Aérien

La harde n'était plus qu'à trois cents mètres. (Page 37 )

« Qu'est-ce cela, Khamis?. demanda Max Huber.

— Au campement., répondit le foreloper.

— Serait-ce donc?. » s'écria Marc Huber.Et, l'oreille tendue dans cette direction, il percevait un claironne-

ment plus distinct, strident parfois comme un sifflet de locomotive,

au milieu des larges rumeurs qui grandissaient en se rapprochant.

II Détalons, dit le foreloper, et au pas de course! »

Page 42: Le Village Aérien

III

DISPERSION.

Max Huber, Llanga et Khamis ne mirent pas dix minutes à franchir

les quinze cents mètres qui les séparaient du tertre. Ils ne s'étaient

pas même retournés une seule fois, ne s'inquiétant pas d'observer

si les indigènes, après avoir éteint leurs feux, cherchaient à les

poursuivre.Non, d'ailleurs, et, de ce côté, régnait le calme, alors que,à l'opposé, la plaine s'emplissait d'une agitation confuse et de sono-rités éclatantes.

Le campement, lorsque les deux hommes et le jeune enfant yarrivèrent, était en proie à l'épouvante, — épouvante justifiée parla menace d'un danger contre lequel le courage, l'intelligence nepouvaient rien. Y faire face, impossible! Le fuir?. En était-iltemps encore?.

Max Huber et Khamis avaient aussitôt rejoint John Cort et Urdax,postés à cinquante pas en avant du tertre.

« Une harde d'éléphants !. dit le foreloper.

- Oui, répondit le Portugais, et, dans moins d'un quart d'heure,

ils seront sur nous.- Gagnons la forêt, dit John Cort.

— Ce n'est pas la forêt qui les arrêtera., répliqua Khamis.

- Que sont devenus les indigènes?. s'informa John Cort.

- Nous n'avons pu les apercevoir., répondit Max Huber.

- Cependant, ils ne doivent pas avoir quitté la lisière!.

- Assurément non! »

Au loin, à une demi-lieue environ, on distinguait une large ondu-lation d'ombres qui se déplaçait sur l'étendue d'une centaine de

Page 43: Le Village Aérien

toises. C'était comme une énorme vague dont les volutes éche-

velées se fussent déroulées avec fracas. Un lourd piétinement se

propageait à travers la couche élastique du sol, et ce tremblotement

se faisait sentir jusqu'aux racines des tamarins. En même temps, le

mugissement prenait une intensité formidable. Dessouffles stridents,

des éclats cuivrés, s'échappaient de ces centaines de trompes, —autant de clairons sonnés à pleine bouche.

Les voyageurs de l'Afrique centrale ont pu justement comparercebruit à celui que ferait un train d'artillerie roulant à grande vitesse

sur un champde bataille. Soit! mais à la condition que les trompetteseussent jeté dans l'air leurs notes déchirantes. Que l'on juge de la

terreur à laquelle s'abandonnait le personnel de la caravane, menacé

d'être écrasé par ce troupeau d'éléphants!Chasser ces énormes animaux présente de sérieux dangers. Lors-

qu'on parvient à les surprendre isolément, à séparerde la bande à

laquelle il appartient un de ces pachydermes, lorsqu'il est possiblede le tirer dans des conditions qui assurent le coup, de l'atteindre,entre l'œil et l'oreille, d'une balle qui le tue presque instantanément,les dangers de cette chasse sont très diminués. En l'espèce, la harde

ne se composât-elle que d'une demi-douzaine de bêtes, les plussévères précautions, la plus extrême prudence sont indispensables.Devant cinq ou six couples d'éléphants courroucés, toute résistanceest impossible, alors que — dirait un mathématicien — leur masseest multipliée par le carré de leur vitesse.

Et, si c'est par centaines que ces formidables bêtes se jettentsur un campement, on ne peut pas plus les arrêter dans leur élanqu'on n'arrêteraitune avalanche,ou l'un de ces mascarets qui empor-tent les navires dans l'intérieur des terres à plusieurs kilomètres dulittoral.

Toutefois, si nombreux qu'ils soient, l'espèce finira par disparaître.Comme un éléphant rapporte environ cent francs d'ivoire, on leschasse à outrance.

Chaque année, d'après les calculs de M. Foa, on n'en tue pas

Page 44: Le Village Aérien

moins de quarante mille sur le continent africain, qui produisentsept cent cinquante mille kilogrammes d'ivoire expédiés en Angle-

terre. Avant un demi-siècle, il n'en restera plus un seul, bien que ladurée de leur existence soit considérable. Ne serait-il pas plus sagede tirer profit de ces précieux animaux par la domestication,puisqu'un éléphant est capable de porter la charge de trente-deuxhommes et de faire quatre fois plus de chemin qu'un piéton? Et puis,

étant domestiqués, ils vaudraient, comme dans l'Inde, de quinze

cents à deux mille francs, au lieu des cent francs que l'on tire' de

leur mort.L'éléphant d'Afrique forme, avec l'éléphant d'Asie, les deux seules

espèces existantes. On a établi quelque différence entre elles. Si lespremiers sont inférieurs par la taille à leurs congénères asiatiques,si leur peau est plus brune, leur front plus convexe, ils ont les oreillesplus larges, les défenses plus longues, ils montrent une humeurplus farouche, presque irréductible.

Pendantcette expédition, le Portugais n'avait eu qu'à se féliciter etaussi les deux amateurs de ce sport. On le répète, les pachydermes

-sont encore nombreux sur la terre libyenne. Les régions de l'Ou-banghi offrent un habitat qu'ils recherchent, des forêts et des plainesmarécageuses qu'ils affectionnent. Ils y vivent par troupes, d'ordi-naire surveilléespar un vieux mâle. En les attirant dans des enceintespalissadées,en leur préparant des trappes, en les attaquant lorsqu'ilsétaient isolés, Urdax et ses compagnons avaient fait bonne cam-

pagne, sans accidents sinon sans dangers ni fatigues. Mais, sur cette

route du retour, ne semblait-il pas que la troupe furieuse, dont les

cris emplissaient l'espace, allait écraser au passage toute la cara-vane?.

Si le Portugais avait eu le temps d'organiser la défensive, lors-qu'il croyait à une agression, des indigènes campés au bord delaforêt, que ferait-il contre cette irruption?. Du campement, il ne

-resterait bientôt plus que débris et poussière!. Toute la question seréduisait à ceci: le personnel parviendrait-il à se garer en se disper-

Page 45: Le Village Aérien

sant sur la plaine?. Qu'on ne l'oublie point, lavitesse de l'éléphant

est prodigieuse, et un cheval au galop ne saurait la dépasser.

« Il faut fuir. fuir à l'instant!. affirmaKhamis en s'adressant au

Portugais.

— Fuir!. » s'écria Urdax.Et le malheureux trafiquant comprenait bien que ce serait perdre,

avec son matériel, tout le produit de l'expédition.D'ailleurs, à demeurer au campement, le sauverait-il et n'était-ce

pas insensé que de s'obstiner à une résistance impossible?.Max Huber et John Cort attendaient qu'une résolution eût été

prise, décidés à s'y soumettre, quelle qu'elle fût.

Cependant la masse se rapprochait, et avec un tel tumulte qu'on

ne parvenait guère à s'entendre.Le foreloper répéta qu'il fallait s'éloigner au plus tôt.

« En quelle direction? demanda Max Huber.

- Dans la direction de la forêt.

— Et les indigènes?.- Le danger est moins pressant là-bas qu'ici », répondit Khamis.Que cela fût sûr, comment l'affirmer?. Toutefois, il y avait, du

moins, certitude qu'on nepouvait rester à cette place. Le seul parti,pour éviter l'écrasement, c'était de se réfugier à l'intérieur dela forêt.

Or, le temps ne manquerait-il pas?. Deux kilomètres à franchir,alors que la harde n'était qu'à la moitié tout au plus de cette dis-tance L

Chacun réclamait un ordre d'Urdax, ordre qu'il ne se résolvait pasà donner.

Enfin il s'écria:« Le chariot. le chariot!. Mettons-le à l'abri derrière le tertre.

Peut-être sera-t-il protégé.- Trop tard, répondit le foreloper.

- Fais ce que je te dis!. commanda le Portugais.- Comment?. » répliqua Khamis.

Page 46: Le Village Aérien

En effet, après avoir brisé leurs entraves, sans qu'il eût été pos-sible de les arrêter, les bœufs de l'attelage s'étaient sauvés, et,affolés, couraient même au-devant de l'énorme troupeau qui les

écraserait comme des mouches.A cette vue, Urdax voulut recourir au personnel de la caravane:« Ici, les porteurs!. cria-t-il.—Les porteurs?. répondit Khamis. Rappelez-les donc, car ils

prennent la fuite.- Les lâches! » s'écria John Cort.

Oui, tous ces noirs venaient de se jeter dans l'ouest du campement,les uns emportant des ballots, les autres chargés des défenses. Et ils

abandonnaient leurs chefs en lâches et aussi en voleurs!Il n'y avait plus à compter sur ces hommes. Ils ne reviendraient

pas. Ils trouveraient asile dans les villages indigènes. De la caravanerestaient seuls le Portugais et le foreloper, le Français, l'Américainet le jeune garçon.

« Le chariot. le chariot!. » répéta Urdax, qui s'entêtait à le

garer derrière le tertre.Khamis ne put se retenir de hausser les épaules. Il obéit cepen-

dant et, grâce au concours de Max Huber et de John Cort, le véhiculefut poussé au pied des arbres. Peut-être serait-il épargné, si la harde

se divisait en arrivant au groupe de tamarins?.Mais cette opération dura quelque temps, et, lorsqu'elle fut termi-

née, il était manifestement trop tard pour que le Portugais et sescompagnons pussent atteindre la forêt.

Khamis le calcula, et ne lança que ces deux mots:« Aux arbres! »

Une seule chance s'offrait: se hisser entre les branches des tama-rins afin d'éviter le premier choc tout au moins.

Auparavant Max Huber et John Cort s'introduisirent dans le cha-riot. Se charger de tous les paquets de cartouches qui restaient,

assurer ainsi le service des carabines s'il fallait en faire usage contreles éléphants, et aussi pour la route du retour, ce fut fait en un

Page 47: Le Village Aérien

instant avec l'aide du Portugais et du foreloper, lequel songea à se

munir de sa hachette et de sa gourde. En traversant les basses ré-

gions de l'Oubanghi, qui sait si ses compagnons et lui ne parvien-draient pas à gagner les factoreries de la côte?.

Quelle heure était-il à ce moment?. Onze heures dix-sept, — ce

que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flammed'une allumette. Son sang-froid ne l'avait pas abandonné, ce qui luipermettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis, et sansissue, si les éléphants s'arrêtaient au tertre, au lieu de se porter versl'est ou l'ouest de la plaine.

Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger,allait et venait près du chariot, observant l'énorme masse ondu-lante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.

« C'est de l'artillerie qu'il faudrait!. » murmura-t-il.Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu'il éprouvait. Il pos-

sédait ce calme étonnant de l'Africain, au sang arabe, ce sangplus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend lasensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur physique.Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être épaulé, il

attendait.Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait

plus à l'irréparable dommage dont il serait victime qu'aux dangersde cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant lesplus retentissants jurons de sa langue maternelle.

Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il netémoignait aucune crainte, n'ayant pas peur, du moment que sesdeux amis étaient là.

Et pourtant l'assourdissant vacarme se propageait avec une vio-lence inouïe, à mesure que s'approchait la chevauchée formidable.Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait. On sen-tait déjà un souffle qui traversait l'air comme les vents de tempête.A cette distance de quatre à cinq cents pas, les pachydermes pre-naient, dans la nuit, des dimensions démesurées, des apparences

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tératologiques. On eût dit d'une apocalypse de montres, dont les

trompes, comme un millier de serpents, se convulsaient dans uneagitation frénétique.

Il n'était que temps de se réfugier entre les branches des tama-rins, et peut-être la hardepasserait-elle sans avoir aperçu le Portu-gais et ses compagnons.

Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-dessus du sol. Presquesemblablesàdes noyers, très caractérisés

par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins, sortes de

dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de l'Afrique. En

même temps que les nègresfabriquent avec la partie gluante de

leurs fruits une boissonrafraîchissante, ils ont l'habitude de mêlerles gousses de ces arbres au riz dont ils se nourrissent, surtout dansles provinces littorales.

Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse fron-

daison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l'un à l'autre.Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à huitpieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette épaisseur présen-terait-elle une résistance suffisante, si les animaux se précipitaientcontre le tertre?

Les troncs n'offraient qu'une surface lisse juisquàla naissance despremières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessusdu sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche

eût été malaisé si Khamis n'avait eu à sa disposition quelques

« chamboks ». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, trèssouples, dont les forelopers se servent pour maintenir les attelagesde bœufs.

Grâce à l'une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l'avoirlancée à travers la fourche, purent se hisser à l'un des arbres. Enemployant de la même façon une courroie semblable, Max Huber etJohn Cort en firent autant. Dès qu'ils furent achevalés sur unebranche, ils envoyèrent l'extrémité du chambok à Llanga qu'ilsenlevèrent en un tour de main.

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Le Portugais avait perdu la tête. (Page 40.)

La harde n'était plus qu'à trois cents mètres. En deux ou troisminutes, elle aurait atteint le tertre:Cher ami, êtes-vous satisfait?. demanda ironiquement JohnCort a son camarade.

— Ce n'estencore que de l'imprévu, John!- Sans doute, Max, mais ce qui serait de l'extraordinaire, c'estque nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire!

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— Oui. à tout prendre, John, mieux eût valu ne point êtreexposé à cette attaque d'éléphants dont le contact est parfois brutal.

— C'est vraiment incroyable, mon cher Max, comme noussommes du même avis! » se contenta de répondre John Cort.

Ce que répliqua Huber, son ami ne put l'entendre. A cet instantéclatèrent des beuglements d'épouvante,puis de douleur, qui eussentfait tressaillir les plus braves.

En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui sepassait à une centaine de pas du tertre.

Après s'être sauvés, les bœufs ne pouvaient plus fuir que dans

la direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente etmesurée, y parviendraient-ils avant d'avoir été atteints?. Non, etils furent bientôt repoussés. En vain se défendirent-ils à coups de

pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout l'attelage il ne restaitplus qu'un seul bœuf qui, par malheur, vint se réfugier sous lebranchage des tamarins.

Oui, par malheur, car les éléphants l'y poursuivirent et s'ar-rêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, leruminant ne fut plus qu'un tas de chairs déchirées, d'os broyés,débris sanglants piétinés sous les pieds calleux aux ongles d'unedureté de fer.

Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de

voir s'éloigner ces bêtes furieuses.En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé

sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre. Anéanti

comme un jouet d'enfant, il n'en resta plus rien ni des roues, ni de

la caisse.Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du

Portugais, mais cela n'était pas pour arrêter ces centaines d'élé-phants, non plus que le coup de fusil qu'Urdax tira sur le plus rap-proché, dont la trompe s'enroulait autour de l'arbre. La balle ricocha

sur le dos de l'animal sans pénétrer dans ses chairs.Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même

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qu'aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime, peut-

être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles assaillants, les

détruire jusqu'au dernier, s'ils n'avaient été qu'en petit nombre. Le

jour n'aurait plus éclairé qu'un amoncellement d'énormes cadavres

au pied des tamarins. Mais trois cents, cinq cents, un millier de

ces animaux!. Est-il donc rare de rencontrer de pareilles agglo-

mérations dans les contrées de l'Afrique équatoriale, et les voya-

geurs, les trafiquants, ne parlent-ils pas d'immenses plaines quecouvrent à perte de vue les ruminants de toute sorte?.

« Cela se complique., observa John Cort.

— On peut même dire que ça se corse! » ajouta Max Huber.

Puis, s'adressant au jeune indigène achevalé près de lui:« Tu n'as pas peur?. demanda-t-il.

— Non, mon ami Max. avec vous., non! » répondit Llanga.Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à

des hommes aussi, de se sentir le cœur envahi d'une irrésistibleépouvante.

En effet, nul doute que les éléphants n'eussent aperçu, entre lesbranches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.

Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle serétrécit autour du tertre. Une douzaine d'animaux essayèrent d'ac-crocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant surles pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur d'unetrentaine de pieds, ils ne purent y réussir.

Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, — quatrecoups tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous lasombre ramure des tamarins.

Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firententendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu'aucun éléphant eût étémortellement atteint par les balles. Et, d'ailleurs, quatre de moins,cela n'eût pas compté!

Aussi, ce ne futplus aux branches inférieures que les trompesessayèrent de s'accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en même

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temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps. Et,

de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si solidement

que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent un ébranle-ment auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.

Des coups de feu retentirent encore — deux cette fois — tirés parle Portugais et le foreloper, dont l'arbre, secoué avec une extraordi-naire violence, les menaçait d'une chute prochaine.

Le Français et son compagnon, eux, n'avaient point déchargé

leurs carabines, bien qu'ils fussent prêts à le faire.

« A quoi bon?. avait dit John Cort.

— Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard,

nous pourrions nous repentir d'avoir brûlé ici notre dernière car-touche! »

En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax etKhamis fut tellement ébranlé qu'on l'entendit craquer sur toute salongueur.

Évidemment, s'il n'était pas déraciné, il se briserait. Lesanimaux l'attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec leurstrompes, l'ébranlaient jusque dans ses racines.

Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu'une minute,c'était risquer de s'abattre au pied du tertre:

« Venez! » cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l'arbrevoisin.

Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger inutile-ment sa carabine et ses revolvers, dont les balles glissaient surles peaux rugueuses des pachydermes comme sur une carapaced'alligator.

« Venez!. » répétaKhamis.Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence,

le foreloper parvint à saisir une des branches de l'arbre occupé parMax Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l'autre,contre lequel s'acharnaient les animaux:

« Urdax?.cria John Cort.

Page 53: Le Village Aérien

— Il n'a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait

plus ce qu'il fait!.- Le malheureuxva tomber.

- Nous ne pouvons le laisser là., dit Max Iluber.

- Il faut l'entraîner malgré lui., ajouta John Cort.

- Trop tard! » dit Khamis.Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin

s'abattit au bas du tertre.Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir;

ses cris indiquaient qu'il se débattait sous les pieds des éléphants,

et, comme ils cessèrent presque aussitôt, c'est que tout était fini.

« Le malheureux. le malheureux! murmura John Cort.

— A notre tour bientôt. dit Khamis.

— Ce serait regrettable! répliqua froidement Max Huber.

— Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis », déclara

John Cort.

Que faire?. Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les

autres arbres, agités comme sous le souffle d'une tempête. L'hor-rible fin d'Urdax n'était-elle pas réservée à ceux qui lui auraientsurvécu quelques minutes à peine?. Voyaient-ils la possibilitéd'abandonner le tamarin avant sa chute?. Et, s'ils se risquaient à

descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-ils à la poursuitede cette harde?.. Auraient-ils le temps d'atteindre la forêt?. Et,d'ailleurs, leur offrirait-elle toute sécurité?. Si les éléphants ne les

y poursuivaient pas, ne leur auraient-ils échappé que pour tomber

au pouvoir d'indigènes non moins féroces?.Cependant, que l'occasion se présentât de chercher refuge au

delà de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. Laraison commandait de préférer un danger non certain à un dangercertain.

L'arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations, plu-sieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le fore-loper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher prise,

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tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant pourLlanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu'il se retenait du

bras droit. Avant de très courts instants, ou les racines auraientcédé, ou le tronc serait brisé à sa base. Et la chute du tamarin,c'était la mort de ceux qui s'étaient réfugiés entre ses branches,l'épouvantable écrasement du Portugais Urdax!.

Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines

cédèrent enfin, le sol se souleva, et l'arbre se coucha plutôt qu'il nes'abattit le long du tertre.

« A la forêt. à la forêt!. » cria Khamis.

Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le

recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le foreloper,

dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois autres le sui-

virent aussitôt dans sa fuite.

Tout d'abord, acharnés contre les arbres restés debout, les ani-

maux n'avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre

ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces. JohnCort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce fardeau,prêt également à décharger sa carabine sur le premier de la hardequi serait à sa portée.

Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi undemi-kilomètre, lorsqu'une dizaine d'éléphants, se détachant de la

troupe, commencèrent à les poursuivre.

« Courage. courage!. cria Khamis. Conservons notre avance!..Nous arriverons!. »

Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé.Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.

«Laisse-moi. laisse-moi,mon ami Max!. J'ai de bonnes jambes.laisse-moi!. »

Max Huber ne l'écoutait pas et tâchait de ne point rester enarrière.

Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensible-ment gagné de l'avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses

Page 55: Le Village Aérien

compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après cette

formidable galopade.Cependant la lisière ne se trouvait plus qu'à quelques centaines

de pas, et n'était-ce point le salut probable, sinon assuré, derrière

ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux ne pour-raient manœuvrer?.

« Vite. vite!. répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieurMax.

— Non, Khamis. j'irai jusqu'au bout! »

Un des éléphantsne se trouvait plus qu'à une douzaine de mètres.On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de sonsouffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient le galop.

Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se maintenait pas

sans peine près de ses compagnons.Alors John Cort s'arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un

instant, fit feu et frappa, paraît-il, l'éléphant au bon endroit. Laballe lui avait traversé le cœur, il tomba foudroyé.

« Coup heureux! » murmura John Cort, et il se reprit à fuir.Les autres animaux, arrivés peu d'instants après, entourèrent la

masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et sescompagnons allaient profiter.

Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, laharde

ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.Aucun feu n'avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes

des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l'obscur horizon.Epuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d'atteindre

leur but?.« Hardi. hardi!. » criait Khamis.S'il n'y avait plus qu'une centaine de pas à franchir, les éléphants

n'étaient que de quarante en arrière.Par un suprême effort — celui de l'instinct de la conservation —

Khamis, Max Iluber, John Cort se jetèrent entre les premiers arbres,et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.

Page 56: Le Village Aérien

En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient

si pressés qu'elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle

dimension qu'elle ne parvint pas à les renverser. En vain les trompes

se glissèrent à travers les interstices, en vain les derniers rangspoussèrent les premiers.

Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre des éléphants, auxquels

la grande forêt de l'Oubanghi opposait un insurmontable obstacle.

Page 57: Le Village Aérien

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IV

PARTI A PRENDRE, PARTI PRIS.

Il était près de minuit. Restaient six heures à passer en complèteobscurité.Sixlongues

heures de craintes et de dangers!. Que

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Khamis et ses compagnons fussent à l'abri derrière l'infranchissablebarrière des arbres, cela semblait acquis. Mais si la sécurité étaitassurée de ce chef, un autre danger menaçait. Au milieu de lanuit, est-ce que des feux multiples ne s'étaient pas montrés sur lalisière?. Est-ce que les hautes ramures ne s'étaient pas illuminéesd'inexplicables lueurs?. Pouvait-on douter qu'un parti d'indigènes

ne fût campé en cet endroit?. N'y avait-il pas à craindre une agres-sion contre laquelle aucune défense ne serait possible?.

« Veillons, dit le foreloper, dès qu'il eut repris haleine après cetteépoumonante course, et lorsque le Français et l'Américain furent enétat de lui répondre.

— Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser uneattaque! Les nomades ne sauraient être éloignés. C'est surcette'partie de la lisière qu'ils ont fait halte, et voici les restes d'unfoyer, d'où s'échappent encore quelques étincelles. »

En effet, à cinq ou six pas, au pied d'un arbre, des charbons brû-laient en jetant une clarté rougeâtre.

Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous letaillis..

Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s'illefallait.

L'absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes.Il n'avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature àinspirer la crainte d'un danger immédiat.

« Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il estcertain que les indigènes l'ont quittée.

— Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu'ils ont vu appa-raître les éléphants, observa John Cort.

— Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Maxet moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ontretenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-cepar crainte?. Ces gens devaient se croire en sûreté derrière lesarbres. Je ne m'explique pas bien.

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- Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n'est pasfavorable aux explications. Attendons le jour, et, je l'avoue, j'auraisquelque peine à rester éveillé. mes yeux se ferment malgré moi.- Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclaraJohn Cort.

- On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeiln'obéit pas, il commande. Bonsoir et à demain!

»Un instant après, Max Huber, étendu au pied d'un arbre, était

plongé dans un profond sommeil.« Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi,

nous veilleronsjusqu'au matin.

- J'y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C'est dansmes habitudes, et je vous conseille d'imiter votre ami.»

On pouvait s'en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas uneminute de sa surveillance.Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui voulutrésister. Pendant un quart d'heure encore, il s'entretint avec leforeloper. Tous deux parlèrent de l'infortuné Portugais, auquelKhamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnonsavaient apprécié les qualités au cours de cette campagne :« Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyantabandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé.- Pauvre homme! » murmura John Cort.Ce furentles deux derniers mots qu'il prononça. Vaincu par lafatigue, il

s'allongea

sur l'herbe et s'endormit aussitôt.Seul l'œil aux aguets, prêtant l'oreille, épiant les moindres bruits,sa carabine à portée de la main, fouillant du regard l'ombre épaisse,se relevant parfois afin de mieux sonder les profondeurs du

sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller sescompagnons, s'il y avaitlieu de se défendre, Khamis veilla jusqu'aux premières

lueursdujour.

Aquelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence decaractère

qui existait entre les deux amis français et américain.

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John Cort était d'un esprit très sérieux et très pratique, qualitéshabituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à Boston, etbien qu'il fût Yankee par son origine, il ne se révélait que par les

bons côtés du Yankee. Très curieux des questions de géographie etd'anthropologie, l'étude des races humaines l'intéressait au plus

haut degré. A ces mérites, il joignait un grand courage et eût poussé

le dévouement à ses amis jusqu'au dernier sacrifice.

Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées loin-

taines où l'avaient transporté les hasards de l'existence, ne le cédait

à John Cort ni par la tête ni par le cœur. Mais, de sens moins pra-tique, on eût pu dire qu'il « vivait en vers» alors que John Cort

« vivait en prose ». Son tempérament le lançait volontiers à la pour-suite de l'extraordinaire. Ainsi qu'on a dû le remarquer, il auraitété capable de regrettables témérités pour satisfaire ses instinctsd'imaginatif, si son prudent compagnon eût cessé de le retenir.Cette heureuse intervention avait eu plusieurs occasions de s'exercerdepuis le départ de Libreville.

Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 surla rive gauche de l'estuaire du Gabon, elle compte actuellement de

quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y réside,et il ne faudrait pas y chercher d'autres édificesque sa propre maison.L'hôpital, l'établissement des missionnaires, et, pour la partie indus-trielle et commerciale, les parcs à charbon, les magasins et les char-tiers constituent toute la ville.

A trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le village

de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes, anglaises etaméricaines.

C'était là que Max Huber et John Cort s'étaient connus cinq ou six

ans plus tôt et liés d'une solide amitié. Leurs familles possédaientdes intérêts considérables dans la factorerie américaine de Glass.Tous deux y occupaient des emplois supérieurs. Cet établissement semaintenait en pleine fortune, faisant le trafic de l'ivoire, des huilesd'arachides, du vin de palme, des diverses productions du pays:

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telle la noix du gourou, apéritive et vivifiante; telle la baie de kaffa,d'arome si pénétrant et d'énergie si fortifiante, l'une et l'autre large-ment expédiées sur les marchés de l'Amérique et de l'Europe.

Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé leprojet de visiter la région qui s'étend à l'est du Congo français etdu Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n'hésitèrent pas à sejoindre au personnel d'une caravane sur le point de quitter Libre-villepour cette contrée où les éléphants abondent au delà du Bahar-el-Abiad, jusqu'aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous deuxconnaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax, origi-naire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un habile tra-fiquant.

Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d'ivoireque Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu'elle revenaitdu Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait pas la mau-vaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la plupart, sousprétexte de chasser l'éléphant, se livrent au massacre des indigènes,et, ainsi que le dit l'intrépide explorateur de l'Afrique équatorialel'ivoire qu'ils rapportent est teint de sang humain.

Non! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accep-terlacompagnie d'Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de lacaravane,ce Khamis,

qui ne devait en aucune circonstance ména-ger ni son dévouementni son zèle.Lacampagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John CortetMaxHuber

supportèrent avec une remarquable endurance lesfatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute,ilsreve.

naient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leurbarra

laroute du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane leurman-

quait, alors qu'une distance de plus de deux mille kilomètres lesséparait encore de Libreville.La«GrandeForêt

», ainsi l'avait qualifiée Urdax, cette forêtd'Oubanghidont ils avaient franchi la limite, justifiait cette quali-fication.

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Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces espaces,couverts de millions d'arbres, et leurs dimensions sont telles que la

plupart des États d'Europe n'en égalent point la superficie.On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui sont

situées dans l'Amérique du Nord, dans l'Amérique du Sud, dansla Sibérie et dans l'Afrique centrale.

La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu'àla baie d'Hudson et la presqu'île de Labrador, couvre, dans les pro-vinces de Québec et de l'Ontario, au nord du Saint-Laurent, uneaire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante kilo-

mètres sur une largeur de seize cents.La seconde occupe dans la vallée de l'Amazone, au nord-ouest du

Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en longueur

et de deux mille en largeur.La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d'une part

et deux mille sept cents de l'autre, hérisse de ses énormes conifères,d'une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de la Sibérieméridionale, depuis les plaines du bassin de l'Obi, à l'ouest, jusqu'àla vallée de l'Indighiska, à l'est, contrée qu'arrosent l'Yenisséi,l'Olamk, la Léna et la Yana.

La quatrième s'étend depuis la vallée du Congo jusqu'aux sourcesdu Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, quidépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, sedéveloppe l'immense étendue de région ignorée que présente cettepartie de l'Afrique parallèle à l'équateur, au nord de l'Ogoué et du

Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois la sur-face de la France.

On ne l'a point oublié; il entrait dans la pensée du PortugaisUrdax de ne pas s'aventurer à travers cette forêt, mais de la con-tourner par le nord et l'ouest. D'ailleurs, comment le chariot et sonattelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce labyrinthe? Quitte à

accroître l'itinéraire de quelques journées de marche, la caravanesuivrait, le long de la lisière, un chemin plus facile qui conduisait

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à la rive droite de l'Oubanghi, et, de là, il serait aisé de regagnerles factoreries de Libreville.A présent, la situation était modifiée. Plus rien des impedimenta

d'un nombreux personnel, des charges d'un matériel encombrant.Plus de chariot, plus de bœufs, plus d'objets de campement. Seule-ment trois hommes et un jeune enfant, auxquels manquaient lesmoyens de transport à cinq cents lieues du littoral de l'Atlantique.

Quel parti convenait-il de prendre? En revenir à l'itinéraire indi-que par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou bienessayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les ren-contres de nomades seraient moins à redouter, route qui abrégeraitle parcours jusqu'aux frontières du Congo français?.

Telle serait l'importante question à traiter, puis à résoudre, dès.que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l'aube prochaine

Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucunincident n'avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir uneagression nocturne. A plusieurs reprises, le foreloper,sonrevolvera la main, s'était éloigné d'une cinquantaine de pas, rampant entreles broussailles, lorsque se produisait aux alentours quelque bruitde nature à inquiéter sa vigilance.Cen'étaient qu'un craquementde branchemorte, le coup d'aile d'un gros oiseau à traversles ramuresle piétinement d'un ruminant autour du lieu de halte et aussi

cesvagues rumeurs forestières, lorsque, sous le vent de la nuit, fris-sonnent les hautes frondaisons.

Dès que les deux amis rouvrirent les yeux, ils furent sur pied.« Et les indigènes?. demanda John Cort.— Ils n'ont point reparu, répondit Khamis.- N'ont-ils pas laissé des traces de leur passage?.-C'est à supposer, monsieur John, et probablement près de la,lisière.

— Voyons, Khamis. »Tous trois, suivis de Llanga, se glissèrent du côté de la plaine.A trente pas de là, les indices ne manquèrent point: empreintes

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multiples, herbes foulées au pied des arbres, débris de branches

résineuses consumées à demi, tas de cendres où pétillaient quelquesétincelles, ronces dont les plus sèches dégageaient encore un peude fumée. D'ailleurs aucun être humain sous bois, ni sur les bran-ches, entre lesquelles, cinq ou six heures auparavant, s'agitaient lesflammes mouvantes.

« Partis., dit Max Huber.

— Ou du moins éloignés, répondit Khamis, et il ne me semble

pas que nous ayons à craindre.

— Si les indigènes se sont éloignés, fit observer John Cort, les

éléphants n'ont pas pris exemple sur eux!. »

Et, de fait, les monstrueux pachydermes rôdaient toujours auxabords de la forêt. Plusieurs s'entêtaient vainement à vouloir ren-verser les arbres par de vigoureuses poussées. Quant au bouquet detamarins, Khamis et ses compagnons purent constater qu'il étaitabattu. Le tertre, dépouillé de son ombrage, ne formait plus qu'unelégère tumescence à la surface de la plaine.

Sur le conseil du foreloper, Max Huber et John Cort évitèrent de

se montrer, dans l'espoir que les éléphants quitteraient la plaine.

« Cela nous permettrait de retourner au campement, dit MaxIluber, et de recueillir cequi reste du matériel. peut-être quelquescaisses de conserves, des munitions.

— Et aussi, ajouta John Cort, de donner une sépulture conve-nable à ce malheureuxUrdax.

— Il n'y faut pas songer tant que les éléphantsseront sur la lisière,répondit Khamis. Au surplus, pour ce qui est du matériel, il doitêtre réduit à des débris informes! »

Le foreloper avait raison, et, comme les éléphants ne manifes-taient point l'intention de se retirer, il n'y eut plus qu'à décider cequ'il convenait de faire. Khamis, Johri Cort, Max Huber et Llangarevinrent donc sur leurs pas.

En chemin, Max Huber fut assez heureux pour tuer une bellepièce, qui devait assurer la nourriture pour deux ou trois jours.

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C'était un inyala, sorte d'antilope à pelage gris. (Page 53.)

Cétait un inyala, sorte d'antilope à pelage grismélangé depoilsbruns animal de grande taille, celui-ci un mâle, armédecornes

spiralifères, dont une fourrure épaisse garnissait la poitrine et lapartie inférieure du corps. La balle l'avait frappé àl'instantoùsa

tête se glissait entre les broussailles.Cet inyala devait peser de deux cent cinquante à trois cents livres.En levoyant tomber, Llanga avait couru comme un jeune chien.

Page 66: Le Village Aérien

Mais, on l'imagine, il n'aurait pu rapporter un tel gibier, et ily eutlieu de lui venir en aide.

Le foreloper, qui avait l'habitude de ces opérations, dépeça la bêteet en garda les morceauxutilisables, lesquels furent rapportés prèsdu foyer. John Cort y jeta une brassée de bois mort, qui pétilla enquelques minutes; puis, dès qu'un lit de charbons ardents fut formé,Khamis y déposa plusieurs tranches d'une chair appétissante.

Des conserves, des biscuits, dont la caravane possédait nombre de

caisses, il ne pouvait plus être question, et, sans doute, les porteurs

en avaient enlevé la plus grande partie. Très heureusement, dansles giboyeuses forêts de l'Afrique centrale, un chasseur est toujourssûr de se suffire, s'il sait se contenter de viandes rôties ou grillées.

Il est vrai, ce qui importe, c'est que les munitions ne fassent pasdéfaut. Or, John Cort, Max Huber, Khamis étaient munis chacund'une carabine de précision et d'un revolver. Ces armes adroitementmaniées devaient leur rendre service, mais encore fallait-il que lescartouchières fussent convenablement remplies. Or, tout comptefait, et bien qu'avant de quitter le chariot ils eussent bourré leurspoches, ils n'avaient plus qu'une cinquantaine de coups à tirer.Mince approvisionnement, on l'avouera, surtout s'ils étaient obligésde se défendre contre les fauves ou les nomades, pendant six centskilomètres jusqu'à la rive droite de l'Oubanghi. A partir de ce point,Khamis et ses compagnons devaient pouvoir se ravitailler sans tropde peine, soit dans les villages, soit dans les établissements des mis-

sionnaires, soit même à bord des flottilles qui descendent le grandtributaire du Congo.

Après s'être sérieusement repus de la chair d'inyala, et rafraîchisde l'eau limpide d'un ruisselet qui serpentait entre les arbres, toustrois délibérèrent sur le parti à prendre.

Et, en premier lieu, John Cort s'exprimade la sorte:« Khamis, jusqu'ici Urdax était notre chef. Il nous a toujours

trouvés prêts à suivre ses conseils, car nous avions confiance en lui.Cette confiance, vous nous l'inspirez par votre caractère et votre

Page 67: Le Village Aérien

expérience. Dites-nous ce que vous jugez à propos de faire dans

la situation où nous sommes, et notre acquiescement vous est

assuré.— Certes, ajouta Max Huber, il n'y aura jamais désaccord

entre nous.

— Vous connaissez ce pays, Khamis, reprit John Cort. Depuisnombre d'années vous y conduisez des caravanes avec un dévoue-ment que nous avons été à même d'apprécier. C'est à ce dévoue-ment comme à votre fidélité que nous faisons appel, et je sais queni l'un ni l'autre ne nous manqueront.

— Monsieur John, monsieur Max, vous pouvez compter surmoi. », répondit simplement le foreloper.

Et il serra les mains qui se tendirent vers lui, auxquelles se joignitcelle de Llanga.

« Quel est votre avis?. demanda John Cort. Devons-nous ou nonrenoncer au projet d'Urdax de contourner la forêt par l'ouest?.

— Il faut la traverser, répondit sans hésiter le foreloper. Nous n'y

serons pas exposés à de mauvaises rencontres: des fauves, peut-être; des indigènes, non. Ni Pahouins, ni Denkas, ni Founds, ni

Boughos ne se sont jamais risqués à l'intérieur, ni aucune peupladede l'Oubanghi. Les dangers sont plus grands pour nous en plaine,

surtout de la part des nomades. Dans cette forêt où une caravanen'aurait pu s'engager avec ses attelages, des hommes à pied ont la

possibilité de trouver passage. Je le répète, dirigeons-nous vers lesud-ouest, et j'ai bon espoir d'arriver sans erreur aux rapides de

Zongo. »

Ces rapides barrent le cours de l'Oubanghi à l'angle que fait larivière en quittant la direction ouest pour la direction sud. A s'enrapporter aux voyageurs, c'est là que la grande forêt prolonge sonextrême pointe. De là, il n'y a plus qu'à suivre les plaines

sur le parallèle de l'équateur, et, grâce aux caravanes très nom-breuses en cette région, les moyens de ravitaillement et de transportseraient fréquents.

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L'avis de Khamis était donc sage. En outre, l'itinéraire qu'il pro-posait devait abréger le cheminement jusqu'à l'Oubanghi. Toute lg,

question tenait à la nature des obstacles que présenterait cette forêt

profonde. De sentier praticable, il ne fallait pas espérer qu'il enexistât: peut-être quelques passées d'animaux sauvages, buffles,rhinocéros et autres lourds mammifères. Quant au sol, il seraitembarrassé de broussailles, ce qui eût nécessité l'emploi de la

hache, alors que le foreloper en était réduit à sa hachette et ses

compagnons à leurs couteaux de poche. Néanmoins, il n'y aurait

pas à subir de longs retards pendant la marche.Après avoir soulevé ces objections, John Cort n'hésita plus. Rela-

tivement à la difficulté de s'orienter sous les arbres dont le soleil

perçait à peine le dôme épais, même à son zénith, inutile de s'enpréoccuper.

En effet, une sorte d'instinct, semblable à celui des animaux, —instinctinexplicableet qui se rencontrechez quelquesraces d'hommes,

— permet aux Chinois entre autres, comme à plusieurs tribus sau-vages du Far-West, de se guider par l'ouïe et par l'odorat plus

encore que par la vue, et de reconnaître la direction à de certainsindices. Or Khamis possédait cette faculté d'orientation à un degré

rare; il en avait maintes fois donné des preuves décisives. Dans

une certaine mesure, le Français et l'Américain pourraient s'enrapporter à cette aptitude plutôt physique qu'intellectuelle, peusujette à l'erreur, et sans avoir besoin de relever la position du

soleil.

Quant aux autres obstacles qu'offrait la traversée de la forêt,voici ce que répondit le foreloper:

« Monsieur John, je sais que nous ne trouverons pour tout sentierqu'un sol obstrué de ronces, de bois mort, d'arbres tombés devieillesse, enfin d'obstacles peu aisés à franchir. Mais admettez-vousqu'une si vaste forêt ne soit pas arrosée de quelques cours d'eau,lesquels ne peuvent être que des affluents de l'Oubanghi ?.- Ne fût-ce que celui qui coule à l'est du tertre, fit observer

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Max Huber. Il se dirige vers la forêt, et pourquoi ne deviendrait-il

pas rivière?. Dans ce cas, un radeau que nous construirions.quelques troncs liés ensemble.

— N'allez pas si vite, cher ami, dit John Cort, et ne vous laissez

pas emporter par votre imagination à la surface de ce rio. imagi-

naire.— Monsieur Max a raison, déclara Khamis. Vers le couchant,

nous rencontrerons ce cours d'eau qui doit se jeter dans l'Ou-banghi.

— D'accord, répliqua John Cort, mais nous les connaissons, cesrivières de l'Afrique, pour la plupart innavigables.

— Vous ne voyez que les difficultés, mon cher John.— Mieux vaut les voir avant qu'après, mon cher Max! »

John Cort disait vrai. Les rivières et les fleuves de l'Afriquen'offrent pas les mêmes avantages que ceux de l'Amérique, de l'Asie

et de l'Europe. On en compte quatre principaux: le Nil, le Zambèze,le Congo, le Niger, que de nombreux affluents alimentent, et leréseau liquide de leur bassin est considérable. Malgré cette dispo-sition naturelle, ils ne facilitent que médiocrement les expéditionsà l'intérieur du continent noir. D'après les récits des voyageurs queleur passion de découvreurs a conduits à travers ces immenses terri-toires, les fleuves africains ne sauraient être comparés au Mississipi,

au Saint-Laurent, à la Volga, à l'Iraouaddy, au Brahmapoutre, auGange, à l'Indus. Le volume de leurs eaux est de beaucoup moinsabondant, si leur parcours égale celui de ces puissantes artères, et, à

quelque distance en amont des embouchures, ils ne peuvent porterdes navires de tonnage moyen. En outre, ce sont des bas-fonds quiles interceptent, des cataractes ou des chutes qui les coupent d'unerive à l'autre, des rapides d'une telle violence qu'aucune embarca-

tion ne se risque à les remonter. Là est une des raisons qui rendentl'Afrique centrale si réfractaire aux efforts tentés jusqu'ici.

L'objection de John Cort avait donc sa valeur, Khamis ne pouvait

le méconnaître. Mais, en somme, elle n'était pas de nature à faire

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rejeter le projet du foreloper, qui, d'autre part, présentait de réels

avantages.

« Si nous rencontrons un cours d'eau, répondit-il, nous le descen-drons tant qu'il ne sera pas interrompu par des obstacles. S'il estpossible de tourner ces obstacles, nous les tournerons. Dans le cascontraire, nous reprendrons notre marche.

— Aussi, répliqua John Cort, ne suis-je pas opposé à votre pro-position, Khamis, et je pense que nous avons tout bénéfice à nousdiriger vers l'Oubanghi en suivant un de ses tributaires, si faire

se peut. »

Au point où la discussion était arrivée, il n'y avait plus que deux

mots à répondre:« En route!. » s'écria Max Huber.Et ses compagnons les répétèrent après lui.Au fond, ce projet convenait à Max Huber : s'aventurer à l'inté-

rieur decette immense forêt, impénétrée jusqu'alors, sinon impéné-trable.Peut-être y rencontrerait-il enfin cet extraordinaire que,depuis trois mois, il n'avait pas trouvé dans les régions du hautOubanghil!

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V

PREMIÈRE JOURNÉE DE MARCHE.

Il était un peu plus de huit heures lorsque John Cort, Max Huber,

Khamis et l'enfant prirent direction vers le sud-ouest.

A quelle distance apparaîtrait le cours d'eau qu'ils comptaient

suivre jusqu'à son confluent avec l'Oubanghi?. Aucun d'eux nel'eût pu dire. Et si c'était celui qui paraissait couler vers la forêt,

après avoir contourné le tertre des tamarins, n'obliquait-il pas à l'est

sans la traverser?. Et, enfin, si les obstacles, roches ou rapides,encombraient son lit au point de le rendre innavigable?. D'autrepart, si cette immense agglomération d'arbres était dépourvue de

sentiers ou du moins de passées ouvertes par les animaux entre leshalliers, comment des piétons pourraient-ils s'y frayer une routesans employer le fer ou le feu?. Khamis et ses compagnons trou-veraient-ils, dans les parties fréquentées par les gros quadrupèdes,le sol dégagé, les broussailles piétinées, les lianes rompues, lecheminement libre?.

Llanga, comme un agile furet, courait en avant, bien que JohnCort lui recommandât de ne pas s'éloigner. Mais, lorsqu'on le perdaitde vue, sa voix perçante ne cessait de se faire entendre.

« Par ici. par ici! » criait-il.Et tous trois marchaient vers lui, en suivant les percées dans

lesquelles il venait de s'engager.Lorsqu'il fallut s'orienter à travers ce labyrinthe, l'instinct du forc-

loper intervint utilement. D'ailleurs, par l'interstice des frondaisons,il était possible de relever la position du soleil. En ce mois de mars,à l'heure de sa culmination, il montait presque au zénith, qui, pourcette latitude, occupe la ligne de l'équateur céleste.

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Cependant le feuillage s'épaississait à ce point que c'est à peinesi un demi-jour régnait sous ces milliers d'arbres. Par les tempscouverts, ce devaitêtre presque de l'obscurité, et, la nuit, toutecirculation deviendrait impossible. Il est vrai, l'intention de Khamisétait de faire halte entre le soir et le matin, de choisir un abri aupied de quelque tronc au cas de pluie, de n'allumer de feu que juste

pour cuire le gibier abattu dans l'avant ou l'après-midi. Quoique

la forêt ne dût pas être fréquentée par les nomades, — et on n'avait

pas relevé trace de ceux qui avaient campé sur la lisière, — mieux

valait ne point signaler sa présence par l'éclat d'un foyer. Au sur-plus, quelques braises ardentes, disposées sous la cendre, devaientsuffire à la cuisine, et il n'y avait rien à craindre du froid à cetteépoque de la saison africaine.

En effet, la caravane avait déjà eu à souffrir des chaleurs en par-courantles plaines de la région intertropicale. La température yatteignait un degré excessif. Sous l'abri de ces arbres, Khamis,Max Huber, John Cort seraient moins éprouvés, les conditions étantplus favorables au long et pénible parcoursque leur imposaient lescirconstances. Il va de soi que pendant ces nuits, imprégnées desfeux du jour, à la condition que le temps fût sec, il n'y avait aucuninconvénient àcoucher en plein air.

La pluie, c'était là ce qui était le plus à craindre dans une contréeoù les saisons sont toutes pluvieuses. Sur la zone équinoxialesoufflent les vents alizés qui s'y neutralisent. De ce phénomèneclimatérique il résulte que, l'atmosphère étant généralement calme,les nuages épanchent leurs vapeurs condensées en d'interminables

averses. Toutefois, depuis une semaine, le ciel s'était rasséréné

au retour de la lune, et, puisque le satellite terrestre parait avoir

une influence météorologique, peut-être pouvait-on compter sur unequinzaine de jours que ne troublerait pas la lutte des éléments.

En cette partie de la forêt qui s'abaissait en pente peu sensible

vers les rives de l'Oubanghi, le terrain n'était pas marécageux, cequ'il serait sans doute plus au sud. Le sol, très ferme, était tapissé

Page 73: Le Village Aérien

Les fougères de vingt sortes qu'il fallait écarter. (Page 02.)d'uneherbe haute et drue qui rendait le cheminement lent et diff-,-cile, lorsque le pied des animaux ne l'avait pas foulée

- Eh! fit observer Max Huber, il est regrettable que nos éléphantsn'aient

pas pu foncer jusqu'ici!.Ils auraient briséles

lianes,déchiré les broussailles, aplani le sentier, écrasé les ronces— Et nous avec. répliqua John Cort.- Assurément, affirma le foreloper. Contentons-nous de ce qu'ont

Page 74: Le Village Aérien

fait les rhinocéros et les buffles. Où ils ont passé, il y aura pournous passage. »

Khamis, d'ailleurs, connaissait ces forêts de l'Afrique centrale

pour avoir souvent parcouru celles du Congo et du Cameroun. Oncomprendra, dès lors, qu'il ne fût point embarrassé de répondrerelativement aux essences forestières si diverses, qui foisonnaientdans celle-ci. John Cort s'intéressaità l'étude de ces magnifiqueséchantillons du règne végétal, à ces phanérogames dont on a cata-logué tant d'espèces entre le Congo et le Nil.

« Et puis, disait-il, il en est d'utilisables, susceptibles de varierle monotone menu des grillades. »

Sans parler des gigantesques tamarins réunis en grand nombre,les mimosas d'une hauteur extraordinaire et les baobabs dres-saient leurs cimes à une altitude de cent cinquante pieds. A vingtet trente mètres s'élevaient certains spécimens de la famille deseuphorbiacées, à branches épineuses, à feuilles larges de six à septpouces, doublées d'une écorce à substance laiteuse, et dont la noix,lorsque le fruit est mûr, fait explosion en projetant la semence de

nés seize compartiments. Et, s'il n'eût possédé l'instinct de l'orien-tation, Khamis n'aurait-il pu s'en rapporter aux indications dusylphinumlacinatum, puisque les feuilles radicales de cet arbuste

se tordent de manière à présenter leurs faces l'une à l'est, l'autre àl'ouest.

En vérité, un Brésilien perdu sous ces profonds massifs se serait

cru au milieu des forêts vierges du bassin de l'Amazone. Tandis queMax Huber pestait contre les buissons nains qui hérissaient le sol,John Cort ne se lassait pas d'admirer ces tapis verdoyants de hautelisse, où se multipliaient le phrynium et les aniômes, les fougèresde vingt sortes qu'il fallait écarter. Et quelle variété d'arbres, les

uns de bois dur, les autres de bois mou! Ceux-ci, ainsi que le fait

remarquer Stanley, — Voyage dans les ténèbres de l'Afrique, —remplacent le pin et le sapin des zones hyperboréennes. Rienqu'avec leurs larges feuilles, les indigènes se construisent des

Page 75: Le Village Aérien

cabanes pour une halte de quelques jours. En outre, la forêt possé-dait encore en grand nombre des teks, des acajous, des cœurs-verts,des arbres de fer, des campêches de nature imputrescible, des copalsde venue superbe, des manguiers arborescents, des sycomores quipouvaient rivaliser avec les plus beaux de l'Afrique orientale, desorangers à l'état sauvage, des figuiers dont le tronc était blanccomme s'il eût été chaulé, des « mpafous

« colossaux et autresarbres de toutes espèces.En réalité, ces multiples produits du règne végétal ne sont pasassez pressés pour nuire au développement de leur ramure sousl'influence d'un climat à la fois chaud et humide. Il y aurait eu pas-sage même pour les chariots d'une caravane, si des câbles, mesu-rant jusqu'à un pied d'épaisseur, n'eussent été tendus entre leursbases. C'étaient d'interminables lianes qui s'enroulaient autour desfûts comme des fouillis de serpents. De toutes parts s'enchevêtraient

un enguirlandement de branchages dont on ne saurait se faire uneidée, des tortis capricieux, des festons ininterrompus allant desmassifs aux halliers. Pas un rameau qui ne fût rattaché au rameauvoisin Pas un tronc qui ne fût relié par ces longues chaînes végé-tales, dont quelques-unes pendaient jusqu'à terre comme des stalac-tites de verdure! Pas une rugueuse écorçe qui ne fût tapissée demousses épaisses et veloutées sur lesquelles couraient des milliersd'insectes aux ailes pointillées d'or!Et desmoindres amalgames de ces frondaisons s'échappait unconcert de gazouillements, de hululements, ici des cris, là deschants, qui s'éparpillaientdu matin au soir.

Leschants,c'étaient des myriades de becs qui les lançaient enroulades, rossignolades, trilles plus variés et plusaigus que

ceux

unsifflet dequartier-maîtreà

bordd'unnaviredeguerre.Etcomment n'être point assourdi par ce monde ailé des

perroquetsdes huppes, des hiboux, des écureuilsvolants, des merles, desper-ruches, des tette-chèvres, sans compterlesoiseaux-mouches, agglo-mérés comme un essaimd'abeilles entre les hautes branches?

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Les cris, c'étaient ceux d'une colonie simienne, un charivariqueaccord de babouins à poil grisâtre, de colobes encamaillés, de gre-nuches à fourrure noire, de chimpanzés, de mandrilles, de gorilles,les plus vigoureux et les plus redoutables singes de la faune afri-caine. Jusqu'alors, ces quadrumanes, bien qu'ils fussent en bandes,

ne s'étaient livrés à aucune manifestation hostile contre Khamis et

ses compagnons, les premiers hommes, sans doute, qu'ils aperce-vaient au fond de cette forêt de l'Afrique centrale. Il y avait lieude croire, en effet, que jamais êtres humains ne s'étaient aventurés

sous ces massifs. De là, chez la gent simienne, plus de curiosité quede colère. En d'autres parties du Congo et du Cameroun, il n'en eût

pas été de même. Depuis longtemps, l'homme y a fait son apparition.Les chasseurs d'ivoire, auxquels des centaines de bandits, indi-gènes ou non, prêtent leur concours, n'en sont plus à étonner des

singes, depuis longtemps témoins des ravages que ces aventuriersexercent, et qui coûtent tant de vies humaines.

Après une première halte au milieu de la journée, une secondefut faite à six heures du soir. Le cheminement avait présenté parfoisde réelles difficultés en présence d'inextricables réseaux de lianes.Les couper ou les rompre exigeait un pénible travail. Toutefois, surune grande étendue du parcours s'ouvraient des sentiers fré-quentés plus particulièrement par les buffles, dont quelques-uns

furent entrevus derrière les buissons, - entre autres des onjas de

forte taille.

Ces ruminants ne laissent point d'être redoutables, grâce à leur

force prodigieuse, et les chasseurs doivent éviter, quand ils les atta-

quent, d'être chargés par eux. Les tirer entre les deux yeux, pastrop bas, afin que la blessure soit foudroyante, c'est le plus sûr

moyen de les abattre.John Cort et Max Huber n'avaient jamais eu l'occasion d'exercer

leur adresse contre ces onjas, qui s'étaient tenus hors de portée.

D'ailleurs, la chair d'antilope ne manquant pas encore, il importait

de ménager les munitions. Aucun coup de fusil ne devait retentir

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pendant cette traversée, à moins qu'il ne s'agît de la défense

personnelle ou de la nécessité de pourvoir à la nourriture quoti-dienne.

Ce fut au bord d'une petite clairière que, le soir venu, Khamisdonna le signal d'arrêt, au pied d'un arbre qui dépassait la futaieenvironnante. A six mètres du sol s'étendait son feuillage d'un verttirant sur le gris, entremêlé de fleurs d'un duvet blanchâtre tombant

en neige autour d'un tronc à l'écorce argentée. C'était un de cescotonniers d'Afrique, dont les racines sont disposées en arcs-boutants, et sous lesquelles on peut s'abriter.

« Le lit est tout fait!. s'écria Max Huber. Pas de sommier élas-tique, sans doute, mais un matelas de coton, et nous en auronsl'étrenne! »

Le feu allumé avec le briquet et l'amadou dont Khamis étaitamplement approvisionné, ce repas fut semblable au premier du

matin et au deuxième de la méridienne. Par malheur, - mais

comment ne point s'y résigner? — manque absolu de ce biscuitqui avait remplacé le pain pendant la campagne. On se contentadonc des grillades, lesquelles satisfirent l'appétit dans une largemesure.

Le souper fini, avant d'aller s'étendre entre les racines du coton-nier, John Cort dit au foreloper :

« Si je ne me trompe, nous avons toujours marché dans le sensdu sud-ouest.

— Toujours, répondit Khamis. Chaque fois que j'ai pu apercevoirle soleil, j'ai relevé la route.

— A combien de lieues estimez-vous nos étapes pendant cettejournée?.

— Quatre à cinq, monsieur John, et, si nous continuons dela sorte, en moins d'un mois nous aurons atteint les bords del'Oubanghi.

— Bon, reprit John Cort, n'est-il pas prudent de compter avec lesmauvaises chances?.

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— Et aussi avec les bonnes, repartit Max Huber. Qui sait si nousne découvrirons pas quelque cours d'eau, qui nous permettra dedescendre sans fatigue.

— Jusqu'ici il ne semble pas, mon cher Max.

— C'est que nous ne sommes pas assez avancés en direction de

l'ouest, affirma Khamis, et je serais très surpris si demain. ouaprès-demain.

— Faisons comme si nous ne devions pas renconter une rivière,répliqua John Cort. Somme toute, un voyage d'une trentaine de

jours, si les difficultés ne sont pas plus insurmontables que pendant

cette première journée, ce n'est pas pour effrayer des chasseursafricanisés comme nous le sommes!

— Et encore, ajouta Max Huber, je crains bien que cette mysté-

rieuse forêt ne soit totalement dépourvue de mystère!— Tant mieux, Max!- Tant pis, John! — Et, maintenant, Llanga, allons dormir.

- Oui, mon ami Max », répondit l'enfant, dont les yeux se fer-

maient de sommeil, après les fatigues d'une longue route pendant

laquelle il n'était jamais resté en arrière.Aussi fallut-il le transporter entre les racines du cotonnier et

l'accoter dans le meilleur coin.

Le foreloper s'était offert à veiller toute la nuit. Ses compagnonsn'y voulurent point consentir. On se relayerait de trois heures entrois heures, bien que les entours de la clairière ne parussent passuspects. Mais la prudencecommandait d'être sur ses gardes jusqu'aulever du jour.

Ce fut Max Huber qui prit la première faction, tandis que JohnCort et Khamis s'étendaient sur le blanc duvet tombé de l'arbre.

Max Huber, sa carabine chargée à portée de la main, appuyé

contre une des racines, s'abandonna au charme de cette tranquillenuit. Dans les profondeurs de la forêt, tous les bruits du jouravaient cessé. Il ne passait entre les ramures qu'une haleine régu-lière, la respiration de ces arbres endormis. Les rayons de la lune,

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très élevée vers le zénith, glissaient par les interstices du feuillageet zébraient le sol de zigzags argentés. Au delà de la clairière, lesdessous s'illuminaientaussi du scintillementdes irradiations lunaires.

Très sensible à cette poésie de la nature, Max Huber la goûtait,l'aspirait, pourrait-on dire, croyait rêver parfois, et cependant nedormait point. Ne lui semblait-il pas qu'il fût le seul être vivant ausein de ce monde végétal?.

Monde végétal, c'était bien ce que son imagination faisait de cettegrande forêt de l'Oubanghi!

« Et, pensait-il, si l'on veut pénétrer les derniers secrets du globe,

faut-il donc aller jusqu'aux extrémités de son axe, pour découvrir

ses derniers mystères?. Pourquoi, au prix d'effroyables dangers et

avec la certitude de rencontrer des obstacles peut-être infranchis-sables, pourquoi tenter la conquêtedes deux pôles?. Qu'en résulte-rait-il?. La solution de quelques problèmes de météorologie, d'élec-tricité, de magnétisme terrestre!. Cela vaut-il que l'on ajoute tantde noms aux nécrologiesdes contrées australes et boréales?. Est-cequ'il ne serait pas plus utile, plus curieux, au lieu de courir les mersarctiques et antarctiques, de fouiller les aires infinies de ces forêts

et de vaincre leur farouche impénétrabilité?. Comment! il en existede telles en Amérique, en Asie, en Afrique, et aucun pionnier n'a eujusqu'ici la pensée d'en faire son champ de découvertes, ni le cou-rage de se lancer à travers cet inconnu?. Personne n'a encorearraché à ces arbres le mot de leur énigme comme les anciens auxvieuxchênes de Dodone?. Et n'avaient-ilspas eu raison, les mytho-logistes, de peupler leurs bois de faunes, de satyres, de dryades,d'hamadryades, de nymphes imaginaires?. D'ailleurs, pour se res-treindre aux données de la science moderne, ne peut-on admettre,

en ces immensités forestières, l'existence d'êtres inconnus, appro-priésaux conditions de cet habitat?. A l'époque druidique, est-ceque la Gaule transalpine n'abritait pas des peuplades à demi sau-vages, des Celtes, des Germains, des Ligures, des centaines de tri-bus, des centaines de villes et de villages, ayant leurs coutumes

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particulières, leurs mœurs personnelles, leur originalité native, à

l'intérieur de ces forêts dont la toute-puissance romaine ne parvint

passans grands efforts à forcer les limites?. »

Ainsi songeait MaxHuber.Or, précisément, en ces régions de l'Afrique équatoriale, est-ce

que la légende n'avait pas signalé des êtres à un degré inférieur de

l'humanité, des êtres quasi-fabuleux?. Est-ce que celte forêt de

l'Oubanghi n'avoisinait pas, à l'est, les territoires reconnus parSchweinfurth et Junker, le pays des Niam-Niam, ces hommes à

queue, qui, il est vrai, ne possédaient aucun appendice caudal?.Est-ce que Henry Stanley, dans les contrées au nord de l'Itouri,n'avait pas rencontré des pygmées hauts de moins d'un mètre, par-faitement constitués, à peau luisante et fine, aux grands yeux de

gazelle, et dont le missionnaire anglais Albert Lhyd a constaté l'exis-

tence entre l'Ouganda et la Cabinda, plus de dix mille, abrités sousla ramure ou perchés sur les grands arbres, ces Bambustis, ayant

un chef auquel ils obéissaient?. Est-ce que dans les bois de

Ndouqourbocha, après avoir quitté Ipoto, il n'avait pas traversécinq villages, abandonnés de la veille par leur population lillipu-tienne?. Est-ce qu'il ne s'était pas trouvé en présence de cesOuambouttis, Batinas, Akkas, Bazoungous, dont la stature ne dépas-sait pas cent trente centimètres, réduite même, pour certains d'entre

eux, à quatre-vingt-douze,et d'un poids inférieur à quarante kilo-

grammes?. Et, cependant, ces tribus n'en étaient pas moins intelli-

gentes, industrieuses, guerrières, redoutables, avec leurs petites

armes, aux animaux comme aux hommes, et très craintes des peu-plades agricoles des régions du haut Nil?.

Aussi, emporté par son imagination, son appétit des choses extra-ordinaires, Max Huber s'obstinait-il à croire que la forêt de l'Ou-banghi devait renfermer des types étranges, dont les ethnographes

ne soupçonnaient pas l'existence. Pourquoi pas des humainsqui n'auraient qu'un œil comme les Cyclopes de la Fable, ou dont

le nez, allongé en forme de trompe, permettrait de les classer, sinon

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UNE MAIN SE POSA SUR SON ÉPAULE. (Page 71.)

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dans l'ordre des pachydermes, du moins dans la famille des pro-boscidiens?.

Max Huber, sous l'influence de ces rêveries scientifico-fantaisistes,oubliait tant soit peu son rôle de sentinelle. L'ennemi se fût appro-ché sans avoir été signalé à temps pour que Khamis et John Cort

pussent se mettre sur la défensive.Une main se posa sur son épaule.

« Eh!. quoi?. fit-il en sursautant.

— C'est moi, lui dit son compagnon, et ne me prenez pas pourun sauvage de l'Oubanghi! — Rien de suspect?.

— Rien.— Il est l'heure à laquelle il est convenu que vous iriez reposer,

mon cher Max.

- Soit, mais je serai bien étonné si les rêves que je vais faire endormant valent ceux que j'ai faits sans dormir! »

La première partie de cette nuit n'avait point été troublée, etle reste ne le fut pas davantage, lorsque John Cort eut remplacéMax Huber, et lorsque Khamis eut relevé John Cort de sa faction.

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VI

TOUJOURS EN DIRECTION DU SUD-OUEST.

Le lendemain, à la date du 11 mars, parfaitement remis des

fatigues de la veille, John Cort,Max Huber, Khamis, Llanga sedisposèrent à braver celles de cette seconde journée de marche.

Quittant l'abri du cotonnier, ils firent le tour de la clairière,salués par des myriades d'oiseaux qui remplissaient l'espace de

trilles assourdissants et de points d'orgue à rendre jaloux les Pattiet autres virtuoses de la musique italienne.

Avant de se mettre en route, la sagesse commandait de faire unpremier repas. Il se composa uniquement de la viande froide d'anti-lope, de l'eau d'un ruisseau qui serpentait sur la gauche, et auquelfut remplie la gourde du foreloper.

Le début de l'étape se fit à droite, sous les ramures queper-çaient déjà les premiers rayons du soleil, dont la position fut relevée

avec soin.Évidemment ce quartier de la forêt devait être fréquenté par de

puissants quadrupèdes. Les passées s'y multipliaient dans tous les

sens. Et de fait, au cours de la matinée, on aperçut un certainnombre de buffles, et même deux rhinocéros qui se tenaient à

distance. Comme ils n'étaient point d'humeur batailleuse, sansdoute, il n'y eut pas lieu de dépenser les cartouches à repousserune attaque.

La petite troupe ne s'arrêta que vers midi, ayant franchi une bonnedouzaine de kilomètres.

En cet endroit, John Cort put abattre une couple d'outardes de

l'espèce des korans qui vivent dans les bois, volatiles au plumage

d'un noir de jais sous le ventre. Leur chair, très estimée des indi-,

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gènes, inspira cette fois la même estime à un Américain et à unFrançais au repas de midi.

« Je demande, avait toutefois dit Max Huber, que l'on substituele rôti aux grillades.

- Rien de plus facile », s'était hâté de répondre le foreloper.Et une des outardes, plumée, vidée, embrochée d'une baguette,

rôtie à point devant une flamme vive, pétillante, fut dévorée à bellesdents.

Khamis et ses compagnons se remirent en route dans des condi-

tions plus pénibles que la veille.

A descendre au sud-ouest, les passées se présentaient moinsfréquemment. Il fallait se frayer un chemin entre les broussailles,

aussi drues que les lianes dont les cordons durent être tranchés

au couteau. La pluie vint à tomber pendant plusieurs heures,

— une pluie assez abondante. Mais telle était l'épaisseur desfrondaisons que c'est à peine si le sol en recevait quelquesgouttes. Toutefois, au milieu d'une clairière, Khamis put remplir

la gourde presque vidée déjà, et il y eut lieu de s'en féliciter.En vain le foreloper avait-il cherché quelque filet liquide sous lesherbes. De là, probablement, la rareté des animaux et des sentierspraticables.

« Cela n'annonce guère la proximité d'un cours d'eau », déclaraJohn Cort, lorsque l'on s'installa pour la halte du soir.

D'où cette conséquence s'imposait: c'est que le rio qui cou-lait non loin du tertre aux tamarins ne faisait que contourner la

forêt.Néanmoins, la direction prise jusqu'alors ne devrait pas être

modifiée, et avec d'autant plus de raison qu'elle aboutirait au bassin

de l'Oubanghi.

« D'ailleurs, observa Khamis, à défaut du cours d'eau que nousavons aperçu avant-hier au campement, ne peut-il s'en rencontrerun autre dans cette direction? »

La nuit du 11 au 12 mars ne s'écoula pas entre les racines d'un

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cotonnier. Ce fut au pied d'un arbre non moins gigantesque, unbombax, dont le tronc symétrique s'élevait tout d'un jet à la hauteurd'une centaine de pieds au-dessus de l'épais tapis du sol.

La surveillance établie comme d'habitude, le sommeil n'allait êtretroublé que par quelques lointains beuglements de buffles et de rhi-nocéros. Il n'était pas à craindre que le rugissement du lion se mêlâtà ce concert nocturne. Ces redoutables fauves n'habitent guère lesforêts de l'Afrique centrale. Ils sont les hôtes des régions plus éle-

vées en latitude, soit au delà du Congo vers le sud, soit sur la limitedu Soudan vers le nord, dans le voisinage du Sahara. Les épaisfourrés ne conviennent pas au caractère capricieux, à l'allure indé-pendante du roi des animaux, — roi d'autorité et non roi consti-tutionnel. Illui faut de plus grands espaces, des plaines inondéesde soleil où il puisse bondir en toute liberté.

Si les rugissements ne se firent pas entendre, il en fut de mêmedes grognements de l'hippopotame, — ce qui était regrettable, con-vient-il de noter, car la présence de ces mammifères amphibies eûtindiqué la proximité d'uncoursd'eau.

Le lendemain, départ dès l'aube par temps sombre, et coup decarabine de Max Huber, qui abattit une antilope de la taille d'unâne, ou plus exactement d'un zèbre, type placé entre l'âne et lecheval. C'était un oryx, à robe de couleur vineuse, présentantquelques zébrures régulièrement dessinées. L'oryx est rayé d'unebande noire depuis la nuque jusqu'à l'arrière-train, orné de taches

noiresaux jambes, dont le poil est blanchâtre, agrémenté d'une

queue noire qui balaye largement le sol, échantillonné d'un bouquetde fourrure noire à sa gorge. Bel animal, aux cornes longues d'un

mètre, garnies d'une trentaine d'anneaux à leur base, s'incurvant

avec élégance, et présentant une symétrie de forme dont la naturedonne peu d'exemples.

• Chez l'oryx, la corne est une arme défensive qui, dans les contréesdu nord et du midi de l'Afrique, lui permet de résister même à l'at-taque du lion. Mais, ce jour-là, l'animal visé par le chasseur ne put

Page 87: Le Village Aérien

échapperà la balle qui lui fut joliment envoyée, et, le cœur traversé,tomba du premier coup.

C'était l'alimentation assurée pour plusieurs jours. Khamis s'oc-

cupa de dépecer l'oryx, travail qui prit une heure. Puis, se parta-geant cettecharge, dont Llanga réclama sa part, ils commencèrent

une nouvelle étape.

« Eh! ma foi! dit John Cort, on se procure par ici de la viandeà bon marché, puisqu'elle ne coûte qu'une cartouche.

- A la condition d'être adroit., répliqua le foreloper.

- Et heureux surtout », ajouta Max Huber, plus modeste que

ne le sont d'habitude ses confrères en haute vénerie.

Mais jusqu'alors, si Khamis et ses compagnons avaientpu épargnerleur poudre et économiser leur plomb, s'ils ne les avaient employés

qu'à tuer le gibier, la journée ne devait pas finir sans que les cara-bines eussent à servir pour la défensive.

Pendant un bon kilomètre, le foreloper crut même qu'il auraità repousser l'attaque d'une troupe de singes. Cette troupe se déme-nait à droite et à gauche d'une longue passée, les uns sautant entreles branches d'arbre en arbre, les autres gambadant et franchissantles fourrés par des bonds prodigieux à faire envie aux plus agiles

gymnastes.Là se montraient plusieurs espèces de quadrumanes de haute sta-

ture, des cynocéphalesde trois couleurs, jaunes comme des Arabes,

rouges comme des Indiens du Far-West, noirs comme des indigènesde laCafrerie, et qui sont redoutables à certains fauves. Là grima-çaient divers types de ces colobes, les véritables dandys, les petits-maîtres les plus élégants de la race simienne, sans cesse occupés àbrosser, à lisser de la main cette pèlerine blanche qui leur a valu le

nom de colobes à camail.Cependant cette escorte, qui s'était rassemblée après le repas de

midi, disparut vers deux heures, alors que Max Huber, John Cort,Khamis et Llanga arpentaient un assez large sentier qui se poursui-vait à perte de vue.

Page 88: Le Village Aérien

S'ils avaient lieu de se féliciter des avantages de cette route aisé-ment praticable, ils eurent à regretter la rencontre des animaux quila fréquentaient.

C'étaient deux rhinocéros, dont le ronflement prolongé retentitun peu avant quatre heures à courte distance. Khamis ne s'y trompapoint et ordonna à ses compagnons de s'arrêter:

« Mauvaises bêtes, ces rhinocéros!. dit-il en ramenant la cara-bine qu'il portait en bandoulière.

— Très mauvaises, répliqua Max Huber, et, pourtant, ce ne sont

que des herbivores.

— Qui ont la vie dure! ajouta Khamis.

— Que devons-nous faire?. demanda John Cort.

- Essayer de passer sans être vus, conseilla Khamis, ou tout

au moins nous cacher sur le passage de ces malfaisantes bêtes.Peut-être ne nous apercevront-elles pas?. Néanmoins, soyons prêtsà tirer, si nous sommes découverts, car elles fonceront sur nous! »

Les carabines furent visitées, les cartouches disposées de manièreà être renouvelées rapidement. Puis, s'élançanthors du sentier, tousquatre disparurent derrière les épaisses broussaillesqui le bordaientà droite.

Cinq minutes après, les mugissements s'étant accrus, apparurentles monstrueux pachydermes, de l'espèce ketloa, presque dépour-

vus de poils. Ils filaient grand trot, la tête haute, la queue enroulée

sur leur croupe.C'étaient des animaux longs de près de quatre mètres, oreilles

droites, jambes courtes et torses, museau tronqué armé d'une seule

corne, capable de formidables coups. Et telle est la dureté de leursmâchoires qu'ils broyent impunément des cactus aux rudes piquantscomme les ânes mangent des chardons.

Le couple fit brusquement halte. Khamis et les autres ne doutaient

pas qu'ils nefussent dépistés.L'un des rhinocéros — un monstre à peau rugueuse et sèche —

s'approcha des broussailles.

Page 89: Le Village Aérien

La grosse tête du pachyderme apparut. (Page 78.)

Max Huber le miten joue.

« Ne tirez pas à la culotte. à la tête. », lui cria le foreloper.

Une détonation, puis deux, puis trois, retentirent.Les balles péné-

traient à peine ces épaisses carapaces et ce furent autant de coups

en pure perte.Les détonations ne les intimidèrent ni ne les arrêtèrent et ils se

disposèrent à franchir le fourré.

Page 90: Le Village Aérien

Il était évident que cet amas de ronces et de broussailles nepourrait opposer un obstacle à de si puissantes bêtes. En un instant,tout serait ravagé, saccagé, écrasé. Après avoir échappé aux élé-phants de la plaine, Khamis et ses compagnons échapperaient-ils

aux rhinocéros de la grande forêt ?. Que les pachydermes aient le

nez en trompe ou le nez en corne, ils s'égalent en vigueur.Et, ici, il n'y aurait pas cette lisière d'arbres qui avait arrêté les

éléphants lancés à fond de train. Si le foreloper, John Cort,Max Huber, Llanga, tentaient de s'enfuir, ils seraient poursui-vis, ils seraient atteints. Les réseaux de lianes retarderaientleur course, alors que les rhinocéros passeraient comme uneavalanche.

Cependant, parmi les arbres de ce fourré, un baobab énormepouvait offrir un refuge si l'on parvenait à se hisser jusqu'à sespremières branches. Ce serait renouveler la manœuvre exécutée

au tertre des tamarins, dont l'issue avait été funeste, d'ailleurs. Et

y avait-il lieu de croire qu'elle aurait plus de succès?.Peut-être, car le baobab était de taille et de grosseur à résister

aux efforts des rhinocéros.Il est vrai, sa fourche ne s'ouvrait qu'à une cinquantaine de pieds

au-dessus du sol, et le tronc, renflé en forme de courge, ne présen-tait aucune saillie à laquelle la main pût s'accrocher ni le pied trouver

un point d'appui.

Le foreloper avait compris qu'il n'y avait pas à essayer d'atteindre

cette fourche. Aussi Max Huber et John Cort attendaient-ils qu'ilprît un parti.

En ce moment, le fouillis des broussailles en bordure du sentier

remua, et une grosse tête apparut.Un quatrième coup de carabine éclata.John Cort ne fut pas plus heureux que Max Huber. La balle, péné-

trant au défaut de l'épaule, ne provoqua qu'un hurlement plus ter-rible de l'animal, dont l'irritation s'accrut avec la douleur. Il nerecula pas, au contraire, et d'un élan prodigieux se précipitacontre

Page 91: Le Village Aérien

le fourré, tandis que l'autre rhinocéros, à peine effleuré d'une ballede Khamis, se préparait à le suivre.

Ni Max Huber, ni John Cort, ni le foreloper n'eurent le temps de

recharger leurs armes. Fuir en directions diverses, s'échapper sousle massif, il était trop tard. L'instinct de la conservation les poussatous trois, avec Llanga, à se réfugier derrière le tronc du baobab,qui ne mesurait pas moins de six mètres périphériques à la base.

Mais lorsque le premier animal contournerait l'arbre, lorsque le

second se joindrait à lui, comment éviter leur double attaque?.« Diable!. fit Max Huber.

— Dieu plutôt! » s'écria John Cort.

Et assurément il fallait renoncer à tout espoir do salut, si laProvidence ne s'en mêlait pas.

Sous un choc d'une effroyable violence, le baobab trembla jusquedans ses racines à faire croire qu'il allait être arraché du sol.

Le rhinocéros, emporté dans son élan formidable, venait d'êtrearrêté soudain. A unendroit où s'entr'ouvrait l'écorce du baobab,

sa corne, entrée comme le coin d'un bûcheron, s'y était enfoncéed'un pied. En vain fit-il les plus violents efforts pour la retirer.Même en s'arc-boutant sur ses courtes pattes, il ne put y réussir.

L'autre, qui saccageait le fourré furieusement, s'arrêta, et cequ'était leur fureur à tous deux, on ne saurait se l'imaginer!

Khamis, se glissant alors autour de l'arbre, après avoir rampéau ras des racines, essaya de voir ce qui se passait:

« En fuite. en fuite! » cria-t-ilpresque aussitôt.On le comprit plus qu'on ne l'entendit.Sans demander d'explication, Max Huber et John Cort, entraînant

Llanga, détalèrent entre les hautes herbes. A leur extrême surprise,ils n'étaient pas poursuivis par les rhinocéros, et ce ne fut qu'aprèscinq minutes d'une course essoufflante que, sur un signe du fore-loper, ils firent halte.

« Qu'est-il donc arrivé ?. questionna John Cort, dès qu'il eutrepris haleine.

Page 92: Le Village Aérien

— Le rhinocéros n'a pu retirer sa corne du tronc de l'arbre., ditKhamis.

— Tudieu! s'écria Max Huber, c'est le Milon de Crotone desrhinocéros.

— Et il finira comme ce héros des jeux olympiques! » ajouta JohnCort.

Khamis, se souciant peu de savoir ce qu'était ce célèbre athlète de

l'antiquité, se contenta de murmurer:« Enfin. sains et saufs. mais au prix de quatre ou cinq car-

touches brûlées en pure perte!— C'est d'autant plus regrettable que cette bête-là,. ça se mange,

si je suis bien informé, dit Max Huber.

— En effet, affirma Khamis, quoique sa chair ait un fort goût de

musc. Nous laisserons l'animal où il est.- Se décorner tout à son aise! » acheva Max Huber.

Il n'eût pas été prudent de retourner au baobab. Les mugisse-ments des deux rhinocéros retentissaient toujours sous la futaie.Après un détour qui les ramena au sentier, tous quatre reprirent leurmarche. Vers six heures, la halte fut organisée au pied d'uneénorme roche.

Le jour qui suivit n'amena aucun incident. Les difficultés de route

ne s'accrurent pas, et une trentaine de kilomètres furent franchis

dans la direction du sud-ouest. Quant au cours d'eau si impatiem-

ment réclamé par Max Huber, si affirmativement annoncé par Kha-

mis, il ne se montrait pas.Ce soir-là, aussitôt achevé un repas dont une antilope, dite anti-

lope des brousses, fournit le menu peu varié, on s'abandonna au

repos. Par malheur, cette dizaine d'heures de sommeil fut troublée

par le vol de milliers de chauves-souris de petite et de grande taille,

dont le campement ne fut débarrassé qu'au lever du jour.

« Trop de ces harpies, beaucoup trop!. s'écria Max Huber,

lorsqu'il se remit sur pied, tout bâillant encore après une si mauvaise

nuit.

Page 93: Le Village Aérien

— Il ne faut pas se plaindre. dit le foreloper.

— Et pourquoi?.

— Parce que mieux vaut avoir affaire aux chauves-sourisqu'auxmoustiques, et ceux-ci nous ont épargnés jusqu'ici.

— Ce qui serait le mieux, Khamis, ce serait d'éviter les uns commeles autres.

— Les moustiques. nous ne les éviterons pas, monsieurMax.

— Et quand devons-nous être dévorés par ces abominablesinsectes?.

—Aux approches d'un rio.— Un rio!. s'écria Max Huber. Mais, après avoir cru au rio,

Khamis, il ne m'est plus possible d'y croire!— Vous avez tort, monsieur Max, et peut-être n'est-il guère

éloigné!. »

Le foreloper, en effet, avait déjà remarqué quelques modificationsdans la nature du sol, et, dès trois heures de l'après-midi, son obser-vation tendit à se confirmer. Ce quartier de la forêt devenait sensi-blement marécageux.

Çà et là se creusaient des flaques hérissées d'herbes aquatiques.On put même abattre des gaugas, sortes de canards sauvages dontla présence indiquait la proximité d'un cours d'eau. Également, à

mesure que le soleil déclinait à l'horizon, le coassement des gre-nouilles se faisait entendre.

« Ou je me trompe fort. ou le pays des moustiques n'est pasloin.

»5 dit le foreloper.Pendant le reste de l'étape, la marche s'effectua sur un terrain

difficile, embarrassé de ces phanérogames innombrables dont unclimat humide et chaud favorise le développement. Les arbres, plusespacés, étaient moins tendus de lianes.

Max Huber et John Cort ne pouvaient méconnaître les change-ments que présentait cette partie de la forêt en s'étendant vers lesud-ouest.

Page 94: Le Village Aérien

Mais, en dépit des pronostics de Khamis, le regard, en cette direc-

tion, ne saisissait encore aucun miroitementd'eau courante.Toutefois, en même temps que s'accusait la pente du sol, les fon-

drières devenaient plus nombreuses. Il fallait une extrême attentionpour ne point s'yenlizer. Et puis, à s'en retirer, on ne le ferait passans piqûres.

Des milliers de sangsues fourmillaient dans les trous et, à leursurface, couraient des myriapodes gigantesques, répugnants articulésde couleur noirâtre, aux pattes rouges, bien faits pour provoquerun insurmontable dégoût.

En revanche, quel régal pour les yeux, ces innombrables papillons

aux teintes chatoyantes, ces gracieuses libellules dont tant d'écu-

reuils, de civettes, de bengalis, de veuves, de genettes, de martins-pêcheurs, qui se montraient sur le bord des laques, devaient faire

une consommation prodigieuse!Le foreloper remarqua en outre que non seulement les guêpes,

mais encore les mouches tsétsé abondaient sur les buissons. Heu-

reusement, s'il faut se préserver de l'aiguillon des premières, il n'y

a pas à se préoccuper de la morsure des secondes. Leur venin n'estmortel qu'aux chevaux, aux chameaux, aux chiens, non à l'homme,

pas plus qu'aux bêtes sauvages.La petite troupe descendit ainsi vers le sud-ouest jusqu'à six

heures et demie du soir, étape à la fois longue et fatigante. Déjà

Khamis s'occupait de choisir un bon emplacement de halte pour la

nuit, lorsque Max Huber et John Cort furent distraits par les cris de

Llanga.Selon son habitude, le jeune garçon s'était porté en avant, fure-

tant de côté et d'autre, quand on l'entendit appeler à toute voix.Était-il aux prises avec quelque fauve?.

John Cort et Max Huber coururent dans sa direction, prêts à faire

feu. Ils furent bientôt rassurés.Monté sur un énorme tronc abattu, tendant sa main vers une large

clairière, Llanga répétait de sa voix aiguë:

Page 95: Le Village Aérien

«Lerio.lerio!»Khamis venait de les rejoindre, et John Cort de lui dire sim-

plement :

« Le cours d'eau demandé. »

A un demi-kilomètre, sur un large espace déboisé, serpentait

une limpide rivière où se reflétaient les derniers rayons du soleil.

« C'est là qu'il faut camper, à mon avis., proposa John Cort.

— Oui. là., approuva le foreloper, et soyez sûrs que ce rio nousconduira jusqu'à l'Oubanghi. »

En effet, il ne serait pas difficile d'établir un radeau et de s'aban-donner au courant de cette rivière.

Il y eut, avant d'atteindre sa rive, à franchir un terrain très maré-

cageux.Le crépuscule n'ayant qu'une très courte durée en ces contrées

équatoriales, l'obscurité était déjà profonde lorsque le foreloper et

ses compagnons s'arrêtèrent sur une berge assez élevée.En cet endroit, les arbres étaient rares et présentaient des masses

plus épaisses en amont et en aval.Quant à la largeur de la rivière, John Cort crut pouvoir l'évaluer à

une quarantaine de mètres. Ce n'était donc pas un simple ruisseau,mais un affluent d'une certaine importance dont le courant ne sem-blait pas très rapide.

Attendre au lendemain pour se rendre compte de la situation,c'estce que la raison indiquait. Le plus pressé étant de trouver un abri secafin d'y passer la nuit, Khamis découvrit à propos une anfractuositérocheuse, sorte de grotte évidée dans le calcaire de la berge, quisuffirait à les contenir tous quatre.

On décida d'abord de souper des restes du gibier grillé. De cettefaçon, il ne serait pas nécessaire d'allumer un feu dont l'éclat auraitpu provoquer l'approche des animaux. Crocodiles et hippopotamesabondent dans les cours d'eau de l'Afrique. S'ils fréquentaient cetterivière, — ce qui était probable,— autant ne pas avoir à se défendrecontre une attaque nocturne.

Page 96: Le Village Aérien

Il est vrai, un foyer entretenu à l'ouverture de la grotte, donnant

force fumée, aurait dissipé la nuée des moustiques qui pullulaient

au pied de la berge. Mais, entre deux inconvénients, mieux valaitchoisir le moindre et braver plutôt l'aiguillon des maringouins etautres incommodes insectes que l'énorme mâchoire des alligators.

Pour les premières heures, John Cort se tint en surveillance à

l'orifice de l'anfractuosité, tandis que ses compagnons dormaientd'un gros sommeil en dépit du bourdonnement des moustiques.

Pendant sa faction, s'il ne vit rien de suspect, du moins à plusieursreprises crut-il entendre un mot qui semblait articulé par des lèvreshumaines sur un ton plaintif.

Et ce mot, c'était celui de « ngora », lequel signifie « mère» enlangue indigène.

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«LE RIO! LE RIO! » (Page 83.)

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VII

LA CAGE VIDE.

Comment ne pas se féliciter de ce que le foreloper eût si à proposdécouvert une grotte, due à une disposition naturelle de la berge?Sur le sol, un sable fin, très sec. Aucune trace d'humidité, ni auxparois latérales ni à la paroi supérieure. Grâce à cet abri, ses hôtes

n'avaient pas eu à souffrir d'une pluie intense qui ne cessa de tom-ber jusqu'à minuit. Donc refuge assuré audit endroit pour tout le

temps qu'exigerait la construction d'un radeau.Du reste, un vent assez vif soufflait du nord. Le ciel s'était nettoyé

aux premiers rayons du soleil. Une journée chaude s'annonçait.Peut-être Khamis et ses compagnons en viendraient-ils à regretterl'ombrage des arbres sous lesquels ils cheminaient depuis cinqjours.

John Cort et Max Huber ne cachèrent point leur bonne humeur.Cette rivière allait les transporter sans fatigue, sur un parcours de

quatre cents kilomètres environ, jusqu'à son embouchure sur l'Ou-banghi, dont elle devait être tributaire. Ainsi seraient franchis les

trois derniers quarts du trajet dans des conditions plus favorables.

Ce calcul fut établi avec une suffisante exactitude par John Cort,

d'après les relèvements que lui fournit le foreloper.Leur regard se porta alors vers la droite et vers la gauche, c'est-

à-dire au nord et au sud.

En amont, le cours d'eau, qui s'étendait presque en ligne directe,disparaissait, à un kilomètre, sous le fouillis des arbres.

En aval, la verdure se massait à une distance plus rapprochée de

cinq cents mètres, où la rivière faisait un coude brusque au sud-est.C'est à partir de ce coude que la forêt reprenait son épaisseurnormale.

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A vrai dire, c'était une large clairière marécageuse qui occupait

cette portion de la rive droite. Sur la berge opposée, les arbres sepressaient en rangs serrés. Une futaie très dense s'étageait à la sur-face d'un terrain assez mouvementé, et ses cimes, éclairées par lesoleil levant, se découpaient en un lointain horizon.

Quant au lit de la rivière, une eau transparente, au couranttranquille, l'emplissait à pleins bords, charriant de vieux troncs,des paquets de broussailles, des tas d'herbes arrachées aux deux

berges rongées par le courant.Tout d'abord, sa mémoire rappela à John Cort qu'il avait entendu

le mot « ngora » prononcé à proximité de la grotte pendant la nuit.Il chercha donc à voir si quelque créature humaine rôdait auxenvirons.

Que des nomades s'aventurassent parfois à descendre cetterivière pour rejoindre l'Oubanghi, c'était chose admissible, et sansen tirer cette conclusion que l'immense aire de la forêt développée

vers l'est jusqu'aux sources du Nil fût fréquentée par les tribuserrantes ou habitée par des tribus sédentaires.

John Cort n'aperçut aucun être humain aux abords du marécage,ni sur les rives du cours d'eau.

« J'ai été dupe d'une illusion, pensait-il. Il est possible que je mesois endormi un instant, et c'est dans un rêve que j'ai cru entendre

ce mot. »

Aussi ne dit-il rien de l'incident à ses compagnons.

« Mon cher Max, demanda-t-il alors, avez-vous fait à notre braveKhamis toutes vos excuses pour avoir douté de l'existence de cerio, dont il n'a jamais douté, lui?.

— Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d'avoir eutort, puisque le courant va nous véhiculer sans fatigue aux rives del'Oubanghi.

— Sans fatigue. je ne l'affirme pas, repartit le foreloper. Peut-être des chutes. des rapides.

— Ne voyons que le bon côté des choses, déclara John Cort. Nous

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cherchions une rivière, la voici. Nous songions à construire unradeau, construisons-le.

- Dès ce matin, je vais me mettre à la besogne, dit Khamis, et,si vous voulez m'aider, monsieur John.

— Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudrabien s'occuper de nous ravitailler.

— C'est d'autant plus urgent, insista Max Huber, qu'il ne resteplus rien à manger. Ce gourmandde Llanga a tout dévoréhier soir.- Moi. mon ami Max!. se défendit Llanga, qui, le prenant

au sérieux, parut sensible à ce reproche.

— Eh, gamin, tu vois bien que je plaisante!. Allons, viens avecmoi. Nous suivrons la berge jusqu'au tournant de la rivière. Avec

le marécage d'un côté, l'eau courante de l'autre, le gibier aquatique

ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait?. quelque beaupoisson pour varier le menu.

— Défiez-vous des crocodiles. et même des hippopotames, mon-sieur Max, conseilla le foreloper.

— Eh! Khamis, un gigot d'hippopotame rôti à point n'est pas à

dédaigner, je pense!. Comment un animal d'un caractère si heu-

reux. un cochon d'eau douce après tout. n'aurait-il pas une chairsavoureuse?.

— D'un caractère heureux, c'est possible, monsieur Max, mais,

quand on l'irrite, sa fureur est terrible!

— On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammesdelui-même sans s'exposer à le fâcher un peu.

— Enfin, ajouta John Cort, si vous aperceviez le moindre danger,

revenez au plus vite. Soyez prudent.

- Et vous, soyez tranquille, John. - Viens, Llanga.

- Va, mon garçon, dit John Cort, et n'oublie pas que nous te con-fions ton ami Max! »

Après une telle recommandation, on pouvait tenir pour certainqu'il n'arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga veille-rait sur sa personne.

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Max Huber prit sa carabine et vérifia sa cartouchière.

« Ménagez vos munitions, monsieur Max. dit le foreloper.

— Le plus possible, Khamis. Mais il est vraiment regrettable quela nature n'ait pas créé le cartouchier comme elle a créé l'arbre à

pain et l'arbre à beurre des forêts africaines!. En passant, on cueille-rait ses cartouches comme on cueille des figues ou des dattes! »

Sur cette observation d'une incontestable justesse, Max Huber etLlanga s'éloignèrent en suivant une sorte de sentier en contre-basde la berge, — et ils furent bientôt hors de vue.

John Cort et Khamis s'occupèrent alors de chercher des bois pro-pres à la construction d'un radeau. Si ce ne pouvait être qu'un trèsrudimentaire appareil, encore fallait-il en rassembler les matériaux.

Le foreloper et son compagnon ne possédaient qu'une hachetteet leurs couteaux de poche. Avec de tels outils, comment s'attaquer

aux géants de la forêt ou même à leurs congénères de stature plusréduite?. Aussi Khamis comptait-il employer les branches tombées,qu'il relierait par des lianes et sur lesquelles serait établi une sortede plancher doublé de terre et d'herbes. Avec douze pieds de long,huit de large, ce radeau suffirait au transport de trois hommes etd'un enfant, qui, d'ailleurs, débarqueraient aux heures des repas etdes haltes de nuit.

De ces bois, dont la vieillesse, le vent, quelque coup de foudreavaient provoqué la chute, il se trouvait quantité sur le marécageoù certains arbres d'essence résineuse se dressaient encore. Laveille, Khamis s'était promis de ramasser à cette place les diversespièces nécessaires à la construction du radeau. Il fit part à John Cortde son intention et celui-ci se déclara prêt à l'accompagner.

Un dernier regard jeté sur la rivière, en amont et en aval, toutparaissant tranquille aux environs du marécage, John Cort etKhamis se mirent en route.

Ils n'eurent qu'une centaine de pas à faire pour rencontrer unamas de pièces flottables. La plus sérieuse difficulté serait, sansdoute, de les traîner jusqu'au pied de la berge. En cas qu'elles

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Leurs gestes n'étaient qu'une invitationà les rejoindre. (Page 90.)

fussent trop lourdes à manier pour deux personnes, on ne l'essaye-rait qu'après le retour des chasseurs.

En attendant, tout portait à croire que Max Huber faisait bonnechasse. Une détonation venait de retentir, et l'adresse du Françaispermettait d'affirmer que ce coup de fusil ne devait pas avoir étéperdu. Très certainement, avec des munitions en quantitésuffisante,l'alimentation de la petite troupe eût été assurée pendant ces quatre

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cents kilomètres qui la séparaient de l'Oubanghi et même pour unplus long parcours.

Or, Khamis et John Cort s'occupaientà choisir les meilleurs bois,

lorsque leur attention fut attirée par des cris venant de la directionprise par Max Huber.

« C'est la voix de Max. dit John Cort.

— Oui, répondit Khamis, et aussi celle de Llanga. »

En effet, un fausset aigu se mêlait à une voix mâle.

« Sont-ils donc en danger?. » demanda John Cort.

Tous deux retraversèrent le marécage et atteignirent la légère

tumescence sous laquelle s'évidait la grotte. De cette place, enportant les yeux vers l'aval, ils aperçurent Max Huber et le petitindigène arrêtés sur la berge. Ni êtres humains ni animaux auxalentours. Du reste, leurs gestes n'étaient qu'une invitation à les

rejoindre et ils ne manifestaient aucune inquiétude.

Khamis et John Cort, après être descendus, franchirent rapidementtrois à quatre cents mètres, et, lorsqu'ils furent réunis, Max Huber

se contenta de dire:cc

Peut-être n'aurez-vous pas la peine de construire un radeau,Khamis.

— Et pourquoi?. demanda le foreloper.

— En voici un tout fait. en mauvais état, il est vrai, mais les

morceaux en sont bons. »

Et Max Huber montrait dans un enfoncement de la rive unesorte de plate-forme, un assemblage de madriers et de planches,

retenu par une corde à demi pourrie dont le bout s'enroulait à unpiquet de la berge.

« Un radeau!. s'écria John Cort.

— C'est bien un radeau!. » constata Khamis.En effet, sur la destination de ces madriers et de ces planches,

aucun doute n'était admissible.

« Des indigènes ont-ils donc déjà descendu la rivière jusqu'à cetendroit?. observa Khamis.

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—Des indigènes ou des explorateurs, répondit John Cort. Etpourtant, si cette partie de la forêt d'Oubanghi eût été visitée, onl'aurait su au Congo ou au Cameroun.

— Au total, déclara Max Huber, peu importe, la question est de

savoir si ce radeau ou ce qui en reste peut nous servir.— Assurément. »

Et le foreloper allait se glisser au niveau de la crique, lorsqu'ilfut arrêté par un cri de Llanga.

L'enfant, qui s'était éloigné d'une cinquantaine de pas en aval,accourait, agitant un objet qu'il tenait à la main.

Un instant après il remettait à John Cort ledit objet.

C'était un cadenas de fer, rongé par la rouille, dépourvu de

sa clef, et dont le mécanisme, d'ailleurs, eût été hors d'état de

fonctionner.

« Décidément, dit Max Huber, il ne s'agit pas des nomades con-golais ou autres, auxquels les mystères de la serrurerie moderne

sont inconnus!. Ce sont des blancs que ce radeau a transportésjusqu'à ce coude de la rivière.

— Et qui, s'en étant éloignés, n'y sont jamais revenus! » ajoutaJohn Cort.

Juste conséquence à tirer de l'incident. L'état d'oxydation ducadenas, le délabrement du radeau, démontraient que plusieursannées s'étaient écoulées depuis que l'un avait été perdu et l'autreabandonné au bord de cette crique.

Deux déductions ressortaient donc de ce double fait logique etindiscutable. Aussi, lorsqu'elles furent présentées par John Cort,

Max Huber et Khamis n'hésitèrent pas à les accepter:1° Des explorateurs ou des voyageurs non indigènes avaient

atteint cette clairière, après s'être embarqués soit au-dessus, soitau-dessous de la lisière de la grande forêt;

2° Lesdits explorateurs ou voyageurs, pour une raison ou pourune autre, avaient laissé là leur radeau, afin d'aller reconnaître cetteportion de la forêt située sur la rive droite.

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Dans tous les cas, aucun d'eux n'avait jamais reparu. Ni John Cort

ni Max Huber ne se souvenaient qu'il eût été question, depuis qu'ilshabitaient le Congo, d'une explorationde ce genre.

Si ce n'était pas là de l'extraordinaire, c'était tout au moins de

l'inattendu, et Max Huber devrait renoncer à l'honneur d'avoir étéle premier visiteur de la grande forêt, considérée à tort comme impé-nétrable.

Cependant, très indifférent à cette question de priorité, Khamis

examinait avec soin les madriers et les planches du radeau. Ceux-là

se trouvaient en assez bon état, celles-ci avaient souffert davantagedes intempéries et trois ou quatre seraient à remplacer. Mais, enfin,

construire detoutes pièces un nouvel appareil, cela devenait inutile.Quelques réparations suffiraient. Le foreloper et ses compagnons,non moins satisfaits que surpris, possédaient le véhicule flottantqui leur permettrait de gagner le confluent du rio.

Tandis que Khamis s'occupait de la sorte, les deux amis échan-geaient leurs idées au sujet de cet incident: 1

« Il n'y a pas d'erreur, répétait John Cort, des blancs ont déjà

reconnu la partie supérieure de ce cours d'eau, — des blancs, cen'est pas douteux. Que ce radeau, fait de pièces grossières, eût puêtre l'œuvre des indigènes, soit!. Mais il yale cadenas.

— Le cadenas révélateur. sans compter d'autres objets que nousramasserons peut-être., observa Max Huber.

- Encore. Max?.

- Eh! John, il est possible que nous retrouvions les vestiges d'uncampement, dont il n'y a pas trace en cet endroit, car il ne faut pasregarder comme tel la grotte où nous avons passé la nuit. Elle neparaît point avoir déjà servi de lieu de halte, et je ne doute pas quenous n'ayons été les seuls jusqu'ici à y chercher refuge.

— C'est l'évidence, mon cher Max. Allons jusqu'au coude du rio.— Cela est d'autant plus indiqué, John, que là finit la clairière,

et je ne serais pas étonné qu'un peu plus loin.— Khamis?» cria John Cort.

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Quant à la cage, elle était vide. (Page 96.)

Le foreloper rejoignit les deux amis.

« Eh bien, ce radeau?. demanda John Cort.

— Nous le réparerons sans trop de peine. Jevais rapporter lesbois nécessaires.

— Avant de nous mettre à la besogne, proposa Max Huber,descendons le long de la rive. Qui sait si nous ne recueillerons pasquelques ustensiles, ayant une marque de fabrication qui indiquerait

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leur origine?. Cela viendrait à propos pour compléter notre bat-

terie de cuisine par trop insuiffsante!.Une gourde et pas même

une tasse ni une bouilloire.

— Vous n'espérez pas, mon cher Max, découvrir office et tableoù le couvert serait mis pour des hôtes de passage?.

— Je n'espère rien, mon cher John, mais nous sommes en pré-

sence d'un fait inexplicable. Tâchons de lui imaginer une explica-tion plausible.

— Soit, Max. — Il n'y a pas d'inconvénient, Khamis, à s'éloignerd'un kilomètre ?.

— A la condition de ne pas dépasser le tournant, répondit le fore-

loper. Puisque nous avons la facilité de naviguer, épargnons lesmarches inutiles.

— Entendu, Khamis, répliqua John Cort. Et, tandis que le cou-rant entraînera notre radeau, nous aurons tout le loisir d'observers'il existe des traces de campement sur l'une ou l'autre rive. »

Les trois hommes et Llanga suivirent la berge, une sorte de digue

naturelle entre le marécage et la rivière.Tout en cheminant, ils ne cessaient de regarder à leurs pieds, cher-

chant quelque empreinte, un pas d'homme, ou quelque objet qui eûtété laissé sur le sol.

Malgré un minutieux examen, autant sur le haut qu'au bas de laberge, on ne trouva rien. Nulle part ne furent relevés des indicesde passage ou de halte. Lorsque Khamis et ses compagnons eurentatteint la première rangée d'arbres, ils furent salués par les crisd'une bande de singes. Ces quadrumanes ne parurent pas trop sur-pris de l'apparition d'êtres humains. Ils s'enfuirent cependant. Qu'il

y eût des représentants de la gent simienne à s'ébattre entre lesbranches, on ne pouvait s'en étonner. C'étaient des babouins, desmandrilles, qui se rapprochent physiquement des gorilles, des chim-

panzés et des orangs. Comme toutes les espèces de l'Afrique, ils

n'avaient qu'un rudiment de queue, cet ornement étant réservé auxespèces américaines et asiatiques.

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« Après tout, fit observer John Cort, ce ne sont pas eux qui ontconstruit le radeau, et, si intelligents qu'ils soient, ils n'en sont pasencore à faire usage de cadenas.

- Pas plus que de cage, que je sache. dit alors Max Huber.

— De cage?. s'écria John Cort. A quel propos, Max, parlez-vousde cage?.

— C'est qu'il me semble distinguer. entre les fourrés. à unevingtaine de pas de la rive. une sorte de construction.

- Quelque fourmilière en forme de ruche, comme en élèvent lesfourmis d'Afrique. répondit John Cort.

— Non, M. Max ne s'est pas trompé, affirma Khamis. Il y a là.oui. on dirait même une cabane construite au pied de deux mimo-

sas, et dont la façade serait en treillis.— Cage ou cabane, répliqua Max Huber, voyons ce qu'il y a

dedans.

— Soyons,prudents, dit le foreloper, et défilons-nous à l'abri desarbres.

— Que pouvons-nous craindre?.» repritMax Huber, qu'un doublesentiment d'impatience et de curiosité éperonnait, suivant sonhabitude.

Du reste, les environs paraissaient être déserts. On n'entendaitque le chant des oiseaux et les cris des singes en fuite. Aucune traceancienne ou récente d'un campement n'apparaissait à la limite dela clairière. Rien non plus à la surface du cours d'eau, qui charriaitde grosses touffes d'herbes. De l'autre côté, même apparence de soli-tude et d'abandon. Les cent derniers pas furent rapidement franchisle long de la berge qui s'infléchissait alors pour suivre le tournantde la rivière. Le marécage finissait en cet endroit, et le sol s'assé-chait à mesure qu'il se surélevait sous la futaie plus dense.

L'étrange construction se montrait alors de trois quarts, appuyéeaux mimosas, recouverte d'une toiture inclinée qui disparaissaitsous un chaume d'herbes jaunies. Elle ne présentait aucune ouver-ture latérale, et les lianes retombantes cachaient ses parois jusqu'à

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leur base. Ce qui lui donnait bien l'aspectd'une cage, c'était la grille,

ou plutôt le grillage de sa façade, semblable à celui qui, dans lesménageries, sépare les fauves du public.

Cette grille avait une porte — une porte ouverte en ce moment.Quant à la cage, elle était vide.C'est ce que reconnut Max Huber qui, le premier, s'était précipité

à l'intérieur.Des ustensiles, il en restait quelques-uns, une marmite en assez

bon état, un coquemar, une tasse, trois ou quatre bouteilles brisées,

une couverture de laine rongée, des lambeaux d'étoffe, une hacherouillée, un étui à lunettes à demi pourri sur lequel ne se laissaitplus lire un nom de fabricant.

Dans un coin gisait une boîte en cuivre dont le couvercle, bienajusté, avait dû préserver son contenu, si tant est qu'elle contîntquelque chose.

Max Huber la ramassa, essaya de l'ouvrir, n'y parvint pas. L'oxy-dation faisait adhérer les deux parties de la boîte. Il fallut passer uncouteau dans la fente du couvercle qui céda.

La boîte renfermait un carnet en bon état de conservation, et, surle plat de ce carnet, étaient imprimés ces deux mots que Max Huberlut à haute voix:

Docteur JOHAUSEN.

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VIII

LE DOCTEUR JOHAUSEN.

Si John Cort, Max Huber et même Khamis ne s'exclamèrentpas à

entendre prononcer ce nom, c'est que la stupéfaction leur avaitcoupé la parole.

Ce nom de Johausen fut une révélation. Il dévoilait une partie du

mystère qui recouvrait la plus fantasque des tentatives scientifiquesmodernes, où le comique se mêlait au sérieux, — le tragique aussi,car on devait croire qu'elle avait eu un dénouement des plus déplo-rables.

Peut-être a-t-on souvenir de l'expérience à laquelle voulut selivrer l'Américain Garner dans le but d'étudier le langage des singes,et de donner à ses théories une démonstration expérimentale. Lenom du professeur, les articles répandus dans le Hayser's Weekly,deNew-York, le livre publié et lancé en Angleterre, en Allemagne,en France, en Amérique, ne pouvaient être oubliés des habitantsdu Congo et du Cameroun, — particulièrement de John Cort et deMax Huber.

« Lui, enfin, s'écria l'un, lui, dont on n'avait plus aucune nou-velle.

Et dont on n'en aura jamais, puisqu'il n'est pas là pour nousen donner!

» s'écria l'autre.Lui, pour le Français et l'Américain, c'était le docteur Johausen.

Mais, devançant le docteur, voici ce qu'avait fait M. Garner. Cen'est pas ce Yankee qui aurait pu dire ce que Jean-Jacques Rous-seau dit de lui-même au début des Confessions: « Je forme uneentreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point d'imita-teurs. » M. Garner devait en avoir un.

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Avant de partir pour le continent noir, le professeur Garner s'étaitdéjà mis en rapport avec le monde des singes, — le monde appri-voisé, s'entend. De ses longues et minutieuses remarques il retirala convictionque ces quadrumanes parlaient, qu'ils se comprenaient,qu'ils employaient le langage articulé, qu'ils se servaient de certainmot pour exprimer le besoin de manger, de certain autre pourexprimer le besoin de boire. A l'intérieur du Jardin zoologique de

Washington, M. Garner avait fait disposer des phonographes des-tinés à recueillir les mots de ce vocabulaire. Il observa même queles singes —ce qui les distingue essentiellement des hommes — neparlaient jamais sans nécessité. Et il fut conduit à formuler sonopinion en ces termes:

« La connaissance que j'ai du monde animal m'a donné la ferme

croyance que tous les mammifères possèdent la faculté du langageà un degré qui est en rapport avec leur expérience et leursbesoins. »

Antérieurement aux études de M. Garner, on savait déjà que lesmammifères, chiens, singes et autres, ont l'appareillaryngo-buccal

disposé comme l'est celui de l'homme et la glotte organisée pourl'émission de sons articulés. Mais on savait aussi, — n'en déplaise àl'école des simiologues, — que la pensée a précédé la parole. Pourparler, il faut penser, et penser exige la faculté de généraliser, —faculté dont les animaux sont dépourvus. Le perroquet parle, maisil ne comprend pas un mot de ce qu'il dit. La vérité, enfin, est

que, si les bêtes ne parlent pas, c'est que la nature ne les a pas dotéesd'une intelligence suffisante, car rien ne les en empêcherait. Au

vrai, ainsi que cela est acquis, « pour qu'il y ait langage, a dit unsavant critique, il faut qu'il y ait jugement et raisonnement basés,

au moins implicitement, sur un concept abstrait et universel ». Tou-tefois, ces règles, conformes au bon sens, le professeur Garner n'envoulait tenir aucun compte.

Il va de soi que sa doctrine fut très discutée. Aussi prit-il la réso-lution d'aller se mettre en contact avec les sujets dont il rencontre-

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rait grand nombre et grande variété dans les forêts de l'Afriquetropicale. Lorsqu'il aurait appris le gorille et le chimpanzé, il revien-drait en Amérique et publierait, avec la grammaire, le dictionnairede la langue simienne. Force serait alors de lui donner raison et de

se rendre à l'évidence.M. Garner a-t-il tenu la promesse qu'il avait faite à lui-même et

au monde savant?. C'était la question, et, nul doute à cet égard,ledocteur Johausen ne le croyait pas, ainsi qu'on va pouvoir en juger.

En l'année 1892, M. Garner quitta l'Amérique pour le Congo,arriva à Libreville le 12 octobre, et élut domicile dans la factorerieJohn Holtand and Co. jusqu'au mois de février 1894.

Ce fut à cette époque seulement que le professeur se décida à

commencer sa campagne d'études. Après avoir remonté l'Ogoué surun petit bateau à vapeur, il débarqua à Lambarène, et, le 22 avril,atteignit la mission catholique du Fernand-Vaz.

Les Pères du Saint-Esprit l'accueillirent hospitalièrement dansleur maison bâtie sur le bord de ce magnifique lac Fernand-Vaz. Ledocteur n'eut qu'à se louer des soins du personnel de la mission, quine négligea rien pour lui faciliter son aventureuse tâche de zoolo-giste.

Or, en arrière de l'établissement, se massaient les premiers arbresdune vaste forêt dans laquelle abondaient les singes. On ne pouvaitimaginer de circonstancesplus favorables pour se mettre en commu-nication avec eux. Mais, ce qu'il fallait, c'était vivre dans leur inti-mité et, en somme, partager leur existence.

C'est à ce propos que M. Garner avait fait fabriquer une cage defer démontable. Sa cage fut transportée dans la forêt. Si l'on veutbien l'en croire, il y vécut trois mois, la plupart du temps seul, etPut étudier ainsi le quadrumane à l'état de nature.

La vérité est que le prudent Américain avait simplement installésa maison métallique à vingt minutes de la mission des Pères, prèsde leur fontaine, en un endroit qu'il baptisa du nom de Fort-Gorille,et auquel on accédait par une route ombreuse. Il y coucha même

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trois nuits consécutives. Dévoré par des myriades de moustiques, il

ne put y tenir plus longtemps, démonta sa cage et revint demander

aux Pères du Saint-Esprit une hospitalité qui lui fut accordée sansrétribution. Enfin, le 18 juin, abandonnant définitivementla mission,il regagna l'Angleterre et revint enAmérique, rapportantpour uniquesouvenir de son voyage deux petits chimpanzés qui s'obstinèrent à

ne point causer avec lui.Voilà quel résultat avait obtenu M. Garner. Au total, ce qui ne

paraissait que trop certain, c'est que le patois des singes, s'il exis-

tait, restait encore à découvrir, ainsi que les fonctions respectivesqui jouaient un rôle dans la formation de leur langage.

Assurément, le professeur soutenait qu'il avait surpris diverssignes vocaux ayant une signification précise, tels: « whouw »,nourriture; « cheny », boisson; « iegk », prends garde, et autresrelevés avec soin. Plus tard même, à la suite d'expériences faites auJardin zoologique de Washington, et grâce à l'emploi du phono-

graphe, il affirmait avoir noté un mot générique se rapportant à tout

ce qui se mange et à tout ce qui se boit; un autre pour l'usage de la

main; un autre pour la supputation du temps. Bref, selon lui, cettelangue se composait de huit ou neuf sons principaux, modifiés partrente ou trente-cinq modulations, dont il donnait même la tona-lité musicale, l'articulation se faisant presque toujours en la dièse.

Pour conclure, et d'après son opinion, en conformité de la doctrine

darwinienne sur l'unité de l'espèce et la transmission par héré-

dité des qualités physiques, non des défauts, on pouvait dire:« Si les races humaines sont les dérivés d'une souche simiesque,

pourquoi les dialectes humains ne seraient-ils point les dérivés de

la langue primitive de ces anthropoïdes? » Seulement, l'hommea-t-il eu des singes pour ancêtres?. Voilà ce qu'il aurait fallu

démontrer, et ce qui ne l'est pas.En somme, le prétendu langage des singes, surpris par le natura-

liste Garner, n'était que la série des sons que ces mammifères

émettent pour communiquer avec leurs semblables, comme tous les

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Dans la pensée que les singes ne devaient pas être insensiblesau charme de la musique. (P.103.)

animaux: chiens, chevaux, moutons, oies, hirondelles, fourmis,abeilles, etc. Et, suivant la remarque d'un observateur, cette com-munication s'établit soit par des cris, soit par des signes et desmouvements spéciaux, et, s'ils ne traduisent pas des pensées pro-prement dites, du moins expriment-ils des impressions vives, desémotions morales, — telles la joie ou la terreur.

Il était donc de toute évidence que la question n'avait pu être

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résolue par les études incomplètes et peu expérimentales du profes-

seur américain. Et c'est alors que, deux années après lui, il vint à

l'esprit d'un docteur allemand de recommencer la tentative en setransportant, cette fois, en pleine forêt, au milieu du monde des qua-drumanes, et non plus à vingt minutes d'un établissement de mis-sionnaires, dût-il devenir la proie des moustiques, auxquels n'avait

pu résister la passion simiologique de M. Garner.Il y avait alors au Cameroun, à Malinba, un certain savant du

nom de Johausen. Il y demeurait depuis quelques années. C'était unmédecin, plus amateur de zoologie et de botanique que de médecine.Lorsqu'il fut informé de l'infructueuse expérience du professeur Gar-

ner, la pensée lui vint de la reprendre, bien qu'il eût dépassé lacinquantaine. John Cort avait eu l'occasion de s'entretenir plusieursfois avec lui à Libreville.

S'il n'était plus jeune, le docteur Johausen jouissait du moinsd'une excellente santé. Parlant l'anglais et le français comme salangue maternelle, il comprenait même le dialecte indigène, grâceà l'exercice de sa profession. Sa fortune lui permettait d'ailleurs de

donner ses1 soins gratuitement, car il n'avait ni parents directs, ni col-

latéraux au degré successible. Indépendant dans toute l'acception du

mot, sans compte à rendre à personne, d'une confiance en lui-même

que rien n'eût pu ébranler, pourquoi n'aurait-il pas fait ce qu'il luiconvenait de faire? Il est bon d'ajouter que, bizarre et maniaque, il

semblait bien qu'il y eût ce qu'on appelle en France « une fêlure»dans son intellectualité.

Il y avait au service du docteur un indigène dont il était assezsatisfait. Lorsqu'il connut le projet d'aller vivre en forêt au milieudes singes, cet indigène n'hésita point à accepter l'offre de sonmaître, ne sachant trop à quoi il s'engageait.

Il suit de là que le docteur Johausen et son serviteur se mirent à

la besogne. Une cage démontable, genre Garner, mieuxconditionnée,plus confortable, commandée en Allemagne, fut apportée à bordd'un paquebot qui faisait l'escale de Malinba. D'autre part, en cette

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ville, on trouva sans peine à rassembler des provisions, conserves etautres, des munitions, de manière à n'exiger aucun ravitaillementpendant une longue période. Quant au mobilier, très rudimentaire,literie, linge, vêtements, ustensiles de toilette et de cuisine, ces objetsfurent empruntésà la maison du docteur,et aussi un vieil orgue de Bar-barie dans la pensée que les singes ne devaient pas être insensiblesau charme de la musique. En même temps, il fit frapper un certainnombre de médailles en nickel, avec son nom et son portrait, desti-nées aux autorités de cette colonie simienne qu'il espérait fonderdans l'Afrique centrale.

Pour achever, le 13 février 1896, le docteur et l'indigène s'embar-quèrent à Malinba avec leur matériel sur une barque du Nbarri etils en remontèrent le cours afin d'aller.

D'aller où?. C'est ce que le docteur Johausen n'avait dit ni vouludire à personne. N'ayant pas besoin d'être ravitaillé de longtemps,il serait de la sorte à l'abri de toutes les importunités. L'indigène etlui se suffiraient à eux-mêmes. Il n'y aurait aucun sujet de trouble oude distraction pour les quadrumanes dont il voulait faire son uniquesociété, et il saurait se contenter des délices de leur conversation,ne doutant pas de surprendre les secrets de la langue macaque.

Ce que l'on sut plus tard, c'est que la barque, ayant remonté leNbarri pendant une centaine de lieues, mouilla au village de Nghila;qu'une vingtaine de noirs furent engagés comme porteurs, que lematériel s'achemina dans la direction de l'est. Mais, à dater de cemoment,on n'entenditplus parler du docteurJohausen. Les porteurs,revenus à Nghila, étaient incapables d'indiquer avec précision l'en-droit où ils avaient pris congé de lui. Bref, après deux ans écoulés,et malgré quelques recherches qui ne devaient pas aboutir, aucunenouvelle du docteur allemand ni de son fidèle serviteur.

Ce qui s'était passé, John Cort et Max Huber allaient pouvoir le

reconstituer — en partie tout au moins.Le docteur Johausen avait atteint, avec son escorte, une rivière

dans le nord-ouest de la forêt de l'Oubanghi; puis, il procéda à la

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construction d'un radeau dont son matériel fournit les planches et lesmadriers; enfin, ce travail achevé et l'escorte renvoyée, son serviteuret lui descendirent le cours de ce rio inconnu, s'arrêtèrent et mon-tèrent la cabane à l'endroit où elle venait d'être retrouvée sous lespremiers arbres de la rive droite.

Voilà quelle était la part de la certitude dans l'affaire du pro-fesseur. Mais que d'hypothèses au sujet de sa situation actuelle!.Pourquoi la cage était-elle vide?. Pourquoi ses deux hôtes l'a-vaient-ils quittée?. Combien de mois, de semaines, de jours fut-elle

occupée?. Était-ce volontairement qu'ils étaient partis?. Nulleprobabilité à cet égard. Est-ce donc qu'ils avaient été enlevés?.Par qui?. Par des indigènes?. Mais la forêt de l'Oubanghi pas-sait pour être inhabitée. Devait-on admettre qu'ils avaient fui

devant une attaque de fauves?. Enfin le docteur Johausen et l'in-digène vivaient-ils encore?.

Ces diverses questions furent rapidement posées entre les deuxamis. Il est vrai, à chaque hypothèse ils ne pouvaient faire de

réponses plausibles et se perdaient dans les ténèbresde ce mystère.

« Consultons le carnet., proposa John Cort.

— Nous en sommes réduits là, dit Max Huber. Peut-être, à défautde renseignements explicites, rien que par des dates, sera-t-il pos-sible d'établir. »

John Cort ouvrit le carnet, dont quelques pages adhéraient parhumidité.

(c Je ne crois pas que ce carnet nous apprenne grand'chose., obser-

va-t-il.

- Pourquoi?.

— Parce que toutes les pages en sont blanches. àl'exception de

la première.— Et cette première page, John?.— Quelquesbribes de phrases, quelques dates aussi,qui,sans doute,

devaient servir plus tard au docteur Johausen à rédiger son journal. »

Et John Cort, assez difficilement d'ailleurs, parvint à déchiffre!

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les lignes suivantes écrites au crayon en allemand et qu'il traduisaità mesure:

29 juillet 1896. — Arrivé avec l'escorte à la lisière de la forêtd'Oubanghi. Campé sur rive droite d'une rivière. Construitnotre radeau.

3 août. — Radeau achevé. Renvoyé l'escorte à Nghila. Faitdisparaître toute trace de campement. Embarqué avec mon ser-viteur.

9 août. — Descendu le cours d'eau pendant sept jours, sansobstacles. Arrêt à une clairière.Nombreux singes aux envi-

rons. Endroitquiparaîtconvenable.10 août. — Débarqué le matériel. Place choisie pour remonter

la cabane-cage sous les premiers arbres de la rive droite, à l'ex-trémité de la clairière. Singes nombreux, chimpanzés, gorilles.

13 août. — Installation complète. Prispossession de la cabane.Environs absolument déserts. Nulle trace d'êtres humains, indi-gènes ou autres. Gibier aquatique très abondant. Cours d'eaupoissonneux. Bien abrités dans la cabane pendant une bour-

rasque.25 août. — Vingt-sept jours écoulés. Existence organisée régu-

lièrement. Quelques hippopotames à la surface de la rivière, maisaucuneagression de leurpart. Élans et antilopes abattus. Grandssinges venus la nuit dernière à proximitéde la cabane. De quelleespèce sont-ils? cela n'a pu être encore reconnu. Ils n'ont pasfait de démonstrations hostiles, tantôt courant sur le sol, tantôtju-chés dans les arbres. Cru entrevoir un feu à quelques cents passous la futaie. Fait curieux à vérifier : il semble bien que ces sin-

ges parlent, qu'ils échangent entre eux quelques phrases. Un

petit a dit: « Ngora!. Ngora!.. Ngora!. » mot que les indi-gènes emploient pour désigner la mère.

Llanga écoutait attentivement ce que lisait son ami John, et, à cemoment, il s'écria:

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« Oui. oui. ngora. ngora. mère. ngora. ngora!. »A ce mot relevé par le docteur Johausen et répété par le jeune

garçon, comment John Cort nese serait-il pas souvenu que, la nuitprécédente, il avait frappé son oreille? Croyant à une illusion, à uneerreur, il n'avait rien dit à ses compagnons de cet incident. Mais,après l'observation du docteur, il jugea devoir les mettre au courant.Et comme Max Huber s'écriait:

« Décidément,est-ce que le professeur Garner aurait eu raison?.Des singes qui parlent.

— Tout ce que je puis dire, mon cher Max, c'est que j'ai, moi

aussi, entendu ce mot de « ngora! », affirma John Cort.

Et il raconta en quelles circonstances ce mot avait été prononcéd'une voix plaintive pendant la nuit du 14 au 15, tandis qu'il étaitde garde.

« Tiens, tiens, fit Max Huber, voilà qui ne laisse pas d'être extra-ordinaire.

— N'est-ce pas co que vous demandez, cher ami?. » répliquaJohn Cort.

Khamis avait écouté ce récit. Vraisemblablement, ce qui parais-sait intéresser le Français et l'Américain le laissait assez froid. Lesfaits relatifs au docteur Johausen, il les accueillait avec indifférence.L'essentiel, c'était que le docteur eût construit un radeau dont ondisposerait, ainsi que des objets que renfermaitsa cage abandonnée.

Quant à savoir ce qu'étaientdevenus son serviteur et lui, le foreloper

ne comprenait pas qu'il y eût lieu de s'en inquiéter, encore moins

que l'on pût avoir la pensée de se lancer à travers la grande forêt

pour découvrir leurs traces, au risque d'être enlevé comme ils

l'avaient été sans doute. Donc, si Max Huber et John Cort proposaientde se mettre à leur recherche, il s'emploierait à les en dissuader, il

leur rappellerait que le seul parti à prendre était de continuer le

voyage de retour en descendant le cours d'eau jusqu'à l'Oubanghi.

La raison, d'ailleurs, indiquait qu'aucune tentative ne sauraitêtre faite avec chance de succès. De quel côté se fût-on dirigé pour

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retrouver le docteur allemand?. Si encore quelque indice eût existé,

peut-être John Cort eût-il regardé comme un devoir d'aller à son

secours, peut-être Max Huber se fût-il considéré comme l'instrumentde son salut, désigné par la Providence?. Mais rien, rien que cesphrases morcelées du carnet et dont la dernière figurait sous ladate du 25 août, rien que des pages blanches qui furent vainementfeuilletéesjusqu'à la dernière!.

Aussi John Cort de conclure:« Il est indubitable que le docteur est arrivé en cet endroit un

9 août et que ses notes s'arrêtent au 25 du même mois. S'il n'a plus

écrit depuis cette date, c'est que, pour une raison ou pour une autre,il avait quitté sa cabane où il n'était resté que treizejours.

— Et, ajouta Khamis, il n'est guère possible d'imaginer ce qu'il a

pu devenir.

— N'importe, observa Max Huber, je ne suis pas curieux.

— Oh! cher ami, vous l'êtes à un rare degré.— Vous avez raison, John, et pour avoir le mot de cette énigme.— Partons », se contenta de dire le foreloper.En effet, il n'y avait pas à s'attarder. Mettre le radeau en état de

quitter la clairière, descendre le rio, cela s'imposait. Si, plus tard,on jugeait convenable d'organiser une expédition au profit du doc-teur Johausen, de s'aventurerjusqu'auxextrêmes limites de lagrandeforêt, cela se pourrait faire dans des conditions plus favorables, etlibre aux deux amis d'y prendre part.

Avant de sortir de la cage, Khamis en visita les moindres coins.Peut-être y trouverait-il quelque objet à utiliser. Ce ne serait pas làacte d'indélicatesse, car, après deux ans d'absence, commentadmettre que leur possesseur reparût jamais pour les réclamer?.

La cabane, en somme, solidement construite, offrait encore unexcellentabri. La toiture de zinc, recouverte de chaume, avait résistéaux intempéries dela mauvaisesaison. La façade antérieure, la seulequi fût treillagée, regardait l'est, moins exposée ainsi aux grandsvents. Et, probablement, le mobilier, literie, table, chaises, coffre,

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eût été retrouvé intact, si on ne l'avait emporté, et, pour tout dire,cela semblait assez inexplicable.

Cependant, après ces deux années d'abandon, diverses réparationsauraient été nécessaires. Les planches des parois latéralescommen-çaient à se disjoindre,lepied des montantsjouaitdans laterrehumide,

des indices de délabrement se manifestaient sous les festons delianes et de verdure.

C'était une besogne dont Khamis et ses compagnons n'avaientpoint à se charger. Que cette cabane dût jamais servir de refuge à

quelque autre amateur de simiologie, c'était fort improbable. Elle

serait donc laissée telle qu'elleétait.Et, maintenant, n'y recueillerait-on pas d'autres objets que le

coquemar, la tasse, l'étui à lunettes, la hachette, la boîte du carnetque les deux amis venaient de ramasser? Khamis chercha avec soin.Ni armes, ni ustensiles, ni caisses, ni conserves, ni vêtements.Aussi le foreloperallait-il ressortir les mains vides, lorsque dans

un angle du fond, à droite, le sol, qu'il frappait du pied, rendit unson métallique.

« Ilyaquelque chose là., dit-il.

— Peut-êtreune clef?. répondit Max Iluber.

— Et pourquoi une clef?. demanda John Cort.

— Eh! mon cher John., la clef du mystère! »

Ce n'était point une clef, mais une caisse en fer-blanc qui avait étéenterrée à cette place et que retira Khamis. Elle ne paraissait pasavoir souffert, et, non sans une vive satisfaction, il fut constatéqu'elle contenait une centaine de cartouches!

« Merci, bon docteur, s'écria Max Huber, et puissions-nousrecon-naître un jour le signalé service que vous nous aurez rendu! »

Service signalé, en effet, car ces cartouches étaient précisémentdu même calibre que les carabines du foreloper et de ses deux com-pagnons.

Il ne restait plus qu'à revenir au lieu de halte, et à remettre leradeau en état de navigabilité.

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TOUS AVAIENT TRAVAILLÉ AUX RÉPARATIONS DU RADEAU.(Page 109.)

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madriers et de planches fut rattaché au moyen de lianes aussisolides que des ligaments de fer, ou tout au moins que des cordesd'amarrage. L'ouvrage était terminé lorsque le soleil disparut der-rière les massifs de la rive droite du rio.

Le départ avait été remis au lendemain dès l'aube. Mieux valait

passer la nuit dans la grotte. En effet, la pluie qui menaçait se mit à

tomber avec force vers huit heures.Ainsi donc, après avoir retrouvé l'endroit où était venu s'installer

le docteur Johausen, Khamis et ses compagnons partiraient sanssavoir ce que ledit docteur était devenu!. Rien. rien!. Pas unseulindice!. Cette pensée ne cessait d'obséder Max Huber, alors

qu'elle préoccupait assez peu John Cort et laissait le foreloper tout àfait indifférent. Il allait rêver de babouins, de chimpanzés, de gorilles,de mandrilles, de singes parlants, tout en convenant que le docteurn'avait pu avoir affaire qu'à des indigènes!. Et alors — l'imaginatifqu'il était! — la grande forêt lui réapparaissaitavec ses éventualitésmystérieuses, les invraisemblables hantises que lui suggéraient sesprofondeurs, peuplades nouvelles, types inconnus, villages perdus

sous les grands arbres.Avant de s'étendre au fond de la grotte:« Mon cher John, et vous aussi, Khamis, dit-il, j'ai une proposi-

tion à vous soumettre.—Laquelle, Max?.

— C'est de faire quelque chose pour le docteur.

— Se lancer à sa recherche?. se récria le foreloper.

- Non, reprit Max Huber, mais donner son nom à ce cours d'eau,qui n'en a pas, je présume. »

Et voilà pourquoi le rio Johausen figurera désormais sur les cartesmodernes de l'Afrique équatoriale.

La nuit fut tranquille, et, tandis qu'ils veillaient tour à tour, niJohn Cort, ni Max Huber, ni Khamis n'entendirentun seul mot frapperleur oreille.

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IX

AU COURANT DU RIO JOHAUSEN.

Il était six heures et demie du matin, lorsque, à la date du 16 mars,le radeau démarra, s'éloigna de la berge et prit le courant du rioJohausen.

A peine faisait-il jour. L'aube se leva rapidement. Des nuages cou-raient à travers les hautes zones de l'espace sous l'influence d'un

vent vif. La pluie ne menaçait plus, mais le temps demeurerait cou-vert pendant toute la journée.

Khamis et ses compagnons n'auraient pas à s'en plaindre, puis-qu'ils allaient descendre le courant d'une rivière d'ordinaire large-ment exposée aux rayons perpendiculaires du soleil.

Le radeau, de forme oblongue, ne mesurait que sept à huit piedsde large, sur une douzaine en longueur, tout juste suffisant pourquatre personnes et quelques objets qu'il transportait avec elles.Très réduit, d'ailleurs, ce matériel: la caisse métallique de

cartouches, les armes, comprenant trois carabines, le coquemar, la

marmite, la tasse. Quant aux trois revolvers, d'un calibre inférieurà celui des carabines, on n'aurait pu s'en servir que pour unevingtaine de coups en comptant les cartouches restant dans lespoches de John Cort et de Max Huber. Au total il y avait lieud'espérer que les munitions ne feraient point défaut aux chasseursjusqu'à leur arrivée sur les rives de l'Oubanghi.

A l'avant du radeau, sur une couche de terre soigneusement tassée,était disposé un amas de bois sec, aisément renouvelable, pour le casoù Khamis aurait besoin de feu en dehors des heures de halte. A

l'arrière, une forte godille, faite avec l'une des planches, permettraitde diriger l'appareil ou tout au moins de le maintenir dans le sensdu courant.

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Entre les deux rives, distantes d'une cinquantaine de mètres,

ce courant se déplaçait avec une vitesse d'environ un kilomètre à

l'heure. A cette allure, le radeau emploierait donc de vingt à trentejours à franchir les quatre cents kilomètres qui séparaient le fore-loper et ses compagnons de l'Oubanghi. Si c'était à peu près la

moyenne obtenue par la marche sous bois, le cheminement s'effec-

tuerait presque sans fatigues.Quant aux obstacles qui pourraient barrer le cours du rio Johau-

sen, on ne savait à quoi s'en tenir. Ce qui fut constaté au début,c'est que la rivière était profonde et sinueuse. Il y aurait lieu d'ensurveiller attentivement le cours. Si des chutes ou des rapides l'em-barrassaient, le foreloper agirait suivant les circonstances.

Jusqu'à la halte de midi, la navigation s'opéra aisément. En ma-nœuvrant, on évita les remous aux pointes des berges. Le radeau netoucha pas une seule fois, grâce à l'adresse de Khamis qui rectifiaitla direction d'un bras vigoureux.

John Cort, posté à l'avant, sa carabine près de lui, observait lesberges dans un intérêtpurementcynégétique. Il songeait à renouvelerles provisions. Que quelque gibier de poil ou de plume arrivât à saportée, il serait facilement abattu. Ce fut même ce qui survint versneuf heures et demie. Une balle tua raide un waterbuck, espèced'antilope qui fréquente le bord des rivières.

« Un beau coup! dit Max Huber.

— Coup inutile, déclara John Cort, si nous ne pouvons prendrepossession de la bête.

— Ce sera l'affaire de quelques instants », répliqua le foreloper.

Et, appuyant sur la godille, il rapprocha le radeau de la rive, prèsd'une petite grève où gisait le waterbuck. L'animal dépecé, on engarda les morceaux utilisables pour les repas prochains.

Entre temps, Max Huber avait mis à profit ses talents de pêcheur,

bien qu'il n'eût à sa disposition que des engins très rudimentaires,deux bouts de ficelle trouvés dans la cage du docteur, et, pourhameçons, des épines d'acacia amorcées avec de petits morceaux de

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Max Huber fut assez adroit pour l'amenerau bout de sa ligne. (Page 114.)

viande. Les poissons se décideraient-ils à mordre, parmi ceux quel'on voyait apparaître à la surface du rio?.

Max Huber s'était agenouillé à tribord du radeau, et Llanga, à sadroite, suivait l'opération non sans un vif intérêt.

Il faut croire que les brochets du rio Johausen ne sont pas moins

voraces que stupides, car l'un d'eux ne tarda guère à avaler l'hameçon.Après l'avoir

« pâmé », — c'est le mot, — ainsi que les indigènes font

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de l'hippopotame pris dans ces conditions, Max Huber fut assez adroit

pour l'amener au bout de sa ligne. Ce poisson pesait bien de huità neuf livres, et l'on peut être certain que les passagers n'atten-draient pas au lendemain pour s'en régaler.

A la halte de midi, le déjeuner se composa d'un filet rôti dewaterbuck et du brochet dont il ne resta que les arêtes. Pour ledîner,il fut convenu que l'on ferait la soupe avec un bon quartier de l'anti-lope. Et, comme cela nécessiterait plusieurs heures de cuisson, leforeloper alluma le foyer à l'avant du radeau, assujettit la marmite

sur le feu. Puis la navigation reprit sans interruption jusqu'au soir.

La pêche ne donna aucun résultat pendant l'après-midi. Verssix heures, Khamis s'arrêta le long d'une étroite grève rocheuse,ombragée par les basses branches d'un gommier de l'espèce krabah.Il avait heureusement choisi le lieu de halte.

En effet, les bivalves, moules et ostracées, abondaient entre lespierres. Aussi les unes cuites, les autres crues, complétèrent agréa-blement le menu du soir. Avec trois ou quatre morceaux de biscuitet une pincée de sel, le repas n'eût rien laissé à désirer.

Comme la nuit menaçait d'être sombre, le foreloper ne voulutpoints'abandonner à la dérive. Le rio Johausen charriait parfois des troncsénormes. Un abordage eût pu être très dommageable pour le radeau.La couchée fut donc organisée au pied du gommier sur un amasd'herbes. Grâce à la garde successive de John Cort, de Max Huber etde Khamis, le campement ne reçut aucune mauvaise visite. Seule-

ment les cris des singes ne discontinuèrentpas depuis le coucher du

soleil jusqu'à son lever.

« Et j'ose affirmer que ceux-là ne parlaient pas! » s'écria Max

Huber, lorsque, le jour venu, il alla plonger dans l'eau limpide du

rio sa figure et ses mains que les malfaisants moustiques n'avaientguère épargnées.

Ce matin-là, le départ fut différé d'une grande heure.. Il tombait

une violente pluie. Mieux valait éviter ces douches diluviennes quele ciel verse si fréquemment sur la région équatoriale de l'Afrique.

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L'épais feuillage du gommier préserva le campement dans une cer-taine mesure non moins que le radeau accosté au pied de ses puis-santes racines. Au surplus, le temps était orageux. A la surface dela rivière, les gouttes d'eau s'arrondissaient en petites ampoulesélectriques. Quelques grondements de tonnerre roulaient en amontsans éclairs. La grêle n'était pointà craindre, les immenses forêts del'Afrique ayant le don d'en détourner la chute.

Cependant l'état de l'atmosphère était assez alarmant pour queJohn Cort crût devoir émettre cette observation:

« Si cette pluie ne prend pas fin, il sera préférable de demeureroù nous sommes. Nous avons maintenant des munitions. nos car-touchières sont pleines, mais ce sont les vêtements de rechange qui

manquent.— Aussi, répliqua Max Huber en riant, pourquoi ne pas nous

habiller à la mode du pays. en peau humaine?. Voilà qui sim-

plifie les choses!. Il suffit de se baigner pour laver son linge et de

se frotter dans la brousse pour brosser ses habits!. »

La vérité est que, depuis une huitaine de jours, les deux amisavaient dû chaque matin procéder à ce lavage, faute de pouvoir sechanger.

Cependant, l'averse fut si violente qu'elle ne dura pas plus d'uneheure. On mit ce temps à profit pour le premier déjeuner. A ce repasfigura un plat nouveau, — le très bien venu: des œufs d'outardepondus fraîchement, dénichés par Llanga et que Khamis fit durcirà l'eau bouillante du coquemar. Cette fois encore, Max Huber seplaignit, non sans raison, que dame nature eût négligé de mettredans les œufs le grain de sel dont ils ne sauraient se passer.

Vers sept heures et demie, la pluie cessa, bien que le ciel restât

orageux. Aussi le radeau regagna-t-il le courant au milieu de larivière.

Les lignes mises à la traîne, plusieurs poissons eurent l'obligeancede mordre à temps pour figurer au menu du repas de midi.

Khamis proposa de ne point faire la halte habituelle, afin de

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rattraper le retard du matin. Sa proposition acceptée, John Cort

alluma le feu, et la marmite chanta bientôt sur les charbons ardents.Comme il y avait encore une suffisante réserve de waterbuck, les

fusils demeurèrent muets. Et pourtant Max Huber fut tenté plusd'une fois par quelques belles pièces, rôdant par couples sur lesrives.

Cette partie de la forêt était très giboyeuse. Sans parler des vola-tiles aquatiques, les ruminants y abondaient. Fréquemment, des têtesde pallahs et de sassabys, qui sont une variété d'antilopes, dressèrentleurs cornes entre les herbes et les roseaux des berges. A plusieursreprises s'approchèrent des élans de forte taille, des daims rouges,des steimbocks, gazelles de petite taille, des koudous, de l'espècedes cerfs de l'Afrique centrale, des cuaggas, même des girafes, dontla chair est très succulente. Il eût été facile d'abattre quelques-unesde ces bêtes, mais à quoi bon, puisque la nourriture était assuréejusqu'au lendemain?. Et puis, inutile de surcharger et d'encom-brer le radeau. C'est ce que John Cort fit justement observer à sonami.

« Que voulez-vous, mon cher John? avoua Max Huber. Mon fusil

me monte de lui-même à la joue, lorsque je vois de si beaux coupsà ma portée. »

Toutefois, comme ce n'eût été que tirer pour tirer, et bien quecette considération ne soit pas pour arrêter un vrai chasseur, Max

Huber intima l'ordre à sa carabine de se tenir tranquille, de ne points'épauler d'elle-même. Les alentours ne retentirent donc pas de déto-

nations intempestives, et le radeau descendit paisiblement le coursdu rio Johausen.

Khamis, John Cort et Max Huber eurent d'ailleurs lieu de sedédommager dans l'après-midi. Les armes à feu durent faireentendre leur voix, — la voix de la défensive, sinon celle de l'offen-sive.

Depuis le matin, une dizaine de kilomètres avaient été franchis.

La rivière dessinait alors de capricieuses sinuosités, bien que sa

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Ces animaux attendaient le radeau au passage. (Page 121.)

direction générale se maintint toujours vers le sud-ouest. Ses berges,très accidentées, présentaient une bordure d'arbres énormes, prin-cipalement des bombax, dont le parasol plafonnait à la surfacedu rio.

Qu'on en juge! Quoique la largeur du Johausen n'eût pas diminué,qu'elle atteignît parfois de cinquante à soixante mètres, les bassesbranches de ces bombax se rejoignaient et formaient un berceau de

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verdure sous lequel murmurait un léger clapotis. Quantité de cesbranches, enchevêtrées à leur extrémité, se rattachaient au moyende lianes serpentantes,- pont végétal sur lequel des clowns agiles,

ou tout au moins des quadrumanes, auraient pu se transporterd'une rive à l'autre.

Les nuages orageux n'ayant pas encore abandonné les basses zonesde l'horizon, le soleil embrasait l'espace et ses rayons tombaient à

pic sur la rivière.Donc Khamis et ses compagnons ne pouvaient qu'apprécier cette

navigation sous un épais dôme de verdure. Elle leur rappelait le

cheminement au milieu du sous-bois, le long des passes ombreuses,

sans fatigue cette fois, sans les embarras d'un sol embroussaillé de

siziphus et autres herbes épineuses.

« Décidément, c'est un parc, cette forêt de l'Oubanghi, déclaraJohn Cort, un parc avec ses massifs arborescents et ses eaux cou-rantes!. On se croirait dans la région du Parc-National des États-

Unis, aux sources du Missouri et de la Yellowstone!.

— Un parc où pullulent les singes, fit observer Max Huber. C'està croire que toute la gent simienne s'y est donné rendez-vous!. Nous

sommes en plein royaume de quadrumanes, où chimpanzés,gorilles, gibbons, règnent en toute souveraineté! »

Ce qui justifiait cette observation, c'était l'énorme quantité de cesanimaux qui occupaient les rives, apparaissaient sur les arbres,couraient et gambadaient dans les profondeurs de la forêt. JamaisKhamis et ses compagnons n'en avaient tant vu, ni de si turbulents,ni de si contorsionnistes. Aussi que de cris, que de sauts, que de

culbutes, et quelle série de grimaces un photographe aurait pusaisir avec son objectif!

« Après tout, ajouta Max Huber, rien que de très naturel!. Est-ce

que nous ne sommes pas au centre de l'Afrique?. Or, entre lesindigènes et les quadrumanes congolais, — en exceptant Khamis,

bien entendu, — j'estime que la différence est mince.

— Elle est tout juste, répliqua John Cort, de ce qui distingue

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l'homme de l'animal, l'être pourvu d'intelligence de l'être qui n'estsoumis qu'aux impersonnalités de l'instinct.- Celui-ci infiniment plus sûr que celle-là, mon cher John!

- Je n'y contredis pas, Max. Mais ces deux facteurs de la vie sontséparés par un abîme et, tant qu'on ne l'aura pas comblé, l'écoletransformiste ne sera pas fondée à prétendre que l'homme descenddu singe.

— Juste, répondit Max Huber, et il manque toujours un échelonà l'échelle, un type entre l'anthropoïde et l'homme, avec un peumoins d'instinct et un peu plus d'intelligence. Et si ce type faitdéfaut, c'est sans doute parce qu'il n'a jamais existé. D'ailleurs,lors même qu'il existerait, la question soulevée par la doctrinedarwinienne ne serait pas encore résolue, à mon avis du moins. »

En ce moment, il y avait mieux à faire qu'à essayer de résoudre,

en vertu de cet axiome que la nature ne procède pas par sauts, laquestion de savoir si tous les êtres vivants se raccordent entre eux.Ce qui convenait, c'était de prendre des précautions ou des mesurescontre les manifestations hostiles d'une engeance redoutable par sasupériorité numérique. Il eût été d'une rare imprudence de la traiteren quantité négligeable. Ces quadrumanes formaient une arméerecrutée dans toute la population simienne de l'Oubanghi. A leursdémonstrations, on ne pouvait se tromper, et il faudrait bientôt sedéfendre à outrance.

Le foreloper observait cette bruyante agitation non sans sérieuseinquiétude. Cela se voyait à son rude visage auquel le sang affluait,

ses épais sourcils abaissés, son regard d'une vivacité pénétrante, sonfront où se creusaient de larges plis.

« Tenons-nous prêts, dit-il, la carabine chargée, les cartouches à

portée de la main, car je ne sais trop comment les choses vonttourner.

— Bah! un coup de fusil aura bientôt fait de disperser cesbandes. », repartit Max Huber!

Et il épaula sa carabine.

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« Ne tirez pas, monsieur Max!. s'écria Khamis. Il ne faut pointattaquer. il ne faut pas provoquer!. C'est assez d'avoir à sedéfendre!- Mais ils commencent., répliqua John Cort.

- Ne ripostons que si cela devient nécessaire!. » déclara Khamis.L'agression ne tarda pas à s'accentuer. De la rive partaient des

pierres, des morceaux de branches, lancés par ces singes dont lesgrands types sont doués d'une force colossale. Ils jetaient même des

projectiles de nature plus inoffensive, entre autres les fruits arrachés

aux arbres.Le foreloper essaya de maintenirle radeau au milieu du rio, presque

à égale distance de l'une et de l'autre berge. Les coups seraientmoins dangereux, étant moins assurés. Le malheur était de n'avoir

aucun moyen de s'abriter contre cette attaque. En outre, le nombredes assaillants s'accroissait, et plusieurs projectiles avaient déjàatteint les passagers, sans trop leur faire de mal, il est vrai.

« En voilà assez. », finit par dire Max Huber.

Et, visant un gorille qui se démenait entre les roseaux, il l'abattitdu coup.

Au bruit de la détonation répondirentdes clameurs assourdissantes.L'agression ne cessa point, les bandes ne prirent pas la fuite. Et, ensomme, à vouloir les exterminer, ces singes, l'un après l'autre, lesmunitions n'y pourraient suffire. Rien qu'à une balle par quadru-

mane, la réserve serait vite épuisée. Que feraient, alors, les chas-

seurs, la cartouchière vide?

« Ne tirons plus, ordonna John Cort. Cela ne servirait qu'àsurexciter ces maudites bêtes! Nous en serons quittes, espérons-le,

pour quelques contusions sans importance.

— Merci! » riposta Max Huber, qu'une pierre venait d'atteindreà la jambe.

On continua donc de descendre, suivi par la double escorte surles rives, très sinueuses en cette partie du rio Johausen. En de cer-tains rétrécissements,elles se rapprochaientà ce point que la largeur

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du lit se réduisait d'un tiers. La marche du radeau s'accroissait alors

avec la vitesse du courant.Enfin, à la nuit close, peut-être les hostilités prendraient-elles fin.

Peut-être les assaillants se disperseraient-ils à travers la forêt. Danstous les cas, s'il le fallait, au lieu de s'arrêter pour la halte du soir,Khamis se risquerait à naviguer toute la nuit. Or, il n'était que quatreheures, et, jusqu'à sept, la situation resterait très inquiétante.

En effet, ce qui l'aggravait, c'est que le radeau n'était pas à l'abrid'un envahissement. Si les singes, pas plus que les chats, n'aimentl'eau, s'il n'y avait pas à craindre qu'ils se missent à la nage, ladisposition des ramures au-dessus de la rivière leur permettait, endivers endroits, de s'aventurer par ces ponts de branches et de lianes,puis de se laisser choir sur la tête de Khamis et de ses compagnons.Cela ne serait qu'un jeu pour ces bêtes aussi agiles que malfaisantes.

Ce fut même la manœuvre que cinq ou six grands gorilles tentèrentvers cinq heures, à un coude de la rivière où se joignait le bran-chage des bombax. Ces animaux, postés à cinquante pas en aval,attendaient le radeau au passage.

John Cort les signala, et il n'y avait pas à se méprendre sur leursintentions.

« Ils vont nous tomber dessus, s'écria Max Huber, et si nous neles forçons pas à décamper.

— Feu! » commanda le foreloper.Trois détonations retentirent. Trois singes, mortellement touchés,

après avoir essayé de se raccrocher aux branches, s'abattirent dansle rio.

Au milieu de clameurs plus violentes, une vingtaine de quadru-

manes s'engagèrent entre les lianes, prêts à se précipiter.

On dut prestement recharger les armes et tirer sans perdre uninstant. Une fusillade assez nourrie s'ensuivit. Dix ou douze gorilleset chimpanzés furent blessés avant que le radeau setrouvât sous lepontvégétalet, découragés,leurs congénères s'enfuirentsurlesrives.

Une réflexion qui vint à l'esprit, c'est que, si le professeur Garner

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se fût installé dans ces profondeurs de la grande forêt, son sort auraitété celui du docteur Johausen. En admettant que ce dernier eût étéaccueilli par la population forestière de la même façon que Khamis,John Cort et Max Huber, en fallait-il davantage pour expliquer sadisparition? Toutefois, en cas d'agression, on eût dû en retrouverles témoignages non équivoques. Grâce aux instincts destructeurs des

singes, la cage ne serait pas restée intacte, et il n'yen aurait eu queles débris à la place qu'elle occupait.

Après tout, à cette heure, le plus urgent n'était pas de s'inquiéterdu docteur allemand, mais de ce qu'il adviendrait du radeau. Préci-

sément, la largeur du rio diminuait peu à peu. A cent pas sur la

droite, en avant d'une pointe, l'eau tourbillonnante indiquait un fort

remous. Si le radeauy tombait, ne subissant plus l'action du courantdétourné par la pointe, il serait drossé contre la berge. Khamis pou-vait bien avec sa godille le maintenir au fil de l'eau, mais l'obliger às'écarter du remous, ce serait difficile. Les singes de la rive droiteviendraient l'assaillir en grand nombre. Aussi les mettre en fuite à

coups de fusil s'imposait-il. Les carabines se mirent donc de la partie

au moment où le radeau commençait à tourner sur lui-même.Un instant après, la bande avait disparu. Ce n'étaient pas les

balles, ce n'étaient pas les détonations qui l'avaient dispersée. Depuis

une heure, un orage montait vers le zénith. Les nuages blafards cou-vraient maintenant le ciel. A ce moment, les éclairs embrasèrentl'espace, et le météore se déchaîna avec cette prodigieuse rapidité,particulière aux basses latitudes. A ces formidables éclats de lafoudre, les quadrumanes ressentirent ce trouble instinctif que pro-duit sur tous les animaux l'influence électrique. Ils prirent peur, ils

allèrent chercher sous de plus épais massifs un abri contre cescoruscations aveuglantes, ce formidable déchirement des nues. Enquelques minutes, les deux berges furent désertes, et, de cettebande, il ne restaqu'une vingtaine de corps, sans vie, étendus entreles roseaux des berges.

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X

NGORA!

Le lendemain, le ciel rasséréné — on pourrait dire épousseté parle puissant plumeau des orages — arrondissait sa voûte d'un bleu

cru au-dessus de la cime des arbres. Au lever du soleil, les fines

gouttelettes des feuilles et des herbes se volatilisèrent. Le sol, trèsrapidement asséché, se prêtait au cheminement en forêt. Mais iln'était pas question de reprendre à pied la route du sud-ouest. Si lerio Johausen ne s'écartait pas de cette direction, Khamis ne doutaitplus d'atteindre en une vingtaine de jours le bassin de l'Oubanghi.

Le violent trouble atmosphérique, ses milliers d'éclairs, ses rou-lements prolongés, ses chutes de foudre, n'avaient cessé qu'àtrois heures du matin. Après avoir accosté la berge à travers le

remous, le radeau avait trouvé un abri. En cet endroit se dressaitun énorme baobab dont le tronc, évidé à l'intérieur, ne tenait plusque par son écorce. Khamis et ses compagnons, en se serrant, yauraient place. On y transporta le modeste matériel, ustensiles,armes, munitions, qui n'eut point à souffrir des rafales et dont le

rembarquements'effectua à l'heure du départ.

« Ma foi, il est venu à propos, cet orage! » observa John Cort,

qui s'entretenait avec Max, tandis que le foreloper disposait les

restes du gibier pour ce premier repas.Tout en causant, les deux jeunes gens s'occupaient à nettoyer

leurs carabines, travail indispensable après la fusillade très vive dela veille.

Entre temps, Llanga furetait au milieu des roseaux et des herbes,à la recherche des nids et des œufs.

Page 138: Le Village Aérien

« Oui, mon cher John, l'orage est venu à propos, dit Max Huber,

et fasse le ciel que ces abominables bêtes ne s'avisent pas de repa-raître maintenant qu'il est dissipé!. Dans tous les cas, tenons-nous

sur nos gardes. »

Khamis n'était pas sans avoir eu cette crainte qu'au lever du jourles quadrumanes ne revinssent sur les deux rives. Et tout d'abord il

fut rassuré: on n'entendait aucun bruit suspect à mesure que l'aubepénétrait le sous-bois.

« J'ai parcouru la rive sur une centaine de pas, et je n'ai aperçu

aucun singe, assura John Cort.— C'est de bon augure, répondit Max Huber, et j'espère utiliser

désormais nos cartouches autrement -qu'à nous défendre contre des

macaques!. J'ai cru que toute notre réserve allait y passer.— Et comment aurions-nous pu la renouveler? reprit John Cort.

Il ne faut pas compter sur une seconde cage pour se ravitailler deballes, de poudre et de plomb.

— Eh! s'écria Max Huber, quand je songe que le bon docteurvoulait établir des relations sociales avec de pareils êtres!. Le joli

monde!. Quant à découvrir quels termes ils emploient pour s'in-viter à dîner et comment ils se disent bonjour ou bonsoir, il fautvraiment être un professeur Garner, comme il y en a quelques-uns

en Amérique. ou un docteur Johausen, comme il y en a quelques-

uns en Allemagne, et peut-être même en France.

— En France, Max?.

— Oh! si l'on cherchait parmi les savants de l'Institut ou de laSorbonne, on trouverait bien quelque idio.

— Idiot!. répéta John Cort en protestant.

— Idiomographe, acheva Max Huber, qui serait capable de venirdans les forêts congolaises recommencer les tentatives du professeurGarner et du docteur Johausen!

— En tout cas, mon cher Max, si l'on est rassuré sur le comptedu premier, qui paraît avoir rompu tout rapport avec la société des

macaques, il n'en est pas ainsi du second, et je crains bien que.

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Chacun se coucha sur le radeau. (Page 130.)

— Que les babouins ou autres ne lui aient rompu les os!. pour-suivit Max Huber. A la façon dont ils nous ont accueillis hier, on peut

juger si ce sont des êtres civilisés et s'il est possible qu'ils le devien-

nent jamais!

— Voyez-vous, Max, j'imagine que les bêtes sont destinées à

rester bêtes.— Et les hommes aussi!. répliqua Max Huber en riant. N'em-

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pêche que j'ai un gros regret de revenir à Libreville sans rapporterdes nouvelles du docteur.

— D'accord, mais l'important pour nous serait d'avoir pu tra-verser cette interminable forêt.

— Ça se fera.— Soit, mais je voudrais que ce fût fait! »

Du reste, le parcours ne présentait plus que des chances assezheureuses, puisque le radeau n'avait qu'à s'abandonner au courant.Encore convenait-il que le lit du rio Johausen ne fût pas embarrasséde rapides, coupé de barrages, interrompu par des chutes. C'est ce

que redoutait surtout le foreloper.

En ce moment, il appela ses compagnons pour le déjeuner. Llangarevint presque aussitôt, rapportant quelques œufs de canard, quifurent réservés pour le repas de midi. Grâce au morceau d'antilope,il n'y aurait pas lieu de renouveler la provision de gibier avant lahalte de la méridienne.

« Eh! j'y songe, suggéra John Cort, pour ne pas avoir inutilementdépensé nos munitions, pourquoi ne pas se nourrir de la chair dessinges?.

— Ah! pouah! fit Max Huber.

— Voyez ce dégoûté!.— Quoi, mon cher John, des côtelettes de gorille, des filets de

gibbons, des gigots de chimpanzés. toute une fricassée de man-drilles.

— Ce n'est pas mauvais, affirma Khamis. Les indigènes ne fontpoint fi d'une grillade de ce genre.

— Et j'en mangerais au besoin., dit John Cort.

— Anthropophage! s'écria Max Huber. Manger presque son sem-blable.

— Merci, Max!. »

En fin de compte, on abandonna aux oiseaux de proie les quadru-manes tués pendant la bataille. La forêt de l'Oubanghi possédaitassez de ruminants et de volatiles pour que l'on ne fît pas aux repré-

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sentants de l'espèce simienne l'honneur de les introduire dans unestomac humain.

Khamis éprouva de sérieuses difficultés à tirer le radeau du remouset à doubler la pointe.

Tous donnèrent la main à cette manœuvre, qui demanda près d'uneheure. On avait dû couper de jeunes baliveaux, puis les ébrancherafin d'en faire des espars au moyen desquels on s'écarta de la berge.Le remous y maintenant le radeau, si la bande fût revenue à cetteheure, il n'aurait pas été possible d'éviter son attaque en se rejetantdans le courant. Sans doute, ni le foreloper ni ses compagnons nefussent sortis sains et saufs de cette lutte trop inégale.

Bref, après mille efforts, le radeau dépassa l'extrémitéde la pointeet commença à redescendre le cours du rio Johausen.

La journée promettait d'être belle. Aucun symptôme d'orage àl'horizon, aucune menace de pluie. En revanche, une averse de

rayons solaires tombait d'aplomb, et la chaleur aurait été torride,sans une vive brise du nord, dont le radeau se fût fort aidé, s'il eûtpossédé une voile.

La rivière s'élargissaitgraduellementà mesure qu'elle se dirigeaitvers le sud-ouest. Plus de berceau s'étendant sur son lit, plus debranches s'enchevêtrant d'une rive à l'autre. En ces conditions, laréapparition des quadrumanes sur les deux berges n'aurait pas pré-senté les mêmes dangers que la veille. D'ailleurs, ils ne se mon-trèrent pas.

Les bords du rio, cependant, n'étaient pas déserts. Nombre d'oi-

seaux aquatiques les animaient de leurs cris et de leurs vols, canards,

outardes, pélicans, martins-pêcheurs et multiples échantillonsdéchassiers.

John Cort abattit plusieurs couples de ces volatiles, qui servirentau repas de midi, avec les œufs dénichés par le jeune indigène.Au surplus, afin de regagner le temps perdu, on ne fit pas halte àl'heure habituelle et la première partie de la journée s'écoula sansle moindre incident.

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Dans l'après-midi, il se produisit une alerte, non sans sérieuxmotifs.

Il était quatre heures environ lorsque Khamis, qui tenait la godilleà l'arrière, pria John Cort de le remplacer, et vint se poster deboutà l'avant.

Max Huber se releva, s'assura que rien ne menaçait ni sur larive droite ni sur la rive gauche et dit au foreloper :

« Que regardez-vous donc?

— Cela. »

Et, de la main, Khamis indiquait en aval une assez violente agi-tation des eaux.

« Encore un remous, dit Max Iluber, ou plutôt une sorte de maël-strom de rivière!. Attention, Khamis, à ne point tomber là dedans.

— Ce n'est pas un remous, affirma le foreloper.

— Et qu'est-ce donc?.»A cette demande répondit presque aussitôt une sorte de jet

liquide qui monta d'une dizaine de pieds au-dessus de la surface

du rio.Et Max Huber, très surpris, de s'écrier:« Est-ce que, par hasard, il y aurait des baleines dans les fleuves

de l'Afrique centrale?.

— Non. des hippopotames», répliqua le foreloper.

Un souffle bruyant se fit entendre à l'instant où émergeait unetête énorme avec des mâchoires armées de fortes défenses, et, pouremployer des comparaisons singulières, mais justes, « un intérieur

de bouche semblable à une masse de viande de boucherie, et des

yeux comparables à la lucarne d'une chaumière hollandaise! » Ainsi

se sont exprimés dans leurs récits quelques voyageurs particulière-

ment imaginatifs.De ces hippopotames, on en rencontre depuis le cap de Bonne-

Espérance jusqu'au vingt-troisième degré de latitude nord. Ils fré-

quentent la plupart des rivières de ces vastes régions, les marais etles lacs. Toutefois, suivant une remarque qui a été faite, si le rio

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LA GRANDE FORÊT.

Johausen eût été tributaire de la Méditerranée, — ce qui ne se pou-

vait, — il n'y aurait pas eu à se préoccuper des attaques de ces

amphibies, car ils ne s'y montrent jamais, sauf dans le haut Nil.

L'hippopotame est un animal redoutable, bien que doux de carac-tère. Pour une raison ou pour une autre, lorsqu'il est surexcité,

sous l'empire de la douleur, à l'instant où il vient d'être harponné,

il s'exaspère, il se précipite avec fureur contre les chasseurs, il les

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poursuit le long des berges, il fonce sur les canots, qu'il est de tailleà chavirer, et de force à crever, avec ses mâchoires assez puissantes

pour couper un bras ou une jambe.Certes, aucun passager du radeau — pas même Max Huber, si

enragé qu'il fût de prouesses cynégétiques — ne devait avoir lapensée de s'attaquer à un tel amphibie. Mais l'amphibie voudrait

peut-être les assaillir, et s'il atteignait le radeau, s'il le heurtait,s'il l'accablait de son poids qui va parfois à deux mille kilogrammes,s'il l'encornait de ses terribles défenses, que deviendraient Khamis

et ses compagnons?.Le courant était rapide alors, et peut-être valait-il mieux se con-

tenter de le suivre, au lieu de se rapprocher de l'une des rives:l'hippopotame s'y fût dirigé après lui. A terre, il est vrai, ses coupsauraient été plus facilement évités, puisqu'il est impropre à se mou-voir rapidement avec ses jambes courtes et basses, son ventreénorme qui traîne sur le sol. Il tient plus du cochon que du sanglier.Mais, à la surface du rio, le radeau serait à sa merci. Ille mettrait

en pièces, et, à supposer que les passagers eussent, en nageant,gagné les berges, quelle fâcheuse éventualité que celle d'être obligésà construire un second appareil flottant!

« Tâchons de passer sans être vus, conseilla Khamis. Étendons-

nous, ne faisons aucun bruit, et soyons prêts à nous jeter à l'eau si

c'est nécessaire.

— Je me charge de toi, Llanga », dit Max Huber.

On suivit le conseil du foreloper, et chacun se coucha sur le radeau

que le courant entraînait avec une certaine rapidité. Dans cetteposition, peut-être y avait-il chance de ne point être aperçus parl'hippopotame.

Et ce fut un grand souffle, une sorte de grognement de porc, quetous quatre entendirent quelques instants après, quand les secoussesindiquèrent qu'ils franchissaient les eaux troublées par l'énormeanimal.

Il y eut quelques secondes de vive anxiété. Le radeau allait-il être

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soulevé par la tête du monstre ou immergé sous sa lourde masse?.Khamis, John Cortet Max Huber ne furent rassurés qu'au moment

ou l'agitation des eaux eut cessé, en même temps que diminuaitl'intensité du souffle dont ils avaient senti les chaudes émanationsau passage. Ils se relevèrent alors et ne virent plus l'amphibie quis'était replongé dans les basses couches du rio.

Certes, des chasseurs habitués à lutter contre l'éléphant, quivenaient de faire campagne avec la caravane d'Urdax, n'auraientpas dû s'effrayer de la rencontre d'un hippopotame. Plusieurs foisils avaient attaqué ces animaux au milieu des marais du hautOubanghi, mais dans des conditions plus favorables. A bord de

ce fragile assemblage de planches dont la perte eût été si regret-table, on admettra leurs appréhensions, et ce fut heureux qu'ils

eussent évité les attaques de la formidable bête.Le soir, Khamis s'arrêta à l'embouchure d'un ruisseau de la rive

gauche. On n'eût pu mieux choisir pour la nuit, au pied d'un bouquetde bananiers, dont les larges feuilles formaient abri. A cette place,la grève était couverte de mollusques comestibles, qui furentrecueillis et mangés crus ou cuits, suivant l'espèce. Quant auxbananes, leur goût sauvage laissait à désirer. Heureusement, l'eaudu ruisselet, mélangée du suc de ces fruits, fournit une boisson assezrafraîchissante.

« Tout cela serait parfait, dit Max Huber, si nous étions certainsde dormir tranquillement. Par malheur, il y a ces maudits insectesqui se garderont bien de nous épargner. Faute de moustiquaire,nous nous réveillerons pointillés de piqûres! »

Et, en vérité, c'est ce qui serait arrivé si Llanga n'avait trouvéle moyen de chasser ces myriades de moustiques réunis en nuéesbourdonnantes.

Il s'était éloigné en remontant le long du ruisseau, lorsque sa voixse fit entendre à courte distance.

Khamis le rejoignit aussitôt et Llanga lui montra sur la grève destas de bouses sèches, laissées par les ruminants, antilopes, cerfs,

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buffles et autres, qui venaient d'habitude se désaltérer à cette place.Or, de mêler ces bouses à un foyer flambant — ce qui produit une

épaisse fumée d'une âcreté particulière — c'est le meilleur moyen etpeut-être le seul d'éloigner les moustiques. Les indigènes l'emploienttoutes les fois qu'ils le peuvent et s'en trouvent bien.

L'instant d'après, un gros tas s'élevait au pied des bananiers. Lefeu fut ravivé avec du bois mort. Le foreloper y jeta plusieurs bouses.Un nuage de fumée se dégagea et l'air fut aussitôt nettoyé de cesinsupportables insectes.

Le foyer dut être entretenu pendant toute la nuit par John Cort,

Max Huber et Khamis, qui veillèrent tour à tour. Aussi, le matin

venu, bien remis grâce à un bon sommeil, ils reprirent dès le petitjour la descente du rio Johausen.

Rien n'est variable comme le temps sous ce climat de l'Afrique du

centre. Au ciel clair de la veille succédait un ciel grisâtre qui pro-mettait une journée pluvieuse. Il est vrai, comme les nuages setenaient dans les basses zones, il ne tomba qu'une pluie fine, simplepoussière liquide, néanmoins fort désagréable à recevoir.

Par bonheur, Khamis avait eu une excellente idée. Ces feuilles de

bananier, de l'espèce « enseté », sont peut-être les plus grandes de

tout le règne végétal. Les noirs s'en servent pour la toiture de leurspaillottes. Rien qu'avec une douzaine, on pouvait établir une sorte de

taud au centre du radeau, en liant leurs queues au moyen de lianes.C'est ce que le foreloper avait fait avant de partir. Les passagers setrouvaient donc à couvert contre cette pluie ténue, qui glissait surles feuilles d'enseté.

Pendant la première partie de la journée se montrèrent quelquessinges le long de la rive droite, une vingtaine de grande taille, qui

semblaient enclins à reprendre les hostilités de l'avant-veille. Le plus

sage était d'éviter tout contact avec eux, et on y parvint en main-tenant le radeau le long de la rive gauche, moins fréquentée par lesbandes de quadrumanes.

John Cort fit judicieusement observer que les relations devaient

Page 147: Le Village Aérien

« QU'ES-TU ALLÉ REPECHER U.?» (Page 135.)

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Page 149: Le Village Aérien

être rares entre les tribussimiennes des deux rives, puisque la commu-nication ne s'établissait que parles ponts de branchages et de lianes,malaisément praticables même à des singes.

On « brûla» la halte de la méridienne, et. dans l'après-midi, leradeau ne s'arrêta qu'une seule fois, afin d'embarquer une antilopesassaby que John Cort avait abattue derrière un fouillis de roseaux,près d'un coude de la rivière.

A ce coude, le rio Johausen, obliquant vers le sud-est, modifiait

presque à angle droit sa direction habituelle. Cela ne laissa pas d'in-

quiéter Khamis de se voir ainsi rejeté à l'intérieur de la forêt,

alors que le terme du voyage se trouvait à l'opposé, du côté de

l'Atlantique. Évidemment, on ne pouvait mettre en doute que le rio

Johausen fût un tributaire de l'Oubanghi, mais d'aller chercher ceconfluent à quelques centaines de kilomètres, au centre du Congo

indépendant, quel immense détour! Heureusement, après une heurede navigation, le foreloper, grâce à son instinct d'orientation, —car le soleil ne se montrait pas, — reconnut que le cours d'eau repre-nait sa direction première. Il était donc permis d'espérer qu'il entraî-

nerait le radeau jusqu'à la limite du Congo français, d'où il seraitaisé de gagner Libreville.

A six heures et demie, d'un vigoureux coup de godille, Khamis

accosta la rive gauche, au fond d'une étroite crique, ombragée sousles larges frondaisons d'un cail-cédrat d'une espèce identique à

l'acajou des forêts sénégaliennes.Si la pluie ne tombait plus, le ciel ne s'était pas dégagé de ces bru-

mailles dont le soleil n'avait pu percer l'épaisseur. Il n'en faudrait

pas inférer que la nuit serait froide. Un thermomètre eût marqué

de vingt-cinq à vingt-six degrés centigrades. Le feu pétilla bientôt

entre les pierres de la crique, et ce fut uniquement pour les exi-

gences culinaires, le rôtissage d'un quartier de sassaby. Cette fois,

Llanga eût vainement cherché des mollusques afin de varier le menu,ou des bananes pour édulcorer l'eau du rio Johausen, lequel, malgré

une certaine ressemblance de nom, ainsi que le fit observer Max

Page 150: Le Village Aérien

Huber, ne rappelait en aucune façonlejohannisbergde M. de Metter-nich. En revanche, on saurait se débarrasser des moustiques par le

même procédé que la veille.A sept heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. Une vague

clarté se reflétait dans les eaux de la rivière. A sa surface flottaientdes amas de roseaux et de plantes, des troncs d'arbres, arrachés des

berges.Tandis que John Cort, Max Huber et Khamis préparaient la cou-

chée, entassant des brassées d'herbes sèches au pied de l'arbre,Llanga allait et venait sur le bord, s'amusant à suivre cette dérived'épaves flottantes.

En ce moment apparut en amont, à une trentaine de toises, le

tronc d'un arbre de taille moyenne, pourvu de toute sa ramure. Il

avait été brisé à cinq ou six pieds au-dessous de sa fourche, où la

cassure était fraîche. Autour de ces branches, dont les plus bassestraînaient dans l'eau, s'entortillait un feuillage assez épais, quelquesfleurs, quelques fruits, toute une verdure qui avait survécu à la chutede l'arbre.

Très probablement, cet arbre avait été frappé d'un coup de foudredu dernier orage. De la place où s'implantaient ses racines, il étaittombé sur la berge; puis, glissant peu à peu, dégagé des roseaux,saisi par le courant, il dérivait avec les nombreux débris à lasurface du rio.

De telles réflexions, il ne faudrait pas s'imaginer que Llanga les

eût faites ou fût capable de les faire. Ce tronc, il ne l'aurait pasplus remarqué que les autres épaves animées du même mouvement,si son attention n'eût été attirée d'une façon toute spéciale.

En effet, dans l'interstice des branches, Llanga crut apercevoir

une créature vivante, qui faisait des gestes comme pour appeler au

secours. Au milieu de la demi-obscurité, il ne put distinguer l'être

en question. Était-il d'origine animale?.Très indécis, il allait appeler Max Huber et John Cort, lorsque se

produisit un nouvel incident.

Page 151: Le Village Aérien

Le tronc n'était plus qu'à une quarantaine de mètres, en obliquant

vers la crique, où était accosté le radeau.A cet instant, un cri retentit, — un cri singulier, ou plutôt une

sorte d'appel désespéré, comme si quelque être humain eût demandéaide et assistance. Puis, alors que le tronc passait devant la crique,cet être se précipita dans le courant avec l'évidente intention degagnerla berge.

Llanga crut reconnaître un enfant, d'une taille inférieure à lasienne. Cet enfant avait dû se trouver sur l'arbre au moment de sachute. Savait-il nager?. Très mal dans tous les cas et pas assez pouratteindre la berge. Visiblement ses forces le trahissaient. Il se débat-tait, disparaissait, reparaissait, et, par intervalles, une sorte degloussement s'échappait de ses lèvres.

Obéissant à un sentiment d'humanité, sans prendre le tempsde prévenir, Llanga se jeta dans le rio, et gagna la place où l'enfantvenait de s'enfoncer une dernière fois.

Aussitôt, John Cortet Max Huber, qui avaient entendu le pre-mier cri, accoururent sur le bord de la crique. Voyant Llanga

soutenir un corps à la surface de la rivière, ils lui tendirent la main

pour l'aider à remonter sur la berge.

« Eh!. Llanga, s'écria Max Huber, qu'es-tu allé repêcher là?.— Un enfant. mon ami Max. un enfant. Il se noyait.— Un enfant?. répéta John Cort.

— Oui, mon ami John. »

Et Llanga s'agenouilla près du petit être qu'il venait de sauverassurément.

Max Huber se pencha, afin de l'observer de plus près.

« Eh!. ce n'est pas un enfant!. déclara-t-il en se relevant.

- Qu'est-ce donc?. demanda John Cort.

— Un petit singe. un rejeton de ces abominables grimaciers qui

nous ont assaillis!. Et c'est pour le tirer de la noyade que tu asrisqué de te noyer, Llanga?.

— Un enfant. si. un enfant!. répétait Llanga.

Page 152: Le Village Aérien

— Non, te dis-je, et je t'engage à l'envoyer rejoindre sa famille

au fond des bois.»Était-ce donc qu'il ne crût pas à ce qu'affirmait son ami Max,

mais Llanga s'obstinait à voir un enfant dans ce petit être qui luidevait la vie, et qui n'avait pas encore repris connaissance. Aussi,n'entendant pas s'en séparer, il le souleva entre ses bras. Au total, le

mieux était de le laisser faire à sa guise. Après l'avoir rapporté aucampement,Llanga s'assura que l'enfant respirait encore, il le fric-

tionna, il le réchauffa, puis il le coucha sur l'herbe sèche, attendant

que ses yeux se rouvrissent.La veillée ayant été organisée comme d'habitude, les deux amis

ne tardèrent pas à s'endormir, tandis que Khamis resterait de gardejusqu'à minuit.

Llanga ne put se livrer au sommeil. Il épiait les plus légersmouvements de son protégé; étendu près de lui, il lui tenait lesmains, il écoutait sa respiration. Et quelle fut sa suprise, lorsque,

vers onze heures, il entendit ce mot prononcé d'une voix faible:« Ngora. ngora! » comme si cet enfant eût appelé sa mère!

Page 153: Le Village Aérien

XI

LA JOURNÉE DU 19 MARS.

A cette halte, on pouvait estimer à deux cents kilomètres le par-cours effectué moitié à pied, moitié avec le radeau. En restait-ilencore autant pour atteindre l'Oubanghi?. Non, dans l'opiniondu foreloper, et cette seconde partie du voyage se ferait rapide-

ment, à la condition que nul obstacle n'arrêtât la navigation.On s'embarqua dès le point du jour avec le petit passager supplé-

mentaire, dont Llanga n'avait pas voulu se séparer. Après l'avoir

transporté sous le taud de feuillage, il voulut demeurer près de lui,espérant que ses yeux allaient se rouvrir.

Que ce fût un membre de la famille des quadrumanes du conti-nent africain, chimpanzés, orangs, gorilles, mandrilles, babouins etautres, cela ne faisait pas doute dans l'esprit de Max Huber et deJohn Cort. Ils n'avaient même guère songé à le regarder de plusprès, à lui accorder une attention particulière. Cela ne les intéres-sait pas autrement.Llanga l'avait sauvé, il désirait le garder, commeon garde un pauvre chien recueilli par pitié, soit! Qu'il s'en fit uncompagnon, rien de mieux, et cela témoignait de son bon cœur.Après tout, puisque les deux amis avaient adopté le jeune indigène,il était bien permis à celui-ci d'adopter un petit singe. Vraisembla-blement, dès qu'il trouverait l'occasion de filer sous bois, ce dernierabandonnerait son sauveur avec cette ingratitude dont les hommes

n'ont point le monopole.

Il est vrai, si Llanga était venu dire à John Cort, à Max Huber,

même à Khamis : « Il parle, ce singe!. Il a répété trois ouquatrefois le mot « ngpra », peut-être leur attention eût-elle été éveillée,leur curiosité aussi!. Peut-être l'eussent-ils examiné avec plus de

soin, ce petit animal!. Peut-être auraient-ils découvert en lui

Page 154: Le Village Aérien

quelque échantillon d'une race inconnue jusqu'alors, celle des qua-drumanes parlants?.

Mais Llanga se tut, craignant de s'être trompé, d'avoir malentendu. Il se promit d'observer son protégé, et, si le mot « ngora »

ou tout autre s'échappait de ses lèvres, il préviendrait aussitôt sonami John et son ami Max.

C'est donc une des raisons pour lesquelles il demeura sous le

taud, essayant de donner un peu de nourriture à son protégé, quisemblait affaibli par un long jeûne. Sans doute, le nourrir seraitmalaisé, les singes étant frugivores. Or, Llanga n'avait pas un seulfruit à lui offrir, rien que de la chair d'antilopedont il ne s'accommo-

derait pas. D'ailleurs une fièvre assez forte ne lui eût pas permis de

manger et il demeurait dans une sorte d'assoupissement.

« Et comment va ton singe?. demanda Max Huber à Llanga,lorsque celui-ci se montra, une heure après le départ.

— Il dort toujours, mon ami Max.

— Et tu tiens à le garder?.

— Oui. si vous le permettez.

— Je n'y vois aucun inconvénient, Llanga. Mais prends gardequ'il ne te griffe.

- Oh! mon ami Max!- Il faut se défier!. C'est mauvais comme des chats, ces

bêtes-là!.— Pas celui-ci!. Il est si jeune!. Il a une petite figure si

douce!.

— A propos, puisque tu veux en faire ton camarade, occupe-toide lui donner un nom.

— Un nom?. Et lequel?.

— Jocko, parbleu!. Tous les singes s'appellent Jocko! »

Il est probable que ce nom ne convenait pas à Llanga. Il nerépondit rien et retourna auprès de son protégé..

Pendant cette matinée, la navigation fut favorisée et on n'eut pointtrop à souffrir de la chaleur. La couche de nuages était assez épaisse

Page 155: Le Village Aérien

pour que le soleil ne pût la traverser. Il y avait lieu de s'en féliciter,puisque le rio Johausen coulait parfois à travers de larges clairières.Impossible de trouver abri le long des berges, où les arbres étaientrares. Le sol redevenait marécageux. Il eût fallu s'écarter d'undemi-kilomètre à droite ou à gauche pour atteindre les plus prochesmassifs. Ce que l'on devait craindre, c'est que la pluie ne reprît avecsa violence habituelle, mais le ciel s'en tint à des menaces.

Toutefois, si les oiseaux aquatiquesvolaient par bandes au-dessusdu marécage, les ruminantsne s'y montraientguère, d'où vifdéplaisirde Max Huber. Aux canards et aux outardes des jours précédents, il

eût voulu substituer des antilopes sassabys, inyalas, waterbucks ouautres. C'est pourquoi, posté à l'avant du radeau, sa carabine prête,

comme un chasseur à l'affût, fouillait-il du regard la rive dont leforeloper se rapprochait suivant le caprice du courant.

On dut se contenter des cuisses et ailes des volatiles pour ledéjeuner de midi. En somme, rien d'étonnant à ce que ces survi-vants de la caravane du Portugais Urdax se sentissent fatigués deleur alimentation quotidienne. Toujours de la viande rôtie, bouillie

ou grillée, toujours de l'eau claire, pas de fruits, pas de pain, pasde sel. Du poisson, et si insuffisamment accommodé! Il leur tardaitd'arriver aux premiers établissements de l'Oubanghi, où toutes cesprivations seraient vite oubliées, grâce à la généreuse hospitalité desmissionnaires.

Ce jour-là, Khamis chercha vainement un emplacement favorable

pour la halte. Les rives, hérissées de gigantesques roseaux, sem-blaient inabordables. Sur leur base, à demi détrempée, commenteffectuer un débarquement? Le parcours y gagnait, d'ailleurs,

puisque le radeau n'interrompit point sa marche.

On navigua ainsi jusqu'à cinq heures. Entre temps, John Cort etMax Huber causaient des incidents du voyage. Ils s'en remémoraientles divers épisodes depuis le départ de Libreville, les chasses inté-

ressantes et fructueuses dans les régions du haut Oubanghi, les

grands abatages d'éléphants, les dangers de ces expéditions, dont ils

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s'étaient si bien tirés pendant deux mois, puis le retour opéré sansencombre jusqu'au tertre des tamarins, les feux mouvants, l'appari-

tion du formidable troupeau de pachydermes, la caravane attaquée,les porteurs en fuite, le chef Urdax écrasé après la chute de l'arbre,la poursuite des éléphants arrêtée sur la lisière de la grande forêt.

« Triste dénouement à une campagne si heureuse jusque-là!.conclut John Cort. Et qui sait s'il ne sera pas suivi d'un second

non moins désastreux?.

— C'est possible, mais, à mon avis, ce n'est pas probable, mon cherJohn.

— En effet, j'exagère peut-être.

— Certes, et cette forêt n'a pas plus de mystères que vos grandsbois du FarWest!. Nous n'avons pas même une attaque de Peaux-Rouges à redouter!. Ici, ni nomades, ni sédentaires, ni Chi-

loux, ni Denkas, ni Monbouttous, ces féroces tribus qui infestentles régions du nord-est en criant: «Viande! viande! » comme de par-faits anthropophages qu'ils n'ont jamais cessé d'être!. Non, et ce

cours d'eau auquel nous avons donné le nom du docteur Johausen,dont j'aurais tant désiré de retrouver la trace, ce rio, tranquille etsûr, nous conduira sans fatigues à son confluent avec l'Oubanghi.

- L'Oubanghi, mon cher Max, que nous eussions égalementatteint en contournant la forêt, en suivant l'itinéraire de ce pauvreUrdax, et cela dans un confortable chariot où rien ne nous eût man-qué jusqu'au terme du voyage!

— Vous avez raison, John, et cela eût mieux valu!. Décidément,

cette forêt est des plus banales et ne mérite pas d'être visitée!.Ce n'est qu'un bois, un grand bois, rien de plus!. Et, pourtant,elle avait piqué ma curiosité au début. Vous vous rappelez cesflammes qui éclairaient sa lisière, ces torches qui brillaient à

travers les branches de ses premiers arbres!. Puis, personne!.Où diable ont pu passer ces négros?. Jeme prends parfois à leschercher dans la ramure des baobabs, des bombax, des tamarins etautres géants de la famille forestière!. Non. pas un être humain.

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Le buffle reniflait l'air à pleines narines. (Page 142.)

- Max. dit en ce moment John Cort.

- John?. répondit Max Huber.

— Voulez-vous regarder dans cette direction. en aval, sur la

rive gauche?.— Quoi?. Un indigène?.

— Oui. mais un indigène à quatre pattes!. Là-bas, au-dessusdes roseaux, une magnifiquepaire de cornes recourbées en carène. »

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L'attention du foreloper venait d'être attirée de ce côté.

« Un buffle., dit-il.

— Un buffle! répéta Max Huber en saisissant sa carabine. Voilà

un fameux plat de résistance, et si je le tiens à bonne portée!. »

Khamis donna un vigoureux coup de godille. Le radeau s'appro-cha obliquement de la berge. Quelques instants après il ne s'entrouvait pas éloigné d'une trentaine de mètres.

« Que de beefsteaks en perspective!. murmura Max Huber, lacarabine appuyée sur son genou gauche.

— A vous le premier coup, Max, lui dit John Cort, et à moi lesecond. s'il est nécessaire. »

Le buffle ne semblait pas disposé à quitter la place. Arrêté sousle vent, il reniflait l'air à pleines narines, sans avoir le pressenti-ment du danger qu'il courait. Comme on ne pouvait pas le viser aucœur, il fallait le viser à la tête, et c'est ce que fit Max Huber,dès qu'il fut assuré de le tenir dans sa ligne de mire.

La détonation retentit, la queue de l'animal tournoya en arrièredes roseaux, un douloureux mugissement traversa l'espace, et nonpas le meuglement habituel aux buffles, preuve qu'il avait reçu le

coup mortel.

« Ça y est! » s'écria Max Huber en lançant, avec l'accent du

triomphe, cette locution éminemment française.

En effet, John Cort n'eut point à doubler, ce qui économisa uneseconde cartouche. La bête, tombée entre les roseaux, glissa aupied de la berge, lançant un jet de sang qui rougit le long de la rive

l'eau si limpide du rio Johausen.

Afin de ne pas perdre cette superbe pièce, le radeau se dirigea

vers l'endroit où le ruminant s'était abattu, et le foreloper prit sesdispositions pour le dépecer sur place afin d'en retirer les morceauxcomestibles.

Les deux amis ne purent qu'admirer cet échantillon des bœufs

sauvages d'Afrique, d'une taille gigantesque. Lorsque ces animaux

franchissent les plaines par troupes de deux à trois cents, on se

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figure quelle galopade furieuse au milieu des nuages de poussièresoulevés sur leur passage!

C'était un « onja », nom par lequel le désignent les indigènes,un taureau solitaire, plus grand que ses congénères de l'Europe, lefront plus étroit, le mufle plus allongé, les cornes plus comprimées.Si la peau de l'onja sert à fabriquer des buffleteries d'une soliditésupérieure, si ses cornes fournissent la matière des tabatières et despeignes, si ses poils rudes et noirs sont employés à rembourrer leschaises et les selles, c'est avec ses filets, ses côtelettes, ses entre-côtes qu'on obtient une nourriture aussi savoureuse que fortifiante,qu'il s'agisse des buffles de l'Asie, de l'Afrique, ou du buffle del'Amérique. En somme, Max Huber avait eu là un coup heureux.A moins qu'un onja ne tombe sous la première balle, il est terriblequand il fonce sur le chasseur.

Sa hachette et son couteau aidant, Khamis procéda à l'opérationdu dépeçage, à laquelle ses compagnons durent l'aider de leurmieux. Il ne fallait pas charger le radeau d'un poids inutile, et vingtkilogrammes de cette chair appétissante devaient suffire à l'alimen-tation pendant plusieurs jours.

Or, tandis que s'accomplissait ce haut fait, Llanga, si curieuxd'ordinaire des choses qui intéressaient son ami Max et son amiJohn, était resté sous le taud, et voici pour quel motif.

Au bruit de la détonation produite par la carabine, le petit êtres'était tiré de son assoupissement. Ses bras avaient fait un léger

mouvement. Si ses paupières ne s'étaient pas relevées, du moins,de sa bouche entr'ouverte, de ses lèvres décolorées s'était de nou-veau échappé l'unique mot que Llanga eût surpris jusqu'alors:

« Ngora. ngora! »

Cette fois, Llanga ne se trompait pas. Le mot arrivait bien à sonoreille, avec une articulation singulière et une sorte de grasseye-ment provoqué par Yr de « ngora ».

Ému par l'accent douloureux de cette pauvre créature, Llangaprit sa main brûlante d'une fièvre qui durait depuis la veille. Il

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remplit la tasse d'eau fraîche, il essaya de lui en verser quelquesgouttes dans la bouche sans y parvenir. Les mâchoires, aux dentsd'une blancheur éclatante, ne se desserrèrentpas. Llanga, mouillantalors un peu d'herbe sèche, bassina délicatement les lèvres du petitet cela parut lui faire du bien. Sa main pressa faiblement cellequi la tenait, et le mot « ngora » fut encore prononcé.

Et, qu'on ne l'oublie pas, ce mot, d'origine congolaise, les indi-

gènes l'emploient pour désigner la mère. Est-ce donc que ce petitêtre appelait la sienne?.

La sympathie de Llanga se doublait d'une pitié bien naturelle, à

la pensée que ce mot allait peut-être se perdre dans un dernier sou-pir!. Un singé?. avait dit Max Huber. Non! ce n'était pas unsinge!. Voilà ce que Llanga, dans son insuffisance intellectuelle,n'aurait pu s'expliquer.

Il demeura ainsi pendant une heure, tantôt caressant la main de

son protégé, tantôt lui imbibant les lèvres, et il ne le quitta qu'au

moment où le sommeil l'eut assoupi de nouveau.Alors, Llanga, se décidant à tout dire, vint rejoindre ses amis,

tandis que le radeau, repoussé de la berge, retombait dans le

courant.

« Eh bien, redemanda Max Huber en souriant, comment va tonsinge?. »

Llanga le regarda, comme s'il eût hésité à répondre. Puis, posant

sa main sur le bras de Max Huber:« Ce n'est pas un singe., dit-il.

— Pas un singe?. répéta John Cort.

— Allons, il est entêté notre Llanga!. reprit Max Huber.

Voyons! tu t'es mis dans la tête que c'était un enfant comme toi?.— Un enfant. pas comme moi. mais un enfant.

— Écoute, Llanga, reprit John Cort, et plus sérieusement que

son compagnon, tu prétends que c'est un enfant?..

— Oui. il a parlé. cette nuit

— Il a parlé?.

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- Et il vient de parler tout à l'heure.- Et qu'a-t-il dit, ce petit prodige?. demanda Max Huber.

- Il a dit « ngora ».- Quoi!. ce mot que j'avais entendu?. s'écria John Cort qui

ne cacha pas sa surprise.

- Oui. «ngora», affirma le jeune indigène.Il n'y avait que deux hypothèses: ou Llanga avait été dupe d'une

illusion, ou il avait perdu la tête.

« Vérifions cela, dit John Cort, et, pourvu que cela soit vrai, ce

sera tout au moins de l'extraordinaire, mon cher Max! »

Tous deux pénétrèrent sous le taud et examinèrent le petit dor-

meur.Certes, à première vue, on aurait pu affirmer qu'il devait être de

race simienne. Ce qui frappa tout d'abord John Cort, c'est qu'il

se trouvait en présence non d'un quadrumane, mais d'un bimane.Or, depuis les dernières classifications généralement admises deBlumenbach, on sait que seul l'homme appartient à cet ordredans le règne animal. Cette singulière créature ne possédait quedeux mains, alors que tous les singes, sans exception, en ont quatre,et ses pieds paraissaient conformés pour la marche, n'étant pointpréhensifs, comme ceux des types de la race simienne.

John Cort, en premier lieu, le fit remarquer à Max Huber.

« Curieux.très curieux! » répliqua celui-ci.Quant à la taille de ce petit être, elle ne dépassait pas soixante-

quinze centimètres. Il semblait, d'ailleurs, dans son enfance et nepas avoir plus de cinq à six ans. Sa peau, dépourvue de poils,

présentait un léger duvet roux. Sur son front, son menton, sesjoues, aucune apparence de système pileux, qui ne foisonnait quesur sa poitrine, les cuisses et les jambes. Ses oreilles se terminaientpar une chair arrondie et molle, différentes de celles des quadru-manes, lesquelles sont dépourvues de lobules. Ses bras ne s'allon-geaient pas démesurément. La nature ne l'avait point gratifié ducinquième membre, commun à la plupart des singes, cette queue

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qui leur sert.au tact et à la préhension. Il avait la tête de formeronde, l'angle facial d'environ quatre-vingts degrés, le nez épaté, lefront peu fuyant. Si ce n'étaient pas des cheveux qui garnissaient

son crâne, c'était du moins une sorte de toison analogue à celle desindigènes de l'Afrique centrale. Évidemment, ce type se réclamaitplus de l'homme que du singe par sa conformation générale, et trèsprobablement aussi par son organisation interne.

A quel degré d'étonnement arrivèrent Max Huber et John Cort, onl'imaginera, en présence d'un être absolument nouveau qu'aucunanthropologiste n'avait jamais observé, et qui, en somme, parais-sait tenir le milieu entre l'humanité et l'animalité!

Et puis, Llanga avait affirmé qu'il parlait, — à moins que le jeuneindigène n'eût pris pour un mot articulé ce qui n'était qu'un cri nerépondant point à une idée quelconque, un cri dû à l'instinct, non à

l'intelligence.Les deux amis restaient silencieux, espérant que la bouche du

petit s'entrouvrirait, tandis que Llanga continuait de lui bassiner le

front et les tempes. Sa respiration, cependant, était moins haletante,

sa peau moins chaude, et l'accès de fièvre touchait à son terme.Enfin ses lèvres se détendirent légèrement.

« Ngora. ngora!. » répéta-t-il.

« Par exemple, s'écriaMaxHuber,voilàbienquipassetouteraison!»Et ni l'un ni l'autre ne voulaient croire à ce qu'ils venaient d'en-

tendre.Quoi! cet êtrequel qu'il fût, qui n'occupait certainement pas le

degré supérieur de l'échelle animale, possédait le don de la parole!.S'il n'avait prononcéjusqu'alors que ce seul mot de la langue congo-laise, n'était-il pas à supposer qu'il en employait d'autres, qu'il avaitdes idées, qu'il savait les traduire par des phrases?.

Ce qu'il y avait à regretter, c'était que ses yeux ne s'ouvrissent

pas, qu'on ne pût y chercher ce regard où la pensée se reflète etqui répond à tant de choses. Mais ses paupières restaient fermées,

et rien n'indiquait qu'elles fussent prêtes à se relever.

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Cependant, John Cort, penché sur lui, épiait les mots ou les crisqui auraient pu lui échapper. Il soutenait sa tête sans qu'il seréveillât, et quelle fut sa surprise, quand il vit un cordon enrouléautour de ce petit cou.

Il fit glisser ce cordon, fait d'une tresse de soie, afin de saisir lenœud d'attache, et presque aussitôt il disait:

« Une médaille!.— Une médaille?. » répéta Max Huber.John Cort dénoua le cordon.

Oui! une médaille en nickel, grande comme un sou, avec un nomgravé d'un côté, un profil gravé de l'autre.

Le nom, c'était celui de Johausen; le profil, c'était celui du doc-

teur.

« Lui!. s'écria Max Huber, et ce gamin, décoré de l'ordre du

professeur allemand, dont nous avons retrouvé la cage vide! »

Que ces médailles eussent été répandues dans la région du

Cameroun, rien d'étonnant à cela, puisque le docteur Johausen enavait maintes fois distribué aux Congolaises et aux Congolais. Mais

qu'un insigne de ce genre fût attaché précisément au cou de cetétrange habitant de la forêt de l'Oubanghi.

« C'est fantastique, déclara Max Huber, et, à moins que ces mi-singes mi-hommes n'aient volé cette médaille dans la caisse du

docteur.

— Khamis?. » appela John Cort.S'il appelait le foreloper, c'était pour le mettre au courant de ces

choses extraordinaires, et lui demander ce qu'il pensait de cette dé-

couverte.Mais, au même moment, se fit entendre la voix du foreloper, qui

criait :

« Monsieur Max.monsieur John!. »

Les deuxjeunes gens sortirent dutaud ets'approchèrentde Khamis.

« Écoutez », dit celui-ci.

A cinq cents mètres en aval,la rivière obliquait brusquementvers

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la droite par un coude où les arbres réapparaissaient en épais

massifs. L'oreille, tendue dans cette direction, percevait un mugis-sement sourd et continu, qui ne ressemblait en rien à des beu-glements de ruminants ou des hurlements de fauves. C'était unesorte de brouhaha qui s'accroissait à mesure que le radeau gagnaitde ce côté.

« Un bruit suspect. dit John Cort.

— Et dont je ne reconnais pas la nature, ajouta Max Huber.

— Peut-être existe-t-illà-bas une chute ou un rapide?. reprit le

foreloper. Le vent souffle du sud, et je sens que l'air est toutmouillé! «

Khamis ne se trompait pas. A la surface du rio passait comme unevapeur liquide qui ne pouvait provenir que d'une violente agitationdes eaux.

Si la rivière était barrée par un obstacle, si la navigation allaitêtre interrompue, cela constituait une éventualité assez grave pourque Max Huber et John Cort ne songeassent plus à Llanga ni à sonprotégé.

Le radeau dérivait avec une certaine rapidité, et, au delà du

tournant, on serait fixé sur les causes de ce lointain tumulte.Le coude franchi, les craintes du foreloper ne furent que trop

justifiées.A cent toises environ, un entassement de roches noirâtres formait

barrage d'une rive à l'autre, sauf à son milieu, où les eaux se préci-pitaient en le couronnant d'écume. De chaque côté, elles venaient

se heurter contre une digue naturelle et, à certains endroits, bon-dissaient par-dessus. C'était, à la fois, le rapide au centre, la chutelatéralement. Si le radeau ne ralliait pas l'une des berges, si on neparvenait pas à l'y fixer solidement, il serait entraîné et se briseraitcontre le barrage, à moins qu'il ne chavirât dans le rapide.

Tous avaient gardé leur sang-froid. D'ailleurs, pas un instant àperdre, car la vitesse du courant s'accentuait.

« A la berge. à la berge! » cria Khamis.

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TOUS FURENT PRÉCIPITÉS DANS LE TOURBILLON. (Page 151.)

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Il était alors six heures et demie, et, par ce temps brumeux, lecrépuscule ne laissait déjà plus qu'une douteuse clarté, qui ne per-mettait guère de distinguer les objets.

Cette difficulté, ajoutée à tant d'autres, compliquait la manœuvre.Ce fut en vain que Khamis essaya de diriger le radeau vers la

berge. Ses forces n'y suffisaient pas. Max Huber se joignit à lui afinde résister au courant qui portait en droite ligne vers le centre dubarrage. A deux, ils obtinrent un certain résultat, et auraient réussià sortir de cette dérive, si la godille ne se fût rompue.

« Soyons prêts à nous jeter sur les roches, avant d'être engagésdans le rapide. commanda Khamis.

- Pas autre chose à faire! » répondit John Cort.

A tout ce bruit, Llanga venait de quitter le taud. Il regarda, il

comprit le danger. Au lieu de songer à lui, il songea à l'autre, aupetit. Il vint le prendre dans ses bras, et s'agenouilla à l'arrière.

Une minute après, le radeau était repris par le rapide. Toutefois,

peut-être ne heurterait-il pas le barrage et descendrait-il sanschavirer?.

La mauvaise chance l'emporta, et ce fut contre un des rochersde gauche que le fragile appareil butta avec une violence extrême.En vain Khamis et ses compagnons essayèrent-ils de s'accrocher

au barrage, sur lequel ils parvinrent à lancer la caisse de car-touches, les armes, les ustensiles.

Tous furent précipités dans le tourbillon à l'instant où s'écrasaitle radeau, dont les débris disparurent en aval au milieu des eauxmugissantes.

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XII

SOUS BOIS.

Le lendemain, trois hommes étaient étendus près d'un foyer dont

les derniers charbons achevaient de se consumer. Vaincus par la

fatigue, incapables de résister au sommeil, après avoir repris leursvêtements séchés devant ce feu, ils s'étaient endormis.

Quelle heure était-il et même faisait-il jour ou faisait-il nuit?.Aucun d'eux ne l'eût pu dire. Cependant, à supputer le temps écoulé

depuis la veille, il semblait bien que le soleil dût être au-dessus de

l'horizon. Mais dans quelle direction se plaçait l'est?. Cettedemande, si elle eût été faite, fût restée sans réponse.

Ces trois hommes étaient-ils donc au fond d'une caverne, en unlieu impénétrable à la lumière diurne?.

Non, autour d'eux se pressaient des arbres en si grand nombrequ'ils arrêtaient le regard à la distance de quelques mètres. Mêmependant la flambée, entre les énormes troncs et les lianes qui setendaient de l'un à l'autre, il eût été impossible de reconnaître unsentier praticable à des piétons. La ramure inférieure plafonnaità une cinquantaine de pieds seulement. Au-dessus, si dense étaitle feuillage, jusqu'à l'extrême cime, que ni la clarté des étoiles niles rayons du soleil ne passaient au travers. Une prison n'aurait

pas été plus obscure, ses murs n'eussent pas été plus infranchis-sables, et ce n'était pourtant qu'un des sous-bois de la grande forêt.

Dans ces trois hommes, on eût reconnu John Cort, Max Huber etKhamis.

Par quel enchaînement de circonstances se trouvaient-ils en cetendroit?. Ils l'ignoraient. Après la dislocation du radeau contre lebarrage, n'ayant pu se retenir aux roches, ils avaient été précipités

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Khamischerchaità découvrir un coin du ciel. (Page 156.)

dans les eaux du rapide, et ne savaient rien de ce qui avait suivicette catastrophe. A qui le foreloper et ses compagnons devaient-ilsleur salut?. Qui les avait transportésjusqu'à cet épais massif avantqu'ils eussent repris connaissance?.

Par malheur, tous n'avaient pas échappé à ce désastre. L'un d'euxmanquait, l'enfant adoptif de John Cort et de Max Huber, le pauvreLlanga, et aussi le petit être qu'il avait sauvé une première fois.

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Et qui sait si ce n'était pas en voulant le sauver une seconde qu'ilavait péri avec lui?.

Maintenant, Khamis, John Cort, Max Huber, ne possédaient nimunitions ni armes, aucun ustensile, sauf leurs couteaux de poche

et la hachette que le foreloper portait à sa ceinture. Plus de radeau,et d'ailleurs de quel côté se fussent-ils dirigés pour rencontrer le

cours du rio Johausen?.Et la question de nourriture, comment la résoudre? Les produits

de la chasse allaient faire défaut?. Khamis, John Cort et Max

Huber en seraient-ils réduits aux racines, aux fruits sauvages,insuffisantes ressources et très problématiques?. N'était-ce pas laperspective de mourir de faim à bref délai?.

Délai de deux ou trois jours, toutefois, car l'alimentation serait du

moins assurée pour ce laps de temps. Ce qui restait du buffle

avait été déposé en cet endroit. Après s'en être partagé les quelquestranches déjà cuites, ils s'étaient endormis autour de ce feu prêt às'éteindre.

John Cort se réveilla le premier au milieu d'une obscurité quela nuit n'aurait pas rendue plus profonde. Ses yeux s'accoutu-mant à ces ténèbres, il aperçut vaguement Max Huber et Khamiscouchés au pied des arbres. Avant de les tirer de leur sommeil, il

alla ranimer le foyer en rapprochant les bouts de tisons qui brûlaient

sous la cendre. Puis il ramassa une brassée de bois mort, d'herbessèches, et bientôt une flamme pétillante jeta ses lueurs sur le cam-pement.

« A présent, dit John Cort, avisons à sortir de là, mais com-ment?. »

Le pétillement du foyer ne tarda pas à réveiller Max Huber etKhamis. Ilsse relevèrent presque au même instant. Le sentimentde la situation leur revint, et ils firent ce qu'il y avait à faire: ilstinrent conseil.

« Où sommes-nous?.demanda Max Huber.

— Où l'on nous a transportés, répondit John Cort, et j'entends

Page 171: Le Village Aérien

par là que nous ne savons rien de ce qui s'est passé depuis.

— Depuis une nuit et un jour peut-être., ajouta Max Huber.Est-ce hier que notre radeau s'est brisé contrele barrage?. Khamis,

avez-vous quelque idée à ce sujet?. »

Pour toute réponse, le foreloper se contenta de secouer la tête.Impossible de déterminer le compte du temps écoulé, ni de dire

dans quelles conditions s'était effectué le sauvetage.

« Et Llanga?. demanda John Cort. Il a certainement péri puis-qu'il n'est pas avec nous!. Ceux qui nous ont sauvés n'ont pu le

retirer du rapide.

— Pauvre enfant! soupira Max Huber, il avait pour nous unesi vive affection!. Nous l'aimions. nous lui aurions fait une exis-

tence si heureuse!. L'avoir arraché aux mains de ces Denkas, etmaintenant. Pauvre enfant! »

Les deux amis n'eussent pas hésité à risquer leur vie pourLlanga. Mais, eux aussi, ils avaient été bien près de périr dansle tourbillon, et ils ignoraient à qui était dû leur salut.

Inutile d'ajouter qu'ils ne songeaient plus à la singulière créaturerecueillie par le jeune indigène, et qui s'était noyée avec lui, sansdoute. Bien d'autres questions les préoccupaient à cette heure,

— questions autrement graves que ce problème d'anthropologierelatif à un type moitié homme et moitié singe.

John Cort reprit :

« Lorsque je fais appel à ma mémoire, je ne me rappelle plusrien des faits qui ont suivi la collision contre le barrage. Un peuavant, il m'a semblé voir Khamis debout, lançant les armes et lesustensiles sur les roches.

— Oui, dit Khamis, et assez heureusement pour que ces objets

ne soient pas tombés dans le rio. Ensuite.

— Ensuite, déclara Max Huber, au moment où nous avons étéengloutis, j'ai cru. oui. j'ai cru apercevoir des hommes.

— Des hommes. en effet.,réponditvivement John Cort, des indi-gènes qui en gesticulant, en criant, se précipitèrent vers le barrage.

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- Vous avez vu des indigènes?. demanda le foreloper, très sur-pris.

- Une douzaine environ, affirma Max Huber, et ce sont eux,suivant toute probabilité, qui nous ont retirés du rio.

— Puis, ajouta John Cort, sans que nous eussions repris connais-

sance, il nous ont transportés en cet endroit. avec ce reste de

provisions. Enfin, après avoir allumé ce feu, ils se sont hâtés de

disparaître.

— Et ont même si bien disparu, ajouta Max Huber, que nous n'en

retrouvons pas trace!. C'est montrer qu'ils tenaient peu à notregratitude.

— Patience, mon cher Max, répliqua John Cort, il est possible

qu'ils soient autour de ce campement. Comment admettre qu'ils

nous y eussent conduits pour nous abandonner ensuite?.

— Et en quel lieu!. s'écria Max Huber. Qu'il y ait dans cetteforêt de l'Oubanghi des fourrés si épais, cela passe l'imagination!.Nous sommes en pleine obscurité.

- D'accord. mais fait-il jour?. » observa John Cort.

Cette question ne tarda pas à se résoudre affirmativement. Si

opaque que fût le feuillage, on percevait au-dessus de la cime desarbres, hauts de cent à cent cinquante pieds, les vagues lueurs del'espace. Il ne paraissait pas douteux que le soleil, en ce moment,éclairât l'horizon. Les montresde John Cort et de Max Huber, trem-pées des eaux du rio, ne pouvaient plus indiquer l'heure. Il faudraitdonc s'en rapporter à la position du disque solaire, et encore neserait-ce possible que si ses rayons pénétraient à travers les ra-mures.

Tandis que les deux amis échangeaient ces diverses questionsauxquelles ils ne savaient comment répondre, Khamis les écoutait

sans prononcer une parole. Il s'était relevé, il parcourait l'étroiteplace que ces énormes arbres laissaient libre, entourée d'une bar-rière de lianes et de sizyphus épineux. En même temps, il cher-chait à découvrir un coin de ciel dans l'intervalle des branches;

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Une lumière parut. (Page 160.)

il tentait de retrouver en lui ce sens de l'orientation qui n'aurait

jamais occasion pareille de s'exercer utilement. S'il avait déjà tra-versé les bois du Congo ou du Cameroun, il ne s'était pas engagéà travers des régions si impénétrables. Cette partie de la grandeforêt ne pouvait être comparée à celle que ses compagnons et lui

avaient franchie depuis la lisière jusqu'au rio Johausen. A partirde ce point, ils s'étaient généralement dirigés vers le sud-ouest.

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Mais de quel côté était maintenant le sud-ouest, et l'instinct de

Khamis le fixerait-il à cet égard?.Au moment où John Cort, devinant son hésitation, allait l'inter-

roger, ce fut lui qui demanda:« Monsieur Max, vous êtes certain d'avoir aperçu des indigènes

près du barrage?.

— Très certain, Khamis. au moment où le radeau se fracassait

contre les roches.

— Et sur quelle rive?.

— Sur la rive gauche.

- Vous dites bien la rive gauche?.

— Oui. la rive gauche.

— Nous serions donc à l'est du rio?.- Sans doute, et, par conséquent, ajouta John Cort, dans la

partie la plus profonde de la forêt. Mais à quelle distance du rio

Johausen?.

- Cette distance ne peut être considérable, déclara Max Huber.

L'estimer à quelques kilomètres, ce serait exagérer. Il est inadmis-sible que nos sauveteurs, quels qu'ils soient, nous aient transportésloin.

— Je suis de cet avis, affirma Khamis, le rio ne peut pas êtreéloigné. aussi avons-nous intérêt à le rejoindre, puis à reprendre

notre navigation au-dessous du barrage, dès que nous auronsconstruit un radeau.

— Et comment vivre jusque-là, puis pendant la descente versl'Oubanghi?. objecta Max Huber. Nous n'avons plus les ressourcesde la chasse.

— En outre, fit remarquer John Cort, de quel côté chercher le rio

Johausen?. Que nous ayons débarqué sur la rive gauche, je l'ac-corde. Mais, avec l'impossibilité de s'orienter, peut-on affirmer

que le rio soit dans une direction plutôt que dans une autre?.

— Et d'abord, demanda Max Huber, par où, s'il vous plaît, sortirde ce fourré?.

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t- Par là », répondit le foreloper.

Et il montrait une déchirure du rideau de lianes à traverslaquelle ses compagnons et lui avaient dû être introduits en cetendroit. Au delà se dessinait une sente obscure et sinueuse quisemblait praticable.

Où cette sente conduisait-elle?.Était-ceau rio?. Rien de moinscertain. Ne se croisait-elle pas avec d'autres?. Ne risquait-on

pas de s'égarer dans ce labyrinthe?. D'ailleurs, avant quarante-huit heures, ce qui restait du buffle serait dévoré. Et après?.Quant à étancher sa soif, les pluies étaient assez fréquentes pourécarter toute crainte à cet égard.

« Dans tous les cas, observa John Cort, ce n'est pas en prenantracine ici que l'on se tirera d'embarras, et il faut au plus tôt quitterla place.

— Mangeons d'abord », dit Max Huber.Environ un kilogramme de viande fut partagé en trois parts, et

chacun dut se contenter de ce mince repas!.« Et dire, reprit Max Huber, que nous ne savons même pas si

c'est un déjeuner ou un dîner.— Qu'importe! répliqua John Cort, l'estomac n'a que faire de ces

distinctions.

— Soit, mais il a besoin de boire, l'estomac, et quelques gouttesdu rio Johausen, je les accueillerais comme le meilleur cru des vins

de France !. »

Tandis qu'ils mangeaient, ils étaient redevenus silencieux. De

cette obscurité se dégageait une vague impression d'inquiétude etde malaise. L'atmosphère, imprégnée des senteurs humides du sol,

s'alourdissait sous ce dôme de feuillage. En ce milieu qui semblait

même impropre au vol des oiseaux, pas un cri, pas un chant, pas unbattement d'aile. Parfois le bruit sec d'une branche morte dont la

chute s'amortissait au contact du tapis de mousses spongieusesétendu d'un tronc à l'autre. Par instants, aussi, un sifflement aigu,puis le froufrou entre les feuilles sèches d'un de ces serpenteaux

Page 176: Le Village Aérien

des brousses, longs de cinquante à soixante centimètres, heureu-sement inoffensifs. Quant aux insectes, ils bourdonnaient commed'habitude et n'avaient point épargné leurs piqûres.

Le repas achevé, tous trois se levèrent.Après avoir ramassé le morceau de buffle, Khamis se dirigea

vers le passage que laissaient entre elles les lianes.En cet instant, à plusieurs reprises et d'une voix forte, Max Huber

jeta cet appel:« Llanga!. Llanga!. Llanga!. »

Ce fut en vain, et aucun écho ne renvoya le nom du jeune indigène.

« Partons », dit le foreloper.

Et il prit les devants.A peine avait-il mis le pied sur la sente qu'il s'écria:« Une lumière!. »

Max Huber et John Cort s'avancèrent vivement.

« Les indigènes?. dit l'un.

- Attendons! » répondit l'autre.La lumière — très probablement une torche enflammée - appa-

raissait en direction de la sente à quelques centaines de pas. Ellen'éclairait la profondeur du bois que dans un faible rayon, piquantde vives lueurs le dessous des hautes ramures.

Où se dirigeait celui qui portait cette torche?. Était-il seul?.Y avait-il lieu de craindre une attaque, ou était-ce un secours quiarrivait?.

Khamis et les deux amis hésitaient à s'engager plus avant dans laforêt.

Deux ou trois minutes s'écoulèrent.La torche ne s'était pas déplacée.

Quant à supposer que cette lueur fût celle d'un feu follet, nonassurément, étant donnée sa fixité.

« Que faire?. demanda John Cort.

- Marcher vers cette lumière, puisqu'elle ne vient pas à nous,répondit Max Huber.

Page 177: Le Village Aérien

- Allons », dit Khamis.Le foreloper remonta la sente de quelques pas. Aussitôt la torche

de s'éloigner. Le porteur s'était-il donc aperçu que ces troisétrangers venaient de se mettre en mouvement?. Voulait-onéclairer leur marche sous ces obscurs massifs de la forêt, les ra-mener vers le rio Johausen ou tout autre cours d'eau tributaire de

l'Oubanghi?.Ce n'était pas le cas de temporiser. Il fallait d'abord suivre cette

lumière, puis tenter de-reprendre la route vers le sud-ouest.Et les voici suivant l'étroit sentier, sur un sol dont les herbes

étaient foulées depuis longtemps, les lianes rompues, les broussailles

écartées par le passage des hommes ou des animaux.

Sans parler des arbres que Khamis et ses compagnons avaientdéjà rencontrés, il en était d'autres d'espèce plus rare, tel le

« gura crepitans » à fruits explosibles, qui ne s'était encore trouvéqu'en Amérique dans la famille des euphorbiacées, dont l'écorcetendre renferme une substance laiteuse, et dont la noix éclateà grand bruit en lançant au loin sa semence; tel le « tsofar »,l'arbre siffleur, entre les branches duquel le vent sifflait commeà travers une fente, et qui n'avait été signalé que dans les forêtsnubiennes.

John Cort, Max Huber et Khamis marchèrent ainsi pendant troisheures environ, et, lorsqu'ils firent halte après cette premièreétape, la lumière s'arrêta au même instant.

« Décidément, c'est un guide, déclara Max Huber, un guided'une parfaite complaisance!. Si nous savions seulement où il nousmène.

—Qu'il nous sorte de ce labyrinthe, répondit John Cort, et je ne

lui en demande pas davantage!. Eh bien, Max, tout cela, est-ce

assez extraordinaire?.

— Assez. en effet!.— Pourvu que cela ne le devienne pas trop, cher ami! » ajouta

John Cort.

Page 178: Le Village Aérien

Pendant l'après-midi, le sinueux sentier ne cessa de courir sousles frondaisons de plus en plus opaques. Khamis se tenait en tête, sescompagnons derrière lui, en file indienne, car il n'y avait passageque pour une seule personne. S'ils pressaientparfois le pas, afin de

se rapprocher de leur guide, celui-ci, pressant également le sien,maintenait invariablement sa distance.

Vers six heures du soir, d'après l'estime, quatre à cinq lieuesavaient dû être franchies depuis le départ. Cependant, l'intention de

Khamis, en dépit de la fatigue, était de suivre la lumière, tant qu'elle

se montrerait, et il allait se remettre en marche, lorsqu'elle s'étei-gnit soudain.

« Faisons halte, dit John Cort. C'est évidemment une indicationqui nous est donnée.

— Ou plutôt un ordre, observa Max Huber.

— Obéissons donc, répliqua le foreloper, et passons la nuit encet endroit.

— Mais demain, ajouta John Cort, la lumière va-t-elle repa-raître?. »

C'était la question.Tous trois s'étendirent au pied d'un arbre. On se partagea

un morceau de buffle, et, heureusement, il fut possible de sedésaltérer à un petit filet liquide qui serpentait sous les herbes.

Bien que les pluies fussent fréquentes dans cette région forestière,

il n'était pas tombé une seule goutte d'eau depuis quarante-huitheures.

« Qui sait même, remarqua John Cort, si notre guide n'a pasprécisément choisi cet endroit parce que nous y trouverions à nousdésaltérer?.

— Délicate attention », avoua Max Huber, en puisant un peu de

cette eau fraîche au moyen d'une feuille roulée en cornet.Quelque inquiétante que fût la situation, la lassitude l'emporta, le

sommeil ne se fit pas attendre. Mais John Cort et Max Huber nes'endormirent pas sans avoir parlé de Llanga. Le pauvre enfant!

Page 179: Le Village Aérien

S'était-il noyé dans le rapide?. S'il avait été sauvé, pourquoi nel'avait-on pas revu?. Pourquoi n'avait-il pas rejoint ses deux amis,

John et Max?.Lorsque les dormeurs se réveillèrent, une faible lueur, perçant les

branchages, indiqua qu'il faisait jour. Khamis crut pouvoir conclurequ'ils avaient suivi la direction de l'est. Par malheur, c'était allerdu mauvais côté. En tout cas, il n'y avait qu'à reprendre la

route.

« Et la lumière?. dit John Cort.

— La voici qui reparaît, répondit Khamis.

— Ma foi, s'écria Max Huber, c'est l'étoile des rois Mages. Tou-

tefois elle ne nous conduit pas vers l'occident, et quand arriverons-

nous à Bethléem?. »

Aucune aventure ne marqua cette journée du 22 mars. La torche

lumineuse ne cessa de guider la petite troupe toujours en direction

de l'est.De chaque côté de la sente, la futaie paraissait impénétrable,

des troncs serrés les uns contre les autres, un inextricable entrela-cement de broussailles. Il semblait que le foreloper et ses compa-gnons fussent engagés à travers un interminable boyau de verdure.Sur plusieurs points cependant, quelques sentiers, non moins étroits,coupaient celui que choisissait le guide, et, sans lui, Khamis n'aurait

su lequel prendre.Pas un seul ruminant ne fut aperçu, et comment des animaux de

grande taille se seraient-ils aventurés jusque-là? Plus de ces passées

dont le foreloper avait profité avant d'atteindre les rives du rio

Johausen.Aussi, lors même que les deux chasseurs auraient eu leurs fusils,

combien inutiles, puisqu'il ne se présentait pas une seule pièce de

gibier!C'était donc avec une appréhension très justifiée que John Cort,

Max Huber et le foreloper voyaient leur nourriture presque entiè-rement épuisée. Encore un repas, et il ne resterait plus rien Et si,

Page 180: Le Village Aérien

le lendemain, ils n'étaient pas arrivés à destination, c'est-à-dire auterme de cet extraordinaire cheminement à la suite de cette mysté-rieuse lumière, que deviendraient-ils?.

Comme la veille, la torche s'éteignit vers le soir, et, comme laprécédente, cette nuit se passa sans trouble.

Lorsque John Cort se releva le premier, il réveilla ses compagnonsen s'écriant:

« On est venu ici pendant que nous dormions! »

En effet, un feu était allumé, quelques charbons ardents for-maient braise, et un morceau d'antilope pendait à la basse branched'un acacia au-dessus d'un petit ruisseau.

Cette fois, Max Huberne fit pas même entendre une exclamationde surprise.

Ni ses compagnons ni lui ne voulaient discuter les étrangetés de

cette situation, ce guide inconnu qui les conduisait vers un but nonmoins inconnu, ce génie de la grande forêt dont ils suivaient les

traces depuis l'avant-veille.La faim se faisant vivement sentir, Khamis fit griller le mor-

ceau d'antilope, qui suffirait pour les deux repas de midi et du

soir.A ce moment, la torche redonna le signal du départ.Marche reprise et dans les mêmes conditions. Toutefois, l'après-

midi, on put constater que l'épaisseur de la futaie diminuait peu à

peu. Le jour y pénétrait davantage, tout au moins à travers la cime

des arbres. Pourtant, il fut encore impossible de distinguer l'êtrequelconque qui cheminait en avant.

Ainsi que la veille, de cinq à six lieues, toujours àl'estime, furentfranchies pendant cette journée. Depuis le rio Johausen, le parcourspouvait être d'une soixantaine de kilomètres.

Ce soir-là, à l'instant où s'éteignit la torche, Khamis, John Cort etMax Huber s'arrêtèrent. Il faisait nuit, sans doute, car une obscurité

profonde enveloppait ce massif. Très fatigués de ces longues étapes,

après avoir achevé le morceau d'antilope, après s'être désaltérés

Page 181: Le Village Aérien

Les arbres ressemblaient aux bas piliers d'une substruction colossale. (Page 167.)

d'eau fraîche, tous trois s'étendirent au pied d'un arbre et s'endor-

mirent.Et — en rêve assurément — est-ce que Max Huber ne crut pas

entendre le son d'un instrument qui jouait au-dessus de sa tête la

valse si connue du Freyschutz de Weber!.

Page 182: Le Village Aérien

XIII

LE VILLAGE AÉRIEN.

Le lendemain, à leur réveil, le foreloper et ses compagnonsobservaient, non sans grande surprise, que l'obscurité était plusprofonde encore en cette partie de la forêt. Faisait-il jour?. ilsn'auraient pu l'affirmer. Quoi qu'il en soit, la lumière qui les guidaitdepuis soixante heures ne reparaissait pas. Donc nécessité d'attendrequ'elle se montrât pour reprendre la marche.

Toutefois, une remarque fut faite par John Cort — remarquedont ses compagnons et lui déduisirent aussitôt certaines consé-

quences:« Ce qui est à noter, dit-il, c'est que nous n'avons point eu de feu

ce matin et personne n'est venu pendant notre sommeil nousapporter notre ordinaire.

— C'est d'autant plus regrettable, ajouta Max Huber, qu'il nereste plus rien.

— Peut-être, reprit le foreloper, cela indique-t-il que nous sommesarrivés.

— Où ?. demanda John Cort.

- Où l'on nous conduisait, mon cher John! »

C'était une réponse qui ne répondait pas; mais le moyen d'êtreplus explicite?.

Autre remarque: si la forêt était plus obscure, il ne semblait pasqu'elle fût plus silencieuse. On entendait comme une sorte de bour-donnement aérien, une rumeur désordonnée, qui venait des ramuressupérieures. En regardant, Khamis, Max Huber et John Cort distin-guaient vaguement comme un large plafond étendu à une centainede pieds au-dessus du sol.

Page 183: Le Village Aérien

Nul doute, il existait à cette hauteur un prodigieux enchevê-trement de branches, sans aucun interstice par lequel se fût glisséela clarté du jour. Une toiture de chaume n'aurait pas été plus impé-nétrable à la lumière. Cette disposition expliquait l'obscurité quirégnait sous les arbres.

A l'endroit où tous les trois avaient campé cette nuit-là, la naturedu sol était très modifiée. Plus de ces ronces entremêlées, de cessizyphus épineux qui l'obstruaient en dehors de la sente. Une herbe

presque rase, et aucun ruminant n'eût pu « y tondre la largeurde sa langue ». Que l'on se figure une prairie dont ni les pluies ni

les sources n'arroseraient jamais la surface.

Les arbres, laissant entre eux des intervalles de vingt à trentepieds, ressemblaient aux bas piliers d'une substruction colossale etleurs ramures devaient couvrir une aire de plusieurs milliers de

mètres superficiels.Là, en effet, s'aggloméraient ces sycomores africains dont le

tronc se compose d'une quantité de tiges soudées entre elles; desbombax au fût symétrique, aux racines gigantesques et d'une taillesupérieure à celle de leurs congénères; des baobabs, reconnaissablesà la forme de courge qu'ils prennent à leur base, d'une circonfé-

rence de vingt à trente mètres, et que surmonte un énorme faisceaude branches pendantes; des palmiers « doum » à tronc bifurqué; despalmiers « deleb» à tronc gibbeux; des fromagers à tronc évidé en

une série de cavités assez grandes pour qu'un homme puisse s'yblottir; des acajous donnant des billes d'un mètre cinquante de

diamètre et que l'on peut creuser en embarcations de quinze à dix-

huit mètres, d'une capacité de trois à quatre tonnes; des dragonniers

aux gigantesques dimensions; des bauhinias, simples arbrisseaux

sous d'autres latitudes, ici les géants de cette famille de légumi-

neuses. On imagine ce que devait être l'épanouissement des cimesde ces arbres à quelques centaines de pieds dans les airs.

Une heure environ s'écoula. Khamis ne cessait de promener sesregards en tous sens, guettant la lueur conductrice. Et pour-

Page 184: Le Village Aérien

quoi eût-il renoncé à suivre le guide inconnu?. Il est vrai, soninstinct, joint à de certaines observations, l'incitait à penser qu'ilc'était toujours dirigé vers l'est. Or, ce n'était pas de ce côté que sedessinait le cours de l'Oubanghi, ce n'était pas le chemin du

retour. Où donc les avait entraînés cette étrange lumière?.Puisqu'elle ne reparaissait pas, que faire?. Quitter cet endroit?.

Pour aller où?. Y demeurer?. Et se nourrir en route?. On avaitdéjà faim et soif.

« Cependant, dit John Cort; nous serons bien forcés de partir, etje me demande s'il ne vaudrait pas mieux se mettre tout de suite enmarche.

— De quel côté?. » objecta Max Huber.C'était la question, et sur quel indice pouvait-on s'appuyer pour

la résoudre?.« Enfin, reprit John Cort impatienté, nos pieds ne sont pas enra-

cinés ici, que je sache!. La circulation est possible entre cesarbres, et l'obscurité n'est pas si profonde qu'on ne puisse sediriger.

— Venez!. » ordonna Khamis.Et tous trois allèrent en reconnaissance sur une étendue d'un demi-

kilomètre. Ils foulaient invariablement le même sol débroussaillé, lemême tapis nu et sec, tel qu'il eût été sous l'abri d'une toiture impé-nétrable à la pluie comme aux rayons du soleil. Partout les mêmes

arbres, dont on ne voyait que les basses branches. Et toujours aussi

cette rumeur confuse qui semblait tomber d'en haut et dont l'ori-gine demeurait inexplicable.

Ce dessous de forêt était-il absolument désert?. Non, et, à

plusieurs reprises, Khamis crut apercevoir des ombres se glisserentre les arbres. Était-ce une illusion?. Il ne savait trop que pen-ser. Enfin, après une demi-heure infructueusement employée, sescompagnons et lui vinrent s'asseoir près du tronc d'un bauhinia.

Leurs yeux commençaient à se faire à cette obscurité, qui s'atté-nuait d'ailleurs. Grâce au soleil montant, un peu de clarté se propa-

Page 185: Le Village Aérien

geait sous ce plafond tendu au-dessusdu sol. Déjà on pouvait distin-

guer les objets à une vingtaine de pas.Et voici que ces mots furent prononcés à mi-voix par le foreloper :

« Quelque chose remue là-bas.- Un animal ou un homme?. demanda John Cort en regardant

dans cette direction.

— Ce serait un enfant, en tout cas, fit observer Khamis, car il estde petite taille.

— Un singe, parbleu! » déclara Max Huber.Immobiles, ils gardaient le silence, afin de ne point effrayer ledit

quadrumane. Si l'on parvenait à s'en emparer, eh bien, malgré la

répugnance manifestée pour la chair simienne par Max Huber et

John Cort. Il est vrai, faute de feu, comment griller ou rôtir?.A mesure qu'il s'approchait, cet être ne témoignait aucun étonne-

ment. Il marchait sur ses pattes de derrière, et s'arrêta à quelques

pas.Quelle fut la stupéfaction de John Cort et de Max Huber, lorsqu'ils

reconnurent cette singulière créature que Llanga avait sauvée, leprotégé du jeune indigène!.

Et ces mots de s'échanger:« Lui. c'est lui.- Positivement.

- Mais alors, puisque ce petit est ici, pourquoi Llanga n'y

serait-il pas?.—

Êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper?. demanda le

foreloper.

— Très sûrs, affirma John Cort, et, d'ailleurs, nous allons bien

voir! »

Il tira de sa poche la médaille enlevée au cou du petit et, la tenant

par le cordon, la balança comme un objet que l'on présente aux

yeux d'un enfant pour l'attirer.

A peine celui ci eut-il aperçu la médaille, qu'il s'élança d'un bond.

Il n'était plus malade, à présent! Pendant trois jours d'absence,

Page 186: Le Village Aérien

il avait recouvré la santé et, en même temps, sa souplesse natu-relle. Aussi fonça-t-il sur John Cort avec l'évidente intention dereprendre son bien.

Khamis le saisit au passage, et alors ce ne fut plus le mot « ngora »

qui s'échappa de la bouche du petit, ce furent ces mots nettementarticulés:

« Li-Maï!. Ngala.Ngala !. »

Ce que signifiaient ces mots d'une langue inconnue même à

Khamis, ses compagnons et lui n'eurentpas le temps de se le deman-der. Brusquement apparurent d'autres types de la même espèce,hauts de taille ceux-là, n'ayant pas moins de cinq pieds et demides talons à la nuque.

Khamis, John Cort, Max Huber n'avaient pu reconnaître s'ilsavaient affaire à des hommes ou à des quadrumanes. Résister à cessylvestres de la grande forêt au nombre d'une douzaine eût été inu-tile. Le foreloper, Max Huber, John Cort, furent appréhendés parles bras, poussés en avant, contraints à s'acheminer entre lesarbres, et, entourés de la bande, ils ne s'arrêtèrent qu'après unparcours de cinq à six cents mètres.

A cet endroit, l'inclinaison de deux arbres, assez rapprochés l'unde l'autre, avait permis d'y fixer des branches transversales, dispo-sées comme des marches. Si ce n'était pas un escalier, c'était mieuxqu'une échelle. Cinq ou six individus de l'escorte y grimpèrent,tandis que les autres obligeaient leurs prisonniers à suivre le même

chemin, sans les brutaliser toutefois.

A mesure que l'on s'élevait, la lumière se laissait percevoir à

travers les frondaisons. Entre les interstices filtraient quelques

rayons de ce soleil dont Khamis et ses compagnons avaient été

privés depuis qu'ils avaient quitté le cours du rio Johausen.Max Huber aurait été de mauvaise foi s'il se fût refusé à convenir

que, décidément, cela rentrait dans la catégorie des choses extraor-dinaires.

Lorsque l'ascension prit fin, à une centaine de pieds environ du

Page 187: Le Village Aérien

sol, quelle fut leur surprise! Ils voyaient se développer devant euxune plate-forme largement éclairée par la lumière du ciel. Au-dessus s'arrondissaient les cimes verdoyantes des arbres. A sa sur-face étaient rangées dans un certain ordre des cases de pisé jauneet de feuillage, bordant des rues. Cet ensemble formait un villageétabli à cette hauteur sur une étendue telle qu'on ne pouvait enapercevoir les limites.

Là allaient et venaient une foule d'indigènes de type semblable

à celui du protégé de Llanga. Leur station, identique à celle de

l'homme, indiquait qu'ils avaient l'habitude de marcher debout,

ayant ainsi droit à ce qualificatif d'erectus donné par le docteur

Eugène Dubois aux pithécanthropus trouvés dans les forêts de Java,

— caractère anthropogénique que ce savant regarde comme l'undes plus importants de l'intermédiaire entre l'homme et les singesconformément aux prévisions de Darwin t.

Si les anthropologistes ont pu dire que les plus élevés des quadru-

manes dans l'échelle simienne, ceux qui se rapprochent davantagede la conformation humaine, en diffèrent cependant par cette parti-cularité qu'ils se servent de leurs quatre membres quand ils fuient,il semblait bien que cette remarque n'aurait pu s'appliquer auxhabitants du village aérien.

Mais Khamis, Max Huber, John Cort, durent remettre à plus tard

leurs observations à ce sujet. Que ces êtres dussent se placer ou

non entre l'animal et l'homme, leur escorte, tout en conversant

dans un idiome incompréhensible, les poussa vers une case aumilieu d'une population qui les regardait sans trop s'étonner.

1 C'est dans le quaternaire inférieur de Sumatra que M. E. Dubois, médecin

militaire hollandais à Batavia, a trouvé un crâne, un fémur et une dent en bon étatde conservation. La contenance de la boîte crânienne étant très supérieure à celle

du plus grand gorille, inférieure à celle de l'homme, cet être paraît réellement avoirété l'intermédiaire entre l'anthropoïde et l'homme. Aussi, pour établir les consé-

quences de cette découverte, est-il question d'un voyage à Java qui serait entrepris

par un jeune savant américain, le docteur Walters, commandité par le milliardaireVanderbilt.

Page 188: Le Village Aérien

La porte fut refermée sur eux et ils se virent bel et bien empri-sonnésdans ladite case.

« Parfait!. déclara Max Huber. Et, ce qui me surprend le plus,c'est que ces originaux-là n'ont pas l'air de nous prêter attention!.Est-ce qu'ils ont déjàvu des hommes?.

— C'est possible, reprit John Cort, mais reste à savoir s'ils ontl'habitude de nourrir leurs prisonniers.

- Ou s'ils n'ont pas plutôt celle de s'en nourrir! » ajouta Max

Iluber.Et,en effet, puisque, dans les tribus de l'Afrique, les Monbouttous

et autres se livrent encore aux pratiques du cannibalisme, pourquoi

ces sylvestres, qui ne leur étaient guère inférieurs, n'auraient-ils

pas eu l'habitude de manger leurs semblables — ou à peu près?.En tout cas, que ces êtres fussent des anthropoïdes d'une espèce

supérieure aux orangs de Bornéo, aux chimpanzés de la Guinée,

aux gorilles du Gabon, qui se-rapprochent le. plus de l'humanité,cela n'était pas contestable. En effet, ils savaient faire du feu etl'employer à divers usages domestiques : tel le foyer au premiercampement, telle la torche que le guideavait promenée à travers cessombres solitudes. Et l'idée vint alors que ces flammes mouvantes,signalées sur la lisière, pouvaientavoir été allumées par ces étrangeshabitants de la grande forêt.

A vrai dire, on suppose que certains quadrumanes font emploidu feu. Ainsi Emir Pacha raconte que les bois de Msokgonie, pen-dant les nuits estivales, sont infestés par des bandes de chimpanzés,

qui s'éclairent de torches et vont marauder jusque dans les plan-tations.

Ce qu'il convenait également de noter, c'est que ces êtres,d'espèce inconnue, étaient conformés comme les humains au pointde vue de la station et de la marche. Aucun autre quadrumanen'eût été plus digne de porter ce nom d'orang, qui signifie exacte-ment « homme des bois».

« Et puis ils parlent. fit remarquer John Cort, après diverses

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LORSQUE L'ASCENSION PRITFIN, A UNE CENTAINE DE PIEDS ENVIRON IT SOL.(Page 170.)

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Page 191: Le Village Aérien

observations qui furent échangées au sujet des habitants de cevillage aérien.

— Eh bien, s'ils parlent, s'écria Max Huber, c'est qu'ils ont desmots pour s'exprimer, et ceux qui veulent dire: « Je meurs defaim!. Quand se met-on à table?. » je ne serais pas fâché de lesconnaître!.»

Des trois prisonniers, Khamis était le plus abasourdi. Dans sacervelle, peu portée aux discussions anthropologistes, il ne pouvaitentrer que ces êtres ne fussent pas des animaux, que ces animaux

ne fussent pas des singes. C'étaient des singes qui marchaient, quiparlaient, qui faisaient du feu, qui vivaient dans des villages, maisenfin des singes. Et même il trouvait déjà assez extraordinaire quela forêt de l'Oubanghi renfermât de pareilles espèces dont on n'avait

encore jamais eu connaissance. Sa dignité d'indigène du continentnoir souffrait de ce que ces bêtes-là « fussent si rapprochées de sespropres congénères par leurs facultés naturelles ».

;Il est des prisonniers qui se résignent, d'autres qui ne se résignent

pas. John Cort et le foreloper — et surtout l'impatient Max Huber —n'appartenaient point à la seconde catégorie. Outre le désagré-ment d'être claquemuré au fond de cette case, l'impossibilité de

rien voir à travers ses parois opaques, l'inquiétude de l'avenir,l'incertitude touchant l'issue de cette aventure, étaient bien pourpréoccuper. Et puis la faim les pressait, le dernier repas remontantà une quinzaine d'heures.

Il y avait cependant une circonstance sur laquelle pouvait sefonder quelque espoir, vague, sans doute: c'était que le protégé de

Llanga habitait ce village— son village natal probablement— et aumilieu de sa famille, en admettant que ce qu'on appelle la famille

existât chez ces forestiers de l'Oubanghi.

« Or, ainsi que le dit John Cort, puisque ce petit a été sauvé du

tourbillon, il est permis de penser que Llanga l'a été également.Ils ne doivent point s'être quittés, et si Llanga apprend que trois

hommes viennent d'être amenés dans ce village, comment ne com-

Page 192: Le Village Aérien

prendrait-il pas qu'il s'agit de nous?. En somme, on ne nous afait aucun mal jusqu'ici, et il est probable qu'on n'en a point faitàLlanga.

—Évidemment, le protégé est sain et sauf, admit Max Huber,mais le protecteur l'est-il?. Rien ne prouve que notre pauvre Llangan'ait pas péri dans le rio!. »

Rien en effet.

En ce moment, la porte de la case, qui était gardée par deuxvigoureux gaillards, s'ouvrit, et le jeune indigène parut.

« Llanga. Llanga!. s'écrièrent à la fois les deux amis.

— Mon ami Max. mon ami John!. répondit Llanga, qui tombadans leurs bras.

— Depuis quand es-tu ici?. demanda le foreloper.

— Depuis hier matin.— Et commentes-tuvenu?.— On m'a porté à travers la forêt.

— Ceux qui te portaient ont dû marcher plus vite que nous,Llanga?.

— Très vite!.— Et qui t'a porté?.

— Un de ceux qui m'avaient sauvé. qui vous avaient sauvésaussi.

— Des hommes?.

— Oui. des hommes. pas des singes. non! pas des singes. »

Toujours affirmatif, le jeune indigène. En tout cas, c'étaient des

types d'une race particulière, sans doute, affectés du signe « moins»par rapport à l'humanité. Une race intermédiaire de primitifs, peut-être des spécimens de ce genre d'anthropopithèques qui manquent àl'échelle animale.

Et alors, Llanga de raconter sommairement son histoire, aprèsavoir, à plusieurs reprises, baisé les mains du Français et de l'Amé-ricain, retirés comme lui au moment où les entraînait le rapide etqu'il n'espérait plus revoir.

Page 193: Le Village Aérien

Lorsque le radeau heurta les roches, ils avaient été précipitesdans le tourbillon, lui et Li-Maï.

« Li-Maï?. s'écria Max Huber.

— Oui. Li-Maï. c'est son nom. Il m'a répété en se désignant:« Li-Maï. Li-Maï. »

- Ainsi il a un nom?. dit John Cort.

- Évidemment, John!. Quand on parle, n'est-il pas tout naturelde se donner un nom?.

— Est-ce que cette tribu, cette peuplade, comme on voudra,

demanda John Cort, en a un aussi?.

.— Oui. les Wagddis. répondit Llanga. J'ai entendu Li-Maï

les appeler Wagddis! »

En réalité, ce mot n'appartenait pas à la langue congolaise. Mais,

Wagddis ou non, des indigènes se trouvaient sur la rive gauche du

rio Johausen, lorsque la catastrophe se produisit. Les uns coururent

sur le barrage, ils se lancèrent dans le torrentau secours de Khamis,

John Cort et Max Huber, les autres au secours de Li-Maï et de

Llanga. Celui-ci, ayant perdu connaissance, ne se souvenait plus de

ce qui s'était passé ensuite et croyait que ses amis s'étaient noyésdans le rapide.

Lorsque Llanga revint à lui, il était dans les bras d'un robusteWagddi, le père même de Li-Maï, qui, lui, était dans les bras de la

« ngora », sa mère! Ce qu'on pouvait admettre, c'est que, quelques

jours avant qu'il eût été rencontré par Llanga, le petit s'était égaré

dans la forêt et que ses parents s'étaient mis à sa recherche. On sait

comment Llanga l'avait sauvé, comment, sans lui, il eût péri dans

les eaux de la rivière.

Bien traité, bien soigné, Llanga fut donc emporté jusqu'au village

wagddien. Li-Maï ne tarda pas à reprendre ses forces, n'étant malade

que d'inanition et de fatigue. Après avoir été le protégé de Llanga,il devint son protecteur. Le père et la mère de Li-Maï s'étaientmontrés reconnaissants envers le jeune indigène. La reconnais-

sance ne se rencontre-t-elle pas chez les animaux pour les services

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qui leur sont rendus, et dès lors pourquoi n'existerait-elle pas chez

des êtres qui leur sont supérieurs?Bref, ce matin même, Llanga avait été amené par Li-Maï devant

cette case. Pour quelle raison?. il l'ignorait alors. Mais des voix sefaisaient entendre, et, prêtant l'oreille, il avait reconnu celles de

John Cort et de Max Huber.Voilà ce qui s'était passé depuis la séparation au barrage du rio

Johausen.

« Bien, Llanga, bien!. dit Max Huber, mais nous mourons de

faim, et, avant de continuer tes explications, si tu peux, grâce à tesprotections sérieuses. »

Llanga sortit et ne tarda pas à rentrer avec quelques provisions,

un fort morceau de buffle grillé, salé à point, un demi-douzaine de

fruits de l'acacia adansonia, dits pain de singe ou pain d'homme, desbananes fraîches et, dans une calebasse, une eau limpide, additionnéedu suc laiteux do lutex, que distille une liane à caoutchouc del'espèce « landolphia africa ».

On le comprend, la conversation fut suspendue. John Cort, Max

Huber, Khamis avaient un trop formidable besoin de nourriture

pour se montrer difficiles sur la qualité. Du morceau de buffle, dupain et des bananes, ils ne laissèrent que les os et les épluchures.

John Cort, alors, questionna le jeune indigène, s'informant si cesWagddis étaient nombreux.

« Beaucoup. beaucoup ..! J'en ai vu beaucoup. dans les rues,dans les cases. répondit Llanga.

— Autant que dans les villages du Bournou ou du Baghirmi?.

— Oui.— Et ils ne descendent jamais?.

- Si. si. pour chasser. pour récolter des racines, des fruits.pour puiser de l'eau.

— Et ils parlent?.

— Oui. mais je ne comprends pas. Et pourtant. des mots par-fois. des mots. que je connais. comme en dit Li-Maï.

Page 195: Le Village Aérien

- Et le père. la mère de ce petit?.—; Oh! très bons pour moi. et ce que je vous ai apporté là vient

d'eux.'— Il me tarde de leur en exprimer tous mes remerciements.

déclara Max Huber.

— Et ce village dans les arbres, comment l'appelle-t-on?.

— Ngala.

— Et, dans ce village, y a-t-il un chef?. demanda John Cort.

- Oui.- Tu l'as vu?.- Non, mais j'ai entendu qu'on l'appelait Msélo-Tala-Tala.

— Des mots indigènes!.s'écria Khamis.

- Et que signifient ces mots?.— Le père Miroir», répondit le foreloper.En effet, c'est ainsi que les Congolais désignent un homme qui

porte des lunettes.

Page 196: Le Village Aérien

XIV

LES WAGDDIS.

Sa Majesté Msélo-Tala-Tala, roi de cette peuplade des Wagddis,

gouvernant ce village aérien, voilà, n'était-il pas vrai, ce qui devait

suffire à réaliser les desiderata de Max Huber. Dans la furia françaisede son imagination, n'avait-il pas entrevu, sous les profondeurs de

cette mystérieuse forêt de l'Oubanghi, des générations nouvelles,

des cités inconnues, tout un monde extraordinaire dont personnene soupçonnait l'existence?. Eh bien, il était servi à souhait.

Il fut le premier à s'applaudir d'avoir vu si juste et ne s'arrêta quedevant cette non moins juste observation de John Cort :

« C'est entendu, mon cher ami, vous êtes, comme tout poète,doublé d'un devin, et vous avez deviné.

— Juste, mon cher John, mais quelle que soit cette tribu demi-humaine des Wagddis, mon intention n'est pas de finir mon existencedans leur capitale.

— Eh! mon cher Max, il faut y séjourner assez pour étudiercette

race au pointde vue ethnologiqueet anthropologique, afin de publierlà-dessus un fort in-quarto qui révolutionnera les instituts des deux

continents.

— Soit, répliqua Max Huber, nous observerons,nous comparerons,nous piocherons toutes les thèses relatives à la question de l'anthro-pomorphie, à deux conditions toutefois.

— La première?.

— Qu'on nous laissera, j'y compte bien, la liberté, d'aller et de

venir dans ce village.— Et la seconde?

— Qu'après avoir circulé librement, nous pourrons partir quandcela nous conviendra.

Page 197: Le Village Aérien

— Et à qui nous adresser?. demanda Khamis.

— A Sa Majesté le père Miroir, répondit MaxHuber. Mais, au fait,,

pourquoi ses sujets l'appellent-ils ainsi?.

— Et en langue congolaise?. répliqua John Cort.

— Est-ce donc que Sa Majesté est myope ou presbyte. et portedes lunettes? reprit Max Huber.

— Et, d'abord, ces lunettes, d'où viendraient-elles?.ajouta JohnCort.

— N'importe, continua Max Huber, lorsque nous serons en état,

de causer avec ce souverain, soit qu'il ait appris notre langue,soit que nous ayons appris la sienne, nous lui offrirons de signer untraité d'alliance offensive et défensive avec l'Amérique et la France

et il ne pourra faire moins que de nous nommer grands-croixdel'ordre wagddien. »

Max Huber ne se prononçait-ilpas trop affirmativement, en comp-tant qu'ils auraient toute liberté dans ce village, puis qu'ils le quitte-raient à leur convenance? Or, si John Cort, Khamis et lui ne repa-raissaient pas à la factorerie, qui s'aviserait de venir les chercherdans ce village de Ngala au plus profond de la grande forêt?. En nevoyant plus revenir personne de la caravane, qui douterait qu'ellen'eût péri tout entière dans les régions du haut Oubanghi?.

Quant à la question de savoir si Khamis et ses compagnons reste-raient ou non prisonniers dans cette case, elle fut presque aussitôt

tranchée. La porte tourna sur ses attaches de liane et Li-Maï parut.Tout d'abord, le petit alla droit à Llanga et lui prodigua mille

caresses que celui-ci rendit de bon cœur. John Cort avait donc

l'occasion d'examiner plus attentivement cette singulière créature.

Mais, comme la porte était ouverte, Max Huber proposa de sortir

et de se mêler à la population aérienne.

Les voici donc dehors, guidés par le petit sauvage — ne peut-onle qualifier ainsi? — qui donnait la main à son ami Llanga. Ils setrouvèrent alors au centre d'une sorte de carrefour où passaient etrepassaient des Wagddiens « allant à leurs affaires ».

Page 198: Le Village Aérien

Ce carrefour était planté d'arbres ou plutôt ombragé de têtesd'arbres dont les robustes troncs supportaient cette constructionaérienne. Elle reposait à une centaine de piedsau-dessus du sol

sur les maîtresses branches de' ces puissants bauhinias, bombax,baobabs. Faitede pièces transversales solidement reliées par des

chevilles et des lianes, une couche de terre battue s'étendait à sasurface, et, comme les points d'appui étaient aussi solides que nom-breux, le sol factice ne tremblait pas sous le pied. Et, même alors

que les violentes rafales soufflaient à travers ces hautes cimes,

c'est à peine si le bâti de cette superstructure en ressentait un légerfrémissement.

Par les interstices du feuillage pénétraient les rayons solaires. Le

temps était beau, ce jour-là. De larges plaques de ciel bleu se mon-traient au-dessus des dernières branches. Une brise, chargée de

pénétrantes senteurs, rafraîchissait l'atmosphère.Tandis que déambulait le groupe des étrangers, les Wagddis.

hommes, femmes, enfants, les regardaient sans manifester aucunesurprise. Ils échangeaient entre eux divers propos, d'une voix

rauque, phrasesbrèves prononcées précipitamment et mots inintelli-gibles. Toutefois, le foreloper crut entendre quelques expressions de

la langue congolaise, et il ne fallait pas s'en étonner, puisque Li-Maï

s'était plusieurs fois servi du mot « ngora ». Cela pourtant semblaitinexplicable. Mais, ce qui l'était bien davantage, c'est que John Cort

fut frappé par la répétition de deux ou trois mots allemands, — entre

autres celui de« vater » 1, et il fit connaître cette particularité à

ses compagnons.

« Que voulez-vous, mon cher John?. répondit Max Huber. Je

m'attends à tout, même à ce que ces êtres-là me tapent sur le ventre,

en disant: « Comment va. mon vieux? »

De temps en temps, Li-Maï, abandonnant la main de Llanga,allait à l'un ou à l'autre, en enfant vif et joyeux. Il paraissait fier de

1. Père, en allemand.

Page 199: Le Village Aérien

« C'est là », dit Llanga. (Page 187).

promener des étrangers à travers les rues du village. Il ne le faisait

pas au hasard, — cela se voyait, — il les menait quelque part, et il

n'y avait qu'à le suivre, ce guide de cinq ans.Ces primitifs — ainsi les désignait John Cort — n'étaient pas

complètement nus. Sans parler du pelage roussâtre qui leur cou-vrait en partie le corps, hommes et femmes se drapaient d'une sortede pagne d'un tissu végétal, à peu près semblable, quoique plus gros-

Page 200: Le Village Aérien

sièrement fabriqué, à ceux d'agoulie en fils d'acacia, qui s'ourdissentcommunément à Porto-Novo dans le Dahomey.

Ce que John Cort remarqua spécialement, c'est que ces têteswagddiennes, arrondies, réduites aux dimensions du type microcé-phalique très rapprochées de l'angle facial humain, présentaient

peu de prognathisme. En outre, les arcades sourcilières n'offraient

aucune de ces saillies qui sont communes à toute la race simienne.Quant à la chevelure,c'était la toison lisse des indigènes de l'Afriqueéquatoriale, avec la barbe peu fournie.

« Et pas de pied préhensif., déclara John Cort.

— Et pas d'appendice caudal, ajouta Max Huber, pas le moindrebout de queue!

— En effet, répondit John Cort, et c'est déjà un signe de supério-rité. Les singes anthropomorphes n'ont ni queue, ni bourses à joues,ni callosités. Ils se déplacent horizontalement ou verticalement àleur gré. Mais une observation a été faite, c'est que les quadrumanesqui marchent debout ne se servent point de la plante du pied ets'appuient sur le dos des doigts repliés. Or, il n'en est pas ainsi desWagddis, et leur marche est absolument celle de l'homme, il fautbien le reconnaître. »

Très juste, cette remarque, et, nul doute, il s'agissait d'une racenouvelle. D'ailleurs, en ce qui concerne le pied, certains anthro-pologistes admettent qu'il n'y a aucune différence entre celui du

singe et celui de l'homme, et ce dernier aurait même le pouceopposable si le sous-piedn'était déformé par l'usage de la chaussure.

Il existe en outre des similitudes physiques entre les deux races.Les quadrumanes qui possèdent la station humaine sont les moinspétulants, les moins grimaçants, en un mot, les plus graves, les plussérieux de l'espèce. Or, précisément, ce caractère de gravité semanifestait dans l'attitude comme dans les actes de ces habitants deNgala. De plus, lorsque John Cort les examinerait attentivement, il

pourrait constater que leur système dentaire était identique à celuide l'homme.

Page 201: Le Village Aérien

Ces ressemblances ont donc pu jusqu'à un certain point engendrerla doctrine de la variabilité des espèces, l'évolution ascensionnellepréconisée par Darwin. On les a même regardées comme décisives,

par comparaison entre les échantillons les plus élevés de l'échellesimienne et les primitifs de l'humanité. Linné a soutenu cette opi-nion qu'il y avait eu des hommes troglodytes, expression qui, entous cas, n'aurait pu s'appliquer aux Wagddis, lesquels viventdans les arbres. Vogt a même été jusqu'à prétendre que l'homme

est sorti de trois grands singes: l'orang, type brachycéphale aulong pelage brun, serait d'après lui l'ancêtre des négritos; le chim-

panzé, type dolichocéphale, aux mâchoires moins massives, seraitl'ancêtre des nègres; enfin, du gorille, spécialisé par ledévelop-

pement du thorax, la forme du pied, la démarche qui lui est propre,le caractère ostéologique du tronc et des extrémités, descendraitl'homme blanc. Mais, à ces similitudes, on peut opposer des dissem-blances d'une importance capitale dans l'ordre intellectuel et moral,

— dissemblances qui doivent faire justice des doctrines darwi-niennes.

Il convient donc, en prenant les caractères distinctifs de ces troisquadrumanes, sans admettre toutefois que leur cerveau possède lesdouze millions de cellules et les quatre millions de fibres du cerveauhumain, de croire qu'ils appartiennent à une race supérieure dans

l'animalité. Mais on n'en pourra jamais conclure que l'homme soit

un singe perfectionné ou le singe un homme en dégénérescence.Quant au microcéphale, dont on veut faire un intermédiaire

entre l'homme et le singe, espèce vainement prédite par les anthro-

pologistes et vainement cherchée, cet anneau qui manque pourrattacher le règne animal au règne « hommal », y avait-il lieu

d'admettre qu'il fût représenté par ces Wagddis?. Les singuliers

hasards de leur voyage avaient-ils réservé à ce Français et à cetAméricain de le découvrir?.

1. Expression de M. de Quatresages.

Page 202: Le Village Aérien

Et, même si cette race inconnue se rapprochait physiquementde la race humaine, encore faudrait-il que les Wagddis eussentces caractères de moralité, de reliogisité spéciaux à l'homme,

sans parler de la faculté de concevoir des abstractions et desgénéralisations, de l'aptitude pour les arts, les sciences et leslettres. Alors seulement, il serait possible de se prononcer d'unefaçon péremptoire entre les thèses des monogénistes et des polygé-nistes.

Une chose certaine, en somme, c'est que les Wagddis parlaient.Non bornés aux seuls instincts, ils avaient des idées, — ce que sup-pose l'emploi de la parole, — et des mots dont la réunion formait le

langage. Mieux que des cris éclairés par le regard et le geste, ils

employaient une parole articulée, ayant pour base une série de sonset de figures conventionnels qui devaient avoir été légués paratavisme.

Et c'est ce dont fut le plus frappé John Cort. Cette faculté, quiimplique la participation de la mémoire, indiquait une influencecongénitale de race.

Cependant, tout en observant les mœurs et les habitudes de cettetribu sylvestre, John Cort, Max Huber et Khamis s'avançaient à

travers les rues du village.Était-il grand, ce village?. En réalité, sa circonférence ne devait

pas être inférieure à cinq kilomètres.

« Et, comme le dit Max Huber, si ce n'est qu'un nid, c'est du

moins un vaste nid!»Construite de la main des Wagddis, cette installation dénotait un

art supérieur à celui des oiseaux, des abeilles, des castors et des

fourmis. S'ils vivaient dans les arbres, ces primitifs, qui pensaientet exprimaient leurs pensées, c'est que l'atavisme les y avaitpoussés.

« Dans tous les cas, fit remarquer John Cort, la nature, qui ne setrompe jamais, a eu ses raisons pour porter ces Wagddis à adopterl'existence aérienne. Au lieu de ramper sur un sol malsain que le

Page 203: Le Village Aérien

soleil ne pénètre jamais de ses rayons, ils vivent dans le milieu

salutaire des cimes de cette forêt. »

La plupart des cases, fraîches et verdoyantes, disposées en forme

de ruches, étaient largement ouvertes. Les femmes s'y adonnaient

avec activité aux soins très rudimentaires de leur ménage. Lesenfants se montraient nombreux, les tout jeunes allaités par leursmères. Quant aux hommes, les uns faisaient entre les branches la

récolte des fruits, les autres descendaient par l'escalier pour vaquerà leurs occupations habituelles. Ceux-ci remontaient avec quelques

pièces de gibier, ceux-là rapportaient les jarres qu'ils avaient rem-plies au lit du rio.

« Il est fâcheux, dit Max Huber, que nous ne sachions pas la

langue de ces naturels!. Jamais nous ne pourrons converser ni

prendre une connaissance exacte de leur littérature. Du reste, jen'ai pas encore aperçu la bibliothèque municipale. ni le lycée de

garçons ou de filles! »

Cependant, puisque la langue wagddienne, après ce qu'on avaitentendu de Li-Maï, se mélangeait de mots indigènes, Khamis essayade quelques-uns des plus usuels en s'adressant à l'enfant.

Mais, si intelligent que parût Li-Maï, il sembla ne point com-prendre. Et pourtant, devant John Cort et Max Huber, il avaitprononcé le mot « ngora », alors qu'il était couché sur le radeau.Et, depuis, Llanga affirmait avoir appris de son père que le village

s'appelait Ngala et le chef Msélo-Tala-Tala.Enfin, après une heure de promenade, le foreloper et ses com-

pagnons atteignirent l'extrémité du village. Là s'élevait une caseplus importante. Établie entre les branches d'un énorme bombax,

la façade treillissée de roseaux, sa toiture se perdait dans le feuil-

lage.Cette case, était-ce le palais du roi, le sanctuaire des sorciers, le

temple des génies, tels qu'en possèdent la plupart des tribus sau-

vages, en Afrique, en Australie, dans les îles du Pacifique?.L'occasion se présentait de tirer de Li-Maï quelques renseigne-

Page 204: Le Village Aérien

ments plus précis. Aussi, John Cort, le prenant par les épaules etle tournant vers la case, lui dit:

« Msélo-Tala-Tala?. »

Un signe de tête fut toute la réponse qu'il obtint.Donc, là demeurait le chef du village de Ngala, Sa Majesté

Wagddienne.Et, sans autre cérémonie, Max Huber se dirigea délibérément

vers la susdite case.Changement d'attitude de l'enfant, qui le retint en manifestant un

véritable effroi.

Nouvelle insistance de Max Huber, qui répéta à plusieursreprises: « Msélo-Tala-Tala?. »

Mais, au moment où Max Huber allait atteindre la case, le petitcourut à lui, l'empêcha d'aller plus avant.

Il était donc défendu d'approcher de l'habitation royale?.En effet, deux sentinelles Wagddis venaient de se lever et, bran-

dissant leurs armes, une sorte de hache en bois de fer et une sagaie,défendirent l'entrée.

« Allons, s'écria Max Huber, ici comme ailleurs, dans la grandeforêt de l'Oubanghi comme dans les capitales du monde civilisé, desgardes du corps, des cent-gardes, des prétoriens en faction devantle palais, et quel palais. celui d'une Majesté homo-simienne.

— Pourquoi s'en étonner, mon cher Max?.— Eh bien, déclara celui-ci, puisque nous ne pouvons voir ce

monarque, nous lui demanderonsune audience par lettre.— Bon, répliqua John Cort; slils parlent, ces primitifs, ils n'en

sont pas arrivés à savoir lire et écrire, j'imagine!. Encore plus

sauvages que les indigènes du Soudan et du Congo, les Founds, lesChiloux, les Denkas, les Monbouttous, ils ne semblent pas avoiratteint ce degré de civilisation qui implique la préoccupation d'en-

voyer leurs enfants à l'école.

— Je m'en doute un peu, John. Au surplus, comment corres-pondre par lettre avec des gens dont on ignore la langue?.

Page 205: Le Village Aérien

— Laissons-nous conduire par ce petit, dit Khamis.

— Est-ce que tu ne reconnais pas la case de son père et de samère?.demanda John Cort au jeune indigène.

— Non, mon ami John, répondit Llanga, mais. sûrement. Li-Maï nous y mène. Il faut le suivre. »

Et alors, s'approchantde l'enfant et tendant la main vers la gauche :

« Ngora. ngora?-. » répéta-t-il.A n'en pas douter, l'enfant comprit, car sa tête s'abaissa et se

releva vivement.

« Ce qui indique, fit observer John Cort, que le signe de dénéga-tion et d'affirmation est instinctif et le même chez tous les humains.une preuve de plus que ces primitifs touchent de très près à l'huma-nité. »

Quelques minutes après, les visiteurs arrivaient dans un quartierdu village plus ombragé où les cimes enchevêtraient étroitementleur feuillage.

Li-Maï s'arrêta devant une paillotte proprette, dont le toit étaitfait des larges feuilles de l'enscté, ce bananier si répandu dans lagrande forêt, ces mêmes feuilles que le foreloper avait employées

pour le tauddu radeau. Une sorte de pisé formait les parois de cettepaillotte à laquelle on accédait par une porte ouverte en ce moment.

De la main, l'enfant la montra à Llanga qui la reconnut.

« C'est là », dit-il.

A l'intérieur, une seule chambre. Au fond, une literie d'herbessèches, qu'il était facile de renouveler. Dans un coin, quelques

pierres servant d'âtre où brûlaient des tisons. Pour uniques usten-siles, deux ou trois calebasses, une jatte de terre pleine d'eau et

deux pots de même substance. Ces sylvestres n'en étaient pas encore

aux fourchettes et mangeaient avec leurs doigts. Çà et là, sur uneplanchette fixée aux parois, des fruits, des racines, un morceau de

viande cuite, une demi-douzaine d'oiseaux plumés pour le prochain

repas et, pendues à de fortes épines, des bandes d'étoffe d'écorce etd'agoulie.

Page 206: Le Village Aérien

UnWagddi et une Wagddienne se levèrent au moment où Khamis

et ses compagnons pénétrèrent dans la paillotte.

« Ngora!. ngora!. Lo-Maï. La-Maï! » dit l'enfant.Et le premier d'ajouter, comme s'il eût pensé qu'il serait mieux

compris:« Vater. vater!. »

Ce mot de « père », ille prononçait en allemand, fort mal. D'ail-leurs, quoi de plus extraordinaire qu'un mot de cette langue dans la

bouche de ces Wagddis?.A peine entré, Llanga était allé près de la mère et celle-ci lui

ouvrait ses bras, le pressait contre elle, le caressait de la main,témoignant toute sa reconnaissance pour le sauveur de son enfant.

Voici ce qu'observaplus particulièrement John Cort:Le père était de haute taille, bien proportionné, d'apparence

vigoureuse, les bras un peu plus longs que n'eussent été des brashumains, les mains larges et fortes, les jambes légèrement arquées,la plante des pieds entièrement appliquée sur le sol.

Il avait le teint presque clair de ces tribus d'indigènes qui sontplus carnivores qu'herbivores, une barbe floconneuse et courte, unechevelure noire et crépue, une sorte de toison qui lui recouvrait toutle corps. Sa tête était de moyenne grosseur, ses mâchoires peuproéminentes; ses yeux, à la pupille ardente, brillaient d'un viféclat.

Assez gracieuse, la mère, avec sa physionomie avenante et douce,

son regard qui dénotait une grande affectuosité, ses dents bien ran-gées et d'une remarquable blancheur, et — chez quels individus du

sexe faible la coquetterie ne se manifeste-t-elle pas?— des fleursdans sa chevelure, et aussi — détail en somme inexplicable — des

grains de verre et des perles d'ivoire. Cette jeune Wagddiennerappelait le type des Cafres du Sud, avec ses bras ronds et modelés,

ses poignets délicats, ses extrémités fines, des mains potelées, despieds à faire envie à plus d'une Européenne. Sur son pelage laineuxétait jetée une étoffe d'écorce qui la serrait à la ceinture. A son

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LES DEUX SENTINELLES WAGDDIS BRANDISSANT LEURS ARMES. (Page 186.)

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cou pendait la médaille du docteur Johausen, semblable à celle queportait l'enfant.

Converser avec Lo-Maï et La-Maï n'était pas possible, au vifdéplaisir de John Cort. Mais il fut visible que ces deux primitifscherchèrent à remplir tous les devoirs de l'hospitalité wagddienne.Le père offrit quelques fruits qu'il prit sur une tablette, des matofésde pénétrante saveur et qui proviennent d'une liane.

Les hôtes acceptèrent les matofés et en mangèrent quelques-uns,à l'extrême satisfaction de la famille.

Et alors il y eut lieu de reconnaître la justesse de ces remarquesfaites depuis longtemps déjà: c'est que la langue wagddienne, à

l'exemple des langues polynésiennes, offrait des parallélismes frap-

pants avec le babil enfantin, — ce qui a autorisé les philologues à

prétendre qu'il y eut pour tout le genre humain une longue périodede voyelles antérieurement à la formation des consonnes. Ces

voyelles, en se combinant à l'infini, expriment des sens très variés,tels ori oriori, oro oroora, orurna, etc. Les consonnes sont le k,

le t, le p, les nasales sont ng et m. Rien qu'avec les voyelles ha, ra,on forme une série de vocables, lesquels, sans consonances réelles,rendent toutes les nuances d'expression et jouent le rôle des noms,prénoms, verbes, etc.

Dans la conversation de ces Wagddis,les demandes et les réponsesétaient brèves, deux ou trois mots, qui commençaient presquetous par les lettres ng, mgou, ms, comme chez les Congolais.

La mère paraissait moins loquace que le père et probablement salangue n'avait pas, ainsi que les langues féminines des deux conti-

nents, la faculté de faire douze mille tours à la minute.

A noter aussi — ce dont John Cort fut le plus surpris — que cesprimitifs employaientcertains termescongolaiset allemands, presquedéfigurés d'ailleurs par la prononciation.

Au total, il est vraisemblable que ces êtres n'avaient d'idées que

ce qu'il leur en fallait pour les besoins de l'existence et, de mots,

que ce qu'il en fallait pour exprimer ces idées. Mais, à défaut de la

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religiosité, qui se rencontre chez les sauvages les plus arriérés etqu'ils ne possédaient pas, sans doute, on pouvait tenir pour sûr qu'ilsétaient doués de qualités affectives. Non seulement ils avaient pourleurs enfants ces sentiments dont les animaux ne sont pas dépour-

vus tant que leurs soins sont nécessaires à la conservationde l'espèce,

mais ces sentiments se continuaient au delà, ainsi que le père et la

mère le montraient pourLi-Maï. Puis la réciprocité existait. Échange

entre eux de caresses paternelles et filiales. La famille existait.Après un quart d'heure passé à l'intérieur de cette paillotte, Kha-

mis, John Cort et Max Huber en sortirent sous la conduite de Lo-Maï

et de son enfant. Ils regagnèrent la case où ils avaient été enfermés

et qu'ils allaient occuper pendant. Toujours cette question, et peut-être ne s'en rapporterait-on pas à eux seuls pour la résoudre.

Là, on prit congé les uns des autres. Lo-Maï embrassa une der-

nière fois le jeune indigène et tendit, non point sa patte comme l'eût

pu faire un chien, ou sa main comme l'eût pu faire un quadrumane,

mais ses deux mains que John Cort et Max Huber serrèrent avec plus

de cordialité que Khamis.

« Mon cher Max, dit alors John Cort, un de vos grands écrivains

a prétendu que dans tout homme il y avait moi et l'autre. Eh bien,

il est probable que l'un des deux manque à ces primitifs.

— Et lequel, John?.

- L'autre, assurément. En tout cas, pour les étudier à fond, il

faudrait vivre des années parmi eux!. Or, dans quelques jours,

j'espère bien que nous pourrons repartir.

— Cela, répondit Max Huber, dépendra de Sa Majesté, et qui sait

si le roi Msélo-Tala-Tala ne veut pas faire de nous des chambellans

de la cour wagddienne? »

Page 211: Le Village Aérien

XV

TROIS SEMAINES D'ÉTUDES.

Et, maintenant,combien de temps John Cort, Max Huber, Khamis

etLlanga resteraient-ils dans ce village?. Un incident viendrait-il

modifier une situation qui ne laissait pas d'être inquiétante?. Ils

se sentaient très surveillés, ils n'auraient pu s'enfuir. Et, d'ailleurs,

à supposer qu'ils parvinssent à s'évader, au milieu de cette impéné-

trable région de la grande forêt, comment en rejoindre la lisière,

comment retrouverle cours du rio Johausen?.Après avoir tant désiré l'extraordinaire, Max Huber estimait que

la situation perdrait singulièrement de son charme à se prolonger.Aussi allait-il se montrer le plus impatient, le plus désireux de reve-nir vers le bassin de l'Oubanghi, de regagner la factorerie de Libre-ville, d'où John Cort et lui ne devaient attendre aucun secours.

Pour son compte, le foreloper enrageait de cette malchance qui

les avait fait tomber entre les pattes - dans son opinion, c'étaientdes pattes — de ces types inférieurs. Il ne dissimulait pas le parfaitmépris qu'ils lui inspiraient, parce qu'ils ne se différenciaient passensiblement des tribus de l'Afrique centrale. Khamis en éprouvait

une sorte de jalousie instinctive, inconsciente, que les deux amis

apercevaient très bien. A vrai dire, il était non moins pressé que

Max Huber de quitter Ngala, et, tout ce qu'il serait possible de faire

à ce propos, il le ferait.

C'était John Cort qui marquait le moins de hâte. Étudier ces pri-

mitifs l'intéressait de façon toute spéciale. Approfondir leurs mœurs,leur existence dans tous ses détails, leur caractère ethnologique,

leur valeur morale, savoir jusqu'à quel point ils redescendaient versl'animalité, quelques semaines y eussent suffi. Mais pouvaiton

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affirmer que le séjour chez les Wagddis ne durerait pas au delà —des mois, des années peut-être?. Et quelle serait l'issue d'une si

étonnante aventure?.En tout cas, il ne semblait pas que John Cort, Max Huber et

Khamis fussent menacés de mauvais traitements. A n'en pas douter,

ces sylvestres reconnaissaient leur supériorité intellectuelle. En

outre, inexplicable singularité, ils n'avaient jamais paru surpris envoyant des représentants de la race humaine. Toutefois, si ceux-ci

voulaient employer la force pour s'enfuir, ils s'exposeraient à des

violences que mieux valait éviter.

« Ce qu'il faut, dit Max Huber, c'est entrer en pourparlers avecle père Miroir, le souverain à lunettes, et obtenir de lui qu'il nousrende la liberté. »

En somme, il ne devait pas être impossible d'avoir une entrevue

avec S. M. Msélo-Tala-Tala, à moins qu'il ne fût interdit à desétrangers de contempler son auguste personne. Mais, si l'on arrivait

en sa présence, comment échanger demandes et réponses?. Même

en langue congolaise, on ne se comprendrait pas!.Et puis qu'enrésulterait-il?. L'intérêt des Wagddis n'était-il pas, en retenantces étrangers, de s'assurer le secret de cette existence d'une raceinconnue dans les profondeurs de la forêt oubanghienne?

Et pourtant, à en croire JohnCort, cet emprisonnementau villageaérien avait des circonstances atténuantes, puisque la science de

l'anthropologie comparée en retirerait profit, que le monde savantserait ému par cette découverte d'une race nouvelle. Quant à savoir

comment cela finirait.« Du diable, si je le sais!» répétait Max Huber, qui n'avait pas en

lui l'étoffe d'un Garner ou d'un Johausen.Lorsque tous trois, suivis de Llanga, furent rentrés dans leur case,

ils remarquèrent plusieurs modifications de nature à les satisfaire.Et, d'abord,un Wagddi était occupé à « faire la chambre », si l'on

peut employer cette locution trop française. Au surplus, John Cortavait déjà noté que ces primitifs avaient des instincts de propreté

Page 213: Le Village Aérien

dont la plupart des animaux sont dépourvus. S'ils faisaient leurchambre, ils faisaient aussi leur toilette. Des brassées d'herbes sèchesavaient été déposées au fond de la case. Or, comme Khamis et sescompagnons n'avaient jamais eu d'autre literie depuis la destructionde la caravane, cela ne changerait rien à leurs habitudes.

En outre, divers objets étaient placés à terre, le mobilier ne com-prenant ni tables ni chaises, — seulement quelques ustensilesgrossiers, pots et jarres de fabrication wagddienne. Ici des fruits de

plusieurs sortes, là un quartier d'oryx qui était cuit. La chair crue

ne convient qu'aux animaux carnivores, et il est rare de trouver auplus bas degré de l'échelle humaine des êtres dont ce soit invariable-

ment la nourriture.

« Or, quiconque est capable de faire du feu, déclara John Cort,

s'en sert pour la cuisson de ses aliments. Je ne m'étonne donc pas

que les Wagddis se nourrissent de viande cuite. »

Aussi la case possédait-elle un âtre, composé d'une pierre plate,

et la fumée se perdait à travers le branchage du cail-cédrat qui

l'abritait.Au moment où tous quatre arrivèrent devant la porte, le Wagddi

suspendit son travail.C'était unjeune garçon d'une vingtaine d'années, aux mouvements

agiles, à la physionomie intelligente. De la main, il désigna les objets

qui venaient d'être apportés. Parmi ces objets, Max Huber, John

Cort et Khamis — non sans une extrêmesatisfaction — aperçurent

leurs carabines, un peu rouillées, qu'il serait aisé de remettre en

état.

« Parbleu, s'écria Max Huber, elles sont les bienvenues. et à

l'occasion.

- Nous en ferions usage, ajouta John Cort, si nous avions notre

caisse à cartouches.

— La voici », répondit le foreloper.

Et il montra la caisse métallique disposée à gauche près de la porte.

Cette caisse, ces armes, on se le rappelle, Khamis avait eu la

Page 214: Le Village Aérien

présence d'esprit de les lancer sur les roches du barrage, au momentoù le radeau venait s'y heurter, et hors de l'atteinte des eaux. C'estlà que les Wagddis les trouvèrent pour les rapporter au village deNgala.

« S'ils nous ont rendu nos carabines, fit observer Max Huber, est-

ce qu'ils savent à quoi servent les armes à feu ?.— Je l'ignore, répondit John Cort, mais ce qu'ils savent, c'est

qu'il ne faut pas garder ce qui n'est pas à soi, et cela prouve déjà enfaveur de leur moralité. »

N'importe, la question de Max Huber ne laissait pas d'être impor-

tante.

« Kollo. Kollo!. »

Ce mot, prononcé clairement,retentit à plusieurs reprises, et, enle prononçant, le jeune Wagddi levait la main à la hauteur de sonfront, puis se touchait la poitrine, semblant dire:

« Kollo. c'est moi! »

John Cort présuma que ce devait être le nom de leur nouveaudomestique, et, lorsqu'il l'eut répété cinq ou six fois, Kollo témoi-

gna sa joie par un rire prolongé.Car ils riaient, ces primitifs, et il y avait lieu d'en tenir compte au

point de vue anthropologique. En effet, aucun être ne possède cettefaculté, si ce n'est l'homme. Parmi les plus intelligents, — chez lechien par exemple, — si l'on surprend quelques indices du rire oudu sourire, c'est seulement dans les yeux, et peut-être aux commis-

sures des lèvres. En outre, ces Wagddis ne se laissaient point allerà cet instinct, commun à presque tous les quadrupèdes, de flairerleur nourriture avant d'y goûter, de commencer par manger ce qui

leur plaît le plus.Voici donc en quelles conditions allaient vivre les deux amis,

Llanga et le foreloper. Cette case n'était pas une prison. Ils en pour-raient sortir à leur gré. Quant à quitter Ngala, nul doute qu'ils enseraient empêchés — à moins qu'ils n'eussent obtenu cette autori-sation de S. M. Msélo-Tala-Tala.

Page 215: Le Village Aérien

Les "Wugcldis montraient une extraordinaire justesse de coup d'œil (Page 198.)

Donc, nécessité, provisoirement peut-être, de ronger son frein,

de se résigner à vivre au milieu de ce singulier monde sylvestredans le village aérien.

Ces Wagddis semblaient d'ailleurs doux par nature, peu querel-leurs, et - il y a lieu d'y insister — moins curieux, moins surprisde la présence de ces étrangers que ne l'eussent été les plus arriérésdes sauvages de l'Afrique et de l'Australie. La vue de deux blancs et

Page 216: Le Village Aérien

de deux indigènes congolais ne les étonnait pas autant qu'elle eûtétonné un indigène de l'Afrique. Elle les laissait indifférents, et ils

ne se montraient point indiscrets. Chez eux aucun symptôme debadaudisme ni de snobisme. Par exemple, en fait d'acrobatie, pourgrimper dans les arbres, voltiger de branche en branche, dégrin-goler l'escalier de Ngala, ils en eussent remontré aux Billy Hayden,

aux Joë Bib, aux Foottit, qui détenaient à cette époque le recordde la gymnastique circenséenne.

En même temps qu'ils déployaient ces qualités physiques, lesWagddis montraient une extraordinaire justesse de coup d'œil.Lorsqu'ils se livraient à la chasse des oiseaux, ils les abattaient avecde petites flèches. Leurs coups ne devaient pas être moins assurésquand ils poursuivaientles daims, les élans, les antilopes, et aussi lesbuffles et les rhinocéros dans les futaies voisines. C'est alors queMax Huber eût voulu les accompagner — autant pour admirerleurs prouesses cynégétiques que pour tenter de leur faussercompagnie.

Oui! s'enfuir, c'est à cela que les prisonniers songent sans cesse.Or, la fuite n'était praticable que par l'unique escalier, et, sur lepalier supérieur, se tenaient en faction des guerriers dont il eût étédifficile de tromper la surveillance.

Plusieurs fois, Max Huber eut le désir de tirer les volatiles qui

abondaient dans les arbres, sou-mangas, têtes-chèvres, pintades,

huppes, griots, et nombre d'autres, dont ces sylvestres faisaient

grande consommation. Mais ses compagnons et lui étaient quoti-

diennement fournis de gibier, particulièrement de la chair de

diversés antilopes, oryx, inyalas, sassabys, waterbucks, si nombreux

dans la forêt de l'Oubanghi. Leur serviteur Kollo ne les laissait

manquer de rien; il renouvelait chaque jour la provision d'eau

fraîche pour les besoins du ménage, et la provision de bois sec

pour l'entretien du foyer.

Et puis, à faire usage des carabines comme armes de chasse, il

y aurait eu l'inconvénient d'en révéler la puissance. Mieux valait

Page 217: Le Village Aérien

garder ce secret et, le cas échéant, les utiliser comme armes offen-sives ou défensives.

Si leurs hôtes étaient pourvus de viande, c'est que les Wagddiss'en nourrissaient aussi, tantôt grillée sur des charbons, tantôtbouillie dans les vases de terre fabriqués par eux. C'était même ce

que Kollo faisait pour leur compte, acceptant d'être aidé par Llanga,sinon par Khamis, qui s'y fût refusé dans sa fierté indigène.

Il convient de noter — et cela au vif contentement de Max Huber

— que le sel ne faisait plus défaut. Ce n'était pas ce chlorure de

sodium qui est tenu en dissolution dans les eaux de la mer, mais cesel gemme fort répandu en Afrique, en Asie, en Amérique, et dont

les efflorescences devaient couvrir le sol aux environs de Ngala. Ce

minéral, — le seul qui entre dans l'alimentation, — rien que l'in-stinct eût suffi à en apprendre l'utilité aux Wagddis comme à n'im-

porte quel animal.Une question qui intéressa John Cort, ce fut la question du feu.

Comment ces primitifs l'obtenaient-ils?. Était-ce par le frottementd'un morceau de bois dur sur un morceau de bois mou d'après laméthode des sauvages?. Non, ils ne procédaient pas de la sorte, etemployaient le silex, dont ils tiraient des étincelles par le choc. Ces

étincelles suffisaient à allumer le duvet du fruit du rentenier, très

commun dans les forêts africaines, qui jouit de toutes les propriétésde l'amadou.

En outre, la nourriture azotée se complétait, chez les familles

wagddiennes, par une nourriture végétale dont la nature faisait

seule les frais. C'étaient, d'une part, des racines comestibles de

deux ou trois sortes; de l'autre, une grande variété de fruits, tels

que ceux que donne l'acacia andansonia, qui porte indifféremmentle nom justifié de pain d'homme ou de pain de singe, — tel le

karita, dont la châtaigne s'emplit d'une matière grasse susceptible

de remplacer le beurre, — tellekijelia, avec ses baies d'une saveur

un peu fade, que compense leur qualité nourrissante et aussi leurvolume, car elles ne mesurent pas moins de deux pieds de longueur,

Page 218: Le Village Aérien

— tels enfin d'autres fruits, bananes, figues, mangues, à l'état sau-vage, et aussi ce tso qui fournit des fruits assez bons, le toutrelevé de gousses de tamarin en guise de condiment. Enfin, lesWagddis faisaient également usage du miel, dont ils découvraientles ruches en suivant le coucou indicateur. Et, soit avec ce produitsi précieux, soit avec le suc de diverses plantes — entre autres le

lutex distillé par une certaine liane — mêlé à l'eau de la rivière, ils

composaient des boissons fermentées à haut degré alcoolique. Qu'on

ne s'en étonne point; n'a-t-on pas reconnu que les mandrillesd'Afrique, qui ne sont que des singes cependant, ont un faible pro-noncé pour l'alcool?.

Il faut ajouter qu'un cours d'eau, très poissonneux, qui passait

sous Ngala, contenait les mêmes espèces que celles trouvées parKhamis et ses compagnons dans le rio Johausen. Mais était-il navi-gable, et les Wagddis se servaient-ils d'embarcations?. c'est cequ'il eût été important de savoir en cas de fuite.

Or, ce cours d'eau était visible de l'extrémité du village opposéeà la case royale. En se postant près des derniers arbres, on aperce-vait son lit, large de trente à quarante pieds. A partir de ce point,il se perdait entre des rangées d'arbres superbes, bombax à cinqtiges, magnifiques mparamousis à tresses noueuses, admirablesmsoukoulios, dont le tronc s'enrobait de lianes gigantesques,ces épi-phytes qui l'étreignaient dans leurs replis de serpents.

Eh bien, oui, les Wagddis savaient construire des embarcations,

— un art qui n'est pas ignoré même des derniers naturels de l'Océanie.Leur appareil flottant, c'était plus que le radeau, moins que la

pirogue, un simple tronc d'arbre creusé au feu et à la hache. Il sedirigeait avec une pelle plate, et, lorsque la brise soufflait du boncôté, avec une voile tendue sur deux espars et faite d'une écorceassouplie par un battage régulier au moyen demailletsd'unboisdefer extrêmement dur.

Ce que John Cort put constater, toutefois, c'est que ces primitifs

ne faisaient point usage des légumes ni des céréales dans leur ali-

Page 219: Le Village Aérien

mentation. Ils ne savaient cultiver ni sorgho, ni millet, ni riz, ni

manioc, — ce qui est de travail ordinaire chez les peuplades de

l'Afrique centrale. Mais il ne fallait pas demander à ces types ce qui

se rencontrait dans l'industrie agricole des Denkas, des Founds, desMonbouttous, qu'on peut à juste titre classer dans la race humaine.

Enfin, toutes ces observations faites, John Cort s'inquiéta de recon-naître si ces Wagddis avaient en eux le sentiment de la moralité etde la religiosité.

Un jour, Max Huber lui demanda quel était le résultat de ses

remarques à ce sujet.

« Une certaine moralité, une certaine probité, ils l'ont, répondit-

il. Ils distinguent assurément ce qui est bien de ce qui est mal. Ils

possèdent aussi le sentiment de la propriété. Je le sais, nombre

d'animaux en sont pourvus, et les chiens, entre autres, ne se laissent

pas volontiers prendre ce qu'ils sont en train de manger. Dans monopinion, les Wagddis ont la notion du tien et du mien. Je l'ai remar-qué à propos de l'un d'eux qui avait dérobé quelques fruits dans unecase où il venait de s'introduire.

— L'a-t-on cité en simple police ou en police correctionnelle?.demanda Max Huber.

— Riez, cher ami, mais ce que je dis a son importance, et le voleur

a été bel et bien battu par le volé, auquel ses voisins ont prêtémain-forte. J'ajoute que ces primitifs se recommandent par uneinstitution qui les rapproche de l'humanité.

- Laquelle?

- La famille, qui est constituée régulièrement chez eux, la vie

en commun du père et de la mère, les soins donnés aux enfants, la

continuité de l'affection paternelle et filiale. Ne l'avons-nous pasobservé chez Lo-Maï?. Ces Wagddis ont même des impressions

qui sont d'ordre humain. Voyez notre Kollo. Est-ce qu'il ne rougit

pas sous l'action d'une influence morale?. Que ce soit par pudeur,

par timidité, par modestie ou par confusion, les quatre éventualités

qui amènent la rougeur sur le front de l'homme, il est incontes-

Page 220: Le Village Aérien

table que cet effet se produit ehez lui. Donc un sentiment., donc

une âme!— Alors, demanda Max Huber, puisque ces Wagddis possèdent

tant de qualités humaines, pourquoi ne pas les admettre dans les

rangs del'humanité?.

— Parce qu'ils semblent manquerd'une conception qui est propreà tous les hommes, mon cher Max.

— Et vous entendez par là?.— La conception d'un être suprême, en un mot, la religiosité, qui

se retrouve chez les plus sauvages tribus. Je n'ai pas constaté qu'ils

adorassent des divinités. Ni idoles ni prêtres.

- A moins, répondit Max Huber, que leur divinité ne soit préci-sément ce roi Msélo-Tala-Tala dont ils ne nous laissent pas voir le

bout du nez!. »

C'eût été le cas, sans doute, de tenter une expérience concluante:Ces primitifs résistaient-ils à l'action toxique de l'atropine,à laquellel'homme succombe alors que les animaux la supportent impuné-

ment?. Si oui, c'étaient des bêtes, sinon, c'étaient des humains.Mais l'expérience ne pouvait être faite, faute de ladite substance. Il

faut ajouter, en outre, que, durant le séjour de John Cort et de MaxHuber à Ngala, il n'y eut aucun décès. La question est donc indécisede savoir si les Wagddisbrûlaient ou enterraient les cadavres, et s'ilsavaient le culte des morts.

Toutefois, si des prêtres, ou même des sorciers ne se rencontraient

pas, au milieu de cette peuplade wagddienne, on y voyait un certainnombre de guerriers, armésd'arcs, de sagaies, d'épieux, de hachettes,

— une centaine environ, choisis parmi les plus vigoureux et les mieuxbâtis. Étaient-ils uniquement préposés à la garde du roi, ou s'em-ployaient-ils soit à la défensive, soit à l'offensive?. Il se pouvait quela grande forêt renfermât d'autres villages de même nature, de

même origine, et, si ces habitants s'y comptaient par milliers, pour-quoi n'eussent-ils pas fait la guerre à leurs semblables comme laiont les tribus de l'Afrique?

Page 221: Le Village Aérien

Quant à l'hypothèse que les Wagddis eussent déjà pris contact avecles indigènes de l'Oubanghi, du.Baghirmi, du Soudan, ou les Con-

golais, elle était peu admissible, ni même avec ces tribus de nains,les Bambustis, que le missionnaire anglais Albert Lhyd rencontradans les forêts de l'Afrique centrale, industrieux cultivateurs dontStanley a parlé dans le récit de son dernier voyage. Si le contactavait eu lieu, l'existence de ces sylvestres se fût révélée depuis long-

temps, et il n'aurait pas été réservé à John Cort et à Max Huber de

la découvrir.

« Mais, reprit ce dernier, pour peu que les Wagddis s'entre-tuent,

mon cher John, voilà qui permettrait sans conteste de les classerparmi l'espèce humaine. »

Du reste, il était assez probable que les guerriers wagddiens nes'abandonnaient pas à l'oisiveté et qu'ils organisaient des razziasdans le voisinage. Après des absences qui duraient deux ou troisjours, ils revenaient, quelques-uns blessés, rapportant des objetsdivers, ustensiles ou armes de fabrication wagddienne.

A plusieurs reprises, des tentatives furentfaites par le foreloper

pour sortir du village: tentatives infructueuses. Les guerriers quigardaient l'escalier intervinrent avec une certaine violence. Une

fois surtout, Khamis aurait été fort maltraité si Lo-Maï, que la

scène attira, ne fût accouru à son secours.Il y eut, d'ailleurs, forte discussion entre ce dernier et un solide

gaillard qu'on nommait Raggi. Au costume de peau qu'il portait,

aux armes qui pendaient à sa ceinture, aux plumes qui ornaient satête, il y avait lieu de croire que ce Raggi devait être le chef des

guerriers. Rien qu'à son air farouche, à ses gestes impérieux, à

sa brutalité naturelle, on le sentait fait pour le commandement.

A la suite de ces tentatives, les deux amis avaient espéré qu'ils

seraient envoyés devant Sa Majesté, et qu'ils verraient enfin ce roi

que ses sujets cachaient avec un soin jaloux au fond de la demeure

royale. Ils en furent pour leur espoir. Probablement, Raggi avait

toute autorité, et mieux valait ne point s'exposer à sa colère en

Page 222: Le Village Aérien

recommençant. Les chances d'évasion étaient donc bien réduites, à

moins que les Wagddis, s'ils attaquaient quelque village voisin, nefussent attaqués à leur tour, et, à la faveur d'uneagression, quel'occasion ne s'offrît de quitter Ngala. Mais après, que devenir?

Au surplus, le village ne fut point menacépendant ces premièressemaines, si ce n'est par certains animaux que Khamis et ses com-pagnons n'avaientpas encore rencontrés dans la grande forêt. Si les

Wagddis passaient leur existence à Ngala, s'ils y rentraient la nuitvenue, ils possédaient cependant quelques huttes sur les bords du

rio. On eût dit d'un petit port fluvial où se réunissaient les embarca-tions de pêche. qu'ils avaientàdéfendre contre les hippopotames,les lamantins, les crocodiles, en assez grand nombre dans les eauxafricaines.

Un jour, à la date du 9 avril, un violent tumulte se produisit. Des

cris retentissaient dans la direction du rio. Était-ce une attaquedirigée contre les Wagddis par des êtres semblables à eux?. Sansdoute, grâce à sa situation, le village était à l'abri d'une invasion.Mais, à supposer que le feu fût mis aux arbres qui le soutenaient,

sa destruction eût été l'affaire de quelques heures. Or, les moyensque ces primitifs avaient peut-être employéscontre leursvoisins,il n'était pas impossible que ceux-ci essayassent de les employercontre eux.

Dès les premières clameurs, Raggi et une trentaine de guerriers,

se portant vers l'escalier,descendirent avec une rapidité simiesque.

John Cort, Max Huber et Khamis, guidés par Lo-Maï, gagnèrent le

côté du village d'où l'on apercevait le cours d'eau.C'était une invasion contre les huttes établiesen cet endroit. Une

bande, non pas d'hippopotames, mais de chéropotames ou plutôt de

potamochères, qui sont plus particulièrement les cochons de fleuve,

venaient de s'élancer hors de la futaie et brisaient tout sur leur

passage.Ces potamochères, que les Boers appellent bosch-wark, et les

Anglais bush-pigs, se rencontrent dans la région du cap de Bonne-

Page 223: Le Village Aérien

Les guerriers foncèrent avec ardeur. (Page 206.)

Espérance, en Guinée, au Congo, au Cameroun, et y causent degrands dommages. De moindre taille que le sanglier européen, ilsont le pelage plus soyeux, la robe brunâtre tirant sur l'orange, lesoreilles pointues terminées par un pinceau de poils, la crinière noiremêlée de fils blancs, qui leur court le long de l'échine, le grouindéveloppé, la peau soulevée entre le nez et l'œil par une protu-bérance osseuse chez les mâles. Ces porcins sont redoutables, et

Page 224: Le Village Aérien

ceux-ci l'étaient d'autant plus qu'ils se trouvaient dans des condi-

tions de supériorité numérique.

En effet, ce jour-là, on en eût bien compté une centaine qui

se précipitaient sur la rive gauche du rio. Aussi la plupart des

huttes avaient-elles été déjà renversées, avant l'arrivée de Raggi

et de sa troupe.A travers les branches des derniers arbres, John Cort, Max Huber,

Khamis et Llanga purent être témoins de la lutte. Elle fut courte,mais non sans danger. Les guerriers y déployèrent un grand cou-

rage. Se servant des épieux et des hachettes de préférence aux arcset aux sagaies, ils foncèrent avec une ardeur qui égalait la fureurdes assaillants. Ils les attaquèrent corps à corps, les frappant à latête à coups de hache, leur trouant les flancs de leurs épieux. Bref,après une heure de combat, ces animaux étaient en fuite, et desruisseaux de sang se mêlaient aux eaux de la petite rivière.

Max Huber avait bien eu la pensée de prendre part à la bataille.Rapporter sa carabine et celle de John Cort, les décharger du hautdu village sur la bande, accabler d'une grêle de balles ces potamo-chères, à l'extrême surprise des Wagddis, ce n'eût été ni long nidifficile. Mais le sage John Cort, appuyé du foreloper, calma sonbouillant ami.

« Non, lui dit-il, réservons-nous d'intervenir dans des circon-stances plus décisives. Quand on dispose de la foudre, mon cherMax.

— Vous avez raison, John, il ne faut foudroyer qu'au bon mo-ment. Et, puisqu'il n'est pas encore temps de tonner, remisonsnotre tonnerre! »

Page 225: Le Village Aérien

XVI

SA MAJESTÉ MSÉLO-TALA-TALA.

Cette journée — ou plutôt cet après-midi du 15 avril — allait ame-ner une dérogation aux habitudes si calmes des Wagddis. Depuis

trois semaines, aucune occasion ne s'était offerte aux prisonniers de

Ngala de reprendre à travers la grande forêt le chemin de l'Ouban-

ghi. Surveillés de près, enfermés dans les limites infranchissablesde ce village, ils ne pouvaient s'enfuir. Certes, il leur avait été loi-

sible — et plus particulièrement à John Cort --;-d'étudier les mœurs

de ces types placés entre l'anthropoïde le plus perfectionné etl'homme, d'observer par quels instincts ils tenaient à l'animalité,

par quelle dose de raison ils se rapprochaient de la race humaine.C'était là tout un trésor de remarques à verser dans la discussion desthéories darwiniennes. Mais, pour en faire bénéficier le monde

savant, encore fallait-il regagner les routes du Congo français etrentrer à Libreville.

Le temps était magnifique. Un puissant soleil inondait de chaleuret de clarté les cimes qui ombrageaient le village aérien. Aprèsavoir presque atteint le zénith à l'heure de sa culmination, l'obli-quité de ses rayons, bien qu'il fût trois heures passées, n'en dimi-

nuait pas l'ardeur.Les rapports de John Cort et de Max Huber avec les Maï avaient

été fréquents. Pas un jour ne s'était écoulé sans que cette famille

ne fût venue dans leur case ou qu'ils ne se fussent rendus dans laleur. Un véritable échange de visites! Il n'y manquait que les cartes!Quant au petit, il ne quittait guère Llanga et s'était pris d'unevive affection pour le jeune indigène.

Par malheur, il y avait toujours impossibilité de comprendre lalangue wagddienne, réduite à un petit nombre de mots qui suffi-

Page 226: Le Village Aérien

saient au petit nombre d'idées de ces primitifs. Si John Cort avait

pu retenir la signification de quelques-uns, cela ne lui permet-tait guère de converser avec les habitants de Ngala. Ce qui lesurprenait toujours, c'était que diverses locutions indigènes figu-raient dans le vocabulaire wagddien — une douzaine peut-être. Celan'indiquait-il pas que les Wagddis avaient eu des rapports avec lestribus de l'Oubanghi, — ne fût-ce qu'un Congolais qui ne seraitjamais revenu au Congo?. Hypothèse assez plausible, on enconviendra. Et puis, quelque mot d'origine allemande s'échappaitparfois des lèvres de Lo-Maï, toujours si incorrectement prononcéqu'on avait peine à le reconnaître.

Or, c'était là un point que John Cort tenait pour absolument inex-plicable. En effet, à supposer que les indigènes et les Wagddis sefussent rencontrés déjà, était-il admissible que ces derniers eussenteu des relations avec les Allemands du Cameroun?. Dans ce cas,l'Américain et le Français n'auraient pas eu les prémices de cettedécouverte. Bien que John Cort parlât assez couramment la langueallemande, il n'avait jamais eu l'occasion de s'en servir, puisque

Lo-Maï n'en connaissait que deux ou trois mots.

Entre autres locutions empruntées aux indigènes, celle de Msélo-Tala-Tala, qui s'appliquait au souverain de cette tribu, était le plus

souvent employée. On sait quel désir d'être reçus par cette Majesté

invisible éprouvaient les deux amis. Il est vrai, toutes les fois qu'ilsprononçaient ce nom, Lo-Maï baissait la tête en marque de profond

respect. En outre, lorsque leur promenade les amenait devant la

case royale, s'ils manifestaient l'intention d'y pénétrer, Lo-Maï les

arrêtait, les poussait de côté, les entraînait à droite ou à gauche.

Il leur faisait comprendre à sa manière que nul n'avait le droit de

franchir le seuil de la demeure sacrée.

Or, il arriva que, dans cet après-midi, un peu avant trois heures,

le ngoro, la ngora et le petit vinrent trouver Khamis et ses compa-

gnons.Et, tout d'abord, il y eut à remarquer que la famille s'était parée

Page 227: Le Village Aérien

« Qu'est-ce que ce a signifie?.» s'écria Max Huber. (Page 210)de ses plus beaux vêtements — le père, coiffé d'un couvre-chef àplumes et drapé dans son manteau d'écorce, —la mère, enjuponnéede cette étoffe d'agoulie de fabrication wagddienne, quelques feuillesvertes dans les cheveux, au cou un chapelet de verroterieset demenues ferrailles — l'enfant, un léger pagne ceint à sa taille -« ses habits du dimanche », dit Max Huber.

Et, en les voyant si « endimanchés » tous trois:

Page 228: Le Village Aérien

« Qu'est-ce que cela signifie?. s'écria-t-il. Ont-ils eu la penséede nous faire une visite officielle?.

— C'est sans doute jour de fête, répondit John Cort. S'agit-il doncde rendre hommage à un dieu quelconque?. Ce serait le pointintéressant qui résoudrait la question de religiosité. »

Avant qu'il eût achevé sa phrase, Lo-Maï venait de prononcercomme une réponse:

« Msélo-Tala-Tala.

— Le père aux lunettes! » traduisit Max Huber.Et il sortit de la case avec l'idée que le roi des Wagddis passait

en ce moment.Complète désillusion! Max Huber n'entrevit pas même l'ombre

de Sa Majesté! Toutefois, il fallut bien constater que Ngala était

en mouvement. De toutes parts affluait une foule aussi joyeuse,aussi parée que la famille Maï. Grand concours de populaire, les

uns suivant processionnellement les rues vers l'extrémité ouest du

village, ceux-ci se tenantpar la main comme despaysans en goguettes,ceux-là cabriolant comme des singes d'un arbre à l'autre.

« Il y a quelque chose de nouveau., déclara John Cort en s'arrê-tant sur le seuil de la case.

— On va voir », répliqua Max Huber.Et, revenant à Lo-Maï :

« Msélo-Tala-Tala?.répéta-t-il.

— Msélo-Tala-Tala! » répondit Lo-Maï en croisant ses bras, tandis

qu'il inclinait la tête.

John Cort et Max Huber furent conduits à penser que la popu-lation wagddienne allait saluer son souverain, lequel ne tarderait pasà apparaître dans toute sa gloire.

Eux, John Cort, Max Huber, n'avaient pas d'habits de cérémonie à

mettre. Ils en étaient réduits à leur unique costume de chasse, bien

usé, bien sali, à leur linge qu'ils tenaient aussi propre que possible.

Par conséquent, aucune toilette à faire en l'honneur de Sa Majesté, et,

comme la famille Maï sortait de la case, ils la suivirent avec Llanga.

Page 229: Le Village Aérien

Quant à Khamis, peu soucieux de se mêler à tout ce monde infé-rieur, il « resta seul à la maison». Il s'occupa de ranger les usten-siles, de veiller à la préparation du repas, de nettoyer les armes àfeu. Ne convenait-il pas d'être prêt à toute éventualité, et l'heureapprochait peut-être où il serait nécessaire d'en faire usage.

John Cort et Max Huber se laissèrent donc guider par Lo-Maï àtravers le village plein d'animation. Il n'existait pas de rues, au vrai

sens de ce mot. Les paillottes, distribuées à la fantaisie de chacun,

se conformaient à la disposition des arbres ou plutôt des cimes qui

les abritaient.La foule était assez compacte. Au moins un millier de Wagddis

se dirigeaient maintenant vers la partie de Ngala à l'extrémité de

laquelle s'élevait la case royale.

« Il est impossible de ressemblerdavantage à une foule humaine!.remarqua John Cort. Mêmes mouvements, même manière de témoi-

gner sa satisfaction par les gestes, par les cris.— Et par les grimaces, ajouta Max Huber, et c'est ce qui rattache

ces êtres bizarres aux quadrumanes! »

En effet, les Wagddis, d'ordinaire sérieux, réservés, peu commu-nicatifs, ne s'étaient jamais montrés si expansifs ni si grimaçants. Ettoujourscette inexplicable indifférence envers les étrangers, auxquelsils ne semblaient prêter aucune attention — attention qui eût étégênante et obsédante chez les Denkas, les Monbouttous et autrespeuplades africaines.

Cela n'était pas très « humain »!Après une longue promenade, Max Huber et John Cort arrivèrent

sur la place principale, que bornaient les ramures des derniers

arbres du côté de l'ouest, et dont les branches verdoyantes retom-baient autour du palais royal.

En avant étaient rangés les guerriers, toutes armes dehors, vêtusde peaux d'antilope rattachées par de fines lianes, le chef coiffé

de têtes de steinbock dont les cornes leur donnaient l'apparenced'un troupeau. Quant au « colonel» Raggi, casqué d'une tête de

Page 230: Le Village Aérien

buffle, l'arc sur l'épaule, la hachette à la ceinture, l'épieu à lamain, il paradait devant l'armée wagddienne.

« Probablement, dit John Cort, le souverain s'apprête à passer la

revue de ses troupes.— Et, s'il ne vient pas, repartit Max Huber, c'est qu'il ne se

laisse jamais voir à ses fidèles sujets!. On ne se figure pas ce quel'invisibilité donne de prestige à un monarque, et peut-être celui-ci. »

S'adressant à Lo-Maï, dont il se fit comprendre par un geste:« Msélo-Tala-Tala doit-il sortir?. »

Signe affirmatif de Lo-Maï, qui sembla dire:« Plus tard. plus tard.— Peu importe, répliqua Max Huber, pourvu qu'il nous soit

permis de contempler enfin sa face auguste.— Et, en attendant, répondit John Cort, ne perdons rien de ce

spectacle. »

Voici ce que tous deux furent à même d'observer alors de pluscurieux :

Le centre de la place, entièrementdégagé d'arbres, restait libre

sur un espace d'un demi-hectare. La foule l'emplissait dans le but,

sans doute, de prendre part à la fête jusqu'au moment où le sou-verain paraîtrait au seuil de son palais. Se prosternerait-elle alorsdevantlui?. Se confondrait-elle en adorations?.

« Après tout, fit remarquer John Cort, il n'y aurait pas à tenircompte de ces adorations au point de vue de la religiosité, car, ensomme, elles ne s'adresseraient qu'à un homme.

— A moins, répliqua Max Huber, que cet homme ne soit en bois ou

en pierre. Si ce potentat n'est qu'une idole du genre de celles querévèrent les naturels de la Polynésie.

— Dans ce cas, mon cher Max, il ne manquerait plus rien auxhabitants de Ngala de ce qui complète l'être humain. Ils auraient ledroit d'être classés parmi les hommes tout autant que ces naturelsdont vous parlez.

Page 231: Le Village Aérien

C'ÉTAIT UN CONCERT QUI SUCCÉDAIT AUX EXERCICES CHORÉGRAPHIQUES.(Page215.)

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Page 233: Le Village Aérien

— En admettant que ceux-ci le méritent! répondit Max Huber,

-

d'un ton assez peu flatteur pour la race polynésienne.

— Certes, Max, puisqu'ils croient à l'existence d'une divinitéquelconque, et jamais il n'est venu ni ne viendra à personne l'idéede les classer parmi les animaux, fût-ce même ceux qui occupent le

premier rang dans l'animalité! »

Grâce à la famille de Lo-Maï, Max Huber, John Cort et Llanga

purent se placer de manière à tout voir.Lorsque la foule eut laissé libre le centre de la place, les jeunes

Wagddis des deux sexes se mirent en danse, tandis que les plus

âgés commençaient à boire, comme les héros d'une kermesse hol-landaise.

Ce que ces sylvestres absorbaient, c'étaientdes boissons fermentées

et pimentées tirées des gousses du tamarin. Et elles devaient être

extrêmement alcooliques, car les têtes ne tardèrent pas à s'échauffer

et les jambes à tituber d'une façon inquiétante.Ces danses ne rappelaient en rien les nobles figures du passe-pied

ou du menuet, sans aller cependant jusqu'au paroxysme des déhan-chements et des grands écarts en honneur dans les bals-musettesdes banlieues parisiennes. Au total, il se faisait plus de grimaces

que de contorsions, et aussi plus de culbutes. En un mot, dans cesattitudes chorégraphiques, on retrouvaitmoins l'homme que le singe.Et, qu'on l'entende bien, non point le singe éduqué pour les exhi-

bitions de la foire, non. le singe livré à ses instincts naturels.

En outre, les danses ne s'exécutaient pas avec accompagnementde clameurs publiques. C'était au son d'instruments des plus rudi-

mentaires, calebasses tendues d'une peau sonore et frappées à coupsredoublés, tiges creuses, taillées en sifflet, dans lesquelles unedouzainede vigoureuxexécutants soufflaient à se crever les poumons.Non!. jamais charivari plus assourdissant ne déchira des oreilles de

blancs!

« Ils ne paraissent pas avoir le sentiment de la mesure., remar-qua John Cort.

Page 234: Le Village Aérien

— Pas plus que celui de la tonalité, répondit Max Huber.

— En somme, ils sont sensibles à la musique, mon cher Max.

— Et les animaux le sont aussi, mon cher John, — quelques-uns,du moins. A mon avis, la musique est un art inférieur qui s'adresseà un sens inférieur. Au contraire, qu'il s'agisse de peinture, de

sculpture, de littérature, aucun animal n'en subit le charme, et onn'a jamais vu même les plus intelligents se montrer émus devant

un tableau ou à l'audition d'une tirade de poète! »

Quoi qu'il en soit, les Wagddis se rapprochaient de l'homme, nonseulement parce qù'ils ressentaient les effets de la musique, mais

parce qu'ils mettaient eux-mêmes cet art en pratique.Deux heures se passèrent ainsi, à l'extrême impatience de Max

Huber. Ce qui l'enrageait, c'est que S. M. Msélo-Tala-Tala nedaignait pas se déranger pour recevoir l'hommage de ses sujets.

Cependant la fête continuait avec redoublement de cris et de

danses. Les boissons provoquaient aux violences de l'ivresse, etc'était à se demander quelles scènes de désordre menaçaient de

s'ensuivre, lorsque, soudain, le tumulte prit fin.

Chacun se calma, s'accroupit, s'immobilisa. Un silence absolusuccéda aux bruyantes démonstrations, au fracas assourdissant des

tam-tams, au sifflet suraigu des flûtes.

A ce moment, la porte de la demeure royale s'ouvrit, et les guer-riers formèrent la haie de chaque côté.

« Enfin! dit Max Huber, nous allons donc le voir, ce souverain

de sylvestres. »

Ce ne fut point Sa Majesté qui sortit de la case. Une sorte de

meuble, recouvert d'un tapis de feuillage, fut apporté au milieude la place. Et quelle fut la bien naturelle surprise des deux amis,

lorsqu'ils reconnurent dans ce meuble un vulgaire orgue de Bar-

barie !. Très probablement, cet instrumentsacré ne figurait que dans

les grandes cérémonies de Ngala, et les Wagddis en écoutaient sansdoute les airs plus ou moins variés avec un ravissement de dilet-

tantes!

Page 235: Le Village Aérien

« Mais c'est l'orgue du docteur Johausen !. dit John Cort.

— Ce ne peut être que cette mécanique antédiluvienne, répliquaMax Huber. Et, à présent, je m'explique comment, dans la nuit de

notre arrivée sous le village de Ngala, j'ai eu la vague impressiond'entendre l'impitoyablevalse du Freyschütz au-dessus de ma tête!- Et vous ne nous avez rien dit de cela, Max?.

- J'ai cru que j'avais rêvé, John.

- Quant à cet orgue, ajouta John Cort, ce sont certainement les

Wagddis qui l'ont rapporté de la case du docteur.

— Et après avoir mis à mal ce pauvre homme! » ajouta Max

Huber.Un superbe Wagddi — évidemment le chef d'orchestre de l'en-

droit — vint se poser devant l'instrument et commença à tourner la

manivelle.Aussitôt la valse en question, à laquelle manquaient bien quelques

notes, de se dévider au très réel plaisir de l'assistance.C'était un concert qui succédait aux exercices chorégraphiques.

Les auditeurs l'écoutèrent en hochant la tête, — à contre-mesure,il est vrai. De fait, il ne semblait pas qu'ils subissent cette impres-sion giratoire qu'une valse communique aux civilisés de l'ancien etdu nouveau monde.

Et, gravement, comme pénétré de l'importance de ses fonctions,

le Wagddi manœuvrait toujours sa boîte à musique.Mais, à Ngala, savait-on que l'orgue renfermât d'autres airs ?.

C'est ce que se demandait John Cort. En effet, le hasard n'aurait pufaire découvrir à ces primitifs par quel procédé, en poussant unbouton, on remplaçait le motif de Weber par un autre.

Quoi qu'il en soit, après une demi-heure consacrée à la valse du

Freyschütz, voici que l'exécutant poussa un ressort latéral, ainsi

que l'eût fait un joueur des rues de l'instrument suspendu par sabretelle.

« Ah! par exemple. c'est trop fort, cela !. » s'écria Max Huber.

Trop fort, en vérité, à moins que quelqu'un n'eût appris à ces

Page 236: Le Village Aérien

sylvestres le secret du mécanisme, et comment on pouvait tirer de

ce meuble barbaresque toutes les mélodies renfermées dans sonsein!.

Puis la manivelle se remit aussitôt en mouvement.Et alors à l'air allemand succéda un air français, l'un des plus

populaires, la plaintive chanson de la Gràce de Dieu.On connaît ce « chef-d'œuvre » de Loïsa Puget. Personne n'ignore

que le couplet se déroule en la mineur pendant seize mesures, et

que le refrain reprend en la majeur, suivant toutes les traditions de

l'art à cette époque.

« Ah! le malheureux!. Ah! le misérable!. hurla Max Huber,dont les exclamations provoquèrent les murmures très significatifs

de l'assistance.

— Quel misérable?. demanda John Cort. Celui qui joue del'orgue?.

— Non! celui qui l'afabriqué!. Pour économiser les notes, il n'afourré dans sa boîte ni les ut ni les sol dièzes!. Et ce refrain quidevrait être joué en la majeur:

Va, mon enfant, adieu,A la grâce de Dieu.

voilà qu'on le joue en ut majeur!- Ça. c'est un crime!. déclara en riant John Cort.

- Et ces barbares qui ne s'en aperçoivent point. qui ne bon-

dissent pas comme devrait bondir tout être doué d'une oreillehumaine!. »

Non! cette abomination, les Wagddis n'en ressentaient pas toutel'horreur!. Ils acceptaient cette criminelle substitution d'un modeàl'autre!. S'ils n'applaudissaient pas, bien qu'ilseussent d'énormesmains de claqueurs, leur attitude n'en décelait pas moins une pro-fonde extase!

« Rien que cela, dit Max Huber, mérite qu'on les ramène au rangdes bêtes! »

Page 237: Le Village Aérien

Il y eut lieu de croire que cet orgue ne contenait pas d'autresmotifs que la valse allemande et la chanson française. Invariable-ment elles se remplacèrentune demi-heure durant. Les autres airsétaient vraisemblablement détraqués. Par bonheur, l'instrument,possédant les notes voulues en ce qui concernait la valse, ne donnaitpas à Max Huber les nausées que lui avait fait éprouver le couplet dela romance.

Lorsque ce concert fut achevé, les danses reprirent de plus belle,les boissons coulèrent plus abondantes que jamais à travers lesgosiers wagddiens. Le soleil venait de s'abaisser derrière les cimesdu couchant, et quelques torches s'allumaient entre les ramures, demanière à illuminer la place que le court crépuscule allait bientôtplonger dans l'ombre.

Max Huber et John Cort en avaient assez, et ils songeaient à rega-gner leur case, lorsque Lo-Maï prononça ce nom:

« Msélo-Tala-Tala. »Était-ce vrai ?. Sa Majesté allait-elle venir recevoir les adorations

de son peuple?. Daignait-elle enfin sortir de sa divine invisibilité?.John Cort et Max Huber se gardèrent bien de partir.

En effet, un mouvement se faisait du côté de la case royale, auquelrépondit une sourde rumeur de l'assistance. La porte s'ouvrit, uneescorte de guerriers se forma, et le chef Raggi prit la tête ducortège.

Presque aussitôt apparut un trône, — un vieux divan drapéd'étoffes et de feuillage,—soutenu par quatre porteurs, et sur lequel

se pavanait Sa Majesté.C'était un personnage d'une soixantaine d'années, couronné de

verdure, la chevelure et la barbe blanches, d'une corpulence consi-dérable, et dont le poids devait être lourd aux robustes épaules de

ses serviteurs.Le cortège se mit en marche, de manière à faire le tour de la place.La foule se courbait jusqu'à terre, silencieuse, comme hypnotisée

par l'auguste présence de Msélo-Tala-Tala.

Page 238: Le Village Aérien

Le souverain semblait fort indifférent, d'ailleurs, aux hommagesqu'il recevait, qui lui étaient dus, dont il avait probablement l'habi-tude. A peine s'il daignait remuer la tête en signe de satisfaction.Pas un geste, si ce n'est à deux ou trois reprises pour se gratter le

nez, — un long nez que surmontaient de grosses lunettes, — ce quijustifiait son surnom de « Père Miroir ».

Les deux amis le regardèrent avec une extrême attention, lorsqu'il

passa devant eux.

« Mais. c'est un homme!. affirma John Cort.

- Un homme?. répliqua Max Huber.

- Oui. un homme. et. qui plus est. un blanc!.- Un blanc?. »

Oui, à n'en pas douter, ce qu'on promenait là sur sa sedia gesta-toria,c'était un être différent de ces Wagddis sur lesquels il régnait,et non point un indigène des tribus du haut Oubanghi. Impossible

de s'y tromper, c'était un blanc, un représentant qualifié de la racehumaine!.

« Et notre présence ne produit aucun effet sur lui, dit Max Huber,et il ne semble même pas nous apercevoir!. Que diable! nous neressemblons pourtant pas à ces demi-singesde Ngala, et, pour avoirvécu parmi eux depuis trois semaines, nous n'avons pas encoreperdu, j'imagine, figure d'hommes!. »

Et il fut sur le point de crier:« Hé!. monsieur. là-bas. faites-nous donc l'honneur de re-

garder. »

A cet instant, John Cort lui saisit le bras et, d'une voix qui dénotaitle comble de la surprise:

« Je le reconnais. dit-il.

— Vous le reconnaissez?— Oui !. C'est le docteur Johausenl»

Page 239: Le Village Aérien

XVII

EN QUEL ÉTAT LE DOCTEUR JOHAUSEN!John Cort avait autrefois rencontré le docteur Johausen à Libre-

ville. Il ne pouvait faire erreur: c'était bien ledit docteur qui régnaitsurcette peuplade wagddienne!

Son histoire, rien de plus aisé que d'en résumer le début en quel-

ques lignes, et même de la reconstituer tout entière. Les faits s'en-

chaînaient sans interruption sur cette route qui allait de la cageforestière au village de Ngala.

Trois ans avant, cet Allemand, désireux de reprendre la tentative

peu sérieuse et, dans tous les cas, avortée du professeur Garner,quitta Malinba avec une escorte de noirs, emportant un matériel, des

munitions et des vivres pour un assez long temps. Ce qu'il voulait fairedans l'est du Cameroun, on ne l'ignorait pas. Il avait formé l'invrai-semblable projet de s'établir au milieu des singes afin d'étudier leurlangage. Mais de quel côté il comptait se diriger, il ne l'avait confié

à personne, étant très original, très maniaque et, pour employer unmot dont les Français se servent fréquemment, à demi toqué.

Les découvertes de Khamis et de ses compagnons pendant leur

voyage de retour prouvaient indubitablement que le docteur avait

atteint dans la forêt l'endroit où coulait le rio baptisé de son nom

par Max Huber. Il avait construitun radeau et, après avoir renvoyé

son escorte, s'y était embarqué avec un indigène demeuré à son ser-vice. Puis, tous deux descendirent la rivière jusqu'au marécage à

l'extrémité duquel fut établie la cabane treillagée sous le couvert des

arbres de la rive droite.

Là s'arrêtaient les données certaines relatives aux aventures du

docteur Johausen. Quant à ce qui avait suivi, les hypothèses se chan-gaient maintenant en certitudes.

Page 240: Le Village Aérien

On se souvient que Khamis, en fouillant la cage vide alors, avaitmis la main sur une petite boîte de cuivre qui renfermait un carnetde notes. Or, ces notes se réduisaient à quelques lignes tracées aucrayon, à diverses dates, depuis celle du 27 juillet 1894 jusqu'àcelle du 24 août de la même année.

Il était donc démontré que le docteur avait débarqué le 29 juillet,achevé son installation le 13 août, habité sa cage jusqu'au 25 du

même mois, soit, au total, treize jours pleins.Pourquoi l'avait-il abondonnée?. Était-ce de son propre gré?.

Évidemment, non. Que les Wagddis s'avançassent parfois jusqu'auxrives du rïo,Khamis, John Cort et Max Huber savaient à quoi s'entenir à cet égard. Ces feux qui illuminaient la lisière de la forêt à

l'arrivée de la caravane, n'étaient-ce pas eux qui les promenaientd'arbre en arbre?. De là cette conclusion que ces primitifs décou-vrirent la cabane du professeur, qu'ils s'émparèrent de sa per-sonne et de son matériel, que le tout fut transporté au villageaérien.

-

Quant au serviteur indigène, il s'était enfui sans doute à traversla forêt. S'il eût été conduit à Ngala, John Cort, Max Huber, Khamisl'eussent déjà rencontré, lui qui n'était pas roi et qui n'habitaitpoint la case royale. D'ailleurs, il aurait figuré dans la cérémoniede ce jour auprès de son maître en qualité de dignitaire, et pourquoi

pas de premier ministre?.Ainsi les Wagddis n'avaient pas traité le docteur Johausen plus

mal que Khamis et ses compagnons. Très probablement frappés de

sa supériorité intellectuelle, ils en avaient fait leur souverain, — cequi eût pu arriver à John Cort ou à Max Huber, si la place n'eût été

prise. Donc, depuis trois ans, le docteur Johausen, le père Miroir —c'est lui qui avait dû apprendre cette locution à ses sujets — occu-pait le trône wagddien sous le nom de Msélo-Tala-Tala.

Cela expliquait nombre de choses jusqu'alors assez inexplicables:comment plusieurs mots de la langue congolaise figuraient dans le

langage de ces primitifs, et aussi deux ou trois mots de la langue

Page 241: Le Village Aérien

Llanga s'avança jusqu'à la porte. (Page 224.)

allemande, comment le maniement de l'orgue de Barbarie leur étaitfamilier, comment ils connaissaient la fabrication de certains usten-siles, comment un certain progrès s'était peut-être étendu auxmœurs de ces types placés au premier degré de l'échelle humaine.

Voilà ce que se dirent les deux amis lorsqu'ils eurent réintégréleur case.

Aussitôt Khamis fut mis au courant.

Page 242: Le Village Aérien

« Ce que je ne puis m'expliquer, ajouta Max Huber, c'est que le

docteur Johausen ne se soit point inquiété de la présence d'étran-

gers dans sa capitale. Comment? il ne nous a point fait comparaîtredevant lui. et il ne semble même pas s'être aperçu, pendant lacérémonie, que nous ne ressemblions pas à ses sujets!. Oh! mais,

pas du tout!.— Je suis de votre avis, Max, répondit John Cort, et il m'est

impossible de comprendre pourquoi Msélo-Tala-Tala ne nous a pasencore mandés à son palais.

— Peut-être ignore-t-il que les Wagddis ont fait des prisonniersdans cette partie de la forêt?. observa le foreloper.

— C'est possible, mais c'est au moins singulier, déclara John Cort.Il y a là quelque circonstancequi m'échappe et qu'il faudra éclaircir.

— De quelle façon?. demanda Max Huber.

- En cherchantbien, nous y parviendrons!. » répondit John Cort.De tout ceci il résultait que le docteur Johausen, venu dans la

forêt de l'Oubanghi afin de vivre parmi les singes, était entre lesmains d'une race supérieure à l'anthropoïde et dont on ne soup-çonnait pas l'existence. Il n'avait pas eu la peine de leur apprendreà parler, puisqu'ils parlaient; il s'était borné à leur enseigner quel-

ques mots de la langue congolaise et de la langue allemande. Puis,

en leur donnant ses soins comme docteur, sans doute, il avait dûacquérir une certaine popularité qui l'avait porté au trône!. Et,à vrai dire, John Cort n'avait-il pas déjà constaté que les habitantsde

Ngala jouissaient d'une santé excellente, qu'on n'y comptait pas unmalade et, ainsi que cela a été dit, que pas un Wagddi n'était décédé

depuis l'arrivée des étrangers à Ngala?Ce qu'il y avait lieu d'admettre, en tout cas, c'est que, bien qu'il y

eût un médecin dans ce village, — un médecin dont on avait fait unroi, — il ne semblait pas que la mortalité s'y fût accrue. Réflexionquelque peu irrévérencieuse pour la Faculté, et que se permit Max

Huber.Et, maintenant quel parti prendre?. La situation du docteur

Page 243: Le Village Aérien

Johausen à Ngala ne devait-elle pas modifier la situation des prison-niers?. Ce souverain de race teutonne hésiterait-il à leur rendre laliberté, s'ils paraissaient devant lui et lui demandaient de les

renvoyer au Congo?.« Je ne puis le croire, dit Max Huber, et notre conduite est toute

tracée. Il est très possible que notre présence ait été cachée à cedocteur-roi. J'admets même, quoique ce soit assez invraisemblable,

que pendant la cérémonie il ne nous ait pas remarqués au milieu dela foule. Eh bien, raison deplus pour pénétrerdans la case royale.

- Quand?. demanda John Cort.

- Dès ce soir, et, puisque c'est un souverain adoré de son peuple,

son peuple lui obéira, et, lorsqu'il nous aura rendu la liberté, on

nous reconduira jusqu'à la frontière avec les honneurs dus aux sem-blables de Sa Majesté Wagddienne.

— Et s'il refuse?.- — Pourquoi refuserait-il?.

— Sait-on, mon cher Max?. répondit John en riant. Des raisonsdiplomatiques, peut-être!.

— Eh bien, s'il refuse, s'écria Max Huber, je lui dirai qu'il étaittout au plus digne de régner sur les plus inférieurs des macaqueset qu'il est au-dessous du dernier de ses sujets! »

En somme, débarrassée de ses agréments fantaisistes, la proposi-tion valait la peine d'être prise en considération.

L'occasion était propice, d'ailleurs. Si la nuit allait interromprela fête, ce qui se prolongerait, à n'en pas douter, c'était l'état d'ébriétédans lequel se trouvait la population du village. Ne fallait-il pasprofiter de cette circonstance, qui ne se renouvellerait peut-être pasde longtemps?. De ces Wagddis à demi ivres, les uns seraientendormis dans leurs paillettes, les autres dispersés à travers lesprofondeurs de la forêt. Les guerriers eux-mêmes n'avaient pascraint de déshonorer leur uniforme en buvant à perdre la tête. Lademeure royale serait moins sévèrement gardée, et il ne devait pasêtre difficile d'arriverjusqu'à la chambre de Msélo-Tala-Tala.

Page 244: Le Village Aérien

Ce projet ayant eu l'approbation de Khamis, toujours de bonconseil, on attendit que la nuit fût close et l'ivresse plus complètedans le village. Il va de soi que Kollo, autorisé à se joindre au festival,n'était pas rentré.

Vers neuf heures, Max Huber, John Cort, Llanga et le forelopersortirent de leur case.

Ngala était sombre, étant dépourvue de tout éclairage municipal.Les dernières lueurs des torches résineuses, disposées dans les

arbres, venaient de s'éteindre. Au loin, comme au-dessous de Ngala,

se propageaient des rumeurs confuses, du côté opposé à l'habitationdu docteur Johausen.

John Cort, Max Huber et Khamis, prévoyant le cas où il leur seraitpossible de fuir ce soir même avec ou sans l'agrément de SaMajesté, s'étaient munis de leurs carabines et toutes les cartouchesde la caisse garnissaient leurs poches. En effet, s'ils étaient surpris,peut-être serait-il nécessaire de faire parler les armes à feu, — unlangage que les Wagddis ne devaient pas connaître.

Tous les quatre, ils allèrent ainsi entre les cases, dont la plupartétaient vides. Lorsqu'ils furent sur la place, elle était déserte etplongée dans les ténèbres.

Une seule clarté sortait de la fenêtre de la case du souverain.

« Personne », observa John Cort.

Personne effectivement, pas même devant la demeure de Msélo-

Tala-Tala.Raggi et ses guerriers avaient abandonné leur poste, et, cette

nuit-là, le souverain ne serait pas bien gardé.

Il se pouvait, cependant, qu'il y eût quelques « chambellans de

service» près de Sa Majesté et qu'il fût malaisé de tromper leur

surveillance.Toutefois, Khamis et ses compagnons estimaient l'occasion trop

tentante. Une heureusechance leur avait permis d'atteindre l'habita-

tion royale sans avoir été aperçus, et ils se disposèrent à y pénétrer.En rampant le long des branches, Llanga put s'avancer jusqu'à

Page 245: Le Village Aérien

Sa Majesté fit une grimace. (Page 226.)

la porte et il constata qu'il suffirait de la pousser pour pénétrer à

l'intérieur. John Cort, Max Huber et Khamis le rejoignirent aussitôt.

Pendant quelques minutes, avant d'entrer, ils prêtèrent l'oreille,

prêts à battre en retraite, s'il le fallait.

Aucunbruit ne se faisait entendre ni au dedans ni au dehors.

Ce fut Max Huber qui, le premier, franchit le seuil. Ses compa-

gnons le suivirent et refermèrent la porte derrière eux.

Page 246: Le Village Aérien

Cette habitation comprenait deux chambres contiguës, formanttout l'appartement de Msélo-Tala-Tala.

Personne dans la première, absolument obscure.Khamis appliqua son œil à la porte qui communiquait avec la

seconde chambre, — porte assez mal jointe à travers laquellefiltraient quelques lueurs.

Le docteur Johausen était là, à demi couché sur un divan.Évidemment, ce meuble et quelques autres qui garnissaient

la chambre provenaient du matériel de la cage et avaient été

apportés à Ngala en même temps que leur propriétaire.

« Entrons », dit Max Huber.Au bruit qu'ils firent, le docteur Johausen, tournant la tête, se

redressa. Peut-être venait-il d'être tiré d'un profond sommeil.Quoi qu'il en soit, il ne parut pas que la présence des visiteurs eûtproduit sur lui aucun effet.

« Docteur Johausen, mes compagnons et moi, nous venonsoffrir nos hommages à Votre Majesté!. » dit John Cort en allemand.

Le docteur ne répondit rien. Est-ce qu'il n'avait pas compris?.Est-ce qu'il avait oublié sa propre langue, après trois ans de séjourchez les Wagddis?.

« M'entendez-vous? reprit John Cort. Nous sommes des étrangersqui avons été amenés au village de Ngala. »

Aucune réponse.Ces étrangers, le monarque wagddien semblait les regarder

sans les voir, les écouter sans les entendre. Il ne faisait pas unmouvement, pas un geste, comme s'il eût été en état de complètehébétude.

Max Huber s'approcha, et, peu respectueux envers ce souverainde l'Afrique centrale, il le prit par les épaules et le secoua vigou-

reusement.Sa Majesté fit une grimace que n'eût pas désavouée le plus grima-

cier des mandrilles de l'Oubanghi.Max Huberle secoua de nouveau.

Page 247: Le Village Aérien

Sa Majesté lui tira la langue.

« Est-ce qu'il est fou?. dit John Cort.

-- Tout ce qu'il y a de plus fou, pardieu !. fou à lier!.» déclaraMax Huber.

Oui. le docteur Johausen était en absolue démence. A moitiédéséquilibré déjà lors de son départ du Cameroun, il avait achevéde perdre la raison depuis son arrivée à Ngala. Et qui sait même si

ce n'était pas cette dégénérescencementale qui lui avait valu d'êtreproclamé roi des Wagddis?. Est-ce que, chez les Indiens du FarWest, chez les sauvages de l'Océanie, la folie n'est pas plus honorée

que la sagesse, et le fou ne passe-t-il pas, aux yeux de ces indigènes,

pour un être sacré, un dépositaire de la puissance divine?.La vérité est que le pauvre docteur était dépourvu de toute intel-

lectualité. Et voilà pourquoi il ne se préoccupaitpas de la présencedes quatre étrangers au village, comment il n'avait pas reconnu endeux d'entre eux des individus de son espèce, si différente de la

race wagddienne!« Il n'y a qu'un parti à prendre, dit Khamis. Nous ne pouvons

pas compter sur l'intervention de cet inconscient pour nous rendrela liberté.

— Assurément non!. affirma John Cort.

— Et ces animaux-là ne nous laisseront jamais partir., ajoutaMax Huber. Donc, puisque l'occasion s'offre de fuir, fuyons.

- A l'instant, dit Khamis. Profitons de la nuit.- Et de l'état où se trouve tout ce monde de demi-singes.,

déclara Max Huber.

— Venez, dit Khamis en se dirigeant vers la première chambre.

Essayons de gagner l'escalier et jetons-nous à travers la forêt.

- Convenu, répliqua Max Huber, mais. le docteur.

- Le docteur?. répéta Khamis.

- Nous ne pouvons pas le laisser dans sa souveraineté wagd-dienne. Notre devoir est de le délivrer.

— Oui, certes, mon cher Max, approuva John Cort. Mais ce

Page 248: Le Village Aérien

malheureux n'a plus sa raison. il résistera peut-être. S'il refusede nous suivre?.

- Tentons-le toujours», répondit Max Iluber en s'approchant dudocteur.

Ce gros homme — on l'imagine — ne devait pas être facile àdéplacer, et, s'il ne s'y prêtait pas, comment réussir à le pousserhors de la case?.

Khamis et John Cort, se joignant à Max Huber, saisirent ledocteur par le bras.

Celui-ci, très vigoureux encore, les repoussa et se recoucha toutde son long en gigottant comme un crustacé qu'on a retourné surle dos.

« Diable! fit Max Buber, il est aussi lourd à lui seul que toutela Triplice.

— Docteur Johausen?. » cria une dernière fois John Cort.Sa Majesté Msélo-Tala-Tala, pour toute réponse, se gratta de la

façon la plus simiesque.

« Décidément, dit Max Huber, rien à obtenir de cette bêtehumaine!. Il est devenu singe. qu'il reste singe et continue àrégner sur des singes!»

Il n'y eut plus qu'à quitter la demeure royale. Par malheur, touten grimaçant, Sa Majesté s'était mise à crier, et si fort qu'elledevait avoir été entendue, si des Wagddis se trouvaient dans le

voisinage.D'autre part, perdre quelques secondes, c'était s'exposer à man-

querune occasion si favorable. Raggi et ses guerriers allaient peut-être accourir. La situation des étrangers, surpris dans la demeurede Msélo-Tala-Tala, s'aggraverait, et ils devraient renoncer à toutespoir de recouvrer leur liberté.

Khamis et ses compagnons abandonnèrent donc le docteurJohausen et, rouvrant la porte, ils s'élancèrent au dehors.

Page 249: Le Village Aérien

Une double détonation retentit. (Page 231.)

XVIII

BRUSQUE DÉNOUEMENT.

La chance se déclarait pour les fugitifs. Tout ce tapage àl'intérieur

de l'habitation n'avait attiré personne. Déserte la place, désertes les

Page 250: Le Village Aérien

rues qui y débouchaient. Mais la difficulté était de se reconnaître aumilieu de ce dédale obscur, de circuler entre les branchages, de

gagner par le plus court l'escalier de Ngala.Soudain, un Wagddi se présenta devant Khamis et ses compa-

gnons.C'était Lo-Maï, accompagné de son enfant. Le petit, qui les avait

suivis pendant qu'ils se rendaient à la case de Msélo-Tala-Tala,était venu prévenir son père. Celui-ci, redoutant quelque danger

pour le foreloper et ses compagnons, se hâta de les rejoindre,. Com-

prenant alors qu'ils cherchaient à s'enfuir, il s'offrit à leur servir de

guide.Ce fut heureux, car aucun d'eux n'aurait pu retrouver le chemin

de l'escalier.Mais, lorsqu'ils arrivèrent en cet endroit, quel fut leur désap-

pointement!L'entrée était gardée par Raggi et une douzaine de guerriers.Forcer le passage, à quatre, serait-ce possible avec espoir de

succès?.Max Huber crut le moment venu d'utiliser sa carabine.Raggi et deux autres venaient de se jeter sur lui.Max Huber, reculant de quelques pas, fit feu sur le groupe.Raggi, atteint en pleine poitrine, tomba raide mort.Assurément, les Wagddis ne connaissaient ni l'usage des armes

à feu ni leurs effets. La détonation et la chute de Raggi leur cau-sèrent une épouvante dont on ne saurait donner une idée. Le

tonnerre foudroyant la place pendant la cérémonie de ce jour les eûtmoins terrifiés. Cette douzaine de guerriers se dispersa, les uns ren-trant dans le village, les autres dégringolant l'escalier avec uneprestesse de quadrumanes.

Le chemin devint libre en un instant.

« En bas!. » cria Khamis.Il n'y avait qu'à suivre Lo-Maï et le petit, qui prirent les devants.

John Cort, Max Huber, Llanga, le foreloper, se laissèrent pour ainsi

Page 251: Le Village Aérien

dire glisser, sans rencontrer d'obstacle. Après avoir passé sous le

village aérien, ils se dirigèrent vers la rive du rio, l'atteignirent

en quelques minutes, détachèrent un des canots et s'embarquèrent

avec le père et l'enfant.Mais alors des torches s'allumèrent de toutes parts, et de toutes

parts accoururent un grand nombre de ces Wagddis qui erraient

aux environs du village. Cris de colère, cris de menace furentappuyés d'une nuée de flèches.

« Allons, dit John Cort, il le faut! »

Max Huber et lui épaulèrent leurs carabines, tandis que Khamis

et Llanga manœuvraient pour écarter le canot de la berge.

Une double détonation retentit. Deux Wagddis furent atteints,

et la foule hurlante se dissipa.

En ce moment, le canot fut saisi par le courant, et il disparut enaval sous le couvert d'une rangée de grands arbres.

Il n'y a point à rapporter - en détail du moins — ce que fut

cette navigation vers le sud-ouest de la grande forêt. S'il existaitd'autres villages aériens, les deux amis ne devaient rien savoirà cet égard. Comme les munitions ne manquaient pas, la nourri-

ture serait assurée par le produit de la chasse, et les diverses

sortes d'antilopes abondaient dans ces régions voisines de l'Ou-

banghi.Le lendemain soir, Khamis amarra le canot à un arbre de la berge

pour la nuit.Pendant ce parcours, John Cort et Max Huber n'avaient point

épargné les témoignages de reconnaissance à Lo-Maï, pour lequel

ils éprouvaient une sympathie tout humaine.

Quant à Llanga et à l'enfant, c'était entre eux une véritable amitié

fraternelle. Comment le jeune indigène aurait-il pu sentir les diffé-

rences anthropologiques qui le mettaient au-dessus de ce petitêtre?.

John Cort et Max Huber espéraient bien obtenir de Lo-Maï qu'il

Page 252: Le Village Aérien

les accompagnerait jusqu'à Libreville. Le retour serait facile endescendant ce rio, qui devait être un des affluents de l'Oubanghi.L'essentiel était que son cours ne fût obstrué ni par des rapidesni par des chutes.

C'était le soir du 16 avril que l'embarcation avait fait halte, aprèsune navigation de quinze heures. Khamis estimait que de quaranteà cinquante kilomètres venaient d'être parcourus depuis la veille.

Il fut convenu que la nuit se passerait en cet endroit. Le cam-pement organisé, le repas terminé, Lo-Maï veillant, les autress'endormirent d'un sommeil réparateur qui ne fut troublé en aucunefaçon.

Au réveil, Khamis fit les préparatifs de départ, et le canot n'avaitplus qu'à se lancer dans le courant.

En ce moment, Lo-Maï, qui tenait son enfant d'une main, attendait

sur la berge.John Cort et Max Huber le rejoignirent et le pressèrent de les

suivre.Lo-Maï, secouant la tête, montra d'une main le cours du rio et de

l'autre les épaisses profondeurs de la forêt.Les deux amis insistèrent, et leurs gestes suffisaient à les faire

comprendre. Ils voulaient emmener Lo-Maï et Li-Maï avec eux, àLibreville.

En même temps, Llanga accablait l'enfant de ses caresses, l'em-brassant, le serrant entre ses bras. Il cherchait à l'entraînerversle canot.

Li-Maï ne prononça qu'un mot:« Ngora! »

Oui. sa mère qui était restée au village, et près de laquelle

son père et lui voulaient retourner. C'était la famille que rien nepouvait séparer!.

Les adieux définitifs furent faits, après que la nourriture de Lo-Maï et du petit eut été assurée pour leur retour jusqu'à Ngala.

John Cort et Max Huber ne cachèrent pas leur émotion à la pensée

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KHAMIS ET SES COMPAGNONS PURENT ENVOYER UN DERNIER ADIEU. (Page 233.)

Page 254: Le Village Aérien
Page 255: Le Village Aérien

qu'ils ne reverraientjamais ces deux créatures affectueuses et bonnes,si inférieure que fût leur race.

Quant à Llanga, il ne put se retenir de pleurer, et de grosseslarmes mouillèrent aussi les yeux du père et de l'enfant.

« Eh bien, dit John Cort, croirez-vous maintenant, mon cher Max,

que ces pauvres êtres se rattachent à l'humanité?.

— Oui, John, puisqu'ils ont, de même que l'homme; le sourire etles larmes! »

Le canot prit le fil du courant et, au coude de la rive, Khamis et

ses compagnons purent envoyer un dernier adieu à Lo-Maï et à sonfils.

Les journées des 18, 19, 20 et 21 avril furent employées à des-

cendre la rivière jusqu'à son confluent avec l'Oubanghi. Le courantétant très rapide, il y eut lieu d'estimer à près de trois cents kilo-mètres le parcours fait depuis le village de Ngala.

Le foreloper et ses compagnons se trouvaient alors à la hauteurdes rapides de Zongo, à peu près à l'angle que forme le fleuve enobliquant vers le sud. Ces rapides, il eût été impossible de lesfranchir en canot, et, pour reprendre la navigation en aval, un por-tage allait devenir nécessaire. Il est vrai, l'itinéraire permettait de

suivre à pied la rive gauche de l'Oubanghi dans cette partie limi-trophe entre le Congo indépendant et le Congo français. Mais, à

ce cheminement pénible, le canot devait être infiniment préférable.

N'était-ce pas du temps gagné, de la fatigue épargnée?.Très heureusement, Khamis put éviter cette dure opération du

portage.Au-dessous des rapides de Zongo, l'Oubanghi est navigable

jusqu'à son confluent avec le Congo. Les bateaux ne sont pas raresqui font le trafic de cette région où ne manquent ni les villages,

ni les bourgades, ni les établissements de missionnaires. Ces cinq

cents kilomètres qui les séparaient du but, John Cort, Max Huber,

Khamis et Llanga les franchirent à bord d'une de ces larges embar-cations auxquelles le remorquage à vapeurcommenceà venir en aide.

Page 256: Le Village Aérien

Ce fut le 26 avril qu'ils s'arrêtèrent près d'une bourgade de la rivedroite. Remis de leurs fatigues, bien portants, il ne leur restaitplus que neuf cents kilomètres pour atteindre Libreville.

Une caravane fut aussitôt organisée par les soins du foreloper

et, marchant directement vers l'ouest, traversa ces longues plainescongolaises en vingt-quatre jours.

Le 20 mai, John Cort, Max Huber, Khamis et Llanga faisaientleur entrée dans la factorerie, en avant de la bourgade, où leursamis, très inquiets d'une absence si prolongée, sans nouvelles d'euxdepuis près de six mois, les reçurent à bras ouverts.

Ni Khamis ni le jeune indigène ne devaient plus se séparer de

John Cort et de Max Huber. Llanga n'était-il pas adopté par eux, etle foreloper n'avait-il pas été leur dévoué guide pendant cet aven-tureux voyage?.

Et le docteur Johausen?. Et ce village aérien de Ngala, perdu

sous les massifs de la grande forêt?.Eh bien, tôt ou tard une expédition devra prendre avec ces

étranges Wagddis un contact plus intime, dans l'intérêt de lascience anthropologique moderne.

Quant au docteur allemand, il est fou, et, en admettant que laraison lui revienne et qu'on le ramène à Malinba, qui sait s'il neregretterapas le temps où il régnait sous le nom de Msélo-Tala-Tala,

et si, grâce à lui, cette peuplade de primitifs ne passera pas un jour

sous le protectoratde l'empire d'Allemagne?.Cependant, il serait possible que l'Angleterre.

FIN.

Page 257: Le Village Aérien

TABLE

Chapitres. Pages.I.-Après une longue étape.- 1II.-Lesfeuxmouvants. 17

III.-Dispersion. 30

IV.-Partiàprendre,partipris. 45

V.-Premièrejournéedemarche. 59

VI. — Toujours en direction du sud-ouest 72

VII.-Lacagevide. 85viii.LedoctetirJohausen 97

IX.-Ati courant du rioJohausen. 111

X.-Ngora!. 123

XI. - La journée du 19Mars. 137

XII.-Sousbois. 152

XIll.-Levillageaérien. 166

XIV.- LesWagddis. 178

XV.-Troissemainesd'études. 193

XVI.--SaMajestéMsélo-Tala-Tala. 207

XVII. - En quel état le docteur Johausen!. 219

XVIII.- Brusquedénouement. 229

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LES HISTOIRES DE

JEAN-MARIE CABIDOULIN

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Page 261: Le Village Aérien

- LrE£ VOYAGES EXa^AO^DINAIE^Ej^ —

PAR

JULES VERNE

ILLUSTRATIONS PAR GEORGE ROUX

6 GRANDES CHROMOTYPOGRAPHIES

UNE CARTE

COLLECTIONHETZEL18, RUE JACOB, PARIS, VI. ARR.

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

Page 262: Le Village Aérien

3O526. — PARIS, IMPRIMERIE GAUTHIER-VILLARS,

55, quai des Grands-Augustins.

Page 263: Le Village Aérien

LES HISTOIRES DE

JEAN-MARIE CABIDOULIN

UN DÉPART RETARDÉ.

« Eh! capitaine Bourcart, ce n'est donc pas aujourd'hui le départ?.

— Non, monsieur Brunel, et je crains que nous ne puissions partirni demain. ni même dans huit jours.

Page 264: Le Village Aérien

— Cela est contrariant.

— Et surtout inquiétant, déclara M. Bourcart en secouant la tête.Le Saint-Enoch devrait être en mer depuis la fin du mois dernier,afin d'arriver en bonne saison sur les lieux de pêche. Vous verrezqu'il se laissera distancerpar les Anglais et les Américains.

— Et ce sont toujours ces deux hommes qui vous manquent à

bord?.

— Toujours. monsieur Brunel. l'un dont je ne puis me passer,l'autre dont je me passerais à la rigueur, n'étaient les règlementsqui me l'imposent.

- Et celui-ci n'est pas le tonnelier, sans doute ?. demandaM. Brunel.

— Non. ayez la bonté de m'en croire, non!. A mon bord, le

tonnelier est aussi indispensable que la mâture, le gouvernail ou laboussole, puisque j'ai deux mille barils dans ma cale.

— Et combien d'hommes compte le Saint-Enoch, capitaineBourcart?.

— Nous serions trente-quatre, monsieur Brunel, si j'étais aucomplet. Voyez-vous, il est plus utile d'avoir un tonnelier pour soi-

gner les barils que d'avoir un médecin pour soigner les hommes!.Des barils, cela exige sans cesse des réparations, tandis que leshommes., ça se répare tout seul!. D'ailleurs, est-ce qu'on estjamais malade à la mer?.

— Évidemment on ne devrait pas l'être en si bon air, capitaineBourcart. et, pourtant, quelquefois.

— Monsieur Brunel, j'en suis encore à avoir un malade sur leSaint-Enoch.

— Tous mes compliments, capitaine. Mais que voulez-vous? Un

navire est un navire, et, comme tel, il est soumis aux règlementsmaritimes. Lorsque son équipage atteint un certain nombre d'offi-

ciers et de matelots, il faut qu'il embarque un médecin. c'estformel. Or vous n'en avez pas.- Et c'est bien pour cette raison que le Saint-Enoch ne se trouve

Page 265: Le Village Aérien

pas aujourd'hui par le travers du cap Saint-Vincent, où il devraitêtre! »

Cette conversation entre le capitaine Bourcart et M. Brunel setenait sur la jetée du Havre, vers onze heures du matin, dans cettepartie un peu relevée qui va du sémaphore au musoir.

Ces deux hommes se connaissaient de longue date, l'un anciencapitaine au cabotage, devenu officier de port, l'autre commandantle trois-mâts Saint-Enoch. Et, ce dernier, avec quelle impatience il

attendait d'avoir pu complèter son rôle d'équipage pour prendre lelarge!

Bourcart (Évariste-Simon), âgé d'une cinquantaine d'années,était avantageusement connu sur la place du Havre, son portd'attache. Célibataire, sans famille, sans proches parents, ayantnavigué dès sa prime enfance, il avait été mousse, novice, matelot

et maître au service de l'État.

Après de multiples voyages comme lieutenant et second dans la

marine marchande, il commandait depuis dix ans le Saint-Enoch,

un baleinier qui lui appartenait par moitié avec la maison Moricefrères.

Excellent marin, à la fois prudent, hardi et résolu, il gardait tou-jours, contrairement à tant d'autres de ses collègues, une extrêmepolitesse dans ses fonctions, ne jurant pas, donnant ses ordres avec

une parfaite urbanité. Sans doute, il n'allait pas jusqu'à dire à ungabier: « Prenez la peine de larguer les ris du petit perroquet! »

ou au timonier: « Ayez l'extrême obligeance de mettre la barre à

tribord, toute! » Mais il passait pour être le plus poli des capitaines

au long cours.A noter, en outre, que M. Bourcart, favorisé dans ses entreprises,

avait eu des campagnes constamment heureuses, des traversées

invariablement excellentes. Aucune plainte de ses officiers, aucunerécrimination de ses matelots. Donc, si l'équipage du Saint-Enoch,

cette fois, n'était pas au complet, et si son capitaine ne parvenait pasà le compléter, il ne fallait point voir là un indice de défiance ou de

répugnance de la part du personnelmaritime.

Page 266: Le Village Aérien

M. Bourcart et M. Brunel venaient de s'arrêter près du supportmétallique de la cloche sur la terrasse demi-circulaire qui termine la

jetée. Le marégraphe marquait alors le plus bas du jusant, et le mâtde signaux ne déroulait ni pavillon ni flamme. Aucun navire ne sepréparait à entrer ou sortir, et les chaloupes de pêche n'auraient pasmême trouvé assez d'eau dans le chenal à cette marée de nouvellelune. C'est pourquoi les curieux n'affluaient pas comme au momentdes pleines mers. Les bateaux de Honfleur, de Trouville, de Caen etde Southampton restaient amarrés à leurs pontons. Jusqu'à troisheures de l'après-midi, il ne se ferait aucun mouvementdans l'avant-

port.Pendant quelques instants, les yeux du capitaine Bourcart, dirigés

vers le large, parcoururent ce vaste secteur compris entre les loin-taines hauteurs d'Ouistreham et les massives falaises des phares de

la Hève. Le temps était incertain, le ciel tendu de nuages grisâtresdans les hautes zones. Le vent soufflait du nord-est, — une petitebrise capricieuse, qui fraîchirait au début de la marée montante.

'Quelques bâtiments traversaient la baie, les uns arrondissant leurvoilure sur l'horizon de l'est, les autres sillonnant l'espace de leurs

vapeurs fuligineuses. Assurément, ce devait être un regard d'envie

que lançait M. Bourcart à ses collègues plus favorisés qui avaientquitté le port. Il va de soi que, même à cette distance, il s'exprimait

en termes convenables, et il ne se fût pas permis de les traiter

comme l'aurait fait un loup de mer.

« Oui, dit-il à M. Brunel, ces braves gens font bonne route, vent

sous vergue, tandis que moi, je suis encore au bassin et ne puis endémarrer!. Voyez-vous, c'est ce que j'appelle proprement de la

mauvaise chance, et c'est la première fois qu'elle s'attaque au Saint-Enoch.

— Prenez patience, monsieur Bourcart, puisqu'il vous est impos-sible de prendre la mer!. répondit en riant M. Brunel.

— Eh! n'est-ce pas ce que je fais depuis quinze longs jours?.s'écria le capitaine, non sans quelque aigreur.

Page 267: Le Village Aérien

— Bon!. votre navire porte bien la toile, et vous aurez viteregagné le temps perdu. A onze nœuds, par belle brise, on fait dela route!. Mais, dites-moi, monsieur Bourcart, il ne va donc pasmieux, le docteur Sinoquet?.

—Non, hélas! rien de grave, l'excellent docteur. Des rhuma-tismes qui le clouent sur son lit, et il en a pour plusieurs semaines!.Qui aurait jamais cru cela de la part d'un homme si habitué à la mer,et qui, pendant une dizaine d'années, a couru avec moi tous les

parages du Pacifique.

— Eh! insinua l'officier de port, c'est peut-être de tant de voyagesqu'il a rapporté ses infirmités.

— Non, par exemple! affirma le capitaine Bourcart. Des rhuma-tismes gagnés à bord du Saint-Enoch!. Pourquoi pas le choléra

ou la fièvre jaune !. Comment pareille idée a-t-elle pu vous venir,monsieur Brunel?. »

Et M. Bourcart laissait tomber ses bras cassés par la stupéfaction

que lui causait une pareille énormité. Le Saint-Enoch. un navire si

supérieurement aménagé, si confortable, si impénétrable à l'humi-dité !. Des rhumatismes!. On en attraperait plutôt dans la salle duConseil de l'Hôtel de Ville, dans les salons de la Sous-Préfecture quedans les cabines oule carré du Saint-Enoch!. Des rhumatismes!.Est-ce qu'il en avait jamais eu, lui?. Et, cependant, il ne quittait sonnavire, ni lorsqu'il était en relâche, ni lorsqu'il l'avait amarré dansle port du Havre!. Un appartement en ville, allons donc! quand on

a son logement à bord!. Et il ne l'aurait pas changé pour la plus

confortabledes chambres de l'Hôtel de Bordeauxou du Terminus!.Des rhumatismes!. Non, pas même des rhumes!. Et l'avait-on

jamais entendu éternuer àbord du Saint-Enoch?.Puis, s'animant, le digne homme eût longtemps continué de plus

belle, si M. Brunel ne l'avait interrompu en disant:

« C'est convenu, monsieur Bourcart, les rhumatismes du docteurSinoquet ne viennent que des séjours qu'il a faits à terre!. Enfinil les a, voilà le vrai, et il ne peut embarquer.

Page 268: Le Village Aérien

- Et le pire,- déclara M. Bourcart, c'est que je ne lui trouve pasde remplaçant, malgré toutes mes démarches.

— Patience, je vous le répète, patience, capitaine!. Vous finirezbien par mettre la main sur quelque jeune médecin désireux decourir le monde, avide de voyages. Quoi de plus tentant que dedébuter par une superbe campagne de pêche à la baleine à traversles mers du Pacifique.

— Certes, monsieur Brunel, je ne devrais avoir que l'embarras du

choix. Pourtant il n'y a pas foule, et j'ensuis toujours à n'avoir

personne pour manier la lancette et le bistouri ou le davier et la do-

loire!

— A propos, demanda l'officier de port, ce ne sont point les rhu-matismes qui vous privent de votre tonnelier?.

— Non, à vrai dire, ce brave père Brulard n'a plus l'usage de sonbras gauche, qui est ankylosé, et il éprouve de violentes douleursdans les pieds et les jambes.

— Les articulations sont-elles donc prises?. s'informa M. Brunel.

— Oui, parait-il, et Brulard n'est vraiment pas en état de navi-guer!. Or, vous le savez, monsieur Brunel, un bâtiment armé pour

la baleine ne peut pas plus se passer d'un tonnelier que de harpon-

neurs, et il me faut m'en procurer un à tout prix! »

M. Brunel voulut bien admettre que le père Brulard n'était pasperclus de rhumatismes, puisque le Saint-Enoch valait un sanato-rium et que son équipage y naviguait dans les meilleures conditions

hygiéniques, à en croire le capitaine. Mais il n'en était pas moins

certain que le docteur Sinoquet et le tonnelier Brulard étaient inca-

pables de prendre part à cette campagne.En cet instant, M. Bourcart, s'entendant interpeller, se re-

tourna:« Vous, Heurtaux?. dit-il en serrant amicalement la main de son

second. Enchanté de vous voir, et, cette fois, est-ce un bon vent qui

vous amène?.- Peut-être, capitaine, répondit M. Heurtaux, peut-être. Je

Page 269: Le Village Aérien

viens vous prévenir qu'une personne s'est présentée à bord. il y aune heure.

- Un tonnelier. un médecin?. demanda vivement le capitaineBourcart.

— Je ne sais, capitaine. En tout cas, cette personne a parucontrariée de votre absence.

— Un homme d'âge?.— Non. un jeune homme, etil va bientôt revenir. Je me suis

donc mis à votre recherche. et comme je pensais vous rencontrersur la jetée.

— Où l'on me rencontre toujours, Heurtaux, quand je ne suis pasà bord.

— Je le sais. Aussi ai-je mis le cap sur le mât de signaux.

— Vous avez sagement fait, Heurtaux, reprit M. Bourcart, et je nemanquerai pas au rendez-vous. - Monsieur Brunel, je vais vousdemander la permission de prendre congé.

— Allez donc, mon cher capitaine, répondit l'officier de port, etj'ai le pressentimentque vous ne tarderez pas à être tiré d'embarras.

— A moitié seulement, monsieur Brunel, et encore faut-il que cevisiteur soit un docteur ou un tonnelier! »

Là-dessus, l'officier de port et le capitaine Bourcart échangèrentune cordiale poignée de main. Puis celui-ci, accompagné de sonsecond, remonta le quai, traversa le pont, atteignit le bassin du

Commerce et s'arrêta devant la passerelle qui donnait accès auSaint-Enoch.

Dès qu'il eut mis le pied sur le pont, M. Bourcart regagna sacabine, dont la porte s'ouvrait sur le carré et la fenêtresur l'avantde la dunette. Après avoir donné ordre de le prévenir de l'arrivéedu visiteur, il attendit, non sans quelque impatience, le nez dans unjournal de la localité.

L'attente ne fut pas longue. Dix minutes plus tard, le jeune hommeannoncé se présentait à bord et était introduit dans le carré, où le

capitaine Bourcart vint le rejoindre.

Page 270: Le Village Aérien

A tout prendre, si le visiteur ne devait point être un tonnelier, il

n'était pas impossible que ce fût un médecin, — un jeune médecin,

âgé de vingt-six à vingt-sept ans.Les premières politesses échangées, — et l'on peut être assuré

que M. Bourcart ne fut pas en reste avec la personne qui l'honoraitde sa visite, — le jeune homme s'exprima en ces termes:

« J'ai appris, d'après ce qu'on disait à la Bourse, que le départdu Saint-Enoch était retardé par suite du mauvais état de santé de

son médecin habituel.

— Ce n'est que trop vrai, monsieur

— Monsieur Filhiol. Je suis le docteur Filhiol, capitaine, et jeviens vous offrir de remplacer le docteur Sinoquet à bord de votrenavire. »

Le capitaine Bourcart apprit alors que ce jeune visiteur, originairede Rouen, appartenait à une famille d'industriels de cette ville. Sondésir était d'exercer sa profession dans la marine de commerce.Toutefois, avant d'entrer au service de la Compagnie transatlan-tique, il serait heureux de prendre part à une campagne de baleinieret de débuter par la rude navigation des mers du Pacifique. Il pouvaitfournir les meilleures références. Le capitaine Bourcart n'auraitqu'à se renseigner sur son compte chez tels et tels négociants ouarmateurs du Havre.

M. Boucart avait très attentivement observé le docteur Filhiol,

de physionomie franche et sympathique. Nul doute qu'il n'eût uneconstitution vigoureuse, un caractère résolu. Le capitaine s'yconnaissait, ce n'était pas celui-là, bien bâti, bien portant, qui

contracterait des rhumatismes à son bord. Aussi répondit-il :

« Monsieur, vous venez fort à propos, je ne vous le cache point,et si, ce dont je suis certain d'avance, mes informations vous sontfavorables, ce sera chose faite. Vous pourrez, dès demain, procéderà votre installation sur le Saint-Enoch et vous n'aurez pas lieu de

vous en repentir.— J'en ai l'assurance, capitaine, répondit le docteur Filhiol.

Page 271: Le Village Aérien

Avant que vous ayez à prendre des renseignements sur moi, je vousavouerai que j'en ai pris sur vous.

— Et c'était sage, déclara M. Bourcart. S'il ne faut jamais s'em-barquer sans biscuit, il ne faut pas inscrire son nom sur le rôle d'unbâtiment sans savoir à qui on a affaire.

— Je l'ai pensé, capitaine.

— Vous avez eu raison, monsieur Filhiol, et, si je comprendsbien, les renseignementsque vous avez recueillis ont été tout à monavantage.

— Entièrement, et j'aime à croire que ceux que vous allez

prendre le seront au mien. »

Décidément, le capitaine Bourcart et le jeune médecin, s'ils sevalaient en franchise, s'égalaient en urbanité.

« Une seule question, cependant, reprit alors M. Bourcart.Avez-vous déjà voyagé sur mer, docteur?.

— Quelques courtes traversées à travers la Manche.

— Et. pas malade?.— Pas malade. et j'ai même lieu de croire que je ne le serai

jamais.— C'est à considérer pour un médecin, vous en conviendrez.

— En effet, monsieur Bourcart.— Maintenant, je ne dois pas vous le cacher, elles sont pénibles,

dangereuses, nos campagnes de pêche!. Les misères, souvent les

privations, ne nous y sont point épargnées, et c'est un dur appren-tissage de la vie de marin.

— Je le sais, capitaine, et, cet apprentissage, je ne le redoute

pas.— Et non seulement nos campagnes sont périlleuses, monsieur

Filhiol, mais elles sont longues parfois. Cela dépend de circon-

stances plus ou moins favorables. Qui sait si le Saint-Enoch ne

sera pas deux ou trois ans sans revenir?.

— Il reviendra quand il reviendra, capitaine, et l'essentiel, c'est

que tous ceux qu'il emmène reviennent au port avec lui! »

Page 272: Le Village Aérien

M. Bourcart ne pouvait qu'être très satisfait de ces sentimentsexprimés de cette façon et, certainement, il s'entendrait en touspoints avec le docteur Filhiol si les références indiquées permet-taient de signer avec lui.

« Monsieur, lui dit-il, je n'aurai, je crois, qu'à me féliciter d'êtreentré en rapport avec vous, et, dès demain, après avoir pris mesinformations, j'espère que votre nom sera inscrit sur le livre de

bord.

— A vous revoir donc, capitaine, répondit le docteur, et, quant audépart.

— Le départ pourrait s'effectuer dès demain, à la marée du soir,

si j'étais parvenu à remplacer mon tonnelier comme j'ai remplacé

mon médecin.- Ah! vous n'avez pas encore votre équipage au complet,capitaine?.

— Non, par malheur, monsieur Filhiol, et il est impossible de

compter sur ce pauvre Brulard.,.

— Il est malade?.

— Oui. si c'est être malade que d'avoir des rhumatismes qui vousparalysent bras et jambes. Et, cependant, croyez bien que ce n'estpoint en naviguant sur le Saint-Enoch qu'il les a attrapés.

— Mais j'y pense, capitaine, je puis vous indiquer un tonnelier.

— Vous?. »

Et le capitaine Bourcart allait se dépenser comme d'habitude enremerciements prématurés à l'adresse de ce providentiel jeune doc-

teur. Il semblait qu'il entendait déjà résonner les coups du maillet

sur les douves des barils de sa cale. Hélas! sajoie fut de courte durée,

et il secoua la tête lamentablement lorsque M. Filhiol eut ajouté:« Vous n'avez donc pas songé à maître Cabidoulin?.

— Jean-Marie Cabidoulin. de la rue des Tournettes?. s'écriaM. Bourcart.

— Lui-même!. Est-ce qu'il peut y avoir un autre Cabidoulin auHavre et même ailleurs?.

Page 273: Le Village Aérien

—Jean-Marie Cabidoulin!. répétait le capitaine Bourcart.

— En personne.— Et comment connaissez-vous Cabidoulin?.

— Parce que je l'ai soigné.

- Alors. lui aussi. malade?. Mais il y a donc épidémie surles tonneliers?.

— Non, rassurez-vous, capitaine. une blessure au pouce, main-tenant guérie, et qui ne l'empêche point de manier la doloire. C'est

un homme de bonne santé, de bonne constitution, encore robuste

pour son âge, à peine la cinquantaine, et qui ferait bien votre affaire.

— Sans doute, sans doute, répondit M. Bourcart. Par malheur,si vous connaissez Jean-Marie Cabidoulin, je le connais aussi, et je

ne pense pas qu'aucun capitaine consentirait à l'embarquer.

— Pourquoi?.

— Oh! il sait bien son métier et il en a fait des campagnes depêche. Sa dernière remonte à cinq ou six ans déjà.

— M'apprendrez-vous, monsieur Bourcart, pour quelle raison onne voudrait pas de lui?.

— Parce que c'est un prophète de malheur, monsieur Filhiol,

parce qu'il est sans cesse à prédire sinistres et catastrophes. parceque, à l'entendre, quand on entreprend un voyage sur mer, ce doitêtre le dernier et on n'en reviendra pas!. Et puis des histoires de

monstres marins qu'il prétend avoir rencontrés. et qu'il rencon-trerait encore!. Voyez-vous, monsieur Filhiol, cet homme-là est

capable de démoraliser tout un équipage!.

— Est-ce sérieux, capitaine?.

— Très sérieux!

- Voyons. à défaut d'autre, et puisque vous avez besoin d'un

tonnelier.

-r.Oui. je sais bien. à défaut d'autre!. Et pourtant, celui-là,

jamais je n'y aurais songé!. Enfin, quand on ne peut mettre le cap

au nord,

on le met au sud. Et si maître Cabidoulin voulait. mais

il ne voudrapas.

Page 274: Le Village Aérien

— On peut toujours essayer.— Non. c'est inutile. Et puis, Cabidoulin. Cabidoulin!.

répétait M. Bourcart.

— Si nous allions le voir?. » proposa M. Filhiol.Le capitaine Bourcart, très hésitant, très perplexe, croisa, décroisa

-

ses bras, se consulta, pesa le pour et le contre, secoua la tête

comme s'il fût au moment de s'engager dans une mauvaise affaire.Enfin, le désir de mettre au plus tôt en mer l'emportant sur touteconsidération:

« Allons! » répondit-il.Un instant après, tous deux avaient quitté le bassin du Commerce

et se dirigeaient vers la demeure du tonnelier.Jean-Marie Cabidoulin était chez lui, dans sa chambre du rez-de-

chaussée, au fond d'une cour. Un homme vigoureux, âgé de cin-quante-deux ans, vêtu de son pantalon de velours à côte et de songilet à bras, coiffé de sa casquette de loutre et ceint du grand tablierbrunâtre. L'ouvrage ne donnait pas fort et, s'il n'avait pas eu quel-

ques économies, il n'aurait pu faire chaque soir sa partie de manille

au petit café d'en face avec un vieux retraité de la marine, anciengardien des pharesde la Hève.

Jean-Marie Cabidoulin était, d'ailleurs, au courant de tout ce qui

se passait au Havre, entrées et sorties des navires à voile ou à vapeur,arrivées et départs des transatlantiques, tournées de pilotages, nou-velles de mer, enfin de tout ce qui éclosait de potins sur la jetéependant les marées de jour.

Maître Cabidoulin connaissait donc et de longue date le capitaineBourcart. Aussi, dès qu'il l'aperçut au seuil de sa boutique:

« Eh! eh! s'écria-t-il, toujours amarré au quai, le Saint-Enoch,toujours bloqué dans le bassin du Commerce. comme s'il était retenupar les glaces.

— Toujours, maître Cabidoulin, répondit un peu sèchement lecapitaine Bourcart.

—Et pas de médecin?.

Page 275: Le Village Aérien

« Voyons, maître Cabidoulin, réfléchissez. » (Page 14.

— Présent. le médecin.

— Tiens. c'est vous, monsieur Filhiol?.

— Moi-même, et, si j'ai accompagné M. Bourcart, c'était pourvous demander d'embarquer avec nous.

— Embarquer. embarquer?. répétait le tonnelier en brandissantson maillet.

— Oui, Jean-Marie Cabidoulin., reprit le capitaine Bourcart.

Page 276: Le Village Aérien

Est-ce que ce n'est pas tentant. un dernier voyage. sur un bonnavire. en compagnie de braves gens?.

— Par exemple, monsieur Bourcart, si je m'attendaisà une pareilleproposition!. Vousle savezbien, je suis àlaretraite. Jenenavigueplus qu'à travers les rues du Havre, où il n'y a ni abordages ni

coups de mer à craindre. Et vous voulez.

— Voyons, maître Cabidoulin, réfléchissez. Vous n'êtes pas d'unâge à moisir sur votre bouée, à rester affourché comme un vîeux

ponton au fond d'un port!.— Levez l'ancre, Jean-Marie, levez l'ancre! » ajouta en riant

M. Filhiol pour se mettre à l'unisson de M. Bourcart.Maître Cabidoulin avait pris un air de profonde gravité — proba-

blement son air de « prophète de malheur» — et, d'une voix sourde,il répondit:

«Écoutez-moi bien, capitaine, et vous aussi, docteur Filhiol.

Une idée que j'ai toujours eue. qui ne me sortira jamais de latête.— Et laquelle?. demanda M. Bourcart.

— C'est que, à force de naviguer, on finit nécessairementparfairenaufrage tôt ou tard!.Certes, le Saint-Enoch a un bon commandant.il a un bon équipage. je vois qu'il aura un bon médecin. mais j'aila conviction que, si je m'embarquais, il m'arriverait des choses qui

ne me sont pas encore arrivées.

— Par exemple!. s'écria M. Bourcart.

- C'est comme je vous le dis, affirma maître Cabidoulin, deshistoires épouvantables!. Aussi me suis-je promis de terminertranquillement ma vie en terre ferme!.

— Pure imagination, cela, déclara le docteur Filhiol. Tous lesnavires ne sont pas destinés à périr corps et biens.

— Non, sans doute, répliqua le tonnelier, mais, que voulez-vous,c'est comme un pressentiment. si je prenais la mer, je ne revien-drais pas.

— Allons donc, Jean-Marie Cabidoulin, répliqua le capitaine Bour-cart, ce n'est pas sérieux.

Page 277: Le Village Aérien

— Très sérieux, et puis, entre nous, je n'ai plus de curiosité à

satisfaire. Est-ce que je n'ai pas tout vu du temps que je naviguais.les pays chauds, les pays froids, les îles du Pacifique et de l'Atlan-tique, les ice-bergs et les banquises, les phoques, les morses, lesbaleines?.

— Mes compliments, vous n'êtes pas à plaindre, dit M. Filhiol.

— Et savez-vous ce que je finirais par voir?.

— Quoi donc, maître Cabidoulin?.

— Ce que je n'ai jamais vu. quelque terrible monstre. le grand

serpent de mer.— Que vous ne verrez jamais., affirma M. Filhiol.

— Et pourquoi?.

— Parce qu'il n'existe pas!. J'ai lu tout ce qu'on a écrit sur cesprétendus monstres marins, et, je le répète, votre serpent de mern'existe pas!.

— Il existe! » s'écria le tonnelier d'un ton si convaincu qu'ileût été inutile de discuter à ce sujet.

Bref, à la suite de pressantes instances, décidé finalement par les

hauts gages que lui offrit le capitaine Bourcart, Jean-Marie Cabi-doulin se résolut à faire une dernière campagne de pêche, et, le soirmême, il portait son sac à bord du Saint-Enoch!

Page 278: Le Village Aérien

II

LE « SAINT-ENOCH ».

Le lendemain 7 novembre 1863, le Saint-Enoch quittait le Havre,remorqué par l'Hercule qui le sortit à l'heure de la pleine mer. Il

faisait un assez mauvais temps. Des nuages bas et déchirés couraientà travers l'espace, poussés par une forte brise du sud-ouest.

Le bâtiment du capitaine Bourcart, jaugeant environ cinq centcinquante tonneaux, était pourvu de tous les appareils communé-ment employés pour cette difficile pêche à la baleine sur les lointains

parages du Pacifique. Quoique sa construction datât d'une dizained'années déjà, il tenait bien la mer sous les diverses allures. L'équi-

page s'était toujours appliqué à ce qu'il fût en parfait état, voilure

et coque, et il venait de refaire son carénage à neuf.

Le Saint-Enoch, un trois-mâts carré, portait misaine, grandevoile et brigantine, grand et petit hunier, grand et petit perroquet etperroquet de fougue, grand et petit cacatois, perruche, trinquette,grand foc,petit foc, clin foc, bonnettes et voiles d'étais. En attendantle départ, M. Bourcart avait fait mettre en place les appareils pourvirer les baleines. Quatre pirogues étaient à leur poste: à bâbord,celles du second, du premier et du deuxième lieutenant; à tribord,celle du capitaine. Quatre autres de rechange étaient disposées surles espars du pont. Entre le mât de misaine et le grand mât, en avantdu grand panneau, on avait installé la cabousse qui sert à fondre le

gras. Elle se composait de deux pots en fer maçonnés l'un contrel'autre, entourés d'une ceinture de briques. A l'arrière des pots,deux trous, pratiqués à cet effet, servaient à l'échappement de lafumée, et, sur l'avant, un peu plus bas que la gueule des pots, deuxfourneaux permettaient d'entretenir le feu en dessous.

Voici l'état des officiers et des gens de l'équipage embarqués sur leSaint-Enoch:

Page 279: Le Village Aérien

«EH! VIEUX.TE VOILA DONC?..» (Page 19.)

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Page 281: Le Village Aérien

Le capitaine Bourcart (Évariste-Simon), cinquante ans;Le second Heurtaux (Jean-François),quarante ans;Le premier lieutenant Coquebert (Yves), trente-deux ans:Le deuxième lieutenant Allotte (Romain), vingt-sept ans;Le maître d'équipage Ollive (Mathurin), quarante-cinqans;Leharponneur Thiébaut (Louis), trente-sept ans;Le harponneur Kardek (Pierre), trente-deux ans;Le harponneur Durut (Jean), trente-deux ans;Le harponneur Ducrest (Alain), trente et un ans;Le docteur Filhiol, vingt-sept ans;Le tonnelier Cabidoulin (Jean-Marie), cinquante-deux ans;Le forgeron Thomas (Gille), quarante-cinq ans.Le charpentier Ferut (Marcel), trente-six ans;

.Huit matelots;Onze novices;Un maître d'hôtel;Un cuisinier.Au total trente-quatre hommes, personnel ordinaire d'un baleinier

du tonnage du Saint-Enoch.L'équipage se composait par moitié à peu près de matelots nor-

mands et bretons. Seul, le charpentier Ferut était originaire de

Paris, faubourg de Belleville, ayant fait le métier de machiniste dansdivers théâtres de la capitale.

Les officiers avaient déjà été en cours de navigation à bord du

Saint-Enoch et ne méritaient que des éloges. Ils possédaient toutesles qualités qu'exige le métier. Dans la campagne précédente, ils

avaient parcouru les parages nord et sud du Pacifique. Voyage

heureux s'il en fut, puisque, pendant sa durée de quarante-quatremois, il ne s'était produit aucun incident grave; voyage fructueux

aussi, puisque le navire avait rapporté deux mille barils d'huile quifurent vendus à un prix avantageux.

Le second, Heurtaux, se montrait très entendu à tout ce qui con-cernait le détail du bord. Après avoir servi en qualité d'enseigne

Page 282: Le Village Aérien

auxiliaire dans la marine de l'État, embarqué au commerce, il navi-

guait en attendant un commandement. Il passaitavec raison pour unbon marin, très sévère en matière de discipline.

Du premier lieutenant Coquebert et du second lieutenant Allotte,excellents officiers, eux aussi, il n'y avait rien à dire, si ce n'estqu'ils déployaient une ardeur extraordinaire, imprudente même, à la

poursuite des baleines; ils luttaient de vitesse et d'audace; ils cher-chaient à se devancer et risquaient aventureusement leurs pirogues,malgré les recommandationset les injonctions formelles du capitaineBourcart. Mais l'ardeur du pêcheur à la pêche, c'est l'ardeur du

chasseur à la chasse, — un irrésistible entraînement, une passion

instinctive. Les deux lieutenants ne la communiquaient que trop à

leurs hommes, — surtout Romain Allotte.Quelques mots sur le maître d'équipage, Mathurin Ollive. Ce petit

homme, sec et nerveux, très dur à la fatigue, très à son affaire, bons

yeux et bonnes oreilles, possédait les qualités particulières qui dis-tinguent le capitaine d'armes de la marine de guerre. C'était assu-rément, de tous les gens du bord, celui qui s'intéressait le moins à

l'amarrage des baleines. Qu'un bâtiment fût armé spécialementpource genre de pêche ou pour le transport d'une cargaison quelconqued'un port à un autre, c'était avant tout un navire, et maître Ollive

ne prenait goût qu'aux choses de la navigation. Le capitaine Bour-

cart lui accordait une grande confiance: il la justifiait.

Quant aux huit matelots, la plupart avaient fait la dernière cam-

pagne du Saint-Enoch et constituaient un équipage très sûr et trèsexercé. Parmi les onze novices, on n'en comptait que deux à débuterdans ce rude apprentissage de la grande pêche. Ces garçons, de qua-torze à dix-huitans, ayantdéjà la pratique de la marinede commerce,seraient employés, conjointement avec les matelots, à l'armementdes pirogues.

Restaient le forgeron Thomas, le tonnelier Cabidoulin, le char-pentier Ferut, le cuisinier, le maître d'hôtel. Sauf le tonnelier, tousfaisaient partie du personnel depuis trois ans et étaient au courant

Page 283: Le Village Aérien

du service. Il convient d'ajouter que maître Ollive et maître Cabi-

doulin se connaissaient de longue date, ayant navigué ensemble.Aussi, le premier, sachant à quoi s'en tenir sur les manies du second,l'avait-il accueilli par ces mots:

« Eh! vieux. te voilà donc?.

— Me voilà, dit l'autre.

— Tu vas en tâter encore?.

— Comme tu vois.

— Et toujours avec ta satanée idée que ça finira mal?.

— Très mal, répondit sérieusement le tonnelier.

— Bon, reprit Mathurin Ollive, j'espère que tu nous épargneras

tes histoires.

- Tu peux compter que non!

- Alors, à ton aise, mais s'il nous arrive malheur.

- C'est que je ne me serai pas trompé! » répliqua Jean-Marie

Cabidoulin.Et qui sait si le tonneliern'éprouvait pas déjà quelque regret d'avoir

accepté les offres du capitaine Bourcart?Dès que le Saint-Enocheut doublé les jetées, le vent ayant une

tendance a fraîchir, ordre fut donné de larguer les huniers,dans lesquels le maître d'équipagefit prendre deux ris. Puis, aussitôt

que l'Hercule eut largué sa remorque, les huniers furent hissés ainsi

que le petit foc et l'artimon, en même temps que le capitaine Bour-

cart faisait amurer la misaine. Dans ces conditions, le trois-mâts

allait pouvoir louvoyer vers le nord-est de manière à contourner

l'extrême pointe de Barfleur.

La brise obligea le Saint-Enoch à garder le plus près. D'ailleurs,

il tenait bien la mer sous cette allure et même à cinq quarts du

vent, filait à raison de dix nœuds.

Il y eut lieu de courir des bords pendant trois jours, avant de

débarquer le pilote à la Hougue. A partir de ce moment, la naviga-

tion s'établit régulièrement en descendant la Manche. Les bons

vents prirent alors le dessus à l'état de belle brise. Le capitaine

Page 284: Le Village Aérien

Bourcart, ayant fait établir perroquets, cacatois, voiles d'étais, putconstater que le Saint-Enoch n'avait rien perdu de ses qualitésnautiques. Du reste, son gréement avait été réinstallé presque toutentier en vue de ces lointaines campagnes dans lesquelles un navire

supporte d'excessives fatigues.

« Beau temps, mer maniable, bon vent, dit M. Bourcart au doc-

teur Filhiol, qui se promenait avec lui sur la dunette. Voici unetraversée qui commence heureusement, et c'est assez rare, lorsqu'il

faut sortir de la Manche à cette époque!— Mes compliments, capitaine, répondit le docteur, mais nous ne

sommes qu'au début du voyage.

— Oh! je sais, monsieur Filhiol, il ne suffit pas de bien commencer,il importe de bien finir!. N'ayez crainte, nous avons un bon navire

sous les pieds, et, s'il n'est pas lancé d'hier, il n'en est pas moinssolide de coque et d'agrès. Je prétends même qu'iloffre plus de garan-tie qu'un bâtiment neuf, et croyez que je suis édifié sur ce qu'il vaut.

— J'ajouterai, capitaine, qu'il ne s'agit pas seulement de faire uneexcellente navigation. Il convient que celle-ci donne des avantagessérieux, et cela ne dépend ni du navire, ni de ses officiers, ni de sonéquipage.

— Comme vous dites, répliqua le capitaine Bourcart. La baleinevient ou ne vient pas. Ça, c'est la chance, comme en toute chose, etla chance ne se commande point. On s'en retourne les barils pleins

ou les barils vides, c'est entendu!. Mais le Saint-Enoch en est à

sa cinquième campagne depuis qu'il est sorti des chantiers de Hon-

fleur, et les précédentes se sont toujours balancées à son profit.

— C'est de bon augure, capitaine. Et comptez-vous attendre d'êtrearrivé dans le Pacifique pour vous mettre en pêche?.

— Je compte, monsieur Filhiol, saisir toutes les occasions, et, si

nous rencontrons des baleines dans l'Atlantique avant de doubler leCap, nos pirogues s'empresserontde leur donner la chasse. Le tout,c'est qu'on les aperçoive à courte distance et qu'on parvienne à les

amarrer sans trop se retarder en route. »

Page 285: Le Village Aérien

« Ce quiest extraordinaire., » affirma M. Bourcart. (Page 23.)

Quelques jours après le départ du Havre, M. Bourcart organisa le

service des vigies deux hommes constamment en observation dans

la mâture, l'un au mât de misaine, l'autre au grand mât. Aux har-

ponneurs et aux matelots revenait cette tâche, tandis que les novicesétaient à la barre.

En outre, afin d'être en état, chaque pirogue reçut une baille debigue, ainsi que l'armement nécessaire à la pêche. Si donc une

Page 286: Le Village Aérien

baleine venait à être signalée à proximité du navire, il n'y auraitqu'à amener les embarcations, — ce qui s'effectuerait en quelquesinstants. Toutefois, ces éventualités ne s'offriraient pas avant que leSaint-Enoch fût en plein Atlantique.

Dès qu'il eut relevé les extrêmes terres de la Manche, le capi-taine Bourcart donna la route à l'ouest, de manière à doublerOuessant par le large. Au moment où la terre de France allait dispa-

raître, il l'indiqua au docteur Filhiol.«Au revoir! » dirent-ils.En adressant à leur pays ce salut de la dernière heure, tous deux

se demandèrent sans doute combien de mois, d'années peut-être, sepasseraient avant qu'ils dussent le revoir.

Le vent étant franchement établi au nord-est, le Saint-Enochn'eut plus qu'à mollir ses écoutes pour se mettre en direction du

cap Ortegal, à la pointe nord-ouest de l'Espagne. Il ne serait pasnécessaire de s'engagerà travers le golfe de Gascogne, où la situationd'un voilier court grands risques, quand la bise souffle du large etle drosse vers la côte. Que de fois les navires, incapables de gagnerau vent, sont obligés de chercher refuge dans les ports français ouespagnols!

Lorsque le capitaine et les officiers étaient réunis à l'heure des

repas, ils causaient, comme de juste, des aléas de cette nouvelle

campagne. Elle débutait dans des conditions favorables. Le navire

se trouverait en pleine saison sur les parages de pêche, et M. Bour-

cart montrait une telle confiance qu'elle eût gagné les plus réservés.

« Si ce n'est, déclara-t-il un jour, que notre départ a été reculé

d'une quinzaine et que nous devrions être maintenant à la hauteurde l'Ascension ou de Sainte-Hélène, ce serait grosse injustice de seplaindre.

— A la condition, répliqua le lieutenant Coquebert, que le venttienne du bon côté pendant un mois, nous aurons facilement réparéle temps perdu.

— Tout de même, ajouta M. Heurtaux, il est fâcheux que notre

Page 287: Le Village Aérien

jeune docteur n'ait pas eu plus tôt cette excellente idée d'embarquersur le Saint-Enoch.

— Et je le regrette, répliqua gaiement M. Filhiol, car je n'auraisnulle part trouvé meilleur accueil ni meilleure compagnie.

— Inutile de récriminer, mes amis!. déclara M. Bourcart. Lesbonnes idées ne viennent point quand on veut.

— Pas plus que les baleines, s'écria Romain Allotte. Aussi, quand

on les signale, il faut être prêt à les piquer.

— D'ailleurs, fit remarquer le docteur, ce n'était pas seulement lemédecin qui manquait au personnel du Saint-Enoch, c'était aussi le

tonnelier.

— Juste, répondit le capitaine Bourcart, et n'oublions pas quec'est vous, mon cher Filhiol, qui m'avez parlé de Jean-Marie Cabi-doulin. Assurément, sans votre intervention, je n'aurais jamais eula pensée de m'adresser à lui.

— Enfin il est à bord, conclut M. Heurtaux, et c'est l'essentiel.Mais, tel que je le connais, je n'aurais jamais cru qu'il aurait con-senti à quitter sa boutique et ses tonnes. A plusieurs reprises,malgré les avantages qu'on lui offrait, il avait refusé de reprendrela mer, et il faut que vous ayez été assez persuasif.

— Eh bien, dit le capitaine Bourcart, je n'ai pas eu à subir tropde résistance. A l'entendre, il était fatigué de la navigation. Il

avait eu l'heureuse chance de s'en tirer jusqu'ici. Pourquoi tenterle sort?. On finit toujours par y rester. Il faut savoir se déhaler à

temps. Bref, vous connaissez les litanies du brave homme!. Et

puis cette prétention qu'il avait vu tout ce que l'on peut voir au coursd'une campagne depêche.- On n'a jamais tout vu, déclara le lieutenant Allotte, et, pour

mon compte, je m'attends sans cesse à quelque chose de nouveau.d'extraordinaire.

— Ce qui serait extraordinaire, je dirai même absolument invrai-semblable, mes amis, affirma M. Bourcart, ce serait que la fortuneabandonnâtle Saint-Enoch!. Ce serait que cette campagne ne valût

Page 288: Le Village Aérien

pas celles qui l'ont précédée et dont nous avons tiré grand béné-fice!. Ce serait qu'il nous tombât quelque mauvaiscoup de chien!.Ce serait que notre navire ne rapportât pas son plein chargementde fanons et d'huile!. Or je suis bien tranquille à ce sujet!. Lepassé garantit l'avenir, et, lorsque le Saint-Enoch rentrera aubassin du Commerce, il aura ses deux mille barils remplis jusqu'à labonde! »

Et, ma foi, s'il l'eût entendu parler avec cette imperturbable con-fiance, Jean-Marie Cabidoulin lui-même se fût peut-être dit que, pourcette campagne tout au moins, on ne courait aucun risque, tant il

était chanceux, le navire du capitaine Bourcart!Après avoir relevé dans le sud-est les hauteurs du cap Ortegal, le

Saint-Enoch, favorisé par les conditions atmosphériques, se dirigea

sur Madère, de façon à passer entre les Açores et les Canaries.Sous cette latitude, l'équipage retrouva un excellent climat, unetempérature moyenne, dès que le Tropique eut été franchi, avant lesiles du Cap-Vert.

Ce qui ne laissait pas d'étonner quelque peu le capitaine Boureart,

ses officiers et ses matelots, c'est que jusqu'alors aucune baleinen'avait pu être poursuivie. Si deux ou trois furent aperçues, ellessoufflaient à une telle distance qu'on ne jugea pas utile d'amener lespirogues. Il y aurait eu temps, fatigues, dépensés en pure perte, et,à tout prendre, mieux valait rallier les lieux de pêche le plus vite

possible, soit sur les mers très exploitéesà cette époque de la Nouvelle-

Zélande, soit sur celles du Pacifique septentrional. Il importait donc

de ne point s'attarder en route.Lorsqu'ils ont à se rendre des ports de l'Europe à l'océan Pacifique,

les bâtiments peuvent le faire,—traversée presque égale, — soit endoublant le cap de Bonne-Espérance à l'extrémité de l'Afrique,soit en doublant le cap Horn à l'extrémité de l'Amérique. Il ensera ainsi tant que le canal de Panama n'aura pas été ouvert. Mais,

en ce qui concerne la voie du cap Horn, il y a nécessité de descendrejusqu'au cinquante-cinquième parallèle de l'hémisphère méridional

Page 289: Le Village Aérien

où régnent les mauvais temps. Sans doute, il est loisible à unsteamer de s'engager à travers les sinuosités du détroit de Magellanet d'éviter ainsi les formidables bourrasques du cap. Quant aux voi-liers, ils ne sauraient s'y aventurer sans d'interminables retards,surtout lorsqu'il s'agit de franchir ce détroit de l'est à l'ouest.

Au total, il est donc plus avantageux de chercher la pointe del'Afrique,de suivre les routes de l'océan Indien et de la mer du Sud,où les nombreux ports de la côte australienne offrent de facilesrelâches jusqu'à la Nouvelle-Zélande.

C'est bien ainsi qu'avait toujours procédé le capitaine Bourcartlors de ses précédents voyages, et ce qu'il fit encore cette fois. Il

n'eut pas même à s'écarter notablement dans l'ouest, étant servi

par une brise constante, et, après avoir dépassé les îles du Cap-Vert,

il eut bientôt connaissance de l'Ascension, puis, quelques joursaprès, de Sainte-Hélène.

A cette époque de l'année, au delà de l'Equateur, ces parages del'Atlantique sont très animés. Quarante-huit heures ne se passaientpas sans que le Saint-Enoch croisât soit quelque steamer filantà toute vapeur, soit quelques-uns de ces rapides et fins clippers quipeuvent lutter de vitesse avec eux. Mais le capitaine Bourcartn'avaitguère le loisir de les « raisonner» les uns ou les autres. Le plus sou-vent, ils ne se montraient que pour hisser le pavillon indiquant leurnationalité,n'ayant de nouvelles maritimes ni à donner ni à recevoir.

De l'île de l'Ascension, passantentre elle et la grande terre, le Saint-Enoch n'avaitpu apercevoir les sommets volcaniquesqui la dominent.

Arrivé en vue de Sainte-Hélène, illa laissa sur tribord à une distance

de trois ou quatre milles. De tout l'équipage, le docteur Filhiol était

seul à ne l'avoir jamais vue, et, pendant une heure, ses regards nepurent se détacher du pic de Diane au-dessus du ravin occupé par la

prison de Longwood.Le temps, assez variable, bien que la direction du vent fût con-

stante, favorisait la marche du navire, qui, sans changer ses

amures, n'avait qu'à diminuer ou à larguer ses voiles.

Page 290: Le Village Aérien

Les vigies, postées sur les barres, faisaient toujours bonne garde.Et pourtant les baleines n'apparaissaient pas; elles se tenaient pro-bablement plus au sud, à quelques centaines de milles du Cap.

« Diable de diable, capitaine, disait parfois le tonnelier, ce n'était

pas la peine de m'embarquer, puisque je n'ai pas d'ouvrage à

bord.— Cela viendra. cela viendra. répétait M. Bourcart.

— Ou ça ne viendra pas, reprenait le tonnelier en hochant la tête,

et nous n'aurons pas un baril plein en arrivant à la Nouvelle-Zélande.

— Possible, maître Cabidoulin, mais c'est là qu'on les remplira.La besogne ne vous manquera pas, soyez-en sûr!

— J'ai vu un temps, capitaine, où les souffleurs abondaient dans

cette partie de l'Atlantique.

— Oui. j'en conviens, etil est certain qu'ils deviennent de plus enplus rares, — ce qui est regrettable! »

C'était vrai, et à peine les vigies eurent-elles à signaler deux outrois baleines franches, — l'une de belle grosseur. Par malheur,relevées trop près du navire, elles sondèrent aussitôt et il fut impos-sible de les revoir. Avec l'extrême vitesse dont ils sont doués, cescétacés peuvent franchir une grande distance avant de revenir àla surface de la mer. Amener les pirogues pour leur donner la chasse,c'eût été s'exposer à d'extrêmes fatigues sans sérieuses chances de

réussite.Le cap de Bonne-Espérance fut atteint vers le milieu du mois de

décembre. A cette époque, les approches de la côte d'Afrique étaienttrès fréquentées par les-bâtiments à destination de l'importante colo-

nie anglaise. Il était rare que l'horizon ne fût sillonné de quelquefumée de steamer.

Plusieurs fois déjà, pendant ses voyages précédents, M. Bourcartavait fait relâche dans le port de Capetown, lorsque le Saint-Enocheffectuait son retour et devait y trouver le placement d'une partiede la cargaison.

Page 291: Le Village Aérien

Il n'y eut donc pas lieu de prendre contact avec la terre. Aussile trois-mâts contourna-t-il l'extrême pointe de l'Afrique, dont lesdernières hauteurs lui restèrent à cinq milles sur bâbord.

Ce n'est pas sans raison que le cap de Bonne-Espérance s'étaitappelé primitivement le cap des Tempêtes. Cette fois, il justifia sonancien nom, bien que, dans l'hémisphère méridional, on fût enpleine saison d'été.

Le Saint-Enoch eut à supporter de redoutables coups de vent,qui l'obligèrent à tenir la cape. Toutefois il s'en tira avec un légerretard et quelques avaries sans grande importance, dont Jean-MarieCabidoulin n'aurait pu mal augurer. Puis, après avoir profité du

courant antarctique qui se dirige vers l'est avant de s'infléchir auxapproches des îles Kerguelen, il continua sa navigation dans desconditions favorables.

Ce fut le 30 janvier, un peu après le lever du soleil, que l'une desvigies, Pierre Kardek, cria des barres de misaine :

« Terre sous le vent. »

Le point du capitaine Bourcart le plaçait sur le soixante-seizièmedegré de longitude à l'est du méridien de Paris et sur le trente-septième degré de latitude sud, c'est-à-dire dans le voisinage desîles Amsterdam et Saint-Paul.

A deux milles de cette dernière, le Saint-Enoch mit en panne.Les pirogues du second Meurtaux et du lieutenant Allotte furentenvoyées près de terre avec lignes et filets, car la pêche est généra-lement fructueuse sur les côtes de cette île. En effet, dans l'après-midi. elles revinrent avec un chargement de poissons de bonnequalité et de langoustes non moins excellentes, qui fournirent le

menu de plusieursjours.A partir de Saint-Paul, après avoir obliqué vers le quarantième

parallèle, enlevé par une brise qui lui assurait de soixante-dix à

quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures, leSaint-Enoch, dans lamatinée du 15 février, eut connaissance des Snares, à la pointe sudde la Nouvelle-Zélande.

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III

SUR LA CÔTE EST DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE.

Depuis environ une trentaine d'années, les baleiniers exploitent

ces parages de la Nouvelle-Zélandeoù la pêche est particulièrementfructueuse. A cette époque, c'était peut-être la partie du Pacifiquedans laquelle les baleines franches se montraient en plus grandnombre. Seulement elles y sont dispersées, et il est rare de les ren-contrer à courte distance du navire. Toutefois, le rendementde cetteespèce de cétacés est si avantageux que les capitaines ne veulentpoint regarder aux fatigues ni aux dangers que comporte cette diffi-cile capture.

C'est ce que M. Bourcart expliquait au docteur Filhiol, lorsque leSaint-Enoch arriva en vue de Tawai-Pounamou, la grande île méri-dionale du groupe néo-zélandais.

« Certes, ajouta-t-il, un bâtiment comme le nôtre, si la chance lefavorisait, pourrait faire ici son plein en quelques semaines. Maisil faudrait que le temps fût constamment beau, et, sur ces côtes, onest à la merci de coups de vent quotidiens, qui sont d'une violence

extrême.

— N'y a-t-il pas de ports dans lesquels il est facile de se réfu-

gier?. demanda M. Filhiol.

— Sans doute, mon cher docteur, et rien que sur le littoral del'est se trouvent Dunedin, Oamaru, Akaroa, Christchurch, Blenheim,

pour ne citer que les principaux. Il est vrai, ce n'est pas au milieudes ports que les souffleurs viennent prendre leurs ébats et on doitles aller chercher à quelques milles au large.

— N'importe, capitaine, ne comptez-vous pas relâcher dans l'und'eux avant de mettre votre équipage à la besogne?.

Page 293: Le Village Aérien

NÉO-ZÉLANDAIS1.

- C'est mon intention. trois ou quatre jours, afin de renouveler

une partie de nos provisions, surtout en viande fraîche, ce qui variera

notre ordinaire de salaison.

— Et sur quel point de la côte le Saint-Enoch ira-t-il jeter

l'ancre?.1 Gravure extraite de la Découverte de la Terre, par J. VERNE.

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— Au havre d'Akaroa.

— Où il arrivera?.

— Demain dans la matinée.

— Vous y avez déjà fait relâche?.

- Plusieurs fois. J'en connais les passes, et, en cas de grostemps, je suis assuré d'y trouver un excellent abri. »

Cependant, si bon pratique que fût M. Bourcartdes parages d'Aka-

roa, il ne put que très difficilement atteindre le port. Lorsqu'il fut

en vue de terre, le Saint-Enoch, ayant vent debout, dut louvoyer

par forte brise. Puis, au moment où il n'avait plus à tirer que deux

bordées pour donner dans le chenal, son amure de grand foc cassapendant le virement, et il fallut revenir au large.

D'ailleurs, le vent fraîchissait, la mer devenait extrêmement dure,et, l'après-midi, il fut impossible de gagner Akaroa. Ne voulant pasêtre de nuit trop près de terre, le capitaine Bourcart fit vent arrièrejusqu'à six heures du soir, puis revint au plus près et boulina souspetite toile en attendant le jour.

Le lendemain, 17 février, le Saint-Enoch put enfin suivre cetteespèce de canal sinueux, encaissé entre des collines assez élevées,qui conduit à Akaroa. Sur le rivage apparaissaient quelques fermeset, au flanc des collines, bœufs et vaches paissaient en pleinspâturages.

Après avoir navigué sur une longueur de huit milles et demi,

toujours en louvoyant, le Saint-Enoch laissa tomber son ancre un

peu avant midi.

Akaroa appartient à la presqu'île de Banks, qui se détache de la

côte de Tawai-Pounamou au-dessous du quarante-quatrième, paral-lèle. Elle forme une annexe de la province de Canterbury, l'une desdeux grandes divisions de l'île. La ville n'était encore qu'un modestevillage, bâti à droite du détroit, en face de montagnes échelonnées

sur l'autre rive à perte de vue. De ce côté habitaient les naturels,les Maoris, au milieu de magnifiques bois de sapins, qui fournissentd'excellentes mâtures à la construction maritime.

Page 295: Le Village Aérien

Le village comprenait alors trois petites colonies d'Anglais, d'Al-lemands, de Français, qui y furent amenés en 1840 par le navireRobert-de-Paris. Le Gouvernement concéda à ces colons une cer-taine quantité de terres, dont il leur abandonnait le profit qu'ils ensauraient tirer. Aussi des champs de blé, des jardins autour de nom-breuses maisons en planches, occupent-ils le sol riverain, qui pro-duit diverses espèces de légumes et de fruits, — principalement lespêches, non moins abondantes que savoureuses.

A l'endroit où mouilla le Saint-Enoch se dessinait une sorte delagon, du milieu duquel émergeait un îlot désert. Quelques naviress'y trouvaient en relâche, entre autres un américain, leZireh-Swif,qui avait déjà capturé quelques baleines. M. Bourcart vint à bordde ce navire acheter une caisse de tabac, sa provision commen-tant à diminuer. En somme, tout le temps de la relâche fut employéa renouveler les réserves d'eau et de bois, puis à nettoyer la coquedu navire. L'eau douce, on la puisait près de la colonie anglaisea même un petit courant limpide. Le bois, on allait le coupersur la rive du détroit fréquentée par les Maoris. Cependant cesindigènes finirent par s'y opposer, prétendant obtenirune indemnité.Il parut donc préférable de se fournir sur l'autre rive, où le bois necoûtait que la peine de l'abattre et de le débiter. Quant à la viandefraîche, le cuisinier s'en procurait aisément, et plusieurs bœufs,dépecés ou vivants, devaient être embarqués au moment dudépart.

Le surlendemain de l'arrivée du Saint-Enoch, un baleinier fran-çais, le Caulaincourt, entra dans le port d'Akaroa, son pavillon à lacorne. Une politesse vaut une politesse. Quand le capitaine Bourcartvoulut hisser le sien, on s'aperçut qu'il était tout noir de la poussièrede charbon de bois dont les coffres avaient été recouverts afin dedétruire les rats qui s'étaient abominablement multipliés depuisle départ du Havre et empestaient le navire.

Il est vrai, Marcel Fcrut assurait qu'il fallait bien se garder dedétruire ces intelligenteshêtes. i

Page 296: Le Village Aérien

« Et pourquoi?. lui demanda un jour l'un des novices.

- Parce que, si le Saint-Enochcourait danger de se perdre, ils

nous préviendraient.

— Ces rats.— Oui. ces rats.en se sauvant.— Et comment?

— A la nage, parbleu, à la nage!. » répliqua.ce farceur de char-pentier.

Dans l'après-midi, M. Bourcart, toujours le plus poli des hommes,

envoya M. Heurtaux à bord du Caulaincourt, pour s'excuser de

n'avoir pu rendre son salut avec un pavillon qui de tricolore étaitdevenu unicolore; et quelle couleur, le pavillon noir!

La relâche du Saint-Enoch dura quatre jours. En dehors desheures de travail, le capitaine Bourcart avait jugé bon de laisserdescendre à terre, bien qu'il y eût risque de désertion. Cela tient à

ce qu'en ce pays il se fait un métier fort lucratif, celui de scieurde long.

Les forêts y sont inépuisables, ce qui excite les matelots àquitter le bord. Cette fois, pourtant, l'équipage était au complet àl'heure réglementaire, et pas un ne manquait à l'appel le jourdu départ.

Si les hommes n'avaient guère d'argent en poche, ils s'étaientdu moins régalés gratuitement de ces pêches que les colons françaisleur permettaient de cueillir et d'un agréable petit vin fabriqué

avec ces fruits.Le 22 février, M. Bourcart fit prendre les dispositions pour l'appa-

reillage. Il n'avait pas l'intention de revenir à ce mouillage d'Akaroa,à moins d'y être obligé par le mauvais temps et en cas que sonnavire ne pût tenir la mer.

Du reste, ce matin-là, s'entretenant avec le second, les deux lieu-tenants, le docteur Filhiol et le maître d'équipage:

« Notre campagne, si les circonstances ne s'y opposent pas, dit-il, comprendra deux parties. En premier lieu, nous pêcherons sur

Page 297: Le Village Aérien

LA BALEINE SOUFFLA BLANC COMME A L'ORDINAIRE. (Page 35.)

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les parages de la Nouvelle-Zélande pendant cinq ou six semaines.En secondlieu, le Saint-Enoch fera voile pour les côtes de la Basse-Californie, où, à cette époque, il sera facile, je l'espère, de com-pléter la cargaison.

— Eh! fit observer M. Heurtaux, ne peut-il arriver que nousfassions plein chargement d'huile dans les mers de la Nouvelle-Zélande?.

— Je ne le crois pas, répondit M. Bourcart. J'ai causé avec le

capitaine du navire américain. Selon lui, les baleines cherchentdéjà à regagner des parages plus nord.

— Et là où elles iront, là nous saurons les amarrer!. déclara le

lieutenant Coquebert. Je me charge de leur filer de la ligne tantqu'elles en voudront.

— Et vous pouvez compter, capitaine, ajouta Romain Allotte, queje ne resterai pas en arrière de mon camarade.

— Je compte surtout, mes amis, reprit M. Bourcart, que l'ambi-tion de vous surpasser l'un l'autre ne vous fera pas commettre d'im-prudences!. Donc, c'est convenu, après les parages de la Nouvelle-Zélande, les parages de la Basse-Californie, où j'ai plus d'une fois

déjà fait bonne pêche. Ensuite. on verra d'après les circon-

stances. — Qu'en penses-tu, Ollive?.

— Je pense, capitaine, répondit celui-ci, que le Saint-Enoch serendra où il vous plaira de le conduire, fût-ce jusqu'à la mer de

Behring. Quant aux baleines, je vous en souhaite par douzaines.

Mais cela regarde les chefs de pirogues et les harponneurs, et non le

maître d'équipage.

— Entendu, mon vieux compagnon, répliqua en souriant M. Bour-

cart, et, puisque c'est ton idée, reste dans ta partie comme Jean-

Marie Cabidoulin reste dans la sienne!. Les choses n'en iront pasplus mal.

— C'est mon avis, déclara Ollive.

- A propos, le tonnelier et toi, vous êtes toujours en dispute?.

-- Toujours, capitaine. Avec sa manie de prédire des malheurs,

Page 300: Le Village Aérien

Cabidoulin finirait par vous mettre la mort dans l'âme!. Je le con-nais de longtemps et je devrais y être habitué !. C'est d'autant plusbête de sa part qu'il s'est toujours tiré d'affaire au cours de ses navi-gations!. Vrai! il eût mieux fait de demeurer au mouillage dans

sa boutique, au milieu de ses tonnes.- Laisse-le remuer la langue, Ollive, répondit le capitaine Bour-

cart. Des mots que tout cela!. Jean-Marie Cabidoulin n'en est pasmoins un brave homme! »

Dans l'après-midi, le Saint-Enoch louvoyait sous bonne brise à

quatre milles d'Akaroa, lorsqu'une première baleine fut signalée

par le harponneur Louis Thiébault.Il était deux heures, et ce cétacé de forte taille soufflait à petite

distance.M. Bourcart fit aussitôt mettre en panne. Puis, deux des quatre

pirogues furent amenées, celle du premier lieutenant Coquebert etcelle du second lieutenantAllotte. Ces officiers y descendirent et seplacèrent à l'arrière. Lesharponneurs Durut et Ducrest se tinrent à

l'avant sur le tillac. Un des matelots prit la godille, et quatre hommesétaient aux avirons.

Avec la passion qui les animait, les deux lieutenants arrivèrent

presque en même temps à portée de piquer la baleine, c'est-à-direde lui lancer le harpon.

A ce harpon est attachée une ligne mesurant environ trois centsbrasses qui est soigneusement lovée dans une baille placée à peuprès au milieu de l'embarcation, de façon que rien ne gêne son filage.

Les deux harponneurs envoyèrent leurs harpons. Atteinte au flanc

gauche, la baleine s'enfuit avec une extrême rapidité. A cet instant

et malgré toutes précautions, la ligne du lieutenantCoquebert s'em-

brouilla et on fut obligé de la couper. Romain Allotte resta seul surl'animal, dont son camarade, non sans regret, dut abandonner la

poursuite!Cependant la pirogue, irrésistiblemententraînée, volait à la sur-

face des lames, tandis que la godille la maintenait contre les embar-

Page 301: Le Village Aérien

dées. Lorsque la baleine sonda, autrement dit plongea pour lapremière fois, on lui fila de la ligne en attendant qu'elle reparût àla surface.

« Attention!. attention! cria le lieutenant Allotte. Dès qu'ellereviendra, une lance à vous, Ducrest, et à moi l'autre.

— On est paré, lieutenant », répondit le harponneur accroupi surle tillac.

A bord des pirogues, il est d'usage de toujours avoir à tribord, enmême temps que deux harpons de rechange, trois lances affilées

comme des rasoirs. A bâbord sont disposés la gaffe et le louchet quisert à couper les artères de la baleine lorsqu'elle court avec une tellerapidité qu'il serait impossible de garder sa remorquesans compro-mettre la sécuritéde l'embarcation.Alors, disent les gens du métier,

on « la travaille à la lance».Au moment où la baleine remontait à petite distance, la pirogue

se hala dessus. Des coups de lance lui furent portés par le lieutenantet le harponneur. Comme ces coups n'atteignirent pas les organesessentiels, la baleine, au lieu de souffler le sang, souffla blanccomme à l'ordinaire, en filant vers le nord-est. Il y avait donc cer-titude qu'elle n'était pas mortellement blessée.

A bord du Saint-Enoch, le capitaine et l'équipage suivaientavec le plus vif intérêt les péripéties de cette chasse, qui pouvaitse prolonger. Il n'était pas impossible, en effet, que l'animal conti-nuât à se dérober pendant plusieurs heures. Aussi M. Bourcartremit-il son navire au plus près, afin de rejoindre la pirogue, dontdeux bons milles le séparaient alors.

Cette embarcation courait avec une prodigieuse vitesse. Tel quel'on connaissait le second lieutenant, on savait qu'il ne se résigneraitpoint à abandonner sa proie, malgré les conseils de prudence quilui avaient été donnés.

Quant à Yves Coquebert, après avoir débrouillé sa ligne, il sepréparait à rejoindre son camarade.

Une demi-heure encore, il fut aisé de constater que la baleine

Page 302: Le Village Aérien

commençait à s'épuiser. Ses plongeons ne duraient que quelquesminutes, preuve que la respiration lui manquait.

Romain Allotte, profitant de ce que sa marche se ralentissait, fit

haler sur la ligne, et, lorsqu'il fut rallié par la pirogue du lieutenantCoquebert, le harponneur Ducrest parvint à trancher un des aileronsde la baleine avec son louchet, et d'autres coups lui furent portés

au flanc. Après une dernière immersion, elle reparut, battant l'eau

avec une violence telle qu'une des pirogues faillit chavirer. Enfin

sa tête se dressa au-dessus de l'eau, et elle souffla rouge, ce qui

indiquait sa fin prochaine.Néanmoins, il fallait se défier des dernières convulsions d'un si

puissant animal. C'est à cet instant que les pirogues sont le plus

exposées, et un coup de sa queue suffit à les mettre en pièces.Cette fois, les deux lieutenants furent assez adroits pour l'éviter,et, après s'être retourné sur le flanc, il flotta immobile à la surfacede la mer.

Les deux embarcations se trouvaient alors de plus d'un mille etdemi au large du Saint-Enoch, qui manœuvra de manière à leurépargner de la route. La houle s'accentuait sous une brise de nord-ouest. D'ailleurs, la baleine capturée, — une baleine franche, —était d'un tel volume que les hommes auraient eu grand'peine àla déhaler.

Il arrive parfois que les pirogues ont été entraînées à plusieurslieues du bâtiment. Dans ce cas, si le courant est contraire, elles

sont obligées de mouiller sur la baleine en y portant une petite

ancre, et l'on ne la remorque qu'à l'heure où le courant prend unedirection inverse.

En cette occasion, il ne fut pas nécessaire d'attendre. Vers quatreheures, le Saint-Enoch avait pu se rapprocherà quelques encâblures.Les deux pirogues le rejoignirent, et, avant cinq heures, la baleinefut amarrée au long du bord.

Le lieutenant Allotte et ses hommes reçurent les félicitations de

tout l'équipage. L'animal était vraiment de belle grosseur. Il mesu-

Page 303: Le Village Aérien

Le long des rives se dressentdes habitations mahories. (Page 42.)

rait près de vingt-deux mètres sur une douzaine de circonférence

en arrière des nageoires pectorales, ce qui lui assignait un poids

d'au moins soixante-dix mille kilogrammes.

« Mes compliments, Allotte, mes compliments!. répétait M. Bour-

cart. Voilà un heureux coup de début, et il ne faudraitpas beaucoup

de baleines de cette taille pour emplir notre cale. — Qu'est-ce quevous en pensez, maître Cabidoulin ?.

Page 304: Le Village Aérien

— M'est avis, répondit le tonnelier, que cette bête-là nous vaudra

au moins cent barils d'huile, et, si je me trompe d'une dizaine, c'est

que je n'ai plus l'œil juste! »

Et, sans doute, Jean-Marie Cabidoulin s'y entendait assez pour nepoint commettre une erreur d'appréciation.

« Aujourd'hui, dit alors le capitaine Bourcart, il est trop tard.La mer tombe, le vent aussi, et nous resterons sous petite voi-

lure. Amarrez. solidement la baleine. Demain on s'occupera du

dépeçage. »

La nuit fut calme, et le Saint-Enoch n'eut pas à louvoyer. Dès quele soleil parut à l'horizon, l'équipage se distribua le travail, et, enpremier lieu, les hommes passèrent les garants d'appareils, afin de

virer la baleine au guindeau.Une chaîne fut alors engagée sous la nageoire du dehors, puis

baguée dessus de manière à ne point déraper. Dès que les harpon-

neurs eurent décollé l'autre nageoire, les matelots se mirent auxbarres du guindeau afin de haler l'animal. Dans ces conditions, il nedemandait qu'à tourner sur lui-même, et l'opération s'accomplirait

sans difficulté.Cela fait, la tête s'amena en quatre morceaux: les lippes, qui

furent coupées et accrochées à un énorme croc; la gorge et lalangue, qui tombèrent ensemble sur le pont par-dessus les bastin-

gages; puis l'extrémité du mufle, à laquelle sont fixés les fanons,dont le nombre n'est jamais inférieur à cinq cents.

Cette besogne exigea le plus de temps, car, pour avoir ce dernierfragment de la tête, il est nécessaire de scier l'os, assez gros ettrès dur, qui l'attache au corps.

Au surplus, maître Cabidoulin surveillait tout ce travail, et l'équi-

page n'y était point novice.Dès que les quatre morceaux de la tête eurent été déposés sur

le pont, on s'occupa de virer le gras de la baleine, après l'avoirdécoupé en tranches larges d'une brasse et d'une longueur variantentre huit et neuf pieds.

Page 305: Le Village Aérien

Lorsque la plus grande partie fut à bord, les matelots purentcouper la queue et se débarrasser de ce qui restait de la carcassedu côté du large. On eut ensuite successivement les divers moi-

gnons dont il fut aisé de décoller le gras, lorsqu'ils gisèrent sur lepont, et plus aisément que si le corps eût été amarré au flanc dunavire.

L'entière matinée,pendant laquelle on ne perdit pas un instant,fut consacrée à cette pénible besogne, et M. Bourcart ne la fit

reprendre que vers une heure, après le repas de midi.

Les matelots attaquèrent alors la monstrueuse tête. Lorsque lesharponneurs en eurent chaviré les quatre portions, ils détachèrent à

la hache les fanons, qui sont plus ou moinslongs suivant leur grosseur.De ces lames fibreuses et cornées, les premières, courtes et étroites,s'élargissent en se rapprochant du milieu de la mâchoire, et dimi-nuent ensuite jusqu'au fond de la bouche.

Rangées avec une parfaite régularité, emboîtées les unes dansles autres, elles forment une espèce de treillis ou de nasse quiretient les animalcules, les myriades de petits articulés dont senourrissent les souffleurs.

Lorsque les fanons eurent été enlevés, Jean-Marie Cabidoulin lesfit transporter au pied de la dunette. Il n'y aurait plus qu'à lesgratter pour en décoller le blanc qui, provenant des gencives, estde qualité supérieure. Quant au gras contenu dans le cerveau, ilfut détaché et mis en réserve. Enfin, la tête entièrement vidée detoutes les parties utilisables, les tronçons furent rejetés à la mer.

Le reste de la journée et la journée suivante, l'équipage procédaà la fonte du gras. Comme les vigies n'avaient signalé aucune autrebaleine, il n'y eut pas occasion d'amener les pirogues et tout le

monde s'employa au travail.Maître Cabidoulin fit ranger un certain nombre de bailles sur le

pont entre le grand mât et le gaillard d'avant. Après avoir étéintroduit par morceaux dans les bailles, le gras, soumis à la pressiond'une mécanique, forma des fragments assez minces pour entrer

Page 306: Le Village Aérien

dans les pots de la cabousse, où ils allaient fondre sous l'action de

la chaleur.Cela fait, ce qui restait, le résidu, l'escrabe comme on l'appelle,

servirait à entretenir le feu pendant le temps que fonctionnerait lacabousse, c'est-à-dire jusqu'au moment où tout le gras serait con-verti en huile. L'opération terminée, il n'y aurait plus qu'à envoyercette huile aux barils de la cale.

Cette manutention ne présente aucune difficulté. Elle consiste à

laisser couler le liquide dans une baille placée à l'intérieur, à tra-

vers un petit panneau, au moyen d'une manche en toile pourvued'un robinet à son extrémité.

L'ouvrage est alors achevé, et on le recommencera dans les mêmesconditions, lorsque les pirogues auront amarré d'autres baleines.

Le soir venu, après que l'huile eut été emmagasinée, M. Bourcartdemanda à maître Cabidoulin s'il ne s'était pas trompé sur le ren-dement de l'animal.

« Non, capitaine, déclara le tonnelier. La bête nous a valu centquinze barils.

— Tout autant!. s'écria le docteur Filhiol. Eh bien, il faut l'avoir

vu pour le croire!.— J'en conviens, répondit M. Heurtaux, et, si je ne me trompe,

cette baleine-là est une des plus grosses que nous ayons jamaisharponnées.

— Un coup heureux du lieutenant Allotte! ajouta le capitaineBourcart. S'il le recommence une dizaine de fois, nous serons bienprès d'avoir complet chargement! »

On le voit, les bons pronostics de M. Bourcart semblaient devoirl'emporter sur les mauvais pronostics de Jean-Marie Cabidoulin.

Ces parages de la Nouvelle-Zélande sont à juste raison trèsrecherchés. Avant l'arrivéedu Saint-Enoch, plusieurs navires anglaiset américains avaient déjà fait une excellente campagne. Lesbaleines franches se laissent plus facilement capturer que lesautres. Comme elles ont l'ouïe moins fine, il est possible de les

Page 307: Le Village Aérien

approcher sans éveiller leur attention. Par malheur, les tourmentessont si fréquentes, si terribles en ces mers que, chaque nuit, il y alieu de tenir le large sous petite voilure afin d'éviter de se mettreà la côte.

Pendant les quatre semaines que M. Bourcart passa dans le voi-sinage de la Nouvelle-Zélande, l'équipage amarra onze baleines.

Deux furent prises par le second Heurtaux, trois par le lieutenantCoquebert, quatre par le lieutenant Allotte, deux par le capitaine.

Mais elles n'égalaient point la première en volume, et le rende-

ment en fut moins avantageux. D'ailleurs, les souffleurs commen-çaient à regagner de hautes latitudes. Aussi le Saint-Enoch,n'ayant en totalité que neuf cents barils d'huile, devait-il chercherd'autres parages de pêche.

Le capitaine Bourcart eut alors la pensée de se rendre à la baie

des Iles, colonie anglaise établie sur le littoral est d'Ika-Na-Maoui,l'île septentrionaledu groupe. Peut-être pourrait-il doubler son char-

gement avant de rallier les côtes occidentales de l'Amérique.Dans cette baie, le Saint-Enoch s'approvisionneraitde pommes de

terre, et plus facilement qu'aux environs d'Akaroa, où ces légumes

ne font pas l'objet d'une très abondante culture.Le navire appareilla dans la soirée du 29 mars, et, le surlen-

demain, on eut connaissancede la baie des Iles.L'ancre fut envoyée par un fond de dix brasses à courte distance

de terre.Dans le port étaient en relâche plusieurs baleiniers qui se pré-

paraient à quitter la Nouvelle-Zélande.

Dès que les voiles eurent été serrées, le capitaine Bourcart s'in-forma de l'endroit où il pourrait se fournir de pommes de terre. On

lui indiqua une ferme éloignée d'une douzaine de milles vers l'in-térieur. Les deux lieutenantspartirent aussitôt sous la direction d'unAnglais choisi pour guide.

Les pirogues remontèrent une rivière sinueuse entre de hautescollines.

Page 308: Le Village Aérien

Le long des rives s'élevaient des habitations mahories, bâties

en bois, entourées de jardins riches en légumes que les indigèneséchangent volontiers contre des vêtements de fabrication euro-péenne.

A l'extrémité de la rivière était établie cette ferme où les pommesde terre abondaient, et dont on remplit plusieurs sacs en natte.Revenues le soir même à bord, les embarcations rapportaient enoutre une provision d'huîtres d'excellente qualité, ramassées sur lesroches des berges. Un régal pour le carré comme pour le poste de

l'équipage.Le lendemain, le maître d'hôtel du Saint-Enoch put se procurer

quantité d'oignons provenant des jardins mahoris. Suivant la cou-tume, ces oignons furent payés de la même monnaie que les

pommes de terre, en pantalons, en chemises, en étoffes, dont lenavire possédait une pacotille.

Au surplus, les indigènes se montraient fort obligeants, au moins

sur les territoires de la baie des Iles. A cette époque, il est vrai, lesagressions n'étaient que trop fréquentes en d'autres points de l'archi-pel. Les colons devaient lutter contre les Néo-Zélandais, et, ce jourmême, un aviso anglais venait de quitter le port pour aller réprimerquelques tribus hostiles.

Quant aux officiers et aux matelots du Saint-Enoch, ils n'eurentpoint à se plaindre durant cette relâche. Reçus partout hospitalière-

ment, ils entraient dans les cases, on leur offrait des rafraîchisse-

ments,non point de la limonade ou de la bière — les indigènes n'enfont pas usage, — mais d'excellentes pastèques, dont les jardinsregorgeaient, et aussi des figues non moins bonnes qui pendaient àles rompre aux branches des arbres.

M. Bourcart ne séjourna que trois jours dans la baie des Iles.Sachant que les baleines délaissaient ces parages, il prit ses dispo-sitions en vue d'une assez longue traversée qui ne compterait pasmoins de quatre mille milles.

En effet, c'était à la baie Sainte-Marguerite,sur la côte de la Basse-

Page 309: Le Village Aérien

Californie, que le Saint-Enoch irait achever cette campagne, siheureuse à son début.

Et, lorsqu'on le répétait au tonnelier:« Le commencement est le commencement., murmurait entre

ses dents Jean-Marie Cabidoulin. Attendons la fin.— Attendons la fin! » répondait maître Ollive, en haussant les

épaules.

Page 310: Le Village Aérien

IV

A TRAVERS LE PACIFIQUE.

Le 3 avril, à la première heure, le Saint-Enochabandonnale mouil-lage de la baie des Iles. Il ne manquait plus à son approvisionnement

que des noix de coco, de la volaille et des porcs. N'ayant pu s'en

procurer aux deux dernières relâches à la Nouvelle-Zélande, le capi-

taine Bourcart se proposait de toucher à l'une des îles de l'archipeldes Navigateurs, où ces objetsde consommation ne font pas défaut.

Le vent soufflait en bonne direction, et les neuf cents milles quiséparent Ika-Na-Maoui du tropique du Capricorne furent franchis enune huitaine de jours, grand largue, amures à bâbord.

Ce jour-là, 12 avril, en réponse à une question que lui posait ledocteur Filhiol, M. Bourcart dit :

« Oui, c'est peut-être à cette place, par le vingt-troisièmeparallèleet le cent soixante-quinzièmeméridien, que l'océan Pacifique accuseses plus grandes profondeurs. Au cours de sondages qui ont étéexécutés à bord du Penguin, on a dévidé quatre mille neuf centsbrasses de ligne sans atteindre le fond.

— Je croyais, fit observer M. Filhiol, que les fonds les plus consi-

dérables se rencontraientdans les mers du Japon.

— Erreur! déclara le capitaine Bourcart. Ils l'emportent ici de

deux cent quarante-cinq brasses, ce qui donne, au total, neuf mille

mètres.— Eh! répondit le docteur Filhiol, c'est l'altitude des montagnes

de l'Himalaya: huit mille six cents mètres, le Dhwalagiri du Népal;neuf mille, le Chamalari du Boutan.

— Voilà, mon cher docteur, une comparaison de chiffres qui nelaisse pas d'être instructive.

Page 311: Le Village Aérien

Au moment où le squale, se retournant. (Page 49.)

- Elle démontre, capitaine, que les plus hauts reliefs de la terren'égalent point ses abîmes sous-marins. A l'époque de formation,lorsque notre globe tendait à prendre sa figure définitive, lesdépressions ont acquis plus d'importance que les soulèvements, et

peut-être ne seront-elles jamais déterminées avec quelque exacti-tude. »

A trois jours de là, 15 avril, ayant eu connaissance des Samoa,

Page 312: Le Village Aérien

archipel des Navigateurs, le Saint-Enoch vintjeter l'ancre à quelquesencâblures de l'île Savai, qui est une des plus considérables de cegroupe.

Une douzaine d'indigènes, accompagnant leur roi, se rendirent à

bord avec un Anglais qui servait d'interprète. Ces naturels, trèsincivilisés, étaient à peu près nus. Sa Majesté elle-même ne se mon-trait guère autrement vêtue que sessujets. Mais une chemise d'in-dienne, dont le capitaine Bourcart lui fit présent, et dans les manchesde laquelle le souverain s'obstina tout d'abord à passer ses jambes,

ne tarda pas à voiler la nudité royale.Les pirogues, envoyées à terre sur le conseil de l'Anglais, rap-

portèrent un chargement de noix fraîches.Le soir, à la tombée du crépuscule, le Saint-Enoch vira de bord,

par crainte de rester trop près de la terre, et il louvoya toute la nuit.Dès l'aube naissante, le capitaine Bourcart reprit son mouillage

de la veille. Les indigènes fournirent au maître d'hôtel une vingtainede tortues de belle espèce, autant de cochons de petite taille, de la

volaille en quantité. Ces provisions furent payées en objets de paco-tille dont les Samoans font le plus grand cas, — principalementde mauvais couteaux à cinq sols pièce.

Trois jours après le départ, les vigies signalèrent une troupe decachalots, qui s'ébattait à quatre ou cinq milles par bâbord devant.

La brise soufflait faiblement, et le Saint-Enoch gagnait à peine versle large. Il était déjà tard, près de cinq heures. Cependant le capi-

taine Bourcart ne voulut pas perdre cette occasion de donner la

chasse à un ou plusieurs de ces animaux.

Deux pirogues furent amenées sur-le-champ, celle du second

Heurtaux et celle du lieutenant Coquebert. Ces officiers, leurs

harponneurs, leurs matelots, y prirent place. A force d'avirons, la

mer n'étant gonflée que d'une longue houle, elles se dirigèrent versle troupeau.

Du haut de la dunette, le capitaine Bourcart et le docteur Filhiolallaient suivre non sans intérêt les péripéties de cette pêche.

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« Elle est plus difficile que la pêche de la baleine, fit observerM. Bourcart, et aussi moins fructueuse. Dès que l'un de ces cacha-lots a été harponné, on est souvent contraint de larguer la ligne, caril plonge à de grandes profondeurs avec une extrême rapidité. Enrevanche, si la pirogue a pu se tenir sur la ligne pendant la durée du

premier plongeon, on a la presque certitude de capturer l'animal.Une fois remonté à la surface, le louchet et la lance l'ont bientôtachevé. »

C'est ce qui se produisit en cette circonstance. Les deux pirogues

ne purent amarrer qu'un seul cachalot de moyenne taille, et il enest dont la longueur dépasse celle de la baleine franche. La nuit

commençait à venir, et, comme des nuages se levaient à l'est, il eûtété imprudent de s'attarder. Aussi, pendant la soirée, l'équipages'occupa-t-il de virer l'animal.

Le surlendemain, il n'y eut pas lieu de se remettre en pêche. Lescachalots avaient disparu, et le Saint-Enoch, servi par une fraîchebrise, reprit sa route au nord-est.

Ce jour-là apparut un navire qui suivait la même direction à

trois ou quatre milles sous le vent. C'était un trois-mâts-barque,dont il eût été impossible de reconnaître la nationalité à cettedistance. Néanmoins la forme de sa coque, quelques détails de lavoilure, permirent de croire qu'il devait être anglais.

Vers le milieu de la journée se produisit une de ces rapides sautesde vent de l'ouest à l'est, qui sont très dangereuses par leur vio-lence, sinon leur durée, et risquent de mettre un navire en perdition,sil n'est pas préparé à les recevoir.

En un instant, la mer fut démontée, des paquets de houle tom-bèrent à bord. Le capitaine Bourcart dut prendre la cape afin de

tenir tête à la rafale sous le grand hunier, la misaine, le perroquet defougue et le petit foc.

Au cours de la manœuvre, le matelot Gastinet, s'étant paumoyéjusqu'au bout-dehors du grand foc pour dégager une des écoutes,manqua des deux mains.

Page 314: Le Village Aérien

« Un homme à la mer! » cria un de ses camarades qui, du gail-lard d'avant, venait de le voir s'enfoncer sous les eaux.

Tout le monde fut sur le pont, et M. Bourcart gagna précipitam-

ment la dunette afin de diriger le sauvetage.Si Gastinet n'eût pas été bon nageur, il aurait été perdu. La mer

brisait avec trop de violence pour que l'on pût déhaler une embar-cation. Il ne restait donc, comme moyen de secours, que de jeter desbouées, ce qui fut rapidement fait.

Par malheur, Gastinet était tombé au vent, et, comme le naviredérivait, les bouées ne pouvaient arriver jusqu'à sa portée. Aussicherchait-il à les atteindre en nageant d'un bras vigoureux.

« A larguer la misaine et le perroquet de fougue! » commanda le

capitaine Bourcart.Et, en virant, le Saint-Enoch se rapprocherait de l'homme qui se

débattait au milieu des lames. D'ailleurs Gastinet ne tarda pas àsaisir une des bouées, et, à la condition de s'y maintenir, il était sûrd'être recueilli lorsque le bâtiment aurait viré de bord.

Mais voici que la situation se compliqua effroyablement.

« Un requin. un requin! » venaient de crier quelques matelotspostés sur la dunette.

Un de ces formidables squales apparaissait et disparaissait sousle vent du navire, après avoir passé à l'arrière.

On connaît la voracité extraordinaire, la force prodigieuse de cesmonstres, — rien que mâchoires et estomac, a-t-on justement pudire. Et si le malheureux était happé par ce requin. s'il n'avait puêtre hissé à bord auparavant.

Or, bien que le squale ne fût plus qu'à une centaine de pieds delui, Gastinet ne l'avait pas aperçu. Il n'avait pas même entendu lecri jeté du haut de la dunette, et il ne se doutait pas du danger qui lemenaçait.

A ce moment, plusieurs coups de feu éclatèrent. Le second Heur-taux et Romain Allotte, ayant décroché leurs carabines au râtelierdu carré, venaient de tirer sur l'animal.

Page 315: Le Village Aérien

Celui-ci avait-il été atteint?. On ne savait. Toutefois il plongea, etsa tête n'émergea plus du creux des lames.

Cependant, la barre dessous, le navire commençait à lofer.Mais, par une mer aussi forte, parviendrait-il à faire son abattée?..S'il manquait à virer, — ce qui était à craindre dans ces mauvaisesconditions, — la manœuvre aurait été inutile.

Il y eut un instant de terrible anxiété. Le Saint-Enoch, tandis queses voiles ralinguaient et détonaient avec violence, eut quelquessecondes d'hésitation. Enfin ses focs prirent, et il dépassa la lignedu vent en donnant une bande telle que ses dallots engagèrent.

Alors, les écoutes solidement raidies, il se maintint au plus prèset gagna vers la bouée, à laquelle se cramponnait le matelot. On putlui envoyer un bout de grelin qu'il saisit vigoureusementet il fut haléà la hauteur des bastingages,au moment où le squale, se retournant,les mâchoires ouvertes, allait lui couper la jambe.

Lorsque Gastinet eut été déposé sur le pont, il perdit connaissance.D'ailleurs, le docteur Filhiol n'eut pas grand'peine à le ranimer.

Entre temps, le harponncur Ducrest avait lancé au monstre un crocgarni d'un morceau de carcasse de bœuf.

Mais peut-être le requin avait-il pris la fuite, car on ne le voyaitplus.

Soudain une violente secousse se produisit, qui aurait entraîné laligne, si elle n'eût été solidement tournée à l'un des taquets dubastingage. Le croc s'était enfoncé dans la gueule du requin et nelarguerait pas. Six hommes se mirent sur la ligne et le sortirent de

l'eau. Puis, sa queue saisie par un nœud coulant, on le hissa aumoyen d'un palan, et il retomba sur le pont, où quelques coups dehache l'eurent bientôt éventré.

D'habitude, les matelots veulent savoir ce que contient l'estomacde ces monstres, dont le nom, à ce que l'on prétend, très significatif,n'est que le mot latin requiem.

Voici ce qui fut retiré du ventre de ce squale, où il y aurait encoreeu de la place pour le pauvre Gastinet : quantité d'objets tombés à

Page 316: Le Village Aérien

la mer, une bouteille vide, trois boîtes de conserves,vides également,plusieurs brasses de bitord, un morceau de faubert, des débris d'os,

un surouët de toile cirée, une vieille botte de pêcheur, et un montantde cage à poules.

On le comprend, cet inventaire intéressa particulièrement le

docteur Filhiol.

« C'est la boîte aux ordures de la mer!. » s'écria-t-il.De fait, on n'aurait pu imaginer une expression plus juste. Et il

ajouta:« Il n'y a plus maintenant qu'à le jeter par-dessus le bord.

— Non point, mon cher Filhiol, déclara M. Bourcart.

— Et que voulez-vous faire de ce requin, capitaine?.

- Le dépecer pour en conserver tout ce qui a de la valeur!. Et,rien qu'en ce qui vous concerne, docteur, on tire de ces squales unehuile qui ne se fige jamais et qui a toutes les qualités médicinales del'huile de foie de morue. Quant à la peau, après avoir été séchée etpolie, elle sert aux bijoutiers pour fabriquer des objets de fantaisie,

aux relieurs pour faire du chagrin, aux menuisiers pour faire desrâpes à bois.

— Eh! capitaine, demanda le docteur Filhiol, allez-vous me direaussi que la chair de requin se mange?.

— Sans doute, et ses ailerons sont tellement recherchés sur lesmarchés du Céleste-Empire qu'ils coûtent jusqu'à sept cents francs

la tonne. Si nous ne sommes pas assez Chinois pour nous en régaler,

nous faisons de cette chair une colle de poisson qui est supérieure,

pour la clarification des vins, des bières et des liqueurs, à celle quedonne l'esturgeon. Au surplus, à qui ne répugne pas sa saveur hui-leuse, un filet de requin ne laisse pas d'être fort agréable. Vous

voyez donc que celui-ci vaut son pesant d'or! »

C'est à la date du 25 avril que M. Bourcart eut à noter sur le livrede bord le passage de la Ligne.

A neuf heures du matin, ce jour-là, par un temps clair, il avaitobtenu au sextant une première opération, afin d'avoir la longitude,

Page 317: Le Village Aérien

c'est-à-dire l'heure du lieu, — et il la compléterait lorsque le soleil

passerait au méridien et en tenant compte, avec le loch, de la dis-

tance parcourue entre les deux observations.

A midi, cette seconde opération lui indiqua sa latitude par lahauteur du soleil au-dessus de l'horizon, et il détermina définitive-

ment l'heure par le chronomètre.Le temps était favorable, l'atmosphère pure. Aussi ces résultats

furent-ilstenus pour très exacts, et M. Bourcart dit, après ses calculs:« Mes amis, nous venons de franchir l'Equateur, et voici le Saint-

Enoch revenu dans l'hémisphère septentrional. »

Comme le docteur Filhiol — le seul à bord qui n'eût point passé

la Ligne —n'avait pas été soumis au baptême en descendantl'Atlan-

tique, cette fois encore on lui épargna les cérémonies plus ou moins

désagréables du bonhomme Tropique. Les officiers se contentèrentde boire au succès de la campagne dans le carré, aussi bien quel'équipage dans le poste. Les hommes avaient reçu double rationd'eau-de-vie

— ce qui se faisait chaque fois qu'on avait amarré unebaleine.

Il fallut même, en dépit de ses interminables grognements, queJean-MarieCabidoulin choquât sa tasse contre la tasse de maîtreOllive :

« Un bon coup à travers le gosier, çane se refuse pas., lui dit

son camarade.

— Non, certes! répliqua le tonnelier, mais ce n'est pas ça qui

changera ma manière de voir!— Change pas, vieux, mais bois tout de même! »

Sur cette partie du Pacifique, les vents sont d'ordinaire trèsfaibles à cette époque de l'année, et le Saint-Enoch fut à peu près

encalminé. C'est alors que les journées semblent longues! Sans faire

route, du soir au matin et du matin au soir, un bâtiment est le jouetde la houle. On cherche donc à se distraire par la lecture, par la

conversation, à moins de demander au sommeil l'oubli des heures aumilieu de ces chaleurs accablantes des Tropiques.

Page 318: Le Village Aérien

Un après-midi, le 27 avril, M. Bourcart, les officiers, le docteurFilhiol, et aussi maître Ollive et maître Cabidoulin, abrités sous la

tente de la dunette, causaient de choses et d'autres.Et alors, le second, s'adressant au tonnelier, de lui dire:« Voyons, Cabidoulin, avouerez-vous que d'avoir déjà neuf cents

barils d'huile dans sa cale, c'est un bon début pour une saison

depêche?.

— Neuf cents barils, monsieur Heurtaux, répondit le tonnelier,

ce n'est pas deux mille, et les onze cents autres ne se remplirontpeut-être pas comme on remplit sa tasse à la cambuse!.

— C'est donc, observa en riant le lieutenant Coquebert, que nous

ne rencontrerons plus une seule baleine.

— Et que le grand serpent de mer les aura toutes avalées?. ajouta

sur le même ton le lieutenant Allotte.

— C'est possible., répondit le tonnelier, qui se gardait bien deplaisanter.

— Maître Cabidoulin, demanda le capitaine Bourcart, vous y

croyez donc toujours, à ce monstre des monstres?.— S'il y croit, le têtu!. déclara maître Ollive. Mais il ne s'arrête

pas d'en causer sur le gaillard d'avant.— Et il en causera encore! affirma le tonnelier.

— Bon! dit M. Heurtaux, ça n'a pas grand inconvénient pour laplupart de nos hommes, et ils ne donnent pas dans les contes deCabidoulin!. Mais, pour ce qui est des novices, c'est autre chose,

et je ne suis pas sûr qu'ils ne finissent par s'effrayer.

— Alors. ayez soin de retenir votre langue, Cabidoulin, ordonnaM. Bourcart.

— Et pourquoi, capitaine?. répondit le tonnelier. Au moinsl'équipage sera-t-il prévenu, et lorsqu'il apercevra le serpent de mer.ou tout autre monstre marin.

— Comment, demanda M. Heurtaux, vous avez l'idée que nousle verrons, ce fameux serpent de mer?.

— Pas de doute à cela.

Page 319: Le Village Aérien

Ce serpent jouait avec saproie. (Page 58)

—Et pourquoi?.

— Pourquoi?. Voyez-vous, monsieur Heurtaux, c'est une con-viction que j'ai, et les plaisanteries de maître Ollive n'y feront

rien.— Cependant. en quarante ans de navigation à travers l'Atlan-

tique et le Pacifique, vous ne l'avez point vu, que je sache, cet animalfantastique?.

Page 320: Le Village Aérien

- Et je comptais bien ne point le voir, puisque j'avais pris maretraite, répondit le tonnelier. Mais M. Bourcart est venu me relancer,

et, cette fois, je n'y échapperai pas!— Eh bien, je ne serai pas fâché de la rencontre!. s'écria le

lieutenant Allotte.— Ne dites pas cela, lieutenant, ne dites pas cela!. répliqua le

tonnelier d'une voix grave.

— Allons, Jean-Marie Cabidoulin, reprit M. Bourcart, ce n'est passérieux!. Le grand serpent de mer!. Je vous le répète pour la

centième fois. personne ne l'a jamais vu. personne ne le verrajamais. pour cette bonne raison qu'il n'existe pas et ne peut exis-

ter.— Il existe si bien, capitaine, s'obstina à répondre le tonnelier,

que le Saint-Enoch fera sa connaissance avant la fin de la cam-pagne. et qui sait même si ce n'est pas de la sorte qu'elle finira! »

Et, pour tout avouer, Jean-Marie Cabidoulin était si affirmatif

que non seulement les novices du bord, mais les matelots en venaientà croire aux menaçantes prédictions du tonnelier. Qui sait si lecapitaine Bourcart parviendrait à clore la bouche d'un homme si

convaincu?.C'est alors que le docteur Filhiol, interrogé par M. Bourcart sur ce

qu'il pouvait savoir relativement au prétendu serpent de mer,répondit:

« J'ai lu à peu près tout ce qu'on a écrit là-dessus et je n'ignore

point les plaisanteries que s'est attirées le Constitutionnel en donnant

ces légendes pour des réalités. Or, remarquez, capitaine, qu'elles

ne sont pas nouvelles! On les voit apparaître dès le début de l'èrechrétienne! Déjà la crédulité humaine accordait des dimensions

gigantesques à des poulpes, à des calmars, à des encornets, à descéphalopodes, qui ordinairement ne mesurent pas plus de soixante-dix à quatre-vingts centimètres, compris leurs tentacules. Il y a loinde là à ces géants de l'espèce, agitant des bras de trente, de soixante,de cent pieds, et qui n'ont jamais vécu que dans les imaginations!.

Page 321: Le Village Aérien

Et n'a-t-on pas été jusqu'à parler d'un kraken, long d'une demi-lieue,lequel entraînait les bâtiments dans les profonds abîmes de l'Océan! »

Jean-Marie Cabidoulin prêtait une extrême attention au docteur,mais il ne cessait, en remuant la tête, de protester contre ses affir-mations.

« Non, reprit M. Filhiol, pures fables, auxquelles les ancienscroyaient peut-être, puisque, du temps de Pline, il était questiond'un serpent amphibie, à large tête de chien, aux oreilles repliées

en arrière, au corps recouvert d'écailles jaunissantes, qui se jetaitsur les petits navires et les mettait en perdition. Puis, dix ou douzesiècles plus tard, l'évêque norvégien Pontoppidan affirma Fexis-

tence d'un monstre marin dont les cornes ressemblaient à des mâtsarmés de vergues, et, lorsque les pêcheurs se croyaient sur de

grands fonds, ils les trouvaient à quelques pieds seulement, parceque l'animal flottait sous la quille de leur chaloupe!. Et, à les encroire, l'animal possédait une énorme tête de cheval, des yeuxnoirs, une crinière blanche et, dans ses plongeons, il déplaçait untel volume d'eau que la mer se déchaînait en tourbillons pareils à

ceux du Maël-Strom!.- Et pourquoi ne l'aurait-on pas dit, puisqu'on avait vu?.

observa le tonnelier.

— Vu. ou cru voir, mon pauvre Cabidoulin!. répondit le capi-taine Bourcart.

— Et même, ajouta le docteur Filhiol, ces braves gens n'étaientpoint d'accord, les uns affirmant que le prétendu monstre avait le

museau pointu et qu'il rejetait l'eau par un évent, les autres soute-

nant qu'il était muni de nageoires en forme d'oreilles d'éléphant.Et puis ce fut la grande baleine blanche des côtes du Groenland,la fameuse Maby Dick, que les baleiniers écossais pourchassèrentpendant plus de deux siècles sans parvenir à l'atteindre, pourcette bonne raison qu'ils ne l'avaient jamais aperçue.

— Ce qui n'empêchait pas d'admettre son existence., ajoutaM. Bourcart en riant.

Page 322: Le Village Aérien

— Naturellement, déclara M. Filhiol, tout comme celle du nonmoins légendaire serpent, lequel, il y a quelque quarante ans, vint

se livrer à de formidables ébats, une première fois en pleine baie de

Glocester, une seconde fois à trente milles au large de Boston, dansles eaux américaines. »

Jean-Marie Cabidoulin fut-il convaincu par les arguments du doc-

teur? Non, assurément, et il aurait pu répondre: Puisque la merrenferme d'extraordinaires végétaux, des algues longues de huit

cents à mille pieds, pourquoi ne recèlerait-elle pas des monstres de

prodigieuses dimensions, organisés pour vivre dans ces profondeursqu'ils n'abandonneraientqu'à de rares intervalles ?.

Ce qui est certain, c'est que, en 1819, le sloop Concordia, setrouvant à quinze milles de Race-Point, rencontra une sorte de

reptile émergeant de cinq à six pieds, à peau noirâtre, à tête de

cheval, mais ne mesurant qu'une cinquantaine de pieds, donc infé-rieur aux cachalots et aux baleines.

En 1848, à bord du Péhing, l'équipage crut voir une bète énorme,de plus de cent pieds de longueur, qui se mouvait à la surface de la

mer. Vérification faite, ce n'était qu'une algue démesurée couvertede parasites marins de toutes sortes.

En 1849, dans le goulet qui sépare l'ile Osterssen du continent,le capitaine Schielderup déclara avoir rencontré un serpent de

six cents pieds, endormi sur les eaux.En 1857, les vigies du Castillan signalèrent la présence d'un

monstre à grosse tête en forme de tonneau, dont la longueur pouvait

être évaluée à deux cents pieds.En 1862, le commandant Bouyer, de l'aviso Alecton.

« Pardon de vous interrompre, monsieur Filhiol, dit maîtreCabidoulin, je connais un matelot qui était à bord.

— A bord de l'Alecton ?. demanda M. Bourcart.

— Oui.— Et ce matelot aurait vu ce qu'a raconté le commandant de

l'aviso?.

Page 323: Le Village Aérien

— Comme je vous vois, monsieur Bourcart, et c'est bien un véri-table monstre que l'équipage a hissé à bord.

— Soit, répondit le docteur Filhiol, mais ce n'était qu'un énormecéphalopode couleur bistre rouge, yeux à fleur de tête, bouche enbec de perroquet, corps fusiforme, renflé au milieu, nageoires arron-dies en deux lobes charnus placés à l'extrémité postérieure, huitbras s'échevelant autour desa tête. Cette masse de chair molle nepesait pas moins de deux mille kilogrammes, bien que l'animaln'eût pas plus de cinq à six mètres de la tête à la queue. Ce n'étaitdonc point un serpent de mer.

— Quand il existe des poulpes, des encornets de cette espèce,répondit le tonnelier, je me demande pourquoi le serpent de mern'existeraitpas?. »

Voici, d'ailleurs, les découvertes qui allaient être faites plus tardau sujet des spécimens de tératologie que recèlent les profondeursde la mer:

En 1864, à quelque cent milles au large de San-Francisco, lenavire hollandais Cornélis entra en collision avec un poulpe dont l'undes tentacules, chargé de ventouses, vint s'enrouler autour des sous-barbes de beaupré et le fit enfoncer jusqu'au ras de l'eau. Lorsquece tentacule eut été tranché à coups de hache, deux autres s'accro-chèrent aux caps de mouton des haubans de misaine et aucabestan.Puis, après amputation, il fallut encore couper huit autres tenta-cules qui faisaient donner au bâtiment une forte bande sur tribord.

Quelques années après, dans le golfe du Mexique, on aperçut unbatracien à tête de grenouille, aux yeux saillants, pourvu de deuxbras glauques et dont les larges mains saisirent le plat-bord d'uneembarcation. Six balles de revolver firent à peine lâcher prise à

cette « manta », dont les bras se reliaient au corps par une mem-brane semblable à celle des chauves-souris, et qui jeta l'épouvantedans ces parages du golfe.

En 1873, c'est le cutter Lida, qui, dans le détroit de Sleat, entrel'île de Skye et la terre ferme, rencontre une masse vivante par le

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travers de son sillage. C'est leNestor qui, entre Malacca et Penang,

passe non loin d'un géant océanique long de deux cent cinquantepieds, large de cinquante, à tête carrée, zébré de bandes noires etjaunes, ressemblant à une salamandre.

Enfin, en 1875, à vingt milles du cap San-Roque, pointe nord-estdu Brésil, le commandant de la Pauline, George Drivor, croit aper-cevoir un énorme serpent enroulé autour d'une baleine comme unboa constrictor. Ce serpent, à couleur de congre, qui devait mesurerde cent soixante à cent soixante-dix pieds de longueur, jouait avecsa proie et finit par l'entraîner dans l'abîme.

Tels sont les derniers faits relevés depuis une trentaine d'annéesdans les rapports des capitaines. Peuvent-ils laisser des doutes surl'existence de certains animaux marins tout au moins fort extraor-dinaires? En faisant la part de l'exagération, en refusant d'admettre

que les océans soient fréquentés par des êtres dont le volumeserait dix fois, cent fois celui des plus puissantes baleines, il est trèsprobable qu'il faut accorder quelque créance aux récits rapportésci-dessus.

Quantà prétendre avec Jean-Marie Cabidoulin que la mer renfermedes serpents, des poulpes, des calmars d'une telle grosseur et d'unetelle vigueur qu'ils parviendraient à couler des navires de moyentonnage, non assurément. Si nombre de bâtiments disparaissent sansqu'on n'en ait plus de nouvelles, c'est qu'ils ont péri par collision,

c'est qu'ils se sont brisés sur les récifs, c'est qu'ils ont sombré sousvoile au milieu des cyclones. Il y a assez, il y a trop de causes de

naufrages, sans faire intervenir, comme le faisait l'entêté tonnelier,

ces pythons, ces chimères, ces hydres extra-naturels.Cependantles calmes se prolongeaient, au grand ennui des officiers

et de l'équipage du Saint-Enoch. Rien ne permettait d'en prévoirla fin, lorsque, le 5 mai, les conditions atmosphériques se modifièrentbrusquement. Une fraîche brise verdit la surface de la mer et lenavire reprit sa route vers le nord-est.

Ce jour-là, un bâtiment, qui avait été déjà signalé comme suivant

Page 325: Le Village Aérien

la même direction, reparut et se rapprocha même à moins d'unmille.

Personne à bord ne mit en doute que ce ne fût un baleinier. Ou iln'avait pas encore commencé sa campagne de pêche, ou elle n'avaitpas été heureuse, car il semblaitassez lège et sa cale devait être à peuprès vide.

« Je croirais volontiers, dit M. Bourcart, que ce trois-mâts chercheà rallier comme nous les côtes de la basse Californie. peut-être labaie Marguerite.

— C'est possible, répondit M. Heurtaux, et, si cela est, nous pour-rions faire route de conserve.- Est-il américain, allemand, anglais, norvégien?. demanda le

lieutenant Coquebert.

— On peut le « raisonner », dit le capitaine Bourcart. Hissonsnotre pavillon, il hissera le sien, et nous saurons à quoi nous entenir. »

Un instant après, les couleurs françaises flottaient à la corne d'ar-timon du Saint-Enoch.

Le navire en vue n'eut pas la politesse de répondre.« Pas de doute, s'écria alors le lieutenant Allotte, c'est un An-

glais! »

Et, à bord, tout le monde fut de cet avis qu'un navire qui ne saluait

pas le pavillon de la France ne pouvait être qu'un « English d'An-

gleterre »!

Page 326: Le Village Aérien

V

BAIE MARGUERITE.

Depuis la reprise duvent favorable, M. Dourcart pensait, avecraison, que le Saint-Enoch n'avait plus à craindre les calmes dans

le voisinage du tropique du Cancer. Il atteindrait sans nouveauxretards la baie Marguerite, il est vrai, en fin de saison. Les baleinesqui fréquentent cette baie n'y viennent d'ordinaire qu'au momentde la naissance des baleineaux, puis regagnent les parages du Paci-fique septentrional.

Toutefois, le Saint-Enoch ayant déjà sa demi-cargaison d'huile,il était probable que les occasions ne lui manqueraient pas d'yajouter quelques centaines de barils. Mais si le navire anglais ren-contré n'avait pas, comme on le supposait, commencé sa campagne;si, comme on le supposait également, il comptait débuter dans labaie Marguerite, il était probable, vu l'époque déjà avancée, qu'iln'y pourrait faire son plein chargement.

La côte américaine fut relevée le 13mai, àlahauteur du Tropique.Dès les premières heures, on eut connaissance du cap Saint-Lucas,à l'extrémité sud de cette presqu'île de la Vieille-Californie quiborde l'étroit golfe de ce nom, dont la rive opposée forme le littoralde la Sonora mexicaine.

En prolongeant cette côte, le Saint-Enoch passa devant plusieursîles uniquement habitées par des cabris, des loups marins, desoiseaux de mer en bandes innombrables. La pirogue envoyée à

terre avec M. Heurtaux, qui était bon chasseur, ne revint pas vide.Les loups marins, on les dépouilla pour conserver la peau; lescabris, on les dépeça pour en retirer la chair, qui, au point de vuecomestible, est de qualité excellente.

Page 327: Le Village Aérien

La pirogue ne revint pas vide. (Page 60.)

En continuant de remonter le littoral, à petite distance, servi parune légère brise du sud-ouest, le Saint-Enoch laissa sur bâbord la

baie de la Tortue. A l'extrémité de cette baie, on aperçut au mouillage

un certain nombre de bâtiments qui devaient chasser aux éléphantsde mer.

Le 7 mai, à sept heures du soir, le capitaine Bourcart se trouvaità l'ouvert de la baie Marguerite, dans laquelle il comptait jeter

Page 328: Le Village Aérien

l'ancre. Par mesure de prudence, la nuit ne devant pas tarder à

venir, il fit mettre cap au large et louvoya sous petits bords, de

sorte que le lendemain, dès le lever du soleil, il était de retour àl'entrée de la passe.

Le courant descendait alors contre le vent, ce qui produisait unclapqtis comparable à celui des bas-fonds. On pouvait craindre quel'eau n'y fût pas assez profonde. Aussi M. Bourcart envoya-t-il deux

pirogues avec des lignes de sonde afin d'effectuer un brassiage exact.Il fut rassuré, d'ailleurs, lorsque les sondes accusèrent une moyennede quinze à vingt brasses. Le navire s'engagea donc à travers la

passe, et il eut bientôt donné dans la baie Marguerite.Les vigies n'avaient point revu le trois-mâts anglais. Peut-être,

après tout, ce navire cherchait-il d'autres lieux plus fréquentés parles souffleurs. Personne ne regretta de ne plus marcher de conserveavec lui.

Comme la baie est embarrassée de bancs de sable, leSaint-Enochn'avança pas sans d'extrêmes précautions. Sans doute, M. Bourcartavait déjà visité cette baie; mais, les bancs étant sujets à se dépla-

cer, il importait de reconnaître la direction du chenal. Aussi vint-ilmouiller au milieu d'une petite anse très abritée.

Dès que les voiles furent serrées, l'ancre envoyée par le fond, lestrois pirogues de bâbord se rendirent à terre, afin de rapporter despalourdes, excellents coquillages en abondance sur les rochers etles grèves. Du reste, ces parages fourmillent de poissons de

plusieurs espèces, mulets, saumons, vieilles et autres. Ni les loupsmarins ni les tortues n'y font défaut, les requins pas davantage. On

peut aussi se procurer facilement du bois dans les épaisses forêts

qui bordent la mer.La baie Marguerite mesure de trente à trente-cinq milles, soit une

douzaine de lieues. Pour y naviguer sans avarie, il est nécessairede suivre sur toute sa longueur un chenal qui, par endroits, n'a pasplus de quarante à cinquante mètres de large entre les bancs ou lesroches.

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Afin d'assurer sa route, le capitaine Bourcart fit ramasser quelquesgros cailloux auxquels une corde fut amarrée par un bout, tandisque l'autre se rattachait à un baril bien fermé. C'étaient autant debouées que les hommes placèrent de chaque côté du chenal afin d'enindiquer les sinuosités.

Il ne fallut pas moins de quatre jours, le jusant obligeant àmouiller deux fois par vingt-quatre heures, pour atteindre unelagune profonde d'au moins deux lieues.

Pendant ces arrêts, M. Heurtaux, accompagnédes deuxlieutenants,prenait terre et allait chasser aux environs. Ils tuèrent plusieurscouples de cabris et aussi quelques chacals, fort nombreux dans lesbois du voisinage. Pendant ce temps, les matelots faisaient provisiond'huîtres très savoureuses et se livraient à la pêche.

Enfin, le 11 mai, dansl'après-midi, le Saint-Enoch atteignit sonmouillage définitif.

L'emplacement de ce mouillage occupait à trois encâblures dufond une crique que des buttes boisées dominaient dans sa partienord. Des autres rives plates, toutes en grèves sablonneuses, sedétachaient deux langues de terre arrondies, semées de rochesnoirâtres d'un grain très dur. Cette crique s'ouvrait dans le littoralouest de la lagune, et il y restait toujours assez d'eau, même à merbasse, pour que le bâtiment n'eût pas à craindre d'échouer. Ausurplus, ainsi que dans ces mers du Pacifique, les marées n'étaientpas très fortes. Ni en pleine ni en nouvelle lune, elles ne donnaientune différence de plus de deux brasses et demie entre le plus hautdu flot et le plus bas du jusant.

Cet emplacement avait été heureusement choisi. L'équipagen'aurait point à s'éloigner pour faire du bois. Un ruisseau, quisinuait entre les buttes, formait une aiguade à laquelle il seraitfacile de s'approvisionnerd'eau douce.

Il va de soi que le Saint-Enoch ne s'était pas mis là à postefixe. Lorsque les embarcations seraient amenées sur une baleine,soit à travers la lagune, soit en dehors, il aurait vite fait d'appa-

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reiller pour appuyer la chasse, si le vent soufflait du bon côté.Quarante-huit heures après son arrivée, un trois-mâts se montra

à quatre milles au large. L'équipage reconnut sans peine le navireanglais. Ainsi qu'on l'apprit par la suite, c'était le Repton, deBelfast, capitaine King, second Strok, qui venait commencer sacampagne dans la baie Marguerite.

Ce bâtiment ne cherchait point à prendre son mouillage dans lacrique où se trouvait le Saint-Enoch. Il se dirigeait, au contraire,

vers le fond de la lagune et laissa tomber son ancre près du rivage.Comme il n'était distant que de deux milles et demi, on ne devait

pas le perdre de vue.Et, cette fois, le pavillon français ne le salua pas à son passage.Quant aux autres bâtiments de nationalité américaine, ils croi-

saient sur les divers parages de la baie Marguerite, et on en pouvaittirer cette conclusion que les souffleurs ne l'avaient point défini-tivement quittée.

Dès le premierjour, en attendant que l'occasion s'offrit d'amenerles pirogues, maître Cabidoulin, le charpentier Ferut et le forgeronThomas, accompagnés de quelques matelots, vinrent s'installer à lalisière de la forêt, afin d'abattre des arbres. Il était urgent derenouveler la provision de bois, tant pour les besoins de la cuisine

que pour alimenter le fourneau de la cabousse. C'est là un travailde grande importance que' ne négligent jamais les-capitaines balei-niers. Ce travail allait être favorisé, bien que la chaleur fût déjàforte. On ne saurait s'en étonner, puisque la baie Marguerite

est à peu près traversée par le vingt-cinquième parallèle, et, dansl'hémisphère septentrional, cette latitude est celle du nord de l'Indeet de l'Afrique.

Le 25 mai, une heure avant le coucher du soleil, le harponneurKardek, qui se tenait dans les barres du mât de misaine, aperçutplusieurs cétacés à deux milles de la crique, sans doute à larecherche de hauts-fonds convenables pour les baleineaux.

Il fut donc décidé que, le lendemain, dès la première heure, les

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pirogues seraient parées et, probablement, les autres navires pren-draient aussi leurs dispositions pour la pêche.

Ce soir-là, lorsque M. Filhiol demanda au capitaine Bourcart sicette pêche s'effectuerait dans les mêmes conditions qu'à la Nou-velle-Zélande, il en reçut cette réponse:

« Pas tout à fait, mon cher docteur, et il convient d'avoir plus decirconspection. Ici, nous aurons affaire à des femelles qui, si ellesdonnent plus d'huile que les mâles, sont plus redoutables. Lorsquel'une d'elles s'aperçoit qu'on veut les poursuivre, elle ne tarde pasà prendre la fuite, et, non seulement elle quitte la baie pour n'yplus revenir de toute la saison, mais elle entraîne les autres. Allezdonc les retrouver au large à travers le Pacifique!

— Et lorsqu'elles sont suivies de leur baleineau, capitaine?.— C'est alors, dit M. Bourcart, que les pirogues ont toute facilite

de réussir. La baleine, qui prend part aux ébats du petit, est sansdéfiance. On peut l'approcher à portée de louchet et la blesseraux nageoires. Si le harpon l'a manquée, il suffit de se lancerà sa poursuite, dût-on s'y entêter pendant plusieurs heures. Eneffet, le baleineau retarde sa marche, il se fatigue, il s'épuise.Or, comme la mère ne veut pas l'abandonner, il y a chance de setrouver dans de bonnes conditions pour la piquer.- Capitaine, ne disiez-vous pas que ces femelles sont plusdangereuses que les mâles?.- Oui, monsieur Filhiol, et il convient que le harponneur fasse

grande attention à ne point blesser le baleineau. La mère devien-drait furieuse et ferait grand dégât, se jetant sur les pirogues, lesfrappantà coups de queue, les mettant en pièces. De là de trèsgraves accidents. Aussi, après une campagne de pêche dans la baieMarguerite, n'est-il pas rare de rencontrer nombreux débris d'em-barcations, et plus d'un homme a payé de sa vie l'imprudence oula maladresse du harponneur! »

Avant sept heures du matin, l'équipage était prêt à donner lachasse aux cétacés aperçus la veille. Sans compter les harpons,

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lances et louchets, le capitaine Bourcart, le second, les deux lieute-nants s'étaient munis de fusils lance-bombe, toujours employés avecavantage lorsqu'il s'agit de capturer ce genre de baleine.

A un demi-mille de la crique se montrait une femelle avec sonpetit, et les pirogues hissèrent leurs voiles afin de l'accoster sanséveiller son attention.

Naturellement, Romain Allotte avait pris l'avance, et il arriva le

premier à sept brasses de l'animal. Celui-ci, qui se préparait à

sonder, devait apercevoir la pirogue.Aussitôt Ducrest brandit son harpon et le lança avec une telle

force qu'il s'enfonça jusqu'à la douille.

A cet instant rejoignirentles trois autres pirogues, prêtes à tournerla baleine afin de l'amarrer. Mais, par une fatalité qui n'est point rare,le harpon se rompit, et, suivie de son baleineau, elle prit la fuite.

Ce fut alors un acharnement extraordinaire. Le cétacé précédaitles embarcations de soixante à quatre-vingts brasses. Son souffle

— de la vapeur d'eau condensée en pluie fine — s'élevait à huit oudix mètres, et, comme il soufflait blanc, c'est qu'il n'avait pas étémortellement blessé.

Cependant les matelots souquaient ferme sur leurs avirons. Pen-dant deux heures, il fut impossible d'être à portée de lancer leharpon. Peut-être eût-on pu frapper le baleineau, si le capitaine

ne s'y fût opposé par prudence.Le docteur Filhiol, désireux de ne rien perdre des détails de cette

pêche, avait pris place à l'arrière dans l'embarcation de M. Bour-

cart. Lui aussi partageait l'ardeur qui animait ses compagnons etexprimait sa crainte qu'ils ne fussent épuisés avant d'avoir rejointl'animal.

En effet, la baleine se dérobait avec rapidité, plongeant et repa-raissant après quelques minutes. Elle ne s'était pas très éloignée dela crique —trois à quatre milles — et s'en rapprochait maintenant. Ilsemblait même que sa vitesse devait se ralentir, puisque le balei-

neau ne restait pas en arrière.

Page 333: Le Village Aérien

Vers onze heures et demie, un second harpon fut jeté de l'em-barcation de M. Heurtaux.

Cette fois, on n'eutque peu de ligne à filer. Les autres piroguesrallièrent, non sans se défier des coups de queue. Dès qu'ellesl'eurent attaqué avec le louchet et la lance, l'animal souffla le sanget expira à la surface de la mer, tandis que le baleineau disparais-sait sous les eaux.

Le courant étant favorable, la baleine fut aisément remorquée à

bord du Saint-Enoch, où M. Bourcart fit disposer les apparaux pourla virer dans l'après-midi.

Le lendemain vint à bord un Espagnol, qui demandait à parler

au capitaine. C'était un de ces hommes désignés sous le nomde carcassiers, et auxquels on abandonne le gras qui reste à l'in-térieur des carcasses.

Lorsqu'il eut examiné la baleine suspendue au flanc du navire, il

dit:« C'est vraiment l'une des plus grosses qui aient été pêchées dans

la baie Marguerite depuis trois mois.— Est-ce que la saison a été bonne?:.. interrogea M. Bour-

cart.

- Assez médiocre, répondit l'Espagnol, et je n'ai eu qu'une demi-douzaine de carcasses à travailler. Aussi je vous prie de me cédercelle-ci.

—Volontiers. »

Pendant les quarante-huit heures qui suivirent, l'Espagnol

demeura à bord et assista à toutes les opérations nécessitées par la

fonte du gras. Cette baleine ne donna pas moins de cent vingt-cinq

barils d'huile d'excellente qualité. Quant à sa carcasse, l'Espagnol

la fit conduire à son établissement, situé sur le littoral de la lagune,

deux milles au delà de la crique.

Lorsqu'il fut parti, le docteur Filhiol dit au capitaine:« -Savez-vous, monsieur Bourcart, ce que cet homme retire des

débris d'une baleine?.

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— Quelques jarres d'huile, tout au plus, docteur.

— Détrompez-vous, et je tiens de lui-même que le dépeçage pro-cure parfois une quinzaine de barils.

— Une quinzaine, monsieur Filhiol!. Eh bien! c'est la dernièrefois que j'y aurai été pris, et, dorénavant, nous carcasserons nous-mêmes! »

Le Saint-Enoch séjourna jusqu'au 17 juin dans la baie Margue-rite afin de compléter son chargement.

Pendant ce temps, l'équipage put amarrer plusieursbaleines, entreautres des mâles très difficiles, sinon très dangereux à piquer, tantils se montraient farouches.

L'un d'eux fut capturé par le lieutenant Coquebert à l'entrée de labaie. Il ne fallut pas moins d'un jour et d'une nuit pour l'amenerdans la crique. Pendant la durée du courant contraire, les piroguesmouillaient sur l'animal avec de petites ancres et les hommes dor-maient en attendant le renversement de la marée.

Il va sans dire que les autres navires se livraient également à lapoursuite des cétacés jusqu'aux extrêmes limites de la baie. LesAméricains, plus particulièrement, furent assez satisfaits de leurcampagne.

Le capitaine de l'un de ces bâtiments, l'Iwing, de San-Diego, vintrendre visite à M. Bourcart à bord du Saint-Enoch.

« Capitaine, lui dit-il après avoir échangé quelques compliments,

je vois que vous aviez réussi à souhait sur les côtes de la Nouvelle-Zélande.

— En effet, reprit M. Bourcart, et j'espère achever ici ma cam-pagne. Cela me permettra de retourner en Europe plus tôt que je

ne comptais et d'arriver au Havre avant trois mois.— Je vous en félicite, capitaine, mais, puisque la chance vous

favorise, pourquoi revenir directement au Havre?.— Que voulez-vous dire?.— J'entends que vous pourriez placer avantageusement votre

cargaison, sans abandonner les mers du Pacifique. Cela vous per-

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Lorsque l'Espagnol eut examiné la baleine. (Page 67.)

mettrait de recommencer la pêche aux îles Kouriles ou dans la merd'Okhotsk, précisément pendant les mois favorables.

— Expliquez-vous, monsieur. Où pourrais-je vendre ma car-gaison?.

— A Vancouver.

— A Vancouver?.

— Oui. surle marché de Victoria. En ce moment, l'huile est très

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demandée par des maisons américaines et vous livreriez à des prixtrèsavantageux.

— Ma foi, répondit M. Bourcart, c'est une idée, et sans doute uneexcellente idée. Je vous remercie du renseignement, capitaine, etil est probable que je le mettrai à profit. »

L'île de Vancouver, située dans les eaux américaines à la hauteurde la Colombie anglaise, n'est qu'à vingt-cinq degrés environ au nordde la baie Marguerite. Par bon vent, le Saint-Enoch pouvaitl'atteindre en une quinzaine de jours.

Décidément la fortune souriait à M. Bourcart. Jean-Marie Cabi-

doulin en serait pour ses histoires et ses prophéties de malheur.Après la campagne dela Nouvelle-Zélandeet de la baie Marguerite,la campagne desîles Kouriles et de la mer d'Okhotsk, tout cela dansla même année!.

C'est, du reste, à Vaucouver que se fussent rendus les baleiniersaméricains, et probablement aussi le Repton, s'ils avaient eu leurplein, puisque les cours étaient très en,hausse.

Lorsque M. Bourcart demanda au capitaine de l'Iwing s'il avait

eu quelques rapports avec ce Repton, la réponse fut négative. Lenavire anglais se tenait toujours à l'écart, et peut-être ne saluait-il

pas plus le pavillon étoilé des États-Unis qu'il ne saluait le pavillontricolore.

A plusieurs reprises, cependant, il advint que la poursuite descétacés dans la lagune ou au milieu de la baie, mit en présence les

pirogues anglaises et les pirogues françaises. Du reste elles n'étaient

pas amenées sur la même baleine, — ce qui aurait pu provoquer des

contestations, ainsi que cela arrive parfois. Et, certainement, dans

la disposition d'esprit où l'on se trouvait de part et d'autre, les con-testations auraient pu mal tourner. Aussi M. Bourcart ne cessait-ilde recommander à ses hommes d'éviter tout contact avec l'équipagedu Repton, soit en mer, lorsqu'ils croisaient sur les mêmes parages,soit à terre, lorsque les embarcations allaient faire du bois oupêcher entre les roches.

Page 337: Le Village Aérien

En somme, on ne savait pas si le Repton réussissait ou non, et,pour tout dire, on ne s'en inquiétait guère. Le Saint-Enoch l'avaitrencontré dans sa traversée entre la Nouvelle-Zélande et la côteaméricaine. Quand il aurait quitté la baie, il ne le reverrait sansdoute plus au cours de cette campagne.

Avant le départ, un cachalot fut encore signalé à trois mille endehors de la lagune. C'était le plus gros que l'on eût jamais ren-contré, et, cette fois, les embarcations du Repton se mirent enchasse, tardivement, il est vrai.

Afin de ne point donner l'éveil à ce cachalot, la pirogue du lieu-tenant Allotte, filant par jolie petite brise, manœuvra de manière à

ne point effaroucherl'animal. Toutefois, quand on fut à bonne portée,celui-ci sonda et on dut attendre qu'il remontât à la surface de la

mer.Trente-cinqminutes s'étant écoulées à partir de son dernier plon-

geon, il resterait donc à peu près le même temps sous l'eau, et il n'yent qu'à le guetter.

Son apparition s'effectua dans le temps prévu, à sept ou huitencâblures de la pirogue, qui se lança de toute sa vitesse.

Le harponneur Ducrest était debout sur le tillac, Romain Allottetenait son louchet à la main. Mais, en ce moment, le cachalot, sentantle danger, battit la mer avec une telle violence qu'une lame remplità moitié l'embarcation.

Comme le harpon l'avait atteint à droite, sous la nageoire pecto-rale, l'animal s'enfonça et la ligne dut lui être filée avec une tellerapidité qu'il fallut l'arroser pour qu'elle ne prît pas feu. Lorsqu'il

reparut, il soufflait le sang et quelques coups de lance l'achevèrent

sans trop de peine.Donc la besogne fut terminée avant l'arrivée des pirogues anglaises,

qui n'eurent plus qu'à retourner au Repton.Après la fonte du gras, maître Cabidoulin porta au compte de ce

cachalot quatre-vingtsbarils d'huile.L'appareillage avait été fixé au 17 juin. M. Bourcart, se confor-

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mant à l'avis du capitaine américain, allait faire voile pour l'île de

Vancouver. Le Saint-Enoch possédait alors dix-sept cents barilsd'huile et cinq mille kilogrammes de fanons. Lorsqu'il les auraitlivrés à Victoria, le capitaine n'hésiterait pas à entreprendre uneseconde campagne dans le nord-est du Pacifique. Cent cinquantejours s'étaient écoulés depuis son départ du Havre, et la relâche à labaie Marguerite avait duré du 9 mai au 19 juin. Sa coque et songréement se trouvaient en bon état, et, à Vancouver, il pourraitrefaire ses approvisionnements.

La surveille du départ, une occasion se présenta pour l'équipaged'entrer en communicationavec les hommes du Repton. Voici dansquelles circonstances.

Les pirogues du second et du lieutenant Coquebert, envoyéesà terre, devaient rapporter un reste du bois abattu et faire de l'eauà l'aiguade.

MM. Heurtaux, Coquebert et les matelots étaient déjà sur lagrève, lorsque l'un d'eux s'écria: « Baleine!. baleine! »

En effet, une femelle de forte taille, accompagnée de son balei-

neau, passait à un demi-mille de la crique en gagnant vers le fondde la baie.

Certes, il y eut unanime regret de ne pouvoir lui donner la chasse.Mais les deux pirogues, commandées pour un autre service, n'étaient

pas en état, n'ayant ni harpon ni ligne. Il en était de même à bord

du Saint-Enoch, qui, ses garants dégarnis, son matériel de viragedémonté, se tenait prêt à lever l'ancre.

Or, au détour de l'une des pointes extrêmes de la crique, deux

embarcations apparurent.C'étaient les pirogues du Repton, qui poursuivaient la baleine

signalée.Comme elles se rapprochaient dans l'intention de prendre l'animal

à revers, on ne les perdrait pas de vue.Elles s'avançaient, sans bruit, séparées par la distance d'un bon

mille, l'une étant partie bien après l'autre. La première venait de

Page 339: Le Village Aérien

mettre son pavillon à l'arrière pour annoncer qu'elle se préparait à

attaquer. Quant au Repton, il attendait, sous petite voilure, à troismilles dans l'est.

MM. Heurtaux, Coquebert et leurs hommes gravirent une butte

en arrière du ruisseau, d'où le regard pouvait s'étendre sur toute lalagune.

Il était deux heures et demie, quand le harponneur de la premièreembarcation se vit à bonne portée.

La baleine, qui jouait avec son petit, ne l'avait pas encore aperçu,lorsque le harpon traversa l'air.

Certes, les Anglais n'ignoraient point qu'il est dangereux d'atta-

quer un baleineau. Or, c'est celui-ci qui, en passant le long de la

pirogue, reçut le coup de harpon à la lippe.

Il était mortellement touché, et, après quelques convulsions, il

resta immobile à la surface de la mer. Comme le manche du harpon

se redressait, il avait, au dire des matelots, l'air de fumer sa pipe, la

poussière liquide qui s'échappait de sa bouche imitant à s'y mé-prendre la fumée du tabac.

La baleine fut prise alors d'un accès de fureur. Sa queue battaitl'eau, qui rejaillissait comme une trombe. Elle se précipita sur lapirogue. Les hommes eurent beau scier pour revenir en arrière, ils

ne purent éviter son attaque. En vain tentèrent-ils de lui lancer unsecond harpon, en vain essayèrent-ils de la frapper avec le louchet

et les lances, en vain l'officier déchargeait-il sur elle le fusil lance-

bombe.La seconde embarcation, se trouvant encore à trois cents toises

sous le vent, ne pouvait arriver en temps utile au secours de la

première.Celle-ci, qui venait d'être atteinte d'un formidable coup de

queue, coula immédiatement avec les matelots qui la montaient.Si quelques-uns d'entre eux reparaissaient, en admettant qu'ils nefussent que blessés, qui sait si l'autre embarcation pourrait les

recueillir?.

Page 340: Le Village Aérien

« Embarque. embarque!. » cria M. Heurtaux, en faisant signe

au lieutenant de le suivre.

Leurs hommes, voyant des gens en danger de périr, bien qu'ilsappartinssent à l'équipage du Repton, n'hésitèrent pas à leur portersecours.

En quelques instants, tous eurent descendu la butte, traversé la

grève, largué les amarres, et les pirogues, vigoureusement enlevées

par les avirons, sortirent de la crique.A l'endroit où la baleine se débattait toujours avec rage, des neuf

hommes précipités sous les eaux, sept seulement venaient de

remonter à la surface.

Deux manquaient.Quant à la baleine, après s'être dirigée vers le baleineau, que le

courant avait entraîné à une encâblure sous le vent, elle disparutdans les profondeurs de la lagune.

Le second et le lieutenant étaient déjà prêts à embarquer quel-

ques-uns des Anglais, lorsque l'officier du Repton, qui venait d'arriver,cria d'une voix très dépitée:

« Au large!. Nous n'avons besoin de personne!. Au large!»Et, qu'on n'en doute pas, s'il regrettait la mort de deux de ses

hommes, cet officier ne regrettait pas moins d'avoir manqué cettemagnifique proie.

Lorsque MM. Heurtaux et Allotte furent de retour à bord, ils

racontèrent au capitaine Bourcart et au docteur Filhiol comment les

choses s'étaient passées.M. Bourcart les félicita de s'être portés au secours de l'embar-

cation du Repton, et, quand il connut la réponse de l'officier

« Allons, dit-il, nous ne nous étions pas trompés. c'étaient biendes Anglais. et ils sont bien Anglais.

— Pour sûr, déclara le maître d'équipage, mais du diable s'ilest permis de l'être à ce point-là! »

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VI

VANCOUVER.

L'île de Vancouver, sur la côte occidentale de l'Amérique du

Nord, longue de cinq cents kilomètres, large de cent trente,

est comprise entre le quarante-huitième et le cinquante et unième

parallèle. Elle fait partie de la Colombie anglaise, voisine du Domi-

nion of Canada, dont la frontière la borne à l'est.

Il y a quelque cent ans, la Compagnie de la Baie d'Hudson avait

fondé un poste de trafiquants sur la pointe sud-ouest de l'île, près

de l'ancien port de Cardoba, le Camosin des Indiens. C'était déjà

une prise de possession de ladite île par le gouvernement britan-nique. Cependant, en 1789, l'Espagne s'en empara. Mais, peu de

temps après, elle fut restituée à l'Angleterre par un traité intervenuentre l'officier espagnol Quadra et l'officier anglais Vancouver, dontle nom figure seul dans la cartographie moderne.

Le village ne devait pas tarder à devenir ville, grâce à la décou-verte de filons d'or dans le bassin du Fraser, l'un des cours d'eaude l'île. Devenu Victoria-City, il fut capitale officielle de la Colombie

britannique. Puis d'autres villes se fondèrent, telles Nanaimo, à

vingt-quatre lieues de là, sans parler du petit port San-Juan, qui

s'ouvre à la pointe méridionale.

A l'époque où se déroule cette histoire, Victoria était loin d'avoir

le développement qu'elle possède aujourd'hui. L'île Vancouver

n'était point desservie par ce chemin de fer, de quatre-vingt-seizekilomètres, qui rattache la capitale à Nanaimo. C'est l'année sui-

vante seulement, en 1864, qu'une expédition allait être entreprise

par le docteur Brow, d'Edimbourg, l'ingénieur Leech et FrédéricWymper à l'intérieur de l'île.

Le capitaine Bourcart devait trouver à Victoria toutes facilités

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pour ses transactions et aussi les ressources qu'exigerait sa nouvelle

campagne de pêche. Aucune inquiétude à ce sujet.Dès la première heure, le Saint-Enoch avait quitté son mouillage

de la lagune. Aidé du jusant, il descendit le chenal de la baieMarguerite et il donna en pleine mer.

Des vents propices, soufflant de l'est au sud-est, lui permirent deprolonger la côte avec l'abri de la terre, à quelques milles de cettelongue presqu'île de la Vieille-Californie.

M. Bourcart n'avait point envoyé de vigies dans la mâture, puis-qu'il ne s'agissait pas de chasser la baleine. Le plus pressé, c'étaitd'atteindre Vancouver, afin de profiter des hauts cours.

Du reste, on ne signala que trois ou quatre souffleurs à grandedistance et dont la poursuite eût été difficile par une mer assezforte. L'équipage se contenta de leur assigner un rendez-vous auxîles Kouriles et à la mer d'Okhotsk.

On compte environ quatorze cents milles jusqu'au détroit de

Juan de Fuca, qui sépare l'île de Vancouver des territoires duWashington, à l'extrémité des États-Unis. Avec une moyenne dequatre-vingt-dix milles par vingt-quatre heures, la traversée duSaint-Enoch ne dureraitqu'une quinzaine de jours, et il porta toutela toile possible, bonnettes, flèches, voiles d'étais.

Toujours la continuation des heureuses chances qui avaientmarqué le cours de cette première campagne.

A peu près au tiers de sa navigation, le navire boulinait à la

hauteur de San-Diego, la capitale de la Basse-Californie. Quatrejours plus tard, il était par le travers de San-Francisco, au mi-

lieu de nombreux bâtiments à destination de ce grand port améri-cain.

« Peut-être est-il regrettable, dit ce jour-là M. Bourcart à sonsecond, que nous ne puissions traiter à San-Francisco ce que nousallons traiter à Victoria.

— Sans doute, répondit M. Heurtaux, puisque nous serions àdestination. Mais le chemin fait est le chemin fait. Si nous devons

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IL FUT FACILE DE S'Y PROCURER DU BOIS. (Page 82.)

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recommencer la pêche aux approches des Kouriles, nous serons très- ,

avancés vers le nord.— Vous avez raison, Heurtaux, et d'ailleurs les informations du

capitaine de l'Iwing sont formelles. A son avis, le Saint-Enochpourra aisément se réparer à Victoria et se réapprovisionnerpourplusieurs mois. »

Cependant le vent, qui marquait une certaine tendance à faiblir

en halant le sud, ne tarda pas à souffler du large. La vitesse duSaint-Enoch fut donc un peu ralentie. Cela ne laissa point de

causer quelque impatience à bord. En somme, onn'en était pas à

quarante-huit heures près, et, d'ailleurs, dans la matinée du3 juillet, la vigie signala le cap Flattery, à l'entrée du détroit de

Juan de Fuca.La traversée avait donc duré seize jours, — un de plus que ne

l'avait estimé M. Bourcart, — le bâtiment n'ayant pas atteint la

moyenne de quatre-vingt-dix milles.

« Eh bien. vieux. déclara maître Ollive à maître Cabidoulin,nous voici à l'entrée du port. et pourtant tu ne cesses degeindre.

— Moi?. répliqua le tonnelier.

— Oui, toi!

- Je ne dis rien.- Tu ne dis rien.mais c'est tout comme!.- Vraiment?.

- Vraiment. et j'entends que ça te grouille dans la poitrine!.Tu grognes en dedans.

— Et je grognerai en dehors quand ça me plaira! » riposta Jean-Marie Cabidoulin.

Après les formalités de santé et de douane, le Saint-Enoch vints'amarrer contre un appontement qui faciliterait le déchargement de

sa cargaison.De toutes façons, son séjour à Victoria durerait une quinzaine. Il

ne pouvait repartir avant que son équipage eût procédé à quelques

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réparations en vue, soit d'une nouvelle campagne dans les régionsseptentrionales du Pacifique, soit d'un retour en Europe.

Le second, les deux lieutenants, les maîtres auraient donc assezd'occupation pour qu'il fût nécessaire d'y consacrer tout leur temps.Il ne s'agirait de rien moins que de mettre à terre les dix-sept

cents barils d'huile. En outre, le capitaine Bourcart devrait sur-veiller ses hommes de près. Les désertions sont à craindre en cescontrées fréquentéesdes chercheurs d'or, des exploiteurs de placers,dans l'île de Vancouver et sur les plaines du Caribou de la Colombiebritannique.

Il y avait précisément dans le port de Victoria deux bâtiments, le

Chantenay de Nantes, et le Forward de Liverpool, que la désertiond'un certain nombre de matelots laissait en grand embarras.

Toutefois M. Bourcart se croyait, autant qu'on peut l'être, sûr de

ses hommes. Est-ce qu'ils ne seraient pas retenus par l'espoir departiciper aux bénéfices de cette campagne aussi fructueuse poureux que pour les armateurs du Saint-Enoch Néanmoins, unesurveillance assez sévère s'imposait, et les permissions de quitterle navire ne devraient être que rarement accordées. Mieux valaitincontestablement donner double ration à bord, après une péniblejournée de travail, que de voir l'équipage courir les taps et les bars,où ils ont bientôt fait de mauvaises connaissances.

Quant à M. Bourcart, il eut, en premier lieu, à s'occuper de

placer sa cargaison sur le marché de Victoria. Aussi, dès qu'il eutdébarqué, se rendit-il chez M. William Ilope, l'un des principauxcourtiers de marchandises.

Le docteur Filhiol, n'ayant aucun malade à soigner, aurait toutloisir de visiter la ville et les environs. Peut-être eût-il entrepris de

parcourir toute l'île, si les moyens de communication n'eussentmanqué. Point de routes, à peine des sentiers à travers les forêtsépaisses de l'intérieur. Il serait donc contraint de restreindre lecercle de ses explorations.

Au total, la ville lui parut intéressante comme toutes celles qui

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prospèrent si rapidement sur le sol de l'Amérique et auxquelles leterrain permet de s'étendre indéfiniment. Bâtie avec régularité,sillonnée de rues qui se coupaient à angles droits, ombragée debeaux arbres, elle possédait un vaste parc; et quelle est la citéaméricaine qui n'en a pas un et même plusieurs?. Quant à l'eaudouce, elle lui était fournie par un réservoir établi à quatre lieues delà, et qui s'alimentait aux meilleures sources de l'ile.

Le port de Victoria, abrité au fond d'une petite baie, est situédans les conditions les plus favorables. C'est le point où viennent

se raccorder les détroits de Juan de la Fuca et de la Reine-Char-lotte. Les navires peuvent le chercher soit par l'ouest, soit par le

nord-ouest. Son mouvement maritime, destiné à s'accroitre dansl'avenir, comprendra toute la navigation de ces parages.

Il est juste d'ajouter que, à cette époque déjà, le port offraitdamples ressources aux bâtiments obligés de se réparer après delongues traversées, la plupart fort pénibles. Un arsenal largementfourni, des entrepôts pour les marchandises, un bassin de carénage,étaient à leur disposition.

Le capitaine de l'Iwing avait donné des renseignements exacts àM. Bourcart. Les cours des huiles marines étaient en hausse. LeSaint-Enoch arrivait à propos pour en profiter. Les demandesaffluaient non seulement à Vancouver, mais aussi à New-West-minster, importante cité de la Colombie, située sur le golfe de Géor-gie, un peu au nord-est de Victoria. Deux baleiniers, l'américainFlower, le norvégien Fugg, avaient déjà vendu leur chargement, et

— ce qu'allait faire le Saint-Enoch — ils étaient repartis pour lapêche dans le nord du Pacifique.

Les affaires du Saint-Enoch purent donc être rapidement traitéesentre le courtier Hope et le capitaine Bourcart. La vente de la car-gaison se fit à des prix qui n'avaient jamais été atteints et qu'ellen'eût point obtenus sur les marchés d'Europe. Il ne s'agissait plusque de débarquer les barils et de les transporter à l'entrepôt, où ilsseraient livrés à l'acheteur.

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Et, lorsque M. Bourcart fut de retour à bord:« Heurtaux, dit-il au second, l'affaire est terminée, et il n'y a

qu'à se féliciter d'avoir suivi les conseils de cet honnête capitainede l'Iwing!.

- Huile et fanons, monsieur Bourcart?.

- Huile et fanons vendus à une compagnie colombienne de New-

Westminster.

— Alors nos hommes peuvent se mettre à la besogne?.

- Dès aujourd'hui, et je compte que le navire devra être enmesure de repartir dans un mois au plus, après avoir passé aubassin de carénage.

— En haut tout le monde! » commanda le second, dont maîtreOllive vint recevoir les ordres.

Dix-sept cents barils à débarquer, c'est un travail qui ne demande

pas moins d'une huitaine de jours, même s'il s'effectue avec méthodeet activité. Les appareils furent dressés au-dessus des panneaux etla moitié des matelots se répartit dans la cale, tandis que l'autremoitié s'occupait sur le pont. On pouvait compter sur leur bonvouloir et sur leur zèle, ce qui dispenserait de recourir aux ouvriersdu port.

Par exemple, si quelqu'un eut fort à faire, ce fut Jean-MarieCabidoulin. Il ne laissait pas hisser un baril sans l'avoir examiné,

sans s'être assuré qu'il sonnait le plein et qu'il ne donnerait lieu à

aucune réclamation. Il se tenait en permanence près de l'apponte-

ment, son maillet à la main, et frappait chaque baril d'un coup sec.Quant à l'huile, il n'y avait pas à s'en inquiéter, elle était de qualité

supérieure.Bref, le débarquement s'opéra avec toutes les garanties possibles,

et le travail se poursuivit pendant toute la semaine.,Du reste, la besogne de maître Cabidoulin ne serait pas achevée

avec le débarquement de la cargaison. Il faudrait remplacer lesbarils pleins par le même nombre de barils vides en vue de la nouvelle

campagne. Heureusement M. Bourcart trouva dans l'entrepôt de

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Victoria un stock qu'il se procura à bon compte. Toutefois, il y eut à

les réparer, à les remettre en état. Gros travail auquel les journéessuffisaient à peine, et si le tonnelier ne cessa de murmurer en dedanset même en dehors, il le fit au bruit des mille coups de maillet quele forgeron Thomas et le charpentier Férut frappaient à ses côtés.

Lorsque le dernier baril eut été débarqué, on procéda à un complet

nettoyage de la cale et du vaigrage intérieur.Le Saint-Enoch, déhalé de l'appontement, avait été conduit au

bassin de carénage. Il importait de visiter l'extérieur de sa coque, de

s'assurer s'il n'avait pas souffert dans ses œuvres vives. Le second etle maître d'équipage procédèrent à cette inspection — M. Bourcarts'en rapportait à leur expérience.

Il n'existait pas à proprement parler d'avaries sérieuses, seule-

ment quelques réparations, deux ou trois bandes du doublage encuivre à remplacer, ainsi que quelques gournables dans le bor-dage et la membrure, les coutures à regarnir d'étoupe, les hauts à

recouvrir de peinture fraîche. Cette besogne s'effectua sans arrêt,et, certainement, la relâche à Vancouver ne se prolongerait pas audelà des délais prévus.

Aussi comprendra-t-on que M. Bourcart ne cessât de manifestersa satisfaction, et le docteur Filhiol de lui répéter:

« Votre chance, capitaine. c'est votre bonne chance!. Pourpeuqu'elle continue.- Elle continuera, monsieur Filhiol. Savez-vous même ce qui

pourrait arriver?.- Veuillez me l'apprendre.— Ce serait que, dans deux mois, après sa seconde campagne, le

Saint-Enoch revînt à Victoria vendre une nouvelle cargaison auxmêmes cours!. Si les baleines des îles Kouriles ou de la merd'Okhotsk ne sont pas trop farouches.

— Comment donc, capitaine!. Est-ce qu'elles trouveraientjamais meilleure occasion de livrer leur huile à des prix plus avan-tageux?.

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— Je ne le pense pas, répondit en riant M. Bourcart, je ne le

pense pas. »

Il a été dit que le docteur Filhiol n'avait pu pousser ses excursionshors de la ville aussi loin qu'il l'eût désiré. Dans le voisinage dulittoral, il rencontra parfois quelques indigènes. Ce ne sont pas préci-sément les plus beaux types de cette race de Peaux-Rouges dont il

existe encore de remarquables spécimens dans le Far-West. Non:des êtres grossiers, épais de tournure, laids de visage, énormes têtesmal conformées, yeux petits, bouches larges, nez abominables dontles ailes sont traversées d'anneaux de métal ou de brochettesde bois.Et, comme si cette laideur naturelle ne leur suffisait point, n'ont-ils

pas l'habitude, lors des cérémonies et fêtes, de s'appliquer sur le

visage un masque de bois plus hideux encore et qui fait, au moyende ficelles, d'horribles grimaces?.

En cette partie de l'île et à l'intérieur, les forêts sont superbes, trèsriches en pins et en cyprès surtout. Il fut facile de s'y procurer dubois pour le Saint-Enoch. Rien que la peine de le débiter et de letransporter. Quant au gibier, il abondait. M. Heurtaux, accompagnédu lieutenant Allotte, put abattre plusieurs couples de daims, dontle cuisinier tira bon parti pour les tables du carré et du poste. Làpullulaient également les loups, les renards, les hermines, trèsfuyardes et difficiles à capturer, recherchéescependantpour la valeurde leur fourrure, et aussi de très nombreux écureuils à queuetouffue.

La plus longue excursion du docteur Filhiolle conduisit jusqu'àNanaimo, et c'est par mer qu'il s'y rendit sur un petit côtre affecté

au service entre les deux villes. Là s'élevait une bourgade assezprospère dont le port offre aux navires d'excellents mouillages.

Le trafic de Nanaimo tend à s'accroître chaque année. Son char-bon, d'excellente qualité, s'exporte à San-Francisco, dans tous lesports de l'Ouest-Pacifique,même jusqu'en Chine et à l'archipel desSandwich. Depuis longtemps déjà, ces riches gisements étaientexploités par la compagnie de la baie d'Hudson.

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La houille, — d'ailleurs plus que l'or — c'est la grande, on pour-rait dire l'inépuisable richesse de l'île. Nul doute que de richesdépôts ne soient encore découverts. Quant à ceux de Nanaimo, ilsn'exigent qu'un travail facile, et lui assurent une réelle pro-spérité.

Au surplus, l'or de cette région du Caribou, de la Colombie britan-nique, coûte cher à récolter, et, pour avoir un dollar, il faut, préten-dent les mineurs, en dépenser deux.

Lorsque le docteur Filhiol revint de cette excursion, la coque duSaint-Enochétait revêtue d'une nouvelle couche de peinture jusqu'auliston formé d'une raie blanche. Quelques réparations avaient étéfaites à la voilure et aux agrès, aux pirogues si rudementmalmenéesparfois par les coups de queue des baleines. Bref, le navire,après son passage au bassin, vint prendre mouillage au milieu du

port, et le départ fut définitivement fixé au 19 juillet.Deux jours auparavant, un navire américain entra dans la baie de

Victoria et jeta l'ancre à une demi-encâblure du Saint-Enoch. C'était1Iwing, retour de la baie Marguerite. On n'a pas oublié les bonsrapports établis entre son capitaine et le capitaine Bourcart, nonmoins cordiaux entre les officiers et les équipages.

Dès que l'Iwing eut été affourché, le capitaine Forth se fit conduireau Saint-Enoch, où il reçut un excellent accueil en reconnaissancedeses avis dont on s'était bien trouvé.

M. Bourcart, toujours heureux de faire une politesse, voulut le

retenir à dîner. L'heure approchait de se mettre à table, et, sansautre façon, M. Forth accepta l'invitation qu'il comptait rendre lelendemain à bord de l'Iwing.

La conversation fut très suivie dans le carré, où se réunirentM. Bourcart, M. Heurtaux, les deux lieutenants, le docteur Filhiolet le capitaine américain. Elle porta d'abord sur les incidents denavigation pendant la traversée des deux navires de la baie Margue-rite à l'île Vancouver. Puis, après avoir dit dans quelles conditionsavantageuses il avait vendu sa cargaison, M. Bourcart demanda au

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capitaine de l'Iwing si la pêche avait été bonne après le départ duSaint-Enoch.

« Non, répondit M. Forth, une campagne des plus médiocres, et,

pour ma part, je n'ai pas rempli le quart de mes barils. Les baleinesn'ont jamais été si rares.

— Cela s'explique peut-être, observa M. Heurtaux, par le motifqu'à cette époque de l'année les petits n'ont plus besoin de leursmères, et celles-ci comme ceux-là abandonnent la baie pour gagnerle large.

— C'est une raison, sans doute, répondit M. Forth. Cependant j'aisouvent fait la pêche dans la baie, et je ne me souviens pas de

l'avoir vue si désertée à la fin de juin. Des journées entières sepassaient sans qu'il y eût lieu d'amener les pirogues, bien que le

temps fût beau et la mer assez calme. Il est heureux, monsieurBourcart, que vous ayez débuté sur les parages de la Nouvelle-Zélande. Vous n'auriez pas fait votre plein dans la baie Margue-rite.

— Très heureux, déclaraM. Bourcart, d'autant plus que nousn'y avons guère aperçu que des souffleurs de moyenne taille.

— Et nous de petite taille, répliqua M. Forth. Nous en avons piquéqui n'ont pas rendu trente barils d'huile!.

— Dites-moi, capitaine, demanda M. Bourcart, avez-vous l'inten-tion de vendre sur le marché de Victoria?.

— Oui. si les cours sont toujours favorables.

— Toujours, et ce n'est pas cette mauvaise saison de la baieMarguerite qui les fera baisser. D'autre part, on n'attend encoreaucun arrivage des Kouriles, de la mer d'Okhotsk ou du détroitde Behring.

— En effet, dit M. Heurtaux, puisque la pêche ne prendra pas fin

avant six semaines ou deux mois.- Et nous espérons bien en avoir eu notre part!. déclara

Romain Allotte.

— Mais, capitaine Forth, reprit le lieutenant Coquebert, est-ce

Page 353: Le Village Aérien

La nuit venue, le capitaine Forth regagna son bord. (Page 88.)

que les autres baleiniers de la baie Marguerite ont été plus favo-risés que vous?.

— Pas davantage, affirma M. Forth. Aussi, lorsque l'Iwing a misa la voile, la plupart se préparaient-ils à appareiller pour gagner lahaute mer.

—Vont-ils rallier les côtes nord-est de l'Asie?. interrogeaM. Heurtaux.

Page 354: Le Village Aérien

— Je le pense.

— Eh! on sera en nombre là-bas!. s'écria le lieutenant Coque-bert.

— Tant mieux!. répliqua Romain Allotte. Voilà qui vous excite,lorsqu'onest deux ou trois navires sur une baleine. lorsqu'on appuiela chasse à briser les avirons!. Et quel honneur pour la pirogue qui

pique la première.

— Du calme, mon cher lieutenant, du calme!. interrompitM. Bourcart. Il n'y a pas de baleine en vue.

— Alors, reprit M. Forth, vous êtes décidé à faire une seconde

campagne?.

— Absolument.

— Et quand partez-vous?.

— Après-demain.—Déjà?.- Le Saint-Enoch n'a plus qu'à lever l'ancre.

- Je me félicite donc d'être arrivé à temps pour renouvelerconnaissance, capitaine, dit M. Forth, et nous serrer encore une foisla main.

— Et nous nous félicitons aussi d'avoir pu reprendre nos bonnesrelations, répondit M. Bourcart. Si l'Iwing fût entré dans la baie deVictoria au moment où le Saint-Enoch en sortait, cela nous auraitfait grosse peine. »

Là-dessus, la santé du capitaine Forth fut portée par le capitaineBourcart et ses officiers en termes qui témoignaient d'une vive sym-pathie pour la nation américaine.

« Après tout, observa alors M. Heurtaux, même sans nous être

revus à Victoria, peut-être le Saint-Enoch et l'Iwing auraient-ilsfait de conserve une seconde campagne dans les parages desKouriles?.

— Est-ce que votre intention, capitaine, demanda M. Bourcart,n'est pas de tenter fortune au nord du Pacifique?.

— Je ne le pourrais, messieurs, répondit M. Forth. L'Iwing

Page 355: Le Village Aérien

arriverait un peu tard sur les lieux de pêche. Dans deux mois les

premières glaces commenceront à se former au détroit de Behring

comme à la mer d'Okhotsk, et je ne suis point en état de remettreimmédiatement en mer. Les réparations de Ylwing exigeront de

trois à quatre semaines.

— Nous vous en exprimons nos sincères regrets, monsieur Forth,déclara M. Bourcart. Mais je voudrais revenir sur un fait dont vous

avez parlé, et qui exigerait quelques explications.

— De quoi s'agit-il, capitaine?.

— Vers la fin de votre séjour dans la baie Marguerite, n'avez-

vous pas remarqué que les baleines devenaient rares, et même

qu'elles montraient une hâte singulière à gagner le large?.

— Cela est certain, déclara le capitaine Forth, et elles s'en-

fuyaient dans des conditions qui ne sont pas habituelles. Je necrois pas exagérer en affirmant que les souffleurs semblaient

redouter quelque danger extraordinaire, qu'ils obéissaient à je nesais quel sentiment d'épouvante, comme s'ils eussent été pris de

panique. Ils bondissaient à la surface des eaux, ils poussaient desgémissements tels que je n'en ai jamais entendu.

— C'est fort étrange, à n'en pas douter, convint M. Heurtaux,et vous ne savez pas à quoi attribuer.

— Non, messieurs. répondit M. Forth, à moins que quelque

monstre formidable.

— Eh! capitaine, répliqua le lieutenant Coquebert, si maître

Cabidoulin, notre tonnelier, vous entendait: « C'est le grand ser-pent de mer! » s'écrierait-il.

— Ma foi, lieutenant, répliqua M. Forth, que ce soit ou non un

serpent qui les ait effrayées, les baleines se sont sauvées en toute

précipitation.

— Et, repartit Romain Allotte, on n'a pas pu leur barrer le chenal

de la baie Marguerite. en piquer quelques douzaines?.

— Je vous avoue que personne n'y a songé, répondit M. Forth.Nos pirogues ne s'en seraient pas tirées sans grand dommage et

Page 356: Le Village Aérien

peut-être sans perte d'hommes. Je le répète, il s'est passé làquelque chose d'extraordinaire.

— A propos, demanda M. Bourcart, qu'est devenu ce navire an-glais, le Repton ?. A-t-il fait meilleure pêche que les autres?.- Non. autant que j'ai pu le savoir.

- Pensez-vous qu'il soit resté dans la baie Marguerite?.

- Il se préparait à partir lorsquel'Iwing a mis à la voile.- Pour aller?.- Pour aller, d'après ce que l'on disait, continuer sa campagne

dans le nord-ouest Pacifique.

— Eh bien, ajouta M. Heurtaux, puissions-nous ne pas le rencon-trer! »

La nuit venue, le capitaine Forth regagna son bord, où il reçut lelendemain M. Bourcart et ses officiers. Il fut encore question desévénements dont la baie Marguerite avait été le théâtre. Puis,lorsque les deux capitaines se séparèrent, ce fut avec l'espoir quele Saint-Enoch et l'Iwing se reverraient quelque jour sur les

parages de pêche.

Page 357: Le Village Aérien

VII

SECONDE CAMPAGNE.

Le capitaine Bourcart appareilla dans la matinée du 19 juillet.L'ancre levée, il n'évolua pas sans peine pour sortir de la baie. Le

vent, qui, soufflant du sud-est, le contrariait alors, deviendrait

favorable dès que le Saint-Enoch, ayant doublé les dernières

pointes de Vancouver, serait de quelques milles au large.

Du reste le navire ne redescendit pas le détroit de Juan de Fuca,qu'il avait suivi pour gagner le port. Il remonta au nord par le

détroit de la Reine-Charlotte et le golfe de Géorgie. Le surlen-demain, après avoir contourné la côte septentrionale de l'île, il sedirigea vers l'ouest, et, avant le soir, perdait la terre de vue.

La distance entre Vancouver et l'archipel des Kouriles est estiméeà treize cents lieues environ. Lorsque les circonstances s'y prêtent,un voilier peut la franchir aisément en moins de cinq semaines,et M. Bourcart comptaitn'y pas employer plus de temps si sa bonnechance persévérait.

Ce qui est certain, c'est que la navigation débuta dans des condi-

tions excellentes. Une fraîche brise bien établie, une mer gonflée de

longues houles, permirent au Saint-Enoch de se couvrir de toile..,

Ce fut tout dessus, amures à bâbord, qu'il tint le cap à l'ouest-nord-

ouest. Si cette direction allongeait un peu sa route, elle lui évitait

du moins le courant du Pacifique, qui porte à l'est en s'arrondis-

sant le long des îles Aléoutiennes.

En somme, cette traversée s'effectuait sans contrariétés. De temps

à autre, seulement, les écoutes à mollir ou à raidir. Aussi l'équipage

serait-il frais et dispos pour la pénible campagne de pêche qui

l'attendait dans la mer d'Okhotsk.

Page 358: Le Village Aérien

Jean-Marie Cabidoulin était toujours le plus occupé du bord, ran-gement définitif des barils dans la cale, disposition des appareils,manches et bailles, pour envoyer l'huile en bas. Si l'occasion seprésentait de piquer quelque baleine avant l'arrivée du Saint-Enoch à la côte sibérienne, le capitaine Bourcart ne la laisserait paséchapper.

« C'est à désirer, monsieur Filhiol, dit-il un jour au docteur. Lasaison est avancée et notre pêche ne pourra se prolonger dans la

mer d'Okhotsk au delà de quelques semaines. Les glaces ne tar-deront pas à se former et la navigation y deviendra difficile.

— Aussi, observa le docteur, je m'étonne que les baleiniers, tou-jours pressés par le temps, en soient encore à procéder d'unefaçon si primitive. Pourquoi n'emploient-ils pas des bâtiments à

vapeur, des pirogues à vapeur, et surtout des engins de destructionplus perfectionnés?. Les campagnes donneraient de plus grandsprofits.

— Vous avez raison, monsieur Filhiol, et cela viendra quelquejour, n'en doutez pas. Si nous sommes restés fidèles à nos vieux erre-ments, cette seconde moitié de siècle ne finira pas sans qu'onobéisse au progrès qui s'impose en toutes choses!.

— Je le crois, capitaine, etla pêche sera organisée par des moyensplus modernes. à moins qu'on n'en arrive, puisque les baleines

deviennent rares, à les parquer.- Un parc à baleines !. s'écria M. Bourcart.

- Je plaisante, déclara le docteur Filhiol, et, pourtant, j'ai connu

un ami qui avait eu cette idée-là.

- Est-ce possible?.- Oui. parquer des baleines dans une baie comme on parque

les vaches dans un champ. Là, elles n'auraient rien coûté à

nourrir, et on eût pu vendre leur lait à bon marché.- Vendre leur lait, docteur?.- Qui vaut le lait de vache, parait-il.

- Bon. mais comment les traire?.

Page 359: Le Village Aérien

— Voilà ce qui embarrassait mon ami!. Aussi a-t-il abandonnéce projet mirifique.

— Et il a sagement fait, conclut M. Bourcart en riant de boncœur. Mais, pour en revenir au Saint-Enoch, je vous ai dit qu'il nepourra prolonger sa campagne dans le nord du Pacifique et nousserons forcés de repartir dès le commencement d'octobre.

— Où le Saint-Enoch ira-t-il hiverner en quittant la merd'Okhotsk?. demanda M. Filhiol.

— C'est ce que je ne sais pas encore.

— Vous ne savez pas, capitaine?.— Non. cela dépendra des circonstances, mon cher docteur.

Arrêter d'avance un plan, c'est s'exposer à des déboires.— N'avez-vous pas déjà fait la pêche dans les parages au delà du

détroit de Behring?.

- Oui. et j'y ai rencontré plus de phoques que de baleines.D'ailleurs, l'hiver de l'océan Arctique est précoce, et, dès les pre-mières semaines de septembre, la navigation y est gênée par lesglaces. Je ne songe donc pas cette année à dépasser le soixan-tième degré de latitude.

- Entendu, capitaine; en admettant que la pêche ait été fructueusedans la mer d'Okhotsk, leSaint-Enoch reviendra-t-il en Europe?.

— Non, docteur, reprit M. Bourcart, et il sera préférable, à monavis, d'aller vendre mon huile à Vancouver, puisque les cours y sontélevés.

— Et c'est là que vous passeriez l'hiver?.— Vraisemblablement, — de manière à me trouver sur les lieux

de pêche au début de la saison prochaine.

- Cependant, reprit M. Filhiol, il faut tout prévoir. Si leSaint-Énoch ne réussit pas dans la mer d'Okhotsk, votre intentionserait-elle d'y attendre le retour de la belle saison?.

— Non. bien qu'on puisse hiverner à Nicolaïew ou à Okhotsk.Dans ce cas, je me déciderais plutôt à regagner la côte américaineou même la Nouvelle-Zélande.

Page 360: Le Village Aérien

— Ainsi, capitaine, quoi qu'il arrive, nous ne devons pas compterrevenir cette année en Europe?.

— Non, mon cher docteur, et cela ne saurait vous étonner. Il

,est rare que nos campagnes ne durent pas de quarante à cinquantemois. L'équipage sait à quoi s'en tenir à ce sujet.

— Croyez bien, capitaine, repondit M. Filhiol, que le temps neme paraîtra pas long, et, quelle que soit la durée de sa campagne,je ne regretterai jamais d'avoir embarqué à bord du Saint-Enoch!»

Il va de soi que, dès les premiers jours de la traversée, lesvigies avaient repris leur poste. La mer était surveillée avec soin.Deux fois dans la matinée, deux fois dans l'après-midi, le lieu-tenant Allotte se hissait aux barres de perroquet et y restait enobservation. Parfois apparaissaient quelques jets annonçant la pré-

sence des cétacés, mais à une distance trop grande pour queM. Bourcart songeât à amener les pirogues.

La moitié du parcours s'était accomplie sans aucun incident, endix-sept jours de navigation, lorsque, à la date du 5 août, versdix heures du matin, le capitaine Bourcart eut connaissance desîles Aléoutiennes.

Ces îles, qui appartiennent aujourd'hui à l'Amérique du Nord,faisaient partie à cette époque de l'empire russe, qui possédaittoute l'immense province de l'Alaska, dont les Aléoutiennes ne sont

en réalité que le prolongement naturel. Ce long chapelet, qui sedéveloppe sur près de dix degrés, ne compte pas moins de cinquanteet un grains. Il est divisé en trois groupes: les Aléoutes propres, lesAndreanov, les Lisii. Là vivent quelques milliers d'habitants, ras-semblés sur les plus importantes îles de l'archipel, où ils s'adonnentà la chasse, à la pêche et au commerce des pelleteries.

Ce fut l'une des grandes, Oumanak, que le Saint-Enoch releva àcinq milles dans le nord, et dont on aperçut le volcan Chicaldinskoï,haut de neuf mille pieds, qui était en pleine éruption. M. Bourcartne jugea pas à propos de s'en approcher davantage, craignant, avecces vents d'ouest, de rencontrer une mer furieuse.

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LES KOURILES ET LA MER D'OKHOTSK

Ce groupe des Aléoutiennes ferme au sud le bassin de Behring,

que l'Amérique avec le littoral de l'Alaska, l'Asie avec le littoral duKamtchatka, limitent à l'est et à l'ouest. Ce groupe présente cetteparticularité de décrire une courbe dont la convexité est tournéevers la haute mer — particularité qu'offrent aussi, dans leur dispo-

1 Gravure extraite de la Dècouverte de la Terre, par J. VERNE.

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sition géométrale, les Kouriles, les Liou-Khieou, les Philippines etl'ensemble des terres de l'empire du Japon.

Au cours de cette navigation, le docteur Filhiol put suivre duregard les capricieux contours de cet archipel, hérissé de montsvolcaniques, et dont les abords sont extrêmement dangereux durantla mauvaise saison.

En longeant cette convexité, le Saint-Enoch avait évité les cou-rants contraires. Favorisé par une brise constante, il n'aurait plusqu'à franchir une des branches du Kouro-Sivo, qui, dans le voisinagedes Kouriles, remonte obliquement au nord-est vers le détroit de

Behring.Lorsque le Saint-Enoch eut dépassé le dernier îlot des Aléou-

tiennes, il trouva des vents de la partie nord-est. C'était une circon-stance très avantageuse pour un navire qui allait mettre le cap ausud-ouest, en direction des Kouriles. Après avoir traversé ce groupe,M. Bourcart espérait relever l'extrême pointe du Kamtchatka avantune quinzaine de jours.

Mais, à l'ouvert de la mer de Behring, se déchaîna un terrible coupde vent, auquel un bâtiment moins solidement construit, moinshabilement manœuvré, n'eût pas résisté peut-être. Quant à chercherun abri au fond d'une crique des Aléoutiennes, la prudence l'eût décon-seillé. ses ancres n'auraient pu tenir, et il se fût brisé sur les récifs.

Cette tourmente, accompagnée d'éclairs, mêlée de grêle et de

pluie, dura quarante-huit heures. Pendant la première nuit, le

navire faillit engager. Cependant, comme la rafale rugissait avecune violence croissante, la voilure avait été réduite autant que pos-sible — rien que la misaine et le grand hunier au bas ris.

Durant cette redoutable tempête, le docteur Filhiol ne put qu'ad-mirerle sang-froid du capitaine Bourcart, le courage de ses officiers,

l'adresse et le dévouement de l'équipage. Il n'y eut que des éloges à

donner à maître Ollive pour la promptitude et l'habileté qu'il appor-tait à l'exécution des manœuvres. Peu s'en fallut que les embar-cations de tribord, bien qu'elles eussent été rentrées en dedans, ne

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fussent écrasées lorsque les embardées amenaient une telle bande

que la mer entrait par ses dallots.

En de telles conditions, on le comprend, le Saint-Enoch n'aurait

pu se tenir en cape courante. Ce fut vent arrière qu'il dut fuir, etmême, toute une demi-journée, à sec de toile. C'est là une trèsdangereuse allure, carle bâtimentrisque d'être «mangé par la mer».Lorsqu'il court dans le sens du vent et aussi vite, sa barre n'ayant

plus d'action, il est difficile de l'empêcher de se jeter tantôt surbâbord, tantôt sur tribord. Alors les coups de mer sont le plus à

craindre, parce qu'ils assaillent non par l'avant, fait pour leur

résister, mais par l'arrière, mal disposé pour recevoir l'assaut des

lames.

Il arriva donc que plusieurs trombes liquides balayèrent en grandle pont du Saint-Enoch. L'équipage fut sur le point de défoncer lespavois afin de faciliter l'écoulement. Heureusement les dallots suffi-

rent et les panneaux, solidement assujettis, résistèrent. Les hommes,placés au gouvernail sous la surveillance de maître Ollive, purentconserver le cap à l'ouest.

Le Saint-Enoch parvint à s'en tirer sans avares graves. Le capi-taine Bourcart n'eut à regretter que la perte d'un tourmentin qu'onavait essayé d'installer à l'arrière et dont il ne resta bientôt plus quedes lambeaux, qui claquaient comme coups de fouet sous les vio-lences de la rafale.

Et ce fut après cette inutile tentative pour se mettre à la cape quele capitaine avait décidé de fuir vent arrière.

La tempête diminua graduellement dans la nuit du 10 au 11 août.Presqueau lever de l'aube, maître Ollive put installer une voilure

convenable. Ce que l'on devait redouter, c'était que le vent ne sefixât à l'ouest, alors que le Saint-Enoch était encore à près dehuit cents milles de la terre d'Asie. Il aurait été forcé de luttercontre le vent, et sa marche eût été considérablement retardée.Louvoyer, d'autre part, c'était courir' le risque de tomber dansle rapide courant de Kouro-Sivo, d'être emporté vers le nord-est,

Page 364: Le Village Aérien

ce qui eût peut-être compromis cette campagne de la mer d'Okhotsk.C'était la grande perplexité du capitaine Bourcart. Confiant dans

la solidité de son navire, confiant dans le mérite de ses officiers etde son équipage, il n'avait eu d'autre appréhension que de voir seproduire cette saute de vent, qui eût retardé son arrivée aux Kouriles.

« Est-ce que la bonne chance nous abandonnerait, en justifiantles prévisions de ce mauvais augure de Cabidoulin?. répétait-ilquelquefois.

— Il ne sait pas ce qu'il dit, répliquait maître Ollive, et il feraitmieux d'avaler sa langue!. Mais ça lui sort par la bouche commele souffle d'une baleine par ses évents!. Seulement, c'est toujours

rouge qu'il souffle, l'animal! »

Et, ma foi, s'il fut enchanté de cette réponse, le brave maîtred'équipage, on ne saurait trop s'en étonner.

Toutefois, un retard, ne fût-il que d'une quinzaine de jours, auraitété très préjudiciable. Vers le commencement de septembre, lespremières glaces se forment dans la mer d'Okhotsk, et, géné-ralement, les baleiniers ne s'y donnent rendez-vous qu'à la fin del'hiver.

Malgré tout, la tempête passée, on oublia vite que le Saint-Enochs'était une ou deux fois trouvé en perdition. Aussi les plaisanteriesde redoubler à l'égard de Jean-Marie Cabidoulin.

« Vois-tu, vieux, lui dit maître Ollive, c'est toi qui nous as valu ce

coup de chien, et, si nous manquons la campagne, ce sera encore de

ta faute !.— Eh bien, répondit le tonnelier, il ne fallait pas venir me relan-

cer dans ma boutique de la rue des Tourettes, et m'embarquer surle Saint-Enoch.

— Pour sûr, Cabidoulin, pour sûr!. Mais, si j'étais le capitaineBourcart, je sais bien ce que je ferais.

— Et que ferais-tu?.— Jete mettrais un boulet à chaque pied, et t'enverrais par-

dessus le bord!

Page 365: Le Village Aérien

- C'est peut-être ce qui pourrait m'arriver de plus heureux!.répondit Jean-Marie Cabidoulin, d'une voix grave.

— Le diable le déhale!.s'écria maître Ollive, c'est qu'il parlesérieusement.

— Parce que c'est sérieux, et tu verras comment finira la cam-pagne.

— Aussi bien qu'elle a commencé, vieux. à une condition,

pourtant. c'est qu'on te débarque en pleine mer! »

Du reste, que l'avenir dût ou non donner raison à Jean-Marie

Cabidoulin, ce ne fut pas au cours de cette traversée entre Van-

couver et les Kouriles que l'équipage eut l'occasion d'allumer sacabousse. Les vigies en furent pour leurs peines. Les cétacés,extrêmement rares, ne se montraient qu'à de grandes distances.

Et pourtant, à cette époque de l'année, ils fréquentent volontiers les

approches de la mer de Behring, baleinoptères gigantesques, jubartesparfois longues de trente mètres, culammaks et umgulliks qui en me-surent une cinquantaine. D'où provenait cette rareté?. Ni M. Bour-cart, ni M. Heurtaux ne parvenaient à se l'expliquer. Est-ce donc

que ces animaux, trop vivement poursuivis dans les mers arctiques,cherchaient déjà refuge, ainsi que cela devait se produire plus tard,jusque dans les mers antarctiques?.

« Eh! non!. Eh! non!. criait le lieutenant Allotte. Ce quenous ne trouvons pas en deçà des Kouriles, nous le trouverons audelà!. C'est dans la mer d'Okhotsk que nous attendent les baleines.

et on la remplirait tout entière rien qu'avec leur huile! »

Que les fantaisistes prédictions du lieutenant dussent se réaliser,il n'en était pas moins certain qu'il n'y eut pas lieu une seule fois

d'amener les pirogues. A noter également qu'on ne voyait aucunbâtiment, et, cependant, en ce mois d'août, il n'est pas d'habitude

que les baleiniers aient abandonné ces parages. Peut-être, aprèstout, étaient-ils déjà en pêche dans la mer d'Okhotsk, où devaientpulluler les souffleurs,au dire de Romain Allotte. Et qui sait si, parmieux, ne s'y voyait pas le Repton, lequel, d'après les informations du

Page 366: Le Village Aérien

capitaine Forth, avait quitté la baie Marguerite pour rallier les

parages nord-ouest du Pacifique?« Bon! si heureuse qu'ait pu être sa campagne, disaient les

hommes, il n'aura pas tout pris, et il restera bien quelques baleines

pour le Saint-Enoch! »

Cependant les craintes d'un changement de brise ne s'étaient pointréalisées. A la suite d'une accalmie de vingt-quatre heures, le ventavait repiqué au sud-est. Plusieurs jours s'écoulèrent. Déjà les

oiseaux de mer, — de ceux qui s'aventurent à quelque centaine de

milles au large, — éparpillés autour du navire, se reposaient parfois

à l'extrémité des vergues. Le navire filait tout dessus, bâbord amures,avec une vitesse moyenne de dix à onze nœuds. La traversée s'ac-complissait de telle façon que M. Bourcart eût été mal fondé à seplaindre.

Le 21 août, d'après la double observation de dix heures et demidi par un temps très clair, le point donna cent soixante-cinqdegrés trente-sept minutes en longitude et quarante-neuf degréstreize minutes en latitude.

A une heure, le capitaine et les officiers étaient réunis sur ladunette. Le Saint-Enoch, incliné sur tribord, laissait derrière lui

un sillage plat et se dérobait rapidement à la lame.Soudain, le second de dire:« Qu'est-ce que je vois là-bas?. »

Tous les regards se portèrent au vent du navire, vers une longuebande noirâtre qui paraissait animée d'un singulier mouvement de

reptation.Cette bande, observée au moyen des lunettes, semblait mesurer de

deux cent cinquante à trois cents pieds.

« Tiens! s'écria le lieutenant Allotte en plaisantant, est-ce que ceserait le grand serpent de mer de maître Cabidoulin?. »

Et, précisément, du gaillard d'avant, la main au-dessus des

yeux, le tonnelier regardait en cette direction sans prononcer uneparole.

Page 367: Le Village Aérien

Le docteur Filhiol venait de monter sur la dunette, et le capitaineBourcart dit en lui passant sa longue-vue:

« Voyez. je vous prie.— Cela ressemble à un écueil au-dessusduquel voltigent de nom-

breuxoiseaux. déclaraM. Filhiol, aprèsquelquesminutesd'attention.

— Je ne connaispas d'écueil en cet endroit. déclara M. Bourcart.

— Et d'ailleurs, ajouta le lieutenant Coquebert, il est certain quecette bande se déplace. »

Cinq ou six matelots entouraient le tonnelier, qui n'ouvrait pasla bouche, s'il ouvrait les yeux.

Le maître d'équipage lui dit alors:« Eh bien. vieux. est-ce donc?. »

Pour toute réponse, Jean-Marie Cabidoulin fit un geste qui signi-

fiait: peut-être!Le monstre, — si c'était un monstre, —le serpent, - si c'était

un serpent, — ondulait à la surface des eaux, près de trois milles auvent du Saint-Enoch. Sa tête énorme — si c'était une tête — parais-sait pourvue d'une épaisse crinière, telle que les légendes norvé-giennes ou autres l'ont toujours donnée aux krakens, aux calmarset aux divers spécimens de la tératologie marine.

Assurément, aucune baleine, même des plus vigoureuses, n'aurait

pu résister aux attaques d'un tel géant océanique. Et, au fait, saprésence n'expliquait-elle pas qu'elles eussent déserté cette partiedu Pacifique?. Un navire de cinq à six cents tonnes aurait-il pu

se dégager des replis d'un si prodigieux animal?.En ce moment, il n'y eut qu'un cri dans tout l'équipage:« Le serpent de mer. le serpent de mer! »

Et les regards ne quittèrent plus le monstre en question.

« Capitaine, demanda le lieutenant Allotte, est-ce que vous n'êtes

pas curieux de savoir si cette bête-là fournirait autant d'huilequ'unebaleine franche?. Je parie pour deux cent cinquante barils, si nousparvenons à l'amarrer! »

Depuis l'instant où l'animal avait été signalé, il s'était rapproché

Page 368: Le Village Aérien

d'un demi-mille sous l'action du courant, sans doute. On distinguaitmieux ses anneaux, qui se déroulaient par un mouvement vermi-culaire, sa queue en longs zigzags dont l'extrémité se relevaitparfois, sa formidable tête à crinière hérissée, dont il ne s'échappait

aucun souffle d'air et d'eau.A la demande formulée, puis renouvelée par le lieutenant, de

mettre les pirogues à la mer, le capitaine Bourcart n'avait pas encorerépondu.

Cependant MM. Heurtaux et Coquebert s'étant joints à lui,

M. Bourcart, après une hésitation assez naturelle, donna l'ordred'amener deux pirogues, non pour attaquer le monstre, mais afin de

l'observer de plus près, car le Saint-Enoch n'aurait pu s'en appro-cher sans courir de longs bords.

Lorsque le tonnelier vit les hommes occupés à déhaler les embar-cations, il s'avança vers le capitaine Bourcart, et il lui dit non sansquelque émotion:

« Capitaine. capitaine Bourcart. vous voulez.

— Oui. maître Cabidoulin, je veux savoir à quoi nous en tenir

une bonne fois.— Est-ce. prudent?.

— En tout cas, c'est à faire!— Va avec eux!. » ajouta maître Ollive.

Le tonnelier gagna le gaillard sans répondre. Après tout, on s'étaitsi souvent moqué de« son serpent de mer» que peut-être ne regret-tait-il pas cette rencontre qui allait lui donner raison.

Les deux pirogues, chacune avec quatre matelots aux avirons, dansl'une le lieutenant Allotte et le harponneur Ducrest, dans l'autre le

second Heurtaux et le harponneur Kardek, ayant largué leur amarre,se dirigeaient vers l'animal. Les recommandations du capitaineétaient formelles: on ne devait agir qu'avec la plus absolue prudence.

M. Bourcart, M. Coquebert, le docteur Filhiol et maître Olliverestèrent en observation sur la dunette, après que le navire eut étémis en panne. Le tonnelier, le forgeron, le charpentier, les deux

Page 369: Le Village Aérien

Le monstre demeurait immobile. (Page 102.)

autres harponneurs, le maître d'hôtel, le cuisinier, les matelots, setenaient à l'avant. Quant aux novices, penchés sur les bastingages,leur curiosité se mélangeait d'une certaine appréhension.

Tous les yeux suivaient les embarcations. Elles s'avançaient endouceur, et ne furent bientôt plus qu'à une demi-encâblure du pro-digieux animal, et chacun s'attendait à ce qu'il se relevât brusque-ment.

Page 370: Le Village Aérien

Le monstre demeurait immobile et sa queue ne battait pas la mer.Alors on vit les pirogues le longer, puis lui jeter les amarres sans

qu'il eût fait un mouvement, puis le prendre à la remorque afin de le

ramener au navire.Ce n'était qu'une algue gigantesque dont la racine figurait une

tête, un végétal semblable à cet immense ruban que le Pékingavait rencontré, en 1848, dans les mers du Pacifique.

Et lorsque maître Ollive dit au tonnelier, en ne lui épargnant passes moqueries:

« La voilà, ta bête. le voilà, ton fameux serpent de mer!. Un

paquet d'herbes. une sargasse!. Eh bien. y crois-tu encore,vieux?.

— Je crois ce que je crois, répondit Jean-Marie Cabidoulin, et on

sera forcé de me croire un jour ou l'autre! »

Page 371: Le Village Aérien

VIII

LA MER D'OKHOTSK.

Les Kouriles, moins nombreuses que les Aléoutiennes, sont pourla plupart des îlots inhabités. Trois ou quatre, cependant, peuventêtre considérés comme des îles: telles Paramouchir, Owekotan,

Ouchichir, Matoua. Assez boisées, elles possèdent un sol productif.

Les autres, rocheuses et sablonneuses, impropres à toute culture,

sont frappées de stérilité.Une partie de ce groupe est tributaire de l'empire du Japon, dont

il prolonge le domaine. L'autre partie septentrionale relève de laprovince russe du Kamtchatka. Ses habitants, petits, velus, sontdésignés sous le nom de Kamtchadales.

M. Bourcart ne songeait point à relâcher au milieu de ce groupe.où il n'avait que faire. Il lui tardait d'avoir franchi cette barrière quilimite la mer d'Okhotsk au sud et au sud-est afin de commencer saseconde campagne.

Ce fut en doublant le cap Lopatka, à l'extrémité de la presqu'îlekamtchadale et en laissant Paramouchir sur bâbord, que le Saint-Enoch pénétra dans les eaux sibériennes le 23 août, après trente-six

jours de navigation depuis Vancouver.Ce vaste bassin d'Okhotsk, très protégé par cette longue bande

des Kouriles, comprend une superficie trois ou quatre fois supérieure

à celle de la mer Noire. Tout comme un océan, il a ses tempêtes, par-fois d'une extrême impétuosité.

Le passage du Saint-Enoch à travers le détroit fut marqué par unaccidentpeu grave, mais qui aurait pu l'être.

Le bâtiment se trouvait à l'endroit le plus resserré de l'inlet,lorsque, sous l'action d'un courant, son étrave vint à heurter unhaut-fond dont la position était inexactement indiquée sur la carte.

Page 372: Le Village Aérien

Le capitaine Bourcart était alors sur la dunette, près de l'hommede barre, et le second près du bastingage de bâbord, en observation.

Dès le choc, qui fut assez léger, ce commandement se fit entendre:« A masquer les trois huniers! »

Aussitôt l'équipage se mit sur les bras des vergues, et elles furentorientées de telle sorte que, le vent prenant sa voilure à revers, leSaint-Enoch put se dégager en culant.

Mais le capitaine Bourcart vit que cette manœuvre serait insuffi-

sante. Il serait nécessaire d'élonger une ancre à l'arrière pour sehaler dessus.

A l'instant même, le canot fut lancé à la mer avec une ancre à jet,et le lieutenant Coquebert,accompagné de deux novices, s'occupa de

la mouiller à un endroit convenable.Le choc, on le répète, n'avait pas été rude. Un navire aussi solide-

ment construit que le Saint-Enoch devait s'en tirer sans aucun dom-

mage.Au surplus, comme il avait touché à mer basse, vraisemblablement,

dès que la marée se ferait sentir, son ancre l'empêchant de s'engraverdavantage, il se relèverait de lui-même.

Le premier soin de M. Bourcart avait été d'envoyer le maîtred'équipage et le charpentier à la pompe. Tous deux reconnurent quele bâtiment ne faisait point eau. Nulle apparence d'avaries ni dans lebordéni dans la membrure.

Il ne s'agissait plus que d'attendre le flot, ce qui ne tarda guère,et, après quelques râclements de sa quille, le Saint-Enoch se retiradu bas-fond. Ses voiles furent aussitôt orientées, et, une heure après,il donnait dans la mer d'Okhotsk.

Les vigies reprirent alors leur poste sur les barres du grand mât

et du mât de misaine, afin de signaler les souffleurs qui passeraientà bonne distance. Personne ne doutait de réussir ici comme à labaie Marguerite ou à la Nouvelle-Zélande. Avant deux mois, leSaint-Enoch, de retour à Vancouver, aurait écoulé son second chargementà des prix non moins avantageux que le premier.

Page 373: Le Village Aérien

Le ciel était très pur. Il ventait une jolie brise du sud-est. La

mer se gonflait en longues houles sans déferler, et les embarcations

ne risquaient pas d'être gênées dans leur marche.Il y avait un certain nombre de navires en vue, — des baleiniers

pour la plupart. Probablement ils exploitaient ces parages depuisquelques semaines, et poursuivraient leur campagne jusqu'à l'hiver.

Les autres bâtiments étaient à destinationde Nicolaïevsk, d'Okhotsk,d'Ayan, les principaux ports de cette région, ou ils en sortaient pourregagner le large.

A cette époque déjà, Nicolaïevsk, capitale de la province de

l'Amour, située presque à l'embouchure du grand fleuve de ce nom,formait une ville importante dont le commerce prenait d'année enannée une plus grande extension.Elle offrait un port très abrité sur le

détroit de Tartarie, qui sépare le littoral de la longue ile de Sakhalin.Peut-être, dans l'esprit de Jean-Marie Cabidoulin, l'échouage du

Saint-Enoch avait-il ouvert l'ère des mauvaises chances. Non

point que le tonnelier se fût expliqué à ce sujet d'une façon catégo-rique; mais il n'aurait pas fallu le pousser très vivement.

A noter toutefois que le débutde cette campagne dans la merd'Okhotsk ne fut pasheureux.

Pendant la matinée, une baleine souffla à deux milles environ,

— une baleine franche, sur laquelle M. Bourcart fit amener les

quatre pirogues. En vain se mirent-elles à sa poursuite. Impossible

de la revoir, après qu'elle eut plongé à trois reprises, et tout à fait

hors de portée.Le lendemain, même tentative, même insuccès. Les embarcations

revinrent à bord sans que les harponneurseussent lancé le harpon.

Ce n'étaient donc pas les baleines qui manquaient dans cette mer.Quelques autres furent encore signalées par les vigies. Mais, trèsfarouches ou très effarouchées, elles ne se laissaient pas rejoindre.Les navires en vue étaient-ils plus favorisés?. Il n'y avait pas lieude le croire.

On se figure aisément que l'équipage en concevait un très légi-

Page 374: Le Village Aérien

time dépit. Plus que quiconque enrageait le lieutenant Allotte, et onpouvait craindre que, le cas échéant, il ne s'abandonnât à quelqueimprudence, malgré les recommandations réitérées du capitaineBourcart.

Celui-ci prit alors la résolution de conduire le Saint-Enoch auxîles Chantar, où il avait déjà passé deux saisons dans des conditionsexcellentes.

Trois mois plus tôt, les baleiniers de la mer d'Okhotsk eussentrencontré les dernières glaces de l'hiver. Non encore désagrégées

ou fondues, elles auraient rendu la pêche moins facile. Les naviressont contraints d'élonger les ice-fields, afin d'en contourner l'extré-mité. Souvent même, deux ou trois jours s'écoulent avant qu'ilsdécouvrent une clairière qui permette de faire bonne route.

Mais, au mois d'août, la mer est entièrement libre, même en sapartie septentrionale. Ce qu'il y avait plutôt à craindre, c'était laformation des «young-ices », les jeunes glaces, avant que la seconde

campagne du Saint-Enoch eût pris fin.

Le 29, on eut connaissance des îles Chantar, groupées au fond de

la baie, dans cette crique resserrée qui échancre plus profondémentle littoral de la province de l'Amour.

Au delà s'ouvre une seconde baie, nommée baie Finisto ou du Sud-Ouest, qui n'offre pas beaucoup de fond. M. Bourcart la connaissait

et vint y reprendre son ancien mouillage.

Là se produisit un nouvel accident — très grave cette fois.

Au moment où l'ancre touchait, deux matelots venaient de sehisser à la vergue du petit hunier afin de dégagerune des manœuvresdu mât de misaine.

Lorsque la chaîne de l'ancre fut raide, maître Ollive reçut l'ordrede faire amener les huniers. Par malheur, on oublia de crier auxmatelots de se défier et de bien se tenir.

Or, à l'instant où, les drisses larguées, la voile retombait à la hau-teur du chouque, l'un des matelots avait une jambe sur les haubans,l'autre sur le marchepied de la vergue. Surpris dans cette position,

Page 375: Le Village Aérien

il n'eut pas le temps de s'accrocher par les mains aux haubans, et,lâchant prise, il tomba sur le bord de la pirogue du second, puisfut rejeté à la mer.

Cette fois, cet infortuné, — il se nommait Rollat et n'avait pastrente ans, — moins heureux que son camarade qui, on ne l'a pasoublié, avait été sauvé dans des circonstances identiques sur les

parages de la Nouvelle-Zélande, disparut sous les flots.

Aussitôt le canot fut mis dehors en même temps que des bouées

étaient lancées par-dessus les bastingages.

Sans doute, Rollat s'était grièvement blessé, peut-être un bras ou

une jambe cassés. Il ne remonta pas à la surface, et c'est en vain que

ses camarades essayèrent de le retrouver.C'était la première victime de cette campagne du Saint-Enoch,

le premier de ceux qui ne reviennent pas toujours au port.L'impression que causa cet accident fut profonde. Rollat, ce bon

matelot, très apprécié de ses chefs, très aimé de tous, on ne le

reverrait plus.Ce qui amena le charpentier à dire au maître d'équipage:« Est-ce que, décidément, cela va aller mal?. »

Plusieurs jours s'écoulèrent, et, si quelques baleines furent

aperçues, aucune ne put être amarrée. Le capitaine d'un navirenorvégien, qui vint en relâche dans la baie Finisto, déclara que, de

mémoire d'homme, on n'avait jamais vu saison si mauvaise. Selon

lui, la mer d'Okhotsk ne tarderait pas à être abandonnée comme lieu

de pêche.

Ce matin-là, au moment où un bâtiment passait à l'ouvert de la

baie, le lieutenant Coquebert de s'écrier:« Eh!.mais.le voilà!.

— Qui?. demanda M. Heurtaux.

— Le Repton! »

En effet, le baleinier anglais, cap au nord-est, se montrait à

moins de deux milles.

S'il avait été reconnu du Saint-Enoch, nul doute qu'il n'eût

Page 376: Le Village Aérien

également reconnu le trois-mâts français. D'ailleurs, pas plus cettefois que la première, le capitaine King ne chercha à entrer en com-munication avec le capitaine Bourcart.

« Eh! qu'il aille au diable !. s'écria Romain Allotte.

- Il ne paraît pas avoir été plus heureux dans la mer d'Okhotsk

que dans la baie Marguerite., fit observer M. Heurtaux.

— En effet, déclara le lieutenant Coquebert, il n'est pas lourde-ment chargé, et s'il a le quart de ses barils pleins, cela m'étonnerait.

— Après tout, dit alors M. Bourcart, les autres bâtiments nesemblent pas avoir fait meilleure pêche cette année. Doit-on enconclure que, pour une cause ou une autre, les baleines ont aban-donné ces parages pour n'y jamais revenir? »

Dans tous les cas, il était douteux qu'il fût possible auSaint-Enochde faire bonne campagne avant l'apparition des glaces.

En cet endroit même, sans parler des quelques ports qu'ellepossède, la côte n'est point tout à fait déserte. Les habitants descen-dent fréquemment des montagnes de l'intérieur, et il n'y a pas às'inquiéter autrement de leur présence.

Mais, lorsque les hommes vont à terre pour couper du bois, s'ilsn'ont rien à craindre des bipèdes, ils doivent prendre des précau-tions contre certains quadrupèdes fort dangereux. Les ours, nom-breux dans la province, sortent en bandes des forêts voisines,attirés par les carcasses de baleines échouées sur la grève, et dont

ils paraissent très amateurs.Aussi les gens du Saint-Enoch, en corvée, se munissaient-ils de

lances, afin de se défendre contre les agressions de ces plantigrades.C'est d'une autre façon que procèdent les Russes. En présence d'un

ours, ils opèrent avec une adresse toute particulière. Attendant l'ani-mal de pied ferme, agenouillés sur le sol, ils mettent les deux mainssurleur tête en tenant un couteau. Dès que l'ours s'est précipité sureux, il s'enferre de lui-même et, le ventre traversé, tombe à côté de

son courageux adversaire.

-Cependant, presque chaque jour, après avoir levé l'ancre, le Saint-

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ARME D'UNE LANCE ET D'UN HARPON. (Page 114.)

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Enoch louvoyaithors de la baie Finisto à la recherchedes souffleurs,

et il rentrait le soir à son mouillage sans avoir réussi.D'autres fois, servi par un bon vent, sous ses trois huniers, sa

misaine, ses focs, il prenait le large, les vigies en observation, les

pirogues prêtes. Mais c'est à peine si un cétacé était signalé parvingt-quatre heures, et à de telles distances qu'on ne pouvait songerà le poursuivre.

Le Saint-Enoch vint alors en vue d'Ayau, petit port de la côte

occidentale, où le commerce des pelleteries a pris une grande impor-

tance.Là, l'équipage put ramener à bord un baleineau de.moyenne taille

— de l'espèce de ceux que les Américains nomment « krampsess ».

Il flottait mort et ne rendit que six barils d'une huile à peu près sem-blable à celle des cachalots.

On le voit, les résultats de cette campagne dans le nord du Paci-fique menaçaient d'être nuls.

« Et encore, répétait M.Heurtaux au docteur Filhiol,, si nous étions

en hiver, on se rabattrait sur les loups marins. A partir d'octobre,ils fréquentent les glaces de la mer d'Okhotsk, et leurs fourrures sevendent assez cher.

— Par malheur, monsieur Heurtaux, l'hiver n'arrivera pas avantquelques semaines, et, à cette époque, le Saint-Enoch aura quitté

ces parages.— Alors, monsieur Filhiol, nous reviendrons, la cale. autant dire

le ventre vide! »

Il est très vrai que, dès la formation des premières glaces, cesamphibies, loups marins ou autres, apparaissent par centaines, si cen'est même par milliers, à la surface des ice-fields. Tandis qu'ils sechauffent au soleil, il est facile de les capturer, à la condition de lessurprendre endormis. Les pirogues s'approchent à la voile. Quelqueshommes débarquent, saisissent l'animal par les pattes de derrière etle transportent dans l'embarcation. D'ailleurs, ces loups marins, trèsdéfiants, ont l'ouïe extrêmement fine, le regard d'une acuité surpre-

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nante. Aussi, dès que l'éveil est donné à l'un deux, les voilà tous enrumeur, et la bande a vite fait de s'enfuir sous les glaces.

Le 4 septembre, le lieutenant Coquebert rencontra encore unebaleine morte. Après lui avoir passé l'amarre de queue, il la ramenaà bord, où elle fut mise en position d'être virée le lendemain.

On alluma donc la cabousse, et la journée entière fut employée à

fondre le lard. Ce qu'il y eut à remarquer, c'est que cet animal, récem-

ment blessé au flanc, n'avait certainement pas été frappé d'un coupde harpon. La blessure était due à la morsure de quelque squale. Au

total, cette baleine ne donna que quarante-cinq barils d'huile.D'ordinaire, lors des pêches dans la mer d'Okhotsk, on procède

autrement que sur les autres parages. Les pirogues, envoyées loindu navire, restent cinq à six jours parfois avant de revenir à bord.Ne pas en conclure qu'elles demeurent tout ce temps à la mer. Au soir,après avoir regagné la côte, elles sont tirées à sec afin que la marée

ne les enlève pas. Puis les hommes construisent des huttes de bran-chages, prennent leur repas, restent jusqu'à l'aube, en se gardantcontre l'attaque des ours, et se remettent en chasse.

Plusieurs jours s'écoulèrent avant que le Saint-Enoch eût repris

son mouillage de la baie Finisto. Il remonta même au nordjusqu'envue de la bourgade d'Okhotsk, port fréquenté du littoral, mais il

n'y fit point relâche.M. Bourcart, qui ne perdait pas tout espoir, voulut pousser du côté

de la presqu'île kamtchadale, où les souffleurs s'étaient peut-êtreréfugiés en attendant l'époque de refranchir les passes des Kou-

riles.Or, c'était précisément ce qu'avait fait le Repton, après avoir mis

à bord quelques centaines de barils.Le Saint-Enoch, profitant d'une bonne brise du sud-ouest, se diri-

gea vers cette étroite portion de la mer d'Okhotsk, comprise entrela presqu'île et la côte sibérienne.

Son ancrage choisi à deux ou trois milles de terre, presque à lahauteur du petit port de Yamsk, le capitaine Bourcart décida d'en-

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voyer trois pirogues à la recherche des baleines, sans leur fixer undélai de retour, à la condition de ne point se séparer.

Les pirogues du second et des deux lieutenants furent désignées

pour naviguer de conserve, avec les harponneurs Kardek, Durut etDucrest, quatre hommes, deux novices, et les engins nécessaires,lances, fusils lance-bombes et louchets.

Partiesà huit heures, les pirogues se dirigèrent vers le nord-ouest

en longeant la côte. Une légère brise favorisait leur marche, et elles

eurent bientôt perdu de vue, au revers d'une pointe, le lieu du mouil-

lage.La matinée écoulée, aucuncétacé n'avait été aperçu aularge. C'était

à se demander si, pour la même cause peut-être, ils n'avaient point

déserté la mer d'Okhotsk comme la baie Marguerite.Cependant, vers quatre heures après midi, plusieurs jets s'éle-

vèrent à trois milles dans le nord-est, — des souffles blancs d'uneintermittence régulière. Des baleines s'ébattaient à la surface de la

mer, bien vivantes celles-ci.Par malheur, la journée était trop avancée pour permettre de

s'amener dessus. Déjà le soleil déclinait vers les montagnes sibé-riennes de l'ouest. Le soir serait venu avant qu'il eût été possible de

lancer le harpon, et la prudence commandait de ne point demeurerla nuit en mer.

M. Heurtaux fit donc signal aux deux pirogues qui se trouvaient à

un demi-mille au vent, et, lorsqu'elles furent toutes trois bord à bord:« A terre! ordonna-t-il. Demain, dès le petit jour, nous pousse-

rons au large. »

Peut-être Romain Allotte eût-il préféré continuer la chasse; maisil dut obéir. Au total, la résolution de M. Heurtaux était sage. A courirdans ces conditions, jusqu'où les embarcations risquaient-elles d'êtreentraînées?. Et ne fallait-il pas tenir compte de la distance de

onze ou douze milles qui les séparait alors du Saint-Enoch?.Lorsqu'elles eurent rallié la terre au fond d'une anse étroite

les hommes les halèrent sur le sable. Pour sept ou huit heures à

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relâcher sur la côte, M. Heurtaux ne jugea point qu'il fût indispen-sable de construire une hutte. On mangea sous les arbres, un groupede grands chênes très touffus; puis on se coucha à terre pourdormir.

Toutefois, M. Heurtaux prit la précaution de mettre un homme de

garde. Armé d'une lance et d'un harpon, il serait relevé de deuxheures en deux heures, afin de défendre le campement contre l'at-taque des ours.

« Et voilà comment, ainsi que le dit le lieutenant Allotte, fautede pêcher à la baleine, on pêche à l'ours! »

La nuit ne fut aucunement troublée, si ce n'est par des hurlementslointains, et, dès les primes lueurs de l'aube, tout le monde était

sur pied.En quelques instants, les matelots eurent déhalé les trois pirogues,

qui prirent le large.Temps de brume — ce qui est assez fréquent en ce mois sous cette

latitude. Aussi le regard se limitait-il à la distance d'un demi-mille.Très probablement ce brouillard se dissiperait après quelques heuresde soleil.

Cette éclaircie survint dans la matinée, et, bien que le cielrestât brouillé dans ses hautes zones, la vue put s'étendre jusqu'àl'horizon.

Les pirogues s'étaient dirigées vers le nord-est, chacune ayant saliberté de mouvement, et on ne s'étonnera pas que le lieutenantAllotte, stimulant ses hommes, eût tenu la tête. Il fut donc le pre-mier à signaler une baleine qui soufflait à trois milles au vent, ettoutes les mesures furent prises pour l'amarrer.

Les trois embarcations commencèrent à manœuvrer de manière à

rejoindre l'animal. Il fallait, autant que possible, éviter de lui donnerl'éveil. D'ailleurs, il venait de plonger, d'où nécessité d'attendre qu'ilreparût.

Lorsque la baleine revint à la surface, à moins d'une encâblure, lelieutenant Coquebert étaità meilleure distance pour la piquer. Le

Page 383: Le Village Aérien

harponneur Durut, debout à l'avant, tandis que les matelots ap-puyaient sur les avirons, se tint prêt à lancer le harpon.

Ce baleinoptère de grande taille, la tête tournée au large, ne soup-çonnait pas le danger. En se retournant, il passa si près de l'embar-cation que Durut, très adroitement, put le frapper de ses deux

harpons au-dessous des nageoires pectorales.

Le baleinoptère ne fit aucun mouvement, comme s'il n'eût passenti le coup. Ce fut heureux, car, à ce moment, la moitié de son

corps étant engagée sous l'embarcation, il eût suffi d'un coup de

queue pour la mettre en pièces.

Soudain il sonda, mais si brusquement et à une telle profondeur,

que la ligne échappa des mains du lieutenant, et celui-ci n'eut quele temps de fixer sa bouée au bout.

Lorsque l'animal émergea, M. Heurtaux en était très rapproché.

Kardek lança son harpon, et, cette fois, il ne fut pas nécessaire de

filer de la ligne.Les deux autres pirogues arrivèrent alors. Des coups de lance

furent portés. Le louchet trancha une des nageoires du baleinoptère,qui, après avoir soufflé rouge, expira sans s'être trop violemmentdébattu.

Il s'agissait maintenant de le remorquer jusqu'au Saint-Enoch.Or, la distance était assez considérable — cinq milles au moins.

Ce serait là une grosse besogne.Aussi M. Heurtaux de dire au premier lieutenant:« Coquebert, larguez votre amarre et profitez de la brise pour

rallier le mouillage de Yamsk. Le capitaine Bourcart se hâtera

d'appareiller, et il coupera notre route en mettant le cap au nord-

est.— C'est entendu, répondit le lieutenant.

— Je pense que vous aurez rejoint le Saint-Enoch avant la nuit,reprit M. Heurtaux. Dans tous les cas, s'il faut attendre jusqu'au jour,

nous attendrons. Avec une masse pareille à la remorque, nous negagnerons guère un mille à l'heure. »

Page 384: Le Village Aérien

C'est ce qu'il y avait de mieux à faire. Aussi la pirogue, après avoirhissé sa voile et garni ses avirons, prit-elle direction vers la côte.

Quant aux deux autres embarcations, le courant les favorisant,lentement, il est vrai, elles suivirent la même direction.

Dans ces conditions, il ne pouvait être question de passer la nuit

sur le littoral, éloigné de plus de quatre milles. D'ailleurs, si le

lieutenant Coquebert n'était pas retardé, peut-être le Saint-Enochserait-il arrivé avant le soir.

Malheureusement, vers cinq heures, les brumes commencèrent à

s'épaissir, le vent tomba, et le rayon de vue se restreignit à unecentaine de toises:

« Voici un brouillard qui va gêner le capitaine Bourcart.,dit M. Heurtaux.

— En admettant que la pirogue ait pu retrouver son mouillage.,fitobserver le harponneur Kardek.

— Pas d'autre parti à prendre que de rester sur la baleine.,ajouta le lieutenant Allotte.

— En effet », répondit M. Heurtaux.Les provisions furent tirées des sacs, viande salée et biscuit, eau

douce et tafia. Les hommes mangèrent et s'étendirent pour dormirjusqu'au lever du jour. Cependant la nuit ne fut pas absolumenttranquille. Vers une heure du matin, les pirogues, secouées par unviolent roulis, risquèrent de rompre leurs amarres et il fallut lesdoubler.

D'où venait cette étrange agitation de la mer?. Personne ne put

en donner l'explication. M. Heurtaux eut la pensée que quelquegrand'steamerpassait à petite distance et en même temps la crainted'être

-abordé au milieu des brumes.

Aussitôt un des matelots donna nombre de coups de cornet, aux-quels il ne fut pas répondu. On n'entendit, d'ailleurs, ni les patouil-lements d'une hélice, ni les échappements de vapeur qui accom-pagnent un steamer en marche, pas plus qu'on n'entrevit la lueurdes fanaux.

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D'où venait cette étrange agitation de la mer? (Page 116.)

Cette tumultueuse agitation se prolongea pendant quaranteminutes, et fut si forte par instants que M. Heurtaux songeait presqueà abandonner le baleinoptère.

Cependant cet état de choses prit fin et la nuit s'acheva tranquil-lement.

Quelle avait été la cause de ce trouble des eaux?. Ni M. Heur-taux, ni le lieutenant Allotte ne pouvaient l'imaginer. Un steamer?.

Page 386: Le Village Aérien

Mais, dans ce cas, le trouble n'eût pas duré si longtemps. Et puis,il semblait qu'on avait entendu de formidables hennissements, desronflements très différents de ceux que produit la vapeur à traversles soupapes.

Au jour, le brouillard se leva comme la veille. Le Saint-Enochn'apparaissait pas encore. La brise soufflait à peine, il est vrai.Toutefois, vers neuf heures, le vent ayant fraîchi, un des harpon-

neurs le signala dans le sud-ouest, en bonne route.Lorsqu'il ne fut plus qu'à une demi-encâblure, M. Bourcart mit

en panne,et les pirogues amenèrent le baleinoptère, auquel on passal'amarre de queue dès qu'il fut contre le bord.

Il fallut presque la journée entière pour le virer, car il étaiténorme. Le lendemain, la cabousse s'alluma, et, après un travail quiexigea quarante-huit heures, le tonnelier Cabidoulin chiffra à centvingt-cinq barils la quantité d'huile envoyée en bas.

Quelques jours plus tard, le Saint-Enoch alla prendre un nouveaumouillage près de la côte kamtchadale. Les pirogues recommen-cèrent leurs recherches. Ce fut sans grand succès: deux baleinespiquées, de petit volume, trois autres rencontrées mortes, les flancsouverts, les entrailles déchirées, et dont il n'y eut rien à tirer.Avaient-elles succombé dans quelque violente attaque?. C'étaitinexplicable.

Décidément, la bonne chance ne se prononçait plus pour le Saint-Enoch, et, sans aller jusqu'aux fâcheux pronostics de Jean-MarieCabidoulin, tout portait à croire que cette seconde campagne serait

peu fructueuse.En effet, la saison touchait à sa fin. Jamais les baleiniers ne la

prolongeaient au delà de septembre dans les eaux sibériennes. Déjà

le froid piquait et les hommes avaient dû prendre leurs vêtementsd'hiver. La colonne thermométrique oscillait,autour du zéro. Avecl'abaissement de la température, les gros mauvais temps régneraient

sur la mer d'Okhotsk. Les glaces commençaient à se former lelong du littoral. Puis l'ice-field gagnerait peu à peu vers le large,

Page 387: Le Village Aérien

et, dans ces conditions, on sait combien la pêche est difficile, pourne pas dire impossible.

Au surplus, si le Saint-Enoch n'avait pas été favorisé, il nesemblait pas que les autres baleiniers l'eussent été davantage, à

s'en rapporter aux informations recueillies par le capitaine Bour-cart, soit aux îles Chantar, soit à Ayau, soit à Yamsk. Aussi la

plupart des bâtiments cherchaient-ils à regagner quelque lieud'hivernage.

Il en fut de même du Repton, que la vigie signala dans la matinée

du 31. Toujours lège, il filait à pleines voiles vers l'est, afin sansdoute de franchir la barrière des Kouriles. Très probablement le

Saint-Enoch serait le dernier à quitter la mer d'Okhotsk. Le jourétait venu de le faire, ou il eût couru le risque d'être bloqué.

D'après les relevés de maître Cabidoulin, le chargement n'attei-gnait pas alors cinq cent cinquante barils — à peine le tiers de ce

que pouvait contenir la cale.

« Je pense, dit M. Heurtaux, qu'il n'y a plus rien à tenter ici, et

nous ne devons pas nous attarder.— C'est mon avis, répondit M. Bourcart, et profitons de ce que

les passes des Kouriles sont encore ouvertes.— Votre intention, capitaine, demanda le docteur Filhiol, est-elle

de retourner à Vancouver?.

— Probablement, répondit M. Bourcart. Mais, avant cette longue

traversée, le Saint-Enoch ira relâcher au Kamtchatka. »

Cette relâche était tout indiquée en vue de renouveler lesprovi-

sions de viande fraîche. Au besoin même, on aurait pu hivernerà Pétropavlosk.

Le Saint-Enoch appareilla donc et, le cap au sud-est, descendit

le long de la côte kamtchadale. Après avoir doublé la pointe de

Lopatka, il remonta vers le nord et, le 4 octobre dans l'après-midi,

se trouva en vue de Pétropavlosk.

Page 388: Le Village Aérien

IX

AU KAMTCHATKA.

Le Kamtchatka, cette longue péninsule sibérienne, arrosée parla rivière de ce nom, se développe entre la mer d'Okhotsk et l'océan

Glacial arctique. Elle ne mesure pas moins de treize cent cinquantekilomètres sur une largeur de quatre cents.

Cette province appartient aux Russes depuis 1806. Après avoir fait

partie du gouvernement d'Irkoutsk, elle forme une des huit grandesdivisions dont se compose la Sibérie au point de vue administratif.

Le Kamtchatka est relativement peu peuplé. A peine un habitant

par kilomètre superficiel, et il est visible que la population ne tend

pas à s'accroître. En outre, le sol paraît peu susceptible de culture,bien que la température moyenne y soit moins froide qu'en d'autresparties de la Sibérie. Il est semé de laves, de pierres poreuses, decendres provenant des déjections volcaniques. Son ossature est prin-cipalement indiquée par une grande chaîne découpée qui court aunord et au sud, plus rapprochée du littoral de l'est et dont plusieurs

sommets sont fort élevés. Cette chaîne ne s'arrête pas sur l'extrêmelimite de la presqu'île. Au delà du cap Lopatka, elle se prolongeà travers le chapelet des Kouriles jusqu'au voisinage des terres du

Japon.Les ports ne manquent point à la côte occidentale en remontant

l'isthme qui réunit le Kamtchatka au continent asiatique, Karajinsk,Chalwesk, Swaschink, Chaljulinsk, Osernowsk. Le plus importantest, sans contredit, Petropavlovsk, situé à deux cent cinquantekilomètres environ du cap Lopatka.

C'est dans ce port que le Saint-Enoch vint mouiller vers cinqheures du soir, à la date du 4 octobre. L'ancre tomba aussi près de

Page 389: Le Village Aérien

terre que le permit son tirant d'eau, au fond de cette baie d'Avatcha,

assez vaste pour contenir toutes les flottes du monde.Le Repton s'y trouvait déjà en relâche.

Si le docteur Filhiol avait jamais formé le rêve de visiter la capi-tale du Kamtchatka, il allait le réaliser dans les conditions les plusfavorables. Sous ce climat salubre, d'où se dégage un air sain ethumide, il est rare que l'horizon soit parfaitement net. Ce jour-là,pourtant, dès l'entrée du navire dans la baie d'Avatcha, on putsuivre du regard le long profil de ce magnifique panorama de

montagnes.Des volcans nombreux s'ouvrent dans cette chaîne: le Schiwelusch,

le Schiwelz, le Kronosker, le Kortazker, le Powbrotnaja, l'Asats-chinska, et enfin, en arrière de la bourgade si pittoresquementencadrée, le Koriatski, blanc de neige, dont le cratère vomissaitdes vapeurs fuligineuses mêlées de flammes.

Quant à la ville, encore à l'état rudimentaire, elle ne se composait

que d'une agglomération d'habitations en bois. Au pied des hautesmontagnes, on eût dit un de ces jouets d'enfant dont les maison-nettes sont éparpillées sans ordre. De ces diverses pièces, la pluscurieuse est une petite église du culte grec, de couleur vermillon,à toiture verte, et son clocher distant d'une cinquantaine de pas.

Deux navigateurs, l'un Danois, l'autre Français, sont honorés de

monuments commémoratifs, à Pétropavlosk: Behring et le comman-dant de Lapérouse ; une colonne pour le premier, une constructionoctogonale, blindée de plaques de fer, pour le second.

Ce n'est pas dans cette province que le docteur Filhiol eût ren-contré des établissements agricoles de quelque importance. Grâce à

l'humidité persistante, le sol est surtout riche par ses pâturages, etil donne jusqu'à trois coupes annuelles. Quant aux graminées, elles

sont peu abondantes, et les légumes y réussissent médiocrement,

exception faite pour les choux-fleurs, qui atteignent des proportionscolossales. On n'y voit que des champs d'orge et d'avoine, peut-êtreplus productifs que dans les autres parties de la Sibérie septen-

Page 390: Le Village Aérien

trionalé, le climat étant moins rude entre les deux mers qui baignentla presqu'île.

M. Bourcart ne comptait séjourner à Pétropavlosk que le tempsde s'y procurer de la viande fraîche. En réalité, la question n'était

pas encore résolue à propos de l'hivernage du Saint-Enoch.Ce fut l'objet d'une conversation entre M. Heurtaux et lui, —

conversation dans laquelle il s'agissait de prendre une décision défi-

nitive.Et voici ce que dit le capitaine Bourcart :

« Je ne crois pas, en tout cas, que nous devions passer l'hiver dans

le port de Pétropavlovsk, bien qu'un navire n'ait rien à y craindredes glaces, puisque la baie d'Avatcha reste toujours libre, même parles plus grands froids.

— Capitaine, demanda le second, est-ce que vous songeriez à

regagner Vancouver?.

— Probablement, ne fût-ce que pour y vendre ce que nous avonsd'huile dans nos barils?.

— Un tiers de chargement. tout au plus!. répondit le second.

— Je le sais, Heurtaux, mais pourquoi ne pas profiterde l'élévationdes cours, et qui sait s'ils tiendront jusqu'à l'année prochaine?.

— Ils ne baisseront pas, capitaine, si les baleines, comme il

semble, veulent abandonner ces parages du Pacifique septentrional.

— Il y a là quelque chose de vraiment inexplicable, réponditM. Bourcart, et peut-être les baleiniers ne seront-ils plus tentés de

revenir dans la mer d'Okhotsk.

— Si nous retournons à Victoria, reprit M. Heurtaux, le Saint-Enoch y passera-t-il l'hiver?.

- C'est ce que nous décideronsplus tard. La traversée de Pétro-pavlosk à Victoria durera de six à sept semaines, pour peu qu'ellesoit contrariée, et qui sait si nous n'aurons pas en route occasiond'amarrer deux ou trois baleines!. Enfin. il faut bien qu'ellessoient quelque part, puisqu'on ne les rencontre ni dans la merd'Okhotsk ni dans la baie Marguerite.

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- Il est possible qu'elles recherchent le détroit de Behring, capi-taine

- Cela peut être, Heurtaux, mais la saison est trop avancée pournous élever si haut en latitude. Nous serions bientôt arrêtés parla banquise. Non. pendant la traversée, tâchons de donner quel-ques coups de harpon.

— A propos, fit observer le second, ne serait-il pas préférable deretourner dans la Nouvelle-Zélande au lieu d'hiverner à Victoria?.

— J'y ai songé, répondit M. Bourcart. Toutefois, pour se décider,attendons que le Saint-Enoch ait relâché à Vancouver.

- En somme, capitaine, il n'est point question de revenir enEurope?.

— Non. pas avant d'avoir fait une complète saison l'annéeprochaine.

— Ainsi, demanda M. Heurtaux en terminant, nous ne tarderonspas à quitter Pétropavlosk!.

— Dès que nos approvisionnements seront achevés », réponditM. Bourcart.

Ces projets, portésà la connaissance de l'équipage, reçurent l'ap-probation générale, — moins celle du tonnelier.

Aussi, ce jour-là, lorsque maître Ollivele tint dans un des cabaretsde la bourgade devant une bouteille de vodka:

« Eh bien. vieux. ton opinion sur les résolutions du capi-taine?. lui dit-il.

— Mon opinion, répondit Jean-Marie Cabidoulin, est que le Saint-Enoch ferait mieux de ne pas retourner à Vancouver.

— Et pourquoi?.— Parce que la route n'est pas sûre!— Tu voudrais hiverner à Pétropavlovsk?.

— Pas davantage.

— Alors?. 4

— Alors le mieux serait de mettre cap au sud pour revenir enEurope.

Page 392: Le Village Aérien

— C'est ton idée?.— C'est mon idée. et c'est la bonne! »

Le Saint-Enoch, sauf quelques réparations peu importantes,n'avait qu'à renouveler ses vivres frais et sa provision de combus-tible. C'était une indispensable besogne dont l'équipage s'occupa

sans retard.On vit, d'ailleurs, que le Repton le faisait également, ce qui indi-

quait les mêmes desseins. Il semblait donc probable que le capitaineKing appareillerait sous peu de jours. Pour quelle destination?.M. Bourcart n'avait pu le savoir.

Quant au docteur Filhiol, il consacra les loisirs de cette relâche à

visiter les environs, ainsi qu'à Victoria, il est vrai, dansun rayoninfiniment plus restreint. Au point de vue de la facilité des dépla-cements, le Kamtchatka n'en était pas encore où en était l'île deVancouver.

Quant à sa population, elle présentait un type très différent de

celui des Indiens qui habitent l'Alaska et la Colombie anglaise. Cesindigènes ont les épaules larges, les yeuxsaillants, les mâchoiresaccusées, les lèvres épaisses, la chevelurenoire, — des gens robustes,mais d'une caractéristique laideur. Et combien la nature s'est mon-

trée sage en leur ayant donné aussi peu que possible de nez dans

un pays où les débris de poissons, laissés en plein air, affectent si

désagréablement le nerf olfactif!

Les hommes ont le teint d'un brun jaunâtre et il est blanc chezles femmes, autant qu'on peut en juger. D'habitude, ces coquettes

se couvrent le visage d'une baudruche fixée à la colle et se fardentd'un rouge de varech mélangé de graisse de poisson.

Quant à l'habillement, il se compose de peaux teintes en jaune

avec l'écorce du saule, de chemises en toile de Russie ou de Boukhara,de pantalons que revêtent les deux sexes. A tout prendre, les Kamt-chadales, sous ce rapport, seraient aisément confondus avec leshabitants de l'Asie septentrionale.

Au surplus, les coutumes locales, la manière de vivre sont les

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C'EST DANS LE PORT DE PÉTROPAVLOVSK QUE LE « SAINT-ENOCH » VINT

MOUILLER. (Page 120.)

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mêmes qu'en Sibérie sous la puissante administration moscovite,et c'est la religion orthodoxe que professe la population.

Il convient d'ajouter que, grâce à la salubrité du climat, les Kamt-chadales jouissent d'une santé excellente, et les maladies sont raresdans le pays.

« Les médecins n'y feraient pas fortune! » dut se dire le docteurFilhiol, en voyant ces hommes, ces femmes, doués d'une remarquablevigueur, d'une souplesse peu ordinaire, dues à la pratique constantedes exercices physiques, et qui ne grisonnent jamais avant l'âge desoixante ans.

Du reste, la population de Pétropavlovsk se montrait bienveil-lante, hospitalière, et, s'il y a un défaut à lui reprocher, c'est den'aimer que le plaisir.

Et, en réalité, pourquoi s'astreindre au travail, lorsqu'on peut senourrir à peu de frais? Le poisson, le saumon surtout, sans parlerdes dauphins, abonde sur ce littoral, et les chiens eux-mêmes s'ennourrissent presque exclusivement. Ces chiens maigres et robustes,on les emploie au tirage des traîneaux. Un instinct très sûr leurpermet de s'orienter au milieu des si fréquentes tempêtes de neige.A noter que les Kamtchadales ne sont pas seulement pêcheurs. Lesquadrupèdes ne manquent point, zibelines, hermines, loutres,rennes, loups, moutons sauvages, dont la chasse est assez fruc-tueuse.

Les ours noirs se rencontrent également en grand nombre dansles montagnes de la presqu'île. Aussi redoutables que leurs congé-nères de la baie d'Okhotsk, il faut prendre certaines précautions.Lorsqu'on s'aventure aux environs de Pétropavlovsk, des agressionssont toujours à craindre.

La capitale du Kamtchatka ne comptait pas alors plus de onzecents habitants. Sous Nicolas Ier, elle fut entourée de fortifications

que, pendant la guerre de 1855, les flottes combinées anglo-fran-çaises détruisirent en partie. Ces fortifications se relèveront, sansdoute, car Pétropavlovskest un point stratégique de grande impor-

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tance, et il importe de garantir cette superbe baie d'Avatcha

contre toute attaque.L'équipage du Saint-Enoch s'occupa aussi de refaire la provision

de bois en vue d'une longue traversée, et pour le cas où l'on pêche-rait quelque baleine. Mais se procurer cecombustible sur le littoraldu Kamtchatka ne fut pas aussi facile que sur le littoral de la merd'Okhotsk.

Les hommes durent s'éloigner de trois ou quatre milles pourse rendre à une forêt qui couvre les premières rampes du volcande Koroatski. Il y eut donc nécessité d'organiser un transport partraîneaux attelés de chiens, afin de rapporter le bois à bord.

Dès le 6 octobre, maître Cabidoulin, le charpentier Thomas et sixmatelots, munis de scies et de haches, montèrent dans un traîneau,loué par le capitaine Bourcart, et que dirigeait son conducteur indi-gène avec l'adresse d'un véritable moujik.

Au sortir de la ville, le traîneau suivit un chemin, plutôt sentier

que route, qui sinuait entre les champs d'avoine et d'orge. Puis il

s'engagea à travers de vastes pâturages dont la dernière coupevenait d'être faite et qu'arrosaientnombre decreeks. Ce trajet rapi-dement enlevé par les chiens, la forêt fut atteinte vers sept heureset demie.

Ce n'était, à vrai dire, qu'une futaie de pins, de mélèzes et autresarbres résineux à verdure permanente. Une douzaine de baleiniersauraient eu peine à s'y approvisionner à leur suffisance.

Aussi le charpentier Thomas de dire:« Décidément, ce n'est point le Kamtchatka qui ferait bouillir les

cabousses!.— Il y a là plus de bois que nous n'en brûlerons. répondit

maître Cabidoulin.

- Et pourquoi?.— Parce que les baleines sont allées au diable, et il est bien

inutile de couper des arbres quand on n'aura pas de feu à entretenirsous les pots!.

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— Soit, reprit le charpentier, mais d'autres ne sont pas de cet aviset comptent encore sur quelques coups de harpon! »

En effet, à cet endroit, une équipe travaillait sur la lisière dusentier.

C'étaient précisément une demi-douzaine de matelots du Reptonqui, depuis la veille, avaient commencé cette besogne sous la direc-tion du second, Strok. Peut-être le navire anglais devait-il faire voile

pour Vancouver comme le Saint-Enoch?.Après tout, n'y eût-il là qu'une centaine d'arbres, les deux balei-

niers en auraient leur suffisance. Les hommes ne viendraient donc

pas à se disputer une racine ou une branche. Ni la cabousse del'anglais, ni la cabousse du français ne chômeraient, faute de com-bustible.

Au surplus, par prudence, le charpentier ne conduisit pas sonéquipe du côté occupé par les gens du Repton. On ne s'était pasfréquenté sur mer, on ne se fréquenterait pas sur terre. Avec justeraison, M. Bourcart avait recommandé, le cas échéant, d'éviter toutcontact entre les deux équipages. Aussi les matelots du Saint-Enoch se mirent-ils au travail à l'autre extrémité du sentier, et, dèsle premier jour, deux stères de bois furent rapportés à bord.

Mais il arriva ceci: le dernier jour, malgré les conseils du capi-taine Bourcart, les équipes du Repton et du Saint-Enoch finirentpar se rencontrer et se quereller à propos d'un arbre.

Les Anglais n'étaient point endurants, les Français pas davan-tage, et on ne se trouvait là ni en France ni en Angleterre, — terrainneutre, s'il en fût.

Bientôt, des propos malséants commencèrent à s'échanger, et des

propos aux coups il n'y a pas loin entre matelots de nationalitédiffé-rente. On le sait, la rancune de l'équipage du Saint-Enoch dataitdéjà de quelques mois.

Or; pendant la dispute que ni maître Cabidoulin ni Thomas nepurent empêcher, le matelot Germinet fut brutalement poussé parle charpentier du Repton. Cet être grossier, à demi ivre de wisky

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et de gin, vomit toute la série d'injures qui sortent si abondammentd'une bouche saxonne.

Aussitôt les deux équipes de s'avancer l'une vers l'autre. Il ne parut

pas, d'ailleurs, que le second Strok fit le moindre effort pour retenirles siens, et peut-être allait-on en venir aux mains.

En premier lieu, Germinet, n'étant pas d'humeur à garder labourrade qu'il avait reçue, sauta d'un bond sur l'Anglais, lui arracha

son surouet et le piétina en s'écriant:« Si le Repton n'a pas salué le Saint-Enoch, du moins cet English-

là aura mis chapeau bas devant nous!.— Bien envoyé! » ajoutèrent ses camarades.De ces deux équipes en nombre égal, on ne pouvait dire laquelle

l'emporterait dans la lutte. Ces matelots, dont l'animation s'ac-croissait, étaient armés de haches et de couteaux. S'ils se jetaientles uns sur les autres, il y aurait du sang répandu, et peut-êtremort d'homme.

Aussi, tout d'abord, le charpentier et maître Cabidoulin cher-chèrent-ils à calmer leurs compagnons, qui allaient prendre l'offen-

sive. De son côté, le second Strok, comprenant la gravité d'unerixe, parvint à retenir les gens du Repton.

Bref, il n'y eut que des injures échangées en deux langues, etles Français se remirent au travail. D'ailleurs l'abatage fut terminé

ce jour-là, et les équipages n'auraient plus l'occasion de se ren-contrer.

Deux heures après, le tonnelier, le charpentier et leurs hommes

étaient de retour à bord avec le traîneau. Et lorsque M. Bourcartapprit ce qui s'était passé:

« Heureusement, le Saint-Enoch netardera pas à lever l'ancre,dit-il, car cela finirait mal! »

En effet, il y avait à craindre que les matelots des deux navires, de

plus en plus surexcités, ne fussent amenés à se battre dans les ruesde Pétropavlovsk, au risque d'être appréhendés par la police russe.Aussi, désireux d'éviter une collision et ses suites dans les cabarets,

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PÊCHEURS TCHOUKTCHIS des environs de Pétropavlovsk1.

le capitaine Bourcart et le capitaine King ne donnèrent-ils plus per-mission de descendre à terre.

Il est vrai, le Saint-Enoch et le Repton étant mouillés à moinstd'une encâblure l'un de l'autre, les provocations partaient et s'en-

tendaient des deux bords. Donc, le mieux serait de hâter les

Gravure extraite de la Découverte de la Terre, par J. VERNE.

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préparatifs, d'embarquer les dernières provisions, d'appareillerle plus tôt possible, puia, une fois en mer, de ne point naviguerde conserve et surtout de ne pas se diriger vers le même port.

Entre temps un incident se produisit qui était de nature à retarderle départ du navire français et du navire anglais.

Dans l'après-midi du 8 octobre, bien qu'il régnât une petite brisedu large très favorable à la pêche, on fut très surpris de voir leschaloupes kamtchadales forcer de voile pour regagner le port. Telleavaitété la précipitation de cette fuite que plusieurs rentraient sansleurs filets, abandonnés à l'ouvert de la baie d'Avatcha.

Et voici ce dont la population de Pétropavlovsk ne tarda pas à

avoir connaissance.•

A un demi-mille au large de la baie, toute cette flottille de pêchevenait d'être frappée d'épouvante à la vue d'un monstre marin detaille gigantesque. Ce monstre glissait à la surface des eaux que saqueue battait avec une incroyable violence. Sans doute, il fallaitfaire la part des imaginations surexcitées, de la peur bien naturelledont tous ces pêcheurs furent saisis. A les entendre, cet animal nemesurait pas moins de trois cents pieds de long sur une grosseurvariant de quinze à vingt, la tête pourvue d'une crinière, le corpstrès renflé en son milieu, et, ajoutaient quelques-uns, armé depinces formidables comme un énorme crustacé.

Décidément, si ce n'était pas leserpent de Jean-Marie Cabidoulin,

et à la condition que ce ne fût pas une illusion, cette partie de

mer, au large de la baie d'Avatcha, avait été ou était encore fré-quentée par un de ces animaux prodigieux auxquels il ne seraitplus possible d'attribuer une origine légendaire. Que ce fût uneimmense algue, de l'espèce de celle que le Saint-Enoch avaitrencontrée au delà desAléoutiennes, non, et pas d'erreur à ce sujet.Il s'agissait bien d'un être vivant, ainsi que l'affirmaient les cin-

quante ou soixante pêcheurs qui venaient de rentrer au port. D'unetelle taille, il devait avoir une telle puissance qu'un bâtiment de lagrandeur du Repton ou du Saint-Enoch n'aurait pu lui résister.

Page 401: Le Village Aérien

Et alors, M. Bourcart, ses officiers, son équipage, de se demander

si ce n'était pas la présence dudit monstre dans-ces parages du Paci-fique-Nord qui avait provoqué la fuite des baleines, si ce n'était pas

ce géant océanique qui les avait chassées de la baie Marguerited'abord, de la mer d'Okhotsk ensuite. celui dont le capitaine de

l'Iwing avait parlé et qui, après avoir traversé cette partie de

l'Océan, venait d'être signalé dans les eaux kamtchadales.Voilà ce que chacun se demandait à bord du Saint-Enoch, et

n'était-ce pas Jean-Marie Cabidoulin qui avait raison contre tout le

monde en affirmant l'existence du grand serpent de mer ou autre

monstrueuse bête de ce genre?.Il y eut donc grosses et passionnées discùssions à ce sujet dans

• le carré comme dans le poste.Les pêcheurs, sous l'empire d'une panique, n'avaient-ils point cru

voir ce qu'ils n'avaient pas vu ?.C'était l'opinion de M. Bourcart, du second, du docteur Filhiol et

de maître Ollive. Quant aux deux lieutenants, ils se montraientmoins affirmatifs. En ce qui concernait l'équipage, la grande majoritén'admettait point l'erreur. Pour eux, l'apparition du monstre nefaisait aucun doute.

« Après tout, dit M. Heurtaux, que ce soit vrai ou faux, que cetanimal extraordinaire existe ou non, nous n'allons point remettrenotre départ, je pense.

— Je n'y songe pas, répondit M. Bourcart, et il n'y a pas lieu de

rien changer à nos projets.

— Que diable! s'écria Romain Allotte, le monstre, si monstrueuxqu'il soit, n'avalera pas le Saint-Enoch comme fait un requin d'un

quartier de lard !.— D'ailleurs, dit le docteur Filhiol, dans l'intérêt général, mieux

vaut savoir à quoi s'en tenir.— C'est mon avis, répondit M. Bourcart, et, après-demain, nous

mettrons en mer. »

Au total, on approuva la résolution du capitaine. Et quelle gloire

Page 402: Le Village Aérien

pour le bâtiment et l'équipage qui parviendraient à purger cesparages d'un pareil monstre!

« Eh bien. vieux. dit maître Ollive au tonnelier, on partiratout de même, et si l'on s'en repent.

— Il sera trop tard. répondit Jean-Marie Cabidoulin.

— Alors. il faudrait ne plus jamais naviguer?

— Jamais.

— Ta tête déménage. vieux!.— Avoueras-tu que, de nous deux, celui qui avait raison, c'est

moi?.

— Allons donc!. répliqua maître Ollive en haussant les épaules.

— Moi. te dis-je. puisqu'il est là. le serpent de mer.— Nous verrons bien.— C'est tout vu! ».Et, au fond, le tonnelier se trouvait entre la crainte que devait

inspirer l'apparition du monstre et la satisfaction d'avoir toujours

cru à son existence.

En attendant, la terreur régnait dans cette bourgade de Petropav-lovsk. On l'imaginera volontiers, ce n'était pas cette populationsuper-stitieuse qui eût mis en doute d'abord l'arrivée de l'animal dans les

eaux sibériennes. Personne n'auraitadmis que les pêcheurs se fussenttrompés. Ce n'étaient point des Kamtchadales qui se seraientmontrés sceptiques devant les plus invraisemblables légendes de

l'Océan.

Donc, les habitants ne cessaient de surveiller la baie d'Avatcha.redoutant que le terrible animal y cherchât refuge. Quelque énormelame se soulevait-elle au large, c'était lui qui troublait l'Océan jusquedans ses profondeurs!. Quelque formidable rumeur traversait-ellel'espace, c'était lui qui battait les airs de sa puissante queue!.Et s'il avançait jusqu'au port, si, à la fois ophidien et saurien, cetamphibie s'élançait hors des eaux et se jetait sur la ville?. Il neserait pas moins redoutable sur terre que sur mer!. Et commentlui échapper?.

Page 403: Le Village Aérien

Toute cette flottille venait d'être frappée d'épouvante. (Page 131.)

Cependant le Saint-Enoch et le Repton activaient leurs prépa-

ratifs. Quelles que fussent les idées des Anglais au sujet de cet être

apocalyptique, ils allaient mettre à la voile, probablement le même

jour que le navire français. Puisque le capitaine King et son équipage

n'hésitaient pas à partir, le capitaine Bourcart et le sien pouvaient-ils ne point suivre son exemple?.

Il résulte de là que, le 10 octobre, dans la matinée, les deux bâti-

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ments levèrent l'ancre à la même heure pour profiter de la marée.Puis, le pavillon à la corne, servis par une petite brise de terre, ilstraversèrent la baie d'Avatcha, cap à l'est, comme s'ils naviguaientde conserve.

Après tout, en prévision d'une redoutable rencontre, qui sait,malgré leurs antipathies, s'ils ne seraient pas conduits à se prêterassistance?.

Quant à la population de Pétropavlovsk, en proie à l'épouvante,

son seul espoir était que le monstre, après s'être acharné contrele Repton et le Saint-Enoch, s'éloignerait des eaux sibériennes!

Page 405: Le Village Aérien

x

COUP DOUBLE.

Tandis que les deux navires gagnaient le large, à six ou septencâblures l'un de l'autre, les eaux furent surveillées avec autantd'attention que d'inquiétude. Il est vrai, plus de quarante-huitheures s'étaient écoulées, et, depuis la rentrée hâtive des pêcheurs

kamtchadales, la tranquillité de la baie n'avait point été troublée.Cependant la terreur des habitants de Pétropavlovsk ne devait secalmer de longtemps. Ce n'est point l'hiver qui les défendrait contreles attaques du monstre, puisque cette baie d'Avatcha n'est jamaisprise par les glaces. D'ailleurs, vint-elle à se congeler, pour peu queledit monstre fût apte à se mouvoir sur terre comme sur mer, labourgade n'eût pas été à l'abri de ses agressions.

Le certain, c'est que les équipages ne virent rien de suspect ni àbord du Saint-Enochni, sans doute, à bord duRepton. Les longues-

vues s'étaient dirigées vers tous les points de l'horizon et du litto-ral. Pas une seule fois la surface des eaux ne révéla quelqueagitation intérieure. Sous l'action de la brise, la mer se gonflait enlongues houles, et c'est à peine si les lames déferlaient du côté du

large.Le Saint-Enoch, — sa conserve, également, s'il est permis de

lui donner ce nom, — portait voiles hautes et basses, amures à

bâbord. Le capitaine Bourcart se trouvait au vent du capitaine King,

et, en lofant d'un quart, il ne tarda pas à accroître la distance quiséparait les deux navires.

Au sortir de la baie, mer absolument déserte. Ni fumées ni voilesà l'horizon. Probablementnombre de semaines s'écouleraient avantque les pêcheurs de la baie d'Avatcha voulussent se risquer au

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dehors. Et qui sait si ces parages du Nord-Pacifique ne seraient

pas délaissés pendant toute la durée de l'hiver?.Trois jours se passèrent. La navigation ne fut signalée par aucun

incident ou accident. Les vigies du Saint-Enoch n'aperçurent rienqui indiquât la présence du géant océanique dont s'épouvantaitPétropavlovsk. Et, pourtant, elles avaient fait bonne garde, — troisharponneurs dans les barres du grand mât, du mât de misaine etdu mât d'artimon.

Mais si le grand serpent de mer ne se montra point, M. Bourcartn'eut pas l'occasion, non plus, d'amener ses pirogues. Ni cachalotsni baleines. Aussi l'équipage se dépitait-il en constatant que lesrésultats de cette seconde campagne seraient nuls.

« En vérité, ne cessait de répéter M. Bourcart, tout cela est inex-plicable!. Il y a quelque chose dont on ne peut se rendre compte!.A cette époque de l'année, dans le nord du Pacifique, les souffleursabondent d'ordinaire, et on les chasse jusqu'à la mi-novembre.Nous n'en voyons pas un seul. et même, comme s'ils avaient fui

ces parages, il n'y a pas plus de baleiniers que de baleines!— Cependant, faisait observer le docteur Filhiol, si les cétacés ne

sont pas ici, ils sont ailleurs, car je ne suppose pas que vous ensoyez à croire que l'espèce ait disparu.

— A moins que le monstre ne les ait avalés jusqu'au dernier!.répondit le lieutenant Allotte.

— Ma foi, reprit M. Filhiol, en quittant Pétropavlovsk,je ne croyais

guère à l'existence de cet animal extraordinaire, et maintenant jen'y crois pas du tout!. Les pêcheurs ont été le jouet d'une illusion.Ils auront aperçu quelque poulpe à la surface des eaux, et leur épou-

vante lui aura donné des dimensions gigantesques!. Un serpentde mer long de trois cents pieds, c'est une légende qu'il auraitfallu envoyer à l'ancien Constitutionnel! »

Toutefois, telle n'était pas l'opinion à bord du Saint-Enoch. Lesnovices, la plupart des matelots, écoutaient le tonnelier qui necessait de les effrayer par ses histoires à faire dresser les cheveux

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sur la tête des chauves. comme le disait le charpentier Férut. Et

pourtant, à force de ne rien voir, ne finirait-on pas par ne riencroire?.

Jean-Marie Cabidoulinne se rendait pas. A son avis, les pêcheursde Pétropavlovsk n'avaient point fait erreur. Le monstre marinexistait en réalité, et non dans l'imagination de ces pauvres gens.Le tonnelier n'avait pas eu besoin de cette nouvelle rencontre pourêtre édifié, et aux quelques plaisanteries qui lui furent faites, cejour-là, il répondit:

« Le Saint-Enoch n'aurait pas connaissance de l'animal, il ne le

trouverait pas sur sa route, que cela ne changerait rien aux choses.Les Kamtchadales l'ont vu, d'autres le verront encore et ne s'en tire-

ront peut-être pas à bon compte. Et je suis certain que nous-mêmes.

- Quand?. demanda maître Ollive.

- Plus tôt que tu ne penses, déclara le tonnelier, et pour notremalheur.

— Bouteille de tafia, vieux, que nous n'en verrons pas même le

bout de la queue, de ton serpent, avant l'arrivée du Saint-Enochà Vancouver?.

- Tu peux bien en parier deux. et trois. et la demi-douzaine.

— Pourquoi?.

- Parce que tu n'auras jamais à les payer. ni à Victoria.ni ailleurs! »

Et, dans l'esprit de cet entêté de Jean-Marie Cabidoulin, saréponse signifiait que le Saint-Enoch ne reviendrait pas de cedernier voyage.

Pendant la matinée du 13 octobre, les deux navires se perdirentde vue. Depuis vingt-quatre heures, ils ne suivaient plus la mêmedirection, et le Repton, ayant serré le vent, se trouvait plus haut

en latitude.Le temps ne cessait de se maintenir avec une mer assez belle.

La brise variait du sud-ouest au nord-ouest, par conséquent très

Page 408: Le Village Aérien

favorable à cette navigation vers les terres d'Amérique. Les obser-vations de M. Bourcart le mettaient alors à quatre cents lieues dulittoral asiatique, c'est-à-dire environ au tiers de la traversée.

Le Pacifique était absolument désert, depuis que le baleinier an-glais gagnait vers le nord. Aussi loin que se prolongeait le regard,rien n'apparaissait sur toute l'étendue des eaux, à peine troublées

par le sillage. Les oiseaux de grand vol ne se transportaient plus à

cette distance de la côte. Si le vent tenait, le Saint-Enoch ne tar-derait pas à prendre connaissance des Aléoutiennes.

Il était à remarquer que, depuis le départ, les lignes mises à latraîne ne ramenaient aucun poisson. Aussi la nourriture se rédui-sait-elle aux seuls approvisionnements du bord. D'habitude, cepen-dant, en cette partie de l'Océan, les navires font bonne pêche. C'est

par centaines qu'ils prennentdes bonites, des congres, des roussettes,des anges, des spares, des dorades et autres espèces. Ils naviguentmême au milieu des bandes de squales, de marsouins, de dauphins,d'espadons. Or, — ce qui ne laissait pas d'être singulier, — il sem-blait que tout être vivant eût fui ces parages.

Du reste, les vigies ne signalaient point la présence d'un animalexceptionnel par sa forme ou ses dimensions. Et, certes, il n'aurait

pas échappé aux yeux vigilants de Jean-Marie Cabidoulin. Assis surl'emplanture du beaupré, s'abritant de sa main afin de mieux voir,toujours en observation, il ne répondait même pas à qui luiadressait la parole. Ce que les matelots entendaient murmurer entre

ses dents, c'était pour lui, non pour les autres.Vers trois heures, dans l'après-midi du 13, à l'extrême étonnement

des officiers et de l'équipage, voici que ce cri tomba des barres du

grand mât:« Baleine par tribord derrière! »

Le harponneur Durut venait d'apercevoir un cétacé au large duSaint-Enoch.

En effet, en direction du nord-est, une masse noirâtre se berçait

aux ondulations de la houle.

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Aussitôt toutes les longues-vues de se porter vers la masse enquestion.

Et, d'abord, le harponneurne s'était-ilpastrompé?.S'agissait-ild'une baleine ou de la coque d'un bâtiment naufragé?. Et de partet d'autre s'échangèrent les propos suivants:

« Si c'est une baleine, fit observer le lieutenant Allotte, elle estabsolument immobile.

— Peut-être, répondit le lieutenant Coquebert, se prépare-t-elle à plonger?.

— A moins qu'elle ne soit endormie., répliqua M. Heurtaux.

— Dans tous les cas, reprit Romain Allotte, sachons ce qui enest, si le capitaine veut donner des ordres. »

M. Bourcart ne répondait pas et, sa longue-vue aux yeux, ne ces-sait d'observer l'animal.

Près de lui, appuyé contre la rambarde, le docteur Filhiol regar-dait avec une égale attention, et finit par dire:

« Il se pourrait que ce fût encore une de ces baleines mortes

comme nous en avons déjà rencontré.

— Morte?. s'écria le lieutenant Allotte.

— Et même que ce ne soit pas une baleine., ajouta le capitaineBourcart.

- Que serait-ce donc?. demanda le lieutenant Coquebert.

- Une épave., un navire abandonné. »

Il eût été d'ailleurs difficile de se prononcer, car la masse flottaità non moins de six milles du Saint-Enoch.

« Capitaine?. reprit le lieutenant Allotte.

— Oui », répondit M. Bourcart, qui comprenait l'impatience du

jeune officier.

Aussitôt il commanda de mettre la barre dessous et de raidir lesécoutes. Le navire, changeant légèrement sa direction, mit le capau nord-est.

Avant quatre heures, le Saint-Enoch n'était plus qu'à la distanced'un demi-mille.

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Impossible de se tromper, ce n'était pas une coque en dérive,c'était bien un cétacé de grande taille dont on ne pouvait encoredire qu'il fût mort ou vivant.

Et alors M. Heurtaux de laisser retomber sa longue-vue endéclarant:

« Si cette baleine-là est endormie, nous n'aurons pas grand'peineàla piquer! »

Les pirogues du second et des deux lieutenants furent amenées

sur l'animal. S'il était vivant, on lui donnerait la chasse; s'il étaitmort, on le remorquerait au Saint-Enoch. Il rendrait sans doute unecentaine de barils, car M. Bourcart en avait rarement rencontréd'une telle taille.

Les trois embarcations démarrèrent, tandis que le bâtimentmettait en panne.

Cette fois, les officiers, laissant de côté tout amour-propre, necherchèrent point à se devancer. Voiles hissées, les pirogues mar-chèrent de conserve et n'armèrent les avirons qu'un quart de mille

avant d'accoster la baleine. Elles se séparèrent alors de manière à

lui couper la route, en cas qu'elle voulût prendre la fuite.Tant de précautions n'étaientpoint nécessaires, et lesecond de

crier presque aussitôt:« Pas à craindre qu'elle s'enfuie ou s'enfonce. celle-là !.—Ni qu'elle se réveille!. ajouta le lieutenant Coquebert. Elle

est morte.— Décidément, répliqua Romain Allotte, il n'y a plus que des

baleines crevées dans ces parages!.

— Amarrons-la tout de même, répondit M. Heurtaux, car elle envaut la peine! »

C'était un énorme baleinoptère, qui ne semblait pas être en étatde décomposition avancée, et sa mort ne devait guère remonter qu'àvingt-quatre heures. Il ne se dégageait aucune fétide émanation de

cette masse flottante.Par malheur, lorsque les pirogues eurent contourné l'animal, on

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L'ANIMAL N'AURAIT PAS ÉCHAPPÉ AUX YEUX VIGILANTS DE JEAN-MARIE CABIDOULIN(Page 138.)

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vit une large déchirure à son flanc gauche. Les entrailles traînaientà la surface de l'eau. Un portion de la queue manquait. La tête pré-sentait les traces d'une forte collision, et la bouche grande ouverteétait dégarnie de ses fanons, qui, décollés des gencives, avaientcoulé. Quant au gras de ce corps déchiqueté et imbibé, il n'offraitplus aucune valeur.

« Dommage, dit M. Heurtaux, qu'il n'y ait rien à tirer de

cette carcasse!.— Alors, demanda le lieutenant Allotte, ce n'est pas la peine de

la prendre en remorque?.

— Non, répondit le harponneur Kardek, et elle est dans un tel

état que nous en laisserions la moitié en route!— Au Saint-Enoch », commanda M. Heurtaux.

Les trois pirogues, ayant vent debout, garnirent leurs avirons.

Mais, comme le bâtiment, après avoir éventé ses voiles, se rap-prochait, elles l'eurent bientôt rejoint et furent hissées à bord.

Lorsque M. Bourcart eut entendu le rapport du second:« Ainsi, dit-il, c'était un baleinoptère?.— Oui, monsieur Bourcart.

— Et il n'avait pas été piqué?.

— Non, certes, déclara M. Heurtaux, et des coups de harpon nefont pas de telles blessures. Il semblerait plutôt que celui-ci auraitété écrasé.

— Écrasé.parqui?.»

Il n'aurait pas fallu le demander à Jean-Marie Cabidoulin. Ce

qu'il aurait répondu, on le devine. Avait-il donc eu raison contretous, et ces parages étaient-ils dévastés par un monstre marinde dimensions extraordinaires et de vigueur prodigieuse?.

La navigation continua, et ce n'est pas du temps que M. Bourcartaurait pu se plaindre. Jamais traversée ne fut mieux favorisée

par le vent, et elle serait de courte durée. Si les conditions atmo-sphériques ne se modifiaient pas, le Saint-Enoch n'emploierait,pour regagner Vancouver, que les trois quarts du temps qu'il avait

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mis à se rendre aux Kouriles. Qu'il eût fait heureuse pêche dans cesparages, et il serait arrivé en bonne époque pour écouler son huile

sur le marché de Victoria.Par malchance, la campagne n'avait point été fructueuse ni dans

la mer d'Okhotsk ni depuis le départ de Pétropavlovsk. Les hommesn'avaient pas une seule fois allumé la cabousse, et les deux tiersdes barils restaient vides.

Il fallait donc faire contre fortune bon cœur, se résigner avecl'espoir que, dans quelques mois, on se dédommagerait sur les

parages de la Nouvelle-Zélande.Aussi maître Ollive répétait-il aux novices, qui n'avaient pas

l'expérience des matelots:« Voyez-vous, les gars, c'est comme cela, le métier!. Une année

on réussit, une année on ne réussit pas, et il n'y a ni à fairel'étonné ni à perdre confiance!. Ce ne sont point les baleines qui

courent après le navire, c'est le navire qui court après les baleines,

et quand elles ont filé au large, la fine malice est de savoir où lesretrouver!. Donc approvisionnez-vous de patience. fourrez-ladans votre sac, mettez votre mouchoir par-dessus. et attendez! »

Paroles sages, s'il en fut, et mieuxvalait écouter maître Ollive quemaître Cabidoulin, avec lequel le premier terminait invariablement

ses conversations en disant:« Bouteille de tafia tient toujours?.— Toujours!. » répliquait le tonnelier.

En vérité, il semblait que plus on allait, plus les choses don-

naient raison à Jean-Marie Cabidoulin. Si le Saint-Enoch ne ren-contra plus une seule baleine, du moins des débris furent parfois

aperçus à la surface de la mer, des restes de pirogues, des coquesde navires en dérive. Et, ce qui était à noter, c'est que ces naviresparaissaient avoir péri à la suite de collisions. S'ils avaient été

abandonnés de leurs équipages, c'est qu'ils ne pouvaient plus tenirla mer.

Dans la journée du 20 octobre, la monotonie de cette traversée

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fut interrompue. Une occasion s'offrit enfin au Saint-Enoch de rem-

•plir une partie des barils de sa cale.

Le vent ayant un peu molli depuis la veille, M. Bourcart avait dû

faire établir les voiles d'étais et les bonnettes.Un beau soleil éclairait

le ciel sans nuages, et l'horizon se dessinait purement sur tout sonpérimètre.

Vers trois heures, le capitaine Bourcart, le docteur Filhiol etles officiers étaient en train de causer sous la tente de la dunette,

lorsque ce cri retentit de nouveau:« Baleine. baleine! »

C'était des barres du grand mât que le harponneur Ducrest venait

de pousser ce cri.

« En quelle direction?. lui fut-il immédiatement demandé par le

maître d'équipage.

— A trois milles sous le vent à nous. »

Nul doute, cette fois, carunjet s'élevait en cette direction au-dessusde la mer. L'animal, ayant remonté à la surface après sa plongée,c'était au moment même où s'échappait cette colonne d'air et d'eau

que Ducrest l'avait aperçu. Un second jet ne tarda pas à suivre lepremier.

On ne s'étonnera pas que le lieutenant Allotte eût fait à l'instantcette remarque:

« Enfin. elle n'est pas morte, celle-là!.

— Non, répliqua M. Heurtaux, et elle ne doit même pas avoirété blessée, puisqu'elle souffle blanc!.

- A la mer, les trois pirogues! » ordonna M. Bourcart.

Jamais circonstances plus favorablesnes'étaient offertes pour don-

ner chasse, mer plate, petite brise de quoi remplir la voile des embar-

cations, encore plusieurs heures de jour qui permettraient de pro-longer la poursuite.

En quelques minutes, les pirogues du second et des lieutenantsfurent à la mer avec leur armement habituel. Dans chacune prirentplace MM. Heurtaux, Coquebert, Allotte, un matelot à la barre,

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quatre aux avirons, les harponneurs Kardek, Durut et Ducrest à

l'avant. Puis elles prirent rapidement la direction du nord-est.M. Heurtaux recommanda aux deux lieutenants d'observer une

extrême prudence. Il importait de ne point effaroucher la baleine etde la surprendre. Elle semblait être de forte taille, et, parfois, l'eau,battue d'un formidable coup de sa queue, rejaillissait à une grandehauteur.

Le Saint-Enoch sous petite voilure, huniers et trinquette, serapprochait lentement.

Les trois pirogues marchaient sur la même ligne et, expresserecommandation de M. Bourcart, ne devaient point chercher à sedépasser. Mieux valait qu'elles fussent réunies au moment d'atta-

quer l'animal.Donc, le lieutenant Allotte dut modérer son impatience. Ce ne fut

pas sans peine, et, de temps en temps, M. Ileurtaux était obligé de

lui crier:« Pas si vite. pas si vite, Allotte, et restez dans le rang! »

Lorsque la baleine avait été aperçue, elle émergeait à trois millesenviron du navire, — distance que les embarcations enlevèrent aisé-ment en une demi-heure.

Les voiles furent alors amenées, et les mâts couchés sous les bancs,de manière à ne point gêner la manœuvre. Chaque harponneur avaità sa disposition deux harpons, dont l'un de rechange. Les lances bienapointées, les louchets bien aiguisés, étaient à portée de la main.

On s'assura que les lignes, lovées dans leurs bailles, ne s'embrouille-raient pas à travers l'engougeure garnie de plomb de l'avant, etseraient facilement tournées sur le montant fixé derrière le tillac.Si l'animal, une fois amarré, fuyait à la surface de la mer ou plon-

geait dans ses profondeurs, on lui filerait de la ligne.C'était un baleinoptère ne mesurant pas moins de vingt-huit à

vingt-neuf mètres, de l'espèce des culammaks. Avec des nageoirespectorales longuesde trois mètres et une caudale triangulaire de sixà sept, il devait peser près de cent tonnes.

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Ce culammak, ne donnant aucun signe d'inquiétude, se laissaitaller aux balancements d'une houle allongée, son énorme têtetournée au large des embarcations. Pour sûr, Jean-Marie Cabidoulineût déclaré qu'on en retirerait au minimum deux cents barils d'huile.

Les trois pirogues, une sur chaque flanc, la dernière en arrière,prête à se porter à droite ou à gauche, étaient arrivées sans avoirdonné l'éveil.

Durutet Ducrest, debout sur le tillac, balançaient le harpon, atten-dant le moment de le lancer au-dessous des nageoires de la baleine,

de manière à la blesser mortellement. Si elle était atteinte d'un

double coup, sa capture n'en serait que plus certaine. En cas qu'une

des lignes vînt à se rompre, on la tiendraitdu moins avec l'autre, sanscraindre de la perdre pendant la durée de son plongeon.

Mais, au moment oùlapirogue du lieutenantAllotte allait l'accoster,

le culammak, avant que le harponneur eût pu le piquer, se retournabrusquement au risque d'écraser l'embarcation, puis sonda, aprèsavoir frappé la mer d'un si violent coup de queue que l'eau rejaillità vingt mètres.

Aussitôt les matelots de s'écrier:« Satanée bête!.— La voilà en fuite!.— Pas même un coup de lance dans le gras!.— Et pas de ligne à lui filer!.— Et quand remontera-t-elle?.

— Et où remontera-t-elle?. »

Ce qu'il y avait de certain, c'est que ce ne serait pas avant une demi-heure, temps égal à celui qui s'était écoulé depuis son premiersouffle.

Après le tumultueux remous produit par le coup de queue, la merétait redevenue calme. Les trois pirogues venaient de se rejoindre.M. Heurtaux et les deux lieutenants étaient bien résolus à ne pointabandonner une si belle proie.

Maintenant, il n'y avait qu'à attendre la remontée du culammakqu'il

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était impossible de suivre à bout de ligne. Ce qu'il y avait à désirer,c'était qu'il se relevât sous le vent, afin que les pirogues pussent le

poursuivre à l'aviron et à la voile.Du reste, aucun autre cétacé ne se montrait en ces parages.Il était un peu plus de quatre heures, lorsque le culammak apparut

de nouveau. A cet instant, s'échappèrent deux jets énormes qui

sifflèrent comme une mitraille.Un demi-mille seulement le séparait des pirogues et sous le vent.

« Hissez les voiles, armez les avirons, et cap dessus. », cria

M. Heurtaux.Une minute après, les embarcations filaient dans la direction

indiquée.Cependant l'animal continuait à s'éloigner vers le nord-est et, son

dos émergeant, nageait avec une certaine vitesse.La brise ayant quelque peu fraîchi, les pirogues ne laissaient pas

de gagner sensiblement sur lui.

De son côté, le capitaineBourcart, craignant que celles-ci ne fussententraînées très au loin, fit orienter les voiles, afin de ne point les

perdre de vue. La route qu'il ferait au nord-est, ce serait celad'épargné en temps et en fatigues, lorsque les embarcations cher-cheraient à regagner le bord avec l'animal à la remorque.

La chasse se poursuivit dans ces conditions. Le culammak fuyaittoujours, et les harponneurs ne parvenaient pas à l'approcher d'assez

près pour le piquer.Il est certain que les pirogues, réduites à leurs seuls avirons,

n'auraient pu se tenir si longtemps à cette allure. Heureusement le

vent leur vint en aide, et la mer se prêtait à une marche rapide.Toutefois, la nuit n'obligerait-elle pas M. Heurtaux et ses hommesà revenir au Saint-Enoch?. Ils n'étaient point assez munis de

vivres pour rester au large jusqu'au lendemain. Si le baléinoptèren'avait pas été rejoint avant la tombée du jour, force serait de

renoncer à continuer la chasse.Or, il semblait bien qu'il en serait ainsi, et il était près de six

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Impossible de se tromper, c'étaitbien un cétacé de grande taille. (Page 140.)

heures et demie, lorsque le harponneur Durut, resté debout sur letillac, cria:

« Navire par l'avant. »

M. Heurtaux se redressa au moment où les lieutenants Coquebertet Allotte cherchaient à apercevoir le bâtiment signalé.

Un trois-mâts, tout dessus, serrant le vent d'aussi près que pos-sible, venait d'apparaître à quatre milles en direction du nord-est.

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Que ce fût un baleinier, on n'en pouvait douter. Peut-être même

ses vigies avaient-elles vu le culammak qui se trouvait à mi-cheminentre les pirogues et lui.

Soudain, Romain Allotte de s'écrier en baissant sa longue-vue:» C'est le Repton.— Oui. le Repton!. répondit M.Heurtaux. Il semble vouloir

nous couper la route.— Avec ses amures à bâbord. ajouta Yves Coquebert.

— C'est pour venir nous saluer! » répliqua ironiquement le lieu-tenant Allotte.

Huit jours s'étaient écoulés depuis que le bâtiment anglais et lebâtiment français s'étaient séparés, après avoir quitté ensemblePétropavlovsk. Le Repton avait mis le cap plus au nord, probable-ment dans l'intention de gagner la mer de Behring, et voici qu'ilreparaissait sans avoir doublé les extrêmes pointes des îles Aléou-tiennes.

Le capitaine King voulait-il donc, lui aussi, courir sur l'animal

que les pirogues du Saint-Enochpousuivaient depuis trois longuesheures?.

Il y eut certitude à cet égard, lorsque le harponneur Kardek dit à

M. Heurtaux :

« Les voici qui mettent leurs embarcations à la mer.—

Évidemment. c'est pour amarrer la baleine., déclara le lieu-

tenant Coquebert.

— Ils ne l'auront pas! » répondit résolument Romain Allotte.

Et tous ses compagnons de faire chorus, ce qui ne saurait sur-prendre. -

Cependant, bien que la mer commençât à s'obscurcir, les piroguesdu Repton filaient à toute vitesse vers le culammak, maintenantimmobile, comme s'il hésitait à fuir du côté de l'est ou du côté del'ouest. Quant aux matelots du Saint-Enoch, ils forçaient sur leursavirons pour les devancer, car, le vent étant tombé, il avait fallu

amener les voiles.

Page 421: Le Village Aérien

« Hardi, les enfants, hardi!. » répétaient M. Heurtaux et les

lieutenants, qui stimulaient leurs hommes de la voix et du geste.Et ceux-ci de crier en souquant ferme:« Non!. ils ne l'auront pas. ils ne l'auront pas! »

En fait, la distance à franchir était à peu près égale. Il y avaittout lieu de croire que les pirogues atteindraient le baleinoptère

en même temps, à moins qu'il ne disparût dans une dernièreplongée.

Cela va sans dire, il ne s'agissait plus de rester dans le rang ainsi

que l'avait ordonné M. Heurtaux. Chaque embarcation poussait pour

son propre compte. Comme d'habitude, le lieutenant Allottese main-

tenait en avant et ne cessait de répéter:« Hardi, mes enfants, hardi! »

De leur côté, les Anglais gagnaient rapidement et même le

culammak tendait à se rapprocher d'eux.

D'ailleurs, avant dix minutes, la question serait résolue: ou l'ani-mal aurait été piqué, ou il aurait disparu sous les eaux.

A quelques instants de là, les six pirogues se trouvèrent en face

les unes des autres à moins d'une encâblure. Qu'allait-ilarriver, étantdonnée l'animationdes équipages?.

« Mais cette bête-là veut donc porter son huile aux English! » s'écria

un des matelots de la pirogue Coquebert, en la voyant évoluer versle Repton.

Non; le culammak s'arrêta lorsque les embarcations n'en étaientplus qu'à une centaine de pieds. Afin d'échapper plus sûrement,peut-être se préparait-il à s'enfoncer.

En ce moment, Ducret, de la pirogue Allotte, brandissant sonharpon, le lança, tandis que le harponneur de la pirogue Strok,du Repton, lançait le sien.

Le culammak fut atteint. Un jet de sang jaillit de ses évents. Il

souffla rouge, battit la mer d'un dernier coup de queue, et, aprèss'être retourné sur le ventre, demeura immobile.

Mais, dans ce coup double, quel était celui des deux harponneursqui l'avait frappé mortellement?.

Page 422: Le Village Aérien

XI

ENTRE ANGLAIS ET FRANÇAIS.

Si jamais les dispositionshostiles qui surexcitaient les deux équi-

pages du Repton et du Saint-Enoch eurent l'occasion de se mani-fester, ce fut bien, on l'avouera, en la présente circonstance.

Que la baleine eût été d'abord aperçue par les vigies du Saint-Enoch, que les Français se fussent les premiers mis à sa poursuite,cela ne pouvait être contesté. Il était de toute évidence que, troisheures auparavant, les pirogues du second et des lieutenants avaientété amenées en vue de chasser le culammak. S'il eût été frappé surplace, on ne l'aurait jamais signalé à bord du bâtiment anglais, qui

ne se montrait pas encore au large. Mais il avait fui dans la directiondu nord-est, là où, deux heures après, allait apparaître le Repton.Aussi le capitaine King, bien que l'animal fût déjà poursuivi par lesembarcations françaises, avait-il mis ses pirogues à la mer.

Toutefois, si les deux harpons avaient frappé simultanément,celui de l'Anglais n'avait touché le culammak que dans la partiearrière du corps, à la naissance de la queue, tandis que celui de

Ducrest avait atteint la nageoire de gauche, pénétré jusqu'au cœuret forcé le culammak à souffler rouge.

Du reste, en admettant qu'il fût juste de faire égale part entreles deux bâtiments, chacun d'eux n'aurait qu'à se féliciter de cettecapture. Ni le Saint-Enoch ni le Repton n'avaient capturé pendantcette dernière saison un baleinoptère qui pût être comparé à

celui-ci.Il va de soi que, chez les Français comme chez les Anglais, per-

sonne n'entendait consentir à un partage. Sans doute, l'un desharpons avait fait une blessure telle que la mort s'en était suivie,

Page 423: Le Village Aérien

— coup très heureux et très rare, — mais l'autre avait également

atteint l'animal.

Il résulte de cette circonstance que, au moment où les hommes de

M. Heurtaux prenaient leurs dispositions pour passer une remorqueautour de la queue, les hommes de M. Strok se préparaient à les

imiter.Et alors, les Anglais, en une sorte de baragouin que les Français

comprenaient suffisamment, de s'écrier:« Au large. les canots du Saint-Enoch, au large! »

Aussitôt, le lieutenant Allotte de répliquer:« Au large vous-mêmes!.

- Cette baleine nous appartient de droit., déclara le second du

Repton.

— Non. à nous. et elle est de bonne prise!. déclara M. Heur-

taux.

— Amarre. amarre! » commanda M. Strok, ordre qui fut à

l'instant répété par le second du Saint-Enoch.En même temps, la pirogue du lieutenant Allotte accosta l'énorme

bête et l'amarra, ce qui fut fait aussi par les matelots du Repton.Et si les trois pirogues des Anglais et les trois pirogues des Fran-

rais se mettaient à haler, non seulement l'animal ne serait amené ni

au Saint-Enoch ni au Repton, mais les remorques ne tarderaient

pas à se rompre sous cette double traction en sens contraire.

C'est bien ce qui arriva, après plusieurs efforts simultanés.

Alors, d'accord en cela sur ce point, les pirogues renoncèrent à

cette besogne, manœuvrèrent pour se rejoindre, et se trouvèrent

presque bord à bord.

Dans la disposition d'esprit où ils étaient, il y avait lieu de croire

que les équipages en viendraient aux coups. Les armes ne man-quaient pas, harpons de rechange, lances, louchets, sans compterle couteau de poche dont un matelot ne se sépare guère. Le conflit

dégénérerait en bataille. Il y aurait effusion de sang, en attendant

que les navires eussent pris fait et cause pour leurs pirogues.

Page 424: Le Village Aérien

A ce moment, le second Strok, d'un geste menaçant, d'une voixirritée, s'adressant à M. Heurtaux, dont il parlait couramment lalangue, dit:

« Avez-vous donc la prétention de contester que cette baleinedoive nous appartenir?. Je vous préviens que nous ne souffrirons

pas.— Et sur quoi fondez-vous votre prétention?. répliqua M. Heur-

taux, après avoir fait signe aux deux lieutenants de le laisser parler.

— Vous demandez sur quoi elle est fondée?. reprit le second du

Repton.

— Je le demande!.

— Sur ce que la baleine venait de notre côté, et vous n'auriez

pu la rejoindre, si nous ne lui avions barré la route.— Et moi, j'affirme que, depuis plus de deux heures, nos piro-

gues avaient été amenées sur elle.— Après les nôtres, monsieur!. déclara M. Heurtaux.

- Non., s'écria M. Strok.

- En tout cas, c'est à bord du Saint-Enoch qu'elle a été signalée

pour la première fois, alors que votre navire n'était pas même envue.

— Et qu'importe, puisque vous n'aviez pu l'approcher d'assezprès pour la piquer!.

— Tout cela, des mots!. répliqua M. Heurtaux, qui commençaità s'échauffer. Après tout, une baleine n'est pas à celui qui la voit,

mais à celui qui la tue.— Notre harpon, ne l'oubliez pas, a été lancé avant le vôtre!.

affirma M. Strok.

— Oui. oui!. crièrent les Anglais, qui brandissaient leurs

armes.

— Non. non!.» ripostèrent les Français en menaçant leshommes du Repton.

Cette fois, M. Heurtaux n'aurait pu leur imposer silence. Peut-être même ne serait-il pas maître de les retenir.

Page 425: Le Village Aérien

En effet, les hommes étaient prêts à tomber les uns sur les

autres.M. Heurtaux, voulant tenter un dernier effort, dit au second du

Repton :

« En admettant, ce qui n'est pas, que votre harpon eût été lancéle premier, il n'a pu faire une blessure mortelle, et c'est le nôtre qui

a causéla mort.- Cela est plus facile à dire qu'à prouver!.— Ainsi. vous ne voulez pas céder?.

- Non! » hurlèrent les Anglais.

Arrivés à ce degré de colère, les équipages n'avaient plus qu'à sebattre.

Une circonstance allait mettre les matelots du Repton en étatd'infériorité, sinon pour commencer, du moins pour continuer lalutte. A en venir aux mains, les Français auraient fini par lesobliger à battre en retraite.

En effet, le Repton, déhalé sous le vent, n'avait pu se rapprocher

avec cette faible brise. Il était encore à un mille et demi, tandisquele Saint-Enoch mettait en panne à quelques encâblures despirogues. C'est bien ce qu'avait remarqué M. Strok, et ce qui le fit

hésiter à entamer la bataille.Et, au total, en gens très pratiques, les Anglais comprirent qu'ils

ne pouvaient réussir à l'emporter dans ces conditions désavanta-

geuses. Tout l'équipage du Saint-Enoch tomberait sur eux, etils seraient battus avant que le Repton eût pu leur venir en aide.D'ailleurs, le capitaine Bourcart lançait déjà sa quatrième pirogueà la mer, et c'était un renfort d'une dizaine d'hommes prêt àarriver.

Aussi M. Strok de commander à ses matelots, qui se voyaientmal pris:

« Abord! »

Toutefois, avant d'abandonnerla baleine, il ajouta, et d'un ton oùla colère le disputait au dépit:

Page 426: Le Village Aérien

« Nous nous retrouverons!.

— Quand il vous plaira », répondit M. Heurtaux.Et ses compagnons ne se gênaient pas pour répéter:« Enfoncés. les English. enfoncés! »

Les pirogues de M. Strok, à force d'avirons, se dirigèrent versle Repton, distant alors d'un bon mille.

Restait à savoir si M. Strok n'avaitproféré que de vaines menaces,ou si l'affaire n'allait pas se régler définitivement entre les deuxnavires.

Le capitaine Bourcart, qui avait embarqué dans la quatrièmepirogue, survint en ce moment.

Il fut aussitôt mis au courant, et, après avoir approuvé la conduitede M. Heurtaux, il se contenta de répondre:

« Si le Repton vient «raisonner» leSaint-Enoch, le Saint-Enochlui donnera des raisons!. En attendant, mes amis, amarrezlabaleine. »

Cela se rapportait si bien au sentiment général, que l'équipage

poussa de bruyants hurrahs que les Anglais purent entendre.Ah! le Repton ne les avait pas salués!. Eh bien, ils le saluaient deplaisanteries non moins salées que les eaux du Pacifique!

Le baleinoptère fut alors pris en remorque, et tel était son poids

que les matelots des quatre embarcations durent souquer vigoureu-sement pour le conduire au Saint-Enoch.

Maître Ollive, le charpentier Férut, le forgeron Thomas s'étaientportés sur le gaillard d'avant. Quant à Jean-Marie Cabidoulin, sonavis fut qu'on tirerait deux cents barils du culammak. Avec ce que leSaint-Enochavait déjà dans sa cale, celalui ferait une demi-cargaison.

« Eh bien, qu'en dis-tu, vieux?. demanda maître Ollive eninterpellant le tonnelier.

— Je dis que ce sera de la bonne huile à filer pendant la prochainetempête., répliqua maître Cabidoulin.

— Allons donc!. il ne nous manquera pas un seul baril en arrivantàVancouver!. Bouteille va toujours?.

Page 427: Le Village Aérien

SOUDAIN, LA MER BOUILLONNA, SE BLANCHIT D'ÉCUME, SE DÉNIVELA.

(Page 165.)

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— Bouteille! »

Un des novices venait de piquer sept heures et demie du soir. Il

était trop tard pour virer la baleine. On se contenta donc de l'amarrercontre le flanc du bâtiment. Le lendemain, dès l'aube, l'équipageprocéderait au dépècement, puis à la fonte du gras, et il ne fau-drait pas moins de deux jours pleins pour mener cette besogne à

bonne fin.

En somme, il convenait de se féliciter. La traversée de Pétrdpav-

lovsk à Victoria permettrait à M. Bourcart de ramener une demi-

cargaison. C'était mieux qu'on ne pouvait espérer en ces circon-

stances. Comme il était probable que les cours n'avaient pas fléchi

sur le marché de Victoria, cette seconde campagne donnerait encored'assez beaux bénéfices.

D'autre part, le Saint-Enoch n'avait fait aucune mauvaise

rencontre. Au lieu du monstre marin signalé par les pêcheurskamtchadales, c'était ce magnifique culammak qui était venu sefaire amarrer!.

La nuit close, ses voiles sur les cargues, le trois-mâts n'eut plusqu'à attendre le lever du soleil.

Avec le soir, la brise se sentait à peine. La mer était au calmeblanc. Le roulis s'accentuait si peu qu'il n'y avait point à craindrepour les amarres qui retenaient la baleine. Quelle perte, et quelsregrets, en cas que, pendant la nuit, elle s'en fût allée parle fond!

Il y eut à prendre quelques mesures de précaution ou tout aumoins de surveillance. Qui sait si le capitaine King ne voudrait pasdonner suite aux menaces de son second, et tenter d'enlever leculammak en attaquant le Saint-Enoch?.

« Cette agression est-elle réellement à craindre?. demanda le

docteur Filhiol.

- Ma foi., déclara le lieutenant Coquebert, avec des Anglais onne sait jamais sur quoi compter.

— Ce qui est certain, ajouta M. Heurtaux, c'est qu'ils sont partisfort en colère.

Page 430: Le Village Aérien

- Je le comprends, s'écria le lieutenant Allotte. Un si beau mor-ceau qui leur échappe!.- Aussi, reprit M. Heurtaux, je ne serais pas autrement surpris

s'ils venaient.

— Qu'ils viennent!. répondit le capitaine Bourcart. Nous seronsprêts à les recevoir! »

Et, s'il parlait ainsi, c'est qu'il était sûr de tout son équipage. Ce

ne serait pas la première fois que des disputes auraient surgi entrebaleiniers au sujet d'un coup de harpon contesté, — disputes sou-vent aggravées des plus regrettables violences.

Une sévère surveillance fut donc établie à bord du Sàint-Enoch,et les hommes de quart firent bonne garde. Si, faute de vent, leRepton

aurait eu grand'peine à rejoindre le Saint-Enoch, il pouvait envoyerses embarcations, et il convenait de ne point se laisser surprendre

à la faveur de la nuit.Du reste, ce qui assura la sécurité du navire français, c'est que,

vers dix heures, une brume assez épaisse enveloppa ces parages. Il

eût été malaisé de retrouver la place où le Saint-Enoch se tenaiten panne.

Les heures se passèrent sans alerte. Lorsque le soleil revint, lebrouillard, qui ne se dissipa point, aurait caché le Repton même à

la distance d'un demi-mille. Mais peut-être les Anglais n'avaient-ils

pas renoncé à mettre leurs menaces à exécution, et tenteraient-ils

une attaque, si les brumes venaient à se lever. Ce ne serait pas le

vent qui les aideraitcependant. Aucun souffle ne traversait l'espace, etl'état atmosphérique ne se modifia pas de toute la matinée. L'équi-

page du Saint-Enoch put se remettre aux travaux du bord sansêtre troublé.

Dès l'aube, — 21 octobre, — M. Bourcart avait fait procéder auvirage de la baleine, avec ordre de pousser vivement la besogne.Deux garants d'appareils furent passés, et les hommes se relayèrent

au guindeau.Préalablement, maître Ollive, aidé de quelques matelots, avait

Page 431: Le Village Aérien

bagué une chaîne sur la.nageoire du dehors, et l'animal tourna surlui-même, ce qui devait en faciliter le dépècement. La tête fut alorsdétachée, et, non sans grands efforts, il fallut la mater pour la déposer

sur le pont. On s'occupa d'en couper les lippes, la langue, les fanons,opération qui devint facile, après qu'elle eut été divisée en quatre

morceaux.La cabousse allumée, le bois ne manquant pas grâce à l'approvi-

sonnement embarqué à Pétropavlovsk, le cuisinier put entretenirle feu sous les deux pots.

Ce fut dans ces pots que l'on fondit d'abord le gras retiré de

la tête, de la langue et des lippes, qui est de qualité plus fine. Puis

on procéda au dépeçage du corps par morceaux de huit à neufbrasses, réduits à deux pieds pour être introduits dans la cabousse.

Toute la matinée et une partie de l'après-midi avaient été consa-crées à cet ouvrage. C'est à peine si, vers trois heures, le brouillards'était quelque peu éclairci. Les vapeurs, à l'état vésiculaire, empê-chaient le regard de s'étendre à plus d'un demi-mille autour duSaint-Enoch.

Du Repton, aucune nouvelle. Il n'auraitpu se rapprocher, faute debrise, à moins d'être remorqué par ses embarcations, ce qui eûtoccasionné une grosse fatigue.

-

Cependant M. Bourcart demeura toujours sur le qui-vive. Lapirogue du lieutenant Allotte fut même envoyée en reconnaissance

vers le nord-est. Elle revint sans avoir rien à signaler, ne s'étant pasaventurée d'une demi-lieue en direction du nord.

Au fond, peut-être, l'équipage n'eût-il pas été fâché d'en venir auxmains avec les Anglais. C'est de tradition chez les Français et sur-tout chez les marins. Ils songent encore à la revanche de Waterloo,

ces braves gens! Mais probablement, cette fois, le canon du MontSaint-Jean ne se ferait pas entendre, et Wellington battrait enretraite vers la haute mer.

La besogne se continua dans d'excellentes conditions. M. Bour-cart comptait que la moitié du gras serait fondue pendant cette

Page 432: Le Village Aérien

journée. Il avait donc l'espoir, si le vent se levait, de pouvoir appa-reiller dès le surlendemainavec deux cents barils de plus dans sa cale.

Une fois, cependant, vers quatre heures, il se produisitune alerte.Le forgeron Thomas, embarqué dans le petit canot, était en train

de consolider une des conassières du gouvernail, lorsqu'il crutentendre une sorte de clapotis du côté de l'ouest.

Était-ce un bruit d'avirons annonçant l'approche des pirogues duRepton?. Les Anglais avaient-ils découvert la position du Saint-Enoch?.

Le forgeron remonta aussitôt et prévint M. Bourcart. Qui sait si

le moment n'était pas venu de décrocher les fusils au râtelier du

carré, de se mettre sur la défensive?.On suspendit le travail et les hommes occupés au dépeçage durent

rembarquer.A défaut des yeux, qui ne pouvaientrendre aucun service au milieu

des vapeurs, les oreilles se tendirent. Un absolu silence régnait à

bord. On laissa même tomber le feu de la cabousse, qui pétillait. Leplus léger bruit venu du large se fût fait entendre.

Quelques minutes s'écoulèrent. Aucune pirogue ne parut, et, de lapart du capitaineKing, c'eût été vraiment grande audace que de tenterl'attaque du Saint-Enoch dans ces conditions. Bien que le brouil-lard, s'il gênait les Anglais, leur eût permis de s'approcher sans être

aperçus, ceux-ci devaient supposer que M. Bourcart se tiendrait surses gardes. Mais, répétait volontiers maître Ollive:

« Rien ne m'étonnerait de la part de John Bull! »

Cependant, on ne tarda pas à le reconnaître, c'était une fausse

alerte. Le clapotis ne pouvait provenir quede l'une de ces riséescapricieuses qui passent à travers les brumes sans avoir la force

de les dissiper. Il y eut même à constater que la brise cherchait à selever, tout en ne se propageant que par souffles intermittents, sansdirection fixe. A moins qu'elle ne fraîchît, le ciel resterait brouilléjusqu'au lever du soleil. A ces calmes, assez rares en cette saison etdans cette portion septentrionale de l'océan Pacifique, succéderaient

Page 433: Le Village Aérien

probablement de grands mauvais temps. Il était à craindre que lanavigation ne fût pas aussi favorisée qu'elle l'avait été en quittantPétropavlovsk. Toutefois, comme le trois-mâts s'était toujours biencomporté pendant maintes tempêtes, sans jamais avoir éprouvéd'avaries graves, Jean-Marie Cabidoulineût été mieux avisé en épar-gnant ses menaçantes histoires au Saint-Enoch,du Havre, capitaineÉvariste-Simon Bourcart!

Après tout, pourquoi le navire ne retrouverait-il pas ses bonneschances de la première campagne, et ne rencontrerait-il pas d'autresbaleines qui permettraient de compléter le chargement avant demouiller à Vancouver?.

L'après-midi s'avançait. Vraisemblablement, cette nuit seraitaussi obscure que la précédente. En tout cas, les précautions étaientprises, et, au retour du lieutenant Allotte, les pirogues avaientété rehissées à bord.

En somme, pour la besogne qui restait à faire, mieux valait quele Saint-Enoch fût encalminé pendant vingt-quatre heures encore,à la condition qu'un bon vent le poussât vers la côte américaine.

Soudain, un peu avant cinq heures, des sifflements d'une extrêmeviolence déchirèrent l'espace. En même temps, la mer fut extraor-dinairement troublée jusque dans ses couches profondes. Uneimmense nappe d'écume blanchitsa surface. Le Saint-Enoch, élevé

sur le dos d'une énorme lame, fut secoué d'un roulis et d'un tangagedes plus violents. Les voiles, qui pendaient sur leurs cargues, cla-quèrent à grand bruit, et l'équipage put craindre que toute lamâture ne vînt en bas.

Par bonne chance, le corps de la baleine, fortement maintenu lelong du bord, ne se détacha pas, et ce fut miracle, tant la bandedu navire avait été prononcée.

« Qu'est-ce donc?. » s'était écrié M. Bourcart en s'élançant horsde sa cabine.

Puis il monta sur la dunette, où le second et les lieutenants sehâtèrent de le rejoindre.

Page 434: Le Village Aérien

« Ce doit être un raz de marée, déclara M. Heurtaux, et j'ai vu le

moment où le Saint-Enoch allait engager.— Oui. un raz de marée, répéta maître Ollive, car il n'y a pas de

vent de quoi remplir mon chapeau.

— Mais, comme il pourrait être accompagné d'un grain, reprit le

capitaine Bourcart, faites serrer toute la toile, Heurtaux. Il ne faut

pas se laisser surprendre! »

C'était prudent, et même opportun, et même pressant. En effet, à

quelques minutes de là, le vent fraîchissait avec assez d'impétuosité

pour refouler une partie des brumes vers le sud.

« Navire par bâbord derrière! »

Ce cri, poussé par un des matelots accrochés dans les haubans de

misaine, fit tourner tous les regards de ce côté.Le navire signalé était-il le Repton ?.C'était le navire anglais, à trois milles environ du Saint-Enoch.«Toujours à la même place., observa le lieutenant Coquebert.

- Comme nous à la nôtre., répondit M. Bourcart.

- On dirait qu'il se prépare à larguer ses voiles., remarqua le

lieutenantAllotte.

— Pas de doute. il va appareiller.,déclara M. Heurtaux.

— Serait-ce donc pour venir sur nous?. demanda le docteurFilhiol.

— Il en est bien capable !. s'écria maître Ollive.

— Nous verronsbien », se contenta de dire le capitaine Bourcart.Et, sa longue-vue aux yeux, il ne cessait de la tenir en direction

du baleinier anglais.Il y avait tout lieu de croire que le capitaine King voulait profiter

de la brise qui soufflait alors de l'est et lui permettrait de se rap-procher du Saint-Enoch. On voyait les hommes se paumoyer surles vergues. Bientôt les huniers, la misaine, la brigantine, furentétablis, amures à tribord, puis le grand et le petit foc qui facili-tèrent l'abattée du Repton.

La question était de savoir s'il allait continuer sa route vers l'est,

Page 435: Le Village Aérien

en serrant le vent, afin de gagner quelque port de la Colombiebritannique.

Non, telle n'était pas l'intention du capitaine King, à laquelle ileût été impossible de se méprendre. Le Repton, au lieu de mettrecap à l'est, marchait de manière à couper la route du Saint-Enoch.

« C'est à nous qu'il en a !. s'écria Romain Allotte. Il entendréclamer sa part de baleine!. Eh bien. il n'en aura pas même unbout de queue !.»

Ce que disait le lieutenant fut répété par l'équipage. Si le Reptonvenait attaquer le Saint-Enoch, il trouverait à qui parler!. On lui

répondrait comme il convenait de répondre, à coups de fusil, de

pistolet et de hache!.Il était alors six heures et quelques minutes. Le soleil déclinait

rapidement vers l'horizon un peu dans le sud-ouest. La mer restaitdégagée de vapeurs du côté d'où soufflait la brise. On ne perdait

pas un des mouvements du Repton, qui s'avançait à moyennevitesse. En moins d'une demi-heure, il serait bord à bord avec le

Saint-Enoch, s'il ne changeait pas sa barre.En prévision d'une attaque, ordre fut donné de préparer les armes.

On chargea les deux pierriers dont les baleiniers sont armés généra-lement. Si le capitaine King lui envoyait quelques boulets de cinq àsix livres, le capitaine Bourcart lui en adresserait autant et de mêmepoids.

Le Repton n'était plus qu'à trois quarts de mille, lorsque l'étatde la mer se modifia soudain, sans aucun changement dans les

conditions atmosphériques. Le vent n'avait pas forcé, le ciel nes'était pas chargé. Nul nuage menaçant ne se levait à l'horizon.

Calme absolu dans les hautes et basses zones de l'espace.

Et, en effet, le phénomène extraordinaire qui se préparait devait

se localiser en cette partie de l'Océan.Soudain, au milieu d'horribles mugissements, dont personne à

bord du Saint-Enoch ne reconnut ni la nature ni la cause, la merbouillonna, se blanchit d'écume, se dénivela comme si une éruption

Page 436: Le Village Aérien

sous-marine en eût troublé les dernières profondeurs. C'était pré-cisément à la place occupée par le baleinier anglais, alors que le

baleinier français ne ressentait pas encore les effets de cette inexpli-cable agitation.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons, tout d'abord surpris,observaient le Repton, et, ce qu'ils virent, après la surprise, les jeta

en pleine épouvante.Le Repton venait de se soulever sur le dos d'une énorme lame,

puis de disparaître derrière elle. De cette lame jaillissaient de puis-

sants jets liquides, tels qu'ils eussent pu s'échapper des évents d'un

gigantesque monstre dont la tête aurait été engagée sous le navire,

et dont la queue eût battu la mer à une demi-encâblure, soit prèsde cent mètres.

Lorsque le navire reparut, il était désemparé, sa mâture en bas,

ses agrès rompus, sa coque chavirée sur bâbord, assaillie par deformidables coups de mer.

Une minute plus tard, après avoir été une dernière fois roulé parla monstrueuse lame, il s'engloutissait dans les abîmes du Pacifique.

Le capitaine Bourcart, ses officiers, son équipage, poussèrent uncri d'horreur, stupéfaits en présence de cet inexplicable et épouvan-table cataclysme.

Mais peut-être les hommes du Repton n'avaient-ils pas tous péri

avec le navire?. Peut-être quelques-uns avaient-ils pu fuir dans les

pirogues à temps pour ne point être entraînés dans le gouffre?.Peut-être pourrait-on sauver un certain nombre de ces infortunés

avant que la nuit se fût étendue sur la mer?.Toutes causes d'inimitiés s'oublient devant pareilles catastro-

phes!. Il y avait un devoir d'humanité à remplir, on le rempli-rait.

« A la mer, les embarcations!. » cria le capitaine Bourcart.Deux minutes à peine s'étaient écoulées depuis la disparition du

Repton et il était encore temps de porter secours aux survivants dunaufrage.

Page 437: Le Village Aérien

Soudain, avant que les pirogues eussent été amenées, un choc,qui ne fut pas très rude, se produisit. Le Saint-Enoch, soulevé desept à huit pouces par l'arrière, comme s'il eût heurté un écueil,donna la bande à tribord et demeura immobile.

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XII

ÉCHOUAGE.

Le vent qui soufflait de l'est vers cinq heures du soir, et dont le

Repton avait voulu profiter, ne s'était pas maintenu. Après le

soleil couché, il calmit et finit par tomber tout à fait. L'agitationde la mer se réduisit à un léger clapotis de surface. Alors revinrentles épaisses brumes qui enveloppaient depuis quarante-huit heurescette portion du Pacifique.

Quant au Saint-Enoch, c'était au moment où son équipageallaitlancer les embarcations qu'il avait touché. Est-ce donc à un acci-dent de même nature qu'il fallait attribuer la perte du Repton?.Et, moins heureux que le Saint-Enoch, le navire anglais s'était-ildéfoncé contre un écueil?.

Quoi qu'il en soit, s'il n'avait pas coulé à pic, le Saint-Enoch n'enétait pas moins échoué. Or, comme il risquait à chaque instantd'être englouti, il fut impossible d'employer les pirogues au sauve-tage des marins anglais.

Tout d'abord, la première impression de M. Bourcart et de ses

compagnons avait été celle de la stupeur.A quelle cause attribuer cet échouage?. Le Saint-Enoch avait

à peine subi l'action de cette légère brise qui s'était levée verscinq heures du soir. Pour être venu talonner contre cet écueil,avait-il subi l'action d'un courant dont personne ne soupçonnaitl'existence, et sans qu'il eût été possible de s'en apercevoir?.

Il existait là certaines circonstances des plus inexplicables, et,d'ailleurs, l'heure n'était pas aux explications.

La secousse, on l'a dit, avait été plutôt faible. Mais, après deux

coups de talon, qui ne démontèrent point son gouvernail, le navire

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reçut un énorme paquet de mer. Par bonheur, sa mâture nes'ébranla point, ses étais et ses haubans résistèrent. Sans avariesdans ses fonds, il ne semblait pas qu'il fût menacé de sombrercomme le Repton. Peut-être même ne lui manquait-il que quel-ques pouces d'eau pour retrouver sa flottaison, et se dégagerait-il

au plein de la mer?.Seulement le choc eut pour premier résultat de rompre les

amarres qui retenaient la baleine, et le courant entraîna cette

carcasse.Il y avait autre chose à faire qu'à s'inquiéter de la perte d'une

centaine de barils d'huile. Le Saint-Enoch échoué, il s'agissait dele tirer de cette fâcheuse situation.

A la suite de cet accident, maître Ollive se fût bien gardé d'in-terpeller Jean-Marie Cabidoulin. Le tonnelier aurait eu beau jeupour lui répondre:

« Va. ce n'est que le commencement de la fin! »

Cependant M. Bourcart et le second conféraient sur la dunette.

« Il existe donc des bas-fonds dans cette partie du Pacifique?. ditM. Heurtaux.

— Je ne sais que penser. déclaraM. Bourcart. Ce qui est cer-tain, c'est que les cartes n'en indiquent aucun entre les Kouriles etles Aléoutiennes! »

En effet, les plus modernes ne portaient ni bas-fonds ni récifsdans cette partie de l'Océan où le cent-vingtième et le cent-soixan-tième méridien croisent le cinquantième parallèle. Il est vrai,depuis soixante heures, les brumes avaient empêché le capitaineBourcart de prendre hauteur. Mais la dernière observation le met-tait à plus de deux cents milles de l'archipel Aléoutien. Or, il n'était

pas admissible que, depuis le calcul du 19 octobre, le vent ou lescourants eussentporté le Saint-Enoch à cette distance.

Et, pourtant, ce n'était que sur les extrêmes récifs des Aléou-tiennes qu'il aurait pu se mettre au plein.

Après être descendu dans le carré, M. Bourcart avait étalé ses

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cartes sur la table, il les étudiait, il relevait à la pointe du compasla position que son navire occupait en évaluant à l'estime la routeparcourue en trois jours. Et même en l'étendant à deux cents milles

en cette direction, c'est-à-dire jusqu'aux îles Aléoutiennes, il ne ren-contrait aucun écueil.

« Cependant, observa le docteur Filhiol, ne peut-il se faire que,postérieurement à l'établissement de ces cartes, un soulèvement sesoit produit à cette place?.

(— Un soulèvement du fond?. » répondit M. Bourcart, qui ne

sembla pas rejeter une pareille hypothèse.

Et, faute d'une autre, était-il déraisonnable de l'admettre?.Pourquoi, par une poussée lente ou par un brusque exhaussementdus à l'action des forces plutonniennes, le seuil sous-marin ne seserait-il pas relevé à la surface de la mer?. Manquent-ils donc lesexemples de ces phénomènes telluriques dans les régions où se ma-nifeste encore le travail éruptif?. Et, précisément, ces parages nesont-ils pas voisins d'un archipel volcanique?. Deux mois et demi

auparavant, en les traversant, n'avait-on pas aperçu dans le nordles flammes du Chichaldinskoisurl'île Ounimak?.

Bien que cette explication ne laissât pas d'être plausible dans

une certaine mesure, la majorité de l'équipage devait la repousser,ainsi qu'on le verra bientôt.

Après tout, à quelque cause qu'il fût dû, l'échouage du Saint-Enoch était indiscutable. En sondant à l'avant, puis à l'arrière, maîtreOllive ne trouva pas plus de quatre à cinq pieds d'eau sous laquille.

Le premier soin du capitaine Bourcart avait été de procéder à lavisite de la cale. Jean-Marie Cabidoulin et le charpentier Féruts'étaient rendu compte que la mer n'avait pas pénétré à travers lebordage, et, assurément, aucune voie d'eau ne s'était déclarée à lasuite de la collision.

En somme, il convenait d'attendreau lendemainafin de déterminerla nature de cet écueil inconnu du Pacifique, et peut-être parvien-

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drait-on, avant l'arrivée des mauvais temps, à déhaler le Saint-Enoch?.

La nuit parut interminable. Ni les officiers ne regagnèrent leurcabine, ni les hommes le poste de l'équipage. Il fallait se tenir prêtà tout événement. Parfois se produisaient des tiraillements de laquille sur le récif. N'allait-elle pas, sous l'influence d'un courant,

se détacher de ce lit de roches ?. Ne pouvait-il se faire que le navireglissât du côté où il donnait la gîte et retrouvât sa ligne de flot-

taison?.D'ailleurs, par précaution, le capitaine Bourcart avait mis les

pirogues à la mer, avec la plus grande quantité de vivres possible,

en cas qu'il fût nécessaire d'abandonner le Saint-Enoch. Qui saits'il ne deviendrait pas nécessaire de s'y embarquer pour rallier les

terres les plus rapprochées?. Et ce devaient être les îles de l'archipelAléoutien, à moins que, par suite de circonstances absolumentincompréhensibles, le navire eût été rejeté hors de sa route.D'ailleurs, il ne menaçait pas de chavirer, ce qui fût peut-êtrearrivé si la baleine eût encore été suspendue à son flanc.

Entre autres éventualités qui pourraient amener le dégagementdu Saint-Enoch, M. Bourcart ne laissait pas de compter sur la mermontante. Les marées sont généralement faibles sur toute l'étenduedu Pacifique, il ne l'ignorait pas. Mais qui sait si un relèvement dequelques pouces n'amènerait pas le renflouage?. Il ne semblait pasque le bâtiment se fût engagé très avant sur l'écueil, auquel il

n'adhérait que par son talon.

Le flux avait commencé à se faire sentir à onze heures et la merserait pleine vers les deux heures du matin. Le capitaine et sesofficiers suivirent donc avec soin les progrès de la marée, annoncée

par un clapotis de courant que l'oreille percevait au milieu de cettenuit si calme.

Par malheur, le moment venu, lorsque la mer fut étale, aucunchangement ne se produisit. Peut-être le Saint-Enoch éprouva-t-ilquelques faibles secousses, peut-être sa quille roula-t-elle légère-

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ment sur le seuil sous-marin. A cette date du mois d'octobre, lesmarées d'équinoxe étant déjà passées, les chances de se déhalerdiminueraientavec les lunaisons prochaines.

Et maintenant, lorsque le jusant s'accentuerait, ne devait-on

pas craindre que la situation ne vînt à empirer?. La bandene s'accu-

serait-elle pas à mesure que l'eau se retirerait, et le navire nerisquait-il pas de chavirer à mer basse ?.

Ce grave sujet d'inquiétude ne cessa que vers quatre heures etdemie du matin. D'ailleurs, en vue de parer à tout événement, lecapitaineBourcart avait fait préparer des béquilles avec les verguesde perroquet, mais il n'y eut pas lieu de les mettre en place.

Un peu avant sept heures, une lueur rougit les vapeurs de l'est.Le soleil, qui débordait de l'horizon, ne put les dissoudre, et lesagrès se chargèrent d'humidité.

On le pense bien, les officiers sur la dunette, les matelots sur legaillard d'avant, cherchaient à percer ce brouillarddu côté où gîtaitle navire, en attendant que les pirogues pussent en faire le tour. Ce

que chacun s'inquiétait de reconnaître, c'était la disposition del'écueil. S'étendait-il sur un large espace?. Formait-il un bas-fondunique?. Des têtesdérochésémergeaient-ellesau large à basse mer?

Impossible de voir même à quelques mètres en dehors des bastin-

gages. Toutefois, on ne percevait aucun bruit de ce ressac que lecourant produit sur des rochers à fleur d'eau.

Donc, rien à faire avant que la brume se fût dissipée, et peut-être

se dissoudrait-elle comme les jours précédents, lorsque le soleil

approcherait de la méridienne. Alors, si les circonstances le per-mettaient, M. Bourcart essaierait de déterminer sa position ausextant et au chronomètre.

Il y eut lieu de procéder à une visite plus complète de la cale.

Maître Cabidoulin et le charpentier Férut s'assurèrent de nouveau,en déplaçant un certain "nombre de barils de l'arrière, que l'eau nel'avait point envahie. Ni la membrure ni le bordage n'avaient cédé aumoment de l'échouage. Donc aucune avarie grave. Mais, en maniant

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Impossible de voir, même à quelques mètres. (Page 172.)

ses barils, le tonnelier ne se disait-il pas qu'il faudrait sans douteles hisser sur le pont, les jeter à la mer, les pleins et les vides,afin d'alléger le navire?.

Cependant la matinée s'avançait, et le ciel ne se dégageait pas.Une reconnaissance, faite par M. Bourcart et le second autour duSaint-Enoch dans un rayon d'une demi-encâblure, ne révéla rientouchant la nature et la position de l'écueil.

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Avant tout, il eût fallu constater s'il se trouvait à proximité d'uneterre où les embarcations pourraient accoster, en cas qu'il devintnécessaire d'abandonnerle navire. Il est vrai, qu'il se rencontrât uncontinent ou un archipel en ces parages, M. Bourcart ne pouvaitl'admettre, et, au docteur qui l'interrogeait à cet égard:

« Non, monsieur Filhiol, non, répondit-il d'un tonaffirmatif, il y aquelques jours, j'ai obtenu une bonne observation, je le répète. Jeviens de revoir mes calculs, ils sont exacts et nous devons être à

deux cents milles au moins de l'extrême pointe des Kouriles.

— J'en reviens donc à mon explication., reprit le docteur Filhiol.Il a dû se produire un exhaussement du sol sous-marin, contre lequels'est heurté le Saint-Enoch.

— C'est possible, répliqua M. Bourcart, et je me refuse à croirequ'une erreur ou une déviation de route nous aient rejetés à unetelle distance dans le nord. »

C'était vraiment une déplorable malchance que le vent ne parût

pas devoir se lever. D'abord il aurait balayé les vapeurs et dégagél'horizon. Puis, s'il avait soufflé de la partie ouest, l'équipage, encoiffant les voiles sur les mâts, eût peut-être obligé le Saint-Enochà s'arracher du seuil rocheux.

« Attendons. attendons, mes amis!. répétait le capitaine Bour-cart, qui sentait s'accroître l'impatience et aussi l'inquiétude de seshommes. J'espère que ce brouillard se lèvera dans l'après-midi,

et nous serons fixés sur cette situation, dont, je l'espère, nous sor-tirons sans grand dommage! »

Mais, lorsque les matelots et les novices regardaient Jean-MarieCabidoulin, ils le voyaient hocher sa grosse tête ébouriffée, signequ'il ne partageait point cet optimisme, et cela n'était pas pour les

rassurer.Entre temps, afin d'empêcher la mer montante, en venant de l'est,

de pousser le navire plus avant sur l'écueil, M. Bourcart, d'accord

avec le second, décida de mouiller une ancre à jet par l'arrière.Maître Ollive et deux matelots parèrent une des pirogues afin de

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procéder à cette prudente opération sous la direction du lieutenantAllotte.

La pirogue déborda, tandis que le grelin de l'ancre lui était filé

du Saint-Enoch.Suivant les ordres du capitaine Bourcart, le lieutenant fit envoyer

un coup de sonde, alors qu'il se trouvait à une cinquantaine de

pieds du navire. A sa grande surprise, même après avoir largué unevingtaine de brasses, il ne trouva pas de fond.

L'opération, recommencée à plusieurs places de ce côté, donna

un résultat identique, et le plomb ne toucha nulle part.En ces conditions, mouiller une ancre eût été inutile, puisqu'elle

n'aurait pu mordre. Ce qu'il fallait en conclure, c'est que, de cebord tout au moins, les flancs de l'écueil étaient coupés à pic.

La pirogue revenue, le lieutenant Allotte fit son rapport au capi-taine.

M. Bourcart se montra assez surpris. Dans sa pensée, le récifdevait plutôt descendre en pentes latérales très allongées, l'échouages'étant produit presque sans secousse, comme si le navire eût glisséà la surface d'un seuil peu incliné.

On dut effectuer alors des sondages autour du Saint-Enoch, demanière à déterminer autant que possible l'étendue de l'écueil et laprofondeur de l'eau à sa surface. Le capitaine Bourcart embarquadans la pirogue avec le second, le maître d'équipage et deux ma-telots. Ils emportaient un plomb dont la ligne mesurait deux centsbrasses.

Après avoir repris l'opération du lieutenant Allotte, on dut recon-naître que l'extrémité de la ligne n'atteignait pas le fond. Il fallutdonc renoncer à mouiller une ancre par l'arrière, ce qui eût permisde déhaler le navire en virant au guindeau.

« Capitaine, dit M. Heurtaux, nous ferions bien de sonder àquelques pieds seulement de la carène.

— C'est mon avis », répondit M. Bourcart.Maître Ollive crocha la gaffe dans un des porte-haubans, et

Page 446: Le Village Aérien

rangea la pirogue de manière à contourner la coque à cinq ou sixpieds au plus. De trois mètres en trois mètres, le second laissait filerla ligne. Nulle part elle ne renèontra le seuil, même à deux centsbrasses.

Ainsi, l'écueil n'occupait qu'une étendue très restreinte à une oudeux toises au-dessous de la surface de la mer. Autant dire que leSaint-Enoch s'était échoué à la pointe d'un cône sous-marin nonindiqué en ces parages.

Cependant l'heure s'avançait, et rien n'annonçait une levée desbrumes. Aussi M. Bourcart voulut-il tenter, au moment où la maréeatteindrait sa plus grande hauteur, de déhaler son navire avec lespirogues. En le tirant par l'arrière, il était possible que l'on parvintà le renflouer au plein de la mer.

Cette manœuvre s'exécuta dans les conditions les plus favorables.Les six pirogues se réunirent en un effort commun, et les matelotssouquèrent de toute leur vigueur sur les avirons. Le bâtiment fît-il

un léger mouvement de recul?. un pied à peine. Ce fut tout cequ'on obtint, et, finalement, l'équipage perdit l'espoir de l'arracherde cet écueil.

Or, ce que n'avaient pu faire les embarcations, si le vent ne lefaisait pas, que deviendrait le Saint-Enoch aux premiers grostemps?. Il serait roulé à la surface de ce bas-fond, il n'en resteraitbientôt que d'informes débris. Et, à cette époque de l'année, tar-deraient-elles à se déchaîner, les tempêtes qui troublent si formi-

dablement cette portion du Pacifique?.Une opération restait à tenter pour se remettre à flot. Le capi-

taine Bourcart, après y avoir mûrement réfléchi, après en avoircausé avec les officiers et les maîtres, dut s'y résoudre, mais enl'ajournant de quelques heures, puisqu'il ne semblait pas qu'unchangement de temps fût à craindre. Ladite opération aurait pourbut d'alléger le navire en jetant sa cargaison à la mer. Déchargé dehuit à neuf cents barils d'huile, peut-être se relèverait-il assezpour flotter à l'étalé de la marée.

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On attendit en comptant que, ce jour-là comme la veille, le

brouillard se dissiperait dans l'après-midi.C'était une des raisons pour lesquelles M. Bourcart ne donna pas

immédiatementsuite à son projet de sacrifier la cargaison. En effet,

que le navire vînt à se renflouer, eût-il été possible de le diriger aumilieu des brumes?. De ce que les sondages avaient accusé de

grandes profondeurs autour de l'écueil, s'ensuivait-il qu'il n'exis-tait pas à proximité d'autres récifs où le Saint-Enoch risquerait de

s'échouer à nouveau?. Est-ce que, à moins d'un mille, le Reptonn'avait pas touché, et même si malheureusement qu'il s'étaitenglouti presqueaussitôt?.

Cette réflexion, que chacun se faisait, ramena les conversations surle baleinieranglais. N'y avait-il pas à se demandersi quelques hommesavaient survécu au naufrage?. Ses pirogues ne tentaient-elles pasde retrouver le Saint-Enoch?. Aussi M. Bourcart et l'équipage

se tenaient-ils aux écoutes.Aucun cri n'arrivait, et, sans doute, pas un des matelots du Repton

n'avait pu échapper à cette épouvantable catastrophe.Trois heures s'écoulèrent. La marée se retirant alors, inutile

d'espérer que le navire se dégagerait de lui-même. D'ailleurs ladifférence entre le plus haut du flot et le plus bas du jusant allaitêtre assez faible. Cet écueil ne devait jamais découvrir, si ce n'estpeut-être dans les syzygies. M. Heurtaux put même constater quel'eau n'avait pas sensiblement baissé par rapport aux repères tracés

sur la coque, et, quand on sondait autour, les lances atteignaientle fond rugueux à une profondeur constante de cinq pieds.

Telle était la situation. Comment se dénouerait-elle?. Le Saint-Enoch reprendrait-il le cours de sa navigation?. Les hommes neseraient-ils pas contraints de l'abandonner avant qu'une tempêtel'eût anéanti?. Ils étaient trente-trois à bord et pourraient trouverplace dans les embarcations avec des vivres pour quelques jours.Mais, à quelle distance se rencontrerait la côte la plus rapprochée?.Et s'il fallait franchir des centaines de milles?.

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M. Bourcart se décida à sacrifier le chargement. Peut-être le

navire, soulagé de. plusieurs centaines de tonnes, se soulèverait-il

assez au plein de la mer pour que l'équipage pût le déhaler!.Cette décision prise, les hommes se mirent à la besogne, non

sans maudire la mauvaise chance qui leur ferait perdre les profits de

cette dernière campagne!.Maitre Ollive activa le travail. Au moyen de palans frappés au-

dessus des deux panneaux, les barils furent hissés sur le pont, puisjetés à la mer. Quelques-uns coulaient immédiatement. D'autres,brisés dans la chute contre l'écueil, se vidaient de leur contenu, quiremontait à la surface de la mer. Le Saint-Enoch fut bientôt entouréd'une couche grasse, comme s'il eût filé de l'huile pour calmer leslames d'une tempête. Jamais la mer n'avait été plus tranquille. Pasmême le plus léger ressac à la surface ou sur le périmètre du bas-fond, bien que M. Heurtaux eût constaté l'existence d'un courantvenant du nord-est.

La marée ne devait pas tarder. Toutefois le délestementdu navire

ne produirait son effet qu'à l'instant où le flot atteindrait son maxi-

mum. Comme on disposait de trois heures, l'opérationserait terminée

au moment voulu. En somme, pas de temps à perdre, ou le Saint-Enoch resterait échoué jusqu'à la nuit prochaine, et mieux valaitqu'il pût s'éloigner de l'écueil pendant le jour. Près de huit centsbarils à remonter de la cale, cela exige du temps, sans parler de lafatigue.

Vers cinq heures, une moitié de la besogne était faite. La marée

ayant déjà gagné de trois à quatre pieds, il semblait bien que leSaint-Enoch, en partie allégé, aurait dû s'en ressentir, et aucunmouvement ne fut senti.

« On dirait, le diable soit!. que notre navire est cloué à cetteplace!. dit maître Ollive.

— Et ce n'est pas toi qui le décloueras!. murmura Jean-MarieCabidoulin.

— Tu dis., vieux?.

Page 449: Le Village Aérien

— Rien!. » répliqua le tonnelier en lançant un des barils videsàlamer.

D'autre part, l'espoir auquel on s'était attaché que les vapeurs sedissiperaient ne s'était pas réalisé. La nuit menaçait d'être doubléede brumes. Si donc son navire ne se dégageait qu'à la marée pro-chaine, le capitaine Bourcart serait fort gêné pour le sortir de cesdangereux parages.

Un peu après six heures, alors qu'une demi-obscurité envahissaitdéjà l'espace, des cris se firent entendre en direction de l'ouestéclairé de vagues lueurs.

Maître Ollive, posté sur le gaillard d'avant, rejoignit M. Bourcart

au pied de ladunette.

« Capitaine. écoutez.écoutez., dit-il. Tenez.par là. il semblebien.

— Oui. on appelle!. » ajouta le lieutenant Coquebert.Un peu de tumulte se produisit parmi l'équipage.

« Silence! » ordonna M. Bourcart.Et chacun de prêter l'oreille.En effet, des appels, encore éloignés, arrivaient jusqu'à bord. Nul

doute qu'ils ne fussent adressés au Saint-Enoch.Une clameur leur répondit aussitôt sur un signe du capitaine

Bourcart :

« Ohé!.ohé!. par ici. »

Étaient-ce les indigènes d'une terre ou d'une île du voisinagevenussur leurs embarcations?. Ne s'agissait-il pas plutôt des survivantsduRepton?. Leurs piroguesne cherchaient-elles pas depuis la veille,

au milieu de cet intense brouillard, à rallier le baleinier français?.Cette hypothèse, la plus vraisemblable, était la vraie.Quelques minutes plus tard, guidées par les cris et par des déto-

nations d'armes à feu, deux embarcations vinrent élonger le Saint-Enoch.

C'étaient les pirogues du Repton, montées par vingt-trois hommes,compris le capitaine King.

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Ces pauvres gens, exténués de fatigue, tombaient d'inanition,n'ayant pas pu embarquer des vivres, tant la catastrophe avait étésoudaine. Après avoir erré pendant vingt-quatre heures, ils mouraientde faim et de'soif.

Les survivants du Repton furent recueillis et accueillispar M. Bour-

cart avec cette politesse dont il ne se départait jamais, et bien qu'iln'eût point à se louer de leurs procédés antérieurs. Avant d'inter-

roger le capitaine King, avant de lui demander dans quelles circon-stances son navire s'était perdu, avant de lui faire connaître la situa-tion du Saint-Enoch, M. Bourcart donna ordre de servir à mangeret à boire à ses nouveaux passagers.

Le capitaine King fut conduit au carré, les matelots descendirentdans le poste.

Treize hommes manquaient à l'équipage du capitaine King, treize,engloutis dans le naufrage du Repton!

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Nulle part la ligne ne rencontra le seuil. (Page 176.)

XIII

UN ÉCUEIL QUI REMUE.

Lorsque le capitaine King et ses compagnons avaient accosté leSaint-Enoch, la brume était si épaisse que, si les cris de ceux qui

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montaientlespirogues n'eussentpoint été entendus, celles-ci auraientpassé au large de l'écueil. A descendre vers le sud, les Anglais nepouvaient rencontrer ni la côte asiatique ni la côte américaine. Enadmettant même que le vent eût dissipé le brouillard, commenteussent-elles franchi des centaines de milles vers l'est ou versl'ouest?. Et, d'ailleurs, sans biscuit pour apaiser leur faim, sanseau douce pour apaiser leur soif, avant quarante-huit heures il neserait pas resté vivant un seul des naufragés du Repton!.

Le Repton, en officiers et matelots, avait un total de trente-sixhommes. Vingt-trois seulement s'étaient jetés dans les embarcations,

et, en les ajoutant au personnel du Saint-Enoch, diminué depuis la

mort du matelot Rollat, on obtenait le chiffre de cinquante-six.En cas qu'il ne parvînt pas à renflouer son bâtiment, quel serait le

sort du capitaine Bourcart, de ses anciens et de ses nouveaux com-pagnons?. Même dans l'hypothèse qu'une terre, continent ou ile,

ne fût pas très éloignée, les embarcations du bord ne pourraient lesprendre tous !. Au premier coup de vent, — et ils sont fréquents

en ces parages du Pacifique, — le Saint-Enoch, assailli par les

lames monstrueuses qui se briseraient sur cet écueil, serait démoli

en quelques minutes!. Il faudrait donc l'abandonner. Alors lesvivres, que M. Bourcart comptait renouveler à Vancouver, nes'épuiseraient-ils pas à nourrir un équipage accru presque du

double depuis l'arrivée des naufragés duRepton?.Les montres du bord marquaient huit heures. Aucun symptôme

de vent au coucher du soleil, sous l'épais rideau de brumes. La•

nuit, qui se faisait peu à peu, serait calme, et aussi profondémentobscure. Il n'y avait pas à espérer que le navire pût se dégager auplein du flot, la prochaine marée perdant encore sur la précédente,et il n'était pas possible de l'alléger davantage, à moins de sacrifier

sa mâture.C'est ce que le capitaine King apprit, lorsqu'il fut dans le carré

avec M. Bourcart, M. Heurtaux, le docteur Filhiol et les deux lieu-tenants. Sises compagnons et lui avaient trouvé refuge à bord, ce

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n'était pas leur salut assuré. A bref délai, l'avenir ne réservait-il

pas au Saint-Enoch le sort du Repton ?.Il importait de connaître en quelles conditions s'était produit le

naufrage du bâtiment anglais. Et voici ce que raconta le capitaineKing:

Le Repton était encalminé au milieu des brouillards, quand, laveille, une éclaircie laissa voir le Saint-Enoch à trois milles sous le

vent. Pourquoi le Repton se dirigea-t-il vers lui?. Était-ce dans

une intention plus ou moins hostile de régler cette question de labaleine harponnée par les deux équipages?. Le capitaine King nese prononça pas à ce sujet. D'ailleurs, ce n'était pas le moment derécriminer. Il se borna à dire que le Repton, alors qu'un milleseulement séparait les deux navires, éprouva un choc des plusviolents. Sa coque crevée dans ses fonds sur bâbord, la mer l'en-vahit. Le second Strok et douze hommes de l'équipage furent, les

uns précipités par-dessus le bord, les autres écrasés par la chute desmâts. Le capitaine King et ses compagnons auraient péri commeeux, si deux des pirogues qui étaient à la mer ne les eussentrecueillis au nombre de vingt-trois. Pendant plus de vingt-quatreheures, les survivants du Repton errèrent à l'aventure, sans vivresd'aucune sorte, cherchant à découvrir le Saint-Enoch, et ce fut lehasard qui les amena sur le lieu de l'échouage.

« Mais, ajouta le capitaine King, qui parlait couramment le fran-çais, ce que je ne m'explique pas, c'est qu'il existe un écueil en cesparages!. J'étais certain de ma position en latitude et en longitude.

— Comme moi de la mienne, répondit M. Bourcart, et à moinsqu'un soulèvement sous-marin ne se soit récemment produit.

— C'est évidemment la seule hypothèse admissible, déclaraM. Heurtaux.

— En tout cas, capitaine, reprit M. King, le Saint-Enoch a étémoins malheureux que le Repton.

— Sans doute, avoua M. Bourcart, mais comment et quand pourra-t-il remettre à la voile?.

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— Il n'a pas d'avaries graves?.

— Non, et sa coque est intacte. Mais il semble qu'elle soit rivéeà cet écueil, et, même après avoir sacrifié toute sa cargaison, il n'a

pu se renflouer au plein de la mer!.— A quel parti s'arrêter?. » demanda le capitaine King, dont le

regard s'était fixé successivement sur M. Bourcart et sur ses officiers.

Cette question resta sans réponse. Ce que l'équipage venait de

tenter jusqu'ici pour rendre au Saint-Enoch sa ligne de flottaisonn'avait point donné de résultat. Les éléments feraient-ils ce queles hommes n'avaient pu faire?. Quant à embarquer dans les

pirogues, n'était-ce pas courir à une perte certaine?. Au nord,

comme à l'est, comme à l'ouest, des centaines de milles séparaientles terres les plus rapprochées, soit les Kouriles, soit les Aléou-tiennes. La fin d'octobre approchait. Les mauvais temps allaient

se déchaîner bientôt. De faibles embarcations non pontées seraientà leur merci. Elles ne résisteraient pas à la première rafale.D'ailleurs, cinquante-six hommes n'y sauraient trouver place. Et

ceux qui resteraient, quelle chance auraient-ils d'être sauvés, à

moins qu'un bâtiment ne les recueillît en traversant cette partie duPacifique!.

Ce fut alors que le docteur Filhiol posa au capitaine King la ques-tion suivante:

« Lorsque nous avons quitté ensemble Pétropavlovsk, vous aviez

appris, sans doute, que les pêcheurs venaient de signaler au large

la présence d'un monstre marin, devant lequel ils avaient fui en toutehâte?.

—Effectivement, répondit le capitaine King, et je conviendrai quel'équipage du Repton en concevait une réelle épouvante.

— Ils croyaient à l'existence de ce monstre?. reprit M. Heur-

taux.

- Ils croyaient que c'était un calmar, un kraken, un poulpegigantesque, et je ne vois pas trop pourquoi ils n'y auraient point

cru.

Page 455: Le Village Aérien

Des monstres d'une telle puissance sont à reléguer parmi les animaux légendaires. (Page 186.J

— Par la raison, répondit le docteur, que cespoulpes, ces krakens,

ces calmars n'existent pas, capitaine.

.— Ne soyons pas si affirmatifs, monsieur Filhiol, fit observerRomain Allotte.

— Entendons-nous,mon cher lieutenant. On a bien rencontré desspécimens de ces monstres, on en a poursuivi quelques-uns, onen a même hissé à bord. Mais ils n'avaient point les dimensions

Page 456: Le Village Aérien

colossales qu'on leur prête, et qui sont depure imagination. Desgéants de l'espèce, si l'on veut, qui auraient pu détruire uneembarcation, passe encore, mais capables d'entraîner un navire dequelques cents tonneaux dans les profondeurs de la mer. non..non!.

— C'est absolument mon avis, confirma M. Bourcart, et des

monstres d'une telle puissance sont à reléguer parmi les animauxlégendaires.

- Cependant, insista le lieutenant Coquebert, les pêcheurs dePétropavlovsk parlaient d'une sorte d'énorme serpent de mer qu'ilsavaient aperçu.

— Et, ajouta le capitaine King, tel a été leur effroi qu'ils sontrentrés précipitammentau port.

— Eh bien, depuis votre départ de Pétropavlovsk, demanda ledocteur Filhiol, il vous est apparu, ce Briarée aux cinquante tètes,

aux cent bras, ce descendant du .fameux géant de l'antiquité quimenaçait le eiel et que Neptune enferma sous le mont Etna ?.- Non, monsieur, déclara le capitaine King. Toutefois, le Saint-

Enoch, comme le Repton, aura sans doute rencontré des épavesà la surface de la mer, des débris de pirogues, des corps de baleines qui

ne semblaient point avoir été harponnées. Et ne peut-il se faire

que ce soit le monstre marin signalé à Pétropavlovsk qui ait dévasté

ces parages?.

— Non seulement c'est possible, mais c'est infiniment probable,déclara le lieutenant Allotte, n'en déplaise à M. Bourcart et à

M. Filhiol.

- Que voulez-vous, lieutenant! répliqua le docteur; tant que jen'aurai pas vu. de mes yeux vu. je resterai incrédule.

— Dans tous les cas, reprit M. Bourcart en s'adressant au capi-taine King, cen'est pas à l'attaque de ce kraken, calmar ou serpent,que vous attribuez la perte du Repton?..

— Non, répondit le capitaine King, non. et pourtant, à encroire quelques-uns de mes hommes, notre malheureux navire

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aurait été saisi par des bras gigantesques, des pinces formidables,puis chaviré, puis entraîné dans l'abîme. Ils causaient de celapendant que nos pirogues cherchaient le Saint-Enoch.

- Eh! fit M. Bourcart, les dires de vos matelots trouveront échoà mon bord!. En grande majorité, notre équipage est persuadé queces monstres existent. Le tonnelier n'a cessé de lui servir toutessortes d'histoires à ce sujet. A son avis, la destruction du Reptonest due à quelque animal extraordinaire, qui tiendrait à la fois du

serpent, du poulpe. Il est vrai, jusqu'à preuve du contraire, j'affir-merai que nos navires se sont échoués sur des récifs de formationrécente que n'indiquent point les cartes du Pacifique.

— Cela n'est pas douteux, à mon avis, ajouta le docteur Filhiol, etil faut laisser raisonner et déraisonner là-dessus Jean-Marie Cabi-doulin! »

Il était neuf heures du soir. L'espoir que le Saint-Enoch se déga-gerait la nuit ne pouvait guère être conservé. Le flot, on le sait,devait même atteindre une hauteur moindre qu'à la marée précé-dente. Cependant, ne voulant rien négliger, le capitaine Bourcart fit

mettre les embarcations dehors, après les avoir chargées des pluslourds espars. Inutile de songer à soulager davantage son navire, à

moins d'amener ses mâts de hune et de perroquet avec leurs agrès,leurs voiles et leurs vergues. Ce serait là une grosse besogne, et, enadmettant que le Saint-Enoch vînt à se renflouer, que deviendrait-

il en cas que le mauvais temps le surprît alors qu'il serait presquedésemparé?. Enfin, le lendemain, si la brume se levait, si le soleilpermettait une bonne observation, si la situation pouvait être déter-

minée avec exactitude, onverrait ce qu'il y aurait à faire.

Du reste, le capitaine Bourcart ni les officiers ne pensaient à

prendre du repos. Les hommes, étendus sur le pont, n'avaient pointregagné le poste. L'inquiétude les tenait éveillés. Seuls, quelques-

uns des novices avaient lutté vainement contre le sommeil. Les éclatsdela foudre ne les en eussent pas tirés, —ni la plupart des matelotsdu Repton, accablés de fatigue. Maître Ollive, lui, arpentait la

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dunette, tandis qu'un groupe de cinq à six hommes entourait le

tonnelier, et, ce que racontait Jean-Marie Cabidoulin, il est tropfacile de l'imaginer.

La conversation, qui se poursuivit dans le carré, devaitamener

cet habituel résultat que chacun s'entêterait davantagedans sesidées sur l'existence ou la non-existence du monstre marin. Ladiscussion commençait même à s'échauffer entre le docteur Filhiol

et le lieutenant Allotte.Soudain un incident vint y mettre terme.

« Attention. attention!» s'écria M. Heurtaux qui s'était redressé

d'un bond.

- Le navire est renfloué., ajouta le lieutenant Coquebert.

- Il va flotter. il flotte!. » affirma Romain Allotte, dont le

pliant, glissant sur le plancher, avait failli se dérober sous lui.Quelques secousses venaient d'ébranler la coque du Saint-Enoch.

Il semblait que la quille se fût dégagée en raclant la surfacerocheuse de l'écueil. Un certain balancement s'était produit de

tribord à bâbord, et la bande que le navire donnait n'était plus

aussi accentuée.En un instant M. Bourcart et ses compagnons furent hors du carré.Au milieu de cette nuit noire, que le brouillard rendait plus

obscure encore, pas une lueur, pas un scintillement!. Aucun

souffle ne traversait l'espace!. La mer se gonflait à peine d'une

molle houle, et le ressac ne murmurait même pas à l'accore de

l'écueil.Avant que M. Bourcart eût paru sur le pont, les matelots s'étaient

relevés en toute hâte. Eux aussi, à ressentir les secousses, sedisaient que le navire allait se renflouer. Après plusieurs balance-

ments de roulis, le Saint-Enoch s'était redressé légèrement. Legouvernail s'ébranlait au point que maître Ollive dut faire amarrerla roue.

Et alors les cris de l'équipage de se joindre à ceux du lieutenantAllotte:

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UNE ÉNORME LAME SE DRESSE CONTRE LE SAINT-ENOCH. (Page 196.)

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«Il flotte.il flotte!.»Le capitaine Bourcart et le capitaine King, penchés au-dessus du

bastingage, essayaient d'observer la sombre surface de la mer. Et,

ce qui devait surtout les étonner, ce qui étonna tous ceux qui enfirent la réflexion, c'est que le jusant était presque au plus bas.Donc le relèvement du navire sur sa quille ne pouvait être attribuéà l'action de la marée.

« Que s'est-il passé?. demanda M. Heurtaux, en s'adressant à

maître Ollive.

— Le navire s'est soulagé certainement., répondit celui-ci, etje crains qu'il ne soit démonté de son gouvernail.

— Et maintenant?.

— Maintenant, monsieur Heurtaux. nous sommes aussi immo-biles qu'avant! »

M. Bourcart, le docteur Filhiol, les lieutenants montèrent sur ladunette, et un matelot apporta deux fanaux allumés, qui permirent

au moins de se voir.Peut-être le capitaine eut-il la pensée d'envoyer du monde dans

les embarcations afin de tenter un nouvel effort pour déhaler leSaint-Enoch. Mais, le navire ayant repris sonjimmobilité, il compritque la manœuvre serait inutile. Mieux valait attendre la prochainemarée de jour, et l'on essaierait de se dégager, si les secousses sereproduisaient.

Quant à la cause de ces secousses, comment l'expliquer, et quel enavait été le résultat?. La quille du bâtiment s'était-elle quelque

peu dégagée de ce fond rocheux où elle semblait plus fortementadhérer par son talon, ce qu'indiquait le démontage probable dugouvernail?.

« Cela doit être, dit M. Bourcart à son second, et, nous le

savons, la mer est profonde autour de l'écueil.

— Aussi, capitaine, répondit M. Heurtaux, suffirait-il peut-êtred'un recul de quelques pieds pour que le renflouage s'effectuât.Mais ce recul. comment l'obtenir?.

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— Ce qu'il y a de certain, reprit M. Bourcart, c'est que la positiondu navire s'est modifiée, et qui sait si, cette nuit ou demain, à l'étaléde la mer, il ne se dégagera pas de lui-même?.- Je n'ose y compter, capitaine, car la marée, au lieu de

gagner, va perdre au contraire!. Et s'il faut attendre la nouvellelune?.

— Ce serait une huitaine de jours à passer dans ces conditions,Heurtaux. Par mer calme, le Saint-Enoch ne courrait pas grandsdangers. Il est vrai, le temps ne peut tarder à changer, et ce sontgénéralement de violentes rafales qui succèdent à ces brumes.

— Le plus regrettable, observa le second, c'est de ne pas savoiroù nous sommes.

— Que le soleil se montre demain dans la matinée, ne fût-ce qu'uneheure, déclara M. Bourcart, je ferai le point et nous serons fixés

sur notre situation!. En tout cas, soyez sûr, mon cher Heurtaux,

que nous étions en bonne route lorsque l'échouage s'est produit.Non! les courants ne nous ont pas drossés plus au nord qu'il nefallait. J'en reviens donc à l'explication qui me semble la plusacceptable. Puisqu'il est inadmissible que les cartes n'aient pasmentionné la position de cet écueil, c'est qu'il est de formationrécente.

— Je le pense aussi, capitaine, et le malheur a voulu que leSaint-Enoch se soit mis précisément dessus.

— Tout comme le Repton sur un écueil de même nature, conclutM. Bourcart. Grâce à Dieu, du moins, notre navire n'a pas coulé à

pic, et j'ai toujours espoir de le tirer de là. »

Telle était l'explication que donnait M. Bourcart, et à laquelle seralliaient volontiers M. Heurtaux, le docteur Filhiol, le maîtred'équipage, peut-être aussi le capitaine King. Les deux lieutenants

ne se prononçaient pas à ce sujet. Quant à l'équipage, son opinion

se fit bientôt jour dans les circonstances que voici.Les hommes, groupés au pied du grand mât, causaient entre

eux. Ils ne voyaient qu'une chose, c'est que les secousses

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•n'avaient pu être occasionnées ni par la mer, puisqu'elle était aucalme plat, ni par la marée, puisque le jusant avait ramené moinsd'eau sur le bas-fond. Puis, ces secousses avaient complètementcessé, et si le Saint-Enoch s'était un peu relevé sur bâbord, ilgardait maintenant une complète immobilité. C'est ce que faisaitobserver le harponneur Pierre Kardek, en disant pour conclure:

« Il faut donc que ce soit l'écueil. oui.l'écueillui-même qui aitbougé.

— L'écueil?. s'écrièrent deux ou trois de ses compagnons.

— Voyons, Kardek, répliqua le forgeron Gille Thomas, est-ce quetu nous prends pour des terriens dont le gosier est capable d'avalerde pareilles bourdes?. »

Et cette réplique parut joliment envoyée!. Un écueil qui remue-rait comme une bouée, qui roulerait ou tanguerait comme un bâti-ment à la houle!. Voilà qui n'était point à dire en présence de bravesmarins très au courant des choses de la mer!. Et, assurément, pasun seul n'eût admis qu'un mouvement sous-marin eût agité en cetendroit le seuil du Pacifique!.

« A d'autres!. s'écria le charpentier Férut. J'en ai vu déjà detoutes les couleurs dans mon ancien métier de machiniste. mais

nous ne sommes pas ici sur la scène de l'Opéra ou du Châtelet!. Iln'y a pas d'équipe capable de mettre un écueil en branle. s'il n'est

pas en carton ou en toile peinte.- Bien répondu, ajouta le harponneur Louis Thiébaut, et pas un

novice à bord ne goberait de telles imaginations! »

Non, certes, et, plutôtque d'accepter cette explication, assez natu-relle, en somme, tous étaient disposés à en admettre de bien plusinvraisemblables!.

A ce moment, le harponneur Jean Durut dit assez haut pour queM. Bourcart pût l'entendre de la dunette, sur laquelle il se trouvaitencore:

« Ça n'est pas tout ça. Que l'écueil ait gigotté ou non, parvien-dra-t-on à se renflouer?. »

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Cette observation devait répondre à la préoccupation générale.Mais, on le comprend, aucune réponse ne pouvait être faite.

« Allons, les gars., reprit Férut en ricanant, ne parlons pas tousà la fois!. Est-ce que le Saint-Enoch va rester sempiternellementaccroché comme une huître à sa roche?.

— Non, répondit une voix que l'équipage connaissait bien.

— C'est vous, maître Cabidoulin, qui avez dit « non» ?. demandaJean Kardek.

- Moi.

- Et vous nous assurez que notre bâtiment finira par démarrerd'ici?.- Oui.- Quand?.- Quand le monstre le voudra.- Quel monstre?. s'écrièrent à la fois plusieurs matelots et

novices.

— Le monstre qui a saisi le Saint-Enoch, qui le retient dans sesbras ou dans ses pinces. le monstre qui l'entraînera au bout. à

moins que ce ne soit au fin fond du Pacifique! »

Ce n'est pas à cette heure que l'équipage eût songé à plaisanterJean-Marie Cabidoulin sur ses krakens et autres serpents de mer!Il lui semblait bien que le tonnelier avait raison contre le capitaineBourcart, le second, le docteur Filhiol, contre tous ceux qui, jus-qu'alors, se refusaient à partager sa manière de voir.

Maître Ollive de s'écrier alors:« As-tu fini. vieux radoteur?. »

Mais un murmure s'éleva, et il fut visible que l'équipage tenait

pour le tonnelier.Oui! àtousceuxquil'écoutaient, cela parut être l'évidence même.

Un monstre gigantesque désolait ces parages, et, sans doute, celui-là qui avait été signalé parles pêcheurs de Pétropavlovsk!.C'est luiqui a brisé les embarcations, les coques de navires dont on a ren-contré les épaves!. C'est lui qui a éventré les baleines rencontrées

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à la surface de la mer!. C'est lui qui s'est jeté sur le Repton et l'aentraîné par le fond!. C'est lui qui a saisi le Saint-Enoch et leretient dans une formidable étreinte!.

M.Bourcart, ayant entendu maître Cabidoulin, se demandait si sadéclaration n'allait pas déterminer une panique. Son second, sesofficiers et lui descendirentde la dunette.

Il était temps. peut-être même était-il trop tard!.Oui! l'épouvante ne permettrait plus à ces hommes de conserver

leur sang-froid. La pensée qu'ils se trouvaient à la merci d'unformidable animal les rendrait rebelles aux observations, aux ordresde leur capitaine. Ils n'écouteraient plus rien, et ils cherchaientdéjà à se jeter dans les embarcations!. Quelques-uns des maîtres,qui ne se possédaientplus, donnaient l'exemple!.

« Arrêtez. arrêtez! cria le capitaine Bourcart. Le premier quiessaie de quitter le bord, je lui casse la tête !.»

Et, à travers la fenêtre de sa cabine, il saisit un revolver déposé

sur la table.M. Heurtaux, les lieutenants Coquebert et Allotte se joignirent à

leur chef. Maître Ollive se précipita au milieu des matelots afin demaintenir l'ordre. Quant au capitaine King, il ne serait plus écoutédes siens!.

Comment arrêter ces gens affolés à cette pensée que le monstrepouvait les entraîner dans les gouffres de l'Océan!.

Et, voici même que de nouvelles secousses ébranlèrent le navire.Des oscillations le portèrent tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord.La coque sembla se disloquer. Les mâts gémirent dans leur emplan-ture. Quelques galhaubans larguèrent. La barre du gouvernail futrepoussée si brusquement qu'un des rabans cassa net, et la rouedévira avec une telle force que deux timoniers n'auraient pu lamaintenir.

« Aux embarcations!. aux embarcations! «

Ce fut le cri général, et, cependant, tous n'auraient pu y trouverplace!.

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M. Bourcart comprit qu'il ne serait plus maître à bord s'il nesévissait contre l'auteur de ce désordre. Aussi, allant au tonnelierdebout au pied du grand mât:

« C'est à vous, Cabidoulin, s'écria-t-il, que je m'en prends de cequi arrive!.

— A moi. capitaine?.

— Oui!. à vous!. »

Et s'adressant à maître Ollive :.

« Mets-le aux fers. à fond de cale!. »

Des protestations s'élevèrent. Et, alors, le tonnelier de répondred'une voix calme:

« Moi. aux fers, capitaine!. Est-ce donc parce que j'ai dit lavérité?.

— La vérité?. s'écria M. Bourcart.

— Oui !. la vérité! » répéta Jean-Marie Cabidoulin.Et, comme pour appuyer ce qu'il venait de dire, voici que le

navire se soulève de l'avant à l'arrière dans un violent mouvementde tangage. En même temps, des mugissements terribles se font

entendre à quelques encablures en direction du sud. Puis uneénorme lame se dresse contre le Saint-Enoch, et, au milieu desténèbres, il est emporté avec une incalculable vitesse à la surfacedu Pacifique.

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« VINGT MILLE DIABLES! » S'ÉCRIA MAITRE OLLIVE. (Page 199.)

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XIV

VERS LE NORD.

Où allait ainsi le Saint-Enoch sous l'action d'un moteur d'unepuissance prodigieuse attaché à sesflancs, le cap tantôt au nord-est,tantôt au nord-ouest?

Au milieu de l'obscurité profonde, impossible de rien distinguer.Le capitaine Bourcart et ses officiers cherchaient vainement à recon-naître la direction. L'équipage était au paroxysme de l'épouvante.Il ne restait plus une seule des embarcations dans lesquelles on eût

pu se réfugier, les amarres ayant cassé au moment où le navires'était remis en marche.

Cependant le Saint-Enoch fuyait avec une telle rapidité, queles hommes eussent été renversés par la résistance de l'air. Ils durents'étendre le long des parois, se coucher au pied des mâts, s'accro-cher aux taquets, abandonner la dunette pour ne point être envoyéspar-dessus le bord. La plupart des matelots s'affalèrent dans leposte ou sous le gaillard d'avant. Quant à M. Bourcart, au capitaineKing, au docteur Filhiol, au second, aux lieutenants, ils s'abritèrentà l'intérieur du carré. Il y aurait eu danger à se tenir sur le pont, carla mâture risquait de venir en bas.

Et puis qu'y aurait-il eu à faire?. Au milieu de cette nuit noire,

on ne se voyait pas, on ne s'entendait même pas. L'espace seremplissait de mugissements continus, auxquels s'ajoutaient les

sifflements de l'air à travers les agrès, bien qu'il ne passât pas unsouffle. Si le vent se fût déchaîné avec cette fureur, il eût dissipé

l'intense brouillard, et, à travers les déchirures de nuages, on aurait

aperçu quelques étoiles.

« Non., dit M. Ileurtaux, le temps n'a pas cessé d'être calme, etla violence de ces rafales ne provient que de notre vitesse!

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- Il faut donc que la force de ce monstre, s'écria le lieutenantAllotte, soit extraordinaire.

— Monstre. monstre! » répétait M. Bourcart.Et, malgré ce qui paraissait être l'évidence, tout comme le doc-

teur Filhiol, le second et maître Ollive, il se refusait encore à

admettre l'existence d'un animal, serpent gigantesque ou sauriencolossal, capable d'emporter un navire de cinq cents tonneaux aveccette invraisemblableimpétuosité. Un mascaretprovoqué par quelquecommotion sous-marine, un raz de marée d'une puissance infinie,

tout ce que l'on voudrait, excepté de croire aux absurdes histoires de

Jean-Marie Cabidoulin.

La nuit s'écoula dans ces conditions. Ni la direction ni la positiondu navire ne s'étaient modifiées. Au premières lueurs de l'aube, le

capitaine Bourcart et ses compagnons voulurent observer l'état de

la mer. A supposer que le tonnelier eût raison, qui sait si l'animal

ne montreraitpas certaines parties de son corps, si même il ne serait

pas possible de le blesser mortellement, de délivrer le navire de sesformidables étreintes?. Appartenait-il àce genre de céphalopodes

connus sous le nom de poulpes, avec une tête de cheval, un bec de

vautour, des tentacules qui se fussent étroitement enlacés autour dela coque du Saint-Enoch?. Ne se rangeait-il pas plutôt dans cetteclasse des articulés, recouverts d'une épaisse carapace, ichthyo-

saures, plésiosaures, crocodiles géants?. Était-ce un de ces cal-

mars, de ces krakens, de ces « mantas » déjà rencontrés sur certains

parages de l'Atlantique ou du Pacifique, de dimensions telles quel'imagination n'aurait pu les rêver?.

Le jour était venu, jour blafard à travers un brouillard opaque.Rien ne laissait prévoir qu'il dût se dissoudre ni même perdre de

son extraordinaire intensité.Telle était la vitesse du Saint-Enoch que l'air cinglait les visages

comme une mitraille. Il fut encore impossible de se tenir sur le

pont. M. Bourcart et ses officiers durent donc rentrer dans le carré.Maître Ollive, qui essaya de ramper jusqu'aux bastingages, n'y put

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parvenir et fut si brutalement repoussé qu'il faillit s'écraser contrel'escalier de la dunette:

« Vingt mille diables! s'écria-t-il lorsque les deux lieutenantsl'eurent relevé, j'ai bien cru que je ne serais plus en état de payerbouteille à cette vieille bête de Cabidoulin. »

Ce que le capitaine Bourcart avait constaté, cependant, c'est quele Saint-Enoch, pris par le travers, donnait une bande sur bâbord

à faire croire qu'il allait chavirer.Il va de soi que l'équipage n'avait point quitté le poste nile

gaillard d'avant. Il eût été difficile, surtout au milieu des brumes,de communiquer de l'arrière à l'avant du navire. Heureusement lacambuse contenait assez de vivres, biscuits ou conserves, pourassurer la nourriture du bord.

« Que faire?. dit le second.

— Nous verrons, Heurtaux., répondit M. Bourcart. Cette situation

ne peut se prolonger.

— Amoinsque nous ne soyons emportés jusqu'à la mer Glaciale!.répliqua le lieutenant Allotte.

— Et que le Saint-Enoch ait pu résister!. » ajouta le lieutenantCoquebert.

En ce moment, aux mugissementsqui semblaient s'échapper des

basses zones de l'Océan se joignit un fracas effroyable.

Aussitôt, maître Ollive, qui se traîna vers la porte de la dunette,de s'écrier:

« La mâture vient de s'affaler! »

C'était une chance que personne n'eût pu s'aventurer sur le pont.Haubans, galhaubans, étais, avaient largué aux secousses du

tangage et du roulis. Mâts de perroquet et mâts de hune s'étaientabattus en grand avec leurs vergues. Quelques-uns étaient retenus

en dehors par leurs agrès, au risque de défoncer le bordage. Il nerestait plus que les bas mâts avec leurs hunes, contre lesquels battaientles voiles déferlées, qui ne tardèrent pas à s'envoler par lambeaux.

Le navire, ainsi désemparé, ne perdit rien de sa vitesse, et les épaves

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le suivaient dans cet irrésistible entraînement vers le nord du

Pacifique.«Ah! mon pauvre Saint-Enoch! »

Ces paroles désolées échappèrent au capitaine Bourcart.Jusqu'alors, il n'avait point perdu l'espoir que son bâtiment

pourrait reprendre sa navigation, lorsqu'il se retrouverait dans desconditions normales. En effet, l'existence d'un monstre marin admise,il était évident que ce monstre, si puissant qu'il fût, n'avait pas la

force d'entraîner le Saint-Enoch dans l'abîme. Il l'eût déjà fait.Donc, il finirait par se fatiguer d'une telle charge et n'irait pas sefracasser avec lui contre quelque littoral de la côte asiatique ou de

la côte américaine.Oui!. M. Bourcart avait jusque-là espéré que le navire en sorti-

rait sain et sauf!. Mais, à présent, sans mâts ni voiles, et dansl'impossibilité de réparer ses avaries, quelles ressources offrait-il?.

Situation extrordinaire, en vérité, et il n'avait pas tort, Jean-MarieCabidoulin, lorsqu'il disait:

« On n'a jamais tout vu des choses de la mer, et il en reste toujoursà voir! »

Cependant le capitaine Bourcart et ses officiers n'étaient pas de ceshommes sur lesquels le désespoir a prise. Tant que cette coqueserait sous leurs pieds, ils ne croiraient pas avoir perdu toute chancede salut. Seulement pourraient-ilsréagir contre la terreurà laquellel'équipage s'abandonnait?.

Les chronomètres marquaient alors huit heures du matin. Il y enavait donc environ douze d'écoulées depuisque le Saint-Enochs'étaitremis en marche.

Évidemment, la force de traction, quelle qu'elle fût, devait êtreprodigieuse, non moins prodigieuse la vitesse imprimée au bâtiment.Du reste, certains savants ont calculé, — que n'ont-ils pas calculéet que ne calculeront-ils pas dans l'avenir! — la puissance desgrands cétacés. Une baleine, longue de vingt-trois mètres, pesantenviron soixante-dix tonnes, possède la force de cent quarante

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chevaux-vapeur, soit quatre cent vingt chevaux de trait, force que nedéveloppent point encore les locomotives les plus perfectionnées.Aussi, comme le disait le docteur Filhiol, peut-être, un jour, lesnavires se feront-ils remorquer par un attelage de baleines, et lesballons par un attelage d'aigles, de condors ou de vautours?. Or,d'après ces chiffres, l'on juge de ce que pouvait être la valeurmécanique d'un monstre marin qui devait mesurer de quatre à

cinq cents pieds de longueur!Lorsque le docteur Filhiol demanda au capitaine Bourcart à com-

bien il estimait la marche du Saint-Enoch, — marche qui, d'ailleurs,semblait uniforme:

« Elle ne peut être moindre de quarante lieues à l'heure, réponditM. Bourcart.

— Nous aurions fait alors près de cinq cents lieues depuis douzeheures?.

— Oui!. près de cinq cents lieues! »

Que cela soit pour surprendre, il est certain qu'il existe desexemples de rapidité même supérieure. Et, précisément, dansl'océan Pacifique, voici le phénomène qui avait été signalé, quel-

ques années avant, par un commandant des stations navales.A la suite d'un violent tremblement de terre sur les côtes du

Pérou, une immense ondulation de l'Océan s'étendit jusqu'au littoralaustralien. Ce fut par bonds précipités que cette lame, longue de

deux lieues, parcourut près du tiers du globe avec une vitesse verti-gineuse estimée à cent quatre-vingt-trois mètres par seconde, soitsix cent cinquante-huitkilomètres par heure. Lancée contre les nom-breux archipels du Pacifique, précédée d'une lointaine oscillation

sous-marine, son arrivée s'annonçait par un grand bruissement auxabords des terres; et, l'obstacle franchi ou tourné, se déplaçait plusrapidement encore.

Ce fait précisément rapporté dans le Journal du Havre, M. Bour-

cart le connaissait et, après l'avoir cité à ses compagnons, il

ajouta:

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« A quelle distance de cet écueil se trouvait donc située la merpolaire?

— Dix-sept degrés environ, répondit le capitaine, ce qui, à vingt-cinq lieues par degré, donne près de quatre cent vingt-cinq lieues.

— Ainsi, déclara M. Ileurtaux, nous ne devons pas être éloignésdu soixante-dixièmeparallèle! »

Le soixante-dixième parallèle, c'est celui qui limite l'océan Arc-tique, et, à cette époque de l'année, la banquise polaire devait êtreproche!

Les cinquante-six hommes, embarqués sur le Saint-Enoch, cou-raient vraisemblablement à la plus épouvantable des catastrophes.Ce serait au milieu des solitudes hyperboréennes que se perdraitleur navire. A cette latitude se rencontreraient les glaces déjàimmobilisées au delà du détroit de Behring, les ice-fields, les ice-bergs, et l'infranchissablebanquise arctique.

Et que deviendrait l'équipage, en admettant qu'il ne fût pasenglouti à la suite d'une violente collision?. Qu'il parvînt à seréfugier sur un champ de glaces, sur l'un des archipels de cesparages, la Nouvelle-Sibérie, la terre de Wrangel ou quelque autregroupe insulaire, à plusieurs centaines de milles des côtes de l'Asieet de l'Amérique, sur une de ces îles inhabitées et inhabitables,sansvivres, sans abri, exposé à ces froids excessifs qui, dès octobre,enveloppent les régions de la mer Glaciale, quel sort l'y attendait?.Il n'y saurait hiverner, et comment atteindre les provinces de la

Sibérie ou de l'Alaska?.Il est vrai, au sortir du détroit de Behring, l'énorme ondulation

océanique, ayant un plus large espace pour s'étendre, devait

perdre en force et en vitesse. Et puis ne fallait-il pas compter avecla baisse qu'indiquait la colonne barométrique? Au milieu desrafales sur une mer démontée, alors que le vent soufflerait en tem-pête, peut-être le phénomène épuisé rendrait-il sa liberté au Saint-Enoch!. Toutefois, désemparé, sous le coup des tourmentes à

ce début de l'hiver arctique, comment résisterait-il et que devien-

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drait-il?. Et quelle affreuse perspective pour le capitaine Bourcartet ses compagnons, sur ce navire dont ils ne seraient plus maîtres,perdu au fond de ces lointains parages!.

Telle était la situation que ni l'énergie, ni l'intelligence, ni le

courage ne seraient en état de modifier.La matinée s'écoula. Le Saint-Enochcontinuait à être emporté

tantôt par letravers, tantôt par l'arrière ou par l'avant, comme uneépave abandonnée au caprice de la mer. Ce qui rendait cette situationplus effrayante, c'est que le regard ne parvenait pas à percer cerideau de brumes. D'ailleurs, étant donnée l'impossibilité de se tenir

sur le pont, c'est seulement à travers les étroites fenêtres du carré

que M. Bourcart et ses officiers eussent pu observer le large. Ils nesavaient donc pas si le navire passait en vue de terre, à proximité de

l'une ou l'autre rive du détroit de Behring, si quelque île des archi-pels arctiques se montrait contre laquelle l'extraordinaire ondulationfût venue se briser, et le Saint-Enoch avec elle!.

Danstous les cas, le dénouement ne pouvait être qu'un naufrageà bref délai auquel ne survivrait sans doute pas un seul homme de

l'équipage !.« Mais crève donc, maudit brouillard, crève donc!. » s'écriait le

lieutenant Allotte.Lebrouillard se dissipa dans l'après-midi sous l'influence de la

baisse barométrique. Ses volutes remontèrent vers les hautes zones,et, si le soleil ne fut pas visible, du moins le regard put-il s'étendrejusqu'à l'horizon.

Vers quatre heures du soir, la vitesse du Saint-Enoch sembladiminuer. Allait-il se dégager enfin?. Ce ne serait qu'un naviredésemparé; mais, si le capitaineBourcartréussissaità établir quelquevoile de fortune, peut-être parviendrait-il à revenir vers le sud.

« Tout. dit M. Heurtaux, tout plutôt que d'aller s'écraser contrela banquise! »

A ce moment, maître Ollive essaya de sortir du carré. La résis-tance de l'air étant moins forte, il y parvint. M. Bourcart, le capi-

Page 477: Le Village Aérien

Le Saint-Enoch une dernière fois soulevé fut précipité sur l'ice-field. (Page Mo.).

taine King, ledocteurFilhiol,leslieutenants,lesuivirent et vinrent

s'accoter contre le bastingage de tribord, en se retenant aux

taquets.Jean-MarieCabidoulin,lecharpentier,leforgeron, les harpon-

neurs, une douzaine de matelots,tant Anglais que Français, remon-

tèrent du

posteetseplacèrent enobservationsur la coursive entre

les pavois et la cabousse.14

Page 478: Le Village Aérien

Le Saint-Enoch présentait alors le cap au nord-nord-est, emporté

sur le dos de cette large ondulation dont la hauteur s'abaissait enmême temps que décroissait sa rapidité.

Aucune terre en vue.Quant à ce monstre marin auquel le navire eût été attaché depuis

une vingtaine d'heures, il ne se laissait pas ap ercevoir, quoi que pûtdire le tonnelier.

Et tous d'espérer, tous de se raffermir aux encourageantes paroles-

que fit entendre le capitaine Bourcart. Aussi maître Ollive crut-ilopportun de plaisanter Jean-Marie Cabidoulin sur son crocodile-poulpo-krako-kraque.

« Tu as perdu ta bouteille. vieux!. dit-il en lui frappant surl'épaule.

— Je l'ai gagnée, répliqua maître Cabidoulin, mais ni toi ni moi

ne serons là pour la boire.— Quoi!. tu prétends que ton monstre.

— Est toujours là. et, en regardant bien, on distingue tantôt sa

queue. tantôt sa tête!.- Tout ça. des imaginations de ta sacrée caboche!.- Et il nous tient dans ses pinces. et il ne nous lâchera pas.

et je sais bien où il nous mène.

— Il nous mène là d'où nous reviendrons, vieux!. risposta maîtreOllive. Et, après bouteille de tafia, bouteille de rhum que nous nousen tirerons sains et saufs!.»

Jean-Marie Cabidoulin haussa les épaules, et jamais il n'avait jeté

un plus méprisantregard sur son camarade! Penché au-dessus de lalisse, c'est qu'il croyait réellementvoir la tête du monstre, une sortede têtede cheval à bec énorme, sortant d'une épaisse crinière, puis,à quelques centaines de pieds, sa queue monstrueuse battant avecfureur les eaux dénivelées sur une large étendue!. Et, pour toutdire, novices et matelots voyaient tout cela par les yeux de l'entêtétonnelier!

Cependant, si aucune terre ne se relevait au nord, des glaces

Page 479: Le Village Aérien

flottantes se déplaçaient alors sur un vaste espace. Aucun doute,le Saint-Enoch traversait les parages polaires au delà du détroit.De combien de degrés au-dessus du soixante-dixième parallèle, celan'aurait pu être établi que par une observation impossible à cetteheure avancée du jour.

Au surplus, moins de dix minutes après, le matelot Gastinet, qui

venait de se hisser à la hune de misaine, criaitd'une voix retentissante:« Banquise par bâbord devant! »

Un ice-field apparaissait à la distance de trois milles vers le nord.Plat comme un miroir, il réverbérait les derniers rayons du soleil.Au fond, les premiers blocs de la banquise, dont la crête se profilaità une centaine de toises au-dessus du niveau de lamer. Surl'ice-field,tout un monde d'oiseaux, mouettes, guillemots, manchots, frégates,tandis que les phoques, par couples nombreux, rampaient sur sesbords.

La banquise pouvait être éloignée de trois à quatre milles, et le

vent, qui fraîchissait, y portait directement. La mer était assuré-

ment plus houleuse que ne le comportait la brise, ce qui tenait à ce

que l'énorme lame courait encore au milieu des glaçons entre-choqués. Et, sans doute, elle viendrait se tuer contre l'inébran-lable barrière arctique.

Aussi de lourds paquets de mer tombaient-ils sur le pont du

Saint-Enoch dont les pavois furent défoncés par le travers du

mât de misaine. A un moment, le navire donna une telle bande

que l'eau l'envahit jusqu'à la dunette. Si les panneaux de la cale

n'eussent résisté, il aurait coulé à pic.A mesure que tombait le jour, la tourmente s'accentuait et se

déchaînait en effroyables rafales mélangées deneige.Enfin, vers sept heures du soir, le Saint-Enoch, une dernière

fois soulevé, fut précipité sur l'ice-field, le traversa en glissantà sa surface et vint buter contre les blocs de la banquise.

Page 480: Le Village Aérien

XV

DÉNOUEMENT.

En quelle partie de la mer arctique le Saint-Enoch avait-il étéentraîné depuis le moment où il s'était détachéde l'écueil, c'est-à-diredepuis vingt-quatreheures environ?.

A la levée du brouillard, M. Bourcart avait observé que son navire

se dirigeait vers le nord-nord-ouest. S'il ne s'était point écarté de

cette direction à la sortie du détroit de Behring, ses compagnons etlui pourraient peut-être rallier la terre ferme en se portant vers lelittoral de la Sibérie ou les îles avoisinantes. Le rapatriements'effec-

tuerait alors moins péniblement qu'à travers les interminables

espaces de l'Alaska américaine.

La nuit était arrivée, — une nuit obscure et glaciale, avec un froid

de dix degrés centigrades au-dessous de zéro.

La collision avait été assez violente pour que les bas mâts dunavire se fussent rompus en même temps que se défonçaitsa coque.

Ce fut miracle si personne ne fut grièvement blessé — quelques

contusions seulement. Les hommes, projetés contre les bastin-

gages, purent prendre pied sur le champ de glace, où M. Bourcart

et les officiers les rejoignirent aussitôt.

Il n'y avait plus qu'à attendre le jour. Toutefois, au lieu de rester

au plein air pendant de longues heures, mieux valait remonterà bord.

Aussi le capitaine en donna-t-il l'ordre. S'il n'était possible de

faire du feu ni dans le carré ni dans le poste presque entièrementdémolis, du moins l'équipage y trouverait abri contre les rafales de

neige qui se déchaînaient avec fureur.Dès l'aube, M. Bourcart aviserait aux mesures qu'il conviendrait

d'adopter.

Page 481: Le Village Aérien

Le Saint-Enochs'était redresséen heurtant la base de la banquise.Mais quelles avaries irréparables!. Coque ouverte en plusieursendroits au-dessous de la ligne de flottaison, pont défoncé ou dis-joint, cloisons intérieures des cabines disloquées. Cependant, lesofficiers purent s'installer à l'intérieur de la dunette tant bien que mal,

les matelots dans la cale et dans le poste.Tel avait été le dénouement de cette situation, en ce qui concer-

nait du moins le phénomène provoqué par un irrésistible mouve-ment du seuil océanique entre le cinquantième et le soixante-dixième

parallèles.Maintenant, qu'allaient devenir les naufragés du Saint-Enoch et

du Repton.M. Bourcart et le second avaient pu retrouver leurs cartes au

milieu des débris du carré. Éclairés par la lueur d'un fanal, ils cher-

chaient à établir la position du Saint-Enoch:« C'est depuis le soir du 22 jusqu'au soir du 23 octobre, dit

M. Bourcart, que cette lame l'a emporté vers le nord-ouest de la merpolaire.

— Et avec une vitesse qu'on ne peut estimer à moins de quarantelieues à l'heure!. répondit M. Heurtaux.

— Aussi, déclara le capitaine, je ne serais pas surpris que nousayons atteint les parages de la terre de Wrangel. »

Si M. Bourcart ne faisait point erreur, si la banquise s'appuyait

sur cette terre voisine de la côte sibérienne, il n'y aurait qu'à tra-verser le détroit de Long pour gagner le pays des Tchouktchis,dont la pointe la plus avancée sur l'océan Glacial est le cap Nord.Mais peut-être était-il regrettable que le Saint-Enoch n'eût pas étérejeté plus à l'ouest sur l'archipel de la Nouvelle-Sibérie. A l'embou-chure de la Léna, le rapatriement aurait pu s'accomplir dans desconditions meilleures, et les bourgades ne manquent pas en cetterégion des Yacoutes que traverse le cercle polaire.

A tout prendre, la situation n'était pas désespérée. Les naufragésn'étaient pas sans avoir des chances de salut. Il est vrai, que de

Page 482: Le Village Aérien

fatigues, que de privations, que de misères!. Cheminer pendantdes centaines de milles sur ces ice-fields, sans abri, exposés à toutesles rigueurs de ce climat dans la saison hivernale!. Et encore fal-lait-il que le détroit de Long fût solidifié par le froid dans toute salargeur pour permettre d'atteindre la côte sibérienne!

« Le plus grand malheur, fit observer M. Heurtaux, est que les

avaries du Saint-Enoch ne soient pas réparables!. Il eût été

possible de creuser un canal à travers le champ de glaces, et notrenavire aurait pu reprendre la mer.

— Et, ajouta M. Bourcart, nous n'avons pas même une seule em-barcation!. En construire avec les débris du Saint-Enoch, pouvantcontenir une cinquantaine d'hommes, y parviendrons-nous, les vivres

ne nous manqueraient-ilspas avantqu'elles eussent été achevées?. »

Le jour reparut, et c'est à peine si le soleil montra son disqueblafard, sans chaleur, presque sans lumière, au-dessus de l'horizon.

L'ice-field se développait à perte de vue vers l'ouest et vers l'est.

Au sud s'ouvrait ce détroit de Long, encombréde glaçons, dont l'hiver

allait faire une surface ininterrompue jusqu'au littoral asiatique.Il est vrai, tant que ces parages ne seraient pas pris sur toute leurétendue, M. Bourcart et ses compagnons ne pourraient les franchir

pour gagner le continent.Tous quittèrent le bord et le capitaine fit procéder à la visite du

Saint-Enoch.Il n'y eut à se faire aucune illusion. Coque écrasée contre la ban-

quise, varangues fracassées, membrures rompues, bordages largués,quille détachée' au talon, gouvernail démonté, étambot faussé,

autant d'avaries impossiblesà réparer, ainsi que le déclarèrent, après

examen, le charpentier Férut et le forgeron Thomas.Il n'y aurait donc à choisir qu'entre deux partis:Ou se mettre en route le jour même, en se chargeant de tout ce

qui restait de vivres, et remonter à l'ouest, vers cette partie de la merpeut-être prise par les glaces jusqu'au littoral sous l'influence ducourant polaire.

Page 483: Le Village Aérien

Ou établir un campement au pied de la banquise et l'occuper en at-tendantquelepassage du détroitdeLongdevîntpraticableà des piétons.

Le pour et le contre se rencontraient dans ces deux projets. En

tous cas, il ne pouvait être question d'hiverner à cette place jusqu'auretour de la saison chaude. En admettant que l'on parvînt à creuserune retraite dans le soubassement de la banquise, ainsi que l'ontfait quelques baleiniers, comment vivre pendant sept à huit mois

encore?. Ne point oublier qu'il s'agissait de nourrir cinquante-six

hommes, dont l'alimentation n'était assurée que pendant unequinzainede jours, — trois semaines au plus, même en se réduisant austrict nécessaire. Compter sur la chasse ou la pêche eût été trop incer-tain. Puis, comment organiser le chauffage, si ce n'est en brûlantles débris du navire?. Et après que deviendraient les naufragés?.

Quant à l'arrivée d'un bâtiment en vue de la banquise, les deux

tiers de l'année s'écouleraient avant que ces parages redevinssentnavigables!.

Le capitaine Bourcart prit donc la résolution de partir dès queserait achevée la construction de traîneaux, auxquels, à défaut de

chiens, s'attelleraient les hommes.Il convient de dire que ce projet, adopté par l'équipage du Saint-

Enoch, le fut également et sans discussion par le personnel du

Repton.Peut-être, cependant, les Anglais eussent-ils préféré se mettre

séparément en route. Mais, faute de vivres, ils ne l'auraient pu, etle capitaine Bourcart n'eût jamais consenti à leur en fournir dans cesconditions.

Et, d'ailleurs, les naufragés étaient-ils exactement fixés sur laposition de l'ice-field?. Avaient-ils la certitude de se trouver dansle voisinage de la terre de Wrangel?. Aussi, lorsque le docteurFilhiol posa cette question au capitaine:

« Je ne puis vous répondred'une façon positive. déclara M. Bour-cart. Avec mes instruments, j'aurais su relever notre position, s'ilsn'eussent été brisés. Je pense pourtant que cet ice-field doit être

Page 484: Le Village Aérien

à proximité de la terre de Wrangel, à moins qu'il ne subisse l'actiond'un courant qui porterait à l'ouest ou à l'est du détroit de Behring. »

L'hypothèse était plausible. Or, sans points de repère, commentreconnaître si le champ de glace était immobilisé ou s'il dérivait

avec la banquise.En effet, deux forts courants traversent ces parages. L'un vient du

nord-ouest en contournant le cap Orient dela presqu'île desTchouk-tschis, l'autre vient du nord pour se réunir au premier qui remonte lelong de la côte alaskienne jusqu'à la pointe de Barrow.

Quoi qu'il en soit, le départ était décidé. Aussi, sur l'ordre ducapitaine, maître Cabidoulin, le charpentier et le forgeron se mi-rent-ils à la besogne. Il s'agissaitde construire trois traîneauxavec lesplanches et les espars retirés du Saint-Enoch, dont la coque conti-nuerait à servir d'abri. Quantau combustible, dont il faudrait emporterle plus possible, les mâts et les vergues le fourniraient en abondance.

Ce travail devait durer trois jours, à la condition de ne pas perdre

son temps. Les Anglais offrirent leurs services, et M. Bourcart comp-tait surtout y recourir pendant le cheminement. Ce ne serait pas tropde tous les bras pour enlever ces lourds traîneaux au cours d'un si

long voyage.Plusieurs fois, les deux capitaines, les lieutenants et le docteur

Filhiol montèrent à la crête de la banquise, dont les pentes étaient

assez praticables. De cette hauteur de trois cents pieds, le rayon de

visibilité mesuraitenvironcinquante kilomètres. Aucune terre n'appa-

rut dans le champ des longues-vues. En direction du sud, c'étaittoujours la mer charriant des glaces et non l'ice-fieldininterrompu!.Il était à supposer que quelques semainess'écouleraientencore avant

que le détroit de Long fût pris sur toute son étendue. si c'était bienle détroit de Long qui s'ouvrait de ce côté.

Durant ces trois jours, le campement ne fut point troublé par la

visite des ours blancs. Deux ou trois de ces animaux, qui ne laissent

pas d'être redoutables, après s'être montrés entre les glaçons, seretirèrent dès qu'on voulut les poursuivre.

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IL N'Y EUT A SE FAIRE AUCUNE ILLUSION. (Page210.)

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Enfin, à la date du 26 octobre, dans la soirée, la construction destraîneaux fut achevée. On les chargea des caisses de conserves,viandes, légumes et biscuits, d'une forte provision de bois, d'unpaquet de voiles destinées à l'établissement de tentes, lorsque lestempêtes de neige rendraient le cheminement impossible.

Le lendemain, après une dernière nuit passée dans le poste et le

carré, après un dernier repas à bord, M. Bourcart et ses compagnons,le capitaine King et les siens, se mirent en marche.

Ce départ ne se fit pas sans une vive émotion, sans un profond

serrement de cœur!. Cette épave, qui avait été le Saint-Enoch, les

yeux ne la quittèrent qu'au moment où elle disparut derrière les hau-teurs de la banquise!.

Et comme maître Ollive, toujours plein de confiance, disait au ton-nelier :

« Eh bien. vieux. on s'en tirera tout de même !. On reverra lajetée du Havre.

— Nous. qui sait?. mais pas le Saint-Enoch, » se contenta de

répondre Jean-Marie Cabidoulin.Il n'y a pas lieu de rapporter par le détail les incidents de ce

voyage à la surface de l'ice-field. Le plus grand danger était queles vivres et le combustible vinssent à faire défaut si le chemine-ment venait à se prolonger.

La petite caravane marchait en ordre régulier. Les deux lieute-nants tenaient la tête. Ils s'éloignaient parfois d'un ou deux milles afinde reconnaître la route, lorsque les blocs la barraient. Il fallait alors

contourner de hauts ice-bergs, ce qui accroissait d'autant les étapes.Quant à latempérature, elle oscillait entre vingt et trente degrés

au-dessous de zéro, — moyenne ordinaire à cette latitude au début-

de la période hivernale.*Et les jours se succédaient, et au sud de l'ice-field se développait

invariablement la mer, couverte de glaces flottantes. M. Bourcartobservait, d'ailleurs, qu'un courant assez rapide entraînait ces glacesdans la direction de l'ouest, c'est-à-dire vers le détroit de Long,

Page 488: Le Village Aérien

dont les traîneaux avaient déjà dû dépasser l'entrée occidentale.Au sud se développait probablement ce large bras de mer quebornent les îles Liakhov et l'archipel de la Nouvelle-Sibérie.

Au sujet des éventualités à prévoir, lorsqu'il en causait avecses officiers, le capitaine Bourcart exprimait la crainte d'être obligéde remonter jusqu'à ces îles, que plusieurs centaines de millesséparent du continent asiatique. Or, c'est à peine si la caravane pou-vait en faire une douzaine par vingt-quatreheures, dont douze étaientréservées au repos de la nuit. Et, même, comme les jours d'octobresont de courte durée sous cette haute latitude, comme le soleil nedécrit au-dessus de l'horizon qu'une courbe de plus en plus rétrécie,c'était au milieu d'une demi-obscurité que le cheminement s'effec-

tuait au prix de fatigues excessives.Cependant ces hommes courageux ne se plaignaient pas. Il n'y

avait rien à reprocher aux Anglais qui prenaient leur part du traî-

nage. Lorsque M. Bourcart donnait le signal de halte, on formait

des tentes au moyen de voiles disposéessur des espars, on distribuaitla nourriture, on allumait le fourneau, on préparait quelque boissonchaude, grog ou café, et tous s'endormaientjusqu'au départ.

Mais quelles souffrances, lorsque les rafales se déchaînaient avecune violence inouïe, lorsque le chasse-neige balayait le champ deglace, lorsque la marche s'opérait à contre-vent au milieu d'uneépaisse et aveuglante poussière blanche! On ne se voyait pas à

quelques mètres. La direction ne pouvait être relevée qu'à la bous-sole dont l'aiguille, affolée, ne donnait plus d'indications suffi-

santes. M. Bourcart, — et il ne l'avouait qu'à M. Heurtaux, — sesentait égaré à travers ces immenses solitudes. Il en était réduit à

longer la lisière de l'ice-field que battaient les lames du large, au lieude piquer droit au sud. Or, la mer s'étendait toujours de ce côté.Faudrait-il donc s'embarquer sur ces glaçons en dérive. s'enremettre au hasard pour atteindre la côte sibérienne?. Non, à

mesure que la températures'abaisserait, ces glaçons, pressés les unscontre les autres, finiraient par ne former qu'un champ solide de la

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LE CHEMINEMENTSUR LA BANQUISE

surface du bassin polaire. Mais si des semaines s'écoulaient avantque la mer ne se fût solidifiée, les vivres, malgré toute l'économiequ'on apportait, le bois, dont la consommation se réduisait à la cuis-son des aliments, ne manqueraient-ils pas?.

Déjà plusieurs des novices étaient à bout de forces, et le docteur

1 Gravure extraite des Aventures du Capitaine Hatteras, par J. VERNE.

Page 490: Le Village Aérien

Filhiol les soignait de son mieux. Ah! que de fatigues eussent été

évitées si les traîneaux avaient eu un de ces attelages de chiens habi-tués aux plaines sibériennes ou kamchadales! Doués d'un merveil-leux instinct, ces animaux savent s'orienter au milieu des tourbillonsde neige, alorsque leurs maîtres sont réduits à l'impuissance.

Enfin, on alla ainsi jusqu'au 19 novembre.Vingt-quatre jours s'étaient écoulés depuis le départ. Il n'avait pas

été possible de descendre vers le sud-ouest, là où M. Bourcart espé-

rait rencontrer les points avancés du continent aux approches des

îles Liakhov.Les vivres étaient presque épuisés et, avant quarante-huit heures,

les naufragés n'auraient plus qu'à s'arrêter à leur dernier campe-ment, à y attendre la plus horrible des morts!.

« Navire. navire!. »

Enfin ce cri, dans la matinée du 20 novembre, fut poussé parRomain Allotte, et à tous les regards apparut le bâtiment que le

lieutenantvenait de signaler.C'étaitun trois-mâts-barque,un baleinierqui, toutes voiles dehors,

par fraîche brise du nord-ouest, se dirigeait vers le détroit de

Behring.M. Bourcart et ses compagnons,abandonnant les traîneaux, retrou-

vèrent assez de forces pour courir vers la lisière de l'ice-field.

Là des signaux furents faits, des coups de fusil tirés.Ils avaient été aperçus et entendus. Le bâtiment mit aussitôt

en panne, et deux embarcations s'en détachèrent.Une demi-heure après, les naufragés étaient à bord. sauvés par

cette intervention, on peut dire providentielle.Ce navire, le World de Belfast, capitaine Morris, après avoir ter-

miné tardivement sa campagne de pêche, se rendait en Nouvelle-

Zélande.

Inutile de dire que l'accueil réservé à l'équipage du Saint-Enoch

comme à celui du Repton fut des plus généreux. Et, lorsque les

deux capitainesracontèrent dans quellesextraordinairescirconstances

Page 491: Le Village Aérien

s'étaient perdus leurs navires, il fallut pourtant bien les croire!A un mois de là, le World débarquait à Dunedin les survivants de

ce sinistre maritime.Et alors, le capitaine King de dire au capitaine Bourcarten pre-

nant congé:« Vous nous avez recueillis à bord du Saint-Enoch, et je vous

ai remercié.

— Comme nous remercions votre compatriote, le capitaine Morris,de nous avoir recueillis à bord du World., répondit M. Bourcart.

- Aussi sommes-nous quittes. déclara l'Anglais.

- Comme il vous plaira.— Bonsoir.

- Bonsoir! »

Et ce fut tout.Quant au kraken, kalmar, céphalopode, serpent de mer, selon

qu'on voudra l'appeler, le World, en dépit des pronostics dont maîtreCabidoulincontinuait à ne point se montrer avare, fut assez heureux

pour ne point le rencontrer pendant sa traversée de la mer polaire à

la Nouvelle-Zélande.D'autre part, ni M. Bourcartni ses compagnonsne l'aperçurent pendant leur traversée de la Nouvelle-Zélande enEurope. Les lieutenants Coquebert et Allotte se rendaient enfin

compte que c'était une lame énorme, douée d'une incomparable

vitesse, qui avait emporté le Saint-Enoch jusqu'à la banquise.

Quant à Jean-Marie Cabidoulin, avec la majorité de l'équipage, il

tenait toujours pour son prodigieux monstre marin.En tout cas, il n'y a pas certitudeque les océans renferment de tels

animaux. Aussi, en attendant que les ichthyologistes aient constaté

leur existence et décidé en quelle famille, quel genre, quelle espèce,il conviendra de les classer, mieux vaut reléguer ce qu'on en rapporte

au rang des légendes.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons rentrèrent donc auHavre. Cette fois, ce ne fut pas à bord de leur navire!

Cependant, grâce à la vente de la première cargaison à Victoria

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de Vancouver, la campagne donna des bénéfices, et, quant au Saint-Enoch, la perte en fut couverte par les assureurs. Mais les larmesvenaient aux yeux du capitaine, lorsqu'il songeait à son pauvre bâti-

ment abandonné au pied de la banquise arctique!En ce qui concernemaître Ollive et maître Cabidoulin, ils s'offrirent

réciproquement les bouteilles de tafia et de rhum pariées, gagnées,perdues, au cours du voyage. Et, lorsque le premier dit au second:

« Eh bien. vieux. est-ce que tu y crois toujours?.

— Si j'y crois. après ce qui nous est arrivé!.- Ainsi, tu affirmes avoir vu la bête?.— Comme je te vois.

— Entends-tupar là que j'en sois une?.— Oui. puisque tu ne veux pas y croire!.— Merci! »

On le voit, le tonnelier n'a point changé d'opinion. Il persiste à

admettre l'existence du monstre, et dans ses sempiternelleshistoires

revient sans cesse le récit des aventures du Saint-Enoch!.Mais, qu'on en soit sûr, cette campagne aura été la dernière de

Jean-Marie Cabidoulin.

FIX.

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TABLE

Chapitres. Pages.1.-Undépartretardé.1

II.-Le«Saint-Enoch»16

III. - Sur la côte Est de la NouvelIe-ZëIande. 28IV.-AtraverslePacifique.44V.-BaieMarguerite. 60

VI. —'VancouverVII.-Secondecampagne. 89VIII.-La'Merd'Okhotsk

103IX.-AuKamtchatka. 120X.-Coupdouble. 135

XI. - Entre Anglais et Français.: 152

XII. -Échouage.168

XIII.-Unécueil quiremue. 181XIV.VersleNord 197

XV. - Dénouement 208

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