Le Va-et-Vient Des Etres. Une Anthropologie de La Presence

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1 Le va-et-vient des êtres. Une anthropologie de la présence. Albert Piette Document de travail (2012) Qui sont ces « êtres » que n’importe quel humain, dans n’importe quelle partie du monde, rencontre au fil des situations d’une journée ? Des non-humains, gros, grands, petits, vivants, non-vivants, réels, actuels, virtuels. Ils constituent avec chacun des hommes de drôles de présence, tant leur manière d’aller et venir, d’être présents et absents leur est caractéristique. Tout au long des situations qu’il traverse, un humain rencontre puis quitte des autres êtres (nous dirons des para-humains, existant à côté des hommes, leurs compagnons) qui eux-mêmes continuent ou non leur existence après ce moment de coprésence, au même endroit ou dans d’autres lieux. De cette rencontre, l’homme comme le para-humain garde ou ne garde pas de traces. Ces para-humains sont tous des individualités bonnes à penser et à observer, en tant que présentes en situation, en tant qu’objet d’individuation, de cognition, de perception, par les humains. Au fil des situations, un humain rencontre donc des para-humains. S’installent ainsi des coprésences qui sont méthodologiquement capitales pour repérer, observer et décrire ceux-ci. Une fois que la parole et le geste de l’homme ont fait repérer un para-humain, il s’agit bien alors de les quitter pour se « rapprocher » de celui-ci, de le suivre, de repérer ses actions et ses modes de présence. L’ontographe, je désigne ainsi celui qui est observateur des êtres et des existences, se trouve dans un lieu, attend et regarde ce qui s’y passe, observe un humain percevant un para-humain et tente de « suivre » ce dernier. Dans un lieu de culte par exemple, il déduit, à partir de ce que fait un humain, la présence de la divinité, qu’il tente alors de suivre au fil des séquences d’action dans cet espace, au-delà des gestes et paroles de cette personne en question, attendant d’autres actions humains pour repérer d’autres formes de présence du dieu. Pour l’ontographie d’une divinité ou d’une institution, l’Etat, il est bon aussi de privilégier un lieu spécifique (lieu de culte ou espace politique) et des lieux indifférents (espaces privés, espaces urbains) dans lesquels il serait possible d’attendre et de repérer le para-humain en question. Une ontographie déductive consiste ainsi à décrire, à partir des situations, des dispositifs et des actions des hommes, les actions et les modes de présence des para-humains. Pour comprendre des modes de présence para-humains, le suivi d’un homme est une autre ressource possible, des humains « spécialisés » (hommes religieux, croyants, hommes politiques, fonctionnaires) mais aussi « non spécialisés ». Par ailleurs, l’ethnographie classique peut être la phase exploratoire de l’ontographie, comme mise en familiarité et rencontre avec des gens, une activité, un groupe, avant cette phase de suivis individuels. L’ethnographie en posant le chercheur au centre d’une situation et à l’écoute simultanée de diverses personnes en coprésence par exemple avec une divinité, permet d’accumuler des notes et des informations sur la circulation justement à la fois simultanée et différente, de ladite divinité auprès des unes et des autres. Avec un chien ou tout autre animal domestique, l’équitabilité complète est bien sûr plus réalisable qu’avec un para-humain invisible. Elle consisterait à suivre et observer l’homme et le chien dans leur journée respective, pas nécessairement simultanément, d’observer aussi leurs moments de coprésence qui ne sont que quelques-uns parmi l’ensemble

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Le va-et-vient des êtres. Une anthropologie de la présence.

Albert Piette

Document de travail (2012)

Qui sont ces « êtres » que n’importe quel humain, dans n’importe quelle partie du

monde, rencontre au fil des situations d’une journée ? Des non-humains, gros, grands, petits,

vivants, non-vivants, réels, actuels, virtuels. Ils constituent avec chacun des hommes de drôles

de présence, tant leur manière d’aller et venir, d’être présents et absents leur est

caractéristique. Tout au long des situations qu’il traverse, un humain rencontre puis quitte des

autres êtres (nous dirons des para-humains, existant à côté des hommes, leurs compagnons)

qui eux-mêmes continuent ou non leur existence après ce moment de coprésence, au même

endroit ou dans d’autres lieux. De cette rencontre, l’homme comme le para-humain garde ou

ne garde pas de traces. Ces para-humains sont tous des individualités bonnes à penser et à

observer, en tant que présentes en situation, en tant qu’objet d’individuation, de cognition, de

perception, par les humains.

Au fil des situations, un humain rencontre donc des para-humains. S’installent ainsi

des coprésences qui sont méthodologiquement capitales pour repérer, observer et décrire

ceux-ci. Une fois que la parole et le geste de l’homme ont fait repérer un para-humain, il

s’agit bien alors de les quitter pour se « rapprocher » de celui-ci, de le suivre, de repérer ses

actions et ses modes de présence. L’ontographe, je désigne ainsi celui qui est observateur des

êtres et des existences, se trouve dans un lieu, attend et regarde ce qui s’y passe, observe un

humain percevant un para-humain et tente de « suivre » ce dernier. Dans un lieu de culte par

exemple, il déduit, à partir de ce que fait un humain, la présence de la divinité, qu’il tente

alors de suivre au fil des séquences d’action dans cet espace, au-delà des gestes et paroles de

cette personne en question, attendant d’autres actions humains pour repérer d’autres formes de

présence du dieu. Pour l’ontographie d’une divinité ou d’une institution, l’Etat, il est bon aussi

de privilégier un lieu spécifique (lieu de culte ou espace politique) et des lieux indifférents

(espaces privés, espaces urbains) dans lesquels il serait possible d’attendre et de repérer le

para-humain en question. Une ontographie déductive consiste ainsi à décrire, à partir des

situations, des dispositifs et des actions des hommes, les actions et les modes de présence des

para-humains. Pour comprendre des modes de présence para-humains, le suivi d’un homme

est une autre ressource possible, des humains « spécialisés » (hommes religieux, croyants,

hommes politiques, fonctionnaires) mais aussi « non spécialisés ». Par ailleurs, l’ethnographie

classique peut être la phase exploratoire de l’ontographie, comme mise en familiarité et

rencontre avec des gens, une activité, un groupe, avant cette phase de suivis individuels.

L’ethnographie en posant le chercheur au centre d’une situation et à l’écoute simultanée de

diverses personnes en coprésence par exemple avec une divinité, permet d’accumuler des

notes et des informations sur la circulation justement à la fois simultanée et différente, de

ladite divinité auprès des unes et des autres.

Avec un chien ou tout autre animal domestique, l’équitabilité complète est bien sûr

plus réalisable qu’avec un para-humain invisible. Elle consisterait à suivre et observer

l’homme et le chien dans leur journée respective, pas nécessairement simultanément,

d’observer aussi leurs moments de coprésence qui ne sont que quelques-uns parmi l’ensemble

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des actions quotidiennes. De fait, les para-humains ne sont pas tous égaux face à l’objectif

ontographique. Pour des raisons méthodologiques (les dieux sont invisibles, l’Etat est

relativement insaisissable dans sa présence réelle mais virtuelle), ontologiques (les dieux sont

une illusion ou transcendants), disciplinaires (les animaux ont leurs chercheurs spécialisés,

éthologues chargés de les décrire, les roboticiens pas encore car les roboticiens les fabriquent

plus qu’ils ne les décrivent en situation). Des raisons d’apparence qui renvoient bien sûr à des

enjeux éthiques et sociologiques (les robots en forme humaine interpellent d’autant plus les

sciences sociales) contribuent à créer ces différences d’intérêts anthropologiques. Le degré de

dépendance ce celui-ci par rapport aux humains (la machine et le chien sont à cet égard

différents) est aussi un facteur d’intérêt, la machine, le dieu aussi, faisant plus constructions

humaines que l’animal.

Partons à la rencontre de quelques para-humains : des formes de coprésence se

déploieront devant nous. Comprendre ainsi leur présence située suppose précisément de

désubstantiver la notion de « présence », d’y injecter une dimension restrictive et négative,

mais aussi de penser ces para-humains autrement qu’ en tant qu’ils seraient objets de

représentations, d’interactions ou de relations, ou nœuds de connexions faisant et faisant faire.

Allons ainsi de para-humain en para-humain. Des points communs apparaîtront, quelques

digressions théoriques surgiront.

Chiens à la maison

Lorsqu’il s’agit d’observer un chien dans un espace domestique, il est important de

suivre les séquences d’actions par lesquelles l’homme et le chien entrent en interaction

proprement dite. Selon le lexique goffmanien (Goffman, 1974), celle-ci constitue bien un

ensemble de signes pertinents non seulement de « messages » suffisamment significatifs et

acceptables par les autres pour être le point de départ du message suivant mais aussi, , de «

sources d’expression », comme le style de l’action, ses modalités d’effectuation, sa relation au

contexte devenant des « sources d’impression » pour les autres « interactants ». Mais de fait,

en tant qu’il est un actant subordonné et sans capacité critique dans le groupe familial, le

chien est souvent en dehors de l’enjeu de la pertinence interactionnelle à l’intérieur de

laquelle se situe l’être humain. Les règles du tact, de déférence et de bonne tenue que celui-ci

maîtrise bien dans la mise en scène de la vie quotidienne avec les autres humains sont,

lorsqu’il interagit avec le chien, le plus souvent mises entre parenthèses ou en pointillé. C’est

en ce sens que le chien n’est pas très « pertinent » pour la microsociologie interactionniste

trop focalisée sur le face-à-face avec échange réciproque d’expressions et d’informations. De

plus, les interactions entre le chien et l’homme dans un même espace domestique sont rares et

de courte durée. Dans sa présence permanente, souvent passive et sans cet enjeu

interactionnel, le chien est simplement « là », près de son compagnon humain, sans construire

un face-à-face expressif. Ainsi, il ne peut pas être comparé aux objets valorisés par les

théories de l’« action située », pertinents en tant qu’ils sont supports de manipulations et

porteurs d’informations. L’apport de l’approche interactionniste reste donc limité. Car il y a

un détail, un résidu qui échappe nécessairement à une telle construction de l’objet, un reste

qui n’est pas intégrable dans la focalisation vers ce qui est partagé et pertinent pour les

interactants. Il advient ainsi que le chien est un actant dissymétrique, en tout cas neutre par

rapport au régime d’action principale dans lequel l’humain est engagé : travailler, regarder la

télévision, parler, faire la fête. Le chien est alors un être contingent dont la présence n’est pas

significative par rapport à l’action principale, sans pour autant remettre en cause sa spécificité

et son bon fonctionnement. « Le chien est là. » Et les humains le savent, se laissant à peine

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distraire par cette présence à laquelle c’est la spécificité contingente qui fait tout son sens.

Dans cette présence « à côté », le chien n’est pas un actant qui fixe l’attention, qui agit sur le

corps de l’autre. Il n’est qu’un repère en pointillé, placé à bonne distance des humains. A ce

moment-là, en pleine contingence, cette présence, passive et silencieuse, effacée, presque

oubliée, a d’autant plus de pertinence dans sa non-signification interactionnelle qu’elle peut,

de manière imprévisible, surgir, solliciter un regard, un contact physique, exprimer une

douleur, témoigner une affection d’emblée sincère, injecter l’idée (et le sentiment) qu’elle

aime. Le chien constitue une présence importante en tant qu’il appartient au brouhaha

quotidien mais en même temps parce qu’il est toujours, en tant que simple contingence,

potentiellement générateur d’une épreuve lorsqu’il souffre ou qu’il meurt. D’emblée, celle-ci

sera recadrée dans un rapport distancié permettant par exemple de remplacer le chien mort. Le

chien constitue ainsi une sorte de « bruit » permanent, une présence modalisatrice qui aime et

qu’on aime. C’est comme si le chien, en tant qu’animal domestiqué et à ce titre, introduisait

ou réintroduisait localement un signe d’humanité.

C’est à partir de ces caractéristiques que la présence du chien se pose comme un

« don » aux hommes (Boltanski, 1990 et Caillé, 2007). Avec le chien : pas ou peu d’actes ou

de désirs stratégiques, pas d’attentes en retour, pas de riposte après une offense mais plutôt

une disposition immédiate à pardonner. Pour l’homme, le chien est un don non seulement

parce qu’il semble exprimer de l’amour mais surtout parce qu’il permet, sur fond de cet

attachement particulier, d’être oublié tout en étant là. Il instaure ainsi une sorte de régime de

paix sans réciprocité, tout en maintenant un enjeu affectif particularisé. Pour l’homme qui a

toujours privilégié et continue à privilégier des liens avec des entités para-humaines, le chien

est un être spécifique. Il est sans doute, parmi les actants qui font sens, c’est-à-dire qui aiment,

souffrent, se font aimer, suscitent du chagrin, celui qui peut aller le plus loin dans la

contingence et l’effet de non-pertinence. Dans le rapport qu’entretiennent l’homme et le chien,

la marge d’oscillation entre le sens et la contingence est grande, l’équilibre entre les deux

plutôt proportionné, alors qu’elle est souvent beaucoup plus réduite et en équilibre plus tendu

pour les humains entre eux1.

En vue d’une zoographie anthropologique, qui consiste pour l’anthropologue à décrire

des animaux et aussi les hommes en vue de comparer, y a-t-il plus programmatique que ce

qu’écrit Deleuze : « « L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur,

des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose,

ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des

variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui

correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est

mû par la chose. Par exemple, un animal étant donné, à quoi cet animal est-il indifférent dans

le monde infini, à quoi réagit-il positivement ou négativement, quels sont ses aliments, quels

sont ses poisons, qu’est-ce qu’il ‘‘prend’’ dans son monde ? » (Deleuze, 2003 : 168) Et un peu

plus loin : « Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de

vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point

de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés. Nous appelons latitude l’ensemble des affects

qui remplissent un corps à chaque moment, c’est-à-dire les états intensifs d’une force

anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un

corps » (p. 171).

Dieux présents

1 Je ne peux que renvoyer au doctorat de Marion Vicart (2010) qui a pratiqué une telle observation équitable

d’hommes et de chiens.

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L’observation de l’anthropologue atteste bien qu’il y a des dieux (ou disons des esprits

surnaturels) dans le monde des hommes, à différents endroits où ceux-ci s’adressent à ceux-là

sous des formes et des modalités très différentes. Et aussi en même temps, d’autres hommes

parfois très proches des premiers n’accordent aucune importance à ces divinités, certains

disent même qu’elles n’existent pas, qu’elles sont des illusions. Bref, le monde des hommes

n’est pas sans dieu au moins caractérisé par l’invisibilité, la re-présentativité, l’ubiquïté et la

possible négation de leur présence. Le monde n’est pas sans divinités, nous pouvons penser,

s’adresser à celles-ci, ne pas y penser et aussi nier plus ou moins ouvertement leur existence.

De tous ces êtres, chaque humain ne perçoit qu’une partie infime parmi les innombrables

présents dans le monde. Tous les humains ne voient pas, n’entendent pas d’ailleurs les mêmes

para-humains. Il en est même dont l’existence n’est pas reconnue. Bref il y a des dieux

présents dans le monde, je veux dire dans certaines situations et pas dans d’autres. Le monde

d’Homo sapiens n’est pas lui sans dieux : à chacun de s’y rapporter, d’interagir avec eux, d’y

penser, de ne pas y penser, etc. Ainsi, une divinité, souvent plus présente qu’interactive, n’est

pas sans ressemblance avec un chien.

Repérées, les divinités suscitent donc l’intérêt ontographique. Et s’ouvre alors la

possibilité du théisme méthodologique à la recherche des caractéristiques ontographiques des

divinités. Contrairement à d’autres entités fictionnelles, elles ont, entre autres propriétés, de

quitter un monde non visible, afin de venir dans celui des humains, de façon relativement

présentes et actives, sans être directement perceptibles ni reconnues par tous les hommes.

Disons que, dans un lieu de culte, il y a des divinités dont il n’est pas sûr qu’elles y soient

vraiment. Ce sont des existants incertains qui sont présents. Dans le travail d’anthropologue, il

me semble qu’en rester trop à l’analyse des modes langagiers et gestuels comme créateurs de

référence (ce qui peut paraître concevable pour certains « non-existants ») risque de manquer

l’essentiel de la situation : la présence et l’action de la divinité. L’invisibilité de Dieu est une

caractéristique ontographique, ainsi que ses modes de présence et de retrait à géométrie

variable, parfois même très saccadée.

Prenons l’exemple de la religion catholique. Certes, en particulier à certains « pics »

des célébrations comme la consécration eucharistique, la divinité s’arrête et s’accroche à l’un

ou l’autre humain. Elle lui fait verser une larme, le pousse à chanter profondément, lui donne

une joie intérieure ou une espérance. Elle est aussi interpellable par des prières. Mais le plus

souvent, la divinité ne pose pas autant de sens et d’enjeu. En deçà de quelques instants forts et

seulement pour quelques-uns, la présence du dieu reste peu exigeante. Il est là, comme en

suspension, non palpable, et sans demander à l’être, comme l’a écrit Bruno Latour (2009).

Sans obligation de réciprocité, il avance et se dégage aussitôt, flou et souple. Dans sa présence

ordinaire, Dieu est un incertain oscillateur, fluide, fluidifiant, comme je l’ai décrit dans La

religion de près (Piette, 1999). Voici ainsi quelques caractéristiques communes aux êtres

reconnus comme dieux dans différents univers religieux :

- existant non actuel (c’est-à-dire appartenant à un autre monde que celui des hommes)

- invisible mais rendu présent dans le monde humain…

- … directement (perçue) mais de manière non partagée même par les « croyants »

- … indirectement selon diverses médiations reconnues et partagées par les croyants

- avec un style polymorphique, leur attribuant des aspects et des figures très hétérogènes

- selon une capacité de re-présence puis de retrait particulièrement rapide et versatile

- avec un mode de présence paradoxale, mêlée à une absence simultanée, non

catégorique et pas nécessairement perçue comme telle, mais capable d’être simultanée

à différents lieux humains

- n’impliquant pas un face-à-face interactif comme les humains le pratiquent entre eux

- capable d’actions directes (comme guérir, aider, bénir les hommes, etc.) ou indirectes

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(comme faire faire, par exemple faire un humain se rendre au lieu de culte)

- cet être divin existant dans un monde non actuel, surgissant invisiblement dans celui

des hommes est pour ceux-ci un objet de perceptions, d’émotions, d’interlocutions,

d’idées vives, appelées « croyances », caractérisées par leurs brièvetés, leurs mises

entres parenthèses de conséquences logiques et empiriques et aussi leurs propres auto-

restrictions mentales.

Les dieux des diverses religions seraient-ils si différents ? Le christianisme et la

religion de l’Antiquité grecque le sont pourtant. Voici pourtant l’analyse-résumé d’un

spécialiste du monde grec à propos des rencontres entre les hommes et des dieux : « Dans ce

jeu du cacher-montrer, se déploient non seulement toute une série de possibilités qui disent

l’impensable face-à-face entre l’homme et le dieu, mais aussi un ensemble de signes à

déchiffrer dès lors que les formes adoptées par tel ou tel dieu pour se rendre visible ne

sauraient être laissées tout à fait au hasard. Le dieu gît dans les détails » (Sineux, 2006 : 106).

N’en déplaise à saint Anselme et à Descartes, Dieu ne serait pas parfait, comme nous l’ont

suggéré ses divers modes de présence. Mais il est « là »…

Dieu, dépendant en situation des humains, est un être ainsi relationnel, même

relationniste. En commentaires2

du livre d’Étienne Souriau (Souriau, 2009), un vrai

programme d’ontisme visant à qualifier différents modes d’existence, y compris des êtres

imaginaires et divins, Bruno Latour écrit : « ce mode d’existence particulier qu’on appelle

Dieu : c’est un être sensible à ce qu’on dit de lui ; un être qui apparaît ou disparaît selon la

façon dont on l’énonce, le proclame, le prononce, le parle. Oui, il est de ces êtres particuliers

qui sont dépendants de leur condition précise d’énonciation, de la tonalité, juste ou fausse,

dans laquelle on les fait résonner ». Il est important d’indiquer que la perspective relationniste

de Bruno Latour insistant sur le faire et le faire faire est d’autant plus pertinente que les êtres

sont dépendants d’autres. Certes, mais comment est-il, que fait-il en tant que tel ? La

présence située et perçue des êtres invisibles, des dieux (mais aussi par exemple des morts) est

plus qu’une toile de fond qui par définition est large. Elle est moins jaillissante qu’un détail

sans importance qui surgit vite, s’efface et s’oublie vite, simplement distrayant. La présence,

c’est celle d’un être, de sa trace dans un texte, dans une peinture, dans un portrait, dans une

photographie, à laquelle nous tenons par-dessus tout, qui peut certes rentrer dans la toile de

fond ou surgir comme un détail sans importance, mais surtout qui est là, tel un compagnon

auquel nous ne demandons qu’à être là et qui lui ne nous demande rien. Aux autres points et

objets de perception que sont les repères, les indices, la toile de fond et les détails, la présence

vient ainsi s’ajouter. « Il est présent », comme nous pouvons le dire à propos du mort ou d’un

dieu participant tout à la fois des différents modes de perception : indice, repère, fragment,

détail, comme si la « présence » brouillait, en les cumulant tous, la figure et le fond. « Re-

présent », devrions-nous plutôt dire à propos de l’être mort qui commence de nouvelles

formes de présence avant de re-mourir lorsque ceux qu’il connaissait l’ont complètement

effacé ou qu’ils sont à leur tour morts. Notons que les analyses qui se revendiquent de la

notion d’agentivité sont plus tentées par la façon dont les humains conceptualisent l’agentivité

des non-humains, leur attribuent des capacités d’action et d’intention. Et non leurs actions et

modes de présence en situation3. La carte d’identité ontographique est plus large, ajoutant

aux actions des dieux ce qui est déductible aussi par ce que les hommes ne leur attribuent pas

directement. C’est la cohérence de la situation avec telle ou telle action ou parole humaine

qu’il est possible de dire qu’ils n’entendent pas et ne voient pas tout le temps, qu’ils vont et

viennent. . Ce qui peut paraître confondu et ambigu avec les entités surnaturelles est clair avec

2 Commentaires en ligne sur le site de Bruno Latour : http://www. bruno.latour.fr

3 Cf. le n° (34, 2010) sur l’agentivité des Ateliers du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de

Nanterre : http://ateliers.revue.org. Et aussi le livre d’Alfred Gell (2009)

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les animaux qu’il faut aussi observer quand l’homme a quitté la relation. Ainsi une des

caractéristiques des divinités est leur « présence », située mais floue, souvent non agissante.

Pas loin de ressembler à l’atmosphère et à l’ambiance dont aujourd’hui il est devenu évident

qu’ils sont des entités à décrire4.

L’Etat aussi

La comparaison des dieux et des êtres collectifs, l’Etat par exemple, peut se faire à

différents niveaux : types de visibilité/d’invisibilité, de modalisation, automodalisation

(nuancer sa propre présence) ou hétéromodalisation (nuancer une situation), de fluidité

(capacité de l’être à basculer), objets de perceptions diverses (comme détail, repère, indice,

toile de fond…) et modes de succession entre ces perceptions, modes d’autonomie et de

dépendance, types d’action qu’ils font et qu’ils contraignent à faire, de manière générale et

partagée dans une situation ou de façon particulière et privée, types de contraintes et de

cohérences interactionnelles ou de relâchement interactionnel, formes de neutralité, voire de

contingence par rapport à l’action principale, degré de certitude de leur ontologisation (doute

ou non sur l’existence, type d’attitudes en leur présence), types d’anthropomorphisation. Ceci

constitue un vrai programme de travail (Piette, 2010 et 2011)

Dans de nombreuses situations de la vie courante, la présence de l’État est associée à

une individualité diffuse, pas nécessairement perceptible ou désignable (« tiens, voici

l’État »), néanmoins ponctuellement repérable et, en même temps, à une extraordinaire

capacité de structuration des attitudes des gens. La présence du Dieu chrétien est différente,

peut-être moins diffuse et plus perceptible, mais pas si explicitement désignable que cela et

avec une capacité de structuration sans doute plus à géométrie variable que l’État. En même

temps, hors situation en cours, Dieu comme l’État sont aussi présents, dans d’autres

situations, et avec les mêmes (souvent d’ailleurs) ou d’autres modes de présence. Leurs modes

de présence, qui consistent en instanciations mais pas en apparitions propres, sont certes

paradoxaux et oscillatoires mais ne surprennent généralement pas les humains, par leurs

caractéristiques d’êtres en situation. Dans une situation, les hommes sont donc parfois

entourés d’un être divin ou même de plusieurs. C’est rare qu’ils ne le soient pas par des êtres

collectifs. Par appuis interposés, sous forme de personnes, d’objets, de règles, ils sont

présents, aux côtés des hommes, au fil des actions d’une journée, perçus comme un détail,

ressentis comme un objet d’attention, utilisés comme un repère ou une valeur. Ainsi re-

présenté, un être collectif est lui-même emboîté dans d’autres êtres collectifs et peut se doter,

par cet effet de superposition et de maillage, d’une forte stabilité. Cette omni- et polyprésence

directe ou différée, structure les situations où viennent se poser les hommes et dont ils

peuvent d’autant plus facilement modifier ou supprimer certaines règles qu’ils ne sont jamais

sans quelques autres.

Par rapport à l’être humain qui, en situation, existe en soi (et avec les autres), mais non

par autre chose, la divinité cumule la possibilité d’être présente en elle-même (lorsque

l’homme s’adresse à elle) et par des personnes et des objets qu’il imprègne de sa qualité, alors

que l’être collectif lui n’est présent que par d’autres, personnes ou objets et que le plus

souvent il imprègne moins directement et fortement de sa présence que la divinité. Nous

dirons donc que la présence du collectif est rarement réelle, plus virtuelle qu’actuelle,

contrairement à la divinité dont la présence tire avantage de l’effet de la foi ou de la croyance

des hommes. Par contre, les êtres divins semblent plus mobiles, toujours en capacité

d’émerger en situation, alors que les êtres collectifs paraissent plus fixés derrière les figures

4 Cf. les travaux de Jean-Paul Thibaud : http://www. cresson.archi.fr

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qui les représentent. Mais pas toujours car ils peuvent aussi surgir et, selon leur style ou forme

de présence, ne pas être reconnus ou perçus comme tels. Les êtres collectifs ne sont pas si

souvent questionnés quant à leur statut ontologique par les hommes sauf à des moments

critiques, alors que les divinités sont régulièrement confrontées au travail explicite

d’ontologisation des humains (« existent-elles? », « oui, elles existent ») et en même temps

toujours controversées dans les paroles et les débats des croyants eux-mêmes5. Mais surtout,

la présence souple de l’être divin insuffle aux hommes un confort et un relâchement d’autant

plus perceptible qu’il compense la pression toujours possible d’un être collectif. Mais tout

ceci doit être observé, identifié, comparé, de situation en situation

Pourquoi préférer la notion de coprésence, à celle d’interaction qui est bien plus ancrée

et travaillée en sciences sociales ? D’abord, la notion d’interaction invite, selon le paradigme

interactionniste, à une focalisation sur les éléments interactionnels, tels qu’ils sont significatifs

et pertinents dans l’expression verbale et non verbale, et qu’ils constituent ainsi la base de

l’acceptation mutuelle nécessaire. Bien plus que les êtres présents, ce sont les signes partagés

et échangés qui intéressent l’interactionnisme. D’autre part, celui-ci sous-tend une

anthropologie spécifique, celle d’un homme face-à-face avec d’autres, mobilisant activement

des ressources mentales et gestuelles pour maintenir l’ordre de l’interaction, selon une logique

de la gestion, de la stratégie et de la rationalité, bref du « labeur », selon le mot de Goffman,

constitutif de l’accord et de l’ordre interactionnel. Par ailleurs, la notion de coprésence

connote l’évidence de la présence des êtres, plutôt que le moment et la dimension de la

rupture. La coprésence, c’est la continuité entre les êtres dans une situation, continuité de la

présence de chacun dans le rythme du temps, continuité recréée après une catastrophe. La

coprésence désigne par elle-même la présence des êtres, tels qu’ils sont dans une situation,

ensemble, qu’ils participent ou non à l’échange central de l’interaction et invite à

l’observation de ceux-ci à partir de leurs caractéristiques perceptives, cognitives. L’idée de

coprésence permet aussi d’une part d’éviter que l’analyse ne fasse porter le travail

exclusivement sur les objets présents, mais également sur les habitus ancrés dans le corps et

l’esprit, d’autre part de ne pas attribuer ce travail aux compétences fortes des hommes comme

la rationalité, la volonté, la liberté, etc. Il importe plutôt de trouver les mots justes pour

désigner cette coprésence des humains et des para-humains, des habitus d’humains, en

particulier entre les éléments actualisés de ceux-ci, ceux qui sont perçus comme importants,

comme détails. L’idée de coprésence, en orientant la focale sur les êtres présents, plutôt que

sur le lien et la relation, inclut aussi la possibilité de regarder d’autres êtres que l’homme,

justement peu souvent en interaction avec lui, même s’ils sont dans la même situation. Ce

sont, par exemple, les divinités, les animaux, et aussi ces êtres collectifs (comme la France ou

l’État), c’est-à-dire l’ensemble des compagnons de l’homme désormais à la portée d’une

ontographie comparée, encore une fois qu’ils soient ou non des participants actifs à l’enjeu

interactionnel.

La coprésence suppose non pas seulement un en deçà de la présence et de la

perception, celle de l’individu mais aussi un au-delà de la présence de l’autre. Par exemple : le

poteau est un feu rouge ! « Quand nous lisons un écriteau “Défense de passer”, écrit Bergson,

nous percevons l’interdiction d’abord ; elle est en pleine lumière ; derrière elle seulement il y

a dans la pénombre, vaguement imaginé, le garde qui dressera le procès-verbal » (Bergson,

2008 : 131). C’est comme si, en plus de mettre entre parenthèses, l’homme gardait en

pointillé, à l’horizon plus ou moins éloigné, l’« intensification » potentielle de la situation

locale, sous forme d’épreuve, tels l’accident ou le contrôle de police (Linhardt, 2009). Nous

dirons précisément que c’est l’en deçà qui associe ce donné à un supplément. Quand on ne

5 Sur les processus d’ontologisation, cf. Kaufmann (2006)

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8

regarde pas vraiment le feu rouge – ce qui est essentiel – et qu’on s’arrête, c’est

qu’implicitement on sait que ce poteau n’est pas un simple poteau et donc que lui aussi a son

reste. Dans un cas, un au-delà, un supplément, un au-delà qui dépasse sa visibilité. La

perception est économe et en plus elle n’est pas bornée. C’est une double capacité de

l’homme de ne pas penser et d’injecter, dans le même mouvement, quelque chose en plus, un

supplément. Les théologiens diront que c’est dans la disponibilité de la présence émoussée

que le surplus de sens se donne. Le retrait permet, va de pair avec le supplément de l’objet,

contrairement à l’obsession qui borne, qui fixe et qui est sans reste. Ce poteau n’est pas un

simple poteau, il est un être spécifique, re-présentant, présentifiant un être collectif, en

l’occurrence le Ministère de l’Intérieur, pourquoi pas la France ! La divinité ne serait pas si

loin du feu rouge. En d’autres termes et dans une autre perspective, Lévi-Strauss, lui-même,

avait tenté cette analogie entre les divinités et le code de la route.

Le feu rouge par exemple n’est pas lui-même un être collectif. Il n’est qu’un signe

rappelant le code la route et représentant les forces de l’ordre et l’État. Celui-ci n’est donc pas

directement visible mais seulement par figures interposées. Nous dirons que sa présence est

virtuelle. Sa virtualité n’est pas celle de la graine qui deviendra bientôt un fruit. L’être

collectif est constamment virtuel6. D’une certaine manière, sa virtualité est toujours là, par les

médiations qui le re-présentent et par les modes d’engagement de l’être humain s’y rapportant

comme à un repère, une toile de fond, un objet d’attention ou encore un détail. Dans le cas de

l’automobiliste au feu rouge, l’épreuve de la violation et de la sanction n’est pas absente. Sa

présence est comme diffuse et reportée. C’est comme si l’intensité de l’épreuve était toujours

là, mais en filigrane, désintensifiée et minorée. Il y a, selon l’analyse de Dominique Linhardt,

comme une « mémoire de l’épreuve. C’est cet effet de mémoire qui rend à la fois évident et

transparent le caractère étatique de ces choses ». En tant que virtuel, l’être collectif ne peut

donc se dire et s’expliciter directement. En situation, il se montre à travers des figures de style

codifiées, comme l’allégorie, quand un élément concret (une couleur, un objet) représente

l’être collectif, la personnification quand celui-ci joue le rôle d’une personne (ainsi l’enfant

offrant un cadeau à « la » famille et non à ses membres en particulier), la métonymie avec la

présence d’éléments renvoyant à l’être collectif par des liens divers (c’est le cas du feu rouge

par rapport à l’État), la métaphore lorsque l’être collectif lui-même est ramifié et complexifié

dans d’autres collectifs, comme la France avec le Parlement, les Régions, les Départements,

les Mairies, ou encore la synecdoque indiquant la présence de l’être collectif à travers les

humains, tous ou quelques-uns, qui le constituent, comme le peloton des cyclistes. Ainsi,

l’être collectif est virtuel et stylisé, fragmenté, dispersé en situation. Selon Dominique

Linhardt, c’est « la tension entre sa présence et son absence, entre sa force et son effacement,

entre son emprise et sa fragilité » qui caractérise la présence de l’être collectif hors épreuve.

Comprendre cet automobiliste au feu rouge suppose de penser la continuité de son rythme

journalier d’actions, la virtualité de l’État auquel ce feu renvoie par diverses figures

interposées, la docilité de l’homme avec l’épreuve de l’accident et de la sanction à l’horizon,

la force potentielle de cette épreuve capable de vite s’actualiser, la minimalité de la présence

du chauffeur ne pensant pas à tout cela, percevant à peine la couleur du feu. Ainsi l’être re-

présentant est associé à un poids qui varie selon son passé, son origine et la propre présence

de l’individu dans la situation. Les autres êtres para-humains sont certes nombreux mais

quand ils sont là, ils ne sont pas nécessairement surprésents. Ainsi la coprésence de l’homme

et de l’être collectif (ou de la divinité) est rarement directe, mais plutôt indirecte (à partir de

signes ou par un emboîtement successif de signes re-présentant). Elle est comme déréalisée et

virtualisée, toujours reportée.

L’être collectif, stylisé par des objets, des personnes ou des signes qui en sont les

6 L’idée de virtualité en rapport avec les phénomènes sociaux est développée dans Pettit (2004 : chapitres 2 et 3

et aussi Livet (1994)

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9

indices, permet donc le relâchement et le repos, quand l’homme s’affaire à la création d’un

nouvel être, mais aussi et surtout, il l’impose, car comment être en situation avec d’autres

individus selon telle ou telle règle, sans jouer le jeu de l’être collectif, donc avec des dosages

différents de docilité ? Bref, ne pas trop penser à celui-ci, à ses origines, à ses caractéristiques,

ne pas pousser à fond son affirmation individuelle, comme le croyant laisse pénétrer en soi

des couches de légèreté, afin de ne pas être exposé trop directement à la contradiction de ses

croyances. A poursuivre notre réflexion, il y a donc, dans une situation, des humains, chacun

avec leur présence minimale, qui passe, qui ne contrôle pas, qui ne se fige pas - ceci est

capital, nous l’avons vu - et des objets associés à une présence supplémentaire, celle d’un être

divin ou plus souvent d’un être collectif maladroitement appelé « société ». C’est-à-dire un

double écart, un double reste: c’est bien le fait de jouer le jeu et de ne pas y penser, cet en-

deça de la présence humaine, qui attribue aux objets cet au-delà. La minimalité permet ainsi

de conférer d’autant plus facilement quelque chose en plus au fait brut de l’objet, un surplus

de présence à celui-ci, que l’homme en retire un surcroît de repos. Cette strate minimalisatrice

de la présence humaine facilite ainsi la coprésence avec des êtres absents, en tout cas

invisibles, dont le mode d’être n’est pas d’abord interactionnel et communicationnel. La

coprésence fait ainsi cumuler d’une part l’absence-présence de l’être humain et aussi la

présence-absence des autres êtres, humains ou non, vivants ou non. Avec les divinités et les

êtres collectifs, dont l’absence empirique est nuancée par une forme de présence, l’homme

n’entretient pas un face-à-face interactionniste mais crée une coprésence évidente dans

laquelle il nuance sa présence empirique par une suspension cognitive et même perceptive7.

D’autres para-humains

Penser la virtualité et la présence virtuelle n’est pas facile. Cela suppose d’injecter une

part restrictive aussi bien à l’absence qu’à la présence concrètes. La virtualité ne correspond

ni à une absence, ni à une présence, ni à un fond, ni à une figure. Mais ce n’est pas une

caractéristique secondaire. Elle est même essentielle. Travailler sur des situations d’épreuve

ou lire la vie comme si elle était une épreuve constitue un contour radical de la virtualité,

puisque l’épreuve consiste à faire sortir l’être de sa virtualité et à l’observer comme réel et

surtout concret. L’épreuve n’est pas un microscope mais un antiscope. De l’État ou d’une

institution politique, nous dirions donc qu’ils sont réels mais virtuels car non tangibles ou

directement perceptibles. Ils ne sont pas pour autant non actuels, mais plutôt non non actuels,

indirectement actualisés à partir de leurs représentants8.

Mais continuons. Le repeuplement des sciences sociales, selon l’idée de Latour, ne

doit pas seulement concerner les animaux, les dieux, ou les êtres collectifs. Soit une situation

relativement simple : une salle de cours dans une université, un enseignant donnant un cours,

des étudiants prenant des notes. Qu’est-ce qui est présent ? Suivons le point de vue de

l’humain enseignant. Il vient de quitter son domicile, il a pris ses notes de cours qu’il a

préparées la veille. Il connaît le numéro de sa salle et l’horaire, indices d’un département, lui-

même organisé dans une Faculté. Il voit le groupe des étudiants constituant devant lui une

relation. Eux-mêmes connaissent la salle et l’horaire, sont venus pour ce cours. Pour chacun,

les raisons d’être là sont sans doute diverses, mais non explicitées, en toile de fond. La

situation se déploie sans hésitation, comme si chacun savait ce qu’il a à faire. Au moment de

son enseignement, surtout lorsqu’un étudiant intervient, mais pas à chaque fois, il est possible

7 Sur l’exemple de la SNCF et de ses modes de présence, cf. A. Piette, De l’ontologie en anthropologie, Paris,

Berg International, 2012, pp.33-37. 8 Je me permets de renvoyer à mon livre Fondements à une anthropologie des hommes (Piette, 2011).

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que le professeur perçoive comme une différence, non pas de rôles, mais comme on dit

d’appartenance sociale, de milieu, de culture, etc. Cette microscène vient de faire surgir, entre

autre êtres, l’individu, l’être « social » (celui qui est associé à une trajectoire

« socioculturelle »). Il n’existerait et ne subsisterait en situation qu’à partir d’une perception, à

partir d’un rapport de différence perçue par X ou Y. Mais après son advenue explicite par la

différence, il va s’auto-indéterminer, avec son « gros » réservoir de potentialités, en s’effaçant

dans une présence virtuelle, implicite et non ressentie. Il peut également, dans d’autres

situations, être revendiqué, et pas seulement perçu, explicitement. L’individu social ‒ ce n’est

pas l’homme lui-même ‒ est ainsi reconnaissable par des marques d’habitus, d’appartenance

socioculturelle : postures, gestes, paroles, tons, etc. C’est en particulier ce que la personne a

reçu pendant cinq, dix, quinze ans à partir de sa place dans une famille et avec quoi elle vit au

fil des situations de son existence, non d’ailleurs sans modification au moins partielle des

marques de son individu social. Certes atténué et amorti, l’individu social est comme intégré à

la personne, annexé à sa présence, comme son ombre. Omniprésent mais jamais totalement

exprimé (les restes sont potentialisés), il se laisse donc percevoir en situation surtout par

contraste avec d’autres « socials », et d’autant plus pour ceux-ci, s’il est lui-même ajouté à des

« socials » qui lui ressembleraient. Omniprésent, le même individu social, et en particulier

telle dimension, tel aspect de celui-ci, n’est pas actif, visible, avec la même intensité à tous les

moments pour son porteur et surtout pas pour les autres humains, tantôt percevant sur des

modes divers des marques sociales différentes, tantôt ne les percevant pas alors qu’elles sont

là. Le « social » : un réel, actuel et potentiel, extensible et accumulable, implicite et

différentiel. Comment se laisse-t-il percevoir, expliciter, sanctionner en situation ? Par son

porteur humain ? Par d’autres humains ? Comment crée-t-il des effets ? Bref, comment

l’individu social est-il présent en situation, au fil des instants. Dans le mouvement des

situations et la rapidité des perceptions, notons qu’il est parfois bien ramolli et mis entre

guillemets. Tandis que le sociologue et l’ethnographe repèrent et diagnostiquent les

spécificités socioculturelles des humains comme partagées à l’état implicite ou dans des

phases de tensions entre marques sociales différentes, l’onto-phénoménographe consiste à

suivre l’individu social de X dans le cours des situations qui se suivent, de journée en journée.

Il l’observe comme une entité située avec des modalités différentes de présence, en particulier

à partir des gestes et des énoncés de son porteur.

Des ontographies analogues vaudraient aussi pour d’autres entités comme une

représentation, une valeur, un principe. C’est à ce propos le thème des recherches de François

Cooren : les modes d’existence d’ « objets immatériels », comme les idées, les valeurs ou les

normes, qu’il repère en situation à partir d’analyses détaillées des conversations des humains,

et dont « la présence et le mode d’existence semblent beaucoup moins évident. Comment, en

effet, écrit Cooren, reconnaître que quelque chose apparemment d’aussi immatériel et abstrait

qu’un principe ou une valeur puisse effectivement exister et agir ? » 9

. Ainsi quand un

principe moral est convoqué dans une situation, qu’est-ce qui lui arrive ? Là, il conviendrait

de le « suivre ». Est-il éphémère, disparaît-il, se maintient-il ? Et comment ? Reste-t-il

implicite ? S’explicite-t-il ? Se ressent-il par les gens ? Est-il non remarqué par des

personnes ? Comment continue-t-il à rester présent ? Quels seraient ses divers surgissements

et modes successifs de présence dans la journée d’un humain ou dans un lieu spécifique, ou

encore dans des lieux différents d’une institution où s’enchaînent diverses situations ? Quelles

sont ses particularités ontographiques, en tant qu’il est un être immatériel en situation ?

Différentes de celles d’un être collectif ? Une « idée » comme être s’emboîte-t-elle dans une

autre et ainsi se renforce-t-elle ? Elle est animée par un humain ? Ou plusieurs ? Eux-mêmes

9 Cooren F., « Ventriloquie, performativité et communication, ou comment fait-on parler les choses », Réseaux,

2010/5, 163, p. 40. Et son livre : Manières de faire parler. Interaction et ventriloquie, Lormont, Le Bord de l’eau,

2013.

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se posent-ils ou non comme animés par ladite idée ? Comme cette idée se présentifie-t-elle ?

Une parole avec des gestes qui renforcent la parole, une mimique, un texte écrit, des espaces,

des objets, des émotions ? Tout cela conférant des présences différentes, et des successions,

pour une même idée ou une valeur, de divers modes de présence. Il est ainsi important que

l’ontisme méthodologique dépasse l’analyse de conversations pour comprendre ce que veut

dire l’existence située d’un principe moral ou d’une idée. Ce qu’ils font, font faire, mais

surtout comment ? Comment est en situation une valeur qu’il importe de comparer à une autre

dans la vie d’une personne, d’une institution ? Comment évolue-t-elle dans le fil des

situations, accompagnant le même humain, ou avec un autre ? Présences plus ou moins

« spectrales » mais présences quand même, présences-absences !

L’observateur peut aussi se focaliser sur un individu humain qui, avec d’autres

individus, crée, construit, fabrique, explicite des codes ou des grammaires. Il le fait dans

différentes situations, selon le rythme des moments constitutifs des journées. De ces situations,

il ressort un texte, un code, une grammaire qui va désormais vivre, être utilisé, qui va

s’infiltrer progressivement dans d’autres situations, devenir une référence explicite dans

celles-ci ou guider implicitement les actions des hommes. Le code ou la grammaire constitue

un « individu » désormais présent dans ces situations, à côté des humains et d’autres êtres

également présents, chacun sous des modalités spécifiques. L’action des hommes est

coprésente avec un code ou avec une grammaire. Celui-ci ou celle-ci n’est pas en dehors

d’une situation. Il est un individu à côté des autres et ne peut être le simple équivalent de la

synthèse descriptive de ce qui se passe dans la scène et qu’expliciterait l’ethnographe comme

la partition jouée par les humains. Dans cette perspective, l’ethnographie de l’« ensemble » ne

serait qu’un premier repérage exploratoire. Mais le code existe donc comme une strate

extériorisée, perceptible ou non, ressenti ou non, implicite ou explicité par un homme ou

plusieurs dans la situation. À côté des humains, il est souvent implicite et virtuel, non

remarqué et non éprouvé. Mais, en même temps, il est aussi actualisé à travers leurs

manifestations gestuelles et langagières. Inversement, bien réel quand il suscite une

confrontation ou devient une contrainte, il peut alors ne pas être actualisé. Le code d’une

situation fait ainsi particulièrement sentir sa présence à partir de la manifestation de son

contraire, quand il n’est pas actuel, ni actualisé. Sa réalité est d’autant plus perceptible qu’il

n’est pas actuel et qu’il génère son explicitation. Mais surtout, d’une situation à une autre, ces

dimensions du code sont très variables et fluctuantes. Ce ne sont pas les mêmes présences de

code, tantôt réel, tantôt actuel, implicite ou ressenti, toujours différent et changeant, qu’un

même homme rencontre au cours d’une journée.

Prenons un autre exemple, un autre « individu » : la relation. Quand je discute avec

une étudiante dans un café, où est la relation ? Il nous semble que la relation est d’abord une

sorte de schème ou de script mental, présent chez chacun des deux individus, différent de l’un

à l’autre, sans doute complémentaire, à partir de leurs expériences antérieures. Et ce script se

concrétise quasi automatiquement à partir d’une capacité inhérente aux êtres humains et dans

la continuité des actes des deux existences concernées. Cette relation dans laquelle je suis est-

elle un « être » présent pour moi, comme le groupe d’étudiants que je perçois et à qui je

m’adresse en salle de cours, comme la culture, le social, la société, l’ambiance ou l’État

peuvent l’être dans divers espaces-temps ? Tout au plus est-elle une présence virtuelle

(comme objet possible et lointain de pensée, ponctuellement réactivable), ainsi qu’une

réalisation automatique à laquelle je ne pense pas. Mais elle serait un être concret pour un

autre individu qui la percevrait comme telle, par exemple pour le serveur du café où se

déroule la très sérieuse conversation et qui la repère comme une entité valant plus que la

somme des deux individus. Il importe ainsi de bien repèrer ces différences qui constituent les

caractéristiques et les particularités de chaque être ou individu présent dans une situation.

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12

Script virtuellement présent, concrétisation implicite, repère perceptible font des caractères

ontographiques de la « relation ». La relation est ainsi un être particulier, concret, temporel et

intermittent. Il est dépendant, certes actuel mais aussi virtuel pour les deux humains qui la

réalisent.

Et nous pourrions continuer. A l’instant t, un homme X perçoit un groupe Y ou se sent

dans le groupe Y. L’observation ontographique ne voit pas le groupe comme ensemble

comprenant Y + X, mais repère X voyant Y, c’est-à-dire deux individus existant, situés, X et

Y. Ainsi X perçoit, au fil des moments, des relations différentes, des groupes, des associations

diverses, il perçoit aussi qu’une même relation est vite décomposable, bientôt décomposée,

parfois jamais recomposée. Bien sûr chaque moment, chaque rencontre implique aussi des

effets divers, à court ou long terme, des échos, des réverbérations. Avec des travaux

d’ontographies comparées, il se dégage ainsi de nouveaux objets d’enquête : telle relation

comme être présent dans telle situation, tel social comme être présent dans telle situation, telle

raison d’agir comme être présent dans telle situation. Ceci suppose des observations très

rapprochées et méthodiques dans les situations, en particulier à partir de suivis d’un humain.

Ontographier une relation pourrait aussi consister à la suivre elle-même. Par exemple, à

propos de l’amour de X et de Y perçus en train de se promener main dans la main, il s’agirait

alors de suivre X (ou Y), ce qu’il dit, fait, éprouve de situation en situation (donc aussi en

l’absence de l’un des deux) et de percevoir ainsi la place, la consistance, les modes

d’apparition, de disparition et de présence de cet amour. Des ontographies analogues

vaudraient aussi pour d’autres entités : la maladie, le handicap, la mondialisation, un

événement, un travail, un rôle, etc..

Conclusion

En conclusion, trois points de réflexion. Nous venons de suggérer des pistes

d’observation et de comparaison, quelques clés pour décrire des modes de présence et de

coprésence. À prendre le terme « individu » non pas dans son acception habituelle de

personne, mais dans un sens large, classique dans la tradition métaphysique, l’ontisme

méthodologique ne focalise pas, contrairement à l’individualisme méthodologique wébérien,

sur l’homme questionné hors situation sur ses raisons d’agir, mais observe l’individu en

situation, et s’intéresse à toutes les entités (humains, animaux, collectifs, divins, etc.), en tant

qu’elles sont présentes et observables en situation avec des modes différents, répérables par

les gens ainsi que par l’observateur qui veut bien les suivre. L’interaction vue par le

sociologue est en quelque sorte la concrétisation en signes verbaux et non verbaux de ces

deux scripts mentaux, mais présentée comme objet systématique construit à partir des actions

et réactions des participants, et ainsi déconnectée de ses modes de présence comme entité

située. Ce qui est en jeu dans cet article, c’est l’observation d’une part de la présence d’un

humain en situation, dans son interaction et dans ses restes par rapport à celle-ci, continuant à

le suivre quand il quitte la scène vers d’autres situations, vers d’autres moments, d’autre part

de para-humains comme entités présentes, situées, perçues ou ressenties dans ce lieu, et

éventuellement dans d’autres successifs, où serait aussi la même personne.

Les humains possèdent une compétence particulière à modaliser leur présence en

injectant constamment des nuances, en créant des mélanges d’être et en fluidifiant leur

basculement entre modes et situations. La présence humaine se déplace, entourée de

présences para-humaines, plus ou moins diffuses, plus ou moins structurantes, dont il est

impossible d’imaginer leur absence tant qu’il y aura des hommes. Des hommes qui délèguent,

qui oublient qu’ils ont délégué, qui se reposent toujours sur certains appuis quasi invisibles,

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alors qu’ils sont simultanément capables de s’activer ponctuellement sur les enjeux d’autres

appuis tout aussi invisibles ou diffus. En vivant avec les dieux, les institutions et en

domestiquant les animaux, l’homme se fait de nouveaux appuis, des supports de repos et

accroît encore sa possibilité de vivre sur le mode mineur. Cette dimension présente aussi chez

les humains est particulièrement nette chez les para-humains.

En effet, comme si nous avions là un indice fort de la spécificité humaine, l’homme

injecte cette caractéristique modale chez ses proches compagnons de la vie quotidienne qui,

capables eux-mêmes de minorer, permettent d’autant plus de relâchement chez l’humain

lorsqu’ils sont à ses côtés. Des caractéristiques analogues se retrouvent d’ailleurs dans la

coprésence des hommes et des robots : l’asymétrie et l’absence de réciprocité, mais aussi,

comme le montre Denis Vidal (2007), l’incertitude sur le statut ontologique du robot capable

de générer une inquiétude du partenaire (« mais qu’est-ce que c’est ? ») et dans le même

temps instaurer une facilité et une détente de la présence humaine. L’homme qui fait exister

des incertains, qui personnifie l’animal, qui humanise la machine, se donne à chaque fois la

possibilité de leur conférer une « ontologie molle » et pour lui une présence relâchée en leur

compagnie. L’homme, un être minimal, tellement spécifiquement minimal qu’il imprègne de

sa minimalité l’être même de ses compagnons de tous les jours, tels les chiens pour lesquels

Marion Vicart a montré des expressions de mode mineur, comme par imitation des hommes

et/ou tranquillisation de leur vie à leurs côtés. L’ontologisation des compagnons non humains

de l’homme, les para-humains, passe donc par une minoration de leurs modes de présence,

réalisées à des degrés différents pour chacun. À propos du chien, de la divinité ou de

l’institution mais aussi du code ou du « social », l’ontologisation se fait avec une fluidification

caractéristique et un oubli avec rappel à géométrie sans cesse variable de leur présence. C’est

cette capacité des hommes à minorer la présence des para-humains qui je souhaite ainsi mettre

en valeur, plutôt que la capacité de leur attribuer des intentions, une « agence ».

Il apparaît bien qu’une caractéristique constante des para-humains (les institutions, les

dieux, les animaux domestiques, le social, le groupe, etc.) consiste dans leur mode restrictif,

négatif, oserais-je dire mineur. La pression potentielle de leur face active -elle est évidemment

réelle et il n’est pas dans mon intention de prétendre qu’elle n’existe pas - est ainsi

contrebalancée par différents modes restrictifs d’existence. Le dieu omniprésent est aussi

invisible, souvent effacé, et suscite même des doutes sur son existence. L’institution politique,

l’État par exemple, est très structurant mais surtout virtuelle. Le groupe, également

structurant, est surtout intermittent et polymorphe. Le social, réel et actif, est surtout

potentialisé et souvent implicite. Le code, actuel ou réel, est à géométrie particulièrement

fluctuante. Les animaux domestiques, interactifs, sont contingents, passifs et neutralisés. Les

humains comprennent-ils bien leur spécificité anthropologique, la minimalité, dans le monde

du vivant pour l’extérioriser et l’amplifier ainsi dans l’acte d’exister des para-humains et dans

les manières d’être coprésents avec eux ? Ainsi à quoi tient la vie commune des hommes ? À

chaque situation, la coprésence se fait autour de trois éléments essentiels :

– la continuité des êtres présents, celle des humains qui ont leurs raisons d’être là, avec leurs

compétences et capacités, en fonction d’un nombre variable de situations passées, celle des

para-humains, en particulier d’objets saillants dans la scène en question, eux-mêmes issus

d’une longue continuité ;

– la minimalité de l’homme qui déploie dans la situation la plupart de ses capacités et

compétences nécessaires, plus ou moins automatiquement, mettant entre parenthèses des

interrogations sur l’origine de la continuité de chacun, humain ou non humain ;

– la virtualité d’un ensemble d’entités para-humaines, qui sont là, sans être vraiment là,

comme les êtres collectifs présents à leur manière dans tel ou tel objet de la situation.

Continuité, minimalité, virtualité : seraient-ce des éléments-clés qui ne rendent pas

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nécessaires de solliciter d’autres principes d’explicitation de la vie sociale ? L’évidence de la

présence et de la coprésence ainsi définies me semble en tout cas essentielle dans cette vie

ensemble, elle est aussi ce qui va chaque fois s’imposer aux épreuves ressenties de la

contrainte, de la douleur, de la planification, de l’enjeu. Les principes globalisants

d’explication n’ont-ils pas gagné leur intelligibilité par le défaut d’observation des sciences

sociales dont les techniques d’enquête sont très molles, distanciées, sélectives, focalisées sur

un petit reste qui n’a pas été mis à la poubelle ? Parions que si nous disposions d’informations

en continu sur la vie de chacun (par un système informatique qui peut être criticable mais qui

n’est pas absurde scientifiquement), l’explicitation en termes de continuité-virtualité-

minimalité apparaîtrait d’autant plus évidente…Il ne faut pas oublier un des enseignements de

Paul Veyne : « La grande idée des modernes, explique Paul Veyne, est d’ordre

révolutionnaire : les terrains extrêmes sont les plus vrais ; la surenchère qu’a été la Révolution

française de 1789 à 1794 a peut-être servi de schème à ce radicalisme » (Veyne, 1983 : 302).

Le discours sociologique n’est certainement pas un contre-exemple. De surcroît, dans

l’explication de ses terrains, nous le savons, elle s’est largement imprégnée d’une

anthropologie intensifiée, celle de l’acteur, du sujet, du travailleur et de l’inquiet. Bref,

comment continuer à décrire et à préciser cette attitude naturelle des hommes, cette façon

qu’ont les humains d’exister, une façon bien à eux ?

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