Le trône de fer - Goliards · du blason de certains personnages. Ainsi, une chanson, The Rains of...

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LE TRÔNE DE FER Forte du succès des romans dont elle découle, la série Le Trône de fer est arrivée sur les écrans en France en 2011. Bien qu’elle se situe dans un univers fantastique, beaucoup de ses inspirations sont historiques. Plus que cela, la série nous permet de redécouvrir des aspects de l’histoire médiévale par des biais originaux. Le rapport entre le règne animal et les hommes est au cœur des intrigues… ENQUÊTE Histoire et Images Médiévales 46 Retour aux sources S érie de livres de fantasy à succès, maintenant adaptée en série télévisée, la saga du Trône de fer de Georges R. R. Martin dénote de la plupart des œuvres du genre, s’inspirant très clairement de l’histoire médiévale. En faire la liste ne présente que peu d’intérêt (même si la plupart des observateurs ont noté de très fortes ressemblances avec la guerre des Deux-Roses), d’autant que les sources de l’auteur semblent plus provenir de voyages et de lectures de romans historiques (par exemple Maurice Druon et Ken Follet) que d’ouvrages d’historiens. Il n’em- pêche, l’ambiance du Moyen Âge se retrouve par échos loin- tains dans cee saga, une sorte de médiévalisme diffus qui apparaît lorsqu’on s’intéresse à certains détails, comme l’om- niprésence des animaux. © HBO, droits réservés L’étendard des Stark à l’effigie du direwolf. À Westeros, comme dans l’Europe médiévale, les armes se déclinaient sur de nombreux supports. Fig.1

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Le trône de ferForte du succès des romans dont elle découle, la série Le Trône de fer est arrivée sur les écrans en France en 2011. Bien qu’elle se situe dans un univers fantastique, beaucoup de ses inspirations sont historiques. Plus que cela, la série nous permet de redécouvrir des aspects de l’histoire médiévale par des biais originaux. Le rapport entre le règne animal et les hommes est au cœur des intrigues…

???e-??e s.trÉSorS enluMinÉS Laetitia vittoreDoctorante au Centre de Médiévistique Jean-Schneider, université Nancy 2enquête

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Retour aux sources

S érie de livres de fantasy à succès, maintenant adaptée en série télévisée, la saga du Trône de fer de Georges R. R. Martin dénote de la plupart des œuvres du genre, s’inspirant très clairement de l’histoire

médiévale. En faire la liste ne présente que peu d’intérêt (même si la plupart des observateurs ont noté de très fortes ressemblances avec la guerre des Deux-Roses), d’autant que les sources de l’auteur semblent plus provenir de voyages et de lectures de romans historiques (par exemple Maurice Druon et Ken Follet) que d’ouvrages d’historiens. Il n’em-pêche, l’ambiance du Moyen Âge se retrouve par échos loin-tains dans cette saga, une sorte de médiévalisme diffus qui apparaît lorsqu’on s’intéresse à certains détails, comme l’om-niprésence des animaux.

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L’étendard des Stark à l’effigie du direwolf. À Westeros, comme dans l’Europe médiévale, les armes se déclinaient sur de nombreux supports.

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Le trône de fer

Laetitia vittoreDoctorante au Centre de Médiévistique Jean-Schneider, université Nancy 2

quelque parti (l’aigle pour les partisans de l’empereur ger-manique, le lion pour ses opposants). Il devient ainsi courant de dénigrer le blason de son adversaire. Michel Pastoureau a ainsi bien étudié le cas d’un conflit qui fit rage autour des lions pas-sants anglais, que s’était choisis Richard Cœur de Lion à la fin du XIIe siècle. Rapidement qualifié de léopards parce que leur visage était placé de face (pour les distinguer des lions dont la tête était peinte de profil), ce terme fut peu à peu abandonné au XIVe siècle, parce les hérauts du royaume de France se moquaient de cet animal en le qualifiant, à la suite des bestiaires, d’enfant bâtard d’une lionne et du mâle de la panthère, le pardus. La réplique des hérauts Plantagenêt ne se fit pas attendre : ils inven-tèrent un terme héraldique nouveau, le « lion passant guardant », pour qualifier l’animal emblématique de leurs rois(2).

DEs ANiMAux sOus LA PLuME DEs POèTEsLe Trône de Fer laisse aussi apparaître quelques moqueries autour du blason de certains personnages. Ainsi, une chanson, The Rains of Castamere, évoquée plusieurs fois dans la saga (et interprétée, pour les besoins de la série, par un groupe de rock indépendant The National), évoque la rébellion de la maison Reyne de Castamere, au blason marqué d’un lion gueule (rouge) sur fond argent, contre Tywin Lannister, chef d’une des maisons majeures aux armes très proches (lion or sur fond gueule). Les quatre premiers vers voient les rebelles s’adresser à leur adversaire en le qualifiant de « chat »(3), manière infamante de réduire ses prétentions et son autorité.

William blancDoctorant, université Paris 1 - Lamop

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DEs ANiMAux ArMés jusqu’Aux DENTsNous pouvons tout d’abord les apercevoir sur les blasons des grandes familles se disputant le trône de fer, et ce, dès le géné-rique de la série où le lion des Lannister, le cerf des Baratheon et le loup des Stark partent à l’assaut du dragon des Targaryen (fig. 2). Si toutes les familles européennes n’affichaient pas for-cément un blason animalier (pensons évidemment aux rois de France), Michel Pastoureau note que les animaux représentaient à partir de la seconde moitié du XIIe siècle – date retenue pour l’apparition de l’utilisation des symboles héraldiques – un tiers des figures armoriées médiévales et que le lion, à lui seul, occu-pait près de 15 % des armes, suivi, de très loin, par l’aigle (à peine 2 %) (fig. 3 et 3 bis). La haute noblesse médiévale, comme dans les quatre grandes maisons de Westeros (le continent où se déroule en grande partie l’action du Trône de fer), préférait par ail-leurs choisir comme emblèmes des animaux sauvages plutôt que domestiques (tels le mouton, le bœuf), symbole de soumission(1).Certes, les blasons n’étaient pas l’apanage, en Occident, des seuls nobles (ce que montre peu la série), pas plus qu’ils n’étaient aussi fixes que dans le monde de Westeros (les héritiers, les cadets, utilisaient ainsi des brisures pour montrer qu’ils n’étaient pas les titulaires des armes « pleines »), mais il n’en reste pas moins que l’héraldique, surtout à partir de sa généralisation au XIVe siècle, devient un mode d’expression politique. Présents sur de nombreux supports (écus, cimiers, mais aussi meubles, vitraux, étendards, etc.), ils peuvent symboliser le ralliement à

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Dès le générique de la série télévisée du Trône de fer, les animaux sont omniprésents.

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Le lion, symbole des Lannister dans Le Trône de fer, est omniprésent dans

les armoiries médiévales. Armorial Bellenville, XVe siècle – Paris, BnF, ms.

fr. 5230, folios 12 et 18v.

Fig. 3

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(1) M. Pastoureau, Figures de l’héraldique, Paris, Gallimard, 2009, p. 58-61.(2) M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008, p. 145-149.(3) « And who are you, the proud lord said, / that I must bow so low ? / Only a cat of a

different coat, / that’s all the truth I know ». Que nous pouvons traduire par : « Mais qui es-tu, dit le fier seigneur, pour que je doive m’incliner si bas ? Juste un chat d’une fourrure/ d’un blason différent-e [Martin a sans doute joué sur le double sens de coat of arms qui est aussi la traduction du blason], c’est là tout ce que je sais. »

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Le duc de Bourgogne Jean sans Peur ne s’est pas comporté différemment lorsqu’il lui a fallu expliquer pourquoi il avait fait assassiner Louis d’Orléans à Paris, en novembre 1407. Il ordonna rapidement à l’un de ses conseillers, Jean Petit, doc-teur en théologie, de rédiger une « Justification du duc de Bourgogne » dont plusieurs exemplaires ont été conservés, notamment à bibliothèque nationale de Vienne, où l’ouvrage est illustré par une magnifique enluminure (fig. 4) surmon-tant le quatrain suivant : « Par la force le lou [le loup] rompt et tire / À ses dents et gris [griffes] la couronne, / Et le lyon par tres grand ire [colère] / De la pate grant coup luy done. » Jean sans Peur se donne le beau rôle en se comparant au lion, emblème présent sur ses armoiries (qu’il hérite de sa mère, comtesse de Flandre) mais aussi symbole positif (les héros des chansons de geste possèdent souvent des lions comme blasons). À l’opposé, ce libelle (qui est certainement diffusé sous cette forme à un public restreint ; mais rien n’empêche que le quatrain a lui été récité, voir chanté, devant un public plus large et plus populaire) rejette l’adversaire armagnac dans la condition infamante du loup, animal honni et chassé.

chiEN : hONNi sOiT qui MAL Y PENsEMais si le loup est honteux, qu’en est-il du chien ? Dans la série Sandor Clegane, surnommé « le limier » (the hound) est un per-sonnage défiguré et inquiétant, ravalé au rang de serviteur, de brute meurtrière, par ses maîtres, les Lannister (fig. 5). Au Moyen Âge, la figure canine n’est pas si négative. Son dévelop-pement va de pair avec celui de l’État, qui implique la création d’une éthique du service(4). Ainsi, l’ordre des Dominicains, jouant sur leur nom et celui de leur fondateur Dominique de Guzmán (dont la mère, enceinte, rêvait de porter en son sein un petit chien comme le raconta Jourdain de Saxe, premier

hagiographe de Dominique) se nommeront eux-mêmes, par un jeu de mots plaisant, les chiens (hounds en anglais) du Sei-gneur (de Dieu), les domini canes, allusion à peine voilée aux services rendus à la papauté contre l’hérésie cathare. Une fresque du XIVe siècle dans la chapelle des Espagnols de la basilique Santa Maria Novella à Florence montre ainsi le pape et l’Église protégés par les Dominicains, accompagnés de chiens qui sont autant d’allégories de leur loyauté. Un siècle plus tard, dans l’Angleterre de la guerre des Deux-Roses, un poème, Prelude to the War(5), dresse le portrait des principaux protagonistes à partir de leurs armes, notamment animalières. Le douzième vers nous intéresse particulièrement : « That is Talbott oure good dogge » (C’est Talbot notre bon chien ») car il met en scène John Talbot, premier comte de Shrewsbury et connétable de France (nommé par Henri VI en 1445). La com-paraison à un chien n’a rien d’infamant, car Talbot lui-même (dont les armes ne comportaient aucun chien, mais des lions et des merlettes) joua sur le double sens de son nom (le talbot désignait une race de chiens de chasse, aujourd’hui disparue). Dans le manuscrit appelé le Shewsbury’s book qu’il offrit à la reine d’Angleterre Marguerite d’Anjou, il se fait représenter dans une enluminure offrant le livre à sa souveraine, accom-pagné (fig. 7) par un petit chien, en insistant bien sur le fait que « Mon seul desir Au Roy et vous et [est] bien server jusqu au mourir. »

Sandor Clegane, le limier des Lannister au heaume en forme de tête de chien.

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Le lion bourguignon à l’assaut du loup d’Orléans. La justification du duc de Bourgogne, Jean Petit, XVe siècle – Vienne, Österreichische Nationalbibliothek.

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MAîTrE DEs bêTEs, MAîTrE DEs hOMMEsCette profusion de symboles n’était pas gratuite, car au Moyen Âge, pas plus que dans le monde fantastique du Trône de fer, il ne s’agit de simples métaphores, de jeux litté-raires. Par exemple, l’une des caractéristiques les plus éton-nantes de la série reste les liens puissants unissant plusieurs personnages majeurs de haut lignage avec des animaux fan-tastiques. Les enfants de Ned, chef de la maison Stark, se

distinguent dès le début de la saga par leurs relations sin-gulières avec des direwolf (terme qui a été traduit un peu maladroitement en français par loup-garou) sorte de loups gigantesques qui les accompagnent et les protègent. On pourrait croire que cet aspect est directement lié à la touche de fantasy qui imprègne l’œuvre de GRRM. Pourtant, le monde médiéval offre plusieurs exemples de ce genre. Pour comprendre ce type de phénomène, il faut d’abord se sou-venir que, schématiquement, les sociétés médiévales n’envi-sagent pas les relations humain-animal de la même manière que les sociétés occidentales contemporaines, qui marquent une nette séparation, depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, entre les bêtes et les êtres humains, schémas de pensée que l’an-thropologue Philippe Descola désigne sous le nom de natu-ralisme(6), que l’on peut opposer à la pensée analogique dominant en Europe occidentale, dans laquelle la création est constituée de différentes hiérarchies parallèles permet-tant d’établir des comparaisons et des justifications. Ainsi, s’il existe une hiérarchie chez les anges, chez les hommes, il en existe aussi une chez les animaux (le lion par exemple : roi des animaux depuis qu’il a détrôné l’ours dans le cou-rant du Moyen Âge central). Avoir des relations privilégiées avec des animaux nobles revient à dire que l’on a la capacité d’en être un soi-même.

Daenerys, maîtresse des dragons, preuve de son ascendance Targaryen.

(4) J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne : culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF, 2003.

(5) Poème analysé dans un article d’Aude Mairey (que nous remercions pour nous l’avoir transmis) : « La poésie comme mode de communication politique dans la guerre des Deux Roses », dans The Languages of the Political Society, dir. J.-P. Genet, A. Zorzi et A. Gamberini, Rome, Viella, 2011, p.189-207.

(6) P. Desola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Le chien blanc, un talbot, sur la robe de John Talbot à l’effigie de l’ordre de la jarretière, loyal serviteur

d’Henri VI et de Marguerite d’Anjou, reine d’Angleterre.

Talbot Shrewsbury book, XVe siècle – British Library,

Royal 15 E VI, f°2v.

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Dans la saga du Trône de fer, Daene-rys Targaryen est la première de son lignage, depuis plusieurs généra-tions, à établir un lien quasi empa-thique avec des dragons, prouvant ainsi qu’elle est bien – à ses yeux du moins – l’héritière du trône de fer (fig. 6). Dans l’Europe médié-vale, le dragon est un animal ambi-valent, qui est certes souvent associé au Diable, mais que les bestiaires ont aussi sacré comme roi des reptiles. Plus que les chansons de geste, les récits hagiographiques les mettent

en scène et les confrontent avec des saints ou des saintes (comme sainte Marthe à Tarascon, faisant face à la Tarasque, ani-mal fantastique familier des amateurs de Donjons & Dragons), suivant une trame sans cesse reproduite : le monstre, venant des marges d’une ville (ruines, fleuves, marais à Paris, pour le dragon de saint Marcel (7)), sème la terreur. Le saint inter-vient et le dompte (sans le tuer, l’histoire de saint Georges étant une exception), parade dans la cité pour montrer sa victoire à la population avant de la repousser dans les confins de l’espace urbain (lit du fleuve par exemple), espace qu’il n’aurait jamais dû quitter (fig. 8 bis). En se laissant ainsi sou-mettre, le dragon permet à son adversaire victorieux de prouver sa sainteté. Légende ? Certes, mais il ne faut pas oublier que les médiévaux considère le dragon comme un animal bien réel existant dans des contrées lointaines (alors que les habitants de Wes-teros pensent qu’ils sont éteints). Le saint, de son côté, est toujours présent à travers

ses reliques. Le récit hagiographique et la victoire sur le dragon rappellent leur efficacité et leur qualité d’intermédiaire avec le divin.

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Fig. 8 Sainte Marthe domptant la Tarasque à Tarascon, preuve de sa sainteté. De nombreuses villes ont leur saint sauroctone, comme saint Clément à Metz (voir image ci-dessous). Heures de Louis de Laval, XVe siècle – Paris, BnF, ms. latin 920 f°317r.

Saint Clément domptant le Graouilly à Metz.

Vie de Saint Clément, XVe siècle – Paris, BnF,

Arsenal 5227, f°17r.

Fig. 8 bis

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LEs cErfs sOrTENT Du bOisLes rois eux aussi tentent de montrer qu’ils entretiennent des relations privilégiées avec des animaux aristocratiques. À travers les ménageries par exemple, espace fermé, acces-sible au souverain et à sa suite, mais aussi dans l’espace public. Les rois de France adjoignent souvent des animaux aux cérémonies, notamment les entrées royales dans les villes. Outres les chevaux, les cerfs, animaux dont la chasse est réservée aux nobles depuis le XIIe siècle, animaux chris-tiques également (pensons à la légende de Saint-Hubert), jouent un rôle déterminant dans la mise en scène royale. Ainsi, en 1449, lors de l’entrée de Charles VII à Rouen (qu’il vient juste de reprendre aux troupes d’Henri VI), Martial d’Auvergne, dans ses Vigiles du roi Charles VII, écrit ceci : « Puis au carrefour de l’eglise / y avoit ung beau cerf volant [cerf ailé, emblème de Charles  VI]  / Et quant le roy illec alla / Dire ses graces à l’eglise / Ledit cerf si sagenoulla / Par honneur et plaisance exquise. » L’animal fait donc une révérence à son souverain, comme le montre l’enluminure tirée de Vigiles conservée à la BnF (fig. 9). Sommes-nous ici confrontés à une pure œuvre de propagande ? Il est vrai que les Vigiles ont été rédigées après la mort de Charles VII dans le contexte troublé du règne de Louis XI, aussi dans un but de construction du mythe royal, dans lequel les images du cerf, de Saint-Denis, de Dagobert, sont intimement liées

(fig. 10)(8). Et pourtant, rien n’interdit de penser qu’un cerf, élevé en captivité et marqué au fer comme n’importe quel animal d’élevage (c’était le cas à Vincennes notamment), et donc rendu moins craintif à la présence des humains, ait pu être entraîné pour faire un pareil geste et appuyer, par sa soumission, l’autorité du roi(9).Le cerf est aussi un animal clef du cycle du Trône de fer. À ce titre, la scène d’introduction (qui n’existe pas dans les livres) de l’épisode 7 de la première saison intitulé Gagner ou mourir est saisissante. On y voit Tywin Lannister (inter-prété par un incroyable Charles Dance) discutant avec son fils Jaime tout en dépeçant un cerf mort, tué sans doute lors d’une chasse. Le propos et évidemment métaphorique (fig. 11). La maison Lannister s’apprête à dévorer littérale-

(7) J. Le Goff a livré une brillante analyse de la légende de saint Marcel dans cet article : « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen âge : saint Marcel de Paris et le dragon », dans Pour un autre Moyen âge, Paris, Gallimard, 1977, p.236-279. François d’Assise, d’après les Fioretti, ne domptera pas un dragon, mais un loup, qu’il installera dans la ville de Gubbio en échange d’un véritable serment vassalique.

(8) Voir à ce titre l’ouvrage d’A. Lombard-Jourdan, Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois de France, Paris, Odile Jacob, 2005. Si l’on doit s’incliner devant la formidable érudition de l’auteure, on a par contre un peu de mal à la suivre lorsqu’elle veut voir dans le cerf-volant de Charles VI un signe de la survivance du culte (christianisé) du dieu celte Cernunnos.

(9) Sur les capacités des animaux à modifier leur comportement en fonction de leur relation avec les humains, voir le très beau livre de V. Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

Le cerf s’agenouillant devant Charles VII à Rouen, en 1449, et tenant dans sa bouche une pièce. Une allusion au paiement du chevage ? Un rite vassalique devant l’autel de l’église ?

Vigiles de Charles VII, Martial d’Auvergne, XVe siècle – Paris, BNF, ms. fr. 5054.

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ment les Baratheon, but pour lequel Tywin est prêt à se salir les mains. Dans le même épisode, le roi Robert Baratheon meurt. La mort de l’animal-emblème entraîne celle de son maître. Cette forme de totémisme, dirait Philippe Descola, existe aussi au Moyen Âge. Tout d’abord, rappelons que, comme l’a montré Joseph Morsel, chasser un animal implique de s’empa-rer de l’espace sur lequel il évolue(10). Mais l’animal peut aussi être le double de son seigneur. L’un des plus grands héros de la littérature médiévale, Alexandre le Grand, voit ainsi sa mort annoncée par celle de son cheval Bucéphale (l’épi-sode de la mort du cheval est bien plus développé au Moyen âge que dans les versions antiques de l’histoire d’Alexandre, fig. 12). Baudouin Van Den Abeele rapporte que, dans Il Novellino, recueil d’histoires courtes écrit en langue ver-naculaire à la fin du XIIIe siècle, un bref récit mettant en scène l’empereur Frédéric II le montre ordonnant la décol-lation d’un de ses faucons favoris, qu’il aimait plus qu’une ville (« che l’avea caro più c’ una cittade »), sous prétexte qu’il aurait tué un aigle, « son seigneur » (« perch’ avea morto lo suo signore »). La phrase peut être interprétée de deux manières. Tout d’abord, l’empereur aurait voulu rétablir l’ordre natu-rel, car l’aigle, roi des oiseaux si l’on en croit les bestiaires, ne peut être la victime d’un de ses vassaux. Mais l’auteur ano-

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L’animal peut être le double de son seigneur

Le lit de justice de Vendôme, présidé par Charles VII. Sur les murs, les armes fleurdelisées du roi de France accompagné par des cerfs volants (rappelant, entre autre, que la royauté ne meurt jamais) en supports. De casibus virorum illustrium, XVe siècle – Munich, Bayerische Staatsbibliothek.

L’assassinat rituel de la famille Baratheon par le lion Tywin Lannister.

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nyme a sans doute prêté à Frédéric II une autre motivation. L’aigle, symbole de l’empereur (Frédéric II fut un de ceux qui encouragèrent le retour à l’utilisation de cet emblème) représente, au-delà de l’oiseau lui-même, la personne même du souverain (son corps politique pour reprendre les termes d’Ernst Kantorowicz)(11). Cette confusion entre l’aigle (animal souvent présent dans les armoiries médiévales, à la diffé-rence du faucon) et le souverain explique en partie la quasi-absence de ce dernier dans la chasse au vol européenne (alors qu’il est utilisé par les peuples des steppes), bien qu’il faille aussi prendre en compte la crainte du faucon à son égard (ce qui empêche une utilisation conjointe).

Étudier le Moyen âge, et notamment la relation qu’entre-tenaient les médiévaux avec les animaux, à travers le prisme du Trône de fer, n’est pas une démarche dénuée de sens. Au contraire. Le médiévalisme diffus qui règne dans la série permet d’éclairer cette période historique par un biais nou-veau. Un peu comme si les créations littéraires et audiovi-suelles du XXIe siècle nous disaient quelque chose de l’his-toire médiévale... n

L’enterrement de Bucéphale par Alexandre le Grand, sur la tombe duquel le monarque va fonder une ville. Le mort du cheval annonce le décès du roi. Les faicts et les conquestes d’Alexandre le Grand, XVe siècle – Paris, BnF, ms. fr 9342 p.185.

POUR EN SAVOIR PLUS

   V. Despret, J. Porcher, Être bête, Arles, Actes Sud, 2007.   M. Pastoureau, Les animaux célèbres, Paris, Arléa, 2008.   M. Pastoureau, Bestiaires du Moyen Age, Paris, Seuil, 2011.   J. Salisbury, The beast within : animals in the middle ages, New-York, Routledge, 2011.

(10) J. Morsel, article « Chasse » du Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 271-272.

(11) B. Van Den Abeele, dans son livre La fauconnerie au Moyen âge : connaissance, affaitage et médecine des oiseaux de chasse d’après les traités latins, Paris, Klincksieck, 1994, note l’existence d’un épisode similaire rapporté à la fin du XIIe siècle par le théologien Alexandre Neckam, mettant en scène un roi d’Angleterre faisant pendre un faucon.

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retrouvez la saga du trône de fer en vidéo à la demande sur le portail orange :http://video-a-la-demande.orange.fr/Ainsi qu'en DVD.

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