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  • Louis Boussenard

    Le tour du monde dunLe tour du monde dun gamin de Parisgamin de Paris

    BeQ

  • Louis Boussenard

    Le tour du monde dun gamin de Paris

    roman

    La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 964 : version 1.0

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  • Le tour du monde dun gamin de Paris

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  • Premire partie

    Les mangeurs dhommes

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  • I

    Terrible bataille sous lquateur. Les blancs et les noirs. On fait connaissance entre des gueules de crocodiles et des mchoires de cannibales. Hrosme dun gamin de Paris. Dvouement inutile. chec et mat. 1200 lieues du faubourg Saint-Antoine. Lenvers de la Case de loncle Tom. Un compatriote maigre et trs peu vtu.

    moi !... scria dune voix touffe le timonier sans lcher la barre, bien quil et le col furieusement treint par les deux griffes crochues dun noir.

    moi !... hurla-t-il une seconde fois, les yeux blancs, la face violace, la bouche tordue.

    Tiens bon... Pierre !... On y va !...Et le timonier Pierre, dfaillant, hors

    dhaleine, aperoit, comme dans un brouillard, un

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  • petit bonhomme sortant on ne sait do, qui dun bond slance vers lui.

    Le canon dun revolver frle son oreille. Le coup part.

    Ltreinte du noir se desserre aussitt. La tte grimaante, que Pierre ne peut voir, clate, fracasse par la balle de onze millimtres. Le froce ennemi qui stait hiss par la chane du gouvernail dgringole dans le fleuve ; un crocodile le happe au passage, et lentrane travers les herbes.

    Merci tout de mme, Friquet, dit Pierre en avalant une vaste lampe dair.

    Y a pas dquoi, va, mon vieux... charge de revanche, pas vrai...

    A pas peur !... Y va faire chaud tout lheure.

    Friquet disait vrai.Il faisait doublement et terriblement chaud, sur

    le pont de la jolie chaloupe vapeur qui remontait en ce moment, grand-peine, le cours de lOgou.

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  • En dpit de lexcellence de sa machine, dont le piston battait comme le pouls dun fivreux, lembarcation avanait lentement au milieu des rapides. Sa chemine fumait comme celle dun steamer, lhlice faisait rage, la vapeur qui mugissait et hoquetait dans les conduits de mtal, sifflait sous les soupapes empanaches de bues blanches.

    Par neuf degrs de longitude ouest, sous lquateur, les vingt hommes de lquipage eussent pu, sans aucun doute, apprcier vivement les bienfaits dune carafe frappe et dun ventail. Nul, parmi eux, ne semblait pourtant se proccuper de ces raffinements de la vie civilise, dont il tait permis de dplorer la privation, sans tre pour cela tax de sybaritisme.

    Tous, le chassepot la main, le revolver la ceinture, la hache porte, piaient avec une sorte de vigilance inquite les allures de tout un clan de noirs parpills des deux cts du fleuve.

    Lenseigne de vaisseau commandant la chaloupe, charg dune mission toute pacifique par lamiral en station navale au Gabon, avait

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  • recommand de ne faire feu qu la dernire extrmit.

    Malheureusement, les tentatives de conciliation, opres antrieurement, ayant toutes compltement chou, il fallait rtrograder ou avancer par force. Reculer est un terme inconnu en marine. Cest pourquoi lquipage tout entier se tenait son poste de combat.

    On tait en plein pays ennemi, au milieu des Osybas anthropophages, que le regrett marquis de Compigne, et son intrpide compagnon, Alfred Marche, ont les premiers visits, au milieu de prils inous, au commencement de lanne 1874.

    La sauvage agression qui avait failli tre fatale au timonier Pierre, prouvait que les moyens pacifiques ne russiraient pas. Lassaillant, victime du coup de revolver, tait arriv sournoisement la nage, en nombreuse compagnie, quelques mtres peine de la chaloupe.

    Voyant que jusqualors les hommes blancs ne faisaient pas mine de rsister, ils avaient cru, dans

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  • leur navet anthropophagique, la russite complte de leur projet. Aussi leur dsillusion se traduisit-elle en clameurs furibondes, accompagnes dune retraite rapide.

    Ceux qui taient terre, exasprs de leur dconvenue, ouvrirent un feu violent sur les matelots qui ne se donnrent mme pas la peine de sabriter derrire le bordage.

    Cette salve, excute avec les mauvaises patraques de fusils pierre, fournis par les traitants, neut dautre rsultat quun peu de fume, et beaucoup de bruit.

    Le jeune commandant, voyant les masses confuses des noirs chelonns en quantit innombrables dans les lianes et les larges feuilles du rivage, fit charger la lgre mitrailleuse place lavant de son btiment.

    Tout est par ? interrogea-t-il dune voix calme.

    Cest par, commandant, dit le matre canonnier.

    a va bien.

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  • Laspirant de premire classe, faisant fonction de second, tait, en ce moment, en colloque anim avec un grand diable de matelot nomm Yvon, qui, insoucieusement appuy sur son chassepot, regardait venir les noirs.

    Sauf votrespect, capitaine, cest donc ces particuliers l qui ont croch notdocteur il y a quinze jours ?

    Je crois, en effet, que ce sont eux. Mais, capitaine, comment diable le docteur,

    un vieux matelot, sest-y laiss pincer par ces mauvais cabillauds ?

    Il est parti herboriser un jour, puis... il nest plus revenu. Je nen sais pas davantage. Maintenant nous allons sa recherche, un peu laventure.

    Drle dide, pour un homme si savant, de se mettre herboriste, seule fin de ranger des boutures dans une bote en fer blanc !...

    Et comme a, continua Yvon, encourag par la bienveillance de son chef, tous ces ngres-l sont des mangeurs de monde ?

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  • Hlas ! Oui. Jai bien peur pour notre pauvre ami.

    Oh ! Y a pas ddanger, capitaine. Voyez-vous, sauf votrespect, le docteur est si maigre... et puis, il doit tre si dur !

    Lofficier sourit sans rpondre cette boutade.Cinq minutes peine staient coules. La

    chaloupe remontait toujours vers les rapides qui mugissaient au loin.

    En face, mille mtres peine, une ligne noire interceptait la vue. Avec la lorgnette, on distinguait une cinquantaine de pirogues ranges cte cte, comme les bateaux dun pont dont le tablier nest pas encore pos.

    Un long cble vgtal, amarr deux arbres, de chaque ct du fleuve, servait les maintenir en ligne malgr le courant. droite et gauche, dautres barques voluaient silencieusement, escortant la chaloupe distance respectueuse.

    Tonnerre la toile ! Y va grler dur, grogna un vieux quartier-matre en glissant amoureusement sous sa joue une chique norme

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  • quil tira de son bret.Il y eut tout coup un grand silence,

    interrompu seulement par la toux saccade de la machine.

    Puis, comme si tous les singes-hurleurs, tous les hrons-butors, toutes les grenouilles-taureaux du continent africain se fussent donn rendez-vous en cet endroit, clata la plus pouvantable cacophonie qui ait jamais fait vibrer un tympan humain.

    ce signal, la ligne de pirogues amarres en avant se brisa, et toutes les embarcations descendirent le courant, pendant que celles qui suivaient formaient en arrire une ligne transversale destine couper la retraite la chaloupe.

    Les Europens taient pris entre deux feux. Cest fini de rire, les enfants ! fit le quartier-

    matre en mchonnant son tabac.En un clin dil, les blancs sont cerns, tant la

    manuvre de lennemi est excute avec prcision.

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  • Feu ! tonne la voix du commandant.La chaloupe sembrase comme un cratre. Au

    crpitement de la fusillade se mle le dchirement strident de la mitrailleuse, qui, tirant en ventail, coule trois ou quatre embarcations, et fracasse horriblement les corps de ceux qui les montent.

    Pendant que les servants rechargent la pice, la fusillade continue, serre, implacable, mortelle. Les eaux qui commencent rougir, charrient, au milieu des dbris de bois, des torses dbne, immobiles dj, ou encore en proie datroces convulsions.

    Le cercle se resserre. Les assaillants ripostent peine. Ils ont le nombre pour eux et veulent prendre la chaloupe labordage. La mitrailleuse tire sans relche. Les canons des fusils sont brlants.

    On remarque ce moment, prs du commandant, un jeune homme de haute taille, vtu dun costume civil, coiff dun casque blanc, qui, un fusil la main, canarde les noirs avec laisance dun vieux soldat.

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  • Le front de lofficier se rembrunit. Cest que la situation se corse.

    Quen pensez-vous ? lui dit voix basse lhomme au casque blanc.

    Ma foi ! Mon cher Andr, rpond lenseigne, je crains bien dtre forc de battre en retraite.

    Mais la route est barre. Nous passerons quand mme. Ce qui me

    torture, cest la pense que notre pauvre docteur est peut-tre l, deux pas, entendant la bataille, et quil sent le salut lui chapper...

    Les cris atteignent une intensit inoue.Quelques pirogues sont bord bord avec la

    chaloupe. Les noirs bateliers saccrochent des pieds, des mains, des dents, pour escalader les bastingages. De hideuses grappes dtres plus repoussants que les quadrumanes des forts quatoriales se cramponnent de tous cts.

    Les marins sescriment de la hache, de la baonnette, de la crosse ; piquant, trouant, martelant, taillant en pleine chair, noirs de poudre, ruisselant de sueur et de sang,

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  • courbaturs de carnage.Impossible de tenir plus longtemps sans tre

    dbords. Il faut virer.Au moment o le commandant va donner

    lordre au mcanicien, survient un terrible incident.

    Le mouvement de lhlice, entrav par une cause inconnue, cesse tout coup.

    Les plus braves se sentent frmir.Les cannibales bondissent la rescousse. Une

    double surprise les attend. Le sifflet de la machine se met hurler avec une force inoue. ce signal, un norme jet de vapeur schappe transversalement de chaque ct de la coque du btiment. Le nuage pais et brlant les chaude jusquau vif et leur fait lcher prise.

    Cest une ide du mcanicien. Elle est excellente et sauve momentanment la situation.

    La chaloupe sen va la drive. Il faut prcieusement conserver la vapeur qui a rendu les noirs plus circonspects.

    Pendant cette minute daccalmie, on recharge

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  • les armes. Lhlice est toujours arrte. Misre de misre ! grondait Yvon... pas

    seulement un chiffon de toile sur leur mauvaise bote charbon !

    Tiens, renchrit son voisin, mparle pas dleur vapeur.

    Faudrait voir, les anciens, dit une voix grle avec un intraduisible accent faubourien... Plaisantez pas la vapeur ; a a ququefois du bon.

    Le propritaire de cet organe distingu, un petit chauffeur, nu jusqu la ceinture, gros comme rien, et pas plus haut que a, sort en mme temps du panneau, comme un diable dune bote surprise, et vient se camper devant lenseigne, avec une attitude respectueuse et crne tout la fois.

    Cest le mme qui tout lheure, abandonnant une seconde la chaufferie, a rendu au timonier Pierre le service que lon sait.

    Que voulez-vous ? Commandant, je me fais vieux, l-dedans.

    Jai plus rien y faire, prsent que le

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  • tournebroche est dtraqu. Aprs ? continua brusquement lofficier. Eh ben ! rpond le petit homme sans

    sintimider, jvoudrais de louvrage. Mais quoi ? Pardi ! La belle malice ! Jvoudrais piquer

    une tte, et aller dire deux mots lhlice, qui nbouge plus.

    Cest bien ! Vous tes un brave. Allez. Merci, commandant ! Une ! Deusse ! Que le Dieu des bains

    quatre sous me protge... et troisse ! Il dit, slance dun bond sur le bordage,

    allonge les mains, et pique une de ces ttes qui et fait pmer daise tout le clan des caleons rouges des bains Ligny.

    Crne petit homme ! murmurent les matelots.

    Et ils sy connaissent.Les noirs, un moment stupfaits, reviennent

    la charge. Le petit chauffeur est toujours sous

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  • leau. Sa tte falote, aux cheveux clairs, merge enfin.

    a y est, les enfants ! Et vive la Rpublique ! Jetez-moi un grelin, nimporte quoi... allons-y !

    Lhlice se remet en mouvement. Le brave gamin saisit une amarre et commence se hisser. Par malheur, un lourd morceau de pirogue le heurte rudement au front.

    La violence du choc ltourdit, il disparat. Un cri dangoisse chappe aux matelots. On entend aussitt le bruit sourd dun corps qui tombe leau. Cest lhomme au casque blanc, celui que le commandant appelait tout lheure Andr. Il se dvoue pour tenter le sauvetage du brave garon.

    Les noirs rtrcissent leur cercle menaant. Le fleuve est couvert dembarcations derrire lesquelles ils sabritent, et quils poussent comme des barricades mouvantes.

    Toutes ces pripties se droulent en moins de temps quil nen faut pour les raconter. Les deux

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  • hommes tardent bien reparatre. Les secondes semblent des heures.

    Pendant ce temps, la chaloupe commence virer de bord. Son axe est perpendiculaire au courant.

    Enfin !... les voil ! Andr soutient dune main le gamin vanoui. On lui tend son tour lamarre. Il allonge lautre main.

    Courage ! lui crie-t-on de tous cts.Hlas ! Pourquoi laveugle fatalit strilise-t-

    elle alors ces deux actes de dvouement ? Pourquoi ce double sacrifice devient-il non seulement inutile lquipage, mais encore dsastreux pour les deux intrpides sauveteurs ?

    Pour la seconde fois, lhlice ne fonctionne plus. Le choc la-t-il fausse ou bien encore les herbes longues et tenaces qui obstruent en cet endroit le lit du fleuve, empchent-elles son mouvement en senchevtrant autour delle.

    La chaloupe, prise par le travers, au moment prcis o elle cesse de gouverner, est emporte comme une plume par le courant. Elle franchit en

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  • un clin dil la ligne des pirogues quelle effondre, et disparat, pendant que les noirs dsappoints et furieux semparent des deux hommes dont lun commence reprendre ses sens, pendant que lautre dfaille son tour.

    Sils nont pas t entrans aussi, cest que le fleuve forme un coude en cet endroit, et que le courant y est infiniment moins rapide quau point o lavant de la chaloupe a d pntrer pour oprer la manuvre.

    La bataille est finie. Quelle orgie de chair noire pour les crocodiles qui, un instant troubls par les balles et les coups de feu, sen donnent gueule que veux-tu sur les morts et les blesss !

    Les vivants ne peuvent se soustraire leur atteinte qu force de mouvement ; et encore les deux Europens se sentent de temps autre frls par la carapace rugueuse dun saurien hideux, dont la gueule se referme avec le bruit dun couvercle de malle sur le torse dun noir lagonie.

    Le gamin est compltement revenu lui. Il nage comme un poisson, entour par la meute

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  • hurlante des Osybas qui forment un cercle compact, et soutient Andr demi suffoqu.

    Eh ! L-bas, tas de mal blanchis, vous pourriez pas me donner un coup de main, au lieu de me regarder comme a avec votre air vorace ?...

    Eh ! Msieu, msieu Andr, sagit pas de tourner de lil...

    Mtin ! Le bon bain ! Une vraie lessive... Bicondo ! Bicondo ! hurlent les noirs. Cest-

    -dire : Manger ! Manger ! Le gamin, ignorant les subtilits du dialecte

    des Osybas, se met alors les invectiver en termes plus pittoresques que parlementaires.

    Des imbciles, quoi !... a na seulement pas vu loblisque !

    Dis donc, toi... le grand bent, qui brailles si fort, si tu fermais un peu ton bec... ae donc... dpche-toi... tu vois bien que monsieur va boire un coup !...

    L... tes gentil ; tauras du sucre.

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  • Dire que jai lu la Case de loncle Tom, et que jai cru que tous les moricauds taient des bons ngres... Ben oui ! Va-ten voir... dans les livres...

    Un des noirs, ahuri par ce flux de paroles, prtait cependant son aide au gamin.

    Il tait temps.Quelques minutes aprs, les deux naufrags

    abordaient. Ils taient plus que jamais la merci de leurs froces ennemis.

    Ceux-ci, pourtant, ne se prcipitrent point sur eux sinon pour les gorger, du moins pour les garrotter troitement, afin de leur enlever toute possibilit de fuite. Cette apparence de longanimit avait un motif culinaire trs important.

    Si les Osybas sont anthropophages, ce nest pas la faon des cannibales australiens, qui avalent gloutonnement la chair humaine, parce que la faim leur tord les entrailles.

    Fi donc ! Ces messieurs sont des gourmets ; ils dvorent leurs prisonniers, mais aprs certains

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  • prparatifs essentiels. Ils ddaignent une viande battue, fatigue et meurtrie par la lutte, ou macie par le besoin. Ce quil leur faut, ce sont des muscles bien point, parfaitement reposs, et entours dune couche de graisse suffisante.

    Ainsi font les veneurs europens, qui ne veulent pas pour leur table dune bte force par les chiens dans une chasse courre.

    Certains dsormais que les prisonniers ne leur chapperaient pas, ils les entouraient dj de toute sorte de mnagements. Ils voulaient leur enlever tout motif dinquitude, afin que, leur esprit tant libre de tout souci, leur corps pt acqurir, avec un rgime appropri, ce moelleux, ce je ne sais quoi, constituant pour un cuisinier habile un morceau bon pour la broche ou la casserole.

    Puis larrive du gamin fut si drle et son entre en matire tellement burlesque, que toutes ces bedaines anthropophagiques furent secoues par un rire inextinguible :

    Bonjour, messieurs... a va bien ?... Pas mal, merci... Un peu chaudement, pas vrai...

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  • Cest le temps qui veut a... Vous ne comprenez pas le franais... a se voit... Tant pis pour vous alors !... Cest comme a chez nous... Il est vrai qu 1200 lieues du faubourg Antoine, faut gure stonner dpas trouver dcole primaire.

    Ben, voyons, msieu Andr, dites-leur donc quque chose, ces gens, vous qui savez le latin !

    Quoique terriblement inquiet du prsent, et surtout de lavenir, Andr riait franchement des saillies du gamin dont la gaiet tait vraiment contagieuse.

    Que jsuis donc bte !... Mais je connais leur bonjour. Cest un particulier de chez eusse ou des environs qui me la appris au Gabon.

    Et, sinclinant avec grce, il leur cria droite, gauche et en face :

    Chica ! Ah! Chica ! Chica ! Ah ! Chica !Ce qui veut dire : Vis ! Ah ! vis !Cest en effet par ces mots que sabordent les

    Osybas quand ils se rencontrent.Leffet de ce salamalec indigne est stupfiant.

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  • Tous les moricauds lvent sur leurs ttes leurs mains en forme de coupe et rpondent par un Chica ! Ah ! Chica ! unanime. La connaissance est faite.

    Allons, a va !... Mais cest pas encore assez... Un peu de gymnastique ne ferait pas mal.

    Aussitt dit, aussitt fait. Notre petit bonhomme se met cabrioler comme un enrag. Il excute une srie de sauts prilleux en avant, en arrire, de ct, comme les Indiens ; il fait la roue, marche sur les mains, et termine enfin par un grand cart tourdissant.

    Les noirs, grands amateurs de danse, et admirateurs passionns de tous les exercices du corps, sont absolument renverss. Leur tonnement se traduit par une srie de rires convulsifs.

    Dites donc, si a vous amuse, faut pas vous gner... Moi, jprendrais bien quque chose. Y fait rudement soif chez vous... Et puis, avec a que jai laiss ma cotte dans la chaloupe, le soleil me rissole le dos. Jvas tre rouge comme un homard.

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  • Eh ! Toi, mon vieux fils, dit-il un des guerriers, daspect un peu moins farouche que la plupart de ses concitoyens, et qui avait les paules couvertes dun lger tissu de phormium, prte-moi un peu ta chemise, dis, veux-tu ? Tas une bonne tte. Tes laid comme un singe, mais tas pas lair froce... Allons ! Fais une risette... L ! Cest parfait !

    Et le petit diable lui chatouille les ctes, lui porte avec son doigt allong de petits coups dans la poitrine, pendant quil lui dcroche son vtement et le jette sur ses propres paules.

    Lautre ne peut plus se dfendre ; il le laisse faire et finit par se rouler sur le sol, en proie une gaiet folle.

    Mais que signifie cette panique ? Pourquoi tous ces ngres, si joyeux, reprennent-ils aussitt, avec la mobilit particulire leur race, un srieux dcoliers en dfaut, qui se donnent un air grave, et pincent la lvre quand le matre arrive.

    Cest quen effet voici le matre, et un terrible !

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  • Vtu dun habit rouge de gnral anglais, les jambes nues, la tte couverte dun chapeau haute forme, tann, roussi, chauve par places, et orn dun galon dor pass, le roi, qui sest prudemment tenu lcart pendant la bataille, sen vient avec sa suite connatre le rsultat de laffaire.

    Il porte, accroche sur les oreilles, et lui pendant jusque sur la poitrine, une fausse barbe, faite avec une queue de buf, et se dandine en sappuyant sur une grosse canne de tambour-major.

    Lhilarit de ses sujets le met en fureur. Il distribue pralablement de droite et de gauche, grand tour de bras, une srie de coups qui sonnent sur les chines, puis interpelle tout son clan dans un patois incomprhensible, o revient toujours le mot de Bicondo , quil prononce dun ton farouche en dsignant les captifs.

    Friquet est tout dabord visiblement agac. Jmappelle pas Bicondo, mon ptit pre.

    Jmappelle Friquet... Friquet de Paris, entends-tu, Bicondo ? Bicondo toi-mme !

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  • Est-ce possible de se fagoter comme a ! Si on dirait pas le gnral Boum quest tomb dans un baquet de noir animal ! Et cte barbe !

    Comme a, cest toi ques le patron ? Et Friquet, dune horrible voix de fausset,

    contre laquelle protestent indignes les perruches multicolores qui jacassent dans les branches, corche tue-tte le refrain qui fit jadis la joie du public et la fortune dun maestro :

    Ce roi barbu... qui savance...Bu qui savance... bu qui savance...

    Etc., etc.

    Le chanteur obtient un succs gal celui du gymnaste. Il finit son couplet la grande joie du public et du monarque lui-mme qui prend got la chose.

    On le fait recommencer... Lauditoire se met de la partie, et cest merveille dentendre tous ces singes deux pattes, au gosier de perroquet,

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  • essayer de patoiser loprette franaise qui nen peut mais.

    Lincident termin, la troupe se met en marche, et arrive bientt au village o une ample distribution de bire de sorgho aide dsaltrer les virtuoses blancs et noirs.

    Nos deux amis sont ensuite conduits avec toutes sortes de prcautions dans une case spacieuse, hermtiquement close par une sorte de clayonnage en bois flexible recouvert de cuir.

    Un fugitif rayon de soleil pntre un instant dans ce rduit misrable, et ils saperoivent quil est habit dj par un personnage dont ils ne peuvent distinguer les traits, car lobscurit redevient complte.

    Tiens ! y a quelquun ! dit Friquet. Un Franais ! scrie le personnage en

    question dune formidable voix de basse-taille. Des Franais, rpond Andr avec motion.

    Qui que vous soyez, vous qui parlez notre langue, et qui sans doute tes prisonnier comme nous, croyez notre sympathie. Peut-tre souffrez-vous

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  • depuis longtemps. Depuis trois longues semaines, monsieur !

    Et, pendant ce temps, en proie aux horribles traitements que minfligent ces brutes.

    Les yeux dAndr et de Friquet shabituant peu peu lobscurit, ils peuvent, grce aussi aux minces rayons filtrant travers la toiture, apercevoir le mobilier et lhabitant dont la rencontre est quelque peu extraordinaire.

    Jconnais pourtant cte figure-l, disait voix basse le gamin son compagnon. Cest gal, si cest lui, il est rudement chang.

    Qui, lui ? Attendez un peu, msieu Andr. Jvoudrais

    pas dire une btise, pourtant.Leurs yeux, compltement accommods aux

    tnbres, distinguaient enfin les traits de leur compagnon de captivit.

    Sa grande taille semblait encore augmente par une de ces maigreurs fantastiques qui et assur la fortune dun montreur de phnomnes.

    Son crne tait lisse comme une pastque. Ses

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  • yeux, qui luisaient sous de gros sourcils charbonns, donnaient sa physionomie une expression formidable, heureusement adoucie par limmense rire dune grande bouche qui souvrait jusquaux oreilles, et que toutes les dents semblaient avoir dserte.

    Le nez, grand, crochu, mobile comme celui dun polichinelle, faisait, comme on dit, carnaval avec le menton et compltait bizarrement cet ensemble htroclite.

    Les jambes et les bras, dmesurment longs, semblaient des pattes de faucheux, avec de grosses nodosits figurant les jointures. Un lambeau dtoffe, couvrant en partie le torse, laissait apercevoir une peau gristre, colle des os faisant de lamentables saillies sous cette enveloppe dcharne, quils menaaient de percer.

    Cet homme ne pesait pas cent livres. Il et fallu de patientes recherches, aides dune connaissance approfondie de lanatomie, pour trouver trente livres de chair rparties sur cette charpente humaine.

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  • Andr et Friquet taient pouvants de cette maigreur dont paraissait ravi le prisonnier, qui, dailleurs, ne se fit aucunement prier pour fournir tous les renseignements dsirables.

    De sa chtive enveloppe schappa, comme un tonnerre, un bon gros rire quon et dit produit par des cordes de contrebasse tendues louverture dune caverne, et frottes tour de bras par un instrumentiste en dlire.

    Eh !... eh !... eh !... mes enfants, il ny a quun pays au monde, la France ! Et quune ville en France !...

    Paris, mon pays ! rpliqua Friquet. Marseille, ma ville, mon bon ! a prs,

    nous sommes compatriotes. Vous voulez maintenant savoir pourquoi et comment je me trouve ici ? Mon Dieu ! Cest bien simple, et sans doute pour le mme motif que vous.

    Je suis ici lengrais, et lon mengraisse pour tre mang !...

    Si le prisonnier voulut faire un effet, il y russit pleinement. Mais cette rponse

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  • exorbitante produisit sur ses interlocuteurs un effet diamtralement oppos. Friquet, ahuri, tordu par une colossale envie de rire, pouffait sans pouvoir articuler une parole, pendant quAndr constatait avec douleur quil ne pouvait avoir affaire qu un fou.

    Lautre devina ce qui se passait dans lesprit du jeune homme, et reprit avec une bonhomie affectueuse :

    Ne doutez pas de ma parole, mes chers enfants. Nous sommes, vous ne lignorez pas, au pouvoir des Osybas, qui ont lhabitude de manger leurs ennemis. Je connais bien leurs coutumes. Jai eu le temps de les tudier, pendant mon sjour de six ans dans les parages compris entre le Gabon et le haut Ogou.

    Mais rassurez-vous. Nous ne sommes pas encore la broche. Je suis heureusement trop maigre pour tre dvor. Il ne tient qu vous de le devenir aussi. Jai pour cela une recette infaillible. Rien ne presse, dailleurs. Le repas est pour la pleine lune ; nous avons encore prs de quinze jours. Cest plus de temps quil nen

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  • faut pour aviser. votre tour, expliquez-moi, mes chers

    compagnons, quel hasard malheureux je dois le bonheur de votre rencontre.

    Andr lui dit alors quun mdecin de la station navale du Gabon tant disparu, lamiral avait envoy une chaloupe sa recherche ; que lui, Andr, se trouvait Adanlinanlango pour ses affaires personnelles, avait obtenu lautorisation de se joindre lexpdition.

    Il fit le rcit de la bataille, et termina en racontant lpisode du sauvetage de la chaloupe par Friquet, et de leur capture par les noirs.

    Lhomme coutait avec un attendrissement profond, quil ne cherchait pas dissimuler.

    Ainsi, vous, mon cher monsieur, vous, mon brave petit homme, cest en voulant sauver un inconnu que vous avez sacrifi votre vie et votre libert.

    Avec a que vous nen auriez pas fait autant pour ce bon docteur, quest la crme des braves, mme que les mathurins taient tout chavirs

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  • de ne plus lavoir. Mais vous ne comprenez donc pas que cest

    moi ?... Vous ! scrirent-ils stupfaits. Moi-mme, dit-il en les treignant avec une

    effusion qui enlevait sa physionomie tout ce quelle avait de grotesque.

    Mais, docteur, reprit Friquet, je ne vous aurais pas reconnu. Je suis de lquipage. Jtais chauffeur. Je vous ai vu, pourtant.

    cette poque, je portais luniforme, javais des cheveux, ou plutt une perruque : entre nous, point de coquetterie, nest-ce pas ? Javais des dents aussi. Et maintenant, plus rien. Si je pouvais me voir dans une glace ! Bah ! Je dois tre laid faire peur !

    Le fait est que vous ne payez pas de mine, soit dit sans vous offenser.

    Je men rapporte vous, mon petit espigle. coutez, il se fait tard ; reposons-nous. On va nous apporter manger tout lheure. Quand nous aurons dn et fait un bon somme, nous

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  • causerons. Je vous raconterai par quelle trange srie daventures je suis pass depuis trois semaines que jhabite ici.

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  • II

    La preuve que tous les noirs ne sont pas les bons ngres des auteurs. Les Pahouins, les Gallois et les Osybas. Leurs rapports gastronomiques et autres avec les Nyams-Nyams. Lopinion du docteur Schweinfrth. Pourquoi lon engraisse et comment on maigrit. Rester maigre ou tre mang.

    Vous me croirez si vous voulez, docteur, eh bien ! Je nai pas plus envie de dormir que de rester ici.

    Vous aimeriez mieux causer ? Oui, si a ne vous dplaisait pas, ainsi qu

    msieu Andr. Mais bien au contraire, mon cher Friquet. Causons donc, fit le docteur. Dabord, puisque nous devons tous tre

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  • mangs, sauf cependant permission de notre part, je voudrais bien savoir par qui.

    Vous tes curieux. On le serait moins. Je suis loin de vous blmer. Nous serons

    mangs, sauf avis de notre part, comme vous le dites, par ceux qui nous ont pris, moins toutefois quils ne jugent propos dinviter des amis.

    Cela me paratrait assez logique, car, enfin, il nont pas des occasions pareilles tous les jours.

    Jcrois bien ! reprit le gamin dun ton convaincu.

    Friquet, avant de passer ltat de comestible, sestimait trs cher la livre, et il navait pas tout fait tort. Ajoutons quil saccordait modestement, et avec juste raison, une valeur gale celle de ses compagnons, bien quil ft incontestablement moins charnu quAndr et moins grand que le docteur.

    Pour lors, continua-t-il, vous dites que tous ces bicondo sappellent de leur vrai nom... ?

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  • Les Osybas. Le nom nest pas plus laid que bien dautres. Cest le cas de dire que le mot ne fait rien

    la chose ; au contraire. Ces abominables sauvages sont bien les tres les plus froces de la cration.

    Est-il possible dtre mchant dans un pays aussi merveilleux que celui-ci, dit le gamin rveur ; de manger les hommes quand il ny a qu tendre la main pour cueillir les plus beaux fruits et se donner la peine dabattre le gibier qui foisonne dans les bois ?

    Votre rflexion est bien juste, et empreinte dun sentiment profondment philosophique.

    L o la nature a vers avec une folle profusion tous les trsors de son splendide crin, l o le sol regorge de fruits, o la terre est constelle de fleurs blouissantes et o tous les besoins matriels peuvent tre satisfaits, lhomme est une bte froce, adonne aux pratiques les plus sanguinaires et les plus honteuses : il mange son semblable ou le rduit en esclavage.

    Canailles ! exclama Friquet partag entre la

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  • joie davoir fait une rflexion philosophique et lhorreur que lui causaient les cannibales.

    Tandis que dans les pays dshrits, chez les Esquimaux, les Gronlandais, les Samoydes ou les Lapons, qui pendant de longs mois grelottent sous la neige, privs de lindispensable, lhospitalit la plus cordiale et la plus gnreuse est la premire des vertus.

    Comme vous dites vrai, docteur ! fit son tour Andr. Et pourtant, ne serait-il pas possible de faire pntrer la civilisation chez ces malheureux, de les vangliser, de leur montrer lhorreur de leur conduite ?...

    Mon cher compagnon, quand vous aurez pass comme moi six longues annes parmi ces brutes, vous changerez dopinion, croyez-moi. Dailleurs les cannibales africains, et ils sont nombreux, car on en compte plusieurs millions, ne pchent pas par ignorance, et surtout par besoin, comme les anthropophages australiens.

    Par un phnomne ethnographique particulier, et jusqu un certain point explicable, ce sont les plus civiliss qui sadonnent cette

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  • monstrueuse pratique. Vous mtonnez ! Rien de plus vrai, pourtant ; et les voyageurs

    les plus consciencieux sont unanimes sur ce sujet. Je vous citerai trois auteurs dont le tmoignage est indiscutable : Alfred Marche, le marquis de Compigne, et le docteur Schweinfrth.

    Allez-y, docteur, sans vous commander, dit Friquet intress, et qui ne pensait pas plus manger qu tre mang.

    Cest que, dit le docteur subitement rappel au sentiment de la ralit, on va nous apporter notre repas...

    Casser une crote, a me va !... Casser une crote !... Drle de crote, allez !

    Enfin je ny peux rien, et vous verrez cela assez tt.

    Mais oui, mais oui, nous verrons a plus tard. Moi, dabord, je suis toutes oreilles.

    Cela sera peut-tre un peu long. Tant mieux, alors !

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  • Il ne vous est peut-tre pas indiffrent de savoir que les Osybas sont les membres de cette grande famille des Fans ou Pahouins, qui, descendant en masses serres du nord-ouest de lAfrique, ont envahi la rgion quatoriale jusqu lestuaire du Gabon.

    Tiens ! Tiens ! Alors ces honntes Pahouins, qui venaient donner des srnades au poste dinfanterie de marine, et qui illuminaient leurs cases avec de lhuile de palme, dans des coquilles de tortues en guise de lampions, sont aussi des anthropophages ?

    Je men tais bien un peu dout, en voyant leurs dents limes en pointes, et plus aigus que celles des chats...

    Vous avez pleinement raison ; votre remarque, faite aussi par le marquis de Compigne1 relativement nos htes daujourdhui, na pas chapp non plus au docteur Schweinfrth, quand il visita les Nyams-Nyams et les Moubouttous.

    1 LAfrique quatoriale, par le marquis de Compigne. Librairie. E. Plon.

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  • Il y a certainement une norme famille cannibale dans le centre de cet immense continent africain, do partent, pousss par les mystrieux besoins dmigration, les Pahouins et les Osybas pour loccident, et les Nyams-Nyams avec les Moubouttous pour louest.

    Les rejetons de cette famille sont innombrables.

    Mauvaise herbe crot toujours, interrompit sentencieusement Friquet.

    Le docteur Schweinfrth value plus dun million le nombre des Moubouttous, et lamiral de Langle portait, il y a dix ans, 70 000 celui des Pahouins entourant notre colonie. On affirme que ce chiffre a tripl depuis cette poque.

    Eh bien ! Alors, ils ne se mangent pas tant que a.

    Cest ce qui vous trompe. Ces drles prolifres comme les Allemands dont ils possdent la gloutonne voracit, vont, tant est puissant leur horrible got pour la chair humaine, jusqu dvorer les cadavres des leurs qui sont

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  • morts de maladie. Ah ! Docteur, cen est trop ! scria Andr,

    rvolt. Au moment o le marquis de Compigne

    faisait cette remarque, continua imperturbablement le docteur aussi tranquille qu une table damphithtre, Schweinfrth constatait, comme je vous lai dit, le mme fait huit cents lieues de distance.

    Les Nyams-Nyams, dont le nom, sorte dharmonie imitative du mouvement de la mastication, signifie aussi : mange-mange, habitent lest de lAfrique centrale.

    Entre nous, continua lincorrigible bavard, le nom nest pas trop bte, bien quil ne fasse pas rire. Nyams-Nyams !... Ny... ams... Ny... ams... Cest que a y est, oui !

    On les a jadis appels hommes queue, et on les a crus pendant longtemps pourvus de cet appendice, dont sont privs les grands singes anthropomorphes. Mais on a dcouvert depuis quils sattachaient derrire les reins des queues

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  • de bufs, que des voyageurs trop crdules, ou peut-tre amis du merveilleux, avaient prises pour des organes leur appartenant rellement.

    Les Nyams-Nyams, comme les Pahouins, ornent leur chevelure avec des cauris, petites coquilles servant de monnaie sur la cte orientale, et qui ne simportent jamais par mer la cte occidentale.

    Les uns et les autres nacceptent que la grosse perle noire de verre bleu, et refusent toutes les autres varits. Leurs couteaux, appels troumbaches, ont identiquement la mme forme bizarre et complique.

    Les chiens que les Nyams-Nyams emploient la chasse sont de petite taille ; ils ressemblent au chien-loup, ont loreille longue, droite et grande, le poil ras et lisse, la queue courte et en vrille comme celle dun petit cochon. Le front est trs large, trs bomb, et le museau pointu. Or le marquis de Compigne a observ chez les Pahouins la mme race de chiens, et le regrett voyageur en a mme ramen un spcimen, au retour de la brillante expdition quil fit en

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  • compagnie dAlfred Marche. Ainsi il est bien entendu que les Osybas

    appartiennent cette famille dont le docteur Schweinfrth trace un tableau qui ma vivement frapp, et que je me rappelle presque mot pour mot.

    De tous les pays de lAfrique o lanthropophagie est en usage, cest chez les Moubouttous et les Nyams-Nyams quelle est le plus prononce. Entours, au nord et au sud, de noires tribus dun tat social infrieur, et quils regardent avec le plus profond mpris, ces cannibales ont un vaste champ de chasse, de combat et de pillage, o ils peuvent se nourrir de btail et de chair humaine.

    Tous les corps de ceux qui tombent sont immdiatement rpartis, boucans sur le lieu mme et emports comme provisions de bouche. Les prisonniers, conduits par bandes, sont rservs pour plus tard et deviennent leur tour victimes de laffreux apptit des vainqueurs. Ils prparent la graisse humaine, et lemploient trs rgulirement pour leur cuisine.

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  • Cest pouvantable ! dit Andr cur. Et pas rassurant du tout, vous savez. Alors

    les particuliers qui nous ont pincs sont les proches parents de ceux dont votre docteur... Cheminefrth... comment diable dites-vous a ? Enfin, un nom pas joli de Prussien.

    Schweinfrth, mon jeune ami. Respectez son nom, cest celui dun savant illustre et dun homme de bien. Il tait au centre de lAfrique pendant notre malheureuse guerre. Il na pas craint de protester publiquement, quand la plupart de ses collgues saplatissaient devant ceux qui se sont conduits chez nous, peu prs, sauf lanthropophagie, comme de vulgaires Nyams-Nyams.

    Et pourtant, dit encore le voyageur allemand, ces mangeurs dhommes ont pour eux la bravoure, lintelligence, ladresse, lindustrie, en un mot, une immense supriorit sur les peuplades abtardies qui les environnent. Leur habilet forger le fer, chasser, faire le commerce, na dgale que celle des Pahouins et des Osybas.

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  • En dpit de leur frocit, cest une noble race de gens bien autrement cultivs que leurs voisins, qui leur rgime alimentaire fait horreur et dont ils se glorifient.

    Ils ont un esprit public, un certain orgueil national, et sont dous dune intelligence et dun jugement que possdent peu dAfricains. Leur industrie est avance, et leur amiti sincre.

    Ce serait une jolie occasion de leur rendre un service, et de se concilier cette amiti dont les rsultats seraient de nous soustraire lhonneur de figurer sur leur table avec une garniture de patates douces.

    Cela me parat en effet urgent, dit Andr qui navait pas perdu un mot de cette intressante mais peu rassurante description ethnographique.

    Nous avons heureusement encore, ainsi que je vous lait dit, une quinzaine de jours de rpit, reprit le docteur.

    Le temps de donner notre beurre son arme, et datteindre lpoque de la pleine lune.

    Cest a, nous aviserons, et nous garderons

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  • notre beurre pour nous.Le docteur, proccup, marchait de long en

    large, et semblait plong dans lattente dun vnement douloureux. Les rayons qui filtraient travers les interstices devenaient de plus en plus obliques. Ils disparaissaient. La nuit arriverait avant une demi-heure, tendant brusquement, sans crpuscule, son manteau noir sur la rgion quatoriale.

    Un pouvantable charivari clata soudain, ml aux aboiements lugubres des chiens exasprs, et aux jacassements des perroquets effars.

    Allons, dit le docteur dun ton chagrin, mais rsign, le moment savance.

    Quel moment, reprit Andr qui, malgr sa bravoure, sentit une lgre moiteur la racine de ses cheveux.

    Cest le dner !... Eh bien ! Quy a-t-il donc de si douloureux

    dans laccomplissement de cette fonction gastronomique ?

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  • Hlas ! Mes pauvres enfants, vous allez voir.Au dehors, le tumulte redoublait dintensit.

    Lorchestre faisait rage. Ctait comme un vacarme de cornemuses, hurlant contretemps le plus formidable ranz des vaches.

    La porte souvrit, et un flot de lumire envahit la case. Une dizaine de vilains bonshommes cuivrs, ou plutt vert-de-griss comme des carapaces de crocodiles, firent leur apparition.

    Leurs figures taient plutt froces que repoussantes. Leurs lvres, bien moins lippues que celles des ngres, dcouvraient des dents blanches comme de la porcelaine. Leurs chevelures paisses taient tresses en nattes trs fines, entremles de fils de laiton. Un tablier en peau de chat-tigre, auquel tait attache une petite clochette, leur ceignait les reins, et des colliers, fabriqus avec des dents de fauves, entouraient leurs cous.

    Ils taient sans armes, et trois dentre eux portaient trois normes jarres de terre sche au soleil, de la capacit de cinq ou six litres, et contenant une sorte de bouillie jaune clair dun

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  • aspect passablement rpugnant. Ah ! Ah ! vl le nanan ! cria de sa voix

    aigu Friquet, en excutant une merveilleuse cabriole ; le nanan Bicondo !

    Les musiciens roulaient leurs yeux blancs, et soufflaient comme des aquilons dans les instruments de musique, ou plutt dans leurs engins de torture.

    Dimmenses cornets bouquin, creuss comme loliphant de feu Roland dans des dfenses divoire, et dont ils tiraient les sons les plus effroyables, composaient la grosse artillerie de lorchestre.

    Dautres virtuoses sintroduisaient dlicatement dans lune ou lautre narine une petite flte grosse comme le doigt, dans laquelle ils soufflaient jusqu faire clater leurs artres temporales, qui se gonflaient comme des cordes.

    Une vibration aigu, dune longueur nervante, et termine par un couac atroce, sortait du petit instrument. Lhomme avalait une large lampe dair ; et recommenait jusqu

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  • lasphyxie ce jeu idiot.Quelques-uns saignaient pleines narines. On

    les considrait avec admiration. Ils taient, nen pas douter, les plus capables musiciens de toute la troupe. Cette admirable preuve de virtuosisme semblait les ravir et exciter encore leur mulation.

    Ce morceau douverture grand orchestre, et tel que les chos de Bayreuth nen ont jamais rpercut, dura un gros quart dheure.

    Puis on entendit un solo de flte. Ce solo, dexcution facile, consistait galement en une seule note, analogue celle que tirent de leur petite trompette les marchands de robinets Paris.

    Allons ! murmura piteusement le docteur, cen est fait !

    Et le pauvre homme stendit de son long sur la terre battue formant le plancher de la case.

    Il posa sa tte sur le billot dbne poli qui sert doreiller presque toutes les peuplades africaines, et attendit, avec un air de rsignation

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  • qui et attendrit une panthre noire de Java. Andr et Friquet se regardaient tonns, presque inquiets. Les jarres furent dposes devant eux avec une sorte de crmonial. Le docteur tait toujours compltement immobile. Quallait-il donc se passer ?

    Friquet, qui avait faim, plongea, dfaut de cuiller, sa main dans la substance grasse, molle et gluante quon lui offrait.

    Hum ! murmura-t-il, le rata na pas une apparence bien encourageante... Bah !... la guerre comme la guerre ! Allons-y donc !... Dautant plus que, daprs ce que je vois, ny a pas dautre moyen dviter de mourir de faim.

    Et, bravement, il porta sa bouche la substance inconnue, quil avala comme une fraise.

    Ben, mais... cest pas plus mauvais que nimporte quoi. Un peu fade, pourtant. Puis a vous a un petit got... Cest pas brillant, mais puisquy ny a qua sur la carte.

    Friquet continua son repas sans enthousiasme,

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  • il est vrai, mais la grande joie des spectateurs indignes, qui semblaient nen pouvoir pas croire leurs yeux.

    Il absorba environ un litre du mlange, pour lequel Andr paraissait prouver une sincre rpugnance.

    Puis le mouvement de translation de la jarre sa bouche se ralentit... deux poignes, jallais dire cuilleres, passrent tant bien que mal des lvres lsophage. Ce fut tout.

    Eh ben ! Non ! L, franchement, a ne vaut pas un chausson aux pommes, mme pas deux sous de pommes de terre frites. Enfin, on sy fera.

    Cet arrt ntait pas, parat-il, du got des Osybas qui tmoignrent aussitt, par une pantomime expressive, le mcontentement que leur causait ce manque dgards pour leur cuisine et ce pch contre ltiquette.

    Merci, vous tes bien bons, leur disait le gamin... Cest sans faon. Puis, vous savez, pour la premire fois, je ne peux pourtant pas en prendre jusque-l.

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  • Sa repartie neut aucun succs. Au contraire. Les pantins de rglisses dposrent rapidement terre leurs instruments de musique et firent mine de slancer sur Friquet. Le petit homme se dressa sur ses ergots comme un coq en colre.

    De quoi ?... Des manires, prsent ?...Le docteur restait toujours allong sans mme

    tenter un mouvement. Je vous en prie, exclama-t-il de sa voix de

    basse-taille, nessayez pas de rsistance. Patience, mon enfant, patience !

    Jdemande pas mieux, moi. Mais bas les pattes ! Jaime pas quon me touche, ou je cogne !

    Le docteur pronona alors en langue indigne quelques mots qui dailleurs ne firent aucune impression.

    Ils allongrent une seconde fois leurs griffes de bronze, et tentrent de saisir les deux jeunes gens.

    Friquet, suivi dAndr, bondit par la porte entrouverte. Le gamin tait agile comme un

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  • cureuil, et solide comme une barre dacier. Quant Andr, il tait, malgr la finesse de sa haute taille, muscl comme un athlte.

    Ceux qui voulurent sopposer leur sortie furent culbuts par leur irrsistible pousse.

    Nous allons rire ! hurla Friquet de sa voix de fausset.

    Il dit, frotte ses mains dans le sable, se campe devant les agresseurs et prend en une demi-seconde une irrprochable garde de boxe franaise.

    Les armes de la nature, les enfants ! qui le tour, s. v. p. toi, mon fils ?... Parfaitement.

    Et voilllll !... fit-il en passant rapidement la jambe un naturel, quil poussa en sens inverse par lpaule. Mouvement densemble dont le rsultat fut dtaler sur le dos le noir stupfait.

    a, cest pour rire... faut pas gter les affaires.

    Ah ! Mais, minute ! Si a devient srieux, faut le dire.

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  • Deux autres veulent le saisir.Vli ! Vlan ! Notre petit diable les foudroie de

    deux coups de poing au creux de lestomac. Leur peau noire devient couleur de cendre ; ils sabattent en laissant chapper un han ! dangoisse et de douleur.

    Andr, adoss la case, les deux bras ramens en croix devant la poitrine, boxe avec un entrain digne dun champion de la Grande-Bretagne.

    Son jeu est dune admirable correction, et rvle une science approfondie du moderne pugilat.

    Bravo, msieu Andr ! Bonne cole, crdi ! Glapit le gamin en crasant dun coup de pied le maxillaire dun ennemi trop tmraire. Touch, mon garon !

    Pouf ! Poum ! Deux coups de poing, magistralement allongs par Andr, font sonner comme des gongs les poitrines de deux drles qui sabattent en crachant rouge.

    toi, camarade, riposte le gavroche en fauchant moelleusement deux tibias que son pied

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  • rencontre, comme par hasard. Pan ! Dans lil... comme on dit au

    boulevard... Ten as pas assez ? Tiens donc, goulu !

    Le cercle slargissait autour dAndr.Nul, parmi les sauvages de lancien et du

    nouveau monde, ne peut affronter les muscles des Europens. Lgers la course, durs la fatigue, ces hommes de la nature possdent trs rarement la vigueur des blancs. Presque toujours leur musculature est de beaucoup plus faible.

    Le gamin tait pique. Il portait dix coups par seconde, sans efforts apparents, avec une agilit et une dextrit stupfiantes.

    Il assomma dun coup de tte un grand diable qui voulait le prendre bras-le-corps, en aveugla aux trois quarts un autre en lui plantant dans les yeux ses deux doigts carts, ce quon appelle le coup de fourchette aux barrires. Il coupa la langue dun troisime, dun coup de poing de bas en haut sur la mchoire infrieure, puis, se drobant lattaque dun quatrime par une volte

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  • rapide, il sabattit sur les mains, fit une demi-culbute, et moula son talon au beau milieu du visage dun nouvel antagoniste.

    Mais tas donc envie de cracher toutes tes dents... nigaud ? Eh ! Ae donc ! Grand mou !

    Allons, qui le tour ? Ah ! Vous ne connaissez pas la boxe franaise ? On va vous montrer a.

    Les sauvages clameurs redoublent. De nouveaux adversaires se joignent aux anciens. Que peuvent dsormais, contre plus de deux cents btes fauves, le courage et ladresse de nos deux amis ?

    Les Osybas se ruent en masse compacte. Andr et Friquet secouent pendant quelques secondes une grappe humaine, puis tout mouvement sarrte.

    Un long hurlement de triomphe retentit, et les deux blancs, ficels en un tour de main, entravs, ligots, comme des condamns mort, sont emports dans la case et dposs sur le sol, avec

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  • dinfinies prcautions.Le pauvre docteur, en proie une indicible

    motion, se lamentait et puisait toute la srie des jurons sonores et compliqus dont abonde la langue provenale.

    Friquet cumait. Andr gardait un silence ddaigneux.

    On les fit asseoir sur une natte, puis, comme si rien ne stait pass, on leur prsenta la pte quils repoussrent avec un geste de dgot.

    La musique recommena, prludant une nouvelle torture. Trois grands trteaux, hauts de plus de deux mtres furent apports, et les trois jarres contenant la pte y furent aussitt juches.

    Chacune delles avait la partie infrieure un trou ferm par un bouchon. Un long tuyau, mince et flexible, termin par une embouchure divoire, y fut adapt.

    Pauvres enfants ! grogna le docteur ! Eux aussi, il leur faut, bon gr, mal gr, en passer par l !

    Les deux jeunes gens regardaient

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  • curieusement. Leur attente fut courte. Se doutant enfin quon voulait leur faire avaler de force labominable bouillie, ils serraient convulsivement leurs mchoires.

    Les sauvages nessayrent mme pas de les leur entrouvrir. Sans respect pour leurs personnes, ils leur pincrent dlicatement le nez entre le pouce et lindex, jusqu ce que, menacs dasphyxie, ils fussent contraints dentrebiller leurs lvres.

    Crac ! Lembouchure, par laquelle sortait, comme du bec dun entonnoir, le nanan Bicondo , comme disait le pauvre Friquet, leur fut introduite entre les dents, et maintenue pleines mains.

    Il fallait avaler ou trangler...Et ils avalaient, les malheureux ! La machine,

    leve de deux mtres, se vidait en raison de la pression atmosphrique, comme les rservoirs placs au sommet des maisons pour le service des eaux. Leur estomac tait le rcipient oblig o tout cela descendait, sans quils pussent se soustraire cette ingestion force.

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  • Le docteur, lui aussi, soumis la mme torture, aspirait, ou plutt laissait couler la bouillie, dont, bien contrecur, il ne laissait pas perdre une parcelle.

    Cependant la face des patients sinjectait. Leurs yeux devenaient hagards. Une sueur paisse ruisselait sur leur front ; ils dfaillaient. Le supplice dura prs de dix minutes.

    Les gamelles de terre tant enfin vides, lembouchure terminant le tuyau fut retire de leurs mchoires contractes ; le dner tait fini.

    Les Osybas qui avaient rgl lintroduction de la substance nutritive, de faon remplir lestomac, sans pourtant courir le risque de le faire clater, se retirrent et laissrent sur leurs nattes les trois hommes inertes comme les pauvres animaux soumis par les leveurs au rgime cruel de lengraissement forc.

    Leur torpeur dura prs de deux heures. Une soif intense les dvorait. Heureusement quune abondante provision deau leur permit dteindre le volcan qui flambait dans leurs entrailles.

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  • Le docteur reprit le premier la parole. Eh bien ! Mes pauvres enfants, que dites-

    vous de laventure ? Vous, mon cher Andr, que faites-vous de vos ides dvanglisation et de civilisation, devant ce raffinement de gastronomie anthropophagique ?

    Si javais avec moi cinquante marins de la Pique, et un chassepot entre les mains, je sais bien quelle serait ma rponse.

    Savez-vous, reprit Friquet, comment sappelle ce systme ? Cest tout simplement la Gaveuse mcanique, employe au Jardin dacclimatation pour engraisser les canards, les poules, les oies et les dindons.

    Mais cest ce que je me suis vertu vous expliquer tout lheure.

    Et dire que je me suis amus, je ne sais plus combien de fois, rire des mines quils faisaient, quand on leur enfonait jusque dans le cou cet outil dont ils ne pouvaient se dbarrasser.

    Oh ! Les pauvres animaux !... Mais enfin, a nest que des btes, tandis que nous !

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  • Cest gal, ils sont rudement malins, vos ngres, davoir trouv cela tout seuls. En voil des gaillards qui font un dieu de leur ventre !

    Mais faudra voir. Alors, docteur, dit Andr, vous pensez que

    cest simplement pour nous engraisser ? Parbleu ! Avec cette bouillie o il ny a pas seulement

    gros comme une lentille de viande ? reprit Friquet.

    La viande nengraisse pas, mon ami. Ah ! Bah ! Elle sert essentiellement produire le

    muscle, tandis que les huiles, les fcules, le sucre, etc. se transforment invariablement en graisse.

    Jaurais cru le contraire. Mais enfin vous vous y connaissez mieux que moi. Alors quelquun qui ne mangerait que de la bouillie, qui avalerait par l-dessus de pleins verres dhuile, et qui grignoterait toute la journe des morceaux de sucre, deviendrait gras lard ?

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  • Parfaitement ; et cest bien le rgime que nous font subir les coquins qui nous ont gavs clater dun mlange de farine de mas et de patates sucres, additionnes dhuile de palme.

    Pouah ! Comme lhuile de palme, produite par ce joli

    fruit rouge de llas, que vous connaissez bien, possde une saveur particulire, dont les anthropophages sont friands comme les cureuils de noisettes, ils comptent l-dessus pour nous aromatiser.

    Brrr !... Vous me faites frmir. Mais, dites-moi, mon cher docteur, est-ce que nous serons bientt... assez gras ?

    Cela dpend. En tenant compte de lnorme quantit daliments spciaux quils nous font absorber, et de limmobilit ainsi que de lobscurit auxquelles ils nous condamnent, vous serez obses au bout de deux mois. Dans quinze jours vous serez suffisamment entrelards.

    Mais... et vous, qui tes si maigre ? Cest que je possde, ainsi que je vous lai

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  • dj dit, une recette infaillible dont je vous ferai part. Je vous garantis que, grce ma mthode, vous nemmagasinerez pas dans votre organisme dix centigrammes de graisse, quand bien mme nos leveurs doubleraient la dose.

    Vous nous ferez voir cela ? Mais quand vous voudrez, et ce ne sera pas

    long. Tout de suite, alors ? Volontiers.Le docteur, moins alourdi que ses

    compagnons, se leva et alla, dans un des coins de la case, chercher un vase demi plein dhuile, dans lequel trempaient quelques fibres vgtales quil alluma.

    Procdons avec ordre. Voici dabord de quoi nous voir le blanc des yeux. Pauvres amis ! Vous tes gonfls comme des outres...

    Enfin, patience ! Tout en causant, le docteur apportait un grand

    ustensile de terre, pouvant servir de rchaud. Puis un autre plus petit, orifice troit, au ventre arrondi en forme de gourde ; puis un tube

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  • fabriqu avec une jeune pousse de palmier dont il avait retir la moelle, et enfin une sorte de panier grossirement tress, rempli dun minerai noirtre, se prsentant sous forme de longues aiguilles brillantes et accoles les unes aux autres.

    Vous avez tudi la chimie, nest-ce pas, mon cher Andr ?

    Peu, mais mal, au collge, rpondit le jeune homme.

    Moi, dit Friquet, je ne sais que la physique, mais je la connais dans les coins.

    Pas possible ! Oui, dit gravement le petit homme, non sans

    une pointe de vanit, je lai apprise dun lve de msieu Robert Houdin.

    Ah ! trs bien, reprit imperturbablement le docteur.

    Les moricauds sont trs friands descamotage ; vous aurez un certain succs.

    La substance minrale que vous voyez, mon cher Andr, est du peroxyde de manganse.

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  • Ah ! Je ne men serais jamais dout. Pour vous viter lennui et lembarras dune

    dmonstration thorique, je passe demble la pratique. Vous comprendrez aussitt, sans trop de difficult. Je dpose tout dabord une certaine quantit de peroxyde de manganse dans ce vase de terre, reprsentant assez mal une cornue. Jadapte au goulot terminant cette espce de gourde ce tuyau de bois que jai recourb la vapeur.

    Je bourre mon fourneau avec ce mauvais charbon qui va tout lheure nous enfumer comme des harengs ; cest moi qui lai fabriqu.

    Je lallume. Cela fait, je dpose sur le brasier ma cornue munie de son tube, et jattends quelle soit porte au rouge sombre.

    Mais, docteur, vous allez faire de... de loxygne, si je ne me trompe ?

    Mon ami, vous lavez dit. Vous tes en chimie de force enfoncer Berthelot lui-mme.

    Vous tes intrigus, nest-ce pas ? Vous vous demandez pourquoi et comment je possde

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  • ces substances dont lemploi, savamment combin, va retarder longtemps le moment de notre passage dans lestomac des Osybas ? Je nai pas de secrets pour vous. Jai trouv le manganse deux pas dici, par hasard. Et, chose bien extraordinaire, il est peu prs chimiquement pur.

    Quant au charbon, comme nos htes manquent de poudre, je leur ai vaguement fait entendre quil me serait possible de leur en fabriquer.

    Jai trouv une essence de bois blanc, que jai fait brler daprs la mthode des charbonniers europens. Je suis, en ce moment, cens rechercher un procd en rapport avec mes moyens, et je mets profit mes fonctions de directeur de lcole pyrotechnique Osybas, pour agencer mon laboratoire qui me sert tout autre chose.

    Vous allez voir. Pendant que le docteur parlait, le vase

    contenant le manganse tait peu peu pass au rouge sombre.

    69

  • Loprateur prit un charbon et le laissa steindre presque entirement.

    Quand il ny eut plus en ignition quun petit point imperceptible, il le prsenta lextrmit libre du tube.

    Le charbon tincela aussitt, devint clatant comme la lumire dun appareil lectrique, et se consuma en quelques secondes, tant la combustion fut acclre par la prsence de loxygne qui commenait se dgager.

    Friquet tait en admiration.Sans prononcer une parole, le docteur

    approcha ses lvres du tube, et se mit aspirer longs traits le gaz, dont le dgagement devenait de plus en plus intense.

    Ses deux compagnons virent bientt ses yeux sallumer et luire comme des escarboucles. Sa respiration devint rapide, saccade, sifflante. Tout son corps, dans lequel la vie semblait centuple, fut agit de trpidations.

    Assez ! cria Andr anxieux, assez, vous vous tuez !

    70

  • Non pas ! rpliqua le docteur dune voix de tonnerre, je brle mon carbone. Je maigris !

    Il reprit avec une nouvelle ferveur sa curieuse sance dinhalation, qui dura encore sept ou huit minutes.

    Maintenant, si le cur vous en dit, vous pouvez fumer votre tour ce nouveau calumet.

    Oh ! Rassurez-vous, lexprience est sans danger.

    Non, demain quand vous nous aurez expliqu par quel procd cette absorption doxygne fait maigrir, ou plutt entrave lengraissement auquel nous sommes condamns.

    Ainsi que ses invitables suites, continua Friquet qui ne pouvait se faire lide de devenir un couscoussou.

    T ! mon bon, reprit le docteur, chez lequel l assent marseillais revenait parfois, les hiles , les grsses , les fcules, bref, toutes ces substances qui ne contiennent pas dazote, rpandues dans un organisme, sont destines exclusivement entretenir la chaleur animale, et

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  • par cela mme le mouvement. Elles sont le combustible de ces organismes. Lacte de la respiration est donc une sorte de

    combustion qui sopre aux dpens des corps. Si ces derniers fournissent eux-mmes ces lments, ils se ruinent et deviennent rien.

    Cest comme si quelquun pour chauffer son appartement brlait ses meubles.

    Cest ici que les aliments non azots, dits respiratoires, interviennent fort heureusement, et empchent cette usure, comme le coke et la houille, apports par le charbonnier, et mieux encore comme les combustibles engouffrs sous la chaudire dune machine vapeur.

    Ils se combinent avec loxygne de lair qui les consume lentement ; cest grce cette combustion, comparable, je le rpte, celle qui fait mouvoir les machines, que les corps conservent leur chaleur, et consquemment leur mouvement.

    Souvent, presque toujours il y a une surabondance de graisse absorbe, qui nest pas

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  • utilise pour les besoins quotidiens. Cette graisse est alors rpartie sur toute la

    surface du corps, pour subvenir, le cas chant, un manque accidentel.

    Cet approvisionnement constitue la rserve de la machine animale, comme le tender la rserve de la locomotive.

    Cela est si vrai, que les personnes obses supportent mieux le froid que les maigres, parce quelles possdent une source constante de chaleur.

    Et tenez un exemple frappant : les chameaux ont dans leurs bosses une ample provision de graisse qui leur permet de braver des privations inoues. la fin dun long et pnible voyage, la peau de la bosse retombe flasque, comme celle dune outre vide. La rserve est puise, comme le tender dun train qui arrive destination.

    Ainsi, sans charbon, pas de mouvement. Sans graisse, pas de chaleur.

    Cest compris, nest-ce pas ? Parfaitement ! scrirent les deux auditeurs

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  • charms. Cest pourquoi les Esquimaux, les

    Gronlandais, les Samoydes et autres peuples habitant les latitudes glaces absorbent dnormes quantits de graisses, sans lesquelles leurs corps ne pourraient conserver leur calorique.

    Ce quon prend pour une dpravation de got nest quune consquence des imprieux besoins de lexistence polaire.

    Aussi, sous lquateur, peut-on parfaitement se passer de ces substances, grce au milieu ambiant, dans lequel il ny a pas une semblable dperdition de chaleur.

    Je crois, mon cher docteur, que jai compris votre merveilleuse invention.

    Merveilleuse ! Hum ! Vous me flattez ! Enfin, voyons si vous saisissez bien. Les sauvages, qui savent empiriquement ce

    que vous venez de nous dmontrer avec tant de clart, nous font absorber vingt fois plus de graisse quil ne nous en faut ici pour notre

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  • consommation. Quarrivera-t-il ? Cette graisse que nous ne

    pouvons brler, puisque nous sommes condamns limmobilit, va se rpartir sur tout notre corps.

    Nous deviendrons obses. a serait drle de me voir avec un ventre de

    propritaire, dit Friquet rveur la pense dacqurir la majestueuse carrure dun hippopotame.

    Cest alors, reprit Andr, en souriant la boutade du gamin, quen vous gorgeant doxygne vous consumez toutes ces substances grasses, comme si vous activiez le foyer dune machine par un courant dair enrag, comme si, en un mot, pour desscher un vase plein dhuile, vous allumiez deux cents mches au lieu dune.

    Bravo ! Votre comparaison est excellente. Quel physiologiste vous faites ! Mais dites donc, docteur, il me semble quen

    se mettant deux doigts dans la bouche, et en soulageant son pauvre estomac... comme si on

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  • avait le mal de mer... mest avis que a serait infiniment plus simple.

    Jy avais bien pens. Mais ces damns sauvages nont pas entendu de cette oreille-l. Ils ont mis pendant trois jours et trois nuits prs de moi des sentinelles, avec mission dempcher toute tentative de ce genre.

    Jai en consquence imagin ce nouveau systme dont la russite a eu jusqu prsent un plein succs, termina le brave homme en jetant un regard satisfait sur son torse plus sec quun parchemin.

    Alors, cest entendu, dirent les deux jeunes gens. On absorbera ds demain de loxygne haute dose. Car il faut indispensablement rester maigre ou tre mang !

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  • III

    Aventures merveilleuses dun gamin de Paris. Terre-neuve par vocation et sauveteur par principe. Des galeries du thtre de la Porte-Saint-Martin la cale dun steamer. Quelques milliers de lieues dans une soute charbon. Un marchand de chair humaine. Tte--tte avec un lphant. Prcieuses relations avec un coquin. Prilleuse exploration entre les parois du ventre dIbrahim. Triomphe du docteur.

    Le docteur, surexcit par linhalation de loxygne, ne pouvait tenir en place.

    Andr et Friquet digraient, mais nprouvaient, malgr les fatigues passes, nul besoin de dormir.

    La mme pense leur vint simultanment.Ces trois hommes, qui ne se connaissaient pas

    vingt-quatre heures avant, taient devenus

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  • dexcellents amis.Leurs existences taient dornavant

    indissolublement lies.Les deux jeunes gens, qui staient

    spontanment et tour tour sacrifis avec la superbe irrflexion des curs gnreux, nignoraient pas, lors de leur dpart, que la tentative pour retrouver le docteur serait entrave par bien des difficults.

    Aussi, bien longtemps avant de lavoir rencontr, staient-ils attachs lui, en vertu de cette loi psychologique qui fait que lon aime les gens en raison des services quon leur rend.

    Quant au docteur, il subissait tout naturellement la rciproque, et aimait dj de toutes ses forces les deux braves qui avaient voulu le sauver au pril de leur propre existence.

    De plus, disait Friquet, avoir la perspective dtre mangs ensemble, il ny a rien qui vous lie comme cela les uns aux autres.

    Puisque le sommeil fuyait obstinment leurs paupires, les trois amis se mirent causer.

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  • Comme jusqualors leurs communs rapports avaient consist en horions surabondamment distribus aux Osybas, en plongeons, en sauvetages mutuels et en repas nayant rien de gastronomique, ils dsiraient se connatre plus intimement.

    Des Anglais se fussent prsents crmonieusement. Nos trois Franais se racontrent leurs aventures.

    Ce dsir de savoir par quelle trange succession dvnements ils se trouvaient en ce moment tous trois du mme pays, runis si bizarrement sous lquateur, tait bien naturel.

    La prsence dAndr, grant intrimaire dune factorerie Adanlinanlango, dont il tait copropritaire, devenait jusqu un certain point admissible. Celle du docteur ne ltait pas moins. Mais par quel assemblage daventures probablement excentriques, Friquet, le petit moineau franc de Paris, Friquet, qui avait emport ses semelles la poussire du faubourg, se trouvait-il prsentement dans une case obscure, gav clater dhuile de palme et de

    79

  • patates douces ?Cest ce que ses deux compagnons voulurent

    tout dabord apprendre.Le gamin ne se fit pas prier. Oh ! Moi, dit-il, mon histoire est bien

    simple. La voici en deux mots. Enfant de Paris, ni pre ni mre connus. Je

    me rappelle peine avoir port dautre nom que celui de Friquet. On ma baptis comme a, sans doute parce que javais lallure de mon compatriote, le petit moineau, le friquet , comme nous disons l-bas.

    Le gamin de Paris, a ressemble au moineau franc qui est le titi des oiseaux.

    Il me semble que je me suis veill six ou sept ans dans lchoppe du pre Schnickmann, un vieux mastiqueur de bottins , autrement dit un artiste en vieux pour hommes et pour dames.

    Huit pieds carrs pour nous deux, et toujours encombrs par je ne sais plus combien de paires de philosophes dmolis, fourbus, bants, voil

    80

  • le palais o scoula mon enfance. Ah ! Le mtier tait dur, allez, msieu

    Andr ! Pas que le pre Schnickmann ft plus

    mchant quun autre. Mais il lui arrivait souvent de tremper son nez dans pas mal de chopines, et, dame ! Les coups de tire-pied tombaient comme la grle quand le bonhomme avait le cur joyeux.

    Moi, je ne soufflais pas. Jendossais les roules, et je portais les escarpins aux clients.

    Jtais comme qui dirait le petit clerc de ltablissement. Les appointements ntaient pas gros. Jtais l pour mon pain. Quant la boisson, y avait justement en face une fontaine Wallace.

    Jattrapais par-ci par-l une pice de deux sous de pourboire. Je transformais a en saucisson ou en cervelas.

    Ctaient de fires aubaines. En temps ordinaire, je poissais le fil, je

    dcousais les semelles et prparais la besogne au patron.

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  • En ai-je dcarcass de ces savates !... a marcha tant bien que mal pendant

    plusieurs annes. Malheureusement, je fis la connaissance de

    camarades. De petits rouleurs comme moi, que je rencontrais dans mes courses. Je fumai des bouts de cigarettes, je jouai aux billes, puis au bouchon, dans la cour du palais.

    Quel palais ? demanda Andr. Du Palais-Royal, parbleu ! Y en a pas

    dautre. Jmhabituai mme de temps en temps un cinquime au litre, quon buvait deux chez le marchand de vin.

    Oh ! Jtais pas un amour denfant, bien loin de l. Jchantais des tyroliennes, jfaisais des grimaces aux devantures, et jmempoignais avec les cochers ; jtais devenu un ptit voyou.

    Quest-ce que vous voulez ? Javais pas de pre, pas de mre non plus... Une pauvre vieille que jaurais aime plein cur, qui maurait appris le travail, et maurait embrass de temps en temps...

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  • Tenez, voyez-vous, tout a me chavire tellement que jvois trouble et que je pleure comme une bte.

    Et le pauvre Friquet clata brusquement en sanglots.

    Contraste frappant et pnible avec sa gaiet. Lenfant de Paris semblait fait pour rire de tout.

    Cette preuve de sensibilit, ajoute lacte de sublime dvouement quil avait accompli en essayant de sauver la chaloupe, le rendit doublement cher ses deux interlocuteurs.

    Le docteur et Andr se levrent aussitt et lui serrrent nergiquement la main.

    Mais, mon bon petit diable, dit le premier, jai cinquante ans, pas denfants, je vous aime dj comme un fils, car, vrai, vous tes un crne petit homme.

    Et moi, reprit Andr, pensez-vous que je ne vous regarde pas dsormais comme un vritable ami... comme un frre, si vous voulez ?

    Tenez, mon cher Friquet, je suis, sinon riche, du moins dans une position fort aise. Quand

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  • nous serons rentrs en France, venez avec moi. Je vous mettrai mme de gagner

    honorablement votre vie ; nous travaillerons ensemble.

    Oui, si nous ne sommes pas mis la broche, reprit lincorrigible gamin riant et sanglotant tout la fois, et en treignant les mains qui se tendaient vers lui.

    Quelle veine, tout de mme, dtre venu chez les ngros !

    Jai une famille, prsent ! Eh bien ! Moi, aussi, je vous aime de tout mon cur. Crdi ! a me chauffe rudement dans la poitrine, ce que vous venez de me dire l.

    Mais continuez donc votre histoire, dit le docteur.

    Allez donc, ternel bavard ! reprit Andr. Tiens, cest vrai. Ah ! Voyez-vous, on ne

    ma jamais rien dit de pareil, et vous comprenez que a vaut bien la peine que je marrte un peu en route.

    a ne sera dailleurs gure long, et peut-tre

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  • pas bien intressant. Enfin, puisque a vous plat... Jen tais donc au pre Schnickmann. Un jour... jallai toucher pour lui... quelques

    petites choses... Ici le narrateur, visiblement embarrass, hsita

    un moment. Ben... aprs tout... faut pourtant que je vous

    le dise. Je chipai largent du pauv vieux, et je filai.

    Tenez, je men voudrai toute ma vie. Ctait pas grand-chose... Cinq ou six francs

    tout au plus. a ma pourtant rudement trott par la tte.

    Cest pas des tours faire. Aussi je nai jamais recommenc.

    Enfin, quest-ce que je vous dirai de plus ? Jai roul un peu de tous les cts, jai ouvert des portires, servi des maons, figur au Chteau-deau, et vendu des contremarques.

    Jai trim lhiver, grelottant sous des

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  • vtements de coutil, et touff lt sous du drap molletonn.

    Aprs avoir soign les btes au Jardin dacclimatation, vendu des immortelles aux funrailles des personnages clbres, ou des questions en fil de fer, distribu des prospectus ou cri des journaux un sou, je suis entr au gymnase Paz pour graisser et astiquer les agrs, ratisser la sciure de bois, etc.

    a t mon meilleur temps. Jai appris en outre me camper daplomb sur les deux jambes, moucher au besoin, du bout de mon soulier, un homme de cinq pieds six pouces, faire le saut prilleux, et pas mal de boxe franaise.

    a mallait, le chausson ! Puis je suis rest deux ans chez M. Robert-

    Houdin... Ah ! oui, dit imperturbablement le docteur...

    La physique !... La physique... rpliqua Friquet avec non

    moins de gravit. Passez... muscade !...

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  • a peut servir. Jaccrochai comme a mes seize ou dix-sept

    ans. Dame ! Je ne suis pas gros, mais jai du nerf. Jamais ni maladies, ni rhumes, ni maux de

    gorge. Est-ce que javais le temps ? Jamais dindigestions, surtout.

    Je ne parais pas mon ge, nest-ce pas ? Mais, bah ! Cest le moyen de rester jeune plus longtemps.

    Enfin, quest-ce que je vous dirai encore ? Jai t mis la porte de chez Paz, o jtais revenu un beau jour. Je dois vous lavouer, cest pas le patron qui avait tort. Je devenais mauvaise tte.

    Je flnais un jour sur le pont des Arts. Mon estomac tait vide comme la cornemuse dun pifferaro, et la peau de mon ventre battait la gnrale sur celle de mon dos.

    Jentends un cri, puis, plouf !... Tout le monde se prcipite au parapet.

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  • On court. On se bouscule. Jfais comme tous les autres, et quest-ce

    que japerois ?... Un chapeau qui dansait sur leau, au milieu des ronds produits par la chute de son propritaire.

    Ma foi ! Je nen fais ni une ni deux. Comme jtais jeun depuis plus de vingt-quatre heures, y avait pas craindre de congestion.

    Jenjambe la balustrade de fer... puis je saute... Mais l, raide comme un paratonnerre, la tte droite, les jambes bien allongs... par principes, enfin.

    Arriv au fond, jouvre lil, jentrevois un paquet noir. a gigotait. Jen empoigne un coin, je tire, je remonte, et me voil parti en tirant ma coupe et en tranant la remorque le noy qui ne remuait plus ni pieds ni pattes.

    Arriv au bord de la rivire, vl les sergots qui nous empoignent, mais avec toutes sortes de prcautions et de bonnes paroles.

    Moi qutais pas habitu a de leur part, je trouvais a tout drle.

    88

  • Cest vous dire, entre nous, que jvalais pas cher et que jcommenais mal tourner.

    Enfin mon bonhomme revient la vie, comme un particulier tonn de se trouver encore de ce monde.

    Javais seulement pas deux sous de pommes de terre frites dans le corps... vl que je me pme comme une carpe.

    On me fait avaler une bonne tasse de bouillon. Un vrai velours qui me ranime.

    Pendant que je tournais de lil, des braves gens avaient fait une collecte. Comme le noy tait un richard qui stait jet leau pour des histoires de sentiment, la collecte fut pour moi.

    Quarante francs, en belle monnaie, que le brigadier me mit dans la main en me disant merci.

    Merci de quoi ? Ah ! Cest vrai, javais fait le terre-neuve. Me voil donc parti. Vous ne vous douteriez jamais de ce que jai

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  • fait le soir. Cest rudement drle, allez, la vie ! Il y avait ce moment-l, par tout Paris, de

    grandes diablesses daffiches sur lesquelles on lisait : Porte-Saint-Martin : Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Immense succs.

    Je me mangeais le sang de ne pas pouvoir aller voir . Cest que, voyez-vous, a cote cher, les troisimes galeries. Jvendais bien de temps en temps des contremarques, mais pas pour mon compte.

    Jtais comme les ptissiers qui ne peuvent pas toucher la galette.

    Eh ben ! Le soir de mon sauvetage, je me suis offert le Tour du monde ! Oui, messieurs, jai vu a des deuximes galeries, sil vous plat.

    a ma rendu fou ! Ny a pas eu de trve ni de merci ; a fallu

    que je parte, que je voie la mer. Me voici au Havre avec cent sous dans ma poche.

    Jai vcu trois jours tant bien que mal, puis, aprs, jai d encore crever la faim. Cest un mal

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  • auquel on ne peut pas shabituer. Quel malheur ! Pourtant, ctait si beau, la mer ! Le

    mouvement des bateaux, les forts de mts ; tout ce monde qui vient de partout, ou qui y retourne... Bref, ctait mieux quun dcor...

    a valait le boulevard ! Mais a ne donnait pas manger. Jtais assis, la mare montante, sur le

    quai, les jambes ballantes... Jtais me dire que, malgr toutes ces belles choses, la vie ntait pas couleur de rose.

    Eh ! Dis donc, moussaillon, fait tout coup une grosse voix derrire moi, tas pourtant pas envie de te tremper l-dedans.

    Jme retourne, et japerois un matelot ; mais, l, un vieux de la cale, un vrai mathurin.

    Dame ! Que jlui dis : ben sr que non, pour lui rpondre quelque chose.

    Bien sr ? Quil reprend. Du coup, je ne dis plus rien. Tout dansait

    devant moi, comme le jour o javais repch le

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  • particulier du pont des Arts. Le vieux sen aperoit. Tonnerre la toile ! Mais tas donc rien

    dans ta soute. Faut soigner a, mon fils. Allons, embarque.

    Je le suis en vacillant. Jarrive, sans men douter, sur le pont dun bateau... Jai su depuis que ctait un transatlantique.

    On me donne une soupe, une crne soupe de matelot. a me remonte. Pour la deuxime fois, la soupe me sauvait la vie. Cest facile comprendre, jen mangeais si peu souvent.

    De fil en aiguille, jraconte mon histoire, que jmtais emball pour le Tour du monde en quatre-vingts jours, et un tas de choses comme a, qui ont fait rire tous les matelots, mais rire comme des bienheureux.

    Y avait pourtant rien de bien drle l-dedans, allez, vous pouvez men croire.

    Mais, que me dit le vieux de la cale, tu veux naviguer, cest bon. Or pour naviguer y a deux moyens : faut tre passager ou matelot.

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  • Passager, a cote gros ; et tas pas lair cal, soit dit sans toffenser.

    Eh ! Ben, je me ferai matelot, que jlui rponds.

    Matelot ! Mais, mon fils, faut avoir t novice.

    Eh ben ! Je me ferai novice. Mais, mon pauv petit gars, nous ne

    pouvons pas te prendre avec nous, lquipage est complet.

    Tu ferais mieux de tembarquer au marchand.

    Moi, je me plaisais dj tout plein avec ces braves gens-l. Je tirais des plans pour rester prs deux, toujours par rapport la chose du Tour du monde.

    a les a fait rire de plus belle. Ils ont eu beau mexpliquer quun matelot ne

    voyait rien, quil ne descendait que rarement terre, et quil ne connaissait pas plus les pays trangers quil traverse, quun cocher domnibus lintrieur des monuments quil trouve sur sa

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  • route. Moi, plus ttu que la mule Jean-Baptiste, je

    nai pas voulu en dmordre. Comme par un fait exprs, une place se

    trouve tout coup disponible bord. Une vilaine place. Ah ! Si javais su !...

    Bref, un soutier tant mort la veille, on me proposa de prendre sa place.

    Soutier ! Jsavais autant ce que ctait, quun membre du bureau des longitudes.

    Je lai appris plus tard. Quand on pense que jai fait je ne sais

    combien de milliers de lieues sans apercevoir ni le ciel ni la mer, que jai pass six mois de mon existence, transporter du charbon, de la soute dans les chaufferies, huit mtres au-dessous du pont.

    Un vrai voyage sous-marin, quoi ? Jtais vol ! Mais vol comme si pour voir un spectacle, jtais rest dans le sixime dessous, pendant toute la reprsentation.

    Ctait pire quun voyage en chambre !

    94

  • a a march de cette faon-l jusquau jour o je suis venu Saint-Louis sur un bateau de ltat.

    Jtais chauffeur lpoque. Je montais en grade.

    L, jai enfin pu aller terre, voir du pays, des arbres en zinc qui rappelaient les dcors de la Porte-Saint-Martin, mais pas si bien arrangs.

    Jai connu des ngros. Je me suis enfin ddommag de la vue perptuelle des fourneaux de la machine.

    Puis, on ma envoy au Gabon. Cest quelque temps aprs, msieu ldocteur, que vous avez t croch par les moricauds. Pour lors, comme je nai jamais la fivre, et que je me porte comme un charme dans ce pays que chacun trouve malsain, on ma dtach sur la chaloupe qui venait votre recherche.

    a mallait. Et voil. Je crois que cette fois-ci, je

    commence mon vrai tour du monde ! Voyez-vous, cte ptite couquinasse,

    95

  • exclama le docteur avec son bon gros rire... Mais, cest trs bien, trs bien, trs bien !

    Et comme a, continua le brave marin, en passant tout coup un tutoiement, non moins affectueux que familier, sais-tu bien que te voil un matelot fini !

    Un matelot fini ! Friquet nen pouvait croire ses oreilles.

    Cest que, voyez-vous, il faut savoir ce que contient dloges, ce simple mot, et combien un marin est fier de se lentendre appliquer.

    On dit dun gnral, cest un soldat !On dit dun amiral, cest un matelot !Lun et lautre senorgueillissent de ce titre.

    Tous les militaires ne sont pas des soldats, tous les marins ne sont pas des matelots !

    Et le docteur, un chirurgien de la marine franaise, un vieux brave qui avait laiss partout des morceaux de sa peau, qui avait travers vingt pidmies, et mrit je ne sais plus combien dordres du jour, proclamait un vrai matelot ce moussaillon de Friquet.

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  • Il y avait l de quoi tourner la tte au gamin, et nous devons confesser, en historien consciencieux, quelle lui tournait positivement.

    Merci, docteur, dit-il rellement mu, a me fait rudement de plaisir que vous pensiez tant de bien de moi.

    Un matelot fini !... On tchera dtre toujours digne de ce titre.

    On sait ce quil vaut. Faudra que japprenne le mtier, prsent.

    Car, pour vous dire la vrit, je connais la manuvre comme les singes savent monter aux arbres, cest--dire dinstinct, et a ne suffit pas.

    Mon fils, tu tais dj matelot quand tu as repch le cabillaud du pont des Arts, et tous ceux de la chaloupe tont regard comme tel quand tu as sacrifi ta vie pour eux.

    Tu es un brave, mon fils ! Cest moi qui te le dis. Et le docteur Lamperrire sy connat.

    Tiens, cest vrai, dit Andr. Nous ignorions votre nom. Les vnements se sont succd avec une telle rapidit, que jusqu prsent nous ne

    97

  • vous connaissions que par votre titre. Eh ! Voil, Lamperrire, docteur-mdecin,

    natif, comme vous pouvez le croire, de Marseille. Comment voulez-vous que jaie pu natre

    ailleurs. Si lhistoire de ce Parisien de Friquet est

    curieuse, la mienne est bien extraordinaire. Je vais vous la raconter. Au moment o le docteur allait commencer sa

    narration, une fusillade enrage retentit de tous cts.

    Des cris, ou plutt des hurlements qui navaient rien dhumain, mls des aboiements de chiens en fureur, et au tintamarre colossal des instruments de musique, accompagnaient les dtonations.

    Les Osybas taient-ils attaqus ? Ctait peu probable.

    Ils semblaient en proie une gaiet folle. Gaiet alarmante, eu gard la situation des trois Europens.

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  • Sils sont si joyeux, tant pis pour nous, disait Friquet. Cest le cas de dire : La joie fait peur.

    La fusillade redoublait dintensit. Savez-vous, dit Andr, que pour des gens

    court de poudre, nos sauvages ne sont gure conomes.

    Je ny comprends rien, reprit le docteur.Le jour venait avec la rapidit particulire aux

    rgions quatoriales.La nuit stait passe si rapidement, grce au

    rcit des aventures de Friquet, que nos trois amis en voyant de nouveau le jour travers le clayonnage de la case, nen pouvaient croire leurs yeux.

    Pourvu que ce ne soit pas encore leur damne cuisine.

    Oh ! Non, pas av