Le Témoignage des oliviers

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Le Témoignage des oliviers Jean Burlet

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Le Témoignage des oliviers

Jean Burlet

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Le Témoignage des oliviers

Jean Burlet

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Cordoue : « l’ornement du monde » !

« Dieu, après avoir créé le monde, exauce presque tous les vœux des premiers habitants d’Al-Andalus. Il dote la vallée mythique du Guadalquivir de la terre la plus fertile possible, d’un grand fleuve pour l’irrigation, d’un climat doux pour les cultures, d’un ciel bleu constellé d’étoiles pour la poésie et d’un air incomparable. Mais, au moment de confier ce pays à des gouvernants dignes de ce nom, le Créateur avance l’argument suivant : si un lieu comme celui-là bénéficie du meilleur gouvernement possible, personne ne voudra cultiver les vertus pour gagner le paradis. »

Légende andalouse du XIème siècle.

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Nous sommes au début du huitième siècle en Ifriqiya (Tunisie) où le gouverneur omeyade Moussa Ibn Noçaïr pratique une habile politique d’assimilation. Elle permet aux locaux, en l’occurrence les berbères, d’entrer dans l’armée et de se voir confier des postes de commandement. Ses troupes sont donc composées de populations d’origines ethniques très diverses entourées d’arabes chargés de poursuivre ou de renforcer l’islamisation. Il nomme Tariq ibn Ziyad au poste de gouverneur de la ville de Tanger dans le but d’organiser la logistique pour partir à la conquête de l’Espagne. En l’an 711 Moussa Ibn Noçaïr ayant jugé l’islam bien ancré au Maroc envoie une missive à Tariq ibn Ziyad l’enjoignant de traverser les 14 km du détroit pour prendre pied en Espagne. Arrivé à proximité des côtes espagnoles il donne son nom au rocher qu’il découvre : la montagne de Tariq. Soit en arabe, Djebel Tariq, (Gibraltar). Son contingent composé majoritairement de tribus berbères converties est accompagné de quelques arabes chargés d’apprendre

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le Coran à ceux fraîchement convertis ou à le devenir. Les envahisseurs sont aidés par la population juive. De même que les juifs d’Afrique du Nord harcelés par le pouvoir byzantin ont apporté leur soutien aux musulmans, la communauté juive d’Espagne soutient ceux qu’elle considère comme des libérateurs. À l’issue de la bataille de Guadalete, juillet 711, et la mort du dernier roi Wisigoth Rodéric les arabes victorieux pénètrent rapidement dans le pays. À la fin de la même année les villes de Cadix, Malaga, Grenade, Séville, Cordoue, et la capitale Tolède sont sous le contrôle des armées arabes. L’année suivante elles progressent vers le nord et s’emparent notamment de : Guadalajara, Saragosse, Amaya, Gijon. Moussa Ibn Noçaïr met son fils, Abd al-Aziz ibn Musa bin Nusair à la tête de l’armée. Celui-ci installe le siège du gouvernement des omeyades à Séville pour des raisons stratégiques : la ville est proche du détroit et facilite l’arrivée de renforts. Elle devient la première capitale d’Al-Andalus.

Il faut trois ans aux troupes musulmanes pour conquérir la quasi-totalité de l’Espagne à l’exception notoire du Nord. L’Espagne devient une province musulmane et toute la population passent sous la domination des Arabes. Ces nouveaux conquérants sont en grande majorité berbères. Les arabes sont peu nombreux et laissent volontiers la garde de leurs conquêtes aux juifs, signe d’une confiance, d’une bienveillance et d’une tolérance à leur égard inconnu jusqu’alors dans le monde chrétien.

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Les nouveaux conquérants originaires des déserts d’Arabie découvrent les forêts de Cadix, les neiges éternelles de la Sierra Nevada au-dessus de Grenade, les plaines fertiles du Genil et du Guadalquivir. Un oasis de bien-être selon la vision qu’en ont les nouveaux habitants d’Al Andalus qui couvre la majeure partie de la péninsule Ibérique à l’exception notamment des Asturies, Don Pelayo ayant en effet arrêté la progression des envahisseurs à Covadonga. [Les Maures resteront en deçà des Pyrénées après leur défaite à Poitiers devant Charles Martel en 732.] Seul prince omeyade rescapé du « banquet de réconciliation », exilé de Damas l’année précédente, arrivé tout droit de l’Égypte, Abd al-Rahman proclame en 756 Cordoue capitale du nouvel émirat indépendant : Al Andalus. Le charismatique Abd al-Rahman Ier parvient à fonder un État dans la péninsule Ibérique en perpétuant la dynastie Omeyade. Il assoit progressivement son pouvoir en affrontant les rebellions, les complots et par ses talents de diplomates parvient à maintenir l’ordre au sein de la population andalouse. Son émirat reste soumis au calife de Bagdad uniquement dans le domaine religieux. Il s’établit dans le palais wisigoth près du

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Guadalquivir et cherche un lieu de culte pour les nouveaux arrivants musulmans dans l’attente de la construction d’une mosquée. Au cours des premières années chrétiens et musulmans se partagent la basilique Saint-Vincent proche du palais. Celle-ci, construite par les Wisigoths sur le site d’un temple romain, est transformée en mosquée. Car autant pour des raisons pratiques que pour montrer son attachement à l’héritage romain et wisigothique il réutilise les matériaux ainsi que certains des aspects architecturaux. De même qu’il permet aux chrétiens de construire de nouvelles églises. Le nouvel émir nostalgique de sa ville natale demande que le mihrab de la Mezquita de Córdoba soit orienté vers Damas et non vers la Mecque.

L’édifice initial de forme rectangulaire est composé de onze nefs, séparées par de fines colonnes de marbre, comprenant chacune douze travées disposées face à la cour carrée intérieure le : « patio de los naranjos » – cour des orangers –. La salle de prière se situe à l’opposé du minaret.

Son arrière-petit-fils Abd al-Rahman Il qui succède à Al-Hakam Ier comme quatrième émir omeyade trouve un État pacifié. Considéré comme le chef d’État musulman le plus cultivé de son époque, ce mécène et protecteur des arts et des lettres, met à profit la pacification de l’émirat pour développer la civilisation andalouse. Il fait venir à sa cour le poète et grand musicien luthiste Ziryab. Chanteur déjà célèbre ce théoricien de la musique exerce ses talents dans la nouvelle capitale andalouse et crée le premier conservatoire de musique en Europe. Riche, raffiné, maître de l’élégance et de l’art de vivre il passe pour avoir fait découvrir en Europe les jeux d’échecs et le polo. Mais au-delà, ses manières l’amènent à révolutionner l’art de la table, son ornement et l’ordonnancement des plats tels qu’on les respecte aujourd’hui encore. Non content de voir sa cour considérée comme la plus brillante d’Europe attirer savants et poètes d’Orient, Abd al-Rahman II envoie un éminent émissaire en Mésopotamie pour rechercher, acheter ou recopier des ouvrages scientifiques traduits du grec ou du persan. Il subventionne richement astronomes et médecins, jouit de son droit de préemption sur toutes les marchandises importées pour s’offrir les livres les plus précieux arrivés d’Arabie ou de Constantinople. Les marchandises les plus prisées et les plus chèrement payées en Andalousie sont alors les livres rares. Malgré l’essor que connaît la civilisation andalouse il n’oublie pas de réorganiser l’armée et de prendre les dispositions nécessaires pour faire face aux incursions des vikings qui seront systématiquement refoulés malgré leurs multiples tentatives au cours du siècle à venir.

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À Damas les Abbassides ont succédé aux Omeyades à la tête d’un gigantesque empire devenu ingouvernable au-delà des régions autour de Bagdad. Les gouverneurs de province prennent peu à peu leur indépendance vis-à-vis de leur calife. À l’extrémité occidentale de cet empire c’est tout naturellement que Abd Al-Rahman lll s’autoproclame calife de Cordoue le 16 janvier 929 et rompt les liens avec Bagdad. Il devient commandeur des croyants et défenseur de la foi an-nâcir lidîni’llâh.

Le mélange des cultures d’origines diverses qui s’est produit au cours de ces deux siècles est à l’origine d’un enrichissement mutuel et d’un foisonnement culturel sans précédent permettant de préserver les antiques savoirs par l’épanouissement de la culture judéo-arabe en Espagne. Les Juifs de Cordoue contribuent à la prospérité du pays en s’adonnant à l’étude des sciences et au commerce, en particulier celui de la soie et des esclaves. Ceux de Tolède se spécialisent dans les traductions de textes arabes en langues romanes ainsi que de textes hébreux et grecs en arabe. Ils contribuent aussi à la botanique, à la géographie, à la médecine, aux mathématiques, à la poésie et à la philosophie. De nombreux Juifs atteignent une haute position économique ou sociale et leur culture fortement influencée par la culture arabe connaît un véritable âge d’or.

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Au pied de la sierra Morena, sur les flancs du Djebel el-’Arus, à quelques encablures de Cordoue, s’étend la nouvelle cité de Madinat al-Zahra. (Zahra, « La Fleur » en arabe, nom de l’épouse du calife). Édifiée à flanc de coteau ses concepteurs jouent de la topographie des lieux pour réaliser une architecture innovante et audacieuse se développant en terrasse. De nombreux artisans orientaux venus de Bagdad, Damas et Constantinople vont réaliser au début des années 930 une ville nouvelle avec l’apport des mosaïstes byzantins, romains et carthaginois, des marbriers ainsi qu’une multitude d’artistes de toutes spécialités. Les matériaux sont importés de Syrie, de Tunisie, de France. La ville comprend la cour personnelle du souverain et l’ensemble des services et organes d’administration du califat Abd al-Rahmân III. Dans sa partie supérieure où l’air est plus frais et la vue sur le Guadalquivir dégagée se trouvent les bâtiments réservés à la cour et à l’administration ; en contrebas des grands jardins où l’eau s’écoule en serpentant parmi les plantations exotiques. Plus bas la médina avec les artisans et les commerçants puis en dessous la mosquée au cinq nefs perpendiculaires à la qibla. La circulation se fait par des rues pentues, voûtées mais éclairées. Le secteur résidentiel privé dédié aux habitations califales et dignitaires est constitué de vastes

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cours autour desquelles s’organisent des pièces d’habitation. Un autre secteur à l’Est comporte des espaces semi-publics et officiels auxquels on accède par une route venant de Cordoue après avoir traversé une vaste esplanade. Sur cette voie qu’empruntent les ambassades et les hôtes de marque on trouve le Dâr al-Jund, grande résidence d’un important dignitaire. Le Salon Rico, pavillon de réception de Abd al-Rahmân III situé au centre de la ville, ouvre sur un grand bassin, des jardins, des fontaines de mercure et des marbres sertis de rubis et de perles. On retrouve dans ce palais du calife des éléments architecturaux semblables à ceux de la grande mosquée de Cordoue d’origine : des arcatures reposant sur des colonnes de marbre alternativement rose et bleu, claveaux alternés rouges et blancs, chapiteaux et base de colonne en marbre finement travaillés. La richesse de la décoration de ce pavillon révèle la maîtrise technique et artistique atteinte au cours du règne d’Abd al-Rahman III. Celle-ci est remarquable par l’agencement et la pureté des matériaux utilisés : marbres blancs pour les sols et les bases, marbres gris ou roses pour les socles et les colonnes, grès des ornements dessinant des motifs floraux ou géométriques, des figures simples et juxtaposées ou encore des feuilles d’acanthe et de vigne. Toutefois, ce sont les grands pilastres qui ornent l’entrée qui constituent l’élément le plus remarquable. Ils marquent en effet, avec le plaqué des murs, le plus grand progrès de l’époque en matière de décoration puisqu’ils associent les influences orientales avec les connaissances déjà assimilées du classicisme. Toutes les pièces de résidence sont ouvertes sur l’extérieur autour d’un patio central. Les souverains et ambassadeurs européens sortis tout droit de leurs vastes châteaux sombres, froids et impersonnels sont éblouis devant le décor qui s’offre à eux : la plaine du Guadalquivir qui s’étend au loin, la luminosité, l’air, les fleurs et plantations exotiques, les orangeraies et l’eau toujours présente dont la fraîcheur apaisante invite à flâner. « Au pied des grenadiers, des palmiers, des pommiers, au pied de toute merveille portant feuillage nous nous étendrons ; dans les vignes nous cheminerons et dans un palais spacieux construit de pierres nobles, croisant de beaux visages, nous nous délecterons. »

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Le médecin personnel et proche conseiller de Abd al-Rahman III est juif : Hasdaï ibn Shaprut. Diplomate et mécène il connaît l’hébreu, l’arabe, le grec et le latin. Premier Juif à accéder à une telle fonction, il a gagné les faveurs de son maître par ses manières, sa personnalité, ses connaissances, son savoir. Il travaille sur l’œuvre de Saadia Gaon, l’une des plus hautes autorités rabbiniques et scientifiques de son temps, dont il est un fervent admirateur. Hasdaï ibn Shaprut met à profit

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son prestige et sa position pour se constituer et entretenir une cour personnelle de gens de culture à l’instar du calife. Il joue sur la rivalité entre le califat de Cordoue (Omeyyades) et celui de Bagdad (Abbassides) pour recueillir Moïse ben Hanokh qui établit en Espagne le savoir des académies talmudiques de Babylonie. Il contribue à en faire un centre intellectuel et religieux indépendant dont la direction est assurée par son fils Moshe ben Hanokh. Hasdaï ibn Shaprut plus que fidèle conseiller de Abd al-Rahman III, devient son confident et exerce officieusement les fonctions de vizir dont il n’a pas le titre du fait de sa judéité. Il est responsable des affaires étrangères ainsi que des douanes et du droit d’accostage dans le port de Cordoue principale voie du commerce extérieur.

De tous les gouverneurs d’Al-Andalus, Abd Al-Rahman lll est celui qui contribue le plus à la puissance du pays. Dès son arrivée sur le trône il met fin à la division du pays en proie à l’anarchie et aux mains des nobles. Al-Andalus sans cesse victime des attaques et des pillages des rois chrétiens au nord avant son arrivée est aussi menacé au sud par les fâtimides. Au cours de son règne Abd Al-Rahman surmonte toutes ces difficultés et donne une puissance jusque-là inégalée car le califat contrôle également toutes les routes de la Méditerranée. À la tête d’une armée nombreuse et disciplinée il est en mesure de faire face sur les fronts nord et sud incitant tous les souverains à obtenir une alliance avec Al Andalus. Les sciences et l’art, le commerce et l’agriculture sont florissants. La solide réputation de la capitale andalouse franchit les frontières jusqu’en Germanie pour être surnommée par la religieuse saxonne Hrotsvita Gandersheim : « l’ornement du monde ».

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L’Âge d’or judeo-musulman

« Un royaume se gagne en compulsant les livres » Al Mutamid ibn Abbad-souverain sévillan et poète – (1040-1096)

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La Mezquita de Córdoba est agrandie à trois reprises par les successeurs d’Abd al-Rahman Ier, notamment Abd-El-Rahman II de 821 à 852, puis al Hakam II de 961 à 976 et Al Mansûr. La longueur des travées est presque doublée et ce qui frappe à l’intérieur de l’édifice c’est le nombre impressionnant de colonnes de marbre, de granite et de jaspe. Sur ces colonnes reposent des arcades doubles en brique et pierre blanche qui permettent d’avoir un plafond haut, et donnent à l’édifice une impression de légèreté : on compte actuellement 850 colonnes ; 19 nefs entrecoupées par 36 autres. Comme dans toutes les mosquées il n’y a aucune représentation humaine ni divine, la décoration composée de cristaux de mosaïques éclairées par 800 lampes à huile parfumée est essentiellement géométrique ou calligraphique. Le minaret de 267 marches a été construit sous Abd al-Rahman lll. Lors de chaque modification, le mihrab placé au fond de l’allée principale dut être reconstruit. L’actuel, joyau de ce monument monté avec l’aide d’artistes byzantins envoyés à Cordoue par l’empereur de Byzance Nicéphore II, est une énorme coupole monolithique en marbre blanc superbement décorée de mosaïques inspirées des édifices religieux de l’Empire byzantin. Si la mosquée est avant tout un lieu de prière en commun renforçant les liens de la communauté des fidèles, sa fonction dépasse la seule piété. C’est aussi un espace qui remplit les fonctions politiques, elle sert de cadre à la cérémonie d’investiture des émirs, des califes et de leurs successeurs. La mosquée où les nécessiteux sont accueillis, joue un rôle social par les rencontres et les échanges qu’elle permet allant jusqu’à abriter des parties d’échecs acharnées.

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Le dernier vrai calife omeyyade Hishâm II a onze ans à la mort de son père Al Hakam  II en 976. Al-Andalus dont la force repose sur la cohabitation des différentes ethnies, forme alors l’État le plus puissant d’Occident craint des petits royaumes chrétiens alentours. L’industrie et le commerce favorisés par Abd al-Rahman III permettent à de nombreux andalous de faire fortune de manière rapide générant l’émergence de nouvelles familles ignorantes de la culture andalouse. Une nouvelle noblesse au comportement hautain peu respecté par une population qui ne cesse de se plaindre des vexations dont elle est victime. Le mécontentement gronde, une lutte des classes est en train de germer dans la cité manufacturière de Cordoue où vivent des milliers d’ouvriers. Le jeune prince Hishâm II placé sous tutelle lors de son intronisation n’a été maintenu à son poste dans l’ombre du palais uniquement pour user du pouvoir de délégation des fonctions régaliennes. Dans les faits ce sont le chambellan Ibn Abî’Amir, devenu al-Mansûr, puis ensuite ses fils qui tiennent les rênes du pouvoir. Ils sont à l’origine d’erreurs politiques dont notamment la nomination d’un calife sans ascendance qurayshite et n’appartenant donc pas à la tribu du Prophète. C’est alors qu’éclate la révolution de Cordoue le 15 février 1009. La foule s’en prend tout à la fois au représentant du pouvoir contraignant le calife Hishâm d’abdiquer, qu’à la majestueuse résidence amiride de Madînat al-Zâhira. Édifiée par al-Mansûr à l’est de Cordoue elle se voulait le pendant de l’incomparable résidence califale de Madînat al-Zahrâ, d’Abd al-Rahmân al-Nâsir. Un événement qui marque le début d’une période troublée aux allures de guerre civile entraînant à terme la partition du territoire califal omeyyade en plusieurs royaumes : les mulûk al-tawâ’if, « royaumes nés de la partition », ou royaumes des Taïfas. Ce « remembrement territorial » permet à plusieurs groupes de prendre le pouvoir localement autour d’une ville : les « andalous », émirats formés autour de grandes familles implantées depuis le huitième siècle ; les « esclavons », issus de fonctionnaires recrutés dans l’armée et l’administration dont leurs émirats se situent essentiellement sur la côte du Levant : Murcie, Almeria, Dénia, Valence… ; enfin les « berbères » : émirats formés autour des guerriers berbères fraîchement arrivés et installés dans le sud de la péninsule : Algésiras, Grenade, Malaga. Souvent analysé comme l’amorce du déclin de l’Espagne musulmane devenant ainsi une proie plus facile pour la Reconquista chrétienne, on peut y voir tout aussi bien le désir d’une émancipation politique face au puissant califat, une décentralisation du pouvoir, une régionalisation avant l’heure. De manière inédite en effet, en Al-Andalus, les élites jouent un rôle déterminant dans la prise de pouvoir en s’appuyant à plusieurs reprises sur le peuple. On voit éclore quelques gouvernements urbains exercés par des élites civiles comme les Banû Jawhar à Cordoue, ou les Banû’Abbâd à Séville, ainsi que des instances informelles, les mashyakha, sortes de conseils municipaux, à Tolède et sur la côte du Levant. Des

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expériences « démocratiques » révélant un réel dynamisme politique hautement profitable à la culture et à la science, chaque émir rivalisant dans ce domaine avec les différents Taïfas.

C’est à cette époque que fleurissent les plus grands poètes judéo-espagnols comme Salomon ibn Gabirol, Moïse ibn Ezra et Juda Halévi. Le croisement entre les cultures d’origines diverses engendre de riches apports culturels dans les sciences humaines, scientifiques, artistiques notamment. Dounash HaLevi ben Labraṭ (920-990) poète et grammairien hébraïque inaugure un nouveau style poétique hébreu en utilisant la prosodie, la métrique arabe dans sa versification. De même que la grammaire arabe fondée sur les origines grecques donne naissance à la grammaire juive. Ces « emprunts » sont sources de polémiques constructives avec Menahem ben Sarouḳ notamment, controverses qui contribuent à l’âge d’or de la culture juive en Espagne. Cette fructueuse émulation s’illustre à travers le livre d’Averroès, « Commentaires sur la république de Platon ». [Disparu dans sa langue d’origine, l’arabe, il nous est parvenu en hébreu retraduit en arabe par un professeur d’université de Rabat.]. À Grenade Samuel ibn Nagrela est le premier Juif, et l’un des rares, à accéder aux fonctions de grand vizir et de chef des armées.

Né à Madinat al-Zahra où il a grandi, Khalaf ibn Abbas Al-Zahrawi (936 1013) connu sous le nom d’Abulcasis, s’impose comme le meilleur représentant et le grand maître de la chirurgie hispano-arabe à Cordoue à la même période où Avicenne à Bagdad développe lui aussi des compétences inestimables en différentes matières. La rivalité ou l’émulation entre abbassides et omeyades bénéficient à l’ensemble de l’humanité qui assiste à la naissance de la chirurgie moderne. Abulcasis élabore une encyclopédie de médecine « Al-Tasrif liman Aegiza an al-Ta’lif » – la pratique – de mille cinq cents pages, divisée en trente volumes dont le dernier consacré entièrement à la chirurgie reste le plus précieux. Il est à l’origine de sa notoriété qui va traverser les siècles puisque cinq cents ans plus tard les programmes de chirurgie dans les universités de médecine de Montpellier ou de Salerne y font référence. Le volume relatif à la chirurgie est traduit en latin par Gérard de Crémone cent cinquante ans après et sera réédité à dix reprises dans cette langue avant d’être traduit en français, en hébreu, en anglais et en provençal. Son encyclopédie abonde d’illustrations et de schémas car il conçoit et réalise près de deux cents instruments de chirurgie : bistouri, ciseaux, sonde, cathéter, scie, attelle, otoscope etc. Le Docteur Leclerc le traduit en français au XIXe siècle et l’historien américain George Sarton écrit de manière plus générale sur l’apport des musulmans à la science et l’humanité : « Grâce à leurs recherches médicales, ils n’ont pas seulement élargi les horizons de la médecine, mais élargi les concepts humanistes en général. […] Par conséquent, il ne peut guère s’agir d’un hasard si ces recherches devaient inévitablement les conduire au-delà de ce qui était à la portée des maîtres

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Grecs. Si on considère comme symbolique que le plus spectaculaire succès de la moitié du vingtième siècle soit la fission atomique et la bombe nucléaire, il ne semble pas fortuit que l’effort médical des premiers musulmans ait pu conduire à une découverte qui a été tout aussi révolutionnaire mais peut-être plus bénéfique. »

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En Espagne bien sûr mais aussi en Perse, en Égypte, au Maghreb, les nouveaux maîtres de l’empire musulman rivalisent aussi bien dans le domaine du faste que celui de l’esprit. Plusieurs centaines de milliers de volumes sont réunis dans la bibliothèque de Cordoue digne de celle qui a fait la réputation d’Alexandrie. Bibliothèques andalouses dans lesquelles les femmes ont toute leur place et où certaines d’entre elles s’adonnent aux cours de poésie ou de calligraphie. Les grandes écoles de médecine arabe ou de langue arabe se situent à Bagdad, Ispahan, Shiraz, Damas, Le Caire, Kairouan, Cordoue, Tolède, Séville et Saragosse.

Abu Ali al-Hussein ibn-Abdullah Ibn-Sina d’origine perse, connu sous le nom d’Avicenne en Occident, est l’un des plus grands savants de son époque à la fois philosophe, médecin, mathématicien et astronome. Parfait représentant de l’universalité des connaissances. A dix ans il connait le Coran, l’arabe littéraire, la philosophie, les lettres grecques, mais s’intéresse à tous les domaines de la pensée du savoir et ne néglige aucune discipline. Il achève ses études de droit à seize ans ; s’intéresse à l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, aux sciences de la nature et la médecine ; se passionne pour la musique, la littérature, la poésie. Sous la direction d’un médecin chrétien, Abu Mansur al-Hasan ibn Nuh al-Qumri, il termine ses études de médecine à dix-huit ans et, obligé de gagner sa vie, met de suite en pratique ses connaissances médicales qui lui valent sa célébrité. A vingt-et-un ans il écrit son premier livre de philosophie et entame la traduction et le résumé des œuvres d’Hippocrate et de Galien, qu’il annote scrupuleusement. A vingt-deux ans, après la mort de son père, il intègre l’administration. Admis à la Cour de Boukhara il peut fréquenter la très riche bibliothèque du palais royal. Il devient Premier Ministre (Vizir) et médecin du Prince Nub-Ibn-Mansur, souverain de Samanid à Boukhara. Puis peu après Vizir d’Ali ibn Maimun, le souverain de Khawarazm ou de Khiva. Passionné par les affaires juridiques de l’État il est nommé plusieurs fois ministre et se forge une solide réputation. Proche des princes sa vie n’est qu’une succession de désignations, de destitutions, d’emprisonnements et d’évasions. Confronté tout aussi bien aux sollicitations qu’aux jalousies, convoité ou poursuivi, il fait l’objet de très fortes pressions que lui confèrent sa personnalité et son influente autorité. Sous le coup d’un possible enlèvement par le Sultan Mohammed

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El-Ghazin, il mène une vie itinérante, mouvementée. Obligé de fuir Boukhara il en profite pour découvrir et parcourir le Turkestan. Théologien éclairé il tente de réintégrer le dogme dans son élaboration philosophique car pour lui la métaphysique doit apporter la preuve de l’existence du Dieu créateur. Philosophe de renom il commente l’œuvre d’Aristote dont la logique lui paraît insuffisamment orientée vers une application proche de la vie. Sa rigueur scientifique l’amène à rapprocher les théories grecques au niveau de ses études du concret. La logique est la science instrumentale des philosophes. Écrivain de talent, orateur, politicien, il lègue à la médecine son œuvre : Al Qanun Fi-Tibb (« Canon »), manuel de référence des écoles européennes jusqu’au dix-septième siècle. Pour lui « Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s’il n’eût jamais existé. »

Al-Biruni (Abu’l-Rayhan Muhammad ben Ahmad al-Biruni) né en 973 à Kath capitale de Khwarizm est un pluridisciplinaire selon « la norme » chez les savants arabo musulman. Il étudie « l’ensemble des sciences participant à l’intelligence du monde voulue par le Créateur » et rédige des traités dans des disciplines aussi diverses que l’astronomie, la géologie, la minéralogie, la chronologie, la physique, la médecine, la pharmacologie, la botanique, la géographie, l’histoire, la philosophie, mais aussi l’ethnologie. Il parle sept langues : le sogdien, l’arabe, le turc, le persan, le syriaque, l’hébreu, le grec, avant d’apprendre plus tard le sanscrit, langue scientifique, religieuse et littéraire de l’Inde ainsi que divers dialectes de ce pays. Pour ses connaissances étendues ses pairs le dénommaient « le Maître ». Il rédige la biographie de Rhazès, écrit un ouvrage intitulé Chronologie (Al-qânûn al-Mas’ûdi) ou Vestige des siècles passés traitants d’astronomie, d’astrologie de sciences naturelles. Après quelques échanges de correspondance avec Avicenne sur des questions de physique et de philosophie il rompt cette relation par suite de désaccords. Avec des instruments de son invention il calcule la latitude de Kath au sud-ouest de l’actuel Ouzbékistan, découvre la force d’attraction terrestre sept siècles avant Newton ; bien avant Copernic, après Aristote et Ptolémée il envisage la rotation terrestre sur elle-même et autour du soleil. Il calcule par triangulation le rayon de la terre qu’il établit à 6339,6 km (six siècles avant les Européens, et surtout avec seulement 0,24 % de différence avec la valeur connue actuellement), il indique pour la longueur de l’année tropique le chiffre de 365 jours, 5 heures, 46 minutes et 47 secondes. Une valeur inférieure d’à peine deux minutes à celle obtenue avec les appareils et méthodes de calculs actuels. En sa qualité de linguiste et d’ethnologue, il rédige « Le livre de l’Inde » après avoir accompagné le souverain turc Mahmud de Ghazni dans le nord-ouest de l’Inde. Il réalise en cette occasion une description de grande valeur sur la religion et la philosophie du sous-continent ainsi que sur les mœurs de ses habitants. Dans la civilisation musulmane médiévale le savant est

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toujours un homme de lettres. Al-Biruni n’échappe pas à la règle, il est également traducteur, poète ainsi qu’homme d’esprit. Au reproche de religieux sur l’utilisation des noms issus du calendrier byzantin il réplique : « Il se trouve par ailleurs que les Byzantins se nourrissent ; sans doute devrions-nous nous interdire de les imiter… ».

[En 1970, l’Union astronomique internationale lui a rendu hommage en attribuant le nom d’Al-Biruni à un des cratères de la lune.]

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Exception faite de Bagdad, l’époque médiévale n’a jamais compté autant de personnalités juives de haut rang dans les sphères économiques et politiques qu’à cette période. Les juifs d’Espagne sont alors de féconds créateurs et produisent dans une parfaite osmose avec les intellectuels musulmans des œuvres culturelles d’une richesse littéraire, philosophique, poétique, mathématiques, scientifique, architecturale… qui vont éblouir l’Occident. Ce qui n’est pas exempt de tensions et même de massacres tels que ceux de Grenade en 1066. À cet égard le destin de la famille juive ibn Naghrîla – Samuel, le père, et Joseph le fils – symbolise bien toute l’ambivalence des relations entre « communautés confessionnelles minoritaires » et musulmans. Samuel Naghrîla, comme l’un de ses prédécesseurs Hasdaï Ibn Shaprut, est l’auteur d’un parcours impressionnant. À la fois poète et homme d’épée il devient ministre des finances, chef de guerre peut-être, tout en gardant malgré sa puissance l’humilité que lui confère son statut de dhimmi. Un statut stable accordé sous certaines conditions aux minorités confessionnelles dans le monde musulman comme les juifs donc, mais aussi les bouddhistes et hindous en Inde, les zoroastriens en Iran et les chrétiens de toutes obédiences. Une condition d’infériorité qui les contraint à se comporter avec humidité à l’égard des musulmans qui les entourent. Mais un statut protecteur inconnu par les juifs persécutés dans le monde chrétien et dépendant du bon vouloir des rois et des Papes. Contrairement à Samuel Naghrîla, son fils Joseph se montre moins prudent après avoir grandi dans l’opulence et la griserie du pouvoir. Un siècle plus tard, dans son ouvrage historique « Sefer ha-Kabbalah » – Livre de la Tradition –, le rabbin Abraham ibn Dawd Halevi, médecin, historien et philosophe, parle de Joseph en ces termes : « … de tous les bons traits de son père, il ne lui en manquait qu’un : l’humilité […]Il est fier de ses privilèges et les princes berbères le jalousent […] il devint altier jusqu’au point de destruction ; les nobles philistins (berbères) devinrent jaloux de lui, jusqu’à ce qu’il soit assassiné… ».

En effet Joseph Naghrîla, auteur d’un pamphlet à l’encontre du pouvoir musulman amène celui-ci à conclure que le pacte de la dhimma est rompu. C’est le

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signe du déclenchement d’émeutes de la population musulmane à l’encontre de ce vizir juif puissant et ostentatoire. La lecture des quelques lignes d’un poème écrit par un juriste arabe, Abu Ishaq, à Grenade en 1066 et que rapporte l’historien Bernard Lewis est à cet égard très instructive :

– « Ne considérez pas le fait de les tuer comme une violation de la foi. Le fait de les laisser en vie serait une violation de la foi.

– Ils ont violé le pacte que nous avions avec eux, aussi comment pouvez-vous être tenus coupables contre les violateurs ?

– Comment peuvent-ils avoir un pacte, quand nous sommes insignifiants et eux prétentieux ?

– Maintenant nous sommes humbles, à côté d’eux, comme si nous avions tort et eux avaient raison ! »

Le terme de pacte fait expressément référence à la dhimma. L’appel au châtiment pour la violation de ce pacte ne justifie en aucune façon le massacre perpétré à l’encontre de la communauté juive de Grenade. Mais sa motivation trouve son origine dans des considérations « juridiques » anti dhimmis et non pas spécifiquement anti juifs. Un comportement rarissime comme l’écrit Bernard Lewis : « Des diatribes comme celles d’Abu Ishaq et les massacres tels que ceux de Grenade en 1066 sont des évènements relativement rares dans l’histoire islamique ».

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Au XIe siècle l’émergence de nouveaux pouvoirs de type « sultanien » de plus en plus puissants menacent le monde islamique. Si en Orient l’empire abbasside n’est pas dissout et conserve son intégrité territoriale et son unité politique avec l’arrivée des Turcs Seldjoukides, la rupture entre le pouvoir politique et militaire confié au sultan et l’autorité spirituelle et religieuse conférée au calife est consommée. Derrière l’unité de façade du califat de Bagdad se cache un pouvoir purement symbolique dans la plupart des provinces. C’est dans ce contexte que naissent et se développent de nouvelles dynasties non arabes en Égypte et en Afrique du Nord marquant une rupture avec l’exercice du pouvoir tel qu’il existe depuis l’époque du prophète. La dynastie des Almoravides, nomades berbères évoluant entre le Sénégal et le sud du Maroc convertis à l’islam sunnite, s’installe en 1042 pour dominer au cours du siècle suivant un empire s’étendant des confins orientaux du Maghreb à l’Andalousie. Sur les fondements de l’islam et la notion de guerre sainte, entraînée au maniement des armes, la dynastie Almoravides forme une confrérie de guerriers qui procèdent à une unification des territoires conquis tout en assurant la promotion d’une civilisation raffinée influencée par la culture

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andalouse. L’Andalousie fragilisée militairement par la perte de son unité nationale avec l’apparition des « Reyès des Taïfas » se trouve sous la menace de l’avancée des armées chrétiennes. Celles-ci commencent par en rançonner quelques-uns en contrepartie de leur « protection » à l’image de Séville. Abbad III ou Abû al-Qâsim Muhammad Al-Mu`tamid ben Abbad, homme politique, souverain chevaleresque, poète et ami des belles lettres accède au trône de Séville en 1065 à la tête de l’une des cours les plus brillantes de cette époque. Après avoir payé un lourd « tribut » à Alphonse VI de Castille il fait appel au sultan Almoravide pour lui venir en aide et éviter le sort connu par le royaume de Tolède repris par les chrétiens en 1085. Malgré l’aide apportée par Ruy Díaz de Vivar, chevalier mercenaire sans scrupules à la solde des armées musulmanes ou chrétiennes en l’occurrence, rendu célèbre sous l’appellation El Cid Campeador, le Cid, les Almoravides sortent victorieux de l’affrontement avec les troupes d’Alphonse VI de Castille. Mais ils en profitent pour s’emparer du royaume d’Al Mutamid ibn Abbad, le destituer en 1091 et l’exiler à Aghmat au Maroc. L’émir Youssef Ibn Tachfin poursuit son avancée pour occuper au fil du temps les royaumes de Castille, Navarre, Aragon ainsi que les comtés de Barcelone et d’Urgell, signifiant la fin de la période des Taifas. Il reçoit le soutien du calife abbasside de Bagdad car la proximité religieuse et politique de la dynastie Almoravides légitime aux yeux de celui-ci leur positionnement en qualité de défenseur de l’islam. Abandonné à son triste sort, Al Mutamid ibn Abbad meurt en 1095 après quatre ans d’exil douloureux au cours desquels il poursuit l’écriture de ses poèmes. Il rappelle sa grandeur passée, la douceur andalouse et se donne comme exemple de l’instabilité de la fortune.

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« Dieu le veut ! »

« Si vous allez à Jérusalem pour la libérer, si vous allez dans ce lieu qui est le lieu Sacré du Christ avec de nobles intentions selon la volonté de Dieu alors vous serez sauvés en massacrant l’ennemi ».

Pierre L’Ermite (appelé aussi Pierre le Petit, Pierre d’Achères ou Pierre d’Amiens.)

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Au cours du millénaire écoulé l’empire byzantin, ou empire romain d’Orient, a marqué l’histoire de l’Europe et du Proche-Orient par ses aspects culturels, scientifiques et architecturaux conservés et transmis par une brillante civilisation. Mais orphelin de la protection des légions romaines après la disparition de l’empire romain occidental, il se trouve dorénavant sous la menace directe de nouveaux conquérants. Par ailleurs bien que resté fidèle au christianisme l’émergence de querelles théologiques ainsi que l’aspiration de la papauté à s’immiscer sur la scène politique entraînent une séparation des églises d’Orient et d’Occident à l’occasion du schisme de 1054. S’ensuivent une crise institutionnelle et une période de grande instabilité pour l’empire aux prises d’une guerre civile d’une vingtaine d’années.

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Les Seldjoukides, éponyme de Seldjouk l’un des principaux chefs d’une tribu nomade originaire du Turkestan, émigrent vers le Proche-Orient pour s’établir en Iran vers le milieu du XIe siècle. Cette grande dynastie turque gagne la Transoxiane, puis la région de Boukhara où au contact des populations islamisées elle se convertit

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à la branche sunnite de l’islam et va considérablement influencer les domaines politiques, religieux et artistiques. Toghrul Beg, petit neveu de Seldjouk, devient le premier monarque d’Orient après la prise d’Ispahan et se déclare protecteur du calife abbasside en 1059. Son neveu Alp Arslân lui succède avec le titre de sultan rappelant son inféodation « symbolique » au calife de Bagdad. Le pouvoir des Seldjoukides est désormais bien ancré et ne se départit pas de sa position de dynastie sunnite constituant un soutien au calife et un rempart face au chiisme. Le sultan finit par conquérir l’Asie Mineure byzantine, prendre l’Arménie, ravager la Cilicie et s’emparer de Césarée en 1067. Malgré la clémence du sultan Alp Arslan la terrible défaite de Mantzikert en 1071 entraîne la déchéance de l’empereur byzantin Romain IV Diogène et la concession de l’ensemble de l’Anatolie aux Turcs. On distingue alors le sultanat de Rûm d’une part, recouvrant les anciennes provinces byzantines sur le territoire de l’Anatolie et d’autre part les Grands Seldjoukides qui depuis Bagdad gouvernent un vaste empire allant de la mer Égée au Turkestan et englobant l’ensemble de l’Iran, le Bahreïn actuel ainsi que les Villes Saintes d’Arabie. [Le terme « rûm » désigne les chrétiens orthodoxes en référence à l’Empire romain d’Orient dans lequel ils étaient majoritaires.] Une vingtaine d’années après le calme semble régner à nouveau à Constantinople sous le règne de l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène et les relations avec la papauté s’améliorent. Ce qui incite l’empereur à solliciter le pape Urbain II en 1095 en lui suggérant de présider un concile à Constantinople pour régler les questions en suspens entre les deux églises et quémandant l’aide des chevaliers chrétiens d’Occident pour « libérer » la Palestine aux mains des Seldjoukides depuis 1077. Dans le secret espoir en réalité de réintégrer la Palestine dans l’empire byzantin il envisage de recruter des mercenaires pour renforcer son armée. Mais les rumeurs « d’épreuves subies par les chrétiens » parvenues aux oreilles du Pape encouragent celui-ci à envisager un dessein plus vaste qu’un simple apport de quelques troupes. Dans un contexte général de recul de l’islam, en Espagne notamment, il songe désormais à une « guerre sainte ».

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Novembre 1095. Malgré le froid et la neige qui recouvre les alentours de Clermont, capitale de l’Auvergne, c’est une foule immense qui s’est rassemblée pour écouter la parole du Pape Urbain ll. Celui-ci, moine de Cluny, poursuit la réforme grégorienne de l’église engagée par son prédécesseur Grégoire VII et a réuni en concile ses évêques. Le clergé veut poursuivre et généraliser les « trêves de Dieu » en invitant les chevaliers à cesser leurs combats, à mettre fin aux guerres entre

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seigneurs féodaux et à respecter les non-combattants : femmes, enfants, ecclésiastiques, marchands. Au moment où le Saint-Père prend la parole c’est un silence empreint de respect mais aussi d’angoisse, de peur qui s’établit. Car de la Terre Sainte des nouvelles dramatiques pour la chrétienté se propagent dans l’Europe.

« … Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide. En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges (détroit du Bosphore). Dans le pays de Romanie (Byzance sous l’empire Romain), ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens, après avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même – vous, les hérauts du Christ (le Pape s’adresse aux évêques), à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne. À tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu… ». [Homélie du pape Urbain II le 27 novembre 1095 à l’issue du concile de Clermont, retranscrite plusieurs années après par Foucher de Chartres].

Les ecclésiastiques, tel le prédicateur Pierre l’Ermite, répercutent ce message auprès des fidèles qui lui réservent un accueil enthousiaste. « Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits. Une nation maudite a envahi ces contrées, une terre de chrétiens ; les a dévastés par le fer, le pillage, l’incendie. Arrachez ce pays aux mains de ces peuples abominables et soumettez-les à votre puissance. Si vous allez à Jérusalem pour la libérer, si vous allez dans ce lieu qui est le lieu sacré du Christ avec de nobles intentions selon la volonté de Dieu alors vous serez sauvés en massacrant l’ennemi. Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Lorsque vous vous élancerez avec une belliqueuse impétuosité à l’assaut de votre ennemi que dans

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l’armée du seigneur se fasse généralement entendre ce seul cri : « Dieu le veut ». L’espérance de vie à cette époque se situe en moyenne à trente ans. La mort est

une appréhension pour tous, hantés par les feux de l’enfer ils se croient voués aux flammes, à la damnation à tout jamais. Le Pape offre ainsi à l’Europe occidentale une combinaison très convaincante de s’engager dans ce combat qui va drainer plus de cent mille personnes. Le salut dans l’Au-Delà mais aussi le secret espoir de richesse, de terres et de gloire ici-bas, constituent une motivation bien suffisante. Les serfs qui voient ainsi l’opportunité de sortir de leur condition, les pauvres libres de toute attache, répondent avec plus de ferveur que les autres classes sociales. Ils cousent sur leurs vêtements la croix rouge du Christ en tissu et se préparent à partir. [D’où le nom de croisés et de croisade donné à leur expédition, terme qui ne sera employé qu’à partir du XIIIème siècle]

Ce sont sans doute les mêmes raisons qui poussent Godefroy de Bouillon à se joindre à cette campagne. Nommé duc de Lorraine par le roi Henri IV, ce titre lui confère des responsabilités importantes en matière d’ordre public et de justice. Gestionnaire d’un territoire important, serviteur loyal du souverain, sa décision de répondre à l’appel du Saint-Père est surprenante. Sa situation peu en rapport avec ses ambitions peut-être, une possible discorde avec le roi Henri IV, son âge – trente-six ans – ainsi que la perspective de faire ce qu’il sait faire de mieux comme tous les chevaliers de son rang, la guerre, sont vraisemblablement autant d’éléments déclencheurs. C’est ainsi que les lorrains menés par Godefroy de Bouillon et son frère Baudouin de Boulogne se joignent aux Normands d’Italie conduits par Bohémond de Tarente et Tancrède de Hauteville ; aux méridionaux rassemblés autour de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et aux Français sous la houlette notamment de Hugues le Grand, Robert Courteheuse et Robert de Flandre.

Au cours du printemps de l’année 1096, de toute l’Europe s’élancent plusieurs bataillons rassemblant plus de cent mille hommes. Direction : Jérusalem. La raison officielle selon laquelle les chrétiens d’Orient sont opprimés et ceux d’Occident empêchés de se rendre en pèlerinage sur les Lieux Saints n’est pas fondée. En réalité les prétextes de cette offensive chrétienne contre l’islam sont divers. Pèlerins chrétiens et marchands venus d’Occident ont toujours été accueillis sans difficulté par le monde arabe civilisé, raffiné et tolérant. Même si leur pouvoir en Palestine s’est réduit avec l’avancée des Turcs Seldjoukides plus rudes et moins conciliants qui occupent dorénavant la Mésopotamie, la Syrie, les ports du Levant ainsi que Bethléem, Nazareth et Jérusalem. Afin d’endiguer cette hémorragie territoriale byzantine et de s’assurer le concours des mercenaires occidentaux auxquels il a coutume de faire appel pour la défense de son empire, Alexis Ier Comnène n’hésite pas à décrire avec exagération les malheurs réels des fidèles d’Asie Mineure. Ses

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demandes d’aide réitérées, l’occupation par des «païens» des lieux qui abritent le Saint-Sépulcre, la tombe du Christ, ajoutées aux récits colportés par quelques pèlerins en difficulté vont provoquer une réaction disproportionnée du monde occidental totalement ignorant des réalités de l’Orient. À cela s’ajoutent aussi, et peut-être surtout, des arrière-pensées politiques et économiques motivant le soutien de l’empereur de Constantinople. Les Turcs ont coupé les routes du grand commerce avec l’Orient. Des ports et des comptoirs sous domination chrétienne permettraient de rouvrir ces routes pour le grand profit des commerçants génois ou vénitiens.

Si cette campagne, qui ne porte pas encore le nom de croisade, a pour objectif de contrecarrer l’extension musulmane, elle va être aussi l’occasion de s’en prendre aux juifs. Ces derniers sont considérés comme responsables de la mort de Jésus et en conséquence ferment d’impureté dans un monde chrétien. La communauté juive s’étant sentie menacée avait demandé aide et secours aux autorités locales. Il semble bien que Godefroy de Bouillon ait accepté le principe d’assurer cette protection, qu’il a fortement monnayé celle-ci, mais qu’il n’a pas tenu ses engagements. Ainsi tout au long de la vallée du Rhin des armées régulières conduites par des barons et des chevaliers – et non pas une horde de paysans incultes et indisciplinés comme cela est souvent évoqué – s’en sont pris de manière systématique aux communautés juives lors de la traversée de Spire, Mayence, Worms, Cologne etc. en leur imposant une seule alternative : la conversion ou la mort. Des récits de l’époque laissent apparaître l’exaltation du comportement des juifs décidés à s’opposer fermement à tout baptême forcé et préférant se suicider de manière collective ou individuelle. De terribles massacres sont ainsi perpétrés qui laisseront des traces jusqu’à nos jours… L’armée poursuit sa route en longeant le Danube, traverse la Hongrie et la Serbie. À la fin du mois de décembre 1096 les hommes atteignent le détroit du Bosphore et ont en vue les murailles de Constantinople. Ils sont sidérés par le spectacle qui s’offre à eux : un mur long de plus de 7 km, une triple enceinte en réalité, qui protège une population de deux cent mille habitants. Alors que les villes les plus importantes en Occident, comme celle de Paris par exemple, ne comptent guère plus de quinze mille âmes. À l’intérieur de ces enceintes des édifices majestueux tels que la basilique Sainte Sophie. Les byzantins conscients d’appartenir à une civilisation brillante et cultivée, impressionnante, au caractère exotique vont chercher à négocier avec ces « nouveaux venus ». Les fastes de l’empire ont perdu de leur superbe depuis l’avancée des Turcs aux portes de l’Anatolie et l’empereur Alexis Ier Comnène voit avec l’arrivée de ces renforts l’occasion de récupérer ses territoires perdus. Il exige des barons de lui prêter serment d’allégeance, de soumettre à l’autorité de son empire non seulement tous les anciens territoires byzantins repris lors de cette