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Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Université Montesquieu de Bordeaux (2006) Traité de relations internationales. Tome II. Les théories de l’interétatique. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée

de l'Université Montesquieu de Bordeaux

(2006)

Traité de relations internationales. Tome II.

Les théories de l’interétatique.

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Uni-

versité Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales. Tome II. Les théories de l’interétatique. Paris : Éditions L’Harmattan, 2008, 354 pp. Collection “Pouvoirs comparés”,

dirigée par Michel Bergès. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2011 par l’auteur et le directeur de la

collection “Pouvoirs comparés” chez L’Harmattan, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : [email protected] Michel Bergès : [email protected]

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Gérard Dussouyprofesseur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée

de l'Université Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

Paris : Éditions L’Harmattan, 2008, 354 pp. Collection “Pouvoirs comparés”,dirigée par Michel Bergès.

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[2]

Pouvoirs comparés

Collection dirigée par Michel Bergès

Professeur de science politique

NATHALIE BLANC-NOËL (sous la direction de)

La Baltique. Une nouvelle région en Europe

David CUMIN et Jean-Paul JOUBERT

Le Japon, puissance nucléaire ?

Dmitri Georges LAVROFF (sous la direction de)

La République décentralisée

Thomas LINDEMANN et Michel Louis MARTIN

Les Militaires et le recours à la force armée. Faucons, colombes ?

Constanze VILLAR

Le Discours diplomatique

Gérard DUSSOUY

Les Théories géopolitiques. Traité de relations internationales (I).

André-Marie YINDA YINDA

L’Art d’ordonner le monde. Usages de Machiavel

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 6

[4]

Du même auteur

Quelle géopolitique au XXIe siècle ?,

Paris, Bruxelles, Complexe, 2001.

Les Théories géopolitiques.

Traité de relations internationales (I).

Paris, L’Harmattan, 2006

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 7

[5]

Sommaire

Quatrième de couvertureIntroduction

Chapitre I.L’État, acteur central

1. L’État territorial, produit de l’histoire et de la culture européennes

A. De l’empire à l’État territorial

Formation de l’État et révolution militaireUne affirmation territoriale d’ordre sémantique et d’ordre matérielThomisme, nominalisme et modernitéL’État source de l’autonomie du politique

B. Les déboires de l’universalisation de l’État territorial

Les formes politiques précoloniales hors d’EuropeLa faiblesse des États post-coloniaux.

2. L’État, acteur souverain ?

A. Qu’est-ce que la souveraineté ?B. La souveraineté intérieure et la citoyennetéC. La souveraineté légale internationale ou l’utilité de la souverainetéD. La souveraineté westphalienne et la réalité de la souverainetéE. La souveraineté interdépendante ou partagée

3. Les deux niveaux de reterritorialisation de l’État

A. La montée des identités et la prolifération des États : le niveau micro

La dissémination du nationalismeMondialisation et tensions sécessionnistes

B. « Grands espaces » et régionalisme mondial : le niveau macro

Les transformations du régionalisme économique mondialLa lente territorialisation de l’Europe et les prérequis géopolitiques du

fédéralisme

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4. Du réalisme classique à la société des États

A. Les canons du réalisme classique stato-centrique : Hans Morgenthau

L’état de nature : l’anarchie internationaleL’intérêt national et la puissanceL’équation de la puissanceLa critique aronienne et la « vision radicale » de la puissance selon

Steven LukesLe réalisme constitutionnaliste de Raymond Aron

B. L’équilibre des puissances selon Morgenthau et les transformations duchamp diplomatico-militaire

Les caractéristiques de la balance of power et la critiqueÉquilibre des puissances et dissuasion nucléaire

C. La société des États ou le réalisme libéral d’Hedley Bull

Conclusion : l’équilibre des puissances aujourd’hui

Chapitre II.Sécurité ou coopération ?

Néoréalisme et néolibéralisme

1. Les premiers contestataires du réalisme

A. David Mitrany et Ernst Haas : le fonctionnalisme et l’intégration régionaleB. Karl. W. Deutsch et le processus du changement grâce à la communicationC. Robert Keohane et Joseph Nye : l’interdépendance complexe

2. Le libéralisme international et le champ des Organisationintergouvernementales (OIG)

A. L’institutionnalisme international et les présupposés du multilatéralisme

Les acteursLes intérêts des ÉtatsLes OIG et les présupposés du multilatéralismeL’ONU, pièce centrale de la gouvernance globaleLes principaux organes de l’Onu et leur réforme impossibleLe libéralisme militaire : Peacekeeping et Peacebuilding

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3. Les réalisme structural ou néoréalisme (Kenneth Waltz et Robert Gilpin)

A. L’ambition théorique de Waltz

L’objectifLa méthode

B. Le système international : structure et interaction des acteursC. Critiques et réponsesD. Robert Gilpin et la question du changement

Le système international et ses configurationsLes types de changement de systèmeChangement et cycles historiques

4. Le réalisme structural selon l’école anglaise

A. La réunion de la structure et du systèmeB. L’anarchie mature et l’ordre international selon Barry

5. Le renouveau du paradigme de la paix kantienne

A. Des données statistiques favorables, mais une faible théorisation de la paixdémocratique

B. Des calculs contestés et la relativisation du concept de « paixdémocratique »

6. Les discussions de l’après-guerre froide : sécurité et structure du systèmeinternational

A. Le sens de la sécurité : de la sécurité nationale à la sécurité internationale

La sécurité militaireLa sécurité politiqueLa sécurité sociétale ou identitaireLa sécurité économiqueLa sécurité environnementale

B. La structure du système international

La fin de la guerre froide et la critique du néoréalismeDe la réévaluation du libéralisme comme théorie des relations

internationales au pluralisme théorique, d’après Andrew MoravcsikLa puissance incontournable

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7. Les écoles traditionnelles et les approches chinoises des relationsinternationales

A. L’idéalisme de la période Printemps-Automne

L’école de l’HégémonieL’école de la BontéL’école de la Nature

B. La pensée réaliste dans la période des Royaumes combattants

L’école de l’IrrestrictionL’école de la StratégieL’école de la Puissance de Han Feizi

C. L’évolution des études de relations internationales en Chine depuis la finde la guerre froide

D. Les élites chinoises et la sécurité de la Chine face à la globalisation

Conclusion : le jeu des grandes puissances se poursuit

Chapitre IIIConstructivisme ou pragmatisme ?

1. Images et perceptions des relations internationales : l’apport de Robert Jervis

A. Signaux et indicesB. « Perceptions et fausses perceptions »C. L’interactivité des perceptions et des stratégies

2. L’approche constructiviste des identités et des intérêts en relationsinternationales

A. La dimension intersubjectiveB. L’identité de l’État et son changementC. L’intérêt national et la sécurité

3. L’idéalisme stato-centrique d’Alexander Wendt

A. Le système international en tant que système de sens partagé

Le système des États : intérêts et identitésLa culture internationale : les trois types d’anarchie

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B. Critiques et commentaires de l’essai théorique de Wendt

La réponse des néoréalistes par la voix de Dale C. CopelandLes failles de la méthode de WendtWendt et l’English School

C. Les dernières orientations de Wendt et les réactions qu’elles suscitent

L’évolutionnisme et l’absence de réflexivité dans la métathéorie de l’Étatmondial de Wendt

La vanité de la théorie de Wendt et son recours au « panpsychismequantique »

4. Retour au holisme pragmatiste

A. Les nouvelles convergences entre le réalisme et le constructivisme

Ethnocentrisme et changement cognitifLe pragmatisme comparé aux autres théories de la connaissanceLa démarche cognitive pragmatiste : idéologies, mémoire, contexte et

hégémonie

B. L’interprétation du système international

Axiomes et méthodes de la modélisation systémiqueLe structuro-stratégisme : la construction stratégique du système

internationalLa structure, à la fois matérielle et idéelle, et le changement

Conclusion :la connaissance contingente de la réalité internationale

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Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour à la table des matières

Comme dans le tome précédent consacré aux théories géopolitiques, GérardDussouy se livre à une analyse particulièrement précise et innovante des théoriesde la science politique centrées sur les relations entre les États, qui sontmajoritairement anglo-américaines. Sans qu'il y ait lieu de tout confondre, l'écoleanglaise, plus pragmatique, mérite d'être connue.

L'auteur met en perspective les contextes et les enjeux qui les conditionnent,après avoir analysé les origines, l'évolution et les mutations de leur acteur unique,l'État.

Il relativise ces théories les unes par rapport aux autres, sachant qu'aucune, ensoi, ne saurait être une "copie du réel". Il peut ainsi mettre en valeur leurs limites,parfois leurs errements quand elles se veulent par trop prescriptives, comme cellesde la mouvance néo-kantienne à la mode.

Mais il saisit aussi des complémentarités qui, au-delà des préjugés desthéoriciens, sont susceptibles de contribuer à une modélisation systémique dumonde des États, à laquelle l'immense majorité d'entre eux aspirent.

Il montre alors le caractère toujours central de la puissance, sous ses facesmultiples, que les tenants de la "construction sociale de la réalité" internationale,rendus à l'évidence, finissent eux-mêmes par réintégrer après l'avoir proscrite.

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Enfin, en incluant une présentation inédite des théories traditionnelleschinoises, ce traité apparaît sans doute comme l'un des plus achevés sur laproblématique du système international.

Un dernier tome suivra qui abordera enfin les théories de la mondialisation.

Gérard DUSSOUY est professeur de géopolitique àl'Université Montesquieu de Bordeaux. Chercheur auCAPCGRI (Centre d'Analyse politique comparée, deGéostratégie et de Relations internationales), il a publié auxÉditions Complexe, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?,ainsi que divers articles, notamment dans l'Annuairefrançais de relations internationales.

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[11]

Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

INTRODUCTION

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Nombre d’historiens et de politologues s’accordent à dire que l’État territorial

est une forme politique, humaine et spatiale, propre à une période historique. Il

prendrait racines à la fin du Haut Moyen Âge, pour s’émanciper à la fin du XVIIe

siècle, et devenir jusqu’à nos jours, la structure indépassable et universelle que

l’on connaît. Comme c’est à l’occasion des traités de Westphalie de 1648 que le

Saint Empire des Habsbourg reconnut les droits territoriaux de plusieurs

royaumes dont la France (traité de Münster), certains y ont vu une rupture

historique. Il a été alors posé que depuis cet événement le principe exclusif de la

souveraineté nationale gouvernait le monde. Et, à la suite de John Gerard Ruggie,

la politologie internationaliste américaine s’est autorisée à désigner sous le nom

de «  période westphalienne  » la phase qui court depuis. Cette facilité de langage

et de découpage de l’histoire en même temps allait d’autant plus tenter des esprits

comme ceux de James Rosenau et de ses émules français qu’avec la fin de la

guerre froide et la globalisation, ils pensent entériner le dépassement de l’État. La

dite période toucherait à sa fin.

Pourtant la paix de Westphalie n’est pas ce point de rupture que l’on s’est plu

à célébrer dans la littérature sur les relations internationales. Au contraire, comme

l’a bien démontré Stephen D. Krasner « Westphalie n’est ni un début, ni une

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fin » 1. Ce n’est pas un début puisque, dans la pratique, la souveraineté s’est

exercée bien plus tôt. Au moins depuis la paix d’Ausbourg (1555), soutient-il.

Depuis Bouvines (1214) pour ce qui concerne la France [12] capétienne, doit-on

préciser 2. Et ce n’est pas une fin non plus, puisque le Saint Empire ne disparaît

pas en 1648, mais seulement en 1806 quand Napoléon le dissout et lui substitut la

Confédération du Rhin. Bien entendu, comme on l’a noté précédemment (cf.

l’introduction générale de notre traité, tome I), la structure impériale continue de

subsister tout au long des siècles suivants en Europe. Et bien plus encore la

« tentation impériale » y perdure. Il faut attendre 1989 pour voir, dans ce

continent, le dernier empire s’effondrer sur lui-même. La vision conventionnelle

que suggère « l’icône westphalien », comme l’appelle Krasner, est donc

historiquement fausse, même si on la limite à l’Europe. Son usage est par

conséquent nuisible puisqu’il simplifie trop la réalité, qu’il escamote

l’hétérogénéité de tout l’espace politique. Il a, avant tout, une finalité idéologique

parce qu’il permet à ceux qui y croient d’annoncer la clôture du temps des États.

L’histoire de l’Europe moderne et contemporaine, que nous nous garderons

d’appeler « westphalienne » bien que l’État territorial en ait été la forme spatio-

politique privilégiée, ayant été rythmée par la guerre – par des guerres de plus en

plus violentes et meurtrières –, elle a fait le lit de la théorie réaliste. Celle-ci a, en

effet, concentré sa réflexion sur le champ diplomatico-militaire, partagé entre des

États souverains, juridiquement égaux entre eux, mais géopolitiquement très

hiérarchisés. Ce monde dangereux, anarchique, qui ne rejetait pas, loin s’en faut,

la coopération, était aussi, surtout depuis la révolution industrielle et l’essor

remarquable du commerce international, un monde d’échanges. Aussi, dès lors

que le risque de la troisième guerre mondiale fut écarté, et que le globe se trouva

« rétréci » sous l’effet de la révolution de la communication, l’État apparut à

certains comme dépassé et « en crise ». D’autant plus que le débridement

stratégique du monde avec la fin de la tension Est-Ouest, donna des idées de

liberté à tous ceux qui pensaient en avoir été frustrés jusque-là.

L’État qui a focalisé pendant longtemps toute la réflexion sur la vie

internationale a été ainsi mis en cause par le haut (transnationalisation,

régionalisme économique et politique) et par le bas (sécession, identitarisme).

Mais faut-il pour autant parler de déclin ? N’assistons-nous pas plutôt, avec la

1 Stephen D. Krasner, « Westphalia and All That », dans Judith Goldstein & RobertO. Keohane, Ideas and Foreign Policy. Beliefs, Institutions, and Political Change, Ithacaand London, Cornell University, 1993, p. 235-264.

2 Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, Collection « Les Journées quiont fait la France », Réédition 2005.

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construction européenne [13] par exemple, et malgré ses aléas, à un

redéploiement ou à une reterritorialisation, il est vrai lents et difficiles, de

l’appareil étatique, toujours aussi indispensable, vers le supranational (l’Europe)

et l’infranational (la région) ? Voire à une marche vers l’État mondial comme le

croient certains « constructivistes » (Alexander Wendt, Martin Shaw) ? Par

ailleurs, la mondialisation elle-même suscite une coopération internationale qui

renforce la souveraineté des États. Dans ces conditions, ce que l’on appelle la

« crise de l’État-nation » ne procède-t-elle pas avant tout de la problématisation

du second terme, la nation ? Et plus dramatiquement quand celle-ci répond à une

conception contractualiste, brisée par le communautarisme, plutôt qu’ethnique.

On ignore trop souvent que la réussite du modèle étatique européen occidental

tient à la profondeur de son enracinement historique et à la force de sa légitimité

politique. Il faut tenir compte de ce que beaucoup d’États récents n’ont jamais été

en mesure de remplir les trois fonctions que sa définition légale rationnelle

suppose : « 1) une véritable institutionnalisation permettant d’organiser l’action

publique et la sécurité dans le temps et dans l’espace au profit de la société civile

dont il serait censé connaître et exprimer les aspirations ; 2) un territoire sur lequel

vivrait une population supposée relativement homogène se reconnaissant dans

“son” État ; 3) une souveraineté qui lui donnerait les moyens d’être maître sur son

territoire grâce notamment à son monopole de la violence physique légitime » 3.

En d’autres termes, parler de la crise de l’État est trop simpliste, parce que d’un

côté, il ne saurait y avoir crise d’une telle institution là où elle n’a jamais

réellement existé et où l’on déplore sa carence, et parce que, d’un autre côté, il

s’agit d’une mutation territoriale de l’appareil étatique, au risque sinon d’être

structurellement dépassé par l’évolution du monde.

La formation et l’évolution récente de la société des États sont deux

phénomènes qui appellent un certain nombre de mises au point. En particulier

quand il s’agit de concepts sous-jacents, sources de lourds malentendus, comme

celui de la souveraineté. Outre le double problème de sa définition et de son

authentification, la souveraineté est le point de divergence essentiel des deux

théories, réaliste et libérale, sur le fonctionnement de la société [14] des États. La

première la met en exergue et en déduit une situation d’anarchie internationale ne

concédant qu’une place marginale à la coopération. Au contraire, la seconde la

révoque, au nom de l’institutionnalisme internationaliste, ou la relativise

considérablement au nom de l’interdépendance, et dès lors, postule à son partage.

Du dialogue entre les deux approches, néoréaliste et néolibérale, sur cette

3 Jean-Paul Chagnollaud, Relations internationales contemporaines. Un monde en perte derepères, Paris, L’Harmattan, Deuxième édition revue et augmentée, 1999, p. 168.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 17

question et sur d’autres comme celles de la puissance, de la portée de la

proposition de la « paix démocratique » (« Dpp » dans le jargon des politologues

américains), dérivent des réajustements respectifs. Ils génèrent le plus souvent des

formes modifiées du « réalisme » qui se rapprochent des hypothèses heuristiques

et anticipatrices de l’école anglaise. Cependant, les fondements positiviste et

utilitariste communs aux deux paradigmes leur valent le même rejet de tous ceux

qui stipulent que les conceptions idéelles des gouvernants, et des individus qui les

désignent, sont primordiales. Elles commandent à la nature des relations

internationales, parce qu’elles déterminent les comportements des acteurs qui

construisent la réalité mondiale au-delà des impératifs matériels qui ne sont

jamais que seconds.

Les « constructivistes » idéalistes quant à eux, influencés à la fois par

Anthony Giddens et Jürgen Habermas, partagent cette vision selon laquelle les

acteurs internationaux négocient en commun et en permanence les normes

auxquelles ils se soumettent et qui sont leur véritable environnement. C’est

pourquoi, au cœur de leur théorie sociale des relations internationales on trouve le

concept d’agency, que l’on peut comprendre comme une sorte de stratégie

collective et consensuelle. Il est censé rendre compte de l’idée selon laquelle les

agents qui animent la vie politique et élaborent des structures qu’ils négocient

entre eux, produisent et reproduisent des normes et des valeurs, tout en sachant

que dans le même temps, ces mêmes structures formatent et canalisent les

identités et les actions des agents. En somme, il définit et condense le contenu de

l’interaction agent-structure, l’une des obsessions de la science politique

internationale américaine. Néanmoins, parmi les partisans du « paradigme

constructiviste », très rares sont ceux qui concèdent une place prééminente à

l’État et qui plaident pour une approche [15] stato-centrique. En outre, le plus

célèbre représentant de cette tendance fort minoritaire, Alexander Wendt, vient, à

la suite des critiques adressées à « sa théorie sociale de la politique

internationale », de faire son autocritique. Il reconnaît qu’elle s’avère

démesurément une science cartésienne 4. Autrement dit, dans son mea culpa, il

admet avoir par trop dissocié les faits et les valeurs, le matériel et l’idéel. Mais,

s’il prône désormais leurs fusions respectives, c’est au titre d’un panpsychisme

moderne dérivé d’une interprétation très hypothétique de la théorie des quanta !

Dès lors, en faisant abstraction de cette fuite en avant de Wendt, il ressort que le

4 Alexander Wendt, « Social Theory as Cartesian science. An autocritique from a quantumperspective », Constructivism and International Relations. Alexander Wendt and his critics,sous la direction de Stefano Guzzini & Anna Leander, New York, Routledge, 2006, p. 181-219.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 18

principal mérite de la démarche post-positiviste est qu’elle soit revenue sur la

question de la réalité de la réalité internationale.

Celle-ci intriguait déjà les géopoliticiens béhavioristes (cf. notre tome I) de

même que le néoréaliste Robert Jervis qui a mené des travaux sur la justesse de la

perception des affaires internationales que peuvent avoir les principaux décideurs.

À cette question il n’est possible d’apporter des réponses qu’en revenant au

« pragmatisme », plus précisément compris sous la forme du holisme pragmatiste.

Selon ce dernier, la réalité internationale est appréhendée comme une série de

constructions historiques, une succession de configurations façonnées par les

stratégies ethnocentriques des États et des autres acteurs internationaux. À partir

d’un contexte donné, qui influence et sanctionne positivement ou négativement

ces stratégies, les formes politiques sont alors appropriées, reproduites ou

transformées, tandis que d’autres sont inventées afin de répondre aux nouveaux

enjeux. Mais cette réalité complexe est différemment perçue, interprétée et

représentée par les acteurs du fait de leur ethnocentrisme, de leur langage, des

concepts dont ils se servent, quand bien même une objectivation dominante du

monde peut leur être au moins temporairement inculquée. Le monde représenté

est ainsi un univers de mondes subjectifs et intériorisés qui peuvent, au gré de

l’apprentissage des autres et des changements matériels, soit s’homogénéiser

mutuellement, soit camper sur leurs positions respectives, soit encore s’orienter,

intentionnellement ou non, vers des configurations ambivalentes. Le

pragmatisme, en appelant à la mobilisation de toutes les ressources en sciences

[16] humaines, ouvre sur un champ de possibles. Cela aurait pu rester vrai pour

tout le constructivisme en relations internationales si beaucoup de ceux qui s’en

revendiquent n’étaient pas, finalement, nostalgiques d’une transcendance. En

particulier, celle de la communication et du marchandage qu’ils ont trouvée, pour

certains, chez Habermas. Elle leur permet de prendre leurs idées pour des réalités

qui s’imposent aux faits, et sur lesquelles ils vont discourir à perte de vue, dans

une sorte de politiquement correct universaliste, sûr de lui-même, plus ou moins

naïf et irénique. Cette vision est cependant contredite par la philosophie

nominaliste elle-même à laquelle la plupart des constructivistes prétendent se

rattacher puisque celle-ci est « une doctrine foncièrement sémantique, qui impose

aux signes de désigner une réalité, aux théories formelles d’admettre des modèles,

condition nécessaire pour que l’on puisse parler de vérité » 5.

Le présent ouvrage est prioritairement consacré aux théories des relations

interétatiques telles qu’elles sont déclinées dans le monde anglophone en général.

5 René Poirier, dans sa Préface à Jean Largeault, Enquête sur le nominalisme, 1971,Louvain/Paris, Ed. Nauwelaerts, p. 7.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 19

Ce qui appelle quelques remarques, d’autant plus qu’il en existerait d’autres, mais

c’est alors effectivement un secret bien gardé, ailleurs et en particulier en Europe

continentale 6. La première précision est que ces théories renvoient soit au

système international proprement dit, soit à la société internationale (celle des

États) que nous distinguons ici du système mondial ou de la société mondiale

(tous les deux prennent en compte les acteurs non étatiques) par référence aux

catégories claires et précises établies par Hedley Bull 7. Tout en sachant que

certains de ses continuateurs, tel Barry Buzan, admettent la compatibilité

opératoire de ces catégories, en particulier le système interétatique et la société

mondiale 8. Notre approche des théories interétatiques, qui suit celle des théories

géopolitiques de notre tome I, se divise en trois chapitres : le premier a pour but

de rappeler les conditions d’émergence de l’État comme acteur central des

relations internationales, mais aussi les déboires de son universalisation, les défis

auxquels il doit faire face et les redéploiements que ceux-ci lui imposent. Le

second chapitre entend faire la synthèse du débat, assez peu prisé en Europe, mais

crucial aux États-Unis, des deux théories « néos », réaliste et libérale, tout en

faisant le point sur ses enjeux principaux [17] tels que la puissance, la sécurité, la

coopération, la paix et la fin de la guerre froide. Bien que focalisé sur les théories

anglo-américaines, ce chapitre est aussi l’occasion de comparer ces dernières aux

théories chinoises traditionnelles des rapports entre les États, et à ce qui s’écrit

aujourd’hui en Chine sur ce sujet. Cela aurait pu être le cas avec celles supposées

exister en Europe continentale, d’après Jorgensen, si elles avaient dépassé le stade

de la gestation ou celui de la confidentialité, car, pour l’essentiel, malgré le

précédent que constitue le livre de Friedrich Meinecke et malgré l’intérêt que

l’universitaire danois trouve chez un Reinhard Meyers par exemple, il faut

admettre que sur le Vieux continent la seule alternative demeure du côté des

historiens 9.

Le pire est qu’on ne peut même pas attribuer cette carence européenne dans le

domaine de la théorie à une supposée hégémonie culturelle américaine. En effet,

tous les référents philosophiques et épistémologiques, ou presque, des spécialistes

6 Knud Erik Jorgensen, « Continental IR Theory : The Best Kept Secret », European Journalof International Relations, vol. 6 (1), 2000, p. 9-42.

7 Pour plus de précision, voir notre introduction générale, « Les enjeux épistémologiques dusystème mondial », dans Gérard Dussouy, Les Théories géopolitiques. Traité de relationsinternationales (I), Paris, L’Harmattan, 2006.

8 Barry Buzan, From International to World Society ? English School Theory and the SocialStructure of Globalisation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

9 Jorgensen, op. cit., p. 21-27. De Friedrich Meinecke, il cite Die Idee des Statsräson, de1925, en considérant que c’est l’une des meilleures approches continentales du débat entremachiavéliens et antimachiavéliens.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 20

américains sont européens. Comme le signale Jorgensen – mais tout lecteur

attentif l’aura remarqué – il est extraordinaire que la philosophie continentale

européenne contemporaine et française en particulier (Foucault, Derrida, Lyotard)

n’ait eu aucune incidence sur la recherche en relations internationales en Europe,

où pourtant elle est à l’origine d’une riche pensée sur la complexité, alors qu’elle

a directement et puissamment inspiré le courant post-positiviste outre-Atlantique.

Les raisons qu’il en donne sont variées, et certaines apparaissent assez mesquines.

Tant et si bien que l’hégémonie américaine sur les études en relations

internationales est avant tout institutionnelle (la puissance des centres

universitaires et de recherche outre-atlantique), linguistique (toute production

théorique n’a de chance d’être prise en considération que si elle est publiée en

anglais) et programmatique (les chercheurs américains fixent les problématiques,

celles qui correspondent soit à leur culture sociale, qui peuvent passer pour de

faux problèmes en Europe, soit aux enjeux de la politique extérieure des États-

Unis).

Le troisième chapitre, en traitant de la réalité de la réalité internationale, nous

permet de mettre en perspective cet ethnocentrisme disciplinaire tout en analysant

l’apport constructiviste. [18] Il montre comment, à notre sens, ce dernier se

fourvoie dans l’idéalisme, et pourquoi le holisme pragmatiste est le seul moyen de

dépasser les controverses et d’approcher au plus prés le réel, tout en sachant qu’il

n’est jamais appréhendable dans sa totalité et sa complexité. C’est tellement vrai

que les convergences qui se dessinent enfin entre les tenants des différentes écoles

de pensée, en particulier entre le réalisme structural et le constructivisme, se

fondent sur la notion de système et sur l’intégration structurelle de la distribution

de la puissance et de la composition de la culture internationale. La question n’est

pas de savoir qui de Kenneth Waltz ou d’Alexander Wendt a raison. Les théories

doivent être appréciées pour ce qu’elles sont : des moyens intellectuels pour

conduire l’interprétation du système international, et non des fins en soi qui

n’auraient pour but que de reproduire un certain académisme dans ses procédures

de légitimation. Sans jamais imaginer que l’une d’entre elles puisse s’imposer

définitivement aux autres et atteindre à la « vérité ». Enfin, il faut être conscient

que le risque que font courir ces théories est de travailler sur un monde

déshumanisé ou de faire trop vite abstraction des limites de la nature humaine.

Cela de deux façons : en négligeant par trop l’infrastructure géopolitique du

système international ou ce que les historiens dénomment les « forces profondes »

(facteurs géographiques, démo­graphiques, économiques) qui entraînent les

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 21

hommes et qu’ils essaient de contrôler ou de canaliser 10 ; et en sous-estimant

aussi la subjectivité des individus et le rôle des hommes d’État dont la

personnalité de chacun influence inévitablement ses décisions 11. Sous cet angle,

cinq couples de contraires ont été proposés par la théorie française de Jean-

Baptiste Duroselle : le doctrinaire et l’opportuniste, le lutteur et le conciliateur,

l’idéaliste et le cynique, le rigide et l’imaginatif, le joueur et le prudent 12.

Comme l’historien le montre, il ne s’agit pas là de figures de style. La preuve a

été faite, en maintes circonstances, de l’incidence du caractère et du tempérament

des hommes sur les événements. C’est donc à la lumière de l’expérience

historique et à l’aune des contextes géopolitiques concrets que l’adéquation au

réel des théories des relations internationales doit être évaluée.

10 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relationsinternationales, Paris, Armand Colin, 1 991, 4e édition, première partie, p. 5-248.

11 Ibid, seconde partie, p. 249- 444.12 Ibid, p. 293-313.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 22

[19]

Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

Chapitre I

L’État, acteur central

Retour au sommaire

La question centrale débattue aujourd’hui concerne le rôle de l’État, son

déclin ou son maintien, sa position exacte dans le système mondial. Absolutisé,

pour mieux le déconsidérer, par les « déconstructeurs » qui annoncent sa fin

proche, parce que d’un côté enserré dans les réseaux de la mondialisation, et d’un

autre, parce qu’en proie à la fragmentation ethnique ou tribale, l’État n’a été

théorisé qu’en fonction de la lutte historique qui l’a amené à s’installer à la place

de l’unité impériale et religieuse. Son émergence est indissociable de l’histoire de

l’Europe. Elle est tout sauf linéaire. Elle s’est faite cahin-caha, au fil des

événements, et il est donc erroné de vouloir la périodiser de façon catégorique.

C’est caricaturer l’histoire que de présenter la guerre de Trente Ans comme

fondée sur la lutte entre la conception « médiévale » de la suzeraineté impériale et

hégémonique sur la chrétienté et la conception « moderne » d’un système

composé d’États souverains 13. Comme c’est caricaturer, et simplifier de manière

outrancière la complexité du monde contemporain que d’assimiler la montée de la

globalisation à l’entrée dans l’« ère post-nationale », tandis que l’État perdure,

13 Andreas Osiander, « Before sovereignty : society and politics in ancien régime Europe »,dans Michael Cox, Tim Dunne and Ken Booth, Empires, Systems and States. GreatTransformations in International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001,p. 199.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 23

avec de plus en plus le regret des populations qui s’étaient habituées à son côté

« providentiel », et tandis que malgré la fin de la guerre froide, les budgets

militaires restent expansifs partout dans le monde.

[20]

1. L’État territorial, produit de l’histoireet de la culture européennes

Retour au sommaire

Nombreux sont ceux qui trouvent des antécédents au système interétatique

européen moderne dans les relations établies entre les cités grecques entre le VIIIe

et IXe siècle avant J.-C. La polis grecque présente effectivement une ressemblance

avec l’État contemporain dans la mesure où elle formait une entité politique qui

n’admettait aucune autorité supérieure. Sur la base d’une indépendance

réciproquement reconnue fonctionnait un système mêlant conflit et coopération,

dans lequel, explique Michael Doyle, chaque unité devait veiller à sauvegarder sa

liberté, à résister aux politiques de domination ou d’intimidation, quand elle

n’avait pas l’ambition, si elle en avait la capacité, de se montrer elle-même

impérialiste 14. Dans l’ancienne Chine, un système du même type, pluri-étatique

comparable, a duré plus longtemps que dans les alliances grecques. Pendant cinq

siècles, malgré les configurations différentes d’États lors de la période du

Printemps et de l’Automne (770 à 476 avant J.-C.) ou de celle des Royaumes

Combattants (475 à 221 av. J.-C.) jusqu’à l’établissement du premier empire

chinois (celui des Qin en 221), a perduré ainsi un système préfigurant la « société

des États » modélisée par l’école anglaise 15. L’analogie tiendrait à l’existence

d’une culture commune, en l’occurrence celle de la civilisation chinoise, au

respect de règles et à la tenue de rencontres diplomatiques (les autorités de l’un

des royaumes, le royaume Qi, auraient participé à vingt-quatre réunions

« internationales » entre 681 et 644 av. J.C.) et à la recherche comme au maintien

de l’équilibre des puissances 16. Mais l’on pourrait aussi établir une autre analogie

avec la période féodale de l’Europe occidentale tout au long du Moyen-Âge. Ce

14 Michael Doyle, Empires, Ithaca, Cornell University Press, 1986, chap. 3.15 Yongjin Zhang, « System, empire and state in Chinese international relations », in M. Cox,

T. Dunne and K. Booth, op. cit., p. 43-63.16 Selon Yongjin Zhang, ibid. p. 49, l’analogie se retrouve dans le vocabulaire, avec la

fréquence de termes tels que ba (hégémonie), meng (alliance), hui (conférence, convention).

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 24

qui sépare de façon radicale les deux cas grec et chinois de l’État moderne, c’est

plus que tout le marquage territorial rendu cartographiable par les géomètres

italiens de la Renaissance, lui-même témoin d’une construction stratégique 17. En

tout cas, il ne faut pas perdre de vue qu’au lieu d’être un attribut abstrait, absolu,

et unique dans sa forme, l’État a connu une constante métamorphose à l’occasion

des vicissitudes de l’histoire.

[21]

A. De l’Empire à l’État territorial

Retour au sommaire

C’est entre 1100 et 1500 que se mettent en place les éléments propres à l’État

territorial : des armées de grande dimension, des organisations hiérarchisées

d’agents royaux aux attributions territoriales fixes et des idées nouvelles sur

l’individu et la sécularisation du monde. Ils émergent de ce que l’on a appelé la

féodalité ou le féodalisme, termes qui ne furent jamais utilisés au Moyen Âge,

nous remémorent Walter Opello et Stephen Rosow 18. En effet, précisent ces deux

auteurs, ils ont été inventés par les légistes du XVIIe siècle qui entendaient

légitimer l’État moderne par contraste avec l’organisation « primitive » d’une

féodalité représentée comme un système certes cohérent de relations sociales,

mais daté et désormais dépassé. Une façon intellectualisée de dire qui n’est pas

sans rappeler celle des « post-westphaliens »…

Formation de l’État et révolution militaire

Depuis Fernand Braudel, au moins, la relation entre la formation de l’État et la

guerre ou l’art de la guerre est une question qui hante les historiens, remarque

Kalevi J. Holsti, lequel a lui-même consacré un livre à ce problème 19. Pour une

majorité d’auteurs, tels Norman Davies, la réponse ne fait aucun doute : sans cette

17 Cf. David Harvey, voir supra tome i, Introduction de la première partie.18 Walter C. Opello, J.-R. and Stephen J. Rosow, The Nation-State and Global Order. A

Historical Introduction to Contemporary Politics, Londres et Boulder, Lynne RiennerPublishers, 1999, p. 33.

19 Kalevi J. Holsti, The State, War, and the State of War, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1996, 2001.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 25

relation, on ne peut rien comprendre 20. En effet, entre 1300 et 1600, trois

innovations vont révolutionner l’art militaire et sortir la guerre de la « guerre de

bandes » à laquelle on peut identifier sa forme féodale. Avec elles, l’offensive

prend le pas sur la défensive, l’infanterie devient la reine des batailles et la

technique des fortifications se complique. D’abord, l’introduction de l’arc et de la

pique par les Anglais sur les champs de bataille européens, à partir de Poitiers

(1356), puis d’Azincourt (1415), va changer la donne militaire en mettant fin à la

suprématie que détenaient les Francs d’une chevalerie au contingent limité, au

profit des gros bataillons de piétons (archers et piquiers) qui renouaient, d’une

certaine façon, avec les phalanges de l’Antiquité. Ensuite, l’arrivée de l’arme à

feu, sous la forme de l’arquebuse puis du canon, entraîna d’autres mutations

lourdes de conséquences techniques, mais aussi organisationnelles et financières.

L’arquebuse remplaça [22] progressivement l’arc et la pique et céda elle-même la

place à des armes plus légères et plus meurtrières. Surtout, le développement de

l’artillerie favorisa l’offensive aux dépens de la défensive en mettant fin à

l’irréductibilité, sauf au prix de très longs sièges, des forteresses médiévales. Du

même coup, il fut à l’origine d’une transformation des fortifications, désormais

plus basses, adaptées au profil du relief pour être moins vulnérables aux tirs de

l’artillerie, et connues sous le nom de « trace italienne », parce que conçues par

des architectes italiens, avant que Vauban, un siècle plus tard, n’en sublime la

technique. Or, il va de soi que toutes ces nouveautés (infanterie, artillerie,

fortification des villes et des frontières) allaient à la fois accroître la taille et la

complexité des armées et en augmenter les coûts. Dès lors, comme l’écrivent

Opello et Rosow, qui ont bien résumé l’impact de la révolution militaire sur l’État

médiéval, « la guerre elle-même devient un objet pour l’État, non seulement une

série de batailles conduites par le roi, mais un complexe de pratiques qui requiert

la discipline permanente des sujets et l’organisation d’une logistique qui, non

seulement permet de défaire l’ennemi, mais produit aussi un ordre social » 21.

L’entretien d’une armée permanente, compensée par des dispenses du service

d’ost, permit aux rois de récupérer des taxes seigneuriales et de lever de nouveaux

impôts d’une façon régulière. Au fil des siècles, ils acquièrent ainsi le monopole

fiscal qui a joué un rôle essentiel, bien mis en valeur par Norbert Élias, dans la

genèse de l’État, même si les régimes fiscaux resteront longtemps inachevés et

hétérogènes 22. De l’ordre féodal fragmenté, privé et décentralisé, on passa ainsi,

20 Norman Davies, Europe : A History, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 519.21 Walter C. Opello et Stephen J. Rosow, op. cit., p. 50.22 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1990.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 26

par la force de la chose militaire, à l’ordre plus centralisé et concentré du pouvoir

royal à l’origine de l’État territorial.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 27

Une affirmation territoriale d’ordre sémantique

et d’ordre matériel

Lorsque le Duc de Saxe Othon 1er rétablit l’Empire en 962, fait remarquer

Jean-René Trochet – à qui nous empruntons la teneur de ce paragraphe –, il se

place toujours dans la continuité carolingienne, laquelle apparaît dans le titre mi-

franc mi-romain qu’il adopte : imperator augustus Romanorum et Francorum 23.

Au début du XIe siècle, l’Empire restait associé au royaume des [23] Francs dans

l’espace de la future Allemagne, et lorsqu’Hugues Capet fut couronné à Reims en

987, il le fut en qualité de « roi des Gaulois » (rex Gallorum), tandis qu’il n’était

que « duc des Francs », titre qu’il avait hérité à la mort de son père en 956 24. À la

fin de ce même siècle éclate la « querelle des investitures », qui ouvre le conflit

entre la papauté et l’Empire. Cette lutte entraîna l’affaiblissement de l’empereur,

contraint de concéder au pape la nomination des évêques dans l’Empire. C’est

l’époque où apparurent aussi les dernières références au royaume de Francie

orientale en tant que regnum Francorum 25. Toutefois, si l’Empire s’écarta à

jamais du royaume occidental, les empereurs des XIIe et XIIIe siècles persistèrent

dans une politique qu’ils voulaient « impériale » en Italie. Elle finit par les

détourner de la politique intérieure allemande et par les conduire au désastre au

XIIIe siècle. Elle fut aussi l’une des grandes causes du retard de l’unification

allemande. À l’inverse, dans les royaumes de l’Ouest, un sentiment de légitimité

autour des dynasties se manifesta. Il fut suggéré et encouragé par des savants

proches du roi dès la première moitié du XIIe siècle. Il se signala dans la rédaction

des premières histoires nationales dans lesquelles on constate, d’une part, la

spécialisation progressive du vocabulaire de la monarchie et, d’autre part,

l’affirmation de ses limites territoriales. Ainsi, l’Historia regnum Britanniae de

Geoffroy de Monmouth, écrite vers 1135, souligna le fondement géographique de

l’État anglais, « la patria » se confondant, selon lui, avec la « monarchie de toute

l’île » 26. Les Grandes Chroniques de France, nées à l’abbaye de Saint-Denis,

23 Jean-René Trochet, Géographie historique. Hommes et territoires dans les sociétéstraditionnelles, Paris, Nathan-Université, 1998. Nous empruntons ici au chapitre xiii,« Conceptions politiques et idéologiques du territoire, du Ve au XIIIe siècle », etparticulièrement aux pages 209-213.

24 Ibid., p. 209. J.-R. Trochet se réfère à C. Brülh, Naissance de deux peuples : « Français » et« Allemands » (IXe-XIe siècles), Paris, Fayard, 1994.

25 Ibid., p. 210.26 Ibid., p. 210 (cf. Brülh).

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apparurent dès les années 1108-1130 sous l’impulsion de l’abbé Suger, conseiller

du roi Louis VI 27. Ces chroniques, qui racontent l’histoire de la monarchie

française, furent écrites jusqu’au XVe siècle et il en sortira le premier livre

imprimé à Paris, en 1477.

C’est en 1205 qu’apparut pour la première fois l’expression regnum Franciae,

avec un sens tout à fait différent de ce que les deux mots signifiaient quelques

siècles auparavant, précise Jean René Trochet. Le regnum n’était plus la

possession momentanée et de taille variable du rex, tandis que la Francia ne

formait plus l’ensemble ethnoculturel exclusif « franc ». Les deux mots, poursuit

l’ethnologue et historien français, finirent par devenir indissociables : « ils

désignent l’ensemble territorial réunissant des sujets auquel on reconnaît une

certaine unité culturelle, renforcée [24] par le sentiment de légitimité qui s’affirme

autour du souverain ». Il fait aussi remarquer que si cette formulation peut

sembler tardive par rapport à l’avènement de la dynastie capétienne qui régnait

alors depuis plus de deux siècles, il faut bien sûr la rapporter à la situation des

autres formations politiques européennes à la même époque, principalement à

l’Empire. Or, au milieu du XIIIe siècle, quand celui-ci explosa, « le terme de

Francia désigne [...] pour tout l’ensemble du royaume, un territoire bien précis,

cadre de vie millénaire de la race des Francs » 28. Ensuite, il faudra attendre le

début du XIVe siècle pour que s’esquisse en France la théorie des « frontières

naturelles » du royaume. C’est à ce moment-là que dans une requête adressée au

pape Philippe le Bel proposa « l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône comme

frontières anciennement établies entre son royaume et l’Empire » 29. Quant au

mot « frontière » proprement dit, il apparut en 1315 dans un acte royal pour

désigner la zone des châteaux construits face à la Flandre (le terme dérivant lui-

même du langage militaire : « faire front »).

Cette évolution, poursuit Jean René Trochet, est à rapporter à celle qui touche

au vocabulaire des habitants du royaume à la même époque. Vers le XIe siècle en

Europe le mot nation (en latin, natio) conserva encore le sens qu’il possédait chez

les Romains, c’est-à-dire avant tout un sens ethnique. En France, on parlait ainsi

de la «  nation picarde » ou de la « nation bourguignonne ». Le mot était assez

proche du mot « atrie », « qui connote des relations d’immédiateté, de proximité

27 Ibid., p. 211, J.-R. Trochet se réfère à R. Marx, Histoire de l’Angleterre, Paris, Fayard,1993.

28 Ibid., p. 211. J.-R. Trochet en appelle à A. Lombard-Jourdan, « Montjoie et Saint Denis ».Le centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis, Paris, Presses du Cnrs, 1989.

29 Ibid., p. 211, J.-R. Trochet cite ici C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris,Gallimard, 1985, p. 419.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 29

et est souvent traduit par païs pour des ensembles restreints » 30. Le mot

« peuple » (issu du latin populus) prit un sens plus politique. Cependant au XIIIe

siècle les choses évoluèrent et il faut y voir, pense Trochet, un aspect des progrès

de la souveraineté et de l’affirmation territoriale de la monarchie 31. En effet,

alors que la relation entre le populus, la communauté politique, et la natio, la

communauté ethnique, posait problème à certains penseurs, on redécouvrit

qu’entre les deux il y avait le territoire, car on se souvenait que dans l’Empire

romain le mot populus s’appliquait aux habitants de la cité. Aussi, contrairement

aux augustiniens qui maintinrent la séparation, Thomas d’Aquin (1225-1274) et

ses disciples admirent qu’il convenait de confondre les deux termes dans leur

rapport au territoire.

[25]

Thomisme, nominalisme et modernité

C’est de cette réflexion que découle la notion d’un peuple politiquement

organisé, d’une communauté politique plutôt que d’un État, vivant sur un

territoire déterminé. Par ailleurs, et par suite à deux redécouvertes, celle

d’Aristote, et celle du droit romain à Bologne, un siècle et demi auparavant,

Thomas d’Aquin assumait deux idées innovantes. D’une part, dans la perspective

aristotélicienne, sans défier en cela l’Église ni renier Dieu, il définissait la loi

naturelle comme l’extrapolation de la loi éternelle par des créatures

rationnelles 32 ; ce qui lui permit d’avancer l’idée que les hommes pouvaient se

gouverner eux-mêmes en dehors de tout contrôle ecclésiastique. D’autre part,

dans le prolongement du concept romain du bien commun, il avançait l’idée que

la vie en société reposait sur la raison individuelle, mais que les relations sociales

étaient gouvernées par la loi morale qui dépassait les intérêts ; le Prince n’étant

que « vicengerens multitudinis », soit « le délégué de la communauté » 33.

Tandis que la pensée du docteur angélique, le dominicain Thomas d’Aquin,

allait surtout impressionner les élites des premiers États continentaux (France,

Castille, principautés d’Italie), en fondant une « modernité » qui privilégiait une

30 Ibid., p. 211, l’auteur cite J.-Y. Guiomar, La Nation entre l’histoire et la raison, Paris, LaDécouverte, p. 13.

31 Ibid., p. 212.32 Michel Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, Montchrestien, 1975.33 Ibid., p. 166.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 30

logique communautaire, en Angleterre, c’est une autre « modernité » plus

individualiste qui surgit. Deux raisons à cela. D’abord, la persistance du droit

coutumier médiéval, amalgame de décisions judiciaires locales, qui se présentait

comme une somme de cas particuliers. Cela incita à une approche individuelle du

tout social. Ensuite, l’émergence au début du XIVe siècle, à l’initiative du

franciscain Guillaume d’Occam (1280-1349), d’un mouvement philosophique

mettant en cause le lien entre la raison et la foi, le « nominalisme ». Il considérait

comme incompatible l’idée qu’un monde puisse préexister à l’action humaine

avec l’idée chrétienne selon laquelle Dieu, dans son omnipotence, avait voulu

laisser l’homme libre. Pour les nominalistes, la situation dans laquelle se trouvait

le monde à n’importe quel moment apparaissait donc contingente à l’action

humaine. Avec assez d’humour, William Connolly commente ainsi leur

démarche : [26] « Le nominalisme sauve l’omnipotence de Dieu en l’élevant le

plus haut possible dans les cieux, le déconnectant de la raison, de l’expérience,

des textes et des signes qui font le monde mondain. De la sorte, il prépare la base

de la sécularisation ultérieure » 34. Ce courant philosophique se distingue du

thomisme parce qu’il réfute l’universalité de la société chrétienne, celle-ci

n’existant pas en tant que telle et n’étant que la somme des multiples volontés

individuelles qui la composent. Le parti pris pour l’individualisme, qui valut à la

pensée nominaliste franciscaine d’être consacrée comme la route vers la

«  modernité  », eut d’autres implications notables. Les partisans du docteur

invincible, Guillaume d’Occam, en même temps qu’ils faisaient de l’individu le

seul objet de connaissance, pouvaient prétendre conférer aux humains les moyens

de comprendre et de contrôler le monde naturel et le monde social. La seule

condition était que la connaissance fut « technologisée », c’est-à-dire devint un

instrument entre les mains de ceux qui étaient en mesure d’accomplir certaines

tâches spécifiques ou de résoudre certains problèmes. Une autre chose était que ce

contrôle de la nature et du social pouvait engendrer un monde meilleur. Enfin,

plus fortement que les thomistes, ils renouaient avec le républicanisme romain,

c’est-à-dire l’idée qu’il existait bien un espace politique autonome, géré par ses

propres principes, dont le premier est la « raison d’État », en dehors de toutes les

contraintes d’un monde éventuellement ordonné par Dieu 35. Occam prit

d’ailleurs le parti de l’empereur contre le pape, et sa conception « moderne » du

politique remporta un beau succès auprès des cités États de la renaissance

italienne qui luttaient pour se débarrasser du contrôle de l’Église. Elle fut reprise

34 William E. Connolly, Political Theory and Modernity, Oxford, Basil Blackwell, 1988,p. 20.

35 W. Opello et J. Rosow, op. cit., p. 60.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 31

par des penseurs tels que Marsile de Padoue (1275-1342) et Dante Alighieri

(1265-1321) qui contestèrent au pape sa prétention insistante à intervenir dans le

temporel. Le grand poète italien fit l’éloge de l’empereur Henri VII, et rêva d’un

Imperium Romanum réincarné dans le Reich. Celui-ci ne consacrait pas la

domination d’un groupe ou d’une nation, mais garantissait un ordre juridique

harmonieux entre les communautés relevant de son autorité.

La diffusion dans les siècles suivants de la radicale pensée franciscaine allait

trouver le meilleur accueil là où s’étaient [27] constitués des pouvoirs politico-

militaires centralisés, certains proches déjà de l’absolutisme, qui régnaient sur des

territoires dont les limites et l’identité culturelle se précisaient. Notamment à

partir du moment où les pouvoirs de Rome et de l’Empire perdaient de leur

brillant, le premier à cause de la Réforme, le second par suite aux guerres de

religion, elles-mêmes à l’origine de la guerre de Trente Ans. Ajoutons que c’est la

paix de Westphalie qui allait permettre à Mazarin d’imposer la vision française

d’un « droit public de l’Europe » bâti sur le concept de souveraineté, et organisé

par une politique étrangère régie par la « raison d’État ».

L’État, source de l’autonomie du politique

Les conjonctures historiques et culturelles ont fait, comme l’a montré entre

autres Kenneth Dyson, que différentes formes étatiques ont émergé, obéissant

tantôt à la logique communautaire, tantôt à la logique individualiste 36. Sans aller

jusqu’à affirmer qu’il existe une relation de cause à effet, on est enclin à penser

qu’en Occident, la première a favorisé les formes ultérieures absolues (du XVIIe

au XIXe siècles) ou antilibérales de l’État (du XIXe et du XXe siècles), tandis que

la seconde a encouragé ses formes parlementaires (dès le XVIIe en Angleterre),

libérales et « managériales » d’après les catégories arrêtées par Opello et

Rosow 37. Cependant, au-delà de ces variations, il est essentiel d’examiner

pourquoi l’État s’est avéré la seule instance à pouvoir garantir l’autonomie d’un

espace politique.

La réponse se trouve dans les différentes définitions de lui que l’on rencontre

et que Barry Buzan a synthétisées en écrivant qu’il résultait de l’interaction de

trois éléments : l’idée de l’État, les bases physiques de l’État, l’expression

36 Kenneth Dyson, The State Tradition in Western Europe, Oxford, Oxford University Press,1980, Chap. 2.

37 W. Opello et J. Rosow, op. cit., Chap. 4 à 8.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 32

institutionnelle de l’État 38. Les deux dernières caractéristiques sont celles sur

lesquels les auteurs mettent généralement l’accent. Liant la genèse de l’État à la

guerre, ils insistent sur l’armement, les communications, les faits ethniques et

linguistiques, la lente mise en place d’une administration. Pris ensemble, ces deux

éléments forment l’aspect matériel : l’État est un appareil institutionnel exerçant

un pouvoir souverain, unique, sur une unité territoriale habitée et [28]

parfaitement délimitée. Mais selon la conception constructiviste que Buzan

reprend à son compte, cet appareil n’est pas qu’une bureaucratie, c’est aussi une

corporate agency, soit un ensemble de règles et une organisation qui agit, ou qui

entend agir, au nom d’une collectivité, d’une communauté 39. Celle-ci, comme

l’avait déjà vu Hartshorne (cf. supra tome I, 1e partie), se fait une certaine « idée

de son État », mais une idée qui évolue en fonction du contexte mondial parce

qu’explique Kenneth Dyson : « étant une partie constitutive de l’activité politique

et de l’État lui-même, l’idée de l’État est connectée de façon intime, complexe et

intrinsèque avec tout ce qui détermine, forme, mais aussi est fabriqué et manipulé

par lui, et enferme l’acteur politique dont le monde politique est défini selon ses

vues » 40. Cette idée et les mythes que contient la mémoire collective, à laquelle

elle est indissolublement liée, légitiment alors l’État et son ordre, ou son régime,

aux yeux de la communauté qu’il réunit. Comme ils évoluent en fonction de la

compétition interne entre les groupes qui divisent cette dernière, et que les valeurs

évoluent d’une génération à une autre, la nature de l’État et des décideurs change.

Si les trois éléments sont inséparables, leur contribution relative est

différemment valorisée par les auteurs. Dans la mesure où l’on considère que le

nationalisme précède, en général, la formation des États récents, on peut estimer

que l’idée anticipe l’existence de l’État (Allemagne ou Italie hier, Palestine

demain), ou qu’elle a permis sa renaissance (Pologne) dans le passé. Cependant,

tant que l’État ne dispose pas d’un territoire et d’une institution

internationalement reconnus, il n’existe pas en tant qu’acteur. Un territoire vacant

ne saurait bien entendu, à lui seul, constituer un État. D’ailleurs, l’Antarctique,

unique espace dans cette situation, a été doté d’un statut international. Ce sont ces

deux insuffisances qui conservent à la revendication et à l’effectivité du monopole

de la contrainte physique légale sur un territoire et une population déterminés,

mises en avant par Max Weber, toute leur pertinence. Une fois admis, que

38 Barry Buzan, People, States and Fear : An Agenda for International Security Studies in thePost-Cold War Era, Londres, Harvester Wheatsheaf, 1991, Chap. 2.

39 Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1999, p. 219.

40 Kenneth Dyson, op. cit., p. 3.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 33

l’interconnexion des trois éléments, selon des configurations variables en termes

de territoire, de régime ou d’idéologie, est indispensable à son existence, la

pérennisation de l’État moderne dépend de deux conditions qui ne sont pas sans

rapport : sa rationalisation, [29] dont Philippe Braud a raison de dire qu’elle est un

thème incontournable de la réflexion de Weber sur l’État 41 ; et sa capacité à

atteindre son but politique spécifique qui est de définir et d’assurer le bien

commun 42.

En effet, d’après Freund, la raison de la vie en commun se résume en deux

points : la sécurité et la prospérité en même temps que la concorde intérieure 43.

Ces deux missions, l’État les remplit en démarquant, d’un côté, le « nous » des

« autres » ou l’interne (le domestique), de l’externe (l’international) et en

séparant, de l’autre, le public et le privé. Soit en autonomisant, en deux temps et

sur deux théâtres distincts, l’espace du politique. Elles fondent, chacune

séparément, ce que Kalevi Holsti appelle autrement la légitimité horizontale et la

légitimité verticale de l’État 44. Mais qu’il a de plus en plus de mal à assumer

aujourd’hui, en raison de la « marchandisation du monde » dans lequel il est de

plus en plus impliqué ; ce qui lui vaut une certaine désaffection, tout en

l’obligeant à redéployer ses prérogatives. Quoi qu’il en soit, la distinction et le

bornage d’un espace propre et exclusif sont la première condition. C’est la seule

façon de circonscrire l’espace pertinent de la communauté, celui dans lequel elle

s’organise et fait jouer pleinement la solidarité. L’ethnocentrisme inhérent à la

nature humaine limitant les affinités, la définition d’une entité politique est

toujours sélective. Elle s’autodétermine et elle opère par exclusion en réservant la

réciprocité des rapports à un nombre forcément limité d’individus. La société

politique est toujours société close. Du fait même qu’elle a des frontières et

qu’elle se veut une, particulière. Le partage entre le « eux » et le « nous » se fait-il

alors en fonction de la seule distinction entre « ami et ennemi » comme l’a pensé

Carl Schmitt 45 ? Lequel avait tendance à dire que celui qui décide de son ennemi,

de la paix et de la guerre est le véritable souverain 46.

41 Philippe Braud, Science politique. Tome ii, l’État, Paris, Seuil, Collection Points, 1997,p. 64.

42 Julien Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 651.43 Ibid., p. 651 et 652.44 Kalevi J. Holsti, op. cit., p. 84-90.45 Carl Schmitt, La Notion de politique et la théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972.46 H.K. Pichler, « The Godfather of “Truth”. Max Weber and Carl Schmitt in Morgenthau’s

theory of Politics », Review of International Studies, 24 (2), avril 1998, p.185-200.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 34

Ceci apparaît comme une position fort critiquée aujourd’hui, bien que, comme

l’écrivait Julien Freund, si le présupposé de « l’ami et de l’ennemi » se laisse

envisager sous un aspect positif et un aspect négatif qui consistent respectivement

à surmonter l’inimitié réelle ou virtuelle et à établir la paix, à faire respecter son

indépendance ou à la recouvrer par la force si nécessaire, il faut [30] admettre que

depuis qu’il y a une histoire, ce dernier a toujours été prioritaire 47. Sinon contre,

en tout cas en dehors des « autres », telle se représente toute communauté

politique puisqu’aussi vaste soit-elle, elle est minoritaire à l’échelle de l’humanité

et elle est obligée de se délimiter pour exister. Ce qui n’empêche pas que, suite à

des alliances, à des associations ou à des unions, elle puisse élargir son périmètre,

comme, il en va de nos jours, par exemple, avec le passage de la nation à

l’Europe. D’ailleurs, Norbert Élias voyait dans l’élargissement et la

complexification des espaces politiques, phénomènes qu’il pensait historiquement

avérés, les facteurs d’une pacification des hommes 48.

La légitimité verticale implique la séparation du public et du privé qui rend

institutionnellement lisible la rationalisation. Non seulement il s’agit d’en finir

avec l’ancien État patrimonial dans lequel « le pouvoir y apparaît comme une

sorte d’extrapolation à grande échelle du gouvernement exercé par le chef de

famille dans l’univers patriarcal » 49, mais il s’agit d’adopter les dispositifs qui

font que l’État ne puisse être accaparé par aucun groupe particulier de quelque

ordre qu’il soit (ethnique, corporatiste, économique, religieux ou autre) ni

qu’aucun groupe ne soit lésé dans l’affectation des services et des ressources ni

dans la participation aux décisions les concernant. En même temps, sachant que la

« domination légale-rationnelle » est nécessaire et inévitable, la séparation est la

garantie de la liberté individuelle ; sans qu’il faille pour autant exagérer la

coupure entre l’État et la société civile, car le premier est aussi un mécanisme

d’allocation des ressources de la seconde 50. Il faut insister ici avec Julien Freund

qui a écrit des choses essentielles à ce sujet sur ce que le public organise et unifie.

Il est le support de l’ordre commun qui transcende le pluralisme interne, celui du

privé, et lui donne la possibilité de se maintenir et de se développer sans trop de

heurts. En tant qu’elle exprime la nécessité d’une unité, la notion de public

signifie que la collectivité agit comme communauté en toute autonomie. Elle y

introduit en même temps l’homogénéité grâce au droit, somme des conventions et

47 Julien Freund, op. cit., p. 653.48 Norbert Elias, « Les transformations de l’équilibre “nous-je” », dans La Société des

individus, Paris, Fayard, 1987.49 Philippe Braud, op. cit., p. 65.50 David Easton, A Framework for Political Analysis, New Jersey, Prentice-Hall, Englewood

Cliffs, 1965.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 35

des normes destinées à orienter chaque conduite à l’intérieur d’un groupe d’une

manière déterminée 51. Finalement, si le politique reste au cœur du social, la

conception de l’État moderne le préserve de toute transcendance [31] extérieure

en reconnaissant l’hétérogénéité des groupes humains politiquement organisés, et

en proclamant leur souveraineté au prix d’une division territoriale étendue au

monde entier à l’instar de celle qui prévalait en Europe.

B. Les déboires de l’universalisation de l’État territorial

Retour au sommaire

La mondialisation du phénomène étatique est une réalité incontestable, une

évidence. Elle a abouti à une fragmentation politique (191 États siègent aux

Nations unies en 2005, alors qu’on ne recensait qu’une cinquantaine d’entités

souveraines au début du XXe siècle), qui n’est sans doute pas achevée. Au cours

de la seule décennie quatre-vingt-dix, une vingtaine d’États ont vu le jour. Les

régions, provinces, ou peuples candidats à l’indépendance sont encore nombreux.

Sauf certaines exceptions notables au XIXe siècle (Italie, Allemagne, mais aussi

États-Unis au prix d’une guerre contre la sécession sudiste), la fragmentation

étatique du monde est une tendance séculaire. Un peu partout, excepté en Chine,

elle s’est confondue avec un refus ou avec une émancipation de l’ordre impérial

qu’il fut ou non d’essence coloniale. Est-ce à dire que le modèle étatique européen

était transposable à d’autres cultures ?

Quand on constate les graves dysfonctionnements de l’État dans les pays

extra-occidentaux, où il a été importé, la réponse est une autre affaire. Elle n’est

pas aussi simple qu’on aurait tendance à l’écrire. D’un côté, quand elle est un

héritage colonial, l’implantation du modèle étatique occidental dans des sociétés

aux univers culturels étrangers a plus souvent induit une perte de sens des

institutions politiques et administratives antérieures qu’elle ne s’est traduite par

une greffe réussie, note un connaisseur du monde musulman 52. Pire, elle a pu

induire un vrai choc culturel. D’un autre côté, là où il s’est agi d’une

« importation délibérée », selon le mot de Philippe Braud, l’adaptation a été

moins déstructurante et s’est avérée finalement positive, comme au Japon ou en

Turquie 53. Tout cela fait douter de la théorie de la modernisation, dont l’État est

51 Julien Freund, op. cit., p. 316-338.52 Bertrand Badie, Les Deux États. Pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Paris,

Fayard, 1986.53 Philippe Braud, ibid., p. 134-140.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 36

l’instrument principal, et a fortiori de l’occidentalisation des sociétés vers

lesquelles a été [32] opéré le transfert. Malgré tout, aujourd’hui, et c’est ce qui

explique sa prolifération, il n’existe pas d’autre source de légitimité politique que

l’État. Comme Pierre de Senarclens le fait remarquer, la souveraineté étatique

reste « au centre des représentations dominantes de la politique, elle est largement

reconnue comme légitime… Elle continue de marquer les représentations

institutionnelles et politiques des sphères dirigeantes, l’imaginaire collectif des

acteurs de la scène mondiale » 54.

Les formes politiques précoloniales hors d’Europe

Le territoire politique fermé par des frontières reconnues, tel qu’il s’est

imposé en Europe, en la morcelant, est donc une invention relativement récente.

En Chine, où ont existé, on l’a vu, des royaumes aux caractéristiques assez

proches de leurs homologues européens, c’est l’empire qui s’est finalement

imposé, et c’est lui-même qui, sous le choc de l’intrusion occidentale et à

l’occasion des péripéties révolutionnaires du XXe siècle, s’est transformé en État-

nation. Certes, l’ordre impérial per se a disparu, mais l’entité territoriale a été

préservée. Sans doute, ce changement dans la continuité doit-il beaucoup au fait

que la Chine était d’abord une civilisation qui s’est voulue être un État, selon la

formule de Lucian Pye 55, afin même de se préserver. Ouverte par la révolte des

Boxers et l’éveil au nationalisme chinois, la phase de mutation s’est achevée avec

l’entrée de Pékin au Conseil de Sécurité des Nations unies, puis avec son adhésion

à l’Organisation mondiale du commerce. Il y a tout lieu de croire, en effet, si l’on

reconsidère le raisonnement tenu par Yongjin Zhang, que la « profonde structure

constitutionnelle » de la pax sinica, qui a prévalu pendant plus de deux

millénaires dans le monde chinois, n’est pas étrangère à cette « révolution

conservatrice » 56. D’après Christian Reus-Smit qui l’a conceptualisée, la

structure constitutionnelle de n’importe quelle société internationale repose sur

trois éléments : les concepts moraux dominants qui orientent les objectifs de

l’État, le principe d’organisation de la souveraineté, et les normes d’une justice

54 Pierre de Senarclens, La Politique internationale, Paris, A. Colin, 2000.55 Lucian Pye, « China : Erratic State, Frustrated Society », dans Foreign Affairs, 69, 4 (Fall

1990), cité par Yongjin Zhang, op. cit., p. 63.56 Yongjin Zhang, ibid., p. 56 -58.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 37

purement procédurale 57. Dans une démarche constructiviste, il précise que, selon

lui, cette structure est contingente du contexte historico-culturel, et que c’est avant

tout l’idée que l’on [33] se fait, ici et là, de l’État et de ses priorités qui

commandent, en fonction des circonstances, aux variations des institutions et des

pratiques au sein des sociétés interétatiques. En l’occurrence, c’est le mythe de

l’unité chinoise dans la longue durée qui, parce qu’associée avec la paix intérieure

et la sécurité extérieure, malgré les aléas de l’histoire, l’a emporté sur toutes les

autres considérations idéologiques. Il a survécu à la crise de la tradition

confucéenne mise en cause parce qu’elle n’avait pas préservé la Chine de

l’invasion occidentale, qui se trouvait cependant à son origine. L’adaptation

institutionnelle a donc moins consisté à faire de la Chine un État comme les autres

qu’un État parmi les autres, puisqu’elle ne pouvait plus se permettre de les ignorer

ou de les mépriser. Sans que l’on puisse préjuger du fait qu’elle ait abandonné sa

vision concentrique d’un monde au centre duquel elle se pensait. Sa montée en

puissance laisse plutôt augurer du contraire. La longue histoire de la Chine, la

richesse de son expérience politique et la pérennité de certains de ses idéaux

civilisationnels en font un acteur dont il faut tenir compte aussi des exigences

culturelles ou des instruments conceptuels. Sachant qu’elle-même a parfaitement

assimilé des notions comme celle de souveraineté. Compte tenu de l’intérêt porté

par la tradition académique chinoise à la longue durée, il n’est pas étonnant par

ailleurs qu’en ces temps d’ouverture aux théories occidentales des relations

internationales écrasées par la production de l’impressionnante machinerie

américaine, des chercheurs chinois, tel celui auquel nous nous référons,

s’efforcent de trouver un contrepoids du côté de l’English School 58. Ils

apprécient notamment dans celle-ci la valeur qu’elle accorde à la continuité de

l’histoire internationale, au rôle des idées et du droit.

Mais, ailleurs qu’en Chine, il n’apparaît pas exagéré d’écrire, comme le fait

Martin Van Creveld « qu’aucune société d’Afrique ou d’Asie ne semble avoir

développé le concept d’un État abstrait composé de gouvernants et de gouvernés,

mais identifiable à aucune des deux catégories » 59. Il convient en effet

d’admettre qu’en terre d’Islam le territoire a toujours été très secondairement

considéré, tandis qu’en Afrique sud-saharienne, malgré la diversité des formes

57 Christian Reus-Smit, The Moral Purpose of the State : Culture, Social Identity andInstitutional Rationality in I. R., Princeton University Press, 1999.

58 Yongjin Zhang, The « English School » in China : a Story of how Ideas Travel, and aretransplanted, Canberra December 2000, RSPAS Publishing, Research School of Pacificand Asian Studies, The Australian National University.

59 Martin Van Creveld, The Rise and Decline of the State, Cambridge, Cambridge U.P., 1999,p. 315.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 38

reconnues d’organisations solidaires d’essence familiale, lignagère, clanique ou

ethnique, aucune chefferie [34] ou aucun « empire » n’était réellement

territorialisé. Dans ces deux espaces, jamais aucun domaine public n’a été

distingué. En Afrique de l’Ouest, ce n’est qu’à l’époque de l’incorporation du

continent à l’économie internationale, avec la traite des Noirs, que plusieurs

royaumes assez bien identifiés et relativement puissants sont apparus : Asante,

Fante, Denkyira, Akwamu, Dahomey 60. Les conquêtes de l’Islam, depuis le VIIe

siècle jusqu’à la moitié du XVe (prise de Constantinople en 1453) et jusqu’au

reflux devant la Reconquista espagnole (1492), ne doivent pas faire illusion. Il

s’agissait moins d’acquérir de nouveaux territoires que de convertir des esprits et

de gagner de nouveaux adeptes. Et moins encore de faire régner la loi d’un État,

mais plutôt celle de Dieu, d’autant que l’Islam originel n’établissait aucune

distinction entre l’État et la religion. Le lien social fondamental dans le monde

arabe, fait remarquer Vincent Monteil dans sa préface à la Traduction Nouvelle de

la Muqaddima d’Ibn Khaldûn, était bien le clan : « l’esprit de corps – ou de clan –

qui unit, au départ, les agnats de même sang et qu’on appelle “asabiyya”. C’est lui

qui donne à tel groupe social le pas sur tel autre et qui, finalement, le hisse au

pouvoir royal » 61. Toutefois, l’expansion de la foi musulmane, consécutivement

aux combats menés par les Arabes, mais suite aussi à la conversion de peuples

puissants et guerroyeurs comme les Perses et les Turcs, allait poser le problème de

la gestion d’un vaste espace confessionnel embrassant des groupes humains

hétérogènes. Il allait être réglé, provisoirement et pas toujours d’une façon très

opérationnelle, grâce à la distinction de deux fonctions précises : celle de Calife

(le « successeur », celui de Mahomet) qui est le commandeur de tous les

musulmans, le chef religieux de la Umma ; celle de Sultan (celui qui détient

l’autorité), en charge d’administrer la communauté et de diriger les affaires

temporelles.

Une telle séparation ne saurait cependant suffire à identifier un État digne de

ce nom. D’abord, parce que le Califat devait s’écrouler dès 1258, après la prise de

Bagdad par les Mongols qui mirent fin à l’empire des Abbassides. Comme aucun

dignitaire musulman ne fut réellement en mesure de reprendre le titre, malgré

différentes usurpations, la confusion des pouvoirs temporel et spirituel, de ce qui

pouvait relever du public ou du privé, [35] entre les mains du sultan ou d’autres

dirigeants locaux devint définitivement la règle. Sultanats et émirats, en tant que

60 Carolyn M. Warner, « The rise of the state system in Africa » dans M. Cox, T. Dunne etK. Booth, op. cit., p. 78.

61 Ibn Khaldûn, Muqaddima, Traduction nouvelle, préface et notes par Vincent Monteil,Bourges, Éditions Sindbad, 1978, p. XXV.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 39

formes étatiques émergentes, permirent au minimum de concilier la transcendance

du clan et la désintégration de l’administration califale 62. Ensuite, les populations

non musulmanes dominées étant considérées comme extérieures à la

communauté, et leurs territoires respectifs avec elles, l’empire musulman n’avait

pas, à proprement parler, d’assise territoriale. Il suffisait que ces populations,

confinées dans un statut inférieur, mais recensées à partir du critère religieux sous

le terme de millet ou de nation dans l’empire Ottoman, reconnaissent la

souveraineté du sultan et lui paient le tribut. C’est d’ailleurs dans cet empire, mis

sur la défensive dans les Balkans à partir du début du XIXe siècle (indépendance

de la Grèce en 1823), que les sultans allaient, très timidement d’abord, amorcer

une différenciation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux jusqu’à la

révolution authentiquement laïque de Mustapha Kemal (1920-1923). Mais ce

passage, à la fois forcé et volontaire, à l’État de type occidental était pour la

Turquie, comme nation et non plus comme empire, le meilleur moyen de

sauvegarder son indépendance dans un monde dominé, pour quelque temps

encore, par les impérialismes européens.

La faiblesse des États post-coloniaux

Entre le XVIe et le XIXe siècle, rares sont les régions ou les pays qui ont

échappé à l’hégémonie européenne : empire Ottoman, Perse, Chine, Japon, Corée,

Siam et Éthiopie. Par le biais de la colonisation les Européens transmirent leur

idée de l’État aux peuples qu’ils dominèrent, tandis que ceux qui leur résistèrent

le durent au mimétisme dont ils firent preuve. La congruence que l’on constate

entre les frontières des États post-coloniaux et les frontières administratives des

anciens empires en atteste. Dans l’ancien Tiers-monde, ces délimitations ont été

majoritairement dessinées par des puissances extérieures que Michel Foucher

désigne comme des « États-traceurs » 63. Selon ce géographe, le maillage

politique du monde, non dénué de décisions arbitraires, est ainsi principalement

d’origines britannique [36] et française, soit, à toutes les deux, 40 % des frontières

des États du Sud et 60 % des États africains. La brièveté du processus

d’installation des nouveaux États et les graves problèmes de cohérence interne qui

l’ont caractérisé ont rendu encore plus aléatoires la transmission et l’assimilation

62 Robert Cox, « Towards a post hegemonic conceptualization of world order : reflections onthe relevancy of Ibn Khaldhun », dans Robert W. Cox and Timothy J. Sinclair, Approachesto World Order, Cambridge, Cambridge U.P., 1996-2001, p. 160.

63 Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 40

des conceptions afférentes, en Europe, au statut et au rôle de l’État. Du fait surtout

que la notion corrélative d’administration publique n’a jamais pris véritablement

corps, leur création est loin d’avoir engendré la modernisation politique attendue

des sociétés traditionnelles qu’ils encadrent. Trop souvent, et cela s’est vérifié dès

le XIXe siècle en Amérique latine, lors de la première phase de décolonisation que

le monde ait connue, le nationalisme s’est imposé comme le principal héritage.

C’est l’occupation de la péninsule ibérique, entre 1807 et 1810 par les troupes

napoléoniennes, qui est à l’origine des guerres d’indépendance contre la couronne

espagnole conduites par les chefs créoles qu’étaient Simon Bolivar, pour le Nord

de l’Amérique du Sud, José de San Martin, pour le bassin de La Plata, Bernard

O’Higgins pour le Chili. L’échec du projet de fédération de Bolivar et le prompt

éclatement des Provinces unies d’Amérique centrale (1823-1838) ont fait naître,

sur les ruines de l’empire espagnol, quinze États souverains dont les frontières,

quand elles n’étaient pas contestées, se confondaient avec les anciennes limites

administratives de ce dernier (cf. le Congrès de Lima de 1848). Le destin du

Brésil fut différent parce que la colonie servit de refuge à la couronne portugaise

pendant l’occupation de la métropole par les Français. Et quand le roi regagna le

Portugal en 1820, il y laissa son fils en tant que régent. C’est ce dernier qui

proclama l’indépendance du Brésil en 1822, immédiatement reconnue par

Lisbonne, sans qu’il n’y ait ni guerre, ni division de l’immense colonie. D’abord

souverain sous le régime d’un empire constitutionnel, le nouvel État devint une

république en 1898. De par sa taille et sa population, le Brésil a été, dès les

premiers jours des indépendances latino-américaines, le seul candidat potentiel à

l’hégémonie. Toutefois, en dépit de querelles frontalières avec l’Équateur, la

Colombie, le Pérou, la Bolivie et surtout le Paraguay, voisins auxquels il subtilisa

des territoires de plus ou moins grande étendue, le [37] Brésil, fait remarquer

Kalevi Holsti, n’a jamais conduit de guerres à prétention hégémonique comme

l’Europe en a tant connu. Il n’a jamais non plus suscité une quelconque coalition

des autres États sud-américains contre lui. Sa propre faiblesse inhérente à son

insuffisante intégration territoriale (il eut à faire face à la tentation sécessionniste

de la région pauliste, une première fois en 1830 et une seconde encore en 1932)

était sans doute un empêchement à ses ambitions si tant est que le Brésil en avait.

Mais il est intéressant, à cet égard, d’examiner la thèse d’Holsti sur ce qu’il

appelle « une anomalie », à savoir que l’Amérique du Sud, qui a été tout au long

du XIXe siècle une zone de guerre, est devenue, au XXe siècle, assez subitement,

une zone de paix, en tout cas de paix relative 64. Alors que pendant moins d’un

64 Kalevi J. Holsti, Chap.8, « Analysing an anomaly : war, peace, and the state in SouthAmerica », op. cit., p. 150-182.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 41

siècle, elle a connu six guerres interétatiques, dont deux ont été particulièrement

meurtrières (celle du Paraguay contre la coalition du Brésil de l’Argentine et de

l’Uruguay, en 1865-1870, puis celle du Chili contre l’alliance du Pérou et de la

Bolivie en 1879-1884), l’Amérique du Sud n’a plus enregistré que deux conflits

après 1903, l’un, grave, entre la Bolivie et le Paraguay (cent mille morts), la

guerre du Chaco, l’autre, mineur, entre l’Équateur et le Pérou, en 1941. Mais

depuis cette date, plus aucune guerre entre États sud-américains n’a éclaté et le

seul conflit d’envergure qui a eu lieu, celui de la guerre des Malouines, a opposé

l’Argentine à une puissance extra-regionale, le Royaume Uni.

Tout en argumentant sur l’incapacité des théories contemporaines sur la paix

et sur la guerre à expliquer un tel changement, un tel décalage dans le temps,

Holsti expose la sienne. C’est parce qu’à l’instar du Brésil, et plus que lui encore,

les États se partageant l’Amérique du Sud étaient, au XIXe siècle, des États faibles

(c’est-à-dire dans sa conception, dépourvus de légitimité verticale et d’une

territorialisation incertaine – aussi bien qu’horizontale – liée à un dualisme

social). Or, la première caractéristique de ces États étant de posséder des

frontières contestées le premier siècle d’indépendance fut instable et guerrier. Au

contraire, au XXe siècle, les États sud-américains devinrent plus forts parce que

plus sûrs d’eux-mêmes, pense Holsti avec pertinence. Non pas qu’ils aient réglé

tous leurs problèmes et qu’ils [38] soient devenus de vraies démocraties, mais

parce que les oligarchies militaires ou civiles dirigeantes épousèrent une vision de

plus en plus paternaliste de leur rapport à la société. Elles ne firent pas de l’État

un instrument de prédation d’un groupe contre les autres. Le caudillisme populiste

permit un certain progrès économique et social et un certain affermissement de

l’État comme de l’administration publique, même s’il n’engagea guère de

réformes profondes, notamment foncières. Dans la deuxième moitié du XXe

siècle, les régimes militaires, des plus libéraux aux plus conservateurs, se

préoccupèrent d’abord de la chose publique, et renforcèrent leurs compétences.

En outre, souligne Holsti, ils furent légalistes en matière de politique extérieure.

C’est-à-dire qu’ils respectèrent les très nombreux accords bilatéraux ou

multilatéraux passés avec d’autres États ou entre eux. Plusieurs différends

territoriaux ou maritimes furent réglés par des arbitrages internationaux. Le

continent sud-américain a été dénucléarisé (traité de Tlatelolco) et la coopération

économique alla bon train. Ce qui, compte tenu de la démocratisation des

régimes, permit aux peuples qui l’habitaient d’entretenir l’espoir.

On ne peut en dire autant de toutes les régions du monde décolonisées après la

seconde guerre mondiale. Surtout quand la glorification des luttes d’émancipation

fut le seul substitut à l’absence des nations historiques pour forger le sentiment

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 42

d’appartenance (ce qui n’avait pas été le cas de l’Europe orientale en 1918, par

exemple la Pologne ou Lituanie).

Les nombreux sociologues, politologues ou anthropologues qui ont étudié le

fonctionnement de tous ces États derniers-nés les affublent d’épithètes

caractéristiques de leurs lacunes ou de leurs travers, parfois plus dramatiques que

les manquements qu’Holsti relevait dans les États dits « faibles ». Tantôt l’on use

du concept d’État patrimonial, ce qui selon Philippe Braud, « garde un sens, dans

la perspective weberienne, si on le circonscrit à l’analyse de ces États où, derrière

une éventuelle façade d’institutionnalisation, demeure la réalité d’un pouvoir

personnel, orienté vers la satisfaction d’un clientélisme familial élargi (au clan ou

à la tribu), échappant largement aux contraintes du droit écrit, et entretenant, dans

ses pratiques administratives, une frontière ambiguë entre la sphère du privé et

celle du public » 65. [39] L’absence de véritable administration publique rend

possible tous les détournements. Tantôt, pour insister sur leur insignifiance, qui

paradoxalement les protège de toute ingérence extérieure, on parle de « quasi-

États » 66. Robert Jackson, l’inventeur de cette terminologie, entend par là

souligner la structure très déséquilibrée de leur souveraineté qui serait bien plus

négative que positive. Par « souveraineté négative », il faut comprendre que ces

« quasi-États », bien que reconnus par la communauté internationale au moment

de la décolonisation, ne sont en fait que des « laissés pour compte ». Leur

indépendance ne tient qu’à l’indifférence des autres, et bien entendu, ils s’avèrent

incapables de faire-valoir, au plan international, les prérogatives inhérentes à une

pleine souveraineté. Leur insignifiance fut la meilleure garantie de leur survie,

sachant qu’autrefois, remarque Robert Jackson, les États faibles étaient voués à

être dominés, voire à disparaître. De surcroît, parce que le droit international en a

fait des acteurs souverains et parce qu’ils sont exemptés des contraintes de la

compétition internationale, ces États ont toute latitude dans l’exercice de leur

pouvoir domestique. Ils abusent régulièrement de cette situation de telle manière

que bon nombre de ces quasi-États sont des États prédateurs, fait remarquer Jean-

Paul Chagnollaud 67. Soit des États dont les dirigeants n’eurent pas pour projet de

promouvoir les intérêts ou les aspirations des populations, mais qui eurent plutôt

pour motivation de s’enrichir en accaparant les ressources du pays, naturelles,

productives ou financières. Dans le palmarès des dérives criminelles, du

détournement de la violence d’État à des fins privées, les États africains arrivent

65 Philippe Braud, op. cit., p. 67.66 Robert Jackson, Quasi-States : Sovereignty International Relations and Third World,

Cambridge, Cambridge U.P., 1990.67 Jean-Paul Chagnollaud, op. cit., p. 170-173.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 43

en tête 68. Tout cela montre la forte hétérogénéité institutionnelle des États, leurs

profondes disparités. Il y a bien, d’un côté, les États qui disposent de véritables

ressources politiques et qui sont enracinés dans l’Histoire, et d’un autre, ceux qui,

comme le souligne Robert Jackson, ne sont que des quasi-États. Tandis que les

premiers, parce qu’ils sont détenteurs d’une « souveraineté positive » caractérisée

par la continuité des services publics, peuvent prétendre à une indépendance au

moins relative, les seconds ne connaissent qu’une existence dépendant de la

compassion et de l’assistance des plus puissants.

[40]

La greffe du modèle étatique européen est-elle pour autant définitivement

condamnée ? L’État comme système d’ingénierie politique est-il moins

assimilable que n’importe quelle autre technologie occidentale ? Selon Bertrand

Badie, l’échec serait inexorable 69. Les analyses de ce politologue parisien tentent

de réfuter les théories « dépendantistes » qui déresponsabilisent les dirigeants des

nouveaux États en laissant entendre que le transfert institutionnel en cause serait

une des modalités de la prorogation du processus de domination. Au contraire,

selon lui, ce transfert apparaîtrait comme un élément des « stratégies » des élites

des pays en voie de développement qui, pour protéger et faire fructifier leurs

intérêts, procéderaient à l’intégration des techniques occidentales dans leurs

systèmes politiques nationaux (en les gangrenant par des relations clientélistes

décrites avec pertinence par le politologue néoweberien Jean François Médard).

Bertrand Badie, hostile à la grille weberienne qu’il juge trop universaliste et

généraliste, lui-même profondément culturaliste et « déconstructeur » dans sa

démarche, conclut que les sociétés périphériques, à force de mêler sans

discernement cultures endogènes et valeurs occidentales, n’aboutiraient qu’à des

formes d’organisation « syncrétiques », imprécises et inefficaces. Cet auteur se

complaît alors à mettre en avant, comme s’il s’agissait d’un fait avéré, la déroute

de l’ordre territorial face à « la persistance des cultures communautaires qui ne

cesse de le mettre en cause ou de la dénaturer » 70, ou celle du jeu des partis et du

débat politique 71.

68 Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, et Lacriminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.

69 Bertrand Badie, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard,1992.

70 Ibid., p. 86.71 Ibid., « Les produits importés », p. 177- 220.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 44

Bien qu’aussi critique que lui – mais dans un sens bien plus réaliste –, Jean

François Bayart apparaît nettement moins pessimiste. En premier lieu, il récuse le

bilan badien des écarts entre la réalité sociale des pays en voie de développement

et l’idéal-type de l’État weberien. En second lieu, Bayart défend l’idée que l’État

importé, même là où aucune forme rapprochée ne lui a préexisté, fait l’objet d’une

double appropriation. Par les élites, d’une part, en fonction de leurs intérêts,

comme Badie l’a signifié. Mais, d’autre part, non sans une certaine intégration,

car, en Afrique en particulier, l’État pénètre la société autant que la société le

pénètre. C’est ce que Bayart appelle la « politique du [41] ventre ». Ainsi, sans

cesse, par des processus allant du haut vers le bas et du bas vers le haut, à travers

des interactions ou des séparations, les populations réinterprètent sans arrêt la

notion d’État en fonction de leurs propres représentations culturelles. Ce qui

entraîne deux conséquences liées : toute greffe d’un modèle quel qu’il soit

s’accompagne d’un processus de « réinvention des différences », car tous les

modèles à prétention universelle sont toujours réadaptés par les cultures, filtrés

par les représentations sociales ou reformatés par l’historicité de la société

importatrice ; or, ces réinventions font qu’il ne faut pas tirer des conclusions

définitives sur la construction de l’État dans les sociétés du Sud, parce que celle-ci

n’est pas achevée et qu’elle présente immanquablement des variations notables

par rapport aux modèles importés et originaux liés au passé néocolonial 72.

Au-delà de la question de la légitimité de l’universalisation du modèle

étatique européen, l’organisation politique des sociétés périphériques révèle soit

un dysfonctionnement du premier, soit un ordre politique différent. Cette

différenciation historique multiforme au niveau international nous interroge sur

tous les cas de figure concernant l’efficacité gouvernementale et l’efficience

sociale. C’est de ce double point de vue que l’expérience contemporaine de

nombreux pays post-coloniaux s’avère très préoccupante.

2. L’État, acteur souverain ?

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Le nombre des nouveaux acteurs que les experts recensent sur la scène

internationale depuis quelques décennies pourrait donner à penser que l’État a

perdu sa majesté. La contestation du monopole étatique quant à l’organisation de

certaines formes de relations a été assimilée à une « crise de la souveraineté »,

72 Jean-François Bayart, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 45

notamment par le courant « badien » en France, connu par sa thèse de la

liquéfaction de l’État traditionnel héritée de l’histoire. Mais cette idéologie ne

tient pas face à la réalité internationale. Car incontestablement, en particulier

depuis les événements du 11 septembre 2001, l’État reste le seul intervenant

multilatéral ou [42] généraliste, le seul à disposer d’un complexe de capacités

stratégiques et à pouvoir intervenir, de droit, dans tous les champs de la vie

internationale. Quand il jouit de la plénitude de ses moyens, il apparaît comme

l’unique centre de pouvoir cumulant les attributs de la négociation, de la

coercition et de l’influence. En face, tous les autres intervenants (entreprises,

individus, groupes terroristes, mouvements religieux, maffias, etc.), aussi

persuasifs ou pugnaces qu’ils soient, sont des acteurs unilatéraux ou spécialisés.

C’est-à-dire qu’ils relèvent d’un champ d’activité privé, unique et particulier

(économique, culturel, communicationnel ou autre) et qu’ils ne peuvent se

prévaloir d’aucune prérogative souveraine et transcendante. Toute intervention

hors de leur sphère d’intérêt ne peut être qu’indirecte, médiatisée. En outre,

nombre de ces acteurs sont épisodiques, et sauf dans leur champ spécifique, ils ne

jouent pas constamment le même rôle.

Reste donc, que si l’État territorial est une création historique unique, qu’il

n’est peut-être pas éternel et qu’il n’est certainement pas universel dans sa forme

achevée, sa caractéristique centrale est bien la détention du processus de décision

souveraine dans tous les domaines. Dans les faits, il est démontrable que cette

souveraineté est limitée ou réduite par différents phénomènes comme la

globalisation des flux financiers, la prolifération des institutions ou des fondations

internationales, la nouvelle mobilité des individus autour du monde, la complexité

des processus collectifs de décision, la démultiplication des acteurs. On peut donc

relativiser avec Carl Schmitt qui jugeait que « la souveraineté n’est pas

l’expression adéquate d’une réalité, mais une formule, un signal. Elle est

susceptible d’interprétation à l’infini, et c’est pourquoi dans la pratique, elle est

d’un usage extraordinaire ou d’une valeur totalement nulle selon la situation » 73.

Son sort est trop lié à la puissance pour qu’il en soit autrement. Cependant, faute

de mieux, et parce qu’on ne lui a toujours pas trouvé de substitut, la souveraineté

demeure le principe d’organisation de la scène internationale 74. En outre, les

engagements que les États passent entre eux comme les délégations de pouvoir

qu’ils concèdent aux institutions internationales ou à des organisations non

gouvernementales qu’ils contrôlent souvent en les finançant eux-mêmes, ne

sauraient être assimilés à des abandons [43] d’une partie de leur souveraineté. Au

73 Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 28.74 Jean-Jacques Roche, Relations Internationales, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 2001, p. 79.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 46

contraire, ces accords et ces délégations augmentent leur capacité à maîtriser la

complexité du monde en utilisant, si nécessaire, le savoir-faire et l’expertise des

acteurs privés qui sont légitimés par eux.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 47

A. Qu’est ce que la souveraineté ?

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Dans une perspective assez proche de celle de Schmitt, Raymond Aron notait

que la définition de la souveraineté ainsi que sa pratique n’allaient pas sans

équivoques. En effet, résumait-il, « le concept de souveraineté, en dehors de son

sens strictement juridique (la validité d’un système de normes en un espace

donné), sert soit à justifier, à l’intérieur, une idée (ou une formule) de

gouvernement, le pouvoir de certaines instances (souveraineté de la Cour

Suprême aux États-Unis), ou de certains hommes (souveraineté du Cabinet ou de

l’Assemblée), soit, au contraire, à dissimuler le pouvoir des hommes en mettant

l’accent sur l’autorité d’un souverain collectif (le peuple) ou impersonnel (les

lois). Vers l’extérieur, la souveraineté se confond avec la non-dépendance, mais le

sens de cette non-dépendance prête lui-même à des interprétations

contradictoires : si les États sont souverains, faut-il dire qu’ils ne sont pas soumis

aux obligations du droit international ? S’ils lui sont soumis, peut-on dire qu’ils

sont encore souverains, au sens où la souveraineté implique une autorité

suprême ? » 75. Puis il affirmait que face à ces ambiguïtés il était tout disposé à

abandonner le concept de souveraineté 76. Et nous avec lui, tellement celui-ci

n’est que trop assimilé – c’est ce qui rend si aisée la partie à ses contempteurs – à

l’égalité des États. Or, il était évident pour le philosophe et sociologue français

qu’« aucun système international n’a jamais été égalitaire et ne peut l’être » 77. Il

pensait aussi que « le déclassement des Petits par les Grands ne semble donc pas

un phénomène de courte durée » ; et qu’en l’absence d’une autorité supérieure

aux États (un autre État, mondial celui-là ?), « la réduction du nombre des acteurs

principaux est indispensable à un minimum d’ordre et de prévisibilité » 78. La

confusion [44] entretenue autour de la souveraineté de l’État procède ainsi de

l’équivoque créée par l’affrontement de ses acceptions juridique et sociologique.

Pour les juristes, les États sont souverains dans la mesure où ils sont

juridiquement indépendants et qu’ils signent des accords internationaux en dehors

de toute coercition. Chez les politologues, sociologues ou autres spécialistes du

monde des États, les avis sur le sujet divergent. Certains voient dans la

75 Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 728.76 Ibid., p. 724-728.77 Ibid., p. 626.78 Ibid., p. 626.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 48

souveraineté une norme commode, par rapport à laquelle, selon les circonstances

et les besoins, les États font des concessions. D’autres la considèrent comme

l’expression politique incessible d’une entité organique, territoriale et

indépendante. Enfin, les plus pragmatiques tiennent la souveraineté pour un

ensemble d’attributs plus ou moins immuables et plus ou moins fortement reliés

entre eux. Ils sont toujours les mêmes : un territoire, une population, une

administration qui exerce un contrôle effectif, une constitution juridique

autonome, une reconnaissance internationale, et une capacité à réguler les flux

transfrontaliers. Au crédit d’une telle conception modulable de la souveraineté, et

à l’encontre du format rigide et bourru auquel se réfèrent aussi bien les sectateurs

que les contempteurs de la souveraineté, il faut rappeler que Hobbes lui-même

défendait qu’elle n’a jamais été instituée par les États comme si elle leur avait

préexisté et qu’ils n’eurent qu’à prendre possession d’elle, mais qu’elle était une

composante de leur affirmation, de leur effort de construction. En d’autres termes,

la souveraineté n’est pas un modèle « prêt à porter ». À partir de ses différentes

interprétations, et dans un registre proche de celui d’Aron, Stephen Krasner

convient que le terme problématique de la souveraineté est utilisé dans au moins

quatre sens : la souveraineté domestique ou interne, la souveraineté dans

l’interdépendance, la souveraineté légale internationale, la souveraineté

westphalienne 79. Cette classification, si elle n’est pas indépassable, a le mérite

d’apporter un peu de clarté quant à la pertinence des fonctions de la souveraineté

et quant à la discussion parfois véhémente qui porte principalement sur sa

dernière qualification. Il est utile de la reprendre ici, mais pas nécessairement dans

l’ordre proposé par Krasner.

[45]

B. La souveraineté intérieure et la citoyenneté

Retour au sommaire

La souveraineté peut être d’abord considérée comme le fondement de l’ordre

étatique intérieur. Traditionnellement, depuis Bodin et Hobbes, elle appartient à

l’autorité, à la fois légitime et suprême, en charge de garantir la sécurité et la

prospérité de la population réunie sur le territoire sur lequel elle impose sa loi.

Dans sa version démocratique moderne, son devoir est non seulement de respecter

79 Stephen D. Krasner (sous sa direction), Problematic Sovereignty. Contested Rules andPolitical Possibilities, New York, Columbia University Press, 2001, p. 6-12.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 49

les droits des citoyens, mais de veiller à l’effectivité du pacte social qui unit ces

derniers à l’État. Et tandis que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le

principe de non-ingérence découlent de la première assertion, l’existence du lien

social incombe à la seconde. Toutes choses qui ne vont pas sans altérations. Dans

l’histoire, les nations ont rarement coïncidé avec les États ; pourtant, la

persistance de la représentation de l’État comme une communauté nationale

homogène est la règle générale. Même si elle va à l’encontre de la réalité, c’est-à-

dire qu’elle occulte des dissensions et qu’elle réfute le droit à l’autodétermination

de plusieurs peuples, pour lesquels comme pour tous les autres, ce droit est

consacré par les Nations unies (Article 1, section 1 de la Charte). Il en résulte un

peu partout dans le monde une série de revendications nationalistes, d’essence

surtout ethnique et culturelle, dont les succès éventuels sont autant de satisfactions

souverainistes qui, pour aussi incongrues qu’elles puissent apparaître à l’heure de

la mondialisation et des méga-États, relèvent, au fond, de la montée générale de

l’ethnocentrisme. On peut dire ainsi, avec Samy Cohen, que la « demande

d’État », celles de groupes humains qui entendent construire le leur sans souhaiter

la disparition de celui ou de ceux contre lesquels ils se dressent, a rarement été

aussi forte 80. La souveraineté implique la liberté de choix par chaque peuple de

son régime politique. On sait qu’en termes de reconnaissance par la communauté

internationale ou par certains autres États, ce principe a posé problème pendant

toute la guerre froide. Plus récemment, il a été mis en cause par ceux qui ont cru

devoir inventer le « droit d’ingérence », parce qu’ils dénient à l’État la disposition

d’un droit de vie ou de mort sur ses citoyens. La portée [46] de cette innovation

reste néanmoins très limitée tant il est difficile de la mettre en pratique quand elle

n’est pas conforme aux intérêts des grandes puissances. Ainsi, les ingérences en

Bosnie et au Kosovo pour porter secours à des populations musulmanes,

inconcevables et matériellement impossibles sans le concours des États-Unis, ont

pu se faire parce qu’elles entraient dans le schéma stratégique américain qui, dans

les années quatre-vingt-dix, jouait « la carte de l’islamisme » dans les Balkans et

ailleurs. Après septembre 2001, il est douteux qu’elles se fussent produites. En

Irak, l’intervention extérieure qui a renversé le régime tyrannique de Saddam

Hussein ne trouve son explication que dans les frustrations (en particulier dans la

lutte contre le terrorisme) et les intérêts de la politique étrangère de Washington,

liés tout de même à la maîtrise de l’énergie pétrolière. Mais en réalité, il y a

longtemps que le droit d’ingérence est pratiqué, pour des raisons idéologiques, par

les grandes puissances : interventions russe en Hongrie et française en Espagne

80 Samy Cohen, La Résistance des États. Les démocraties face aux défis de la mondialisation,Paris, Seuil, 2003, p. 26-27.

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pour le compte de la Sainte Alliance au début du XIXe siècle, des troupes du pacte

de Varsovie en Tchécoslovaquie, en 1968, au titre de la « préservation des acquis

du socialisme » et au nom du principe de la « souveraineté limitée » des

démocraties populaires, parmi bien d’autres cas.

Dans la conception souverainiste traditionnelle, l’État dispose de la

compétence de la compétence, c’est-à-dire que lui seul est en droit de déterminer

l’étendue de ses pouvoirs. Corré­lativement, le pacte social, à l’origine du lien

unissant la population à l’État, fait que le citoyen tire sa qualité de son

appartenance à une communauté et que les droits dont il dispose sont l’expression

des statuts sociaux et des liens qui y correspondent. En somme, si le pacte a créé

l’État, celui-ci ayant ensuite élaboré les règles de droit indispensables à la vie en

société, la société civile serait sa création. Depuis, pour l’imaginaire moderne,

l’individu est par nature libre et autonome, avant même d’entretenir des relations

sociales avec d’autres individus. Cela implique l’élimination implicite de tous les

liens de dépendance à l’égard des pouvoirs personnels ou sociaux et surtout que la

démocratie moderne, avant même d’être un régime politique spécifique, doit

répondre à deux exigences : [47] l’égalité des conditions et la reconnaissance de

celle-ci pour tous les hommes. Or, cette mutation idéelle a d’importantes

conséquences quant à la société civile et à la souveraineté intérieure. En premier

lieu, elle a comme substitué au lien social l’idée d’un rapport juridique entre les

citoyens. C’est comme si l’individu ne pouvait plus entrer en rapport avec les

autres que par le biais de lois ou d’un contrat juridiquement sanctionné et qu’en

dehors de cette démarche juridique les individus n’entretenaient plus que des

relations sociales sans grandes significations et, normativement, non

sanctionnables. Cette « juridicisation » de la société infère une égalité moderne

qui ne considère les citoyens que sur le seul plan abstrait. L’individu apparaît

certes théoriquement entièrement libre dans le cadre des normes du modèle

juridique en vigueur, mais l’égalité face à la loi ne garantit en rien l’égalité de fait.

Au contraire, en raison de l’inégal accès aux ressources sociales, l’égalité

formelle fait émerger des inégalités substantielles de façon continue, ce qui sape

la doctrine officiellement égalitaire. En second lieu, l’égalité moderne engendre

une société de type contractuel qui pose problème à l’exercice de la souveraineté

intérieure dans la mesure où l’État incarne une communauté, dans la mesure aussi

où il est la traduction juridique du peuple. En effet, si celui-ci se fragmente en

pouvoirs privés, en groupes restreints, en solitudes économiques et sociales – le

contexte de la mondialisation marchande y concourt – le pacte social perd de sa

pertinence et la « citoyenneté » avec lui.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 51

C. La souveraineté légale internationaleou l’utilité de la souveraineté

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La « souveraineté » est la fiction juridique indispensable à un fonctionnement

cohérent de la société internationale. L’État conserve le rôle central dans la

structuration des relations internationales parce que, malgré toutes les

imperfections et les dérives dont on peut l’accabler, il est la seule institution à

même de représenter le peuple, dont il est le vecteur de la souveraineté, face aux

autres. Il est rare que l’ONU comme la communauté des grandes [48] puissances

étatiques souhaitent nier la légitimité juridique des acteurs étatiques

institutionnalisés (le cas de la Libye du colonel Kadhafi restant exemplaire à ce

sujet). Et il en ira ainsi tant que la notion de citoyenneté mondiale ne sera pas

autre chose qu’un concept idéologique, tant qu’au nom de l’« Humanité » et de la

« fraternité universelle », chaque être humain ne sera pas responsable,

juridiquement et directement, devant n’importe quel autre habitant de la terre,

ressortissant au même titre que lui d’une société monde à venir. Dès lors, il est

logique que l’égalité juridique des États soit affirmée dans l’article 2, § l de la

Charte des Nations unies qui dispose que « l’Organisation est fondée sur le

principe de l’égalité souveraine de tous ses membres ».

Ce premier des principes organisant la vie internationale signifie que les États

ont un droit égal de participer à la vie internationale et d’apprécier les situations

qui les concernent. Forts de tout cela, les États sont à l’origine d’un droit

international qu’ils élaborent entre eux, et qui reconnaît à chacun d’eux : le droit à

l’intégrité territoriale ; le droit d’user de la force, en cas de nécessité et de façon

proportionnée, pour se défendre individuellement ou collectivement ; le droit de

légiférer pour le bon gouvernement de sa population ; le droit d’être membre des

Nations unies et des différentes instances internationales qui en dépendent ; les

immunités afférentes à ses activités diplomatiques ; la possibilité de conclure des

traités et toutes autres formes de conventions internationales ; le devoir de

respecter l’intégrité territoriale et les prérogatives des autres États souverains.

Cette définition est celle qu’agréent les diplomates, les praticiens de la vie

internationale 81. Car, si dans les faits, elle ne garantit pas l’« égalité souveraine »

81 Thomas C. Heller et Abraham S. Sofaer, « Sovereignty. The practitioner’s perspective », inStephen D. Krasner, Problematic Sovereignty, op. cit., p. 24-52.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 52

des nations, si elle ne les assure pas de leur continuité, ni ne les protège d’une

influence, elle permet des relations internationales policées. De surcroît, elle

confère aux États, et notamment aux plus petits d’entre eux, un vrai pouvoir

(souvent le seul par rapport aux plus puissants) dans la mesure où ils ont la

possibilité de négocier leurs votes au sein des organisations

intergouvernementales. Ce qui semble se vérifier de plus en plus dans les

négociations économiques mondiales 82.

[49]

D. La souveraineté westphalienneet la réalité de la souveraineté

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Depuis au moins le XVIIe siècle, la souveraineté est donc considérée comme

l’attribut essentiel de l’État. Aucun pouvoir, aucune organisation ne peut se

prévaloir, au nom même de l’égalité, d’une autorité supérieure à celui-ci. Dès lors,

la réalité westphalienne ne se démarque guère du monde féodal en ce sens que la

structure des relations interétatiques reste potentiellement conflictuelle, tandis que

la coopération est fragile et relève de la stratégie. Et en même temps, parce qu’elle

fait cohabiter des États puissants et des États faibles lesquels ont eu souvent du

mal à préserver leur intégrité territoriale ou à assumer leur autonomie en terme de

développement, Stephen Krasner rejoint Aron quand il écrit que la souveraineté

westphalienne a toujours été un mythe 83. Il n’empêche qu’elle conserve une part

de réalité, et cela sous deux aspects. Aspect symbolique d’abord, tant il va de soi,

aux yeux des hommes, que toute « demande d’État » va de pair avec un « désir de

territoire » exclusif. Les nombreux conflits de ces dernières décennies confirment

que le territoire est unanimement compris comme « la portion de la surface

terrestre appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la

satisfaction de ses intérêts vitaux » 84. Son appro­priation, sans que sa fermeture

soit hermétique aux autres, rassérène et stabilise les identités. Aspect politique

ensuite, quand on réexamine la souveraineté westphalienne à l’aune de la force

nucléaire. La possession de la seconde ne donne-t-elle pas une réelle consistance à

82 Commonwealth Secretariat/World Bank Joint Task Force on Small States, Small States inthe Global Economy, Londres, Commonwealth Secretariat, 2001.

83 Stephen D. Krasner, op. cit., p. 2.84 Maryvonne Le Berre, « Territoires », dans Encyclopédie de Géographie, sous la direction

d’Antoine Bailly, Robert Ferras, et Denise Pumain, Paris, Économica, 1992, p. 622.

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la première ? La précaution avec laquelle la « communauté internationale », et les

États-Unis à sa tête, traite le cas de la Corée du Nord, comparativement à ce qu’il

est advenu de l’Irak, ou même ménage la Russie, laisse à penser que le concept

d’indépendance westphalienne ne vaut que pour les États dotés d’un armement

nucléaire. Lui seul en garantirait l’« insularité géostratégique », théorisée en son

temps en France par le Général Poirier 85, et que l’Iran d’aujourd’hui entend

acquérir coûte que coûte, quels que soient ses dirigeants 86. Comme le prouve la

continuité de sa politique nucléaire depuis le régime Pahlavi jusqu’à la république

islamique. Le nouveau contexte géopolitique n’a fait que renforcer la

détermination de Téhéran qui a rendu publique, en 2002, sa capacité

d’enrichissement de l’uranium afin, d’une part, d’exercer une « dissuasion

virtuelle » contre une invasion américaine, et d’autre part, après avoir tiré les

leçons [50] de sa longue guerre contre l’Irak, de pouvoir utiliser, au plan régional,

« la dimension politique de la capacité nucléaire » 87. Seuls les États nucléaires,

capables d’écarter toute forme d’agression et de se défendre, apparaissent en

mesure de choisir, en toute liberté, le système politique et social qui leur convient,

de préserver leurs manières de vivre, de disposer d’une diplomatie réellement

indépendante. C’est ce que la France de de Gaulle défendait quand les États-Unis

s’escrimaient à l’empêcher de se doter de l’arme nucléaire, et dont elle dénie le

droit aujourd’hui à l’Iran…

L’équivoque de l’indépendance formelle inhérente à la con­ception

westphalienne de l’État, défendue par les « souverainistes », ressort cependant

quand on raisonne en termes d’autonomie réelle, et non plus en termes de

sauvegarde. En effet, la liberté d’action de l’État est limitée par les règles de droit

qu’il s’impose en accord avec ses homologues, par les conventions diplomatiques

qu’il entretient avec eux, mais surtout par les différentes contraintes du système

international. Et comme c’est par rapport à celles-ci que s’évalue sa marge de

manœuvre, on est fondé à penser que c’est l’ensemble de ses capacités

stratégiques qui sont décisives. D’où la tonalité très souvent incantatoire du

discours souverainiste, en raison du décalage entre la faiblesse de ces dernières et

les intentions affichées. En Europe aujourd’hui, dans les vieux pays où il est

parfois écouté, bien que dépourvu de tout contenu opératoire et pour cette raison

volontairement abstrait et elliptique dans ses considérations internationales, le

85 Voir Gérard Dussouy, Traité de relations internationales, tome i, « La nouvellegéopolitique en France », op. cit.

86 Nader Barzin, L’Iran nucléaire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 18.87 Ibid., p. 17 et p. 92-93.

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« souverainisme » se réduit à une dénonciation et à un refus de toute construction

supranationale 88.

Ce faisant, il révèle, à la fois, une contradiction et une vérité. La première est

qu’il se condamne à demeurer purement déclamatoire, et à faire preuve

d’inefficience en s’interdisant de renouer avec les moyens de la puissance que

seule apporterait une Europe souveraine. La seconde est, qu’effectivement, il ne

saurait y avoir de souveraineté européenne sans qu’au préalable existât une

communauté politique, dotée de frontières et vivante de ses citoyens, comme on

l’a perçu avec Julien Freund. Quant à l’impasse européenne dans laquelle on se

trouve, elle tient à deux raisons corrélatives à ce constat : les transferts de

souveraineté vers le haut ne vont pas assez vite, tandis qu’il n’existe plus de

volonté de puissance, ni de capacité à réimaginer la souveraineté au sein des

populations européennes vieillissantes.

[51]

E. La souveraineté interdépendante ou partagée

Retour au sommaire

Quel est donc l’avenir de la souveraineté ? Un courant de pensée très actuel

prédit sa transformation en une souveraineté « managériale » ou « interdépen-

dante », parce que concédée par les États à des institutions internationales ou à

des organisations non gouvernementales. Cette évolution conduirait vers ce que

Carl Schmitt désignait comme l’« impolitique », c’est-à-dire une situation dans

laquelle tout objectif politique suggérant une inimitié ou un antagonisme est

abandonné. Elle repose sur la dénégation du conflit et sur le « tout est

négociable ». Elle serait la conséquence de la planétarisation du capitalisme

marchand et financier, de la mobilité de la société civile et la densification de ses

flux transnationaux, de la porosité des frontières. Et sa sanction ultime résiderait

dans la quasi-impossibilité pour un État de recourir à la force et à la guerre

comme stratégie rationnelle pour défendre ses intérêts et maintenir inviolable son

territoire. Pour l’institutionnalisme libéral internationaliste, leurs interactions

multiples et continues incitent désormais les États à créer des institutions

88 Marc Joly, Le Souverainisme. Pour comprendre l’impasse européenne, avec une préface dePhilippe de Saint Robert, et une postface de Jean Pierre Chevènement, Paris, F-X deGuibert, 2001. Selon le préfacier du livre, le terme « souverainisme » a été emprunté auxindépendantistes québécois pour être substitué à celui de nationalisme trop connoté et tropgalvaudé.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 55

internationales qui modèrent leurs comportements et instaurent un contexte de

marchandage permanent qui facilite les accords en rendant transparentes les

actions de chacun. Elles rendent plus crédibles les engagements des États en

spécifiant leurs attentes et en les encourageant à se faire confiance entre eux.

Finalement, cela est tout bénéfice pour eux parce qu’ils obtiennent par le

truchement des institutions ce qu’ils ne pourraient pas acquérir de façon

unilatérale. De même, l’État admet de composer, de plus en plus souvent, avec

des organisations régionales et non gouvernementales (ONG). Il va jusqu’à aider à

leur institutionnalisation en leur concédant une représentation dans les instances

intergouvernementales. Pourtant, même si tout cela est exact, il n’y a pas lieu,

rétorque Samy Cohen, de parler d’un déclin de la souveraineté de l’État.

Simplement, parce que les États ont toujours marchandé, que le compromis a

toujours été un moyen de la diplomatie et qu’il ne faut pas assimiler la

souveraineté à un impératif de réticence, à un refus de la moindre [52] concession.

Penser cela, c’est se faire une idée complètement fausse de celle que s’en font les

États.

Il n’y aurait donc pas moyen de sortir de l’équivoque, puisque d’une part, la

souveraineté n’est pas illimitée, du fait qu’elle est multiple, et que de son propre

intérêt, elle s’autolimite, et que d’autre part, elle est partout et toujours hautement

revendiquée et ce d’autant plus qu’elle est fragile et incertaine. Concept aléatoire

bien que consacré par le droit international et par la reconnaissance des autres

États, la souveraineté est, finalement, plus affaire d’usage et de pratique que de

principe. Sa véritable signification tient aux différentiels de puissance, aux

capacités d’influencer et même d’inhiber les Autres parce que c’est là le meilleur

moyen de les amener justement à abdiquer toute prétention à la souveraineté. La

puissance, critère de son exercice, est ainsi à l’origine d’une classification

intéressante des États qu’établit Samy Cohen, quand il distingue entre les

unilatéralistes, les partisans de la diplomatie morale, et les pragmatiques 89. Les

premiers se résument, en réalité, aux États-Unis. Ils constituent la seule puissance

dont les capacités leur permettent, soit de jouer un jeu collectif, soit « de se replier

sur eux-mêmes, quand les projets internationaux ne leur conviennent pas » 90. Les

seconds, parce qu’auto-inhibés par leur idéologie universaliste, ou parce que trop

faibles pour prétendre exercer une quelconque influence, s’en remettent aux

instances multilatérales. Les troisièmes s’efforcent de tirer parti des opportunités

que leur offre le contexte international pour satisfaire un minimum de

revendications matérielles ou symboliques. Toutefois les événements récents ont

89 Samy Cohen, op. cit., p. 36-37.90 Ibid., p. 36.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 56

montré qu’ils ne sont pas en mesure de défier la superpuissance, et que le risque

de l’isolement les conduit promptement à rentrer dans le rang. C’est donc son

ambiguïté fondamentale, son aspect à la fois normatif et pragmatique, le fait

qu’elle exprime tout simplement la volonté d’un peuple d’exister et la conscience,

même inavouée, que la souveraineté est inséparable de la puissance, qui permet de

comprendre la coexistence des deux phénomènes inverses de la tendance à la

reterritorialisation de l’État.

[53]

3. Les deux niveauxde la reterritorialisation de l’État

Retour au sommaire

Plus qu’auparavant, le XXe siècle, consécutivement à la décolonisation, a fait

cohabiter, de grands espaces nationaux et de toutes petites unités, minuscules

parfois. Cette situation, qui jette le doute sur l’équité des rapports interétatiques,

est largement la résultante du processus d’homogénéisation juridique de l’espace

politique par la généralisation systématique du modèle étatique occidental. Les

tractions fragmentatrices des nationalismes identitaires ont, plus récemment, accru

la dispersion étatique. Cela était inévitable quand des populations, qui avaient été

arbitrairement regroupées ou qui s’étaient vues imposer un cadre étatique et

idéologique qu’elles refusaient, ont pu se saisir du principe d’autodétermination.

Le territoire constituant le support matériel et symbolique de leur appartenance, il

est logique qu’elles aient désiré un espace qui leur serait propre. Mais il arrive un

moment où les États se découvrent finalement trop petits et trop faibles pour

maîtriser leur propre situation économique et stratégique. La « balkanisation »

finit par induire un stress qui inspire des « appels d’empire » 91. Cela se traduit

par un renouveau du régionalisme mondial. Bien que politiquement

embryonnaire, sous-développé, celui-ci apparaît aux États comme l’instrument

susceptible de maîtriser les tendances à la fois corrosives et déstabilisatrices de la

mondialisation. Il offre aussi la possibilité de restructurer, grâce à la médiation de

« Grands Espaces » diversement organisés les rapports entre le local, le national

et le global. De ce point de vue, l’évolution institutionnelle à venir de l’Europe

sera révélatrice du redéploiement potentiel de l’appareil étatique. Car, quoique la

91 Ghassan Salamé, Appels d’empire. Ingérences et résistances à l’ère de la mondialisation,Paris, Fayard, 1996, p. 208-209.

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Constitution européenne, dont la ratification a été mise en berne, n’en était pas

une au sens propre du terme, puisqu’elle ne fondait pas un nouvel État, les

questions que son ajournement soulève redonnent de l’intérêt à la réflexion sur le

fédéralisme et sur ses prérequis géopolitiques. Sans disparaître pour autant, l’État

se trouve soumis à des contraintes ambivalentes qui peuvent l’amener à se

reconstruire suite à des transferts de prérogatives à des niveaux micro ou macro.

[54]

A. La montée des identités et la prolifération des États :le niveau micro

Retour au sommaire

Après la Grande Guerre, avec la dislocation de l’Empire d’Autriche-Hongrie,

puis après la seconde guerre mondiale avec la décolonisation, l’émiettement

politique du monde est devenu une réalité. Cependant la prolifération des États ne

s’est pas arrêtée là. Plusieurs ensembles multinationaux, parfois installés depuis

longtemps, ont connu des phénomènes de dissidence ou de sécession. L’expli-

cation est double. D’une part, la fin de la « glaciation communiste » a libéré les

aspirations nationales réduites au silence pendant au moins cinquante ans. Le

« nationalisme ethnique » notamment, que les marxistes et les libéraux pensaient

caduc, est de retour. D’autre part, dans le contexte impolitique et économiciste de

la mondialisation caractérisé par la course à la compétitivité, un nombre important

de microsociétés ou de régions-États, quittes à s’inventer une nouvelle identité,

aspirent à l’indépendance afin d’améliorer leur situation économique ou de

préserver leur prospérité. La séduction du nationalisme se fonde alors sur la

rationalité économique de la déré­gulation spatiale libérale.

La dissémination du nationalisme

Parmi les différentes « théories » du nationalisme, celle d’Anthony D. Smith

nous semble la plus indiquée pour expliquer ses tendances actuelles. Comme nous

l’avons exposé dans le tome précédent, en décrivant ses types d’ethnies et leurs

rôles respectifs dans la naissance des nations, on peut dire que pour Smith le

ressort du nationalisme réside dans « une logique de refondation culturelle »

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 58

permanente 92. En fonction des contextes historiques, des « chocs » de différentes

natures subis, c’est, en effet, « la mutabilité de l’ethnie dans la persistance et sa

persistance dans le changement » 93 qui expliquerait, selon lui, la résistance des

ethno-nationalismes au temps. À ses yeux, leur renouveau dans les sociétés

industrielles n’a rien d’anormal. Il doit être considéré comme une nouvelle phase

de mobilisation d’identités démotiques qui remontent au dix-huitième siècle et

peut-être au-delà 94. Ce qui se passe de nos jours, au Pays Basque, en Corse, [55]

en Catalogne, en Croatie, au Tibet, au Caucase ou ailleurs, Smith l’interprète

comme le « nouveau message nationaliste de l’immortalité collective » des

différents segments de l’humanité 95. Même si tous les éléments des

« mythomoteurs » (complexe de symboles et de valeurs partagés, caractéristique à

chaque ethnie selon Smith) ne sont pas, à chaque fois, réunis, il s’agit de

sauvegarder, malgré les flux de l’uniformisation du monde, une mémoire dans le

cadre d’une autonomie la plus large possible. D’après le sociologue anglais, le

souci de « l’immortalité collective » habiterait particulièrement les élites qui se

trouvent écartelées entre la « société locale », plus ou moins traditionnelle et

fermée, dont elles sont originaires, et la « société mondiale » ouverte dans

laquelle elles s’activent et s’épanouissent. Elles ont du mal à assumer les

contradictions de leur position, entre d’une part, l’horizon de leurs alter ego dans

chaque pays avec lesquels elles frayent, et d’autre part, celui du substrat national

et affectif dont elles sont issues. La résolution du conflit passe alors par la

réappropriation de l’histoire ethnique du groupe humain dont elles prennent en

charge la rédemption.

Bien plus qu’une idéologie, le nationalisme est, selon Smith, une croyance

dont la force s’enchâsse dans l’histoire. Il est d’accord avec Benedict Anderson

pour dire qu’il est plus proche de la religion que des rationalisations du

libéralisme ou du socialisme. Si, comme l’écrit ce dernier, « la possibilité même

d’imaginer la nation est historiquement apparue le jour où trois conceptions

culturelles fondamentales, toutes d’une grande ancienneté, ont perdu leur empire

axiomatique sur l’esprit des hommes » 96, alors ce qu’il constate à la fin de la

92 Antoine Roger, Les Grandes Théories du nationalisme, Paris, A. Colin, Coll. Compact,2001, p. 71.

93 Anthony D. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Londres, Blackwell Publishers, 1999,p. 73.

94 Anthony D. Smith, Nations and Nationalism in a Global Era, Londres, Polity Press,réédition de 1998.

95 Ibid., p. 83.96 Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du

nationalisme, Paris, La Découverte/Poche, 2002, p. 47.

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Republica Christiana n’est pas très différent de ce qui est arrivé quand l’empire

soviétique s’est effondré. Voire, éventuellement, de ce qui se passe quand une

idéologie nationale se défait face au communautarisme, comme dans la France

d’aujourd’hui. L’analogie entre les deux premiers cas tient à ce que les trois

conceptions culturelles incriminées par Anderson sont : « une langue-écriture

particulière [qui] offrait un accès privilégié à la vérité ontologique » (soit le latin

autrefois, la rhétorique marxiste au XXe siècle) ; « la conviction que la société

était naturellement organisée autour et au-dessous de centres éminents » (les

monarques de Droit divin, puis le Parti) ; « une conception [56] de la temporalité

dans laquelle cosmologie et histoire se confondaient », (le temps chrétien puis

celui de la révolution communiste universelle). Or, à chaque fois, il faut

l’admettre, la « communauté politique imaginaire, et imaginée comme

intrinsèquement limitée et souveraine » s’est d’autant mieux affirmée dans

l’ancien espace confessionnel ou idéologique désormais fragmenté qu’elle était

matérialisée par des affinités ethnico-linguistiques 97.

Il ne s’agit pas de réfuter ici les autres explications de l’émergence du

nationalisme, mais en l’occurrence elles semblent moins pertinentes. Il y a du vrai

dans l’idée d’Ernst Gellner selon laquelle le nationalisme devrait beaucoup à la

constitution de la société industrielle. Le passage de la société agraire à la société

industrielle caractérisée par la mobilité sociale, l’éducation progressivement

généralisée et la présence de l’État, a rendu les communautés humaines plus

homogènes. La fin de la segmentation sociale traditionnelle aurait induit le

sentiment nationaliste 98. Mais cette thèse n’explique pas la force des

irrédentismes, ni la renaissance du nationalisme ethnique, qui contrebalance aussi

en partie les uniformisations identitaires liées à la mondialisation. En revanche, la

crise sociale qui s’étend en Europe (retraites et emploi) et la pauvreté qui s’y

répand, malgré la croissance, sont des facteurs susceptibles de remobiliser sinon

les nationalismes d’État, en tout cas les ethnocentrismes Toutes les interprétations

se complètent plus qu’elles ne s’excluent. Prises ensemble, elles permettent de

comprendre la diffusion du nationalisme là où le droit à l’autodétermination des

peuples a longtemps ou toujours été frustré, mais aussi son retour éventuel là où

des peuples veulent faire valoir leurs différences, défendre leurs identités, ou

sauvegarder leurs niveaux de vie.

97 Ibid., p. 19.98 Ernst Gellner, Nations et nationalismes, Genève, Payot, 1983.

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Mondialisation et tensions sécessionnistes

Au lendemain de la guerre froide s’est développé un discours irénique sur la

disparition des rapports de force qui autoriserait les plus petites communautés à se

vouloir souveraines. Et l’organisation en réseaux planétaires d’un ensemble

d’unités marchandes de petites dimensions (États-régions, zones économiques

[57] spéciales, paradis fiscaux), les mieux adaptées à la mondialisation de

l’économie, a été présentée comme une option possible, sinon inéluctable 99. En

dépit de certains exemples rares dont on peut discuter (Slovénie et Slovaquie), et

de certaines velléités (Padanie), l’hypothèse n’a pas tenu. C’est qu’en l’espace de

quelques années, le contexte international a vite changé, les problèmes

sécuritaires, politiques et économiques ayant repris le dessus. Quant aux échanges

et aux coopérations très diverses, en particulier en Europe, entre les collectivités

territoriales (les régions en tête), elles renforcent leurs identités sans mettre en

cause les prérogatives des États auxquels elles appartiennent. La coopération

interrégionale, dans les zones frontalières (Sarre, Lorraine, Luxembourg), mais

aussi entre des régions plus éloignées (tel que le « quadrige » : Bade-Wurtemberg,

Catalogne, Lombardie, Rhône-Alpes 100), prépare, on peut l’imaginer, une

reconfiguration de l’espace de l’Union européenne. Mais il ne faut pas y voir un

processus de « balkanisation », car pour faire front aux turbulences d’un

environnement international peu rassurant, c’est d’un cadre géopolitique plus

large dont ces acteurs régionaux ont besoin. Ainsi, la recomposition de

l’organisation politique du Vieux Continent dans la direction d’une éventuelle

Europe des régions serait plutôt un mouvement complémentaire de celui de

l’unification qu’une quelconque autonomisation.

99 Kenichi Ohmae, The Borderless World, Londres, Collins, 1990.100 Pierre Kukawka, « Le quadrige européen (Bade-Wurtemberg, Catalogne, Lombardie,

Rhône-Alpes) ou l’Europe par les régions » dans Les Politiques du néorégionalisme, sous ladirection de Richard Balme, Paris, Économica, 1996, p. 91-106.

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B. « Grands Espaces » et régionalisme mondial :le niveau macro

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Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et plus encore depuis la fin de la

guerre froide, l’effet de démonstration des grands États est patent. Les États-Unis

sont désormais la superpuissance sans rivale qu’égaleront peut-être, selon des

délais imprévisibles d’autres États-continent tels la Chine d’abord, puis l’Inde ou

le Brésil. Tant et si bien, qu’au moment où l’on constate une tendance à la

fragmentation de l’espace politique mondial, on assiste, et c’est l’ambivalence

soulignée plus haut, à des tentatives, ou à des relances de ces tentatives,

d’organisation de « Grands [58] Espaces ». La régionalisation du monde est alors

pensée comme le principe fondateur d’un nouvel équilibre international ou d’une

véritable multilatéralité. Néanmoins, le « régionalisme politique international »

reste très velléitaire et, à ce jour, aucune construction de type fédéral qui en est

l’aboutissement logique n’est venue le couronner. Les organisations régionales

s’autolimitent, en général, à la seule dimension économique.

D’un point de vue historique, il faut constater que le facteur qui s’est avéré le

plus décisif dans les processus d’unification a été le facteur militaire ; c’est-à-dire

la recherche de la sécurité grâce à l’union. Sa disparition de l’horizon des États

expliquerait, dès lors, leur inachèvement ou leur inconsistance. Le cas européen

est à cet égard hautement significatif. C’est ainsi que la menace soviétique, qui

n’a pu jouer son rôle de catalyseur en raison de la protection extérieure à l’Europe

assurée par les Américains, a disparu au moment même où cette dernière n’était

plus prise pour argent comptant. L’effacement du péril commun, et l’affaiblisse-

ment du sentiment de solidarité, en dépit ou à cause de l’élargissement de l’Union

vers l’Est, sont-ils alors les causes du manque d’ambition unitaire de la

Constitution qui était proposée, en 2005, aux peuples européens ? Faut-il que la

perception commune de nouvelles menaces, qu’elles soient d’ordre stratégique,

économique ou démographique, s’impose pour qu’intervienne enfin cette

définition des intérêts vitaux européens qui fait tant défaut ? La théorie générale

du fédéralisme élaborée par différents politologues met l’accent sur le facteur

déterminant du stress extérieur. Un « choc systémique » induit par la

mondialisation pourrait en tenir lieu. Mais il faut être conscient que cela pourrait

tout autant, et plus probablement dans l’état actuel de sa formation, provoquer

l’éclatement de l’Union européenne. Le rapport du fédéralisme à la configuration

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 62

géopolitique est essentiel. Il est clair que la réussite ou l’échec d’une construction

fédérale, dans laquelle l’Europe se trouve aux dires de certains politologues déjà

engagée, alors que d’autres voient au contraire dans les textes du traité

constitutionnel qui a été soumis aux peuples européens l’abandon du projet

fédéraliste, dépend de l’existence de quelques prérequis géopolitiques.

[59]

Les transformations du régionalisme économique mondial

Depuis la création de la Communauté économique européenne (CEE), en

1958, et pendant toute la guerre froide, différentes organisations économiques

régionales ont émergé (par exemple en Amérique latine, l’Association latino-

américaine de libre commerce, en 1960, le Marché commun centre-américain, en

1961, le Pacte andin, en 1969, et en Asie, l’Association des nations de l’Asie du

Sud-Est, en 1967, ou l’Union arabe du Maghreb, en 1989), sans parvenir

réellement à créer de nouveaux espaces économiques. Puis, avec la fin du système

bipolaire, afin de pouvoir intégrer l’économie mondiale dans les meilleures

conditions possibles, les pays du Sud, en particulier, ont cherché à s’organiser au

plan régional. Cela s’est surtout vérifié pendant les négociations de l’Uruguay

Round, lequel a décidé du passage du GATT (1947) à l’OMC (1994), à la fin des

années quatre-vingts. Comme désormais l’objectif premier est l’insertion dans le

marché mondial, on parle de « nouveau régionalisme » ou de « régionalisme

ouvert » pour distinguer cette nouvelle mouture du régionalisme de celle de la

première génération. Celle-ci, en effet, était, sinon fermée, mais autrement plus

autocentrée. Le principe de la « préférence communautaire » qui organisait dans

le cadre de la Communauté européenne le fonctionnement du marché commun

agricole était typique de cette orientation. En Amérique latine, dès 1948, la Cepal

(Commission économique pour l’Amérique et les Caraïbes, dénommée ainsi parce

que créée dans le cadre des Nations unies) préconisait un marché commun latino-

américain qui aurait privilégié les échanges communautaires et aurait systématisé

les politiques de développement spécifiques.

Compte tenu de l’évolution et des changements de stratégie de

développement, Bjorn Hettne et Andras Inotai relèvent trois différences

significatives qui séparent l’ancien et le nouveau régionalisme : 1) tandis que le

« régionalisme fermé » fut conçu dans le monde bipolaire de la guerre froide, le

« régionalisme ouvert » se conforme à un ordre mondial multipolaire, ce qui laisse

supposer le multilatéralisme ; 2) tandis que l’ancien régionalisme fut créé de

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 63

l’extérieur (ils pensent au rôle des États-Unis dans la [60] création de la CEE) et

par le haut (l’initiative est essentiellement intergouvernementale), le nouveau est

un processus plus spontané qui vient de l’intérieur et du bas. Au régionalisme

interétatique se superpose, par exemple, mais sans le contredire puisqu’il s’agit

d’un approfondissement du processus engagé par les États, le régionalisme intra-

étatique issu de la coopération interrégionale et transfrontalière. La société civile

s’en trouve plus concernée qu’auparavant ; 3) alors que l’ancien avait des

objectifs relativement limités (les tarifs douaniers, les transports ou l’agriculture)

le nouveau régionalisme est multidimensionnel et s’implique régulièrement dans

des accords globaux. La participation de plus en plus fréquente d’acteurs non

étatiques au processus de cette régionalisation interactive du monde autorise à

envisager, au moins pour partie, un régionalisme transnational 101. Cette

distinction intéressante des deux régionalismes appelle toutefois quelques brefs

commentaires.

D’abord, c’est un peu réducteur de considérer que le premier régionalisme,

l’européen en l’occurrence, fut organisé de l’extérieur, car si la construction

économique de l’Europe, CECA puis CEE, fut encouragée par les États-Unis, elle

resta principalement une initiative d’Européens responsables, désireux d’établir

les bases d’une paix durable sur le vieux continent. Ensuite, il n’est pas sûr que le

nouveau soit moins marqué que le premier, bien au contraire, par des

considérations spécifiquement économiques ou financières, quand on considère la

faiblesse de la dimension politique et sociale, si difficile à imposer en Europe,

inexistante ailleurs. Et quand on est bien obligé de constater que le nouveau

régionalisme n’a conduit, pour l’heure, qu’à la réalisation de zones de libre-

échange, plus ou moins bien interconnectées, telles l’ALENA et les différents

accords unilatéraux signés par les États-Unis. C’est que le néorégionalisme n’est

conçu que comme le palier spatial nécessaire à une adaptation à la mondialisation.

Or, justement, c’est en raison du manque d’efficience sociale de ce type de

régionalisme que l’on assiste depuis peu à un retour vers plus d’autocentration,

« à l’ancienne ». Comme s’y efforcent les autorités du Mercosur sous l’impulsion

du Brésil 102. Ce « régionalisme stratégique », tel qu’il a été appelé, tend à

renouer avec la « préférence communautaire ». [61] Il n’est pas pour autant fermé,

101 Bjorn Hettne and Andras Inotai, The New Regionalism. Implications for GlobalDevelopment and International Security, Helsinki, UNU Institute for DevelopmentEconomics Research, 1994.

102 Sylvain F. Turcotte, « Le multilatéralisme brésilien et le libre-échange dans lesAmériques », dans Suivre les États-Unis ou prendre une autre voie ? Diplomatiecommerciale et dynamiques régionales au temps de la mondialisation, Sous la direction deChristian Deblock et Sylvain F. Turcotte, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 98.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 64

mais il devient plus sélectif et se trouve orienté de manière diversifiée vers de

nouvelles alliances (Union européenne, Chine, Inde). L’avenir du régionalisme

mondial, sachant que chaque intégration régionale se réalise dans un contexte

particulier, et parce que les États entendent récupérer en termes de capacités

stratégiques et au travers d’une souveraineté communautaire ce qu’ils

abandonnent en termes de souveraineté nationale, dépendra largement de la

configuration géopolitique globale.

La lente territorialisation de l’Europe

et les prérequis géopolitiques du fédéralisme

Le coup d’arrêt porté à la construction européenne en 2005 par les

référendums français et néerlandais oblige ici à reconsidérer une problématique

que nous avons largement abordée dans un ouvrage précédent : celle du grand

espace européen et de son organisation politique ou, au contraire, maintenant, de

sa déstructuration 103. En son stade actuel, l’Union européenne est d’ores et déjà

de plain-pied dans la phase confédérale. Henri Oberdorff a raison d’écrire qu’en

faire partie n’est déjà plus de la même nature que l’appartenance à une

organisation internationale classique 104. Résumons son argumentaire. Celui-ci

note que du point de vue institutionnel et juridique le redéploiement est clair

puisque l’État membre n’a plus la compétence de sa compétence que dans le

respect des traités communautaires. L’Europe communautaire repose sur la force

du droit communautaire qui s’impose et prime sur le droit interne des États

membres. Depuis plusieurs années, on assiste à une « européanisation » croissante

des institutions nationales comme des politiques publiques, tant et si bien que

« sans être un État fédéral, ni des États-Unis d’Europe, l’Union européenne

s’impose aux États membres. Elle a transformé des États souverains en des États

membres d’un ensemble plus vaste » 105. De sorte que, par exemple, si jusqu’en

1992 la France a participé à l’Europe communautaire sans éprouver le besoin de

modifier sa constitution parce qu’elle considérait la construction européenne

comme une démarche juridique classique qui ne remettait pas en cause sa [62]

souveraineté, à partir de cette date, la situation est devenue différente. Le Conseil

103 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXI°siècle ? Bruxelles, Complexe, 2 001. Plusparticulièrement les pages 63-71 et 240-249.

104 Henri Oberdorff, « L’Union européenne, l’État-nation et les collectivités territoriales :l’exemple français », dans Au-delà et en deçà de l’État-nation, sous la direction deChristian Philip et Payanotis Soldatos, Bruxelles, Bruylant, 1996.

105 Ibid., p. 261.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 65

constitutionnel ayant jugé le traité de l’Union européenne contraire à notre

Constitution sur plusieurs points, une révision constitutionnelle a été jugée

nécessaire. Ce point ayant été réglé en juin 1992, la ratification du traité de

l’Union a pu alors intervenir. Pour Oberdorff, cette première modification

constitutionnelle sous influence européenne représente une véritable

« constitutionnalisation de l’Europe ». Et comme les partenaires ont fait les

mêmes concessions, le juriste français va jusqu’à considérer qu’on se retrouve

face à « une fédération librement consentie de communautés nationales ayant

décidé de s’unir pour développer en commun certaines activités, mais aussi pour

protéger collectivement leurs singularités, non pour les dissoudre » 106. II en

résulte donc deux formes d’exercice de la souveraineté étatique : « une

souveraineté classique pour les autres engagements internationaux de la France et

pour les activités non touchées par le droit communautaire et un exercice

dérogatoire de cette souveraineté dans le cadre des traités communautaires et de

l’Union européenne » 107. Si, au final, les États de l’Union euro­péenne pratiquent

« un exercice conjoint de la souveraineté » dans les domaines de compétence

communautaire, et si « nous sommes entrés dans un processus constitutionnel et

institutionnel innovant qui n’est plus tout à fait celui de l’État-nation classique et

qui, sans adopter les mécanismes de l’État fédéral, suit les principes du

fédéralisme » 108, on est en droit de se demander pourquoi les dispositions du

traité constitutionnel, ajourné à cette heure, n’allaient pas dans le sens de son

achèvement. Même avec d’autres mots que celui de fédération qui froisse encore

trop de susceptibilités.

Pourquoi était-il prévu que sur un certain nombre de questions les contrôles

des parlements nationaux allaient être renforcés ? Pourquoi la règle de l’unanimité

demeurait-t-elle tellement prépondérante ? Ce qui faisait dire à certains experts

que le processus fédératif est allé aussi loin qu’il pouvait aller, qu’il n’existera

jamais de fédération européenne, sinon sous la forme assez insaisissable d’une

fédération d’États indépendants. Le blocage n’est-il pas apparu lors du sommet

européen de Nice, en décembre 2000, quand les souverainetés nationales se sont

réveillées, [63] notamment du côté de la France alors vouée au régime de la

cohabitation, pour rejeter le plan de Fédération européenne proposé par le

gouvernement allemand ? Ce qui entraîne que le traité constitutionnel de 2005,

s’il avait été ratifié, n’aurait été qu’un aménagement du traité de Nice, trop lourd

de contradictions et d’impasses. Dans ces conditions, l’Union européenne n’est

106 Gérard Soulier, cité par H. Oberdorff, ibid., p. 265.107 Ibid., p. 265.108 Ibid., p. 265.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 66

pas prête à disposer de ce dont elle a le plus expressément besoin, qui fait la force

des grandes puissances : un centre de décision unique. Il faut donc croire, qu’en

dépit des avancées juridiques ci-dessus exposées, elle ne satisfait pas aux

prérequis géopolitiques que les théoriciens du fédéralisme dénombrent 109. Par

rapport à la configuration actuelle et aux enjeux du débat présent, il est donc

intéressant de réexaminer l’état et la virtualité des cinq prérequis discernés.

Le premier sollicité est le sentiment d’une insécurité militaire commune ou

d’une menace extérieure globale, et en conséquence le besoin d’une défense

communautaire qu’aucun autre système d’alliances ne peut remplacer. Cette

condition, qui reste quasiment incontournable pour l’achèvement du système

fédéral, n’a pas été remplie pendant toute la guerre froide pour la raison déjà

reconnue (la protection américaine) et ne saurait présentement être prise en

compte puisque les États européens ne veulent pas se reconnaître d’ennemis. Or,

la recherche de la puissance militaire serait la motivation centrale des unités qui

se fédèrent d’après William Riker qui décrit le fédéralisme comme un

« marchandage constitutionnel » dans le but d’agréger des territoires, de lever des

taxes et des armées. Le marchandage s’instaure parce que des États qui souhaitent

écarter un péril extérieur, offrent à d’autres États qui pensent eux aussi que

l’indépendance passe par l’union, de négocier leur rapprochement mutuel. Riker

croit cette raison nécessaire et suffisante mais les exemples historiques sont assez

rares. D’une façon générale les nations préfèrent les alliances. C’est l’une des

raisons pour lesquelles l’OTAN a survécu à la guerre froide. Elle fait l’économie

de tous les sacrifices et de tous les efforts d’une fusion. Il faut pour que des

nations abandonnent leurs prérogatives souveraines à un centre supérieur qu’elles

n’aient pas d’autre choix.

[64]

Le second prérequis est l’interdépendance économique et l’attente de l’union

de grands avantages. Un péril économique commun, impliquant un

protectionnisme régional, au cas où les effets pervers de la mondialisation

deviendraient insupportables aurait le même effet. Ce que ne semble pas avoir

compris la Com­mission européenne, malgré le double échec de 2005.

Néan­moins, dans l’Europe contemporaine, après la réussite du Marché commun,

la création de la zone euro témoigne incontestablement d’un redéploiement

étatique. En effet, on peut parler d’une reterritorialisation monétaire,

109 Nous nous référons principalement aux travaux de William H. Riker, Federalism : Origin,Operation, Significance, Boston, Little Brown and Co, et de Ramesh Dickschitt, ThePolitical Geography of Federalism : an Inquiry into Origins and Stability, Londres,Macmillan, 1975.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 67

supranationale, avec la création d’un territoire monétaire européen gouverné

depuis un centre unique installé à Francfort, la BCE (Banque centrale européenne),

au lieu et place des espaces monétaires nationaux. Décidée pour contrecarrer les

effets néfastes de la mondialisation financière, elle atteste de la tendance globale à

la gestation de « Grands Espaces » tels que Carl Schmitt les annonçait. À savoir,

comme la forme d’organisation territoriale permettant à la fois de surmonter le

dépassement fonctionnel et structurel des États, d’une part, et de remédier aux

carences inévitables des systèmes universalistes incapables d’intégrer

l’hétérogénéité du monde, d’autre part 110. Le juriste allemand avait perçu la

dichotomie spatiale qui se dessinait de plus en plus entre la logique des territoires

(celle de la « machine impériale » dans son langage) et la logique des flux et des

réseaux (celle de la « machine techno-industrielle »). Les fluctuations de ce

couple de logiques sont aujourd’hui au cœur du débat européen dans la mesure

où, le déplore l’économiste Michel Dévoluy à propos de la réforme

institutionnelle en suspend, « le traité persiste à négliger ce qu’implique la

présence d’une monnaie unique en matière d’intégration politique » 111. En effet,

bien que la création de la monnaie européenne soit une réussite, la zone euro n’est

toujours pas armée pour conduire sa politique monétaire et sa politique budgétaire

dans le sens de l’intérêt de tous les Européens. Le succès consiste dans le fait que,

pour faire face à la saturation de l’État territorial par les vecteurs de la

mondialisation déterritorialisante, formant tous ensemble une véritable «  machine

de guerre » antisociale, les gouvernements européens ont su trouver dans la zone

euro une « forteresse régulatrice » 112. Ils ont « choisi » comme « ligne de fuite »

dans le désordre imposé par la globalisation [65] financière, l’espace monétaire

qui était le plus à la merci des opérateurs internationaux. C’est-à-dire qu’à partir

d’un droit régalien, celui de battre monnaie, ils ont défini un nouveau territoire

monétaire supranational, qui offre aux États européens, monétairement unifiés, la

possibilité de reter­ri­toria­lisations productives et financières. Mais pour que

celle-ci soit exploitée, il faudrait justement que le nouveau traité, remarque

Michel Dévoluy, fasse disparaître les « limites imposées au pilotage

macroéconomique de la zone euro » en mettant fin « au vote à l’unanimité dans la

110 Carl Schmitt, Staat, Grossraum, Nomos, Arbeiten aus den Jarhen 1916-1969, herausgebenmit einern vorwort und mit Anmerkungen versehen von Günter Maschke, Berlin, Dunckerund Humbolt, 1995, p. 237.

111 Michel Dévoluy, « L’UE contre la zone euro », dans le journal Le Monde du samedi22 janvier 2005, p. 20.

112 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Paris,Éditions de Minuit, 1980.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 68

sphère économico-sociale » 113. Il faudrait donc que l’Europe s’engage dans une

perspective résolument fédéraliste.

La continuité géographique des territoires réunis ainsi que l’existence d’un

réseau de transports et de communications interrégionales serrées apparaissent

comme des nécessités évidentes. Mais, au-delà, avec la prise de conscience de

l’émergence du territoire européen engendré par l’intégration économique, c’est la

préoccupation de la cohésion territoriale qui se fait jour. D’où l’existence depuis

1999, d’un « schéma de développement de l’espace communautaire » (SDEC)

destiné, compte tenu de son élargissement et des disparités régionales qui

l’accompagnent, à préparer la naissance d’une politique d’aménagement du

territoire européen 114.

La communauté de civilisation ou de culture ne saurait pallier à l’absence

d’une langue commune, qui en soit ne constitue pas un facteur suffisant (cf. la

« nation arabe »), mais l’Union européenne est pénalisée par un manque évident

de communication entre ses peuples. La question de la langue commune y

demeure fondamentale. Laquelle ? Sans doute l’Anglais, mais au prix d’une perte

d’identité culturelle, ce qui est en train de se produire.

La compatibilité des systèmes politiques et des régimes sociaux est un

prérequis moins acquis qu’il n’y paraît en Europe. D’un côté, certes, le choix en

faveur de la démocratie n’est pas discutable. Il a été formalisé dans ce que l’on

appelle les « critères de Copenhague » (Sommet européen de juin 1993), c’est-à-

dire les conditions à remplir, en termes de régime politique et de régime des droits

de l’Homme, par tout nouveau postulant à l’adhésion à l’Union européenne. Ce

sont ces conditions qui ont [66] été opposées à la Turquie ces dernières décennies.

Qu’elles le seraient éventuellement à la Russie, et de façon plus inexplicable

maintenant, à l’Ukraine. D’un autre côté, en revanche, bien des divergences

persistent quant à l’organisation sociale, à la répartition des revenus, à la place du

secteur public… Ce qui explique les immenses difficultés à donner corps à ce que

l’on appelle « l’Europe sociale » qui, à cette heure, reste un mythe. Il ne faut pas

se cacher non plus que l’accroissement des difficultés économiques et sociales

pourrait faciliter l’accès au pouvoir des populismes dans plusieurs pays de

l’Union.

113 M. Dévoluy, op. cit.114 DATAR, Le Schéma de développement de l’espace communautaire, Paris, La

Documentation française, 2002.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 69

4. Du réalisme classiqueà la société des États

Retour au sommaire

La pensée réaliste, entièrement tournée vers les relations interétatiques, est

tout, sauf monolithique. Elle a donné cours à une grande variété d’interprétations

et d’inspirations. Michael W. Doyle distingue quatre courants qui partagent des

idées fondamentales comme la nature anarchique du système international et la

primauté de l’État 115.

Le réalisme complexe est incarné par Thucydide. Il n’est pas formalisé mais

implicite aux discours du Grec sur les événements qu’il rapporte et commente. Sa

principale conviction est la permanence de l’état de guerre. Sa complexité vient

de ce que l’explication des relations internationales procède à la fois de la nature

humaine, et d’abord du rôle des dirigeants, du régime interne des États, et de la

configuration des puissances.

Le réalisme fondamentaliste est celui enseigné par les deux grands maîtres,

l’ancien, Nicolas Machiavel et le moderne, Hans Morgenthau. Le caractère

fondamentaliste tient à ce que toute relation sociale est profondément enracinée

dans les besoins matériels et psychologiques des hommes et débouche sur une

lutte pour le pouvoir.

Le réalisme structuraliste est, bien entendu, le produit de la réflexion de

Kenneth Waltz, lui-même inspiré par Hobbes. La rationalité du modèle waltzien

et l’emphase qu’il porte à la structure font son originalité.

[67]

Enfin, Doyle attribue la paternité du réalisme constitutionnaliste à Jean-

Jacques Rousseau. Cette approche, qu’il retrouve aussi chez Raymond Aron, est

parente avec celle de Thucydide dans la mesure où elle prend en compte les effets

des changements internes aux États, qu’ils soient institutionnels, culturels, sociaux

ou économiques, sur leurs comportements diplomatiques et stratégiques. Mais

plus que lui, elle insiste sur la contingence historique des facteurs déterminants. Si

tous les réalistes se retrouvent autour du paradigme de l’anarchie, ils n’approuvent

pas nécessairement la situation, et surtout, ils ne confondent pas le réalisme avec

115 Michael W. Doyle, Ways of War and Peace. Realism, Liberalism, and Socialism, New-York, W.W. Norton and Company, 1997, p. 45-48.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 70

le nationalisme conquérant ou l’expansionnisme. Ainsi, Martin Wight, l’un des

pères fondateurs de l’école anglaise, était un militant pacifiste chrétien. L’un de

ses messages principaux était que les États devraient respecter les intérêts des

autres États, et qu’il était également possible d’analyser les relations

internationales d’un point de vue réaliste, tout en se fixant des objectifs normatifs.

Avec lui, Hedley Bull, qui se réfère aussi à Grotius, s’est efforcé de théoriser la

société des États. Tandis que dans leur continuité, John Vasquez entend défendre

une approche qu’il qualifie de « néotraditionnaliste ». Quant à Hans Morgenthau,

il a toujours insisté sur le fait que les études sur les relations internationales

s’organisent avant tout autour de la question de l’équilibre international.

Si l’on s’en tient aux trois courants les plus contemporains du réalisme, parmi

les quatre répertoriés par Doyle, il faut convenir que la diversité de ce paradigme

et l’existence d’une tradition idéaliste ne l’ont pas empêché de dominer l’analyse

des relations internationales pendant les années cinquante et soixante jusqu’à ce

que survienne ce que l’on a coutume d’appeler la « révolte béhavioriste » 116.

À partir de ce moment-là, non seulement il est contesté, mais le fossé entre le

réalisme fondamentaliste – ou réalisme classique – et le réalisme structuraliste

se creuse. D’autant plus que le contexte international et les générations changent.

Ce n’est pas par pur hasard si Kenneth Waltz développe sa conception du

réalisme, dénommé aussi « réalisme systémique » ou « néoréalisme », à l’époque

où le système bipolaire exerce sur les États une contrainte des plus prégnantes. Et

si après l’ouverture du [68] rideau de fer, d’autres divergences plus ou moins

marquées surgissent au cœur du paradigme réaliste, suite à certaines critiques

internes ou à des influences extérieures. De sorte que l’on côtoie des réalistes

orthodoxes (John Mearsheimer parmi d’autres), les initiateurs d’un réalisme

structurel (Barry Buzan, Charles Jones, Richard Little 117), et une variété de

« nouveaux réalistes », tels les « défensifs » (Stephen Walt, Jack Snyder, Stephen

Van Evera), les « coopératifs » très tournés vers l’économie politique

internationale comme Joseph Grieco, ou ceux que l’on pourrait classer dans la

rubrique des « réalistes constructivistes » (Robert Jervis, Fareed Zakaria, William

Wohlforth) parce que, tout en maintenant une position centrale à la puissance

étatique, ils considèrent que les perceptions et les croyances jouent un rôle

important dans l’étude des relations internationales, à l’instar de ce que l’on serait

en droit de désigner comme l’école française (Rousseau, Aron) du réalisme

116 John A. Vasquez, The Power of Power Politics. From Classical Realism toNeotraditionalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 39.

117 Barry Buzan, Charles Jones, Richard Little, The Logic of Anarchy. Neorealism to StructuralRealism, New York, Columbia University Press, 1993.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 71

constitutionnaliste. Un trait commun aux membres de la dernière génération

réaliste est de ne plus, comme la grande majorité de leurs prédécesseurs, dissocier

systématiquement le domestique de l’international.

A. Les canons du réalisme classique stato-centrique :Hans Morgenthau

Retour au sommaire

Au départ, dans son analyse des relations interétatiques, le réalisme a marqué

sa différence fondamentale avec le libéralisme et l’idéalisme quant à la

conception de la nature humaine, de la société, et de la politique. Les deux

derniers croient à un ordre politique moral et rationnel, dérivé de principes

abstraits et universels. Ils s’appuient sur la bonté infinie et malléable de la nature

humaine. Le premier croit que le monde imparfait, violent, est la conséquence des

forces inhérentes à la nature humaine. Selon Morgenthau, le réalisme politique est

dès lors en mesure de trouver dans ces forces des lois objectives qui gouvernent la

vie politique internationale et permettront de bâtir une théorie rationnelle contraire

à toute apologie du nationalisme et de l’impérialisme. Car, d’après lui, sachant

qu’il suffit qu’une théorie politique soit soumise au double test de la raison et de

[69] l’expérience, le fait que la théorie de l’équilibre des forces qu’il défend ait

traversé le temps et ait surmonté l’épreuve de l’Histoire depuis dix ou onze siècles

qu’elle a été élaborée, prouve largement sa validité.

L’état de nature : l’anarchie internationale

Justement, la lecture de l’histoire montre, comme Thomas Hobbes l’a

explicité, que les hommes sont par nature ambitieux, mauvais et pervers. Tous les

peuples, par instinct, recherchent la puissance, désirent dominer les autres. La

possibilité d’éradiquer ce désir ou cette pulsion apparaît comme une aspiration

utopique. La politique internationale étant demeurée dans l’état de nature,

caractérisée par « la guerre de tous contre tous », autrement dit les nations entre

elles, il en dérive, selon Morgenthau, quatre conséquences majeures dont les

contenus devaient être révisés par les différents auteurs se revendiquant de la

filiation réaliste.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 72

1) Les États souverains sont les acteurs clefs du système international. L’État

se montre souverain parce qu’aucune règle ne saurait être instituée en dehors de

lui. Et parce que la politique est une lutte pour le pouvoir, tout autre acteur ou

groupe d’acteurs qui postulerait au pouvoir doit accéder à la souveraineté. Pour

Morgenthau, seules les nations en tant que communautés politiques y sont

parvenues. On peut s’interroger, comme on l’a fait, sur la portée réelle de la

souveraineté, comme sur sa relation à l’état de nature, à la fois cause et

conséquence, mais ce qui permet, selon les réalistes contemporains, de continuer à

parler d’anarchie internationale, c’est l’absence de tout gouvernement central

mondial, de toute régulation institutionnelle qui s’imposerait aux États en dehors

de leur volonté propre. L’anarchie n’est pas nécessairement le chaos ou le

désordre dont chaque État chercherait à se protéger, de façon systématique, dans

l’isolement. Celui-ci n’est guère concevable de nos jours. C’est pourquoi il n’est

pas très juste d’écrire, par exemple, que la politique extérieure des États-Unis

hésite, depuis le début du vingtième siècle, entre interventionnisme et

isolationnisme. En réalité, [70] comme l’a montré Ruggie, elle s’est convertie au

premier. Mais il est parfois multilatéral (Wilson, Clinton) et le plus souvent

unilatéral (les deux Roosevelt, Nixon, les deux Bush).

2) Les politiques domestique et étrangère sont deux domaines nettement

séparés de la politique nationale. Morgenthau oppose le désordre de l’espace dans

lequel évoluent les États à l’ordre de l’espace domestique soumis à la régulation

effective d’un gouvernement légitime. Alors que la loi règne au plan interne, au

plan extérieur le pouvoir des nations n’est limité que par celui des autres. L’État

s’y trouve en droit d’utiliser la violence pour défendre ses intérêts. Il a pour lui le

droit de guerre, et il n’y a donc aucune commune mesure entre une politique

interne et une politique extérieure. Dans le même sens, Raymond Aron considère

que la spécificité des relations internationales peut être trouvée dans « la

légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs » puisque

« dans les civilisations supérieures, ces relations sont les seules parmi toutes les

relations sociales qui admettent la violence comme normale » 118. La persistance

de la nature anarchique du système international a, dès lors, au cours des siècles,

légitimé la quête de la puissance. De celle-ci, tous les réalistes, Morgenthau et

Aron en tête, retiennent et font leur, la définition qu’en donnait Max Weber : « la

puissance signifie toute chance d’imposer, même contre des résistances, sa propre

volonté au sein d’une relation sociale, peu importe sur quoi repose cette

118 Raymond Aron, Paix et guerre…, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 73

chance » 119. Ainsi, pour Robert Gilpin, l’économie elle-même, malgré son

expansion considérable, est à considérer d’abord comme un moyen pour acquérir

de la puissance et du prestige.

3) La politique internationale étant une lutte pour la puissance dans un

environnement anarchique, les États disposent de différents moyens pour atteindre

leurs buts et défendre leurs intérêts. Morgenthau ne conçoit pas le monde en

guerre permanente, mais il pense que les nations, comme l’histoire l’a prouvé,

sont constamment disposées à recourir à la violence organisée sous la forme de la

guerre. Il accepte que la puissance et l’usage de la puissance puissent changer en

fonction du temps, mais il soutient que le changement résulte bien plus d’une

transformation de l’équilibre des puissances que du système international lui-

même.

[71]

4) Le réalisme de Morgenthau ne confère aucune validité à la moralité

universelle, mais stipule, au contraire, que les principes moraux sont « filtrés en

fonction des circonstances concrètes de temps et de lieu » 120. Surtout, l’État n’est

pas en droit de se permettre de faire des concessions à la moralité supposée

universelle qui iraient à l’encontre de l’intérêt national qu’il a pour mission de

servir.

Comme Machiavel, Morgenthau ne se fait aucune illusion sur la nature de

l’homme qu’il pense immuable dans sa volonté de domination 121. Celle-ci est

« un élément de toutes les associations humaines depuis la famille jusqu’à

l’État » 122. Il ne faut donc rien fonder sur ses bons sentiments, puisque « la lutte

pour le pouvoir » qu’il discerne au sein de toutes les activités politiques, internes

et internationales, procède du « fondement bio­psychologique » de tout être

humain 123. Il écrit précisément que « l’essence de la politique internationale est

identique à celle de sa contrepartie interne. Les deux consistant en une lutte pour

la puissance, modifiée uniquement par les différentes conditions dans lesquelles

119 Max Weber, Économie et société, tome i, Paris, Plon, 1971, p. 56. Aron le confirme dans« Qu’est-ce qu’une Théorie des Relations Internationales ? », Revue Française de SciencePolitique, Paris, Volume xvii, n° 5, octobre 1967, p. 842. Il ajoute, page suivante : « J’aicherché ce qui constituait la spécificité des relations internationales ou interétatiques et j’aicru trouver ce trait spécifique dans la légitimité et la légalité du recours à la force armée dela part des acteurs ».

120 Hans Morgenthau, Politics among Nations, New York, Knopf, 5e ed., p. 173.121 Hans Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 7.122 Ibid., p. 32.123 Ibid., p. 31.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 74

elles de déroulent » 124. Morgenthau en arrive à penser que si les politiques

nationales sont suffisamment influencées par les considérations morales des

dirigeants et des individus pour tendre vers la modération et la responsabilité,

elles ne sauraient en concéder à la nécessité.

Sa propre éthique de gouvernement se situe dans « une paix par

accommodation » grâce à toutes les ressources de la diplomatie, mais tout en

sachant que celle-ci est pervertie par l’idéologie et la démagogie électoraliste 125.

Étant donné que la paix ne peut résulter ni du désarmement général, ni de la

sécurité collective, ni du droit international, et encore moins d’un État mondial,

l’État national tend à devenir « la plus haute unité morale sur terre » 126. En ce

sens qu’il est l’élément essentiel de moralisation de la sphère internationale, dans

la mesure où, pour les réalistes, l’intérêt national n’est généralement le mieux

servi que par la modération en politique étrangère. C’est cette corrélation qui rend

possible l’équilibre des puissances et la stabilité temporaire des rapports

internationaux.

[72]

L’intérêt national et la puissance

L’idée qu’il existerait des valeurs supérieures à l’intérêt des États est donc

étrangère au réalisme. À la suite des philosophes utilitaristes du XVIIIe siècle qui

récusaient toute référence à un droit naturel s’imposant aux États, les réalistes

pensent que leurs engagements internationaux ne sauraient être que des

conventions utiles pour la stabilité des avantages acquis. Morgenthau qui, de son

côté, s’inspirait des écrits de Machiavel, comme en l’a dit, mais aussi de Lord

Salisbury, ministre anglais du XIXe siècle, et de Georges Washington, posait que

l’idée de l’intérêt est l’essence même du politique et qu’elle n’est nullement

affectée par les circonstances de temps et de lieu. Tout en précisant, que le type

d’intérêt qui détermine l’action dans une période spécifique de l’histoire dépend

du contexte politique et culturel dans lequel la politique étrangère est alors

engagée. Ce qui reste vrai et permanent est que le souci de l’État de satisfaire son

intérêt, quel qu’il soit, finira par l’emporter. Or, sans trop s’expliquer là-dessus,

124 Ibid., p. 16.125 Ibid., p. 32.126 Hans Morgenthau, «  The Nature and Limits of a Theory of International Relations  », in

Theoretical Aspects of International Relations, sous la direction de William T.R. Fox, NotreDame, University of Notre Dame Press, 1959, p. 28.

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sans doute parce que cela semble aller de soi depuis que Frédéric Meinecke a

introduit le terme dans l’étude des relations internationales, dès 1924, Morgenthau

considère que l’intérêt national se définit en terme de puissance 127. Il laisse

entendre toutefois que le premier se confond avec la maximisation du second.

Quant à la nature et à l’exercice de la puissance et à son exercice, ils dépendent

tous les deux du contexte international. Sachant que sa raison d’être est le contrôle

et l’influence, cette notion recouvre toutes les formes possibles de relations et

concerne tous les types de moyens depuis la violence physique jusqu’à l’action

psychologique la plus subtile. Le pouvoir se ramenant au contrôle de l’homme par

l’homme, la seule chose qui fait la singularité des démocraties occidentales réside

dans les garanties constitutionnelles qui contiennent les forces barbares. Les plus

pessimistes à leur égard ne leur reconnaissent ni équité ni égalité politiques et se

contentent de les définir comme des régimes qui ont seulement réussi à neutraliser

la violence physique.

Morgenthau, quand il fait l’inventaire des éléments constitutifs de la puissance

nationale, distingue : 1) La géographie, prise dans sa dimension strictement

physique. C’est du même coup, le [73] facteur le plus stable. Il souligne que

malgré le développement des techniques de communication et de transport, la

situation géographique continue de jouer un rôle important dans les relations

internationales et consacre plusieurs lignes à la position insulaire des États-Unis

par rapport au reste du monde. 2) Les ressources naturelles qui se partagent entre

les ressources alimentaires et les ressources énergétiques et minérales. Il insiste

sur le nécessaire contrôle de ces dernières, en particulier du pétrole, dont la

détention ou au contraire la carence créent ensemble une césure entre les plus

grandes puissances. 3) La capacité industrielle et le niveau technologique. 4) La

préparation militaire que Morgenthau décline en termes de technologie des

armements, de commandement stratégique, et de quantité et de qualité des forces

armées. 5) La population, c’est-à-dire sa taille, sa composition par âges, sa

formation. 6) Le caractère national. Morgenthau n’en donne pas une définition

précise, mais se satisfait de ce que l’on distingue des cultures nationales, au sein

desquelles certaines qualités intellectuelles et certains traits de caractère se

répètent fréquemment et avec une plus grande intensité dans une nation que dans

une autre. Ces spécificités nationales infèrent des conduites particulières de la

politique, de la diplomatie et de la guerre.

Pour Morgenthau, la satisfaction de l’intérêt national n’implique pas un

comportement aventuriste. Il n’est que « le principal poteau indicateur » pour un

127 Robert Dahl, « Power », in Adam and Jessica Kupper, International Encyclopaedia of theSocial Sciences, Londres, Routledge, 2e édit., 1996, p. 406.

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État dans ses relations avec les autres États, afin qu’il dispose de suffisamment de

puissance pour que ces derniers ne soient pas tentés de lui imposer leur

volonté 128. Quant à Aron, qui voit plus dans la notion d’intérêt national un idéal-

type nécessaire à la compréhension de la conduite diplomatico-stratégique qu’un

concept véritablement opératoire 129, il n’en concède pas moins que sa prise en

compte suggère la prudence, parce que l’on peut attendre de « chaque État,

légitimement préoccupé de ses intérêts, qu’il ne soit pas entièrement aveugle aux

intérêts des autres » 130. En outre, il est utile de le rappeler de temps à autre que la

moralisation de l’intérêt national consécutive à l’assimilation des enseignements

de Weber par Morgenthau et par Aron, et plus particulièrement de sa conception

de l’éthique de la responsabilité, les ont conduits [74] à espérer que la paix

mondiale résulterait de la sagesse politique d’hommes d’État de conviction

réaliste plutôt que du triomphe de l’idéalisme libéral. Qu’au fond, cette sagesse

donnait une vraie fin morale à la puissance 131. Durant la période de la guerre

froide, la recension et l’analyse comparée des facteurs de la puissance, avec des

tentatives de mesure quantitative, ont occupé nombre d’experts américains qui ont

fini par former une sorte d’école ou de caste de spécialistes : la Power Analysis.

L’équation de la puissance

Parmi tous les facteurs qui entrent dans ce que Spiegel a appelé le « QI » des

États 132, S. B. Jones s’est efforcé, dans un article qui a fait référence, de cerner

les types de ressources à sélectionner 133. Il en distinguait trois grands types : 1)

Les ressources naturelles, qui incluent les ressources spatiales, minérales ou

géologiques et biologiques. Il sera tenu compte du contexte économique mondial

et des capacités nationales d’exploitation et de transformation. 2) Les ressources

humaines, entendues, à la fois, comme ressources démographiques et

128 Hans Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 5.129 R. Aron, Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 37.130 Ibid., p. 572.131 Samuel Taupin, La Morale dans les relations internationales selon Hans J. Morgenthau et

Raymond Aron, 2005, mémoire DEA Relations Internationales, Université Paris 2Panthéon-Assas.

132 S. L. Spiegel, Dominance and Diversity : the International Hierarchy, Boston, LittleBrown, 1972.

133 Stephen B. Jones, « The Power Inventory and National Strategy in World Politics », dansR. Kasperson et J.V.Minghi, The Structure of Political Geography, Chicago, AldinePublishing, 1971.

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« mentales ». 3) Les ressources économiques ou en capital. Jones préfère les

appeler les « ressources en équipement ». Il faut entendre par là tout ce qui est du

ressort de l’économie sans prédétermination géographique.

Précisons que si Stephen Jones se plaçait dans la perspective du conflit, il

concevait que la puissance est toujours relative et toujours flexible. La puissance

nationale doit donc constamment être réévaluée en fonction des changements

multiples qui affectent les ressources dans leurs spécificités et leur relativité. Les

ressources géologiques s’épuisent, mais les prodiges de la science permettent des

substitutions plus ou moins attendues (demain, l’hydrogène à la place du

pétrole ?). Les ressources économiques varient et les équipements surtout

militaires sont vite obsolètes. L’arme technologique tend à devenir primordiale

dans les rapports interétatiques. Or, elle est certainement l’une de celles pour

laquelle le changement connaît les accélérations les plus fortes. Les

transformations qui interviennent dans les res­sources humaines sont d’une

sensibilité beaucoup plus lente à [75] venir, mais aussi d’une ampleur beaucoup

plus grande. Enfin, la modernisation des États, qui est la forme synthétique des

changements, augmente en règle générale la puissance intrinsèque d’un pays. Elle

modifie aussi, quand elle ne la bouleverse pas, la hiérarchie des nations (cf. la

Chine). Il convient de dire aussi qu’elle a ses faiblesses, car les premières étapes

de la moder­nisation s’accompagnent d’une plus grande vulnérabilité de certains

secteurs (nouveaux besoins en ressources importées). En outre, une modernisation

très poussée, un très haut degré d’automation rendent une économie plus sensible

aux destructions.

En 1975, l’analyste Ray S. Cline s’est proposé de mettre la puissance de

chaque nation en équation 134. Elle est déterminée, selon lui, par les forces

armées, mais également par toute une série d’autres paramètres dont les

principaux sont : la taille et la localisation du territoire, la nature des frontières, la

population, les ressources naturelles, la structure économique, le développement

technologique, la puissance financière, l’homogénéité ou la mixité ethnique, la

cohésion sociale, la stabilité du processus politique décisionnel, et l’inquantifiable

esprit national. Cline ne va pas jusqu’à imaginer que les équations géopolitiques

qu’il établit pour les différentes puissances puissent être les exactes formulations

de la réalité. Il admet aussi que ses résultats laissent planer l’incertitude sur les

écarts réels de puissance. Cependant, les paramètres qu’il retient peuvent nous

apporter quelques éclaircissements.

134 Ray S. Cline, World Power Assessment. A Calculus of Strategic Drift, Washington D.C.,Georgetown University, The Center for Strategic and International Studies, 1975.

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La masse critique, C. Elle synthétise deux facteurs : l’espace et la population.

Or, dans le monde moderne, les phénomènes de masse devenant irrésistibles, en

relations internationales les niveaux d’échelle s’avèrent de plus en plus

prépondérants. La dimension géopolitique de l’État en cause tient un rôle de plus

en plus décisif dans les rapports qu’il entretient avec ses semblables. En deçà d’un

certain seuil il semble bien qu’il soit très difficile, pour un État, de défendre ses

intérêts, au moins isolément. La seule considération de la masse critique met bien

sûr en avant les États-continent, ou tout au moins ceux d’entre eux qui sont bien

ou suffisamment peuplés. Ce faisant, elle singularise une catégorie d’acteurs qui

méritent une analyse attentionnée de leurs réalités, humaines surtout, en raison du

rôle international et des potentialités qui peuvent leur être prêtés.

[76]

La capacité économique, E. Cline la calcule à partir de six critères : le

produit national brut, la production nationale d’énergie, de matières premières

qu’il met en parallèle avec la consommation nationale, la production agricole

basée sur trois récoltes (blé, riz, maïs), et enfin la participation au commerce

international comparée à la place que celui-ci occupe dans l’économie nationale.

L’importance du facteur économique n’est plus à prouver. Reste que les mesures

de Cline sont très cloisonnées, ignorent les phénomènes de dépendance. Enfin, la

réalité des chiffres est sujette à caution, voir à mystification. Ainsi, le PIB

soviétique qui fut longtemps estimé, d’un commun accord pourrait-on dire, par les

services d’information américain et soviétique, à 40 % du PIB américain soit

environ 2 800 milliards de dollars, au milieu des années soixante-dix, n’en

représentait, d’après les aveux de la perestroïka que 25 %, soit autour de

l 300 milliards de dollars. Cette révision déchirante rétrogradait l’URSS au

quatrième rang des puissances économiques, ou même au cinquième, en raison de

l’aggravation de la crise, en 1991 135.

La capacité militaire M. Dans le domaine militaire, la suprématie des États-

Unis et de l’Union soviétique est, au moment où Cline écrit, indiscutable. Les

deux superpuissances disposent d’une avance telle que tout classement semble

dérisoire. Ce constat reposait surtout sur la disproportion qui existait entre les

forces de frappe nucléaire des deux géants et celles des quelques autres

possédants. Dans son évaluation Cline s’est appuyé sur trois critères : le niveau

des dépenses militaires, la dimension des forces armées, le déploiement mondial

et le contrôle maritime potentiel. Bien que l’on puisse cerner assez facilement ces

facteurs, et même quantifier les dépenses militaires ou le volume des forces,

135 Hubert de Beaufort, « L’économie potemkine », dans Valeurs Actuelles du 5 août 1991.

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l’analyse ne peut se départir d’une certaine subjectivité et écarter tout risque

d’erreur. Certaines dépenses militaires indirectes ne figurent pas dans les postes

budgétaires propres. Le nombre des militaires sous les drapeaux ne préfigure pas

automatiquement le potentiel offensif d’un pays ; son importance est souvent en

rapport avec une fonction de police intérieure. Dans le domaine militaire, il

convient également de se méfier des chiffres, des valeurs absolues. Dans un

ouvrage bien informé, Jacques Sapir avait montré que la production militaire

soviétique souffrait des mêmes [77] défauts que la production civile. Et que

contrairement au mythe de la stratocratie, l’armée soviétique n’était pas, comme

l’avait déjà découvert A. Cockburn, cet « îlot d’efficience et de rationalité dans

une mer de confusion que l’on se plaît à décrire » 136. En particulier, notait Sapir,

les marges de développement des matériels étaient très faibles, par souci

d’économie, ce qui faisait qu’ils étaient très vite dépassés. L’analyse qualitative

révélait donc un écart technologique en faveur de l’Occident, aujourd’hui admis

par tous, et par la force des choses 137.

Stratégie et volonté nationale, S et M. La stratégie et la volonté nationales

reflètent la cohérence du gouvernement, donc de sa politique étrangère ainsi que

la force mentale du peuple. Remarquons immédiatement les difficultés pratiques

d’une évaluation indispensable qui font que, d’une manière arbitraire, Cline

gratifiait les États-Unis d’un coefficient réducteur, en raison de l’incohérence

diplomatique de ses gouvernants incapables, selon lui, de se tenir à une stratégie

bien définie. Et à cause du flou ou de l’ambiguïté des idées que cultive le citoyen

américain sur la conduite et le destin de sa nation. D’une manière générale, les

petites puissances – sauf les États placés dans des situations stratégiques

périlleuses – étaient dotées, par lui, d’un coefficient très moyen.

Le résultat final : Pp (puissance perçue) = (C+E+M) (S+W). L’intervention

du facteur (S+W) modifiait passablement les équations de puissance. Au bout du

compte, l’Union soviétique apparaissait comme la première puissance du monde

nettement détachée devant les États-Unis, ce qui aujourd’hui fait sourire. Faut-il

suspecter Cline d’avoir volontairement imputé aux États-Unis le réducteur de

puissance à l’instant évoqué, afin de provoquer une réaction parmi ceux qui dans

les sphères dirigeantes – il a travaillé longtemps pour la CIA – auront prêté

attention à son étude ? De toutes les façons, la portée de ses calculs est limitée, car

la puissance ne résulte pas tant d’une accumulation de ses facteurs que d’une

capacité et d’une opportunité d’emploi de ceux-ci. Ils ne seront réellement

136 Jacques Sapir, Le Système militaire soviétique, Paris, La Découverte, 1987.137 Ibid.

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appréciables qu’à la lumière du système international et de la position de l’acteur

dans ce système. Tout ce que la Power Analysis américaine veut ignorer. En

France aussi, une étude récente conduite en termes de puissance perçue, à partir

d’un [78] panel de plus de deux cents experts, montre que l’arme nucléaire et

l’économique constituent les deux paramètres matériels déterminants, largement

devant les facteurs culturels et institutionnels 138. Et toujours sans que le

configurationnel soit pris en considération.

La critique aronienne et la « vision radicale »

de la puissance selon Steven Lukes

Les chiffres avancés dans les différentes études quantitatives ne fourniront

donc pas la base d’un calcul stratégique fiable. Croire le contraire serait

dangereux et justifierait cette réflexion de Raymond Aron : « il y a tant d’écart

possible entre la puissance défensive et la puissance offensive, entre la puissance

en temps de guerre, et la puissance en temps de paix, la puissance à l’intérieur

d’une zone géographique, et la puissance au-delà de cette zone, que la mesure

d’une puissance, supposée absolue et intrinsèque, me paraît plus nuisible qu’utile.

Nuisible à l’homme d’État qui se croirait en possession d’une information précise,

alors qu’il ne détiendrait qu’une mesure faussement rigoureuse d’une résultante,

de signification équivoque » 139. La relativité est, après l’approximation et

l’incertitude, la seconde réserve qu’inspire le calcul de la puissance puisque les

seuils imposés varient nécessairement de façon assez considérable en fonction du

type de puissance 140. Dans la large hiérarchie des États, la puissance offensive

est l’apanage de rares privilégiés. La puissance défensive est celle à laquelle

aspire, sans toujours y parvenir, la grande majorité des pays, y compris ceux qui

dans le passé ont possédé la première et l’ont perdue. Précisons qu’Aron lui-

même ne parvient pas à établir une distinction claire entre ces deux types de

puissance. Si la proposition d’assimiler la puissance défensive à la Realpolitik

(qui serait alors la politique de puissance du statu quo) et la puissance offensive à

la Machtpolitik (comprise comme la politique de puissance expansionniste)

apparaît séduisante, elle n’est pas étymologiquement recevable parce que, écrit le

138 Jean-Yves Caro, « Structures de la puissance : pour une méthodologie quantitative »,Annuaire français de Relations internationales, Paris, Bruylant/La Documentationfrançaise, n° 1, 2000, p. 87-109.

139 R. Aron, Paix et guerre… op. cit., p. 59.140 Ibid., p. 68 à 72.

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politologue, « la Machtpolitik n’implique pas l’impérialisme ou la volonté

d’élargir l’aire de souveraineté ou de subjuguer des peuples étrangers, mais le

concept [79] répond à un contexte nationaliste et trouve son origine dans une

philosophie pessimiste » 141. Ce qui ne fait pas une grande différence. Du même

coup, comme le fait remarquer Jean-Jacques Roche, Aron eut beau jeu de

reprocher à Morgenthau l’imprécision de son concept de puissance conçu à la fois

comme une finalité et comme un moyen 142. Pour l’auteur de Paix et guerre entre

les nations, la puissance est, comme on vient de le voir, un concept peu opératoire

qui ne permet pas de définir une conduite diplomatico-stratégique rationnelle.

L’ajustement des intérêts, supposé préserver la paix, est d’autant plus aléatoire

que ces derniers sont souvent immatériels et ne peuvent donc pas faire l’objet

d’une évaluation chiffrée. De plus, la guerre est irrationnelle quand elle ne résulte

pas de la très risquée « substitution d’un calcul économique au calcul

politique » 143. II ne saurait par conséquent exister de diplomatie idéale puisque

« les objectifs historiques des unités politiques ne sont pas déductibles du rapport

de forces » 144.

C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle, rappelle Jean-Jacques

Roche, Raymond Aron ne croit pas à la possibilité de bâtir une théorie sachant

qu’en chaque circonstance, il importe en priorité de se référer aux ambitions

spécifiques des acteurs plutôt que de leur prêter un cadre de pensée identique

fondé sur la maximisation des ressources 145. Pour Aron, seul le risque de guerre

permet aux États de définir leur comportement les uns vis-à-vis des autres. Ce

risque est fonction, d’une part, de la nature du système international qui peut être

homogène ou hétérogène, et d’autre part, de la volonté de survie de l’État, bien

que l’homogénéisation du système international puisse s’opérer à travers la

menace permanente de la guerre qui pèse sur tous. C’est pourquoi, certains

stratèges ont vu dans la prolifération nucléaire le moyen de faire tenir les États en

paix, étant donné que dans un contexte de nucléarisation généralisée, la formule

d’Aron, « survivre, c’est vaincre » prendrait tout son sens. Et c’est à partir

seulement de cet objectif de survie partagé par toutes les nations qu’Aron peut

141 Raymond Aron, « Macht, Power, Puissance : Democratic Prose or Demoniacal Poetry ? »,in Steven Lukes (edited by) Power, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p. 271. La propositionévoquée émane de Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, Paris, Armand Colin, 2006,p. 31.

142 Jean-Jacques Roche, Théories des relations internationales, Paris, Montchrestien, Coll.« Clefs », 1994, p. 42.

143 R. Aron, Ibid., p. 60.144 Ibid., p. 104.145 J.-J. Roche, op. cit., p. 42-44.

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entrevoir une conduite diplomatico-stratégique rationnelle des acteurs du jeu

international. Elle n’est plus la recherche de la puissance maximale, mais la mise

en œuvre d’une morale de la sagesse qui « s’efforce non seulement [80] de

considérer chaque cas en ses particularités concrètes, mais aussi de ne pas

méconnaître aucun des engagements de principes et d’opportunités et de n’oublier

ni les rapports de forces ni les volontés des peuples » 146.

Faut-il déduire de son impossible évaluation, de son incertaine opérabilité, en

tant que combinatoire de facteurs, une « impuissance de la puissance » comme

certains esprits distingués, s’escriment à le proclamer 147 ? Mais qui n’ont de

cesse de se contredire, tant le phénomène qu’ils voudraient discréditer de façon

définitive est omniprésent 148. Leur étourdissement vient de l’ubiquité même de

la puissance qui structure tous les champs du système mondial, pas seulement le

champ interétatique. Ces essayistes en sont d’ailleurs réduits à admettre la

privatisation du phénomène, preuve s’il en est de sa capillarisation dans un monde

retourné au capitalisme sauvage. En même temps qu’il leur faut reconnaître la

prégnance de forces qu’ils pensaient pouvoir occulter comme la démographie,

parce qu’elle commande à la hiérarchie des États 149, d’une part, ou parce que, du

fait de leur enflure, « les réseaux migratoires deviennent ainsi des îlots de

résistance » 150 qui posent problème aux États d’accueil, d’autre part. Qui oserait

dire, en effet, que la montée en puissance de la Chine, devenue « l’atelier du

monde » grâce à sa force de travail, ne change pas la donne mondiale ? Il leur faut

admettre aussi que les formes de construction régionale, bien qu’incertaines,

donnent « à la puissance une toute nouvelle configuration » 151. Quant à la

Russie, qui ne pèserait pas économiquement plus lourd que le Maryland, nous dit-

on, elle est la seule puissance européenne qui, grâce à son pétrole, son gaz naturel

et à son armement nucléaire, peut dire « non » à Washington. La confusion de

ceux qui voudraient ainsi disqualifier la puissance procède de leur raisonnement

146 R. Aron, Paix et Guerre, op. cit., p. 99.147 Bertrand Badie, L’Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations

internationales, Paris, Fayard, 2004.148 Dans un de ses ouvrages précédents, ce même essayiste écrivait « Les effets de puissance

demeurent, s’infiltrant partout, volontiers reproduits par les États qui en gardent la cultureet se plaisent à leur conserver un rôle médiateur fondamental dans l’accomplissement deleur fonction internationale. En cela, la puissance reste un indispensable paramètre del’analyse pour interpréter les stratégies étatiques, en évaluer les effets et comprendre lesdérives subies par le principe de responsabilité », dans Un monde sans souveraineté. LesÉtats entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, 1999, p. 57.

149 B. Badie, L’Impuissance de la puissance, op. cit., p. 54.150 Ibid., p. 57.151 Ibid., p. 119.

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manichéen qui oppose le « parti de la puissance », dont ils subodorent qu’il a tôt

fait de la réduire à sa dimension militaire, au « camp de l’intégration sociale »,

mondiale cela va de soi, tout en se refusant à voir que ce sont précisément les

rapports de puissance qui décident des valeurs et des finalités auxquelles cette

intégration est supposée obéir. Et qu’ils fixent, comme de bien entendu, les

modalités à respecter et les règles à suivre. Ces essayistes ignorent ou affectent

d’ignorer cette primordialité de la puissance inhérente à sa propre [81] radicalité,

celle que Steven Lukes, à partir des travaux de Michel Foucault, a parfaitement

discernée 152. Tout l’art de la puissance persuasive notamment consiste, soutient

Lukes, à conditionner les peuples en « conformant leurs perceptions, leurs

cognitions et leurs préférences de manière à ce qu’ils acceptent leur rôle dans

l’ordre existant des choses, ou bien parce qu’ils ne sont pas capables d’imaginer

une alternative à celui-ci, ou bien parce qu’ils le considèrent naturel et

inchangeable, ou encore parce qu’ils le pensent divinement ordonné… » 153. De

fait, le discours dominant des instances mondialistes s’acharne à inculquer l’idée

qu’il n’existe pas d’alternative à la globalisation. Tandis que leurs relais

idéologiques et médiatiques nationaux distillent une vulgate cosmopolitiste et

affabulatrice, quant au sens de l’histoire, destinée à réduire les résistances et à

légitimer l’hégémonie des nouveaux pouvoirs transnationaux.

Ce que la puissance a perdu en évidence, elle l’a gagné en efficience en

changeant de vecteurs, en changeant ses formes d’action. Elle a muté bien souvent

vers ce soft power popularisé par Nye, mais qu’il n’a pas découvert, parce que

Steven Lukes l’avait anticipé avec sa « troisième dimension de la puissance »,

comme il est en droit de le rappeler 154. À savoir l’existence, à côté de l’approche

« unidimensionnelle béhaviouraliste » de la puissance telle qu’on la trouve chez

Robert Dahl et dans laquelle le pouvoir est tenu pour la capacité observable d’un

acteur à influencer ou à contrôler un autre, et à côté de l’« approche

bidimensionnelle », propre à Bachrach et Baratz 155, qui consiste à ajouter à la

capacité d’une pression directe celle d’agir ou de pas agir, en fonction de ses

attentes, sur l’environnement normatif, institutionnel ou factuel de l’acteur cible,

d’une troisième possibilité qui consiste par le biais du contrôle de l’information,

152 Steven Lukes, Power. A Radical View, Londres, Palgrave, 1974.153 Ibid., p. 24.154 Dans la seconde édition de 2005 de Power : a radical view, Londres et New York,

Palgrave/Macmillan, celle dans laquelle il répond aux critiques adressées à la premièreversion de son œuvre. En particulier, il s’efforce de montrer, en s’appuyant sur Foucault, lepeu d’écart qui existe entre le pouvoir d’influence et la domination.

155 Peter Bachrach and Morton S. Baratz, « The Two Faces of Power », American PoliticalScience Review, 56, 1962, p. 947-952.

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des médias, ou des processus de socialisation, à « gagner son cœur et son

esprit » 156. Là où Antonio Gramsci percevait une hégémonie et où Edgar Morin

voit un imprinting culturel, Lukes n’hésite pas à parler d’endoctrinement.

Finalement moins soft qu’elle en a l’air et que l’on veut bien le dire, en raison

même de la confrontation des forces représentationnelles que sa définition

suppose 157, la puissance est omniprésente. Nous aurons à y revenir et à insister

sur l’apport de Lukes.

[82]

Le « réalisme constitutionnaliste » de Raymond Aron

Ce qui, par rapport à Morgenthau ou au néoréalisme de Waltz, caractérise

Aron et tous ceux que Doyle désigne comme des réalistes constitutionnalistes,

tels Henry Kissinger, Stanley Hoffmann, Robert Gilpin, Stephen Krasner ou

même Peter Katzenstein (!), est la relativité de leur réalisme 158. Puisqu’en effet,

s’ils assument le paradigme de l’anarchie internationale et de l’état de guerre

afférent, ils admettent aussi l’interférence explicative de la nature des régimes

internes des États et des cultures nationales sur le caractère homogène ou

hétérogène du système international, d’une part, des capacités stratégiques et

sociétales des acteurs étatiques, d’autre part, et enfin de l’influence des règles

internationales et d’autres acteurs non gouvernementaux susceptibles d’être

sources de conflit ou de coopération 159. Pour Raymond Aron, un système

international homogène existe quand les États qui le composent, « appartiennent

au même type (et) obéissent à la même conception de la politique » 160.

Inversement, un système hétérogène rassemble des États « organisés selon des

principes autres et se (réclamant) de valeurs contradictoires » 161.

Le premier a plus de chances de connaître la paix que le second, dans la

mesure où les États partagent des valeurs similaires et où il est préservé des

156 Steven Lukes «  On power and the battle for hearts and minds », Millennium. Journal ofInternational Studies, Londres, vol. 33, n° 3, 2005, p. 477-495.

157 Janice Bially Mattern, « Why “Soft Power” Isn’t So Soft : Representational Force and theSociolinguistic Construction of Attraction in World Politics », Millennium, ibid., p. 583-612.

158 Michael Doyle, Ways of… op. cit., p. 151.159 Ibid., p. 151.160 Raymond Aron, Paix et guerre… op. cit., p. 108.161 Ibid., p. 108.

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guerres idéologiques. Déjà, Jean-Jacques Rousseau pensait que la culture

chrétienne et la structure monarchique communes aux États européens avaient été

propices à l’équilibre européen du début du XVIIIe siècle, bien que cela fût

insuffisant à l’établissement d’une paix éternelle. Mais le système complètement

dissymétrique de la guerre froide n’a pas non plus dégénéré en guerre ouverte.

C’est que la structure matérielle, et notamment militaire, facteur dans ce cas

précis de stabilité, voir de figement (« l’équilibre de la terreur »), ne saurait être

sous-estimée. Après 1989, un système homogène est à nouveau devenu

envisageable, mais comme Aron l’avait lui-même redouté, dans la mesure où les

rapports internationaux s’étendent à toute la planète, « l’hétérogénéité des

civilisations, désormais englobées dans le même système, développera peut-être à

la longue des conséquences plus graves que l’opposition de deux régimes ou de

deux doctrines » 162.

[83]

Le réalisme d’Aron est relativisé par le fait qu’il distingue entre les relations

interétatiques, les relations internationales, et les relations transnationales 163. Les

premières, qui forment le nœud de la problématique, sont les relations directes

entre les seuls États qui décident de la paix et de la guerre, et du commerce. Les

secondes sont « des relations nouées entre des individus et des groupes

appartenant à des nations différentes ». Elles ne mettent pas les États en cause en

tant que tels, mais elles interréagissent avec les précédentes. Les troisièmes, pas

toujours faciles à distinguer des secondes, sont celles qui « se nouent à travers les

frontières, et qui sont déterminées par des collectifs, par des organisations non

strictement rattachées à une entité politique ». Aron voyait dans l’Église

catholique, les firmes multinationales et l’Internationale communiste autant de

pôles à l’origine de ces relations transnationales. Constatant qu’il fallait insérer les

relations interétatiques dans le contexte global formé par les deux autres

catégories, il déduisait que toute construction théorique devait commencer par

« l’analyse de la structure interne des acteurs dans le jeu interétatique », et se

poursuivre par celle « de l’ensemble ou du champ, ici le champ diplomatique,

dans lequel se trouve l’acteur ». La première exigence le rapproche assez des

libéraux parce que, comme eux, il pense que « l’État n’a jamais été une personne,

et qu’il y a un grand nombre d’individus à l’origine d’une décision ». Les

dirigeants, mêmes autoritaires, s’entourent de conseillers, arbitrent entre des

factions, tandis qu’au sein des démocraties les groupes en concurrence pour le

162 Ibid., p. 399.163 Raymond Aron, « Histoire et théorie des relations internationales », dans Leçons sur

l’Histoire, Paris, Le Livre de Poche, Biblio-Essais, Editions de Fallois, 1989, p. 334-419.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 86

pouvoir affichent des intérêts différents qui interfèrent sur leurs conceptions de la

politique étrangère. La seconde exigence implique, selon Aron, la considération

du « schème de la répartition des forces », c’est-à-dire de la configuration des

puissances, et celle du caractère homogène ou hétérogène du système

diplomatique. De l’interaction des deux niveaux, de l’interne et de l’externe,

résultent des conséquences importantes. Entre autres choses que la diplomatie

d’un État se transforme en même temps que la vision du monde de ses dirigeants

en fonction des contraintes et des opportunités environnementales. Le sociologue

français le pensait pour les hommes du Kremlin 164. Cependant, en même temps,

la complexité des [84] situations entretient « l’incertitude des intentionnalités ».

Tant et si bien, que jamais, dans la réalité des relations interétatiques, les

conditions nécessaires au calcul rigoureux de la décision rationnelle ne sont

données. Pas plus en ce qui concerne les systèmes d’idées, qu’en ce qui concerne

l’évaluation de la puissance.

B. L’équilibre des puissances selon Morgenthauet les transformations du champ diplomatico-militaire

Retour au sommaire

L’équilibre des puissances est une notion des plus anciennes et des plus

fondamentales de l’étude des relations internationales qui remonte, au moins

quant à sa formulation, à David Hume 165. Emmerich de Vattel, pour sa part, le

définissait comme « une situation telle qu’aucun pouvoir n’est en position d’être

prépondérant et d’imposer la loi aux autres » 166. Cet équilibre est toujours

imparfait, ambigu. En fait, il n’y a pas une seule théorie de la balance des forces,

mais toute une variété. La balance peut être simple (à deux) ou complexe (à

plusieurs). Dans l’esprit de Morgenthau, l’équilibre a seulement pour objet de

préserver le statu quo, en veillant à ce qu’aucune nation ne soit en mesure

d’imposer son hégémonie. C’est une politique, au sens hobbesien, dont la finalité

est de convaincre un État prêt à recourir à la force qu’il sera dans l’incapacité de

profiter des avantages de la victoire attendue. Mais l’équilibre des puissances peut

être compris aussi comme un système. Pris alors dans son sens grotien, il

164 Ibid.165 David Hume, « De la balance des pouvoirs », dans Frédéric Ramel (avec la collaboration de

David Cumin), Philosophie des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po,2002, p. 194-202.

166 Hedley Bull, Op. cit., p. 97.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 87

implique l’interdépendance et il est à l’origine du réalisme traditionaliste qui

trouve sa meilleure expression dans la société des États. Objet de nombreuses

critiques, l’équilibre des puissances est un concept qui n’en a pas moins conservé

un sens pratique, même à l’âge nucléaire.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 88

Les caractéristiques de la balance of power et la critique

La volonté de puissance propre à différentes nations, chacune essayant soit de

maintenir, soit de dépasser le statu quo, implique la nécessité d’une approche de

la configuration mondiale en terme de balance of power, c’est-à-dire d’équilibre

des forces. [85] Morgenthau voit avant tout en elle, un facteur de stabilité, un

mécanisme de conservation reposant sur le respect mutuel des acteurs en

présence, car autrement l’une des parties essaiera de prendre l’ascendant sur les

autres. C’est donc un mécanisme défensif et préventif. Une nation menant une

politique d’équilibre ne doit pas seulement s’abstenir de déclencher une guerre

offensive ; elle doit également développer ses capacités militaires de façon à être

en mesure d’influencer efficacement les rapports de force en période critique.

L’équilibre des puissances est un mécanisme souple sans cesse renégocié, qui

prend en considération l’hétérogénéité du monde. La variété des niveaux de vie,

les différences entre les régimes politiques, les inégalités de puissance créent une

dynamique permanente. Tout cela impose une intense activité diplomatique parce

que les ententes constituées à un moment donné sont obligatoirement éphémères.

Il ne peut fonctionner qu’à l’aide d’échanges et de concessions : c’est le principe

des compensations qui instrumentalise les plus petites nations dans les tractations

des plus grandes. L’équilibre des pouvoirs est donc avant tout l’instrument des

grandes puissances qui, historiquement, d’après Morgenthau, se retrouvent

confrontées dans quatre configurations possibles. 1) Celle de l’opposition directe

entre deux grandes puissances : France et Empire des Habsbourgs aux XVIe-

XVIIe siècles, système bipolaire de la guerre froide. 2) Celle de la configuration

multipolaire de puissances inégales et adversaires entre lesquelles des systèmes

d’alliance sont difficilement envisageables. L’équilibre précaire sera garanti par

un jeu d’États-tampon et d’accords conditionnels : Balkans au XIXe siècle. 3)

Celle de systèmes d’alliance opposés : guerre de Trente ans et système précédant

la première guerre mondiale (Triple alliance et Triple entente). 4) Celle de la

coalition contre la puissance hégémonique (« Tous contre un ») : coalitions contre

la France napoléonienne ou contre l’Allemagne nazie. Morgenthau pense ces jeux

d’acteurs immuables. L’avènement du One World, c’est-à-dire du monde unifié

par la technologie, n’y changera rien. Car si les distances géographiques s’en

trouvent raccourcies, le monde demeure moralement et politiquement dispersé,

parcouru de lignes de faille. Selon lui [86] ceux qui imaginent qu’une opinion

publique mondiale peut naître du flux des informations et des idées se trompent

parce qu’ils confondent le vecteur, la technique de transmission et l’objet qui est

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 89

transmis. Les signes échangés sont réinterprétés en fonction des schèmes mentaux

et philosophiques des peuples comme de leurs expériences respectives. Or les

distances culturelles sont trop grandes. Si le One World rapproche, il engendre

aussi la promiscuité.

La balance of power qui a donc constitué la clef de voûte de la pensée réaliste

anglo-saxonne a cependant été tôt critiquée pour son imprécision. Laquelle tient,

explique Inis Claude, l’une des plumes les plus acérées, à sa trop grande évidence

et au fait qu’elle recouvre au moins trois sens, dont les deux déjà signalés

(politique ou système) et qui présentent eux-mêmes des ambiguïtés 167.

Commençons par eux.

1) L’équilibre des puissances en tant que politique. Si la formule sert à

désigner une politique de recherche et de préservation d’un équilibre, cela sous-

entend que, par nature, un déséquilibre est dangereux, car la puissance la plus

grande peut être tentée de dominer, conquérir ou oppresser. Dans un système

multipolaire la seule politique qui permette de prévenir un tel comportement est

celle qui fabrique un contre-pouvoir équivalent à l’hêgemôn potentiel. Il s’agit

dans ce contexte d’une politique de prudence. Mais comme la balance of power

cache dans bien des cas un déséquilibre réel, de la même façon la politique dite

d’équilibre peut camoufler la volonté de créer un équilibre favorable, soit un

déséquilibre. Inis Claude dénonce ainsi, derrière la politique d’équilibre, une

course à la puissance qu’il perçoit explicite chez Morgenthau quand celui-ci écrit

que l’équilibre des puissances consiste de la part d’une nation à essayer de contrer

la puissance d’une autre nation en accroissant ses forces de manière à les rendre

égales sinon supérieures à celles de l’autre nation.

2) L’équilibre des puissances en tant que système. La formule a pour vocation

de distinguer une organisation spécifique des relations entre plusieurs États parce

qu’elle repose sur l’interdépendance. Pour de nombreux auteurs réalistes (Martin

Wight, A.J.P. Taylor, Charles O. Lerche), la référence aux mécanismes, [87] aux

instruments, aux règles de la balance of power laisse entendre que, dans tous les

cas qu’ils analysent, l’équilibre des puissances fonctionne comme un système qui

maintient la paix de façon presque automatique.

3) L’équilibre des puissances reflète une situation géopolitique ambivalente.

D’un côté, la notion peut demeurer purement descriptive : une puissance équilibre

une puissance équivalente. Ce qui peut-être source de confusion et d’erreur. On

pense ici à la fausse symétrie de la guerre froide : États-Unis et URSS étaient de

faux jumeaux comme l’expérience l’a démontré. Leurs structures internes de

167 Inis Claude, Power and International Relations, New York, Random House, 1962.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 90

puissance n’avaient rien de commun. Ensuite, remarquait avec ironie Claude,

l’équilibre est souvent bancal, mais le terme continue d’être utilisé. Mieux, les

théoriciens de l’équilibre envisagent le plus souvent l’établissement d’un

« équilibre favorable », et il cite Nicolas Spykman : « la vérité en la matière est

que les États sont intéressés uniquement par une balance qui penche en leur

faveur… La balance désirée est celle qui neutralise les autres… » 168. Donc, la

balance of power peut aussi bien signifier un équilibre qu’un déséquilibre, et dans

ces conditions, elle est simplement synonyme de distribution de la puissance. Ce

serait un grave abus théorique que d’en faire une « loi » du comportement des

États, de surcroît réputée automatique, en déduit Claude. Cependant, d’un autre

côté, note Michael Doyle, si l’on prend en considération les notions de distance et

de proximité, en tant que composantes effectives de la puissance et de la menace,

sa configuration géopolitique rend à la balance sa valeur explicative, comme c’est

le cas, selon lui, des schémas de Kautyla dans l’Inde antique, de Philippe de

Commines, le conseiller de Louis XI, en France au XVe siècle, ou de Sir Lewis

Namier, en Angleterre dans l’Entre-deux-guerres 169.

Équilibre des puissances et dissuasion nucléaire

Depuis 1945, avec l’apparition de l’arme nucléaire, le contexte géostratégique

qui pouvait justifier l’équilibre des puissances a nettement changé. Avec l’idée,

partagée en particulier par les stratèges français, que l’arme nucléaire assure

« l’insularité [88] stratégique » de l’État qui la possède, il n’est plus nécessaire de

rechercher l’équilibre des puissances. En effet, si le faible est en mesure de

dissuader le fort, l’inégalité des puissances nucléaires est sans conséquence ; c’est

le fameux « pouvoir égalisateur de l’atome » cher au Général Poirier.

Comme on l’a évoqué avec Aron (survivre, c’est vaincre), on a pu déduire de

cette théorie de la dissuasion que l’accession à l’arme nucléaire par un grand

nombre de pays mettrait le monde dans une situation de dissuasion mutuelle

généralisée. Un scénario que Morton Kaplan s’est permis de modéliser dans son

« système à veto unitaire » 170. Pour sa part, Hedley Bull persistait à croire que si

le système de la dissuasion nucléaire entraînait un réel changement, il ne rompait

168 Ibid., p. 162.169 M.W. Doyle, Ways of… op. cit., p. 163-165.170 Morton Kaplan, System and process in International Politics, New York, John Wiley, 1957,

et New Approaches to International Relations, New York, St Martin Press, 1968.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 91

pas complètement avec celui de l’équilibre des puissances 171. Tout simplement,

parce que le premier n’est qu’un élément, certes décisif puisqu’il le conditionne,

du second. Et que, dans une situation comme le contexte bipolaire que l’on a

connu jusqu’en 1989, la parité militaire ne se suffit pas à elle-même. Tous les

autres facteurs de la puissance doivent être pris en considération comme l’a

démontré la capitulation de l’URSS, dont les circonstances ont donné raison à

Bull. Dans l’impossibilité de faire la guerre, à cause de la dissuasion, et de se

lancer dans une fuite en avant comme tant d’empires l’avaient fait dans le passé,

l’Union soviétique, dépassée dans tous les autres domaines, a préféré s’avouer

vaincue. H. Bull souligne aussi le caractère subjectif de la dissuasion, par

opposition au caractère objectif de la balance. Ce qui est lourd de conséquences.

La paix nucléaire n’est pas synonyme de sécurité internationale, puisqu’elle

repose sur le seul fait que la guerre devient un instrument irrationnel de la

politique. Mais, jusqu’où ? Elle suppose des mesures de confiance mutuelle

comme celles qui furent adoptées à l’occasion de la Conférence sur la sécurité et

la coopération en Europe (CSCE), entre 1975 et la fin des années quatre-vingts. La

dissuasion n’autorise pas, de fait, la possibilité d’un ordre international sur des

bases positives, sur la base d’un intérêt commun. Elle souligne, au contraire, la

faiblesse de la société internationale, dans laquelle, au fond, les États nucléaires

sont les otages les uns des autres.

[89]

C. La société des Étatsou le réalisme libéral d’Hedley Bull

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Bull s’est avant tout intéressé à la notion d’ordre international dont nous avons

fait ici notre référent. Ceci explique sans doute que son analyse de la balance of

power soit l’une des plus riches que l’on puisse trouver. Or, bien que s’appuyant

sur des présupposés réalistes, il entend démontrer que les États forment une

société, une société internationale qu’il voit se réaliser, rappelons-le, « quand un

groupe d’États, conscients de certains intérêts communs et de certaines valeurs

communes, forment une société dans le sens où ils se conçoivent liés entre eux

par une série de règles communes dans leurs relations mutuelles, et quand ils

collaborent à la construction d’institutions communes ». En l’absence d’un

171 Hedley Bull, op. cit., p. 116-121.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 92

pouvoir central ou supranational, cet ordre demeure anarchique, mais la nature de

l’anarchie a évolué. Ce n’est plus celle de Hobbes, mais celle de Locke et de

Grotius. Ce dernier accepte la prémisse hobbesienne selon laquelle les États

souverains sont les principaux acteurs de la politique internationale, mais il

conteste le fait qu’ils soient en guerre permanente comme des gladiateurs dans

une arène. Dans l’esprit de Grotius, leurs intérêts respectifs ne sont jamais

complètement conflictuels, ni complètement identiques d’ailleurs. Il y a place

pour la négociation. Et comme l’indique Locke de son côté, les États sont toujours

rivaux, mais ne sont plus systématiquement ennemis. Pour Bull, la conception de

l’état de nature de Locke, celle d’une société sans gouvernement, mais avec des

individus et des États qui ont des aptitudes à comprendre qu’ils ont des intérêts

communs et à passer des conventions, est la plus à même de rendre compte de la

société internationale moderne. Celle-ci devient chez lui une construction

consciente (self-conscious) et autorégulée (self-regulating) s’articulant autour des

trois fonctions du contrat social : la limitation de l’usage de la force pour une

sécurité accrue, le respect de la parole donnée et la protection de la propriété. Le

principe de réciprocité, fondé sur l’intérêt individuel, est donc le ciment de ces

trois fonctions. Dans la société anarchique de Bull, il est ainsi possible de

discerner un ordre même si celui-ci est par définition instable. Et les instruments

d’instauration de cet ordre sont empruntés aux trois traditions auxquelles se réfère

l’auteur. Aux réalistes, il [90] emprunte l’ordre par la puissance, l’ordre par

l’équilibre et enfin la guerre. L’existence de grandes puissances reconnues est

pour Bull la preuve qu’il existe bien une société internationale, au-dessus du

système international, puisque la reconnaissance des droits et des obligations des

grandes puissances atteste justement d’une volonté d’instaurer un ordre

international stable. Comme Morgenthau, Bull est amené à considérer que la

balance of power est un instrument durable de régulation. À la tradition

kantienne, Bull emprunte l’idée que la loi internationale puisse progressivement

permettre la constitution d’un lien social entre les États. Le but qu’il assigne à la

loi internationale est cependant très restrictif puisque cette loi ne remplit que trois

fonctions : formaliser l’idée d’une société d’États souverains, indiquer la manière

d’y parvenir, c’est-à-dire par le libre consentement des volontés souveraines, fixer

les principes de base nécessaires à la coexistence entre les États, tout en

permettant à ceux-ci d’adapter leurs politiques aux règles en vigueur dans la

collectivité internationale. De la tradition grotienne, enfin, Bull tire l’idée que la

diplomatie, à laquelle il attribue quatre fonctions essentielles (de communication,

d’information, de négociation, de minimisation des conflits), est avant tout

symbolique de l’existence d’une société des États sans laquelle elle n’aurait pas

de raison d’être. Quant aux possibilités d’évolution de la société internationale, il

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 93

en distinguait quatre : un monde enfin désarmé, un concert de grandes puissances

nucléaires, un système d’États dominés par les Nations unies, un monde d’États

idéologiquement homogénéisés.

Conclusion :l’équilibre des puissances aujourd’hui

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Parmi les différents concepts envisagés qui constituent le minimum auquel

souscrivent les auteurs relevant du réalisme classique, l’équilibre des puissances

est le plus emblématique. Parce qu’en pratique il est toujours conçu comme une

alliance destinée à contrebalancer une puissance plus grande que les autres,

prétendument expansionniste et susceptible de devenir hégémonique, T.V. Paul a

proposé de qualifier cet équilibre des forces de dur (Hard balancing) 172. Il peut

l’opposer ainsi à l’équilibre soft (Soft balancing), [91] plus en adéquation avec la

situation contemporaine, qu’il conçoit comme « une coalition tacite et non-

offensive faîte pour neutraliser une puissance menaçante émergente ou

potentielle » 173. Cet équilibre soft, qui d’après Paul est assez bien illustré par la

situation qui caractérise l’Europe de l’Est, autour de la Russie, ou par celle de

l’Asie de l’Est, autour de la Chine, correspondrait à l’idée que Bull se faisait lui-

même de la balance des forces. En tout cas, il aurait le mérite selon son

concepteur d’intégrer cinq données actuelles décisives : 1) La situation de quasi

unipolarité depuis la fin de la guerre froide. 2) La globalisation croissante de

l’économie, largement imputable au déploiement des multinationales américaines.

3) La menace commune du terrorisme transnational. 4) La difficulté à transformer

rapidement la richesse économique en puissance militaire. 5) La possibilité,

particulièrement pour les alliés européens ou asiatiques, de faire cavalier seul ou

de décliner de façon passagère ou conjoncturelle (buck-passing) la protection

offerte par Washington. Inversement, les États-Unis se trouvent en situation de

refuser l’alliance ou de se passer du concours de tel ou tel partenaire parce que la

coalition qu’ils dirigent est suffisamment forte pour défaire n’importe quelle

puissance menaçante.

172 T.V. Paul, « Introduction : The Enduring Axioms of Balance of Power Theory and TheirContemporary Relevance », in T.V. Paul, James J. Wirtz, and Michel Fortmann, Balance ofPower. Theory and Practice in the 21 st Century, Stanford, Stanford University Press,2004, p. 14.

173 Ibid., p. 14.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 94

Si l’équilibre dur des puissances est donc celui de la guerre froide, il

n’empêche que les auteurs réalistes se distinguent les uns des autres dans les

façons de résoudre les problèmes issus du conflit permanent dans le système

international. Si nous prenons par exemple Hans Morgenthau, Georges Kennan et

Henry Kissinger, de nombreux éléments les rapprochent. Tout d’abord, leur désir

d’influencer leur gouvernement, et deux d’entre eux, les deux derniers, exercèrent

des responsabilités politiques majeures. Ensuite, ils étaient profondément marqués

par le second conflit mondial et par la lutte contre le totalitarisme. Morgenthau

pressa les gouvernements de Washington de renoncer aux quatre fléaux qui

empoisonnent la politique étrangère américaine : l’utopisme, le légalisme, le

sentimentalisme, l’isolationnisme. Kennan fut à l’origine de la politique de

« containment » de l’URSS dès 1947. Il recommanda d’aider l’Europe et le Japon

afin de leur permettre de retrouver un statut de puissance, utile pour rééquilibrer

l’URSS en jouant le rôle d’État-tampon [92] avec elle. En revanche, il condamna,

comme Morgenthau, la guerre du Vietnam considérée comme dépourvue de sens

au regard des intérêts vitaux des États-Unis. Ces remarques sont importantes en

raison de l’opinion tenace d’une partie des commentateurs à volontairement

confondre réalisme et impérialisme ou réalisme et bellicisme. De la même façon,

Kennan, contrairement à tous les analystes de son temps ne redoute pas que

l’addition de la Chine à la coalition communiste augmente sa puissance. Bien au

contraire, il considère qu’aucun ciment ne pourra jamais prendre entre Moscou et

Pékin, et que leur dispute à venir affaiblira le bloc socialiste plutôt que de le

renforcer. Quant à Kissinger, qui fut le conseiller particulier de Richard Nixon, il

s’attacha à la défense de la souveraineté américaine en s’inspirant pour y parvenir

du modèle du Concert européen, de l’équilibre des puissances. Il pensa donc à un

jeu de balance avec l’Europe, le Japon et la Chine, soit à une configuration

désormais pentapolaire et non plus bipolaire dans laquelle tout devenait

négociable. C’est pour cela qu’il conseilla le retrait du Vietnam, afin de favoriser

la détente. Chez lui apparaît le plus clairement l’idée que se font les réalistes de

l’homme d’État, de celui qui au-delà de la bureaucratie étatique est capable

d’impulser et de conduire un changement diplomatique, de modifier la donne

internationale. Les réalistes, contrairement à l’opinion répandue, ne déifient pas

l’État, mais s’intéressent à la personne en charge de la décision ultime, à la nature

de l’élite qui gouverne, et aux choix sur lesquels ils doivent trancher. Il s’agit

d’hommes et de contextes, et non d’un État abstrait et de règles du jeu.

Le fait que depuis 1990 la politique internationale a changé, qu’elle ne

correspond plus au monde du réalisme classique et de sa balance des forces, est

prouvé par l’absence de toute coalition d’envergure contre les États-Unis, nouvel

hêgemôn potentiel ou avéré selon les uns ou les autres, constatent Fortmann, Paul

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 95

et Wirtz 174. Outre que ceux-là n’organisent qu’un soft balancing, ils n’ont vu se

dresser contre eux aucune alliance, que certains réalistes classiques étaient tentés

de croire automatique. Ce qui ajoute aux doutes que l’on pouvait entretenir quant

à la valeur scientifique et explicative de la théorie de l’équilibre. Sans doute

l’énorme disparité entre la puissance militaire et économique des [93] États-Unis

et celles des autres nations dissuade ces dernières. Elle éteint vite toute velléité

même quand certaines négociations commerciales avantagent par trop l’Amérique

du Nord ou que celle-ci prend des initiatives intempestives en matière de politique

extérieure. Cependant, il faut croire que son immense supériorité militaire

n’inquiète pas trop les autres puissances, pas au point qu’elles s’en sentent

menacées, que les États les plus significatifs n’entretiennent pas d’intenses

rivalités et qu’elle ne perçoit aucun challenger susceptible d’entraîner contre elle

des alliés. Ces facteurs, qui sont les conditions d’émergence de systèmes

d’alliance opposées, sont-ils en mesure d’évoluer ? Cela est peu probable à court

terme, et si l’équilibre dur des forces devait revenir à l’ordre du jour, cela

concernerait d’abord l’Asie et le face à face entre la Chine et les États-Unis.

174 Michel Fortmann, T.V. Paul, and James J. Wirtz, « Conclusions : Balance of Power at theTurn of the New Century », in Balance of Power, Ibid., p. 360-374.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 96

[95]

Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

Chapitre II

Sécurité ou coopération ?Néoréalisme

et néolibéralisme

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Traditionnellement, la littérature réaliste considérait que l’État a recours à son

monopole de la violence légitime pour assurer la sécurité des citoyens, tant vis-à-

vis des menaces internes que des risques extérieurs. La puissance de l’État

permettait donc de lutter contre le chaos originel de l’état de nature et assurait la

sécurité commune. Cette analyse, qui se situe dans le prolongement du Léviathan,

avait été contestée dès le XVIIe siècle par la philosophie libérale, sans que cela ne

change profondément la nature des comportements étatiques. En revanche dans le

contexte de prospérité et de croissance économique des Trente Glorieuses, la

critique libérale allait prendre une vigueur inconnue jusque-là. C’est que la

progression du commerce international, supérieure à celle de la production

mondiale, l’inten­si­fication de la coopération avec la multiplication des

organisations intergouvernementales, et, au bout du compte, la montée de

l’interdépendance, les trois choses réunies accordaient un réel crédit au paradigme

smithien (cf. notre tome I). La pacification par le commerce à laquelle croyait

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 97

Adam Smith, auquel Doyle associe Joseph Schumpeter, mais dont il sépare John

Locke, semble en effet en bonne voie 175. Tout au moins à l’intérieur de

l’hémisphère occidental, et en particulier en Europe où la pérennité de la paix

passe par la Communauté économique. Cependant, à la fin de la décennie, les

chocs pétroliers relancèrent la question de la sécurité au-delà de ses seuls aspects

militaires, au moment où, sous la plume [96] de l’Américain Kenneth Waltz, le

nouveau courant réaliste réitérait justement que, dans un environnement

anarchique dans lequel les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes, la

sécurité est le critère ultime de décision.

En vérité, la controverse entre les néoréalistes et les néolibéraux devait moins

porter sur la centralité de l’État, reconnue par tous, que sur la nature et le devenir

des relations interétatiques. Compte tenu de l’inégalité des États, et de ce que les

grandes puissances sont les plus à mêmes d’être souveraines, les premiers

tranchent en faveur de la priorité donnée à la sécurité, tandis que les seconds

croient en la confiance mutuelle engendrée par la coopération dans

l’interdépendance. Les plus optimistes, parmi ces derniers, envisagent les

possibilités d’une paix démocratique.

Après avoir rappelé les positions des principaux contestataires de la vision

réaliste, nous examinerons les grandes lignes de l’internationalisme libéral, en

même temps que ses conditions d’émer­gence, avant d’étudier la théorie du

néoréalisme, c’est-à-dire du réalisme systémique. Nous terminerons par les

prolongements actuels des différents courants qui ont l’intérêt d’amorcer des

convergences épistémologiques à propos des grands enjeux contemporains. Et de

ces derniers, il sera intéressant de faire état des analyses dont ils peuvent être

l’objet en Chine.

175 Doyle distingue trois courants fondateurs du libéralisme : le Libéralisme institutionnalistede Locke et de Jeremy Bentham (auteur d’un Plan pour une paix universelle etperpétuelle), le Pacifisme commercial de Smith et Schumpeter, et l’Internationalismelibéral de Kant, Ibid., p. 202-300. Le premier dont il explique qu’il ne promet qu’une « paixtroublée » (p. 224), n’a jamais eu, d’après Doyle, la même force transformatrice que lesecond, lequel est à l’origine des institutions internationales les plus essentielles. C’estpourquoi, il nous a semblé pertinent de parler d’un paradigme Lockéen-Smithien ouSmithien-Lockéen (cf. tome i).

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 98

1. Les premiers contestatairesdu réalisme

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La contestation est liée aux mutations du système international issues de la

seconde guerre mondiale. La transformation des structures, en rapport avec la

décolonisation autant qu’avec la multiplication des acteurs non étatiques, la prise

en compte de l’internationalisation des économies, relativisait la croyance dans

l’unicité des acteurs. L’État n’était plus le seul acteur du jeu international qui se

devait d’intégrer de nouveaux intervenants, tandis qu’était de plus en plus

critiquée la séparation entre l’interne et l’international défendue par les réalistes

classiques, mais pas par tous comme il a été constaté.

[97]

A. David Mitrany et Ernst Haas :le fonctionnalisme et l’intégration régionale

Dès 1946, David Mitrany, reprenait à son compte la vision du monde du

travailliste britannique Leonard Woolf qui, au-delà des États, s’intéressait aux

relations entre les peuples et aux conséquences positives de leur coopération

économique et technique telle qu’elle avait pu s’esquisser pendant la brève

expérience de la Société des Nations, pour réfléchir à un système qui assurerait

une paix durable 176. Pour que cet objectif soit rempli, il fallait considérer le

fonctionnement d’un tel système non plus du point de vue de l’intérêt des États,

mais de celui des besoins de leurs populations. C’est en s’attachant à résoudre,

grâce à la coopération internationale, leurs problèmes quotidiens et en les traitant

de manière fonctionnelle, c’est-à-dire à différentes échelles, et par le truchement

des pouvoirs publics ou d’acteurs privés, que l’on pourrait, en favorisant la

prospérité générale, limiter les risques de guerre. En effet, dans la mesure où les

peuples prendraient conscience que l’augmentation de leur bien-être serait le fruit

de la multiplication des réseaux de coopération établis entre eux, ils accorderaient

176 David Mitrany, A Working Peace System, Londres, Royal Institute of International Affairs,1946.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 99

plus d’intérêt aux organisations internationales pour se défaire de leurs

allégeances étatiques et pour surmonter leurs clivages territoriaux.

C’est en reprenant cette thèse centrale de Mitrany, autrement dit la recherche

d’une technologie sociale reposant sur la libre coopération des individus dans

différents secteurs de la société et qui conduirait progressivement mais

automatiquement à l’intégration politique (spill over effect), qu’Ernst Haas a été

rendu célèbre par sa théorie fonctionnaliste de l’intégration européenne. Bien

qu’il se soit toujours défendu d’avoir un système de valeurs clairement identifié et

qu’il se considérait comme un technicien des relations internationales, il a

nettement pris parti contre la souveraineté étatique. Il ne va donc cesser de plaider

en faveur de l’intégration internationale, de la promotion des organisations

internationales avant de s’intéresser à la gouvernance mondiale.

À partir de l’expérience européenne, Haas avait prétendu faire la

démonstration que la politique institutionnelle de rapprochement des États

conduisait automatiquement à l’affaiblissement [98] des souverainetés 177. Son

hypothèse reposait sur l’idée qu’un enchaînement des variables sociales, l’une

entraînant la réalisation de l’autre, mènerait à la supranationalité de façon

mécanique. C’était sans compter avec les intérêts nationaux et corpo­ratistes qui

n’ont cessé de retarder l’intégration. C’était, surtout, en l’absence d’un projet

véritablement communautaire, seul susceptible de dépasser les ethnocentrismes,

se condamner à échouer sur ces derniers comme cela est arrivé en 2005.

Pressentant d’ailleurs le caractère assez problématique du seul recours au

fonctionnalisme pour atteindre le but visé, Haas rechercha du côté de la culture

des élites acquises à l’idée de l’intégration un pôle d’entraînement pour le reste de

la société. Celui-ci constitué, il ne doutait pas que le consensus l’emporterait sur

le conflit et il postulait une sorte d’harmonie sociale qu’il ne démontrait pas. Ce

faisant, il persistait dans une logique du spill over effect qui négligeait le

dysfonctionnement majeur du système européen, lequel ne pouvait que se

retourner tôt ou tard contre lui, celui du « déficit de démocratie » comme on dit

aujourd’hui. En effet, l’absence de consultation populaire sur les buts de la

construction européenne laissait présager des refus politiques et des crises

nationalistes qui risquent fort de se répéter, tant il est vrai que depuis le

référendum sur le traité de Maastricht (1992) à celui sur le traité constitutionnel

(2005) les instances de l’Union européenne ont acquis la réputation d’avoir créée

de l’insécurité économique et d’avoir rompu toute solidarité entre les peuples

européens. Dès lors, se pose avec acuité la question essentielle sur l’Europe que

177 Ernst Haas, Beyond the Nation State : Functionalism and International Organisation,Stanford, Stanford University Press, 1964.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 100

se posait déjà Haas : est-ce que l’intégration constatée n’est pas le fruit

exceptionnel de circonstances historiques particulières, et d’un fonds commun

d’his­toire millénaire ? Sachant que répondre par l’affirmative entraînait

incidemment une autre question : le mécanisme est-il transposable dans un autre

milieu dénué de ces capacités particulières ? Dans ce cas, le fonctionnalisme

serait commandé par la culture et non l’inverse, ce qui réduisait à néant la thèse

originaire. Conscient, dès ce moment là, qu’il n’existerait pas de technologie

institutionnelle capable de transcender la souveraineté de l’État, Ernst Haas opta

pour une sorte de « fuite en avant », sans évidemment renoncer à ses valeurs

initiales, en s’engageant [99] sur le terrain du néoinstitutionnalisme et de la

gouvernance. Il reportait ses espoirs sur le gouvernement mondial ne croyant plus

vraiment qu’un mécanisme social partant de la base politique parviendrait à

limiter les « excès » de la souveraineté étatique. En 1990, il fit paraître un ouvrage

dans lequel il dénonçait la faible efficacité des organisations internationales et

tout particulièrement celle de l’ONU 178. Il proposait d’en redynamiser les

mécanismes, en les délivrant de la pesanteur des grandes puissances.

Certainement que le contexte historique de la fin de la guerre froide le confortait

dans ses convictions et lui paraissait le bon moment pour proposer un

gouvernement mondial !

B. Karl W. Deutsch et le processus du changementgrâce à la communication

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Né en Europe, à Prague, Karl Wolfgang Deutsch émigra aux États-Unis en

1939, où il fit la connaissance au Massachusetts Institute of Technology de

Norbert Wiener. De leur longue amitié naquirent son intérêt pour la

communication et sa vision prémonitoire de la société de l’information.

S’appuyant sur la méthode quantitativiste pour tester ses théories, il a étudié

l’impact de la communication sur la mobilisation sociale, à la fois comme

processus de changement et du point de vue de sa vertu pacificatrice. Quand cette

mobilisation concerne des parties substantielles d’une population, quand elle

émerge à une grande échelle, elle tend à politiser un nombre croissant de citoyens

et elle accroît le nombre des besoins humains auxquels l’État doit répondre. Dans

ces conditions, pense Deutsch, le nationalisme, avant tout compris comme une

178 Ernst B. Haas, When Knowledge is Power. Three Models of Change in InternationalOrganisations, Berkeley, University of California Press, 1990.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 101

demande d’État, est le moyen pour celui-ci de contrôler et d’orienter des citoyens

encore engon­cés dans leurs habitudes 179. Dans le prolongement, considérant les

moyens dont dispose l’État pour poursuivre cette régulation au-delà de ses

frontières, il devint un pionnier dans l’étude des intégrations régionales. Ceci lui

donna l’occasion de faire ressortir une complexité du monde qui dépassait la

dichotomie habituelle entre les relations d’autorité au niveau national et les luttes

pour la domination et l’influence au niveau international.

[100]

Cette complexité l’incita à s’interroger sur l’objet de la nouvelle discipline des

relations internationales, et sur les méthodes et les instruments dont elle pouvait

disposer, dans un livre qui fait le tour des problématiques qui vont mobiliser les

écoles américaines jusqu’à aujourd’hui 180. À partir des dix questions qu’il

jugeait fondamentales, formulée chacune sous la forme d’une relation entre deux

concepts contradictoires 181, Deutsch examine en premier lieu la place et le rôle

du pouvoir qui, à ses yeux, n’est pas seulement la puissance des États et des

organisations internationales, mais qui est aussi celui des gouvernements, des

groupes d’intérêt, des élites, et des individus 182. Définissant la puissance comme

la capacité d’un acteur à atteindre un but et à contrôler son propre environnement,

il analyse ses ressources matérielles, mais il insiste surtout sur sa dimension

relationnelle comprise comme « la collection de toutes les sortes ou classes

particulières de relations de groupes ou d’affaires sous contrôle » 183. C’est que,

selon lui, elle apparaît avant tout symbolique. Elle est le signe d’une capacité à

faire évoluer le comportement d’un peuple ou d’individus en mobilisant une part

de leur mémoire et de leurs sentiments en fonction d’orientations futures 184.

Qu’il soit celui d’un groupe spécifique, celui d’une élite ou celui d’un État ou

d’un groupe d’États, le pouvoir est mis au service d’un intérêt dont la satisfaction

appelle une prise de décision. Celle-ci, explique Deutsch, résulte principalement

de la combinaison d’une longue mémoire, qui en appelle bien sûr à l’histoire, et

179 Karl W. Deutsch, Nationalism and Social Communication : An Inquiry into theFoundations of Nationality, MIT press, Cambridge, 1953.

180 Karl W. Deutsch, The Analysis of International relations, New York, Prentice Hall, 1988.181 Ibid., p. 8-11 : la nation et le monde, la guerre et la paix, la puissance et la faiblesse, la

politique internationale et la société internationale, la prospérité et la pauvreté, la liberté etl’oppression, la perception et l’illusion, l’activité et l’apathie, la révolution et la stabilité,l’identité et la transformation.

182 Ibid., p. 22.183 Ibid., p. 34.184 Ibid., p. 41.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 102

d’informations nouvelles 185. Elle est parasitée par des images, des affects, et par

la confrontation des valeurs, celles de l’orgueil et du prestige d’un côté, celles de

la modération et de la compassion de l’autre. Sachant qu’en relations

internationales, l’objectif prioritaire est la sécurité nationale, devant les intérêts

économiques, il s’interroge sur les causes des conflits 186, sur les moyens

diplomatiques de les prévenir 187, et sur les formes de guerres. Comme alternative

à celles-ci, il pense comme beaucoup d’autres à l’intégration, qu’elle soit

internationale ou supranationale, et qu’elle soit conçue à l’échelle mondiale ou

régionale.

Deutsch en revient ainsi à ses premiers travaux dont un des résultats essentiels

était le concept nouveau de la « balance de transaction-intégration » ; à savoir que

la croissance des transactions [101] entre des acteurs qui coopèrent ne conduit pas

automatiquement à une plus grande intégration, car si le volume des affinités

s’accroît, les occasions de conflits violents augmentent aussi. Dès lors, la question

capitale dans la quête pour la paix ou la stabilité, est la course entre le taux

croissant de transactions dans des domaines particuliers et la croissance

d’institutions intégratives et de pratiques du même type. Elle se pose avec

beaucoup d’actualité à l’Union européenne, dont l’élargissement appelle la

nécessité d’en réformer les institutions. Sans quoi celles qui sont en place risquent

fort d’être dépassées. L’immobilisme, dont on vient de dire qu’il est susceptible

de durer, pourrait mener à l’éclatement. Toujours dans le même mouvement de

réflexion, Karl Deutsch discerne à côté de ce qu’il dénomme des « communautés

de sécurité amalgamées » et qui renvoient à la fédération ou à l’union d’États, la

formation de « communautés pluralistes de sécurité  » entre des États souverains

beaucoup plus faciles à constituer 188. En effet, contrairement aux premières qui

doivent répondre pour exister, d’après le politologue américain, à douze prérequis

proches de ceux que nous avons constatés plus haut (cf. les prérequis

géopolitiques du fédéralisme), dans le cas des secondes, les États n’ont pas besoin

de transférer leur souveraineté à une instance supranationale. L’expérience de

l’OTAN tendrait à prouver que leur désir de paix, dont la satisfaction est leur seul

objectif commun, suffit pour qu’ils renoncent au recours à la force quand il s’agit

de régler des différends qui les opposent 189. Ils y seront d’autant plus disposés

185 Ibid., p. 75.186 Ibid, p. 112-132.187 Ibid., p. 133-140.188 Ibid., p. 193-201.189 Karl W. Deutsch, Political community and the North Atlantic Area : International

Organization in the Light of Historical Experience, Princeton, Princeton U.P., 1957.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 103

qu’ils partageront les mêmes valeurs politiques, la même perception d’un danger

extérieur, et qu’ils multiplieront les communications entre eux. C’est très différent

de la « communauté amalgamée » dont les buts sont, outre la préservation de la

paix au sein de l’unité constituée, l’acquisition d’une plus grande puissance et

d’une identité commune. La survivance de l’OTAN à la disparition du « péril

soviétique » en dira long, en fonction du contexte géopolitique, de la réalité de la

« communauté pluraliste de sécurité » et de l’attractivité comme de l’autorité de

son chef de file.

L’œuvre de Karl Deutsch a pu être analysée comme un défi au schéma réaliste

en partie parce qu’il contestait l’idée d’États présentés comme des acteurs

rationnels unifiés et qu’il réfutait la distinction [102] interne/externe comme

source d’interprétation de la politique 190. De sa conviction dans le devenir de la

société d’information, il déduisait le rôle fondamental que joueraient les capacités

des systèmes de décision à comprendre et à gouverner les flux d’information 191.

La communication internationale lui apparaissait d’autant plus décisive que la

course aux armements battait son plein et que le monde vivait dans un système

bipolaire. Car en raison d’une information précise des projets et des

investissements du rival en matière d’armements, les deux superpuissances étaient

incitées à engager des coûts proportionnels. Avec J. David Singer, il pensait qu’un

système multipolaire serait moins dangereux 192. Ce que Waltz contestera.

C. Robert Keohane et Joseph Nye :l’interdépendance complexe

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Les institutions orientent-elles la conduite des États, ou celle-ci dérive-t-elle

seulement de la distribution de la puissance ? La réflexion de Keohane et Nye

concerne à la fois les conditions selon lesquelles les États coopèrent entre eux et

le rôle des institutions pour faciliter la coopération. Selon ces deux auteurs,

l’interdépendance croissante des nations est le trait distinctif des relations

internationales depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En 1972 commence

190 Arendt Lijphart, « Comparative Politics and the Comparative Method », American PoliticalScience Revue, septembre 1971, vol. 65, p. 682-93.

191 Karl W. Deutsch, The Nerves of Government. Models of Political Communication andControl, New York, Random House, 1963.

192 Karl W. Deutsch and J. David Singer, « Multipolar Power Systems and InternationalStability », World Politics, Autumn 1964, vol. 16, p. 390-406.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 104

alors le débat avec le réalisme suite à la publication de Transnational Relations

and World Politics 193. Ce livre paraît tandis que le contexte mondial délivre les

signes d’un changement profond, voire du déclin des États-Unis : croissance de

l’OPEP, tension entre les USA et Japon quant au déséquilibre de leur balance

commerciale, décision unilatérale de Nixon d’abandonner les accords de Bretton

Woods (1971-1973). Keohane et Nye s’intéressent particulièrement au

déploiement des firmes multinationales et constatent la croissance des flux

transnationaux dans quatre domaines : l’information, le commerce, la finance et la

circulation des hommes et des idées. À partir de la description d’un monde

interdépendant, ils évoluent vers une approche théorique des conséquences

complexes de cette interdépendance pour le leadership politique et le changement.

[103] Car s’il existe une multiplicité d’interactions, il est de plus en plus difficile

de dissocier les phénomènes intérieurs et les événements extérieurs, et l’État subit

une perte de pouvoir.

En 1977, avec Power and Interdépendance : World Politics in transition,

Keohane et Nye lancent un vrai défi aux hypothèses centrales du réalisme 194. Ils

s’efforcent d’établir la réalité de l’interdépendance à l’aide de nombreuses

données empiriques, pour démontrer que dans un monde interdépendant, le

paradigme réaliste est d’un usage limité pour comprendre les dynamiques des

relations internationales. En particulier sur des questions comme la monnaie, le

commerce maritime ou les relations entre des pays comme les États-Unis, le

Canada, et l’Australie. Certes ! Mais le choix des partenaires sélectionnés est

aussi une faiblesse de leur démonstration, car la spécificité des relations entre les

États-Unis et le Canada, d’une part, l’Amérique et l’Australie d’autre part, ne

présume guère de la réalité de l’interdépendance mondiale. Pour étayer leur

raisonnement les deux politologues ont construit deux modèles théoriques, celui

du réalisme et celui de l’interdépendance complexe. Dans le premier modèle les

relations internationales sont présentées comme une lutte pour le pouvoir. Il est

basé sur trois affirmations centrales : les États sont des unités cohérentes, la force

est utilisable et reste un instrument du politique ; il existe une hiérarchie des buts

dans la politique mondiale, dont la sécurité militaire est le sommet. Dans le

deuxième modèle l’interdépendance complexe est caractérisée, sans être

véritablement définie, par la présence d’acteurs autres que les États, par l’absence

de hiérarchie claire des buts et par l’inutilité de la force. Dans ces conditions les

193 Robert O. Keohane and Joseph S. Nye, Transnational Relations and World Politics,Cambridge, Harvard University Press, 1971.

194 Robert O. Keohane and Joseph S. Nye, Power and Interdependence : World Politics inTransition, Boston, Little Brown, 1977.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 105

enjeux seront déterminés en fonction de la distribution des ressources et de la

mesure dans laquelle des événements survenant dans une partie du monde, ou

dans une composante donnée du système mondial, affectent (soit physiquement,

soit par la perception qu’on en a) les événements survenants dans chacune des

autres composantes du système. Tout dépendra, dans leur langage, de la sensitivité

et de la vulnérabilité des acteurs à l’intérieur des différents champs, sans relation

avec la distribution de la puissance militaire. Par sensitivité, il faut entendre les

répercussions sur un acteur des événements arrivant à un autre acteur, et en même

temps sa capacité de réponse. Par vulnérabilité, l’absence d’une capacité de

l’acteur à s’isoler des phénomènes extérieurs. Cette inégalité des acteurs, face aux

défis de leur [104] environnement international, a justement conduit Keohane et

Nye à parler « d’interdépendance asymétrique ». La théorie de l’interdépendance

postulait donc un monde où les relations transnationales joueraient un rôle de plus

en plus grand, où la prolifération des réseaux et des ONG, jusqu’à former comme

une « toile d’araignée » (le cobweb de John Burton), rendraient le processus de

décision des États de plus en plus compliqué, et le recours à la force de plus en

plus problématique et marginal. Pourtant, Keohane allait abandonner son

hypothèse de l’opposition radicale entre interdépendance complexe et réalisme.

Pour trois raisons. l) Le portrait du réalisme fait en 1977 était par trop simpliste.

Aucun réaliste n’a jamais dit que la force était un instrument constant de la

politique étrangère. C’était une caricature. 2) II n’est pas vrai que la distribution

du pouvoir politique et militaire est sans relation avec la situation de

l’interdépendance complexe. Stephan Krasner démontrait, en effet, qu’en ce qui

concerne les matières premières, les USA étaient capables de poursuivre l’intérêt

national contre les demandes des groupes d’intérêt nationaux. Il dégageait en sus

le lien existant entre la puissance hégémonique et le degré d’intégration dans le

commerce international. 3) Finalement, la deuxième guerre froide (1979-1985)

démentit en partie Keohane et Nye, car elle réfutait leur idée d’une convergence

des systèmes en présence suite à l’extension de l’interdépendance complexe.

Keohane reconnut que cette dernière n’était pas une alternative claire au réalisme.

Il concéda que la puissance et l’interdépendance n’étaient pas séparables et que

« l’interdépendance asymétrique » constituait une forme de relation de puissance.

En 1984 Keohane publia After Hegemony : Cooperation and Discord in the

World Political Economy, dans le but avoué de faire la synthèse du réalisme et de

l’interdépendance complexe et de définir la coopération internationale dans le

contexte de l’économie politique mondiale 195. Cette proposition, qui prit le nom

195 Robert O. Keohane, After hegemony : Cooperation and Discord in the World PoliticalEconomy, Princeton, Princeton University Press, 1984.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 106

d’« institutionnalisme néo-libéral », se focalisa sur la question de savoir comment

le monde pouvait-il évoluer vers une configuration stable de coopération en dépit

du déclin supposé de la puissance américaine face au Japon et à l’Europe en

pleine croissance. Keohane fait alors reposer la possibilité théorique de la stabilité

sur l’utilité fonctionnelle de « régimes » (accords internationaux ou institutions

comme le GATT et le FMI) autour desquels les attentes des États convergent. Ils

permettent de [105] poursuivre la coopération en dépit des modifications de la

lutte pour le pouvoir. Le politologue américain établit que ces régimes prolifèrent

parce qu’ils abaissent les coûts des transactions, de sorte que le maintien de la

coopération institutionnalisée ne dépend plus de la perpétuation des conditions

hégémoniques qui ont été nécessaires à sa mise en place. Concomitamment, il

chercha à réintégrer l’importance de la puissance et de l’intérêt national, mais tout

en critiquant des auteurs comme Waltz ou Gilpin qui, selon lui, exagèrent la

gravité de l’anarchie internationale. Les réactions aux travaux de Keohane furent

diverses. D’un côté, les réalistes soulignèrent qu’il n’a pas démontré de façon

définitive la capacité des institutions internationales à interdire la guerre entre les

États. D’un autre côté, les libéraux voient son analyse des régimes comme une

régression et non un progrès, un compromis avec les tenants de la puissance.

En 2005, Robert Keohane vient de rééditer son livre 196. On aurait pu

s’attendre, compte tenu du changement du contexte mondial, à ce qu’il étende sa

théorie de la coopération internationale à d’autres champs que l’économie

mondiale, comme la sécurité internationale ou la coopération environnementale.

Cela n’est pas le cas. Sur ce dernier point, il se contente d’affirmer que le

protocole de Kyoto, non signé par les États-Unis, est la preuve concrète que des

régimes internationaux peuvent être créés malgré la non-participation, voir

l’opposition, de la puissance hégémonique. Sans ne rien présumer de l’efficacité

et de l’avenir de ce régime international.

2. Le libéralisme international et le champdes organisations intergouvernementales (OIG)

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La théorie du libéralisme international a ses racines qui remontent aux

Lumières. Ses principaux contributeurs sont des philosophes et des économistes,

parfois les deux à la fois, comme Adam Smith. Sa première thèse est que les

196 Ibid., Londres/New York, Routledge, 2005.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 107

relations internationales peuvent être graduellement transformées de manière à ce

qu’elles autorisent une plus grande liberté individuelle, en établissant des

conditions de paix, de prospérité et de justice. Cette attitude confiante dans le

progrès est une constante du libéralisme parce [106] que comme John Gray

l’écrit, ce courant philosophique, en plus d’être individualiste, égalitaire, et

universaliste, est « optimiste dans sa conviction que toutes les institutions sociales

et tous les arrangements politiques sont corrigeables et améliorables » 197. Le

libéralisme international est-il pour autant téléologique ? La réponse est positive

pour ceux des libéraux qui croient à la possibilité d’une fin de l’État au profit

d’une société universelle complètement libre. Gray les estime minoritaire, car,

précise-t-il, la plupart des libéraux internationalistes ne sont pas des idéalistes en

ce sens qu’ils ne croient pas qu’une harmonie parfaite des intérêts puisse être

découverte. En général, ils sont plutôt pragmatiques et « la clef du théoricien

libéral empiriste est de comprendre l’équilibre entre intérêts conflictuels et

intérêts mutuels, entre la coercition et la négociation non coercitive, entre la

morale et l’auto-sauvegarde… » 198. Après quoi, les libéraux misent, de manière

fondamentale, sur le développement de la coopération internationale. Celle-ci est

nécessaire pour maximiser les bénéfices possibles procurés par l’interdépendance

et réduire au minimum les inconvénients. En dernier lieu, les libéraux sont

persuadés que les relations internationales peuvent être constamment pacifiées

grâce au processus de la modernisation. John Gray précise que cette

modernisation a au moins cinq composantes interactives et modulables : la

démocratie libérale, l’interdépendance mondiale, les progrès de la connaissance,

l’intégration sociologique internationale, les institutions internationales. Aux trois

notions clefs du libéralisme international que sont la croyance au progrès, la

coopération internationale et la modernisation, s’ajoutent, selon les auteurs, des

thèmes plus ou moins récurrents qui, tous ensemble, ont contribué au renouveau

du paradigme de la paix kantienne ou de la pax democratica sur lequel nous

reviendrons plus loin.

Aujourd’hui, dans cette direction, le multilatéralisme constitue, à la fois, la

principale modalité d’application de la pensée libérale internationale et le principe

qui commande au fonctionnement des organisations mises en place sous son

influence. Il faudra ici examiner la principale des OIG, pièce centrale de la

gouvernance globale, l’organisation des Nations unies. Mais qui demeure partie

prenante à la scène interétatique.

197 John Gray, False Dawn : The Delusions of Global Capitalism, Londres et New York,Granta Books et New Press, 1998, p 120.

198 Ibid., p. 139.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 108

[107]

A. L’Institutionnalisme internationalet les présupposés du multilatéralisme

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Les thèmes récurrents du libéralisme international concernent la nature des

acteurs, leurs intérêts, et leurs interactions au sein des organisations

internationales qui occupent une place grandissante au point de monopoliser et

d’institutionnaliser la coopération entre les États convertis au multilatéralisme.

Les acteurs

La conception libérale du progrès, en termes de liberté de l’homme, de

l’importance accordée à la démocratie libérale, au libre commerce, entraîne que

les libéraux considèrent les individus comme les premiers acteurs internationaux.

Pour résumer la pensée de Robert Keohane sur ce point, il explique que le

libéralisme est une approche de la réalité sociale qui commence par les individus

en tant qu’acteurs principaux, et qui cherche à comprendre comment des

organisations résultant de l’agrégation d’individus interagissent entre elles.

Certes, tous admettent que les États sont les acteurs collectifs les plus importants

dans le monde actuel, mais ils sont perçus comme des acteurs pluralistes dont les

intérêts et les politiques sont déterminés à la suite de négociations entre des

groupes et à la suite des élections. À partir de là, l’institutionnalisme libéral

considère l’État comme l’acteur unitaire et rationnel par excellence qui maximise

son utilité 199.

Les intérêts des États

Les libéraux les voient multiples et changeants, parce que les valeurs des

individus et les relations de pouvoir entre les groupes évoluent dans le temps. Les

intérêts, aussi bien ceux des États que ceux des individus, sont déterminés par une

199 Robert Axelrod & Robert O. Keohane, « Achieving Cooperation under Anarchy : Strategiesand Institutions », World Politics, October 1985, vol. 38, p. 226-254.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 109

grande variété de conditions domestiques et internationales. Au plan intérieur, il

faut compter avec la nature du système politique et économique, avec les

interactions sociales et les valeurs personnelles. Au plan international, les États,

dont les capacités technologiques déterminent les options possibles, doivent

prendre en considération [108] les interdépendances de toutes sortes, les modèles

et les flux transnationaux, et les institutions internationales. Ainsi, l’État, acteur

collectif prédominant, est enchâssé à la fois dans sa propre société et dans le

système international. Et bien entendu ses intérêts et ses politiques sont affectés

par les deux niveaux. Dans cet environnement complexe, encore marqué par

l’anarchie et la distribution de la puissance, sans autorité internationale, les

institutionnalistes internationalistes vont s’efforcer de montrer pourquoi et

comment les États rationnels choisissent néanmoins la coopération. La raison

principale, selon Axelrod et Keohane est que les institutions au sein desquelles les

États négocient leur permettent d’accroître leurs gains, de préserver leurs

principaux intérêts, et leur ouvrent de nouvelles perspectives de développement et

de paix.

Les OIG et les présupposés du multilatéralisme

Concrètement, le libéralisme se trouve à l’origine d’organisations

intergouvernementales en nombre assez élevé, à propos desquelles il convient de

souligner immédiatement qu’elles ne sont en aucune façon souveraines. Elles ne

constituent pas des acteurs autonomes. Elles appartiennent, par essence, au champ

interétatique. Et ce n’est qu’incidemment que les OIG disposent d’un pouvoir

d’initiative par rapport aux préoccupations des États. Néanmoins, pour aussi

étroite que soit la marge de ce pouvoir, elle est très distinctement interprétée. Pour

les tenants du réalisme, la poursuite de l’intérêt national détermine l’action des

États dans les organisations internationales. Selon John Mearsheimer « les États

les plus puissants du système créent et modèlent les institutions de façon à ce

qu’elles consolident leur part respective du pouvoir mondial, ou même

l’augmentent » 200. De l’avis de David A. Lake, plutôt un libéral, avec les

organisations internationales, nous avons là l’instrument le plus efficace et le plus

durable de l’ordre libéral et de l’hégémonie américaine parce que ces institutions

conditionnent, routinisent et inscrivent dans le temps les interdépendances et les

200 John J. Mearsheimer, « The False Promise of International Institutions », in InternationalSecurity 19-3 Winter 1994-1995, p. 5-49.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 110

comportements des États 201. D’une manière générale, les réalistes ne disent pas

qu’une coopération internationale est impossible, mais ils n’accordent aux OIG

aucune autonomie et doutent de leurs capacités à maintenir la paix qu’ils [109]

considèrent comme le résultat de la dissuasion. À l’opposé, les libéraux et les

constructivistes ont vu dans la généralisation des OIG comme des ONG les

conditions d’émergence du multilatéralisme moderne, puisqu’il en a existé un dès

le XIXe siècle sous la forme du Concert européen, dont John Gerard Ruggie écrit

« qu’à minima, le multilatéralisme renvoie à des relations coordonnées entre trois

ou plusieurs États en accord avec certains principes » 202. Lesquels principes

sous-entendent que l’originalité d’une diplomatie multilatérale est que son

potentiel de décision émane de plusieurs sources : les États les plus puissants et

les moins puissants, les coalitions d’États, les ONG et les associations d’ONG, ou

même des diplomates isolés comme le secrétaire général des Nations unies. S’il

existe une véritable concertation et une véritable écoute mutuelle entre tous ces

acteurs aussi inégaux, c’est parce que leurs comportements, expliquent les

constructivistes, sont directement influencés par des normes et des valeurs

acceptées par tous, et qui déterminent leurs intérêts. Au point que pour Martha

Finnemore, « les États sont socialisés par les organisations internationales pour

accepter de nouvelles normes, de nouvelles valeurs, et de nouvelles perceptions

de leurs intérêts » 203. Ainsi, les OIG, créatrices de normes, sont élevées au rang

de pédagogues. Elles ont le potentiel pour devenir des forces de propositions en

exerçant des contraintes sur les relations internationales. À ce compte-là, le

multilatéralisme devient une valeur, constate et approuve Marie-Claude

Smouts 204. Et même une idéologie, puisque « dans le domaine de la sécurité, il

signifie que la recherche de l’indépendance est condamnable, que les alliances

bilatérales sont dangereuses, qu’un ordre fondé sur un système d’alliances en

compétition est malsain » 205. Il n’est donc pas étonnant qu’au nom de son

système de valeurs (égalité des hommes et unité du genre humain) le

multilatéralisme moderne décrète « l’indivisibilité de l’espace » (le territoire des

201 David A. Lake, « British and American Hegemony Compared », in Jeffrey A. Frieden andDavid A. Lake, International Political Economy. Perspectives on Global Power andWealth, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 129.

202 John Gerard Ruggie, « Multilateralism : The Anatomy of an Institution », in JohnG. Ruggie, éditeur, Multilateralism Matters : The Theory and Praxis of an InternationalForm, New-York, Columbia University Press, p. 3.

203 Martha Finnemore, National Interests in International Society, Ithaca, New York, CornellUniversity Press, 1996, p. 3.

204 Marie-Claude Smouts, Les Organisations internationales, Paris, A. Colin/Cursus, 1995,p. 29.

205 Ibid., p. 30.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 111

États s’avère désormais trop étroit pour traiter des problèmes de l’humanité) et

entretienne un projet, celui de « construire du sens commun » et de produire des

principes d’ordre entre tous les acteurs impliqués dans les rapports

internationaux 206. Légitimées par l’idéologie multilatéraliste, les OIG et les

institutions internationales en général seraient donc habilitées à faire usage de leur

autonomie fonctionnelle et à faire prévaloir la « décision collective » sur les

préférences des États.

[110]

Mais la vérité est, qu’en dépit de la routinisation des échanges, des débats en

commun, des « arrangements intersubjectifs » supposés, les théoriciens du

multilatéralisme ne répondent pas aux questions essentielles, que posait dès 1997

Ronnie Lipschutz sur la gouvernance en matière d’environnement 207, à savoir

« qui gouverne ? », « qui décide ? », « sur quelles bases ? », « au profit de qui ? ».

Les événements de 2003 ont donné au moins un début de réponse lorsque les

États-Unis, qui sont à l’origine de la plupart des institutions multilatérales, ont

méprisé les Nations unies et sont passés outre leur avis pour engager la guerre

contre l’Irak. Ce qui signifie que du moment où celles-ci ne servaient plus leur

intérêt, ils s’en détournaient. Une attitude, fait remarquer Alexandra Novosseloff,

qui n’est pas nouvelle et qui l’amène à s’interroger sur le multilatéralisme :

« peut-il être efficace et équilibré s’il est délaissé par les États les plus

puissants ? » 208. Là encore, la réponse ne fait guère de doute. Sa négativité

relativise énormément toutes les conséquences que l’idéologisation du

multilatéralisme laisse supposer.

L’ONU, pièce centrale de la gouvernance globale

L’ONU est la seule OIG qui dispose d’une compétence réellement universelle.

Elle est le lieu central de la diplomatie multilatérale. C’est plus vrai que jamais,

bien que sa mise entre parenthèses récente par l’Administration Georges W. Bush

soit plus qu’une anecdote, si l’on se souvient que ce sont deux présidents

américains qui sont à l’origine, l’un de la Société des Nations, l’autre de

206 Ibid., p. 30.207 Ronnie Lipschutz, « From Place to Planet : Local Knowledge and Global Environmental

Governance », in Global Governance Janvier/avril 1997, p. 83.208 Alexandra Novosseloff, « L’essor du multilatéralisme. Principes, institutions et actions

communes », Annuaire français des Relations internationales, vol. 4, La Documentationfrançaise, Bruylant, 2003, p. 310-311.

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l’Organisation des Nations unies. C’est à l’initiative de F. D. Roosevelt, en effet,

que fut signée la charte de l’Atlantique américano-britannique du 14 août 1941.

Vint ensuite la déclaration quadripartite (Chine, États-Unis, Royaume-Uni et

URSS) de Moscou sur la sécurité collective, du 30 octobre 1943, par laquelle les

signataires marquèrent leur volonté de maintenir de concert la paix et la sécurité

internationales dans le cadre d’une organisation « fondée sur l’égalité souveraine

de tous les États pacifiques et ouverte à tous les États grands et petits ». Une fois

les questions politiques pendantes réglées, notamment la question du veto, fut

alors convoquée la [111] conférence de San Francisco, fondatrice de

l’Organisation des Nations unies (du 25 avril au 26 juin 1945).

Toutefois, pendant toute la guerre froide, l’ONU n’avait pu correctement

fonctionner que dans deux cas limites. 1) Celui de l’abstention de l’une des deux

superpuissances, en l’occurrence l’URSS. Telle fut la donne du jeu en 1950-1953,

lors de la guerre de Corée. Et tel fut le scénario répété en 1991, à cette différence

près que l’abstention forcée de l’URSS s’était substituée à son abstention

volontaire. 2) Celui d’un accord, explicite ou non, entre les États-Unis et l’URSS,

quand la bipolarisation créait une convergence de leurs intérêts contradictoires,

fait vérifié à maintes reprises lors des conflits qui ont jalonné la décolonisation.

C’est la raison pour laquelle on a pu croire à une seconde jeunesse de

l’Organisation mondiale avec le nouveau contexte de l’après-guerre froide, au

moins jusqu’en 2003. En effet, en deux ans, en 1988-1989, le Conseil de Sécurité

décida d’organiser quatre opérations de maintien de la paix, contre 13 au cours

des 40 années antérieures. On a même vu, les 6 et 25 août 1990, le Conseil de

sécurité faire application du chapitre VII de la Charte pour sanctionner l’agression

de l’Irak contre le Koweït en décrétant un boycottage commercial, financier et

militaire sans précédent dans l’histoire de l’organisation. La Résolution 661 a été

adoptée à la quasi-unanimité. Pour la première fois, la Résolution 665 du 25 août

1990 autorisait le recours à la force pour faire respecter l’embargo contre l’Irak,

fait unique dans l’histoire de l’ONU (blocus). On ne peut s’empêcher cependant de

remarquer le rôle déterminant joué par les USA, tandis que l’URSS, en pleine crise,

était désormais dans l’incapacité de s’opposer à eux. L’erreur magistrale de l’Irak

est d’ailleurs de n’avoir pas compris que le système bipolaire était caduc. La

réunion du Conseil de Sécurité, le 31 janvier 1992, en raison du réalignement de

la Russie, est apparue comme la renaissance de l’ONU. Mais avec le recul, on peut

s’interroger. La relative euphorie des années quatre-vingt-dix éclaire-t-elle

simplement une conjoncture heureuse ? Ou découle-t-elle du fait qu’« un nouveau

paradigme », celui de l’homogénéisation de la société internationale liée à la

diffusion du modèle démocratique, est-il en train d’émerger ? En vérité, pour que

l’hypothèse de l’organisation politique universelle ait une chance de se vérifier un

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jour, il faudrait que les Nations unies deviennent autre chose qu’un concert de

[112] puissances. Il conviendrait que soit dégagé au-dessus des États un « espace

onusien », véritablement multilatéral parce qu’obéissant à une règle de la

subsidiarité sécuritaire appliquée à toutes les régions du monde.

Or, on en est loin. Déjà, l’échec du projet de réformes de l’ex-secrétaire

général Boutros Boutros-Ghali de juin 1992 avait bien montré combien cela était

illusoire. Il tentait d’affirmer alors la nécessité d’une certaine militarisation de

l’ONU transformée en autorité supranationale disposant d’un véritable état-major,

dépendant du Conseil de sécurité ayant sous ses ordres des forces armées

permanentes. Mais les coûts démesurés du programme de réformes, ajoutés à des

déficits croissants de l’organisation, n’étaient pas faits pour emporter l’adhésion

des États membres. Surtout celle du principal bailleur de fonds : les États-Unis.

L’administration Clinton, libérale et interventionniste à la fois, avait fait connaître

son opposition à l’extension des « pouvoirs militaires » de l’ONU. Et ce n’est pas

l’administration américaine actuelle, en froid comme on le sait avec

l’organisation, qui reviendra sur cette position ! En tout cas la crise américano-

onusienne aura montré les limites du multilatéralisme. Elle est venue confirmer

combien les organisations internationales relèvent du champ interétatique,

combien elles continuent de dépendre des grandes puissances. Destinées avant

tout à favoriser le dialogue entre les États, la vie de ces organisations s’articule

autour d’instances dominées par les logiques étatiques. Ce qui limite les

possibilités de réformes, comme celle de l’Onu justement. Et ce n’est

qu’incidemment que ces organisations disposent d’un pouvoir d’initiative par

rapport aux préoccupations des États.

Les principaux organes de l’Onu et leur réforme impossible

Les Nations unies comptent quatre organes centraux : le Conseil de sécurité,

l’Assemblée générale, le Comité économique et social (ECOSOC), le Secrétariat.

Auxquels il faut ajouter la Cour internationale de justice et le Conseil de tutelle,

aux fonctions bien spécifiques. Chaque organe a changé avec le temps, selon le

contexte mondial et les interactions avec les autres. Surtout, le système onusien

est devenu complexe en raison des [113] nombreuses affiliations d’instances

spécialisées qui, à l’origine, pouvaient être indépendantes : OMS, FAO, UNESCO,

FMI, OMC, etc. L’ONU s’est ainsi transformée en une énorme bureaucratie

internationale dont le budget global des six instances centrales est passé de moins

de 20 millions de dollars en 1946 à 1,25 milliard de dollars en 2001. Sachant que

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 114

les opérations de maintien de la paix et que chaque organisation spécialisée

dispose d’un budget particulier, ce sont plus de 3 milliards de dollars qui ont été

dépensés en 2001 209. Le financement des différents budgets repose sur les

contributions des États fixées proportionnellement à leurs richesses, ou sur des

concours volontaires. Depuis les années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire depuis le

fort accroissement des dépenses pour les opérations de maintien de la paix, les

grands contributeurs ont exigé une gestion plus rigoureuse des finances

onusiennes et une réévaluation des quotes-parts qui intervient désormais tous les

trois ans. C’est ainsi que les États-Unis qui, dans le passé, ont financé l’ONU à

hauteur de 40 %, ne versent plus que l’équivalent de 22 % en 2002. À cette date,

pour d’autres raisons, la Russie ne contribue que pour 1,15 % contre 11,98 %

pour l’URSS en 1985. Au contraire, entre ces deux termes, le Japon a vu sa quote-

part passer de 11,82 à 18,9 %. Quant aux contributions les plus basses, elles sont

inférieures à… 0,1 % ! Pour une question aussi prosaïque, on comprend bien que

l’ONU, créée par les États, ne peut exister que par eux et ne peut être que leur

reflet. Surtout que depuis la fin des années quatre-vingt-dix, l’Organisation doit

faire face à une sérieuse crise financière, les États membres ne lui ayant octroyé

qu’un budget de 2,5 milliards de dollars pour ses dépenses courantes et ses

dépenses militaires. Une centaine seulement était à jour de leurs cotisations,

tandis que les États-Unis eux-mêmes étaient débiteurs de 1,6 milliard de

dollars 210. Ils ont marchandé un arrangement avec le Secrétariat qui, en

mars 2004, a réduit leur retard à 1,14 milliard. La dépendance financière de l’ONU

par rapport aux États laisse beaucoup à penser du discours multilatéraliste sur

l’autonomie des organisations internationales, car ce qui est vrai de l’institution

centrale l’est autant de ses multiples agences. De ce point de vue, il est donc

parfaitement illusoire de croire que l’ONU puisse être un acteur à part entière.

L’efficacité, ou la simple réalité, de ses missions ne sont que la résultante de la

[114] détermination et de l’accord des commanditaires. Si ces derniers sont

divisés, s’ils n’ont pas la même conception du monde, comme cela est arrivé en

2003, et comme cela était la règle quasi-générale avant 1989, l’ONU est

impuissante. Aussi, comme le font remarquer des commentateurs, quelque peu

désabusés, les grands États entendent toujours instrumentaliser l’organisation en

fonction de leurs intérêts : « les États-Unis pour assurer leur hégémonie mondiale,

la Russie pour continuer à faire semblant d’être une grande puissance, et la Chine

pour mieux d’insérer dans le jeu diplomatique international » 211. Tandis que les

209 Margaret P. Karns and Karen A. Mingst, International Organisations. The Politics andProcesses of Global Governance, Boulder and London, Lynne Rienner, 2004, p. 133.

210 Ibid., p. 135.211 J.-P. Chagnollaud, op. cit., p. 288.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 115

puissances montantes réclament une réforme du Conseil de Sécurité afin qu’il

reflète mieux les véritables rapports de force et qu’il prenne en charge leurs

revendications.

L’Assemblée générale est, comme c’était le cas dans la Société des nations, le

forum de l’organisation. Elle le restera malgré la demande de ceux, parmi les

États faibles, qui auraient voulu en faire un organe de décision, sachant que les

États y sont représentés sur la base de l’égalité souveraine selon le principe un

État, une voix. Elle réunit aujourd’hui 191 légations et elle peut être assimilée au

parlement de l’organisation. À ce titre, elle dispose de fonctions électives :

admission des nouveaux membres, élection des membres non permanents du

Conseil de sécurité, de l’ECOSOC, du Conseil de tutelle, des juges du Tribunal

international, et du Secrétaire général sur avis du Conseil de sécurité. Elle désigne

des commissions spécialisées chargées de préparer les sessions ordinaires ou

extraordinaires de l’assemblée plénière. Mais si elle peut débattre des grandes

questions internationales qui lui sont soumises par le Conseil ou dont elle se saisit

elle-même, selon des règles précises, ses résolutions sont de simples

recommandations. Celles-ci n’ont pas force obligatoire, hormis pour les questions

relatives à la vie de l’organisation qui nécessitent un vote à la majorité qualifiée.

Au cours de son histoire, l’Assemblée générale a vu ainsi se constituer des

coalitions plus ou moins durables comme celle du Groupe des 77 qui a été

pendant plus d’une décennie le porte-parole des pays en voie de développement.

D’ailleurs aujourd’hui encore, la division nord-sud persiste autour d’enjeux tels

que les inégalités de richesses et de développement, les problèmes

d’autodétermination (Palestine), ou les capacités militaires des grandes

puissances. [115] En raison de l’abondance des résolutions proposées, 328 par an

dans les années quatre-vingt-dix contre 119 par an lors des cinq premières années

d’existence de l’ONU, la pratique depuis le début tend à développer leur adoption

par consensus 212. Il s’agit d’élaborer un texte auquel aucun participant ne

s’oppose formellement. Ce sont les concessions nécessaires à l’obtention de ce

consensus qui expliquent le caractère très général des textes adoptés. Ceux-ci se

présentent donc le plus souvent comme des déclarations d’intention.

Le Conseil de sécurité est l’instance de décision. Selon l’article 24 de la

Charte de l’ONU, il a la responsabilité de maintenir la paix internationale et garde

l’autorité pour agir au nom de tous les membres de l’organisation. Les sanctions

envisagées au Chapitre VII de la Charte relèvent par exemple de sa compétence.

L’existence de ce conseil restreint est justifiée au nom de l’efficacité : cinq

212 Margaret P. Karns and Karen A. Mingst, op. cit., p. 109.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 116

membres permanents (États-Unis, Grande Bretagne, France, Russie et Chine) et

dix non permanents renouvelés tous les deux ans. Le droit de veto dont disposent

les permanents est typique du caractère interétatique de l’Organisation. Il a été

utilisé 121 fois par l’URSS ou la Russie entre 1946 et 2003, 78 fois par les États-

Unis, 32 fois par le Royaume-Uni, 18 fois par la France et 5 fois par la Chine 213.

Le conseil est également un organisme pouvant se réunir à tout moment pour faire

face à une situation de crise, mais le pouvoir considérable que lui accorde la

Charte est formel, dans la mesure où il ne dispose pas des moyens d’utiliser ce

pouvoir sans la volonté de coopérer des États qui le composent. Toutes ces

réserves font que de nombreux membres des Nations unies ont réclamé une

réforme du Conseil de Sécurité parce qu’il refléterait plus le monde de 1945 que

celui du XXIe siècle. Les membres permanents sont loin de représenter la majorité

de la population mondiale ; l’Europe y est surreprésentée aux dépens de

l’Amérique latine, de l’Asie et de l’Afrique, bien que l’Allemagne, un des

principaux contributeurs financiers n’y est pas présente. Comme le Japon

d’ailleurs. Dès lors, si le remodelage de l’organisation internationale devait se

faire, il se calquerait sur la nouvelle configuration planétaire. C’est pour cela qu’il

a été envisagé de faire passer le nombre des membres permanents du Conseil de

sécurité de cinq à onze, de manière à y faire figurer, outre les principales

puissances économiques, un petit nombre de puissances [116] régionales issues

des continents sous-représentés au Conseil : Brésil, Inde, Indonésie et Nigeria. La

décision reste néanmoins suspendue à la question du fonctionnement du droit de

veto. Si elle était finalement prise, il ne paraît pas exagéré de dire qu’on assisterait

alors à une régionalisation de l’ONU. Et cela sous le parrainage inévitable des

États-Unis, puisqu’ils sont l’unique puissance susceptible d’intervenir sur

n’importe quel continent. Seuls les Américains continueraient d’être en mesure

d’instrumentaliser la sécurité collective par le biais d’une organisation mondiale

maintenue à l’état de forum.

Le Secrétaire général est le plus haut fonctionnaire de l’ONU. À la tête d’un

bureau de 300 personnes en 1946, il dirige aujourd’hui une bureaucratie de plus

de 15 000 agents. Cette croissance est la conséquence de l’augmentation du

nombre des États et de la prolifération des programmes et des activités. Du fait de

sa position, le Secrétaire dispose d’un réel pouvoir d’influence, et il est conduit à

tenter de faire prévaloir les buts et les principes de l’Organisation sur les intérêts

des États. Pour ce faire, il tente de s’appuyer sur des majorités de l’Assemblée

générale. Sa marge de manœuvre face aux membres permanents du Conseil de

sécurité reste cependant faible, comme on l’a constaté lors du dernier épisode qui

213 Ibid., p. 112.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 117

l’a confronté aux États-Unis. Elle l’est d’autant moins maintenant que l’ONU est

critiquée pour sa gestion financière et pour sa passivité dans un certain nombre de

crises internationales. Or, le dernier projet de réforme de structure, exposé dans

un document publié le 14 juillet 1997 par le secrétariat actuel, n’a aucune portée

politique.

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Le Libéralisme militaire : Peacekeeping et Peacebuilding

L’idée d’une sécurité collective remonte au début du XXe siècle. Son principe

fondateur est de mettre la guerre hors la loi. Et en 1928, plusieurs États signèrent

le pacte de Paris ou pacte Briand-Kellog, qui condamnait le recours à la guerre en

tant que solution aux différends internationaux et renonçait à en faire un

instrument de la politique nationale. Il fut à l’origine de l’Article 2 de la Charte de

l’ONU faisant obligation à chacun de ses membres de résoudre leurs disputes par

des moyens pacifiques. Seulement, comme le fit tôt remarquer Inis Claude, « les

approches [117] collectives de la sécurité en sont restées aux analyses de la nature

et de la cause des guerres… » 214. Il faut dire que seuls les libéraux y ont toujours

crû, et qu’il leur a fallu du temps pour faire passer à travers les OIG et les ONG des

concepts comme celui de la diplomatie préventive, laquelle n’a pu vraiment être

mise en œuvre qu’à partir de 1992. D’ailleurs elle continue de soulever beaucoup

de scepticisme bien qu’elle permette aux Nations unies de faire des économies.

Ainsi, il a été estimé qu’une action préventive en Bosnie aurait coûté de l’ordre de

33,3 milliards de dollars, au lieu des 53,7 dépensés pour rétablir la paix 215. C’est,

tout de même, une des plus récentes et peut-être des plus importantes innovations

issues de la théorie libérale internationale, car pendant toute la guerre froide,

l’ONU a dû se limiter à des opérations de peacekeeping, c’est-à-dire à un type

d’opération « incluant du personnel militaire, mais sans aucun pouvoir de

contrainte, entrepris par les Nations unies pour aider soit au maintien soit au

rétablissement de la paix dans des zones de conflit » 216. L’aspect restrictif de

cette première génération de peacekeeping s’explique par la bipolarité Est-Ouest.

D’ailleurs, sa principale aire d’application a été le Moyen-Orient (interposition

entre Arabes et Israéliens).

Depuis la fin de la guerre froide, et la fin des blocages au sein du Conseil de

sécurité, le « maintien de la paix » (peacekeeping) a été complété par la « cons-

truction de la paix » (peacebuilding) et par « l’imposition de la paix » (peace-

enforcement). La différence, entre les deux dernières générations et la première,

tient à ce que le consentement des États concernés par l’intervention onusienne ne

214 Inis L. Claude, Jr., Swords into Plowshares : The Problems and Progress of InternationalOrganization, 3e édit., New York, Random House, 1996, p. 198.

215 Karns & Mingst, op. cit., p. 290.216 United Nations, The Blue Helmets : A Review of United Nations Peace-Keeping, 3°ed. New

York, UN, Department of Public Information, 1996, p. 4.

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soit plus requis. Ce qui fut réalisé, de façon exceptionnelle pendant la guerre

froide au Congo en 1960, puis de manière plus fréquente au début des années

quatre-vingt-dix, au Cambodge, en Somalie, en Bosnie. Comme le font remarquer

deux politologues spécialistes des questions onusiennes, « le passage d’une

mission de peacekeeping à une intervention armée pose deux problèmes. Le

premier est que cela appelle un long engagement. Les armées étrangères, y

compris celles combattant sous le drapeau bleu de l’ONU, ne peuvent imposer une

paix dans une guerre civile sans imposer aussi une loi étrangère : c’était là, la

logique du colonialisme. Le second, est qu’elles ne peuvent se mêler du conflit

sans prendre parti dans la guerre civile. Or, s’engager [118] d’un côté, c’est

s’aligner sur l’une des parties et devenir l’ennemi de l’autre » 217. La première

impression a été ressentie par les populations somaliennes tandis que le second

cas de figure s’est vérifié en Bosnie et plus tard au Kosovo. Mais alors que

l’opération de peacebuilding consiste en une action combinée des Nations unies

en vue de favoriser le rétablissement de la paix civile, en même temps qu’elle vise

à supprimer les séquelles de la colonisation ou à réduire les conséquences du

sous-développement, l’opération de peace-enforcement est justifiée par la

nécessité de protéger des réfugiés et des populations civiles contre des attaques ou

même un génocide. Il faut remarquer à ce propos que l’ampleur de la mission

dépassa chaque fois les moyens des Nations unies. En Bosnie, les forces

onusiennes de l’UNPROFOR furent remplacées par celles de l’OTAN, l’IFOR,

composées de 60 000 hommes dont 20 000 Américains. Les autres contingents

étant fournis par une vingtaine de pays. Au Kosovo, les Nations unies n’eurent

rien d’autre à faire que d’avaliser l’intervention de l’OTAN.

Les expériences de Bosnie et du Kosovo démontrent aussi les risques de cette

troisième génération de peacekeeping. Dix ans après les accords de paix de

Dayton, la Bosnie demeure une sorte de protectorat international sous une autorité

quasi-coloniale. Le pays est dépendant de l’aide extérieure et toujours aussi

divisé. Son économie est criminalisée et stagnante. Ces expériences ont montré

les limites et les faiblesses du procédé. Elles semblent donner raison aux réalistes

qui ont tendance à penser que dans les conflits interethniques comme dans les

conflits interétatiques les perspectives de paix dépendent de l’équilibre des forces.

À tout le moins, elles entretiennent la controverse autour de l’interventionnisme

humanitaire, car « pour ses promoteurs, il marque l’arrivée de l’âge de l’action

impérative face au non-respect des droits de l’homme et au-delà de la citadelle de

la souveraineté étatique. Pour ses détracteurs, il est un oxymoron, un prétexte pour

une intervention militaire souvent dénuée de toute légalité, sélectivement

217 Ramesh Thakur et Albrecht Schnabel, cités par M. Karns et Karen Mingst, op. cit., p. 308.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 120

déployée et conduite en fonction de fins ambiguës » 218. On peut s’interroger

aussi sur les suites à donner à l’Agenda pour la Paix, présenté par le Secrétaire

général des Nations unies le 23 juin 1992, et qui à l’occasion d’un Supplément

publié en 1995, indiquait que la diplomatie préventive [119] « a pour objet

d’éviter que des différends ne surgissent entre les parties, d’empêcher qu’un

différend existant ne se transforme en conflit ouvert et, si un conflit éclate, de

faire en sorte qu’il s’étende le moins possible » 219. À ce jour, seule la Force de

déploiement préventif des Nations unies en Macédoine, installée en mars 1995, a

illustré les possibilités de succès de ces interventions préalables.

Au terme de ce court bilan de l’institutionnalisme libéral, il faut bien rappeler

deux critiques adressées aux libéraux et qui firent mouche. D’une part, toutes

leurs propositions étaient trop générales pour bâtir une théorie, et pire, elles ne

pouvaient aboutir qu’à une théorie évolutionniste ou téléologique. En voulant

transposer au plan international ce qui a été accompli au plan national à l’époque

moderne, le libéralisme – surtout l’interventionnisme libéral – s’affiche comme

une doctrine volontariste. Car il existe, nous l’avons vu, plusieurs courants

libéraux. D’autre part, malgré leur amplitude, les travaux des théoriciens libéraux

appréhendent moins encore la complexité du monde que ceux des réalistes ou des

marxistes. C’est pourquoi, finalement Axelrod et Keohane admirent que « le

libéralisme ne peut prétendre proposer une approche complète des relations

internationales. Au contraire, la plupart des libéraux contemporains semblent

accepter de larges portions des explications marxiste et réaliste » 220.

3. Le réalisme structural ou néoréalisme(Kenneth Waltz et Robert Gilpin)

Retour au sommaire

De la bouche même de Kenneth Waltz, « le nouveau réalisme, différemment à

l’ancien, commence par proposer une solution au problème de la dissociation

entre les facteurs internes et les facteurs externes du système politique

international [on se rappelle que la théorie classique établit une démarcation entre

218 Shashi Tharoor and Sam Daws, « Humanitarian Intervention : Getting Past the Reefs » dansWorld Policy Journal, 18-2, Eté 2001, p. 23.

219 Ibid., p. 24.220 Robert Axelrod et Robert O. Keohane, « Achieving Cooperation under Anarchy… », op.

cit.

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le domestique et l’international, ce qui lui a été reproché par les libéraux]. En

dépeignant le système international comme un tout, avec deux niveaux, celui de la

structure et celui de l’acteur, à la fois distincts et interconnectés, le néoréalisme

établit l’autonomie de la politique [120] internationale et rend possible une théorie

sur elle » 221. En 1979, à contre-courant des thèses néolibérales en vogue Waltz

publie sa Theory of International Politics, qui sera si souvent citée et commentée

par la suite que le sigle Tip suffira à la reconnaître. Néanmoins, les événements

semblent lui donner raison : retour de la guerre froide et échec de la politique

pacifiste de Carter, remplacé en 1980 à la présidence par Ronald Reagan.

Pourquoi la guerre ? Parce qu’il n’existe rien dans le système international,

caractérisé par l’anarchie, pour la prévenir, et parce qu’aucune théorie n’a été

élaborée en ce sens. Dans un livre précédent, Man, The State and War : A

Theoretical Analysis, Waltz s’était efforcé de montrer que cette explication de la

guerre par l’anarchie était bien plus crédible que les deux autres explications

traditionnellement avancées, celle qui renvoie à la nature humaine et celle qui met

en avant les structures internes des États 222. La faute à la première n’est pas,

selon lui, empiriquement démontrée. En tout cas pas suffisamment, et tout

simplement parce que l’homme est à la fois bon et mauvais, que des chefs d’État

réputés généreux ont déclaré la guerre, tandis que d’autres, autoritaires et

répressifs, ont conduit une politique extérieure prudente et pacifique. Quant aux

régimes politiques internes, ils n’ont guère d’influence, puisque, remarque Waltz,

les démocraties comme les États socialistes ou communistes ont continué à faire

des guerres. Même si les trois raisons se combinent souvent, c’est l’anarchie du

système international qui est la vraie condition permissive de la guerre, comme

l’avait expliqué Jean-Jacques Rousseau auquel il se réfère. Waltz entend donc

théoriser ce problème de la paix et de la guerre grâce à l’apport des sciences

béhavioristes et de l’économie (il a une formation d’économiste). De fait, le

modèle sur lequel repose la Tip présente une forte analogie avec la

microéconomie : le système international et les États sont respectivement

comparables au marché et aux firmes soumises à la règle du chacun pour soi, du

self-help. Comme le marché, le système est anarchique, et la théorie de

l’oligopole (un marché dominé par un petit nombre de firmes, trois à sept) permet

de comprendre l’interdépendance des choix. Waltz pense que la structure du

système international, sa [121] nature anarchique, plus que le système lui-même,

221 Kenneth Waltz, Theory of International Politics, Reading, Addison Wesley, 1979.222 Kenneth Waltz, Man, the State and War : A Theoretical Analysis, New York, Columbia

University Press, 1954.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 122

celui des acteurs, est l’élément le plus important dans l’explication des relations

internationales.

Son réalisme est donc plus structural que systémique. C’est ce qui le rend

critique envers des auteurs comme Morton Kaplan, Stanley Hoffman, ou Richard

Rosecrance qui eux privilégient le système des acteurs. Waltz va jusqu’à écrire

« définir une structure nécessite d’ignorer la manière dont les unités se

comportent l’une envers l’autre et impose de se concentrer sur la manière dont ces

unités se situent l’une par rapport à l’autre » 223. Il n’est pas holiste puisque si la

structure impose sa logique aux unités, les facteurs tels que l’économie, la

religion, la psychologie, la démographie qui construisent ces dernières, sont

secondaires. Le but de Waltz est de proposer, à l’instar des économistes de son

époque qu’il connaît bien (Harrod, Domar, Samuelson, et d’autres) un modèle

explicatif des relations internationales indifférent aux contextes. C’est ce qui

l’amène à faire sien le principe sacro-saint du « toutes choses égales par ailleurs »

de la micro­économie.

A. L’ambition théorique de Waltz

Retour au sommaire

Selon Waltz, une théorie est un artifice ou plus exactement un artefact, c’est-

à-dire une construction intellectuelle à travers laquelle nous essayons d’interpréter

et de comprendre des faits qu’au préalable nous avons sélectionnés. Le défi est

d’amener la théorie aussi près que possible des faits pour en tirer une explication

et une prédiction (représentation par cohérence, cf. l’introduction de notre tome I).

Mais cela n’est possible qu’à partir du moment où différents objets et processus,

différents mouvements et événements sont perçus en interaction comme formant

un tout, un domaine unique. Ce qu’avaient bien compris les physiocrates (dont le

célèbre tableau économique de Quesnay), mais ce que n’a pas vu Morgenthau qui

avait pourtant l’ambition de faire une théorie. « Sans le concept de la totalité, il

pouvait seulement s’intéresser aux unités », écrit Waltz avec raison 224. C’est

pourquoi il donnait dans le réductionnisme.

223 Waltz, Tip, ibid., p. 79.224 Ibid., p. 20.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 123

[122]

L’objectif

« Les théories doivent construire une réalité, mais personne ne peut jamais

affirmer qu’il s’agit de la réalité », énonce encore Waltz 225. Le but est de trouver

la tendance centrale, nous dirons la logique dominante parmi une confusion de

tendances ; de faire ressortir un principe d’ordre à partir duquel les autres

principes se déclinent ; de trouver les facteurs essentiels, là où les causes

prolifèrent. Waltz considère qu’une théorie ne doit pas s’attacher à l’accidentel,

aux événements inattendus, mais doit rechercher les régularités, les répétitions, et

les retenir seulement quand elles sont bien identifiées. Une théorie est une

découverte de l’organisation d’un domaine, d’un ensemble et des liens qui

existent entre ses parties. Face au problème de la complexité, en raison de ce que

tous les faits sont reliés entre eux, que tous les domaines d’interpénètrent, il

soutient que la séparation et l’analyse isolée de chaque champ est une

précondition à la construction théorique. C’est ce qu’à ses yeux n’ont pas compris

ni Morgenthau ni Raymond Aron. Il faut faire comme les économistes qui ont

autonomisé le marché, qui en ont fait un objet spécifique, et qui ont inventé

l’homo economicus. Dès lors, en relations internationales, afin de limiter le

nombre des variables, Waltz privilégie la structure du système interétatique qui

prime sur ses composantes. La structure permet d’envisager le système comme

une totalité abstraite dont les contraintes pèsent sur les acteurs et conditionnent

leur comportement.

La méthode

Dans la construction de toute théorie, l’association de l’induction et de la

déduction est inévitable. L’analyse empirique des faits est indispensable, mais elle

n’explique jamais rien par elle-même. Waltz reprend à son compte cette formule

de Peirce : « l’expérience directe n’est ni certaine ni incertaine, parce qu’elle

n’affirme rien – elle est, c’est tout » 226. Ce serait donc une illusion que

d’imaginer pouvoir rencontrer la vérité en accumulant les données et les

225 Ibid., p. 9.226 Ibid., p. 4.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 124

descriptions. D’un autre côté l’analyse déductive, celle qui repose sur des

modèles, peut apporter des [123] réponses, mais rien d’autres que celles qui

découlent des hypothèses posées. Elle n’innove pas. Elle est donc complémentaire

de la première qui soulève des interrogations, sans réponses certaines. Comment

mettre en œuvre cette complémentarité ? En faisant appel à l’approche systémique

qui consiste à poser une hypothèse, celle que la politique mondiale est prise dans

une même structure ou obéit à une même logique qui s’imposent à toutes les

composantes. À considérer ensuite, qu’à un autre niveau, le système est

l’interaction des unités. Les mouvements qui résultent de cette interaction,

empiriquement observable, peuvent modifier la configuration des acteurs, mais

toujours en fonction de la logique dominante qui est, chez Waltz, le souci de la

sécurité, la volonté de survie des États.

B. Le système international :structure et interaction des acteurs

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Les deux niveaux sont distincts mais liés. La structure, qui détermine

l’ensemble, obéit à un principe d’organisation, l’anarchie internationale, dont

découle une logique dominante, la recherche de la sécurité. Ensuite, la distribution

inégale des capacités des acteurs étant une caractéristique essentielle de la

structure, l’interaction de ces derniers opère différents arrangements possibles.

Trois principes règlent donc le système de Waltz.

1) Il est anarchique et décentralisé, c’est-à-dire dépourvu de toute autorité

supérieure aux autres. Bien que très différentes par bien des aspects, les unités

sont formellement égales entre elles. Waltz utilise le terme « unité » parce qu’il

veut sa théorie atemporelle mais, dans le système actuel, il s’agit bien sûr de

l’État. Celui-ci est au centre de son analyse et au centre du système en raison de la

primauté du politique. Celle-ci tient moins, comme on l’a dit jusque-là, au fait que

la menace de la violence et du recours à la force caractérise le milieu international

qu’à la différence de structure qui sépare le domestique et l’externe. D’après

Waltz, tandis que l’intégration est la marque du premier, une interdépendance

anarchique frappe le second. Dans ce principe d’ordre, qu’est paradoxalement

l’anarchie internationale, réside la « structure profonde » du système, celle qui

détermine le comportement des acteurs. Dans ce contexte où l’interdépendance

[124] est avant tout source de vulnérabilités, le self-help est nécessairement le

principe d’action qui, compte tenu des risques encourus, accorde la priorité au

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 125

politique. Si la politique nationale est le domaine de l’autorité, de l’administration

et de la loi, la politique internationale est celui de la puissance, de la lutte, et des

arrangements. En politique intérieure la force est le dernier recours. En politique

extérieure elle est omniprésente parce qu’elle est dissuasive.

2) Les États souverains ont un caractère unique en ce sens qu’ils remplissent

les mêmes objectifs, ont les mêmes missions. Les différences sont liées à leurs

capacités, non à leur fonction qui est, fondamentalement, de garantir leur propre

sécurité. Celle-ci constitue, on l’a souligné, le paradigme de la politique

internationale chez Waltz. Précisons que de la sorte, il se différencie de

Morgenthau qui le voyait dans la recherche de l’équilibre, via la puissance. Pour

Waltz, l’équilibre de la puissance n’est qu’un mode instrumental pour atteindre la

sécurité. En effet, l’État dispose de deux moyens pour atteindre celle-ci : ses

propres ressources, et les alliances qu’il peut passer. Le politologue américain

s’est s’efforcé de prévenir les deux objections principales faites à sa vision du

monde : en premier lieu, les États ne sont pas les seuls acteurs importants de la

scène internationale ; en second lieu, les États voient leur importance décliner et

d’autres acteurs émergent au premier rang. Certes, reconnaît-il, les États ne sont

pas les seuls acteurs internationaux, et ils ne l’ont jamais été. Mais comme les

firmes structurent le marché et sont reconnues comme les principaux agents de

l’économie internationale qu’elles organisent, sur le mode de l’oligopole, en

fonction de la logique du profit, les États monopolisent la politique internationale

en fonction du problème de la sécurité. Waltz fait remarquer que la même raison

pour laquelle on conteste la centralité de l’État dans son domaine, vaut pour

l’entreprise dans le sien. En effet, les firmes sont constamment menacées et

régulées dans leur activité par des acteurs « non-firmes », extérieurs au monde

marchand. Les gouvernements interviennent souvent dans la structure du marché,

tantôt pour encourager la concentration, tantôt pour la prévenir. Et peu importe,

comme le faisait remarquer Kindleberger, que certains États soient sous l’emprise

de grandes entreprises, soient plus faibles qu’elles, car aussi [125] longtemps que

les grandes puissances étatiques demeurent les principaux acteurs, la structure de

la politique mondiale reste définie par eux-mêmes.

Waltz réfute par avance la notion de « biens communs de l’humanité », telle

qu’elle est invoquée aujourd’hui, au nom de ce que le système international n’est

pas une entité et qu’il est donc incapable d’agir en tant que tel pour définir un bien

commun universel. Waltz s’intéresse à l’environnement des États en retenant ce

qu’il appelle les « trois p » : population, pauvreté, prolifération. Mais il ne les

intègre pas à son analyse des rapports de forces. L’espace du système waltzien

reste vide. Par ailleurs, il s’empresse de faire remarquer que tous ceux qui mettent

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 126

en exergue les forces transnationales ont été incapables de développer une théorie

propre, soit une théorie qui ne réfère pas aux États et qui ne se pose pas la

question de savoir si et comment d’autres acteurs les dépassent et deviennent plus

centraux qu’eux-mêmes. Cette question deviendra récurrente dans les théories

transnationalistes postérieures. Waltz notait aussi, ironiquement, que la durée de

vie des États était bien supérieure à celle des entreprises. « Peu d’États meurent,

beaucoup de firmes disparaissent », constate-t-il 227.

Quant à la souveraineté, il ne faut pas tout confondre et commettre l’erreur de

penser que la souveraineté d’un État s’identifie à sa capacité à faire ce qu’il veut.

Elle ne se définit pas contradictoirement avec la dépendance. Alors qu’est ce que

la souveraineté ? « Dire qu’un État est souverain veut dire qu’il décide lui-même

comment il veut faire face à ses problèmes internes et externes, s’il entend ou non

chercher l’assistance d’autres, et s’il le fait, limiter ainsi sa liberté en raison des

engagements pris envers eux » répond Waltz 228. Les États développent leurs

propres stratégies, prennent leurs propres décisions, et ce n’est pas se contredire

que d’admettre qu’ils sont presque toujours contraints par les événements.

3) La distribution inégale des capacités engendre une hiérarchie des unités, et

la configuration (plutôt que la structure) d’un système change quand cette

distribution est modifiée. En effet, soutient Waltz, faibles ou forts les États ne se

différencient pas par leurs fonctions, mais par leurs moyens. Ce qui fait

réellement la différence entre un système et un autre, c’est le nombre des [126]

grandes puissances. La hiérarchie des puissances a l’avantage de résorber

l’anarchie et d’éviter le déchaînement de la violence. Car ce sont les plus

puissants qui définissent les règles et sont les plus sensibles à la balance

avantages/inconvénients dans l’usage de la force. Waltz intègre aussi les notions

complémentaires d’empires, de satellites, de sphères d’influence ou de blocs pour

expliquer comment l’anarchie peut-être tempérée. Fidèle à son analogie au

marché, il veut prouver que le système le plus stable est celui qui est composé du

plus petit nombre de grandes puissances. Il défend le système bipolaire, préférable

au système polycentrique, bien plus instable parce que dépendant des alliances et

parce que toujours en quête de coalitions. En outre, l’arme atomique ne pouvait

que conforter la stabilité du système en réduisant la possibilité du recours à la

force

Un changement au niveau de l’un de ces trois principes d’ordre, de

différenciation et de distribution constituerait un changement dans la structure du

227 Ibid., p 95.228 Ibid., p. 96.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 127

système, voire un changement de système. Mais ce dernier parait à Waltz

inconcevable, car il concernerait la structure profonde. Il faudrait pour cela, par

exemple, que l’anarchie devienne hiérarchie, qu’un hêgemôn unisse le monde

sous sa direction. Ce qui serait le retour à l’empire. Dès lors, le second élément

n’est plus à considérer parce que les fonctions des unités sont similaires aussi

longtemps que le système demeure anarchique. C’est donc le troisième principe,

la distribution des capacités, qui joue le rôle principal dans le modèle de Waltz.

De lui seul peut procéder le changement, qui ne sera jamais qu’un changement de

configuration.

C. Critiques et réponses

Retour au sommaire

Si le modèle systémique/structural de Waltz a rendu le réalisme beaucoup plus

rigoureux et minutieux dans sa démarche et s’il a suscité beaucoup de recherches

ultérieures, il a soulevé aussi des controverses et des critiques auxquelles l’auteur

a répondu en plusieurs temps et de manière plus ou moins précise. Les débats les

plus vigoureux se sont concentrés sur quatre insuffisances qui lui ont été

reprochées : celle concernant les intérêts et les préférences des acteurs, celle

relative au changement [127] de système, à l’articulation des deux niveaux du

système, et celle inhérente à trop de généralisations. Les plus pertinentes ont été

rassemblées, en 1986, dans un ouvrage dirigé par Robert Keohane, Neorealism

and its critics 229, dans lequel nous nous intéresserons, dans l’immédiat, à celles

de Robert Cox, prononcées dès 1981 230 et de John Gerard Ruggie 231, parce

qu’elles concernent directement l’approche théorique de Waltz. Nous garderons

les autres critiques pour plus loin, notamment celles de John Vasquez 232 qui ne

s’adressent pas qu’a lui seul. Pour sa part, Robert Cox a, le premier, rejeté

d’emblée une approche qui se veut ahistorique parce qu’impossible ou artificielle.

Il reproche au néoréalisme de n’être pas en mesure d’expliquer le phénomène de

la puissance et son émergence aussi bien au niveau de l’État qu’au niveau

229 Robert O. Keohane, Neorealism and its critics, New York, Columbia University Press,1986.

230 Robert W. Cox, « Social Forces, States, and World Orders : Beyond International RelationsTheory », in Approach to World Order, op. cit, p. 91-92.

231 John Gerard Ruggie, « Continuity and Transformation in the World Politics », in RobertKeohane, op. cit., p. 131-152.

232 John Vasquez, The Power of Power Politics, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 128

international 233. Ce que lui-même s’efforcera de réaliser, tout au long de son

œuvre, au titre d’un « matérialisme historique », qu’il affirme lui avoir été inspiré

par Jean-Baptiste Vico, Georges Sorel et Fernand Braudel, sur lequel nous

reviendrons dans les pages futures 234. Cox défend que tout ordre mondial est

spécifique d’une configuration historique des rapports de puissance et que tout

système mondial est la résultante de trois composantes principales : une économie

politique globale, un système interétatique, une biosphère ou écosystème

global 235. Leur interaction renvoie la question du rapport entre la structure et les

unités au dilemme de la poule et de l’œuf 236. Le modèle waltzien ne saurait donc

être autre chose qu’une problem-solving theory, une théorie circonstanciée et du

court terme, destinée aux décideurs des plus grandes puissances en matière de

politique extérieure. Il est directement une production intellectuelle américaine de

la guerre froide.

Quant à Ruggie, trois points principaux sont à relever dans sa contestation du

néoréalisme.

1) Waltz a tort de considérer que la structure anarchique a existé de toute

éternité, au moins depuis l’empire romain en Occident, et se trompe sur le Moyen

Âge. Certes, explique Ruggie, à cette époque l’espace politique était segmenté et

l’organisation territoriale était très hétérogène. Mais si les territoires étaient bien

différenciés, ils n’étaient pas séparés, isolés les uns des autres. Le système [128]

médiéval en faisait les parties constitutives d’un même tout social, construit

autour de la religion, de la coutume, et de la légitimité impériale. La plus grande

rupture dans la politique internationale se produit à la fin du millénaire médiéval.

2) Waltz, bien qu’il relativise la notion aux capacités stratégiques de l’État, a

tort de considérer la souveraineté incompatible avec l’idée de communauté

internationale qui émerge dans les écrits de Locke et de Vattel dès le XVIIIe

siècle. Ce dernier, dans le Droit des Gens, publié en 1758, essayait de montrer que

depuis deux siècles déjà des efforts avaient été faits pour établir une

complémentarité entre la souveraineté des États indépendants et la viabilité d’une

communauté d’États. Selon Ruggie, cette position axiomatique de Waltz

233 Robert W. Cox, op. cit.234 Timothy J. Sinclair, « Beyond international relations theory : Robert W. Cox and

approaches to world order » et Robert W. Cox, « Influences and commitments », in RobertW. Cox with Timothy J. Sinclair, Approaches to World Order, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1996, réédition de 2001, p. 3-18 et p. 19-38.

235 Robert W. Cox, « Multilateralism and World Order », in Robert W. Cox et TimothyJ. Sinclair, op. cit., p. 494.

236 Ibid., p. 494.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 129

l’empêche de développer une théorie du changement puisqu’elle revient à réfuter

toute influence du second niveau de la structure sur la première, c’est-à-dire de

l’interaction des unités sur l’anarchie. Elle interdit d’envisager une transformation

du système international.

3) Waltz se met en contradiction avec ses prémisses durkheimiens et se prive

ainsi de la possibilité de découvrir un déterminant du changement du système

international. En effet, constate Ruggie, si l’auteur néoréaliste a emprunté à

Durkheim (Les Règles de la méthode sociologique) son idée de totalité, sa

conviction que « cette conception du milieu social comme facteur déterminant de

l’évolution collective est de la plus haute importance », il a négligé les

conséquences de son autre concept fondamental, celui de la « densité

dynamique ». De quoi s’agit-il ? Simplement, d’après Durkheim, que sous l’effet

de transactions, d’échanges de plus en plus nombreux, de plus en plus rapides et

variés, un système ou une société peuvent changer. Cet argument, que les

transnationalistes vont reprendre à leur compte, Waltz le rejette au nom du

principe du self help et de la rigueur théorique. Dans son esprit, l’interaction des

acteurs est toujours le produit de la structure et jamais l’inverse. Par la suite, il

sera constamment reproché au modèle d’être trop statique, critique confortée par

l’opinion de Waltz selon laquelle le système n’avait changé de structure qu’une

fois en trois cents ans, quand il devient bipolaire. Pourtant cette bipolarité ne peut

se comprendre que par référence à l’idéologie, [129] facteur que Waltz tenait pour

secondaire. Et sa disparition, qui s’explique avant tout par la faillite économique

de l’URSS, a moins surpris ceux qui comparaient autant ce qui se passait à

l’intérieur de celle-ci et à l’intérieur des États-Unis, que ceux qui n’exploraient

que ce qui se passait entre eux.

À ces différentes objections, Kenneth Waltz oppose que dans le système du

self-help les pressions de la compétition pèsent bien plus lourd que les autres

considérations, qu’il s’agisse des demandes politiques internes ou qu’il s’agisse

des préférences idéologiques. Quant à la discussion autour de la notion de densité

dynamique empruntée à Durkheim, elle n’aurait de portée selon lui que si le

système international répondait à la définition de la société organique du

sociologue français, alors qu’elle correspond à sa définition mécanique. Il est

composé de pièces identiques dans leur nature sans aucune complémentarité, alors

que la synergie de la densité dynamique ne peut se manifester qu’entre des

éléments incomparables mais unis par leurs différences.

Depuis plus de vingt ans qu’il a publié sa Tip, Waltz n’a pas désarmé. Dans un

article publié en 2000 dans International Security, puis dans un entretien plus

récent, accordé en 2003, il s’est employé à déconstruire les modèles qu’on a voulu

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 130

substituer à l’approche néoréaliste et à la conforter 237. Il a défendu n’avoir pas

été surpris par l’effondrement de l’URSS, contrairement à ce que ses détracteurs

disaient de lui, annonçant dès 1982 que « l’Union soviétique s’affaiblit. Les États-

Unis deviennent relativement plus forts » 238. Critiquant les trois grandes écoles

dominantes de la pensée américaine, il fait le point. En ce qui concerne la pax

democratica, sur laquelle nous reviendrons, en reprenant à son compte les

arguments développés dans des numéros précédents d’International Security, en

particulier par Christopher Layne 239, Waltz affirme que « même si tous tes États

devenaient démocratiques, la structure de la politique internationale demeurerait

anarchique », puisque « la structure de la politique internationale n’est pas

transformée par les changements internes des États » 240. Prenant comme

exemples la France et la Grande-Bretagne, il fait valoir qu’après avoir [130] été

des adeptes de la politique de puissance, elles n’ont pas radicalement changé de

diplomatie en devenant démocratiques mais ont dû convenir qu’elles n’étaient

plus des grandes puissances. Cela a affecté directement leurs comportements,

qu’elles ont dû ajuster au nouveau monde. Dans son langage marqué (pollué par

l’économicisme disent certains) par ses études économiques, les premières qu’il

entreprit, Waltz affirme que la Grande Bretagne et la France « ne sont plus

productrices de leur propre sécurité, mais consommatrices d’une sécurité procurée

par d’autres » 241. Ensuite, même si « le monde est désormais plus sûr pour les

démocraties, on a le droit de s’interroger sur le point de savoir si la démocratie est

un élément de sécurité pour le monde » dans la mesure où elle est elle-même

conditionnée par des facteurs internes et externes. Il ne conçoit pas que la

démocratie soit susceptible de maîtriser l’anarchie des relations internationales,

car « les États les plus puissants auront toujours la tentation d’utiliser leur surplus

de puissance » et les États les plus faibles résisteront légitimement aux règles qui

leur sont défavorables 242. Il y voit la preuve aveuglante dans la guerre faite par

les États-Unis à l’Irak, « un Irak si faible », alors « qu’il est possible de contrôler

237 Kenneth Waltz, « Structural Realism after the Cold War », International Security, 25-1,Summer 2000, p. 5-41. Et par Harry Kreisler, Conversation with Kenneth N. Waltz du10.02.03, http://globetotter.berkeley.edu/people3/Waltz/waltz-con5.html.

238 Ibid., Interview : « A Unipolar World ».239 Christopher Layne, « Kant or Cant : the myth of the democratic peace », International

Security, 19 février, 1994, p. 5-49.240 Ibid., International Security.241 Interview, op. cit.242 International Security, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 131

un faible potentiel de matériaux nucléaires et un faible nombre de têtes nucléaires,

comme un petit nombre d’engins lanceurs… » 243.

Quant à ce que nous désignons comme la globalisation, il ne fait pas de doute,

soutient Waltz, qu’elle est perçue par les autres comme une américanisation 244.

Ils n’ont pas tort parce que nous vivons dans un monde unipolaire, situation

inédite depuis la Rome antique, livré à des pratiques économiques plus proches du

mercantilisme que du libre-échange classique comme Paul Krugman l’a

démontré. Ce qui est lourd de conséquences. Dès lors, en ce qui concerne la thèse

néoinstitutionnalisme, qui prétend voir dans le développement des organisations

les conditions de mise en œuvre d’une gouvernance globale indépendante des

États, Waltz n’y croit pas du tout. Sans aucun contrepoids, les États-Unis

continueront de les instrumentaliser comme ils le font avec l’OTAN, présentée par

un document officiel du Pentagone comme « l’instrument qui véhicule la

puissance américaine et sa [131] conception de la sécurité pour l’Europe » 245. La

pérennisation et l’élargissement à l’Europe de l’Est de l’Alliance ne doivent rien à

l’autonomie supposée de l’organisation et à sa nouvelle fonction supranationale,

auxquelles veulent croire les libéraux, mais au contraire à la revalorisation

géostratégique de cet instrument essentiel de la puissance américaine (cf. notre

commentaire sur l’actualité de Mackinder, tome I). La prééminence des États-

Unis dans tous les domaines ne cessera que quand une autre puissance viendra les

contrebalancer, la Chine certainement, mais pas avant vingt ans ou plus conclu

Waltz.

L’apport théorique de Waltz vient d’être récemment réévalué par deux

politologues qui voient dans la Tip le point de départ d’une possible reformulation

de la théorie du système international, suite à un rapprochement avec le

paradigme constructiviste une fois que certaines ambiguïtés ou incompréhensions

auront été levées 246. À partir d’une lecture parsonienne de son ouvrage

fondamental, Goddard et Nexon mettent en avant des éléments qui rendent, selon

eux, une convergence envisageable. La première chose est que l’on peut

comprendre la Tip comme une théorie sociale du système international qui

interroge l’ordre mondial. La raison principale est que, malgré ce qui a été écrit

plus haut et en dépit de certaines formules de Waltz lui-même, la séparation qu’il

243 Interview, op. cit.244 Ibid.245 International Security, op. cit.246 Stacie E. Goddard & Daniel H. Nexon, « Paradigm Lost ? Reassessing Theory of

International Politics », European Journal of International Relations, 2005, Vol 11 (1), p. 9-61.

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fait entre la structure et les acteurs est purement analytique, afin de rendre son

modèle cohérent et opérationnel, et jamais ontologique. Goddard et Nexon en

déduisent donc que les principes sur lesquels a été la construite la Tip

n’interdisent ni de penser que les États émettent des attentes quant à l’organisation

ou à la réorganisation du système, ni d’envisager l’hypothèse de la co-constitution

des agents et des structures. Une approche fonctionnaliste structurale de Waltz

leur permet d’assouplir sa conception de la structure (car chez Parsons elle ne

saurait être irréductible et ne peut s’analyser qu’en termes de formes

suffisamment stables), et d’affirmer que l’ordre mondial n’est pas fixé à l’avance,

mais est bien une propriété émergente du système. Ils veulent voir chez lui une

théorie implicite du changement international, même si, pour le pire ou le

meilleur, la problématique de l’anarchie procure et entretient la spécificité [132]

des études de relations internationales. C’est que pour Waltz comme pour

Parsons, soutiennent-ils, si la théorie des systèmes est non seulement nécessaire

pour les expliquer, elle reste ouverte à toutes les évolutions puisque pour lui, ce

que n’ont pas vu les constructivistes, la structure du système est une affaire de

positions et de relations d’acteurs. Une conception qu’il a empruntée à S.F. Nadel,

l’un des premiers théoriciens des réseaux sociaux aux États-Unis 247. Or si la

structure est ce qu’elle est, anarchique, c’est bien parce que les États la veulent

ainsi et qu’elle satisfait les ethnocentrismes des acteurs. Repre­nant une remarque

de Charles Tilly, Goddard et Nexon observent que pour qu’il en soit autrement et

que les acteurs se comportent en fonction d’une identité commune et impérative,

comme y aspirent les constructivistes, il faudra beaucoup de « lavages de

cerveaux » 248. D’ailleurs, poursuivent les deux politologues, ceux-ci n’ont jamais

démontré la contingence historique du mécanisme de l’équilibre des puissances,

en rapport avec la plus ou moins grande anarchie du système. Dans leurs analyses

comparatives des systèmes internationaux, ils ont fait apparaître des variations

entre les buts, les valeurs et les stratégies des acteurs, mais ils n’ont jamais été en

mesure de prouver que, désormais, ces systèmes s’organisaient « en fonction des

autres » et non plus du self-help, et qu’ils n’étaient plus assujettis au mécanisme

de l’équilibre des puissances. Inversement, constatent-ils, bien que la Tip exclue

ouvertement et complètement à tort la culture de l’analyse du système, ce qui est

contraire à ce qu’enseigne la théorie structuro-fonctionnaliste, Waltz lui-même

suggère que ce sont les différences de culture que l’on rencontre parmi les unités

composantes qui peuvent expliquer les différences entre les dynamiques qui

247 Siegfried F. Nadel, The Theory of Social Structure, Glencoe, Free Press, 1957.248 Goddard & Nexon, op. cit., p. 37, qui citent Charles Tilly « International Communities,

Secure or Otherwise », in Emmanuel Adler & Michael Barnett (édit.), SecurityCommunities, Cambridge, Cambridge University Press, p. 400-401.

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déterminent l’état de l’anarchie. Dès lors, pensent Goddard et Nexon, si l’on

n’exclut pas la culture du système, comme l’entend le fonctionnalisme structural,

et que l’on ne pose pas que la culture internationale définit à elle seule l’anarchie,

mais que plus modestement son interaction avec le système renforce ou réduit sa

structure anarchique, cela sous certaines autres conditions que nous examinerons

plus loin, une synthèse paradigmatique devient plausible.

[133]

D. Robert Gilpin et la question du changement

Retour au sommaire

Bien avant qu’une telle initiative puisse être engagée, Robert Gilpin a publié,

deux années après la Tip de Kenneth Waltz qui devait servir de manifeste à

l’école néoréaliste, War and Change in International Politics 249. Il s’attacha dans

ce livre à donner les raisons de la distribution inégale des capacités de puissance,

restées inexpliquées chez Waltz, comme à découvrir les conditions du

changement systémique. Le système international de Gilpin continue d’être une

lutte pour la prospérité et la puissance entre des États indépendants dans une

situation d’anarchie. Une première nuance avec Waltz réside dans la conception

de l’État. Abstraite chez celui-ci, qui le voit comme une entité capable d’avoir des

objectifs et des intérêts, elle l’est beaucoup moins chez Gilpin qui reconnaît que

l’État, en tant que tel, n’a pas d’intérêts, qu’il doit être « conçu comme une

coalition dont les objectifs et les intérêts résultent des pouvoirs et des compromis

entre différentes coalitions relevant de la société et de l’élite politique » 250. Une

seconde nuance très importante, à laquelle se rallient Goddard et Nexon, est que

la structure du système international, loin d’être un tout autonome et absolu qui

commande à la constitution des parties agissantes, est une propriété émergente de

l’action conjointe des États qui sont premiers. Pour ces deux raisons, Gilpin tente

d’établir une théorie qui soit une approche systémique en rapport avec le passé,

dont il retient les événements pour mieux prédire l’avenir. Il a conscience que

toute théorie a ses limites, qu’elle reflète l’ethnocentricité de son auteur,

l’idéologie ou le paradigme qui l’inspire. Il admet qu’elle puisse s’avérer statique

dans la mesure où elle a du mal à intégrer des changements souvent rapides et

qu’elle puisse être mise en échec par l’événement, dont on sait que les historiens

249 Robert Gilpin, War and Change in International Politics, Cambridge, Cornell UniversityPress, 1981.

250 Robert Gilpin, ibid., p. 16.

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le tiennent toujours pour unique. Malgré ces obstacles, Gilpin construit son

raisonnement théorique à partir du comportement des États, considérant que la

propension au conflit militaire cède la place à la coopération en raison « du

triomphe des intérêts économiques sur le pouvoir traditionnel et les objectifs de

sécurité des États » 251. L’importance qu’il accorde au lien entre les données

politiques et les données économiques dans les relations internationales en fera un

des promoteurs l’Économie politique internationale 252.

[134]

Le système international et ses configurations

L’expression « système international » apparaît à Robert Gilpin quelque peu

ambiguë, bien qu’il énonce, dès le début de son ouvrage, que de la même façon

qu’il se forme un système social et politique entre des hommes mis en relations, il

en existe un au plan international 253. Il recouvre un ensemble de phénomènes de

voisinage depuis les contacts sporadiques entre les États des temps anciens

jusqu’aux relations étroitement établies du dix-neuvième siècle en Europe. Et

jusqu’à l’ère moderne il n’y eut pas un seul et même système international, mais

plusieurs systèmes internationaux n’entretenant entre eux que de faibles contacts

ou même pas du tout. Néanmoins, dans tous les cas, il semble concevable à Gilpin

d’utiliser la notion de système international à partir de cette définition des

économistes Robert Mundell et Alexander Swoboda : « un système est une

agrégation de différentes entités unies par une interaction régulière prenant la

forme d’un contrôle » 254. La formule comporte, on le voit, trois éléments

fondamentaux que le politologue américain interprète de la façon qui suit.

1) Les différentes entités : il s’agit avant tout des États, acteurs principaux

bien que d’autres acteurs, transnationaux ou internationaux, puissent jouer un rôle

important dans certaines circonstances. La nature de l’État lui-même change avec

le temps et le caractère du système international reste largement déterminé par le

type d’État-acteur : cité-État, empire, État-nation, etc. Une tâche essentielle de la

251 Ibid., p. 19.252 Nous examinerons l’apport de Robert Gilpin à cette sous-discipline des R. I. dans le

tome III.253 Ibid., p. 9.254 Ibid., p. 26.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 135

théorie est de rechercher parmi les facteurs qui influencent la nature de l’acteur,

ceux qui sont les plus pertinents à une époque historique donnée.

2) L’interaction régulière : elle varie en intensité, et prend des formes diverses

(guerres, mais aussi échanges économiques et culturels). Dans le monde

contemporain, les interactions entre les États se sont développées en raison

principalement de l’explosion des transports et des communications. Il n’en reste

pas moins que « le système international continue d’être une lutte récurrente pour

la richesse et la puissance entre des acteurs indépendants dans une situation

d’anarchie » 255.

[135]

3) La forme de contrôle : c’est l’élément le plus discutable si on l’entend

comme un contrôle sur le système. Car la vue qui prévaut parmi les spécialistes

des relations internationales est justement le contraire : l’absence de contrôle est

l’essence même de ces dernières. L’anarchie en est la structure centrale. Gilpin

s’en explique : « quand nous parlons d’un contrôle sur le système international,

les termes doivent être compris comme un “contrôle relatif”, comme “une

recherche de contrôle”. Aucun État n’a jamais complètement contrôlé un système

international… Le degré de contrôle diffère évidemment aussi en fonction des

différents aspects de la vie internationale et en fonction du temps » 256. Rappelant

cette phrase d’Aron d’après qui « la structure du système international est toujours

oligopolistique. Dans chaque période les principaux acteurs ont déterminé le

système plus qu’ils n’ont été déterminés par lui », Gilpin reconnaît dans l’histoire

trois formes de contrôle ou trois types de structure qui ont caractérisé le système

international 257. 1) La structure hégémonique ou impériale : un seul État puissant

contrôle ou domine les autres acteurs du système. Cette structure a largement

marqué les relations internationales jusqu’à l’époque moderne. On remarque dans

tous les systèmes une propension à aller dans la direction de l’empire universel. 2)

La structure bipolaire qui partage le système en deux grandes sphères d’influence.

Sa tendance est à l’instabilité, malgré des exceptions notoires, sa durée est assez

brève. 3) La balance of power dans laquelle trois ou plusieurs États s’auto-

contrôlent grâce à leurs manœuvres diplomatiques, leurs alliances et parfois leurs

conflits ouverts. C’est l’époque classique européenne.

Deux déterminants vont, selon Gilpin, commander à la mise en place de l’une

ou l’autre de ces trois configurations. 1) La distribution de la puissance entre les

255 Ibid., p. 7.256 Ibid., p. 28.257 Ibid., p. 29.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 136

États. Les États dominants ou les empires, dans chaque système international,

organisent et maintiennent les différents réseaux qui structurent leurs sphères

d’influence. Grands États ou superpuissances comme on les appelle aujourd’hui

dictent les règles de fonctionnement. 2) Le prestige qui, en relations

internationales, joue le même rôle que l’autorité dans les affaires domestiques.

Comme elle, il est étroitement lié avec la puissance, tout en étant distinct. Gilpin

pense [136] justifié de le définir à la manière de Ralf Darhendorf : l’autorité ou le

prestige est « la probabilité qu’un ordre avec un contenu spécifique sera suivi par

un groupe donné de personnes » sans le recours à toute coercition 258. Le prestige

explique que les États les moins puissants du système international acceptent le

leadership des plus grands en partie parce qu’ils reconnaissent la légitimité et

l’utilité de l’ordre qu’ils gèrent. C’est particulièrement vrai quand les grandes

puissances garantissent des biens communs comme la sécurité, la prospérité, et

quand elles diffusent, c’est surtout vrai pour un empire, une idéologie, ou une

religion, qui justifie sa domination. En fait, plusieurs facteurs, incluant le respect

et l’intérêt commun, contribuent au prestige, mais en dernière analyse, il dépend

principalement de la puissance militaire et économique.

Les types de changement de système

Gilpin adopte une vision holiste ou systémique, mais qui est équilibrée par la

prise en compte de la stratégie des acteurs (individualisme méthodologique) qui

auraient un intérêt au changement. Cet intérêt est déterminé par le rapport

utilité/désutilité ou coûts/avantages. Un État tentera de changer le système si les

gains qu’il peut en retirer sont supérieurs aux investissements engagés ou aux

risques à courir. Le calcul est fait en termes de bénéfices et de coûts marginaux.

Se référant notamment aux travaux d’Arthur Burns (cf. Powers and Their

Politics) et de Richard Rosecrance (Action and Reaction in World Politics),

Gilpin remarque que de nombreux changements ont ainsi marqué l’histoire de

l’Europe, en particulier entre la révolution française et l’unification de

l’Allemagne 259. Il cherche à en dresser une typologie, et il distingue ainsi trois

cas majeurs.

1) Le premier et le plus fondamental est le changement de système. C’est la

situation où la nature des acteurs, en tout cas les principaux, qui composent le

258 Ibid., p. 30.259 Ibid., p. 41.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 137

système change. On a des exemples historiques : quand les cités grecques

s’effacent devant l’empire macédonien, quand les États-nation supplantent

l’empire médiéval… Aujourd’hui, la question se pose avec la prolifération des

acteurs transnationaux et le dépassement fonctionnel d’un certain nombre d’États.

Certains auteurs, dont ne fait pas [137] partie Gilpin, considèrent que le monde

connaît un changement de ce type.

2) Le changement dans le système est en fait un changement de configuration.

Il consiste en une modification dans la distribution de la puissance et dans la

hiérarchie du prestige. En même temps, les règles évoluent. Ce changement

intervient quand les États ou les empires qui dominaient un système international

particulier déclinent et que d’autres s’élèvent et contestent leur position afin de les

supplanter. C’est la situation qui a caractérisé le monde après chacune des deux

guerres mondiales, et particulièrement la seconde. Le déclin a aussi bien des

causes internes que des causes externes. Parmi les premières, il énumère : 1) la

baisse de la compétitivité économique et militaire ; 2) l’affaiblissement

démographique, productif, et de l’innovation ; 3) l’augmentation des coûts des

services non rentables ; 4) la corruption qui est un fort indicateur de déclin. Au

plan extérieur, la question se résume à disposer de suffisamment de ressources

pour conserver son avance.

3) Le changement d’interaction signifie, selon Robert Gilpin, des

modifications dans les rapports politiques, économiques ou autres entre les

acteurs. Ce changement ne concerne pas la hiérarchie de la puissance et du

prestige, mais les règles et les droits qui commandent le fonctionnement du

système international. Souvent, il résulte cependant de la stratégie d’acteurs qui

réalisent des efforts pour un changement plus profond. Gilpin donne comme

exemple, qu’il emprunte à Rosecrance, le changement de style diplomatique, plus

en souplesse, en Europe à partir de 1740 (guerre de Sept Ans). Plus près de nous,

la phase dite de « détente » au cœur de la guerre froide en est un autre.

Ces trois sortes de changement s’effectuent dans des contextes variables,

souvent à la suite d’un conflit ou d’une révolution. Mais la transformation peut

être progressive.

Changement et cycles historiques

La question centrale chez Gilpin consiste à déterminer les conditions

d’apparition des nouvelles grandes puissances d’un ordre ancien à un ordre

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 138

nouveau. Pour ce faire, il s’appuie sur la théorie des cycles de G. Modelski, et

discerne ainsi trois âges successifs dans l’histoire des relations internationales.

[138]

1) Le cycle des empires. Durant le millénaire de l’ère prémoderne, malgré la

féodalité, malgré le rôle important de certaines cités, l’histoire des relations

internationales est assez largement celle d’une succession d’empires. Ce cycle

impérial a pour caractéristique la tentative récurrente d’une puissance d’unifier le

système politique sous sa domination. Comme Paul Kennedy, Robert Gilpin

remarque que la cause principale du déclin de chaque empire est une trop forte

extension qui lui fait perdre l’avantage initial qu’il possédait en termes de surplus

économique et de supériorité militaire et technique.

2) Le cycle de l’État-nation. Trois raisons sont venues mettre un terme au

cycle des empires : le triomphe de l’État-nation en tant qu’acteur principal des

relations internationales ; l’avènement d’une croissance économique soutenue

basée sur la science et les techniques modernes ; l’émergence d’un marché

économique mondial. Ces tendances se renforçant mutuellement, le cycle impérial

céda la place au système de l’équilibre des puissances qui prit toute sa

signification en Europe. Au contrôle impérial se substitua le contrôle multilatéral

des États.

3) Le cycle des hégémonies. La puissance est, aux yeux de Gilpin, un agrégat

cumulatif dans lequel le facteur économique voit sa contribution augmenter

irrésistiblement. Dans le même temps, le coût d’une position dominante devient

de plus en plus lourd. Le politologue entend alors démontrer que l’intérêt de la

puissance hégémonique est de créer des institutions internationales par lesquelles

la force du plus fort se transforme en droit, ou pour le moins en un ordre

international qui transcende la puissance, en faisant partager, autant que faire ce

peut, les bénéfices par le plus grand nombre. Dans ces conditions, l’intérêt de

l’hêgemôn peut déboucher sur une stabilité internationale, sur une paix qui

satisfait ses partenaires autant que lui.

Le passage du cycle impérial au cycle de l’hégémonie et du marché

économique mondial est selon Gilpin le plus fondamental. Surtout qu’il a été

accompagné par la révolution technologique militaire des missiles nucléaires qui

est à l’origine de la dissuasion. Avec la prise de conscience de problèmes

planétaires qui s’ajoute au haut niveau d’interdépendance économique, on peut

donc être fondé à croire à l’émergence d’une société globale. [139] Malgré tout

cela, pense Gilpin, il faut rester prudent. La compétition entre les États, et les

sociétés, n’a pas été éliminée. Elle s’est même aggravée, et la perte d’autonomie

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associée aux coûts de l’interdépendance peut être mal vécue. Le nationalisme

économique n’est jamais loin de la surface. En résumé, Gilpin souligne la

persistance de la différence majeure entre le réalisme politique et les autres

théories contemporaines sur le système international, à savoir le rôle central de la

puissance étatique. Le réalisme ne croit pas que la situation d’anarchie puisse être

transcendée autrement que par un empire universel. Le progrès technologique

accroît les opportunités de bénéfices mutuels, mais il augmente aussi les moyens

de la lutte politique.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 140

4. Le réalisme structuralselon l’école anglaise

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Dans une optique assez proche, parce qu’ils tiennent toujours l’état du monde

pour anarchique et la question de la sécurité pour centrale, Barry Buzan, Charles

Jones et Richard Little s’écartent malgré tout du néoréalisme américain en raison

de l’importance qu’ils accordent aux faits d’interdépendance 260. Sans rompre

avec lui, puisqu’ils considèrent que la sécurité est le déterminant premier du

comportement des États, comme des individus, ils réfutent la rigidité de la

« structure profonde » waltzienne en expliquant que le réalisme structural « inclut

non seulement la reproduction, mais aussi la transformation des structures,

jusqu’à envisager la possibilité d’une fin de la primauté du système interétatique

sur les autres systèmes globaux » 261. La relation entre la structure et le système

des États n’est donc plus univoque. Pour les trois auteurs, il est important de

comprendre que la nature de l’anarchie dépend de la nature des unités

constituantes. Le réalisme structural de Buzan, Jones et Little accorde une grande

importance à la dialectique agent/structure, analysée à la lumière du contexte

historique, et de ce fait se démarque du néoréalisme. Comme lui, il reste

néanmoins marqué par l’économisme en ce sens que, pour se distancier justement

de l’emprise de la structure, les auteurs internalisent les représentations

spécifiquement libérales et marchandes des relations internationales. Ce sont ces

mêmes inflexions qui avaient [140] déjà permis à Barry Buzan d’avancer

l’hypothèse d’une anarchie mature, laquelle, d’une part, prépare la notion

d’anarchie kantienne des constructivistes, et d’autre part, lui permet de

reconceptualiser la sécurité 262.

260 Barry Buzan, Charles Jones and Richard Little, The Logic of Anarchy : Neorealism toStructural Realism, New York, Columbia University Press, 1993.

261 Ibid., p. 227.262 Barry Buzan, People, States and Fear : an Agenda for International Security Studies in the

Post-Cold War Era, New York, Harvester Wheatsheaf, 1983.

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A. La réunion de la structure et du système

Les auteurs de Logic of Anarchy (LoA) bâtissent leur réflexion autour de

quelques idées fortes qui se condensent dans l’interactionnel, le configurationnel,

et le contextuel, en affirmant que : 1) la logique de structuration du système

international est le produit de l’interaction entre la structure et les unités

englobées ; 2) l’environnement de l’acteur est multidimensionnel, puisqu’aussi

bien politique que militaire, économique ou sociétal ; 3) leur méthode synthétique

entretient un rapport important avec l’histoire, car celle-ci est nécessaire pour

comprendre les conséquences de la structure dans un contexte précis. Tout en

permettant, en retour, de mieux interpréter le passé. Ainsi, le réalisme structural

anglais se différencie du néoréalisme de Waltz en ce sens que la structure n’est

plus un invariant qui s’autoreproduit, mais mute en fonction du principe

d’organisation et de différenciation fonctionnelle des unités en présence. LoA

conteste donc le principe d’une modélisation ahistorique des relations

internationales qui ne laisse d’autre alternative qu’entre l’anarchie (soit l’absence

de tout gouvernement mondial) et la hiérarchie (l’existence d’une instance

centrale). Principalement, parce qu’elle voit dans le système des acteurs le

contrepoids de la structure et que celle-ci se transforme en fonction de leurs

attributs, qui évoluent et en fonction de leurs interactions 263. Ce qui veut dire

qu’en fonction de la nature des acteurs majoritaires ou dominants, la nature de

l’anarchie internationale peut changer. Buzan, Jones et Little conçoivent

différentes configurations possibles depuis le système international, anarchique et

caractérisé par la compétition et la volonté d’autonomie des acteurs, jusqu’à la

société internationale aussi anarchique, mais d’une anarchie mature parce que

fondée sur la coopération et l’interdépendance. Deux raisons à cela. D’abord,

comme le premier des trois l’avait déjà explicité, parce que les perceptions

mutuelles [141] des États peuvent changer et passer par différents degrés d’amitié,

d’inimitié et d’indifférence 264. C’est d’ailleurs ce qui autorise à entretenir

l’espoir d’un ordre international. Ensuite, LoA conçoit le système international

comme sectorisé en quatre niveaux d’analyse (politique, économique, sociétal et

stratégique) qui sont autant de points de vue particuliers du tout. Ceci explique,

d’une part, la divergence des analyses des observateurs qui, selon leur

263 Logic of Anarchy, Ibid., p. 48.264 Barry Buzan and Gowher Rivzi, South Asian Insecurity and the Great Powers, Londres,

Macmillan, 1986, Chap. 1 et 9.

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spécialisation, privilégieront un angle d’attaque, et, d’autre part, la variété et les

contradictions des comportements d’acteurs qui obéissent à des motivations très

différentes. On s’éloigne ainsi du stato-centrisme néoréaliste et on arrive aux

portes de la complexité qui implique, comme nous l’avons défendu, que l’on

approche le système mondial, plutôt qu’international, comme un complexe de

champs. Cette intuition est présente chez les trois auteurs de LoA quand ils

abordent la question de la puissance et qu’ils affirment qu’elle doit être

décomposée en capacités plurielles et ne plus être envisagée comme un bloc

uniformément opérationnel quels que soient les domaines considérés. En effet,

l’ubiquité de la puissance, le fait qu’elle structure chaque champ, n’empêche pas

l’immense hétérogénéité de sa distribution, de ses formes d’action, de ses

conditions d’exercice. Dès lors, la principale erreur de Waltz, selon Buzan, est

qu’il a essayé d’universaliser un cas spécifique, celui dans lequel les principaux

facteurs de la puissance sont tous répartis selon un même critère 265.

B. L’anarchie mature et l’ordre internationalselon Barry Buzan

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L’idée d’une « régulation de l’anarchie » développée par Buzan tire sa

possibilité de ce que, selon lui, l’anarchie signifie moins l’absence de

gouvernement mondial en soi, que le fait qu’elle reflète l’état des relations entre

les unités du système et que de celles-ci dépend le gouvernement du monde 266.

Un progrès est donc possible. Dans un premier temps, la situation d’anarchie

immature suppose des États faibles, compris dans un sens proche de celui de

Holsti, c’est-à-dire unifiés par la force et maintenus par leurs élites, et dont

chacun « ne reconnaît aucune autre légitimité souveraine [142] en dehors de la

sienne » 267. Ces États, en lutte permanente pour la domination, ne respectant

aucune norme ni aucune règle, leurs relations s’en trouvent effectivement

« dominées par la crainte, l’envie, la haine, et l’indifférence » 268. Cependant, la

consolidation des États, jusqu’à ce qu’ils deviennent des États forts, autrement dit

des États assurés de leur pérennité interne et dont la sécurité n’est plus envisagée

que par rapport à la menace extérieure, conjuguée à la reconnaissance de

265 The Logic of Anarchy, ibid., p. 64-65.266 Barry Buzan, People, States and Fear, op. cit., p 21.267 Ibid., p. 176.268 Ibid., p. 175.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 143

principes intangibles comme le droit des nations à l’autodétermination et

l’inviolabilité des frontières territoriales, sont deux phénomènes qui ont permis

l’émergence d’une anarchie mature. Une situation dans laquelle la souveraineté

mutuellement reconnue des États prend en compte les demandes légitimes des

autres États. Un ensemble de normes institutionnalisées fait que « les bénéfices de

la fragmentation étatique du monde peuvent être appréciés sans le coût de luttes

armées continuelles et de l’instabilité » 269.

Certes, certains principes, comme le non-recours à la force et la non-

ingérence, ne sont pas toujours respectés, et selon les régions du monde, le

passage d’une anarchie à l’autre s’avère plus ou moins lent et difficile, sachant

que « les forces porteuses d’ordres sont en compétition sans fin avec les capacités

de progression illimitées du chaos » 270. Néanmoins, une société des États s’est

progressivement constituée qui, en raison de l’intensification des échanges

internationaux, a vu diffuser une culture de non-violence liée au sentiment d’une

interdépendance de la sécurité entre les différents acteurs. De sorte que l’anarchie

du système international n’est plus, pour Buzan, l’essence du problème de la

sécurité, mais seulement le cadre dans lequel le problème doit être résolu. C’est

pourquoi, récemment encore, bien dans la tradition de l’école anglaise, il

s’interrogeait sur l’étendue et la force des normes et des institutions communes

qu’une société internationale peut tolérer, sans contredire le principe fondamental

de la souveraineté et de la non-intervention qui définit une société des États. Et

ceci sous la pression d’une dimension solidariste qu’il croit discerner au niveau

international 271.

Selon l’approche pluraliste, le principe de souveraineté et de non-intervention

restreint la société internationale à un minimum de règles de la coexistence.

L’approche solidariste, elle, considère que la société internationale peut

développer un assez grand éventail [143] de normes, règles et institutions,

recouvrant autant le problème de la coexistence des États que celui de la

coopération dans la poursuite d’intérêts partagés. Il s’agit pour Buzan d’analyser

si les droits de l’individu liés à l’idée de société mondiale, entre nécessairement

en conflit avec les prérogatives de l’État liées à la société internationale. Or,

Buzan s’oppose à une approche solidariste enracinant sa pensée dans les valeurs

cosmopolites, qui sont fondées sur la croyance que l’humanité est une et

269 Ibid., p. 176.270 Ibid., p. 180.271 Barry Buzan, « Rethinking the Solidarist-Pluralist Debate in English School Theory », in

Solidarity in Anarchy : Advancing the New English School Agenda, New Orleans,mars 2002, cf. notamment http://www.leeds.ac.uk/polis/englishschool/buzan02.doc.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 144

indivisible, et que le rôle de la diplomatie est de traduire cette solidarité latente

des intérêts en une réalité 272. Toutefois, selon Buzan, si la conception pluraliste

fonde son analyse sur la primauté de l’État au niveau international, cette approche

n’est pas fondamentalement contradictoire avec certaines conceptions d’une

société mondiale, et même, peut lui être nécessaire. En effet, le fait que le droit

international ne prenne en compte que les États ne signifie pas que les individus

soient exclus de tout droit au plan international, mais seulement qu’ils ne peuvent

exercer ces droits qu’à travers l’État. À cet égard, pour Buzan, le rôle de la société

internationale est de créer un agenda international organisant la coexistence et la

compétition, et éventuellement le traitement de problèmes collectifs liés à un

destin commun, comme celui du contrôle des armements, ou bien la protection de

l’environnement. Aussi, une vision plus souple de la souveraineté est possible, et

dont la compréhension n’est pas contradictoire avec certaines perspectives

solidaristes.

Pour cela, Buzan se fonde sur les trois niveaux de règles dégagées par Hedley

Bull, qui sont attachées à l’idée de société internationale. La première de ces

règles est l’exigence de principes constitutionnels et normatifs, soit le principe de

souveraineté pour une société d’États. La seconde règle est celle de la coexistence

grâce à laquelle peuvent émerger les conditions de comportement minimum à une

société (limitation de la violence, établissement du droit de propriété). En

troisième lieu, on trouve les règles de régulation de la coopération étatique, c’est-

à-dire, selon Buzan, le système des Nations unies, les régimes internationaux, et

les différentes institutions organisant les échanges. De surcroît, il observe qu’une

des questions centrales est de savoir quel doit être le fondement du droit

international, entre droit naturel et droit positif. À ce sujet, il fait remarquer que

Bull [144] s’oppose à Grotius et à son attachement au droit naturel comme

fondement de la société internationale, en réfutant l’idée que les individus

puissent être sujets du droit international. D’après lui, la société doit continuer à

se fonder sur le droit positif, car l’idée de Bull, est de restreindre, afin de la rendre

effective, l’idée de société internationale. Il est donc nécessaire de faire une

démarcation entre la société internationale et la société mondiale. Néanmoins, en

considérant le troisième type de règles, celles relatives à la régulation de la

coopération, il est clair d’après Buzan que l’adhésion au droit positif n’empêche

aucunement les États de développer un large panel de valeurs partagées, incluant

la prise en compte des droits de l’homme.

272 Andrew Linklater, The Transformation of International Community, Cambridge, PolityPress, 1998, p. 24.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 145

De même, selon Bull, la position solidariste et la tradition grotienne du droit

naturel « aboutissent à une logique extrême, car la doctrine des droits de l’homme

et de ses devoirs au sein du droit international est une subversion de la totalité du

principe selon lequel la condition humaine devrait être organisée par une société

d’États souverains » 273. C’est que, poursuivait le politologue, la promotion des

droits de l’homme sur une échelle mondiale, dans un contexte dans lequel il

n’existe pas de consensus sur ses significations, soulève un danger pour la

coexistence des États. En outre, selon Buzan, l’idée de société mondiale,

contrairement à l’espoir des solidaristes, est plus fragmentée et diverse, et en

conséquence plus profondément pluraliste, que la société internationale. En

revanche pour lui, chez qui l’influence de Waltz reste forte, les États, qui sont des

unités similaires, possèdent le potentiel nécessaire à une perspective solidariste.

Aussi, conclut-il, il faut fonder la dynamique solidariste sur la société des États,

c’est-à-dire sur le pluralisme, et non pas sur les principes du cosmopolitisme.

5. Le renouveau du paradigmede la paix kantienne

Retour au sommaire

L’optimisme de Buzan quant à l’évolution de l’anarchie internationale est

faible par rapport à tous ceux qui, à partir de la « détente » de la fin des années

soixante et des années soixante-dix et, a fortiori, depuis la chute du Mur, ont

voulu croire aux [145] chances de la pax democratica. Aux travaux pionniers la

concernant de Dean Babst 274, David Singer 275, Rudolf Rummel 276, se sont

273 H. Bull, op. cit., p. 152.274 Dean Babst, « Elective Governments. A Force for Peace », The Wisconsin Sociologist 3,

1964, p. 9-14.275 David J. Singer s’est principalement consacré à l’étude des causes des conflits. Sa première

publication date de 1958 : « Threat-Perception and the Armament – Tension Dilemma »,Journal of Conflict Resolution 2, p. 90-105. Si lui-même ne paraît pas se faire tropd’illusions sur la paix démocratique (cf. sa réflexion à l’origine du livre écrit par ErrolA. Henderson, voir note 240, préface p. IX), ses recherches ont initié les mesuresquantitatives sur lesquelles repose la crédibilité relative de cette paix.

276 Rudolf Rummel, « The Relationship Between National Attributes and Foreign ConflictBehavior », in David Singer (ed), Quantitative International Politics, 1968, New York,Free Press, p. 187-214, et Power Kills : Democracy as a Method of Nonviolence, 1997,New Brunswick, N.J., Transaction Publishers, pour ne citer que sa première publication etson dernier livre.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 146

ajoutées les mesures quantitatives de Bruce Russett 277, épaulé notamment par

John Oneal 278, ou de Bruce Bueno de Mesquita 279. Pour ne citer que les plus

réputés. Il y a aussi sur la problématique de la paix démocratique la réflexion

d’ordre philosophique, très remarquée, de Michael W. Doyle 280. Tous ces

auteurs croient sinon à la fin de la guerre entre les démocraties, tout au moins à

l’existence d’un lien fort entre un monde plus pacifique et l’augmentation du

nombre des États démocratiques. Non pas tant à cause de l’aspect démentiel de la

guerre moderne, mais parce que les systèmes démocratiques de gouvernement les

dissuadent ou les empêchent de déclencher le feu entre elles. La somme des

contributions multiples et variées vouées à cette thématique constitue ce que l’on

appelle quelques fois la « proposition de la paix démocratique (Dpp) ».

Cependant, son contenu inégal fait dire à Errol A. Henderson, qu’en dépit de la

prolifération des études, le témoignage en faveur de la paix démocratique repose

sur des statiques apparemment fortes, mais sur une faible théorisation 281. Il va

plus loin puisque dans son livre il met en cause la méthode de calcul de

chercheurs comme Oneal et Russett, et du même coup la corrélation qu’ils veulent

prouver entre la paix et la démocratie. Pour d’autres, énoncer que « les relations

entre les États démocratiques sont pacifiques parce qu’ils partagent la même

conception selon laquelle les démocraties sont pacifiques » n’est rien d’autre

qu’une tautologie 282. Correlation is not causation, insiste quant à elle Joanne

Gowa, pour qui la paix démocratique est aussi exceptionnelle que n’a été la guerre

froide 283. Enfin, dans un article qui cherche à faire la synthèse sur la question de

la paix démocratique, Sebastian Rosato entend démontrer que, d’une part, les

démocraties ne sont pas en mesure d’externaliser leurs normes internes quant à la

résolution des conflits et qu’elles ne se respectent pas entre elles quand leurs

277 Bruce Russett, Grasping the Democratic Peace, 1993, Princeton, Princeton UniversityPress ; « International Relations », in Kimberley Kempf-Leonard (édit.) Encyclopaedia ofSocial Measurement, 2004, San Diego, CA Academic Press.

278 Bruce Russett and John R. Oneal, « The Kantian Peace. The Pacific Benefits of Democracy,Interdependence and International Organizations », in World Politics 52, October 1999 ;Triangulating Peace, 2001, New York, W.W.Norton.

279 Bruce Bueno de Mesquita, The War Trap, 1981, New Haven, Yale University Press.280 Michael Doyle, Ways of War and Peace, op. cit., mais aussi « Kant, Liberal legacies, and

Foreign Affairs », in Philosophy and Public Affairs 12, partie i, vol. 3, p. 204-235, etpartie ii, Vvl. 4, p. 323-353.

281 Errol A. Henderson, Democracy and War. The End of an Illusion ? 2002, Londres, LynneRienner, chap.1.

282 Scott Gates, Knutsen Torbjorn, and Moses Jonathon, « emocracy and Peace : a MoreSkeptical View », Journal of Peace Research 33, February 1996, p. 1-11.

283 Joanne Gowa, Ballots and Bullets : The Elusive Democratic Peace, 1999, Princeton, N. J.Princeton University Press.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 147

intérêts se heurtent, et d’autre part, que si l’on peut constater des périodes de paix

durable entre les États démocratiques, il y a de bonnes raisons de penser que cela

est dû à d’autres causes que la nature démocratique de ces États 284.

[146]

A. Des données statistiques favorables,mais une faible théorisation de la paix démocratique

Retour au sommaire

Les analyses qu’il mène depuis une quarantaine d’années ont convaincu Bruce

Russett que la paix kantienne n’était plus une vision prophétique, mais une

possibilité qui se vérifiait de jour en jour, surtout depuis 1945. La conjonction de

trois éléments, à savoir la propagation de la démocratie, l’expansion du commerce

international et de l’interdépendance économique adjacente et la multiplication

des organisations internationales, correspondant, affirme-t-il, aux trois conditions

exigées par Kant, en 1795, dans ses termes à lui (la constitution républicaine des

États, le principe cosmopolitique et la loi internationale, cf. tome I), fait que le

risque de guerre entre les démocraties développées est devenu minime. Avec John

Oneal, ils ont étudié sur la période 1885-1992 les comportements réciproques de

près de 10 000 paires d’États, ou dyades. Leur méthode de corrélation entre les

facteurs d’explication et la paix, ils l’empruntent à Clive Granger qui stipule

qu’une variable X en entraîne systématiquement une autre Y, si les anciennes

valeurs de X ont servi à prédire Y de façon plus certaine que si l’on s’était

contenté d’extrapoler à partir des anciennes valeurs du seul Y 285. Sachant que la

considération de cent dyades sur un siècle leur avait fourni, en fonction des

critères retenus, 485 000 données fiables, il en ressort, d’après Jack S. Levy que

« l’absence de guerre entre démocraties est une des observations qui se

rapproche le plus d’une loi empirique en relations internationales » 286. En effet,

Oneal et Russett déduisent de leurs calculs que les démocraties, comparativement

aux régimes qui n’en sont pas, ont recouru à la guerre un nombre de fois inférieur

284 Sebastian Rosato, « The Flawed Logic of Democratic Peace Theory », Nov. 2003,American Political Science Review, vol. 97, n° 4, p. 585-602.

285 Clive W.J. Granger, « Investigating Causal Relations by Econometric Models and Cross-Spectral methods », 1969, Econometrica, n° 37, p. 424-438.

286 Jack S. Levy, « Domestic Politics and War », in Robert I. Rotberg and Theodore K. Rabb,The Origins and Prevention of Major Wars, 1988, Cambridge, Cambridge University Press,p. 88.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 148

de un à huit. Prenant en considération la nature du régime politique de chaque

État de la dyade, l’intensité de leur commerce bilatéral, le nombre des OIG

auxquelles chacun adhère, les alliances éventuelles de chaque État, la distance

géographique qui les sépare et le fait que l’un des deux puisse être une puissance

majeure, ils en concluent que la probabilité d’un conflit militaire est de 67 % si le

niveau de démocratie du moins démocratique des deux États est en dessous de la

moyenne de l’échantillon, mais le pourcentage tombe à 57 % si [147] les deux

États sont commercialement interdépendants et diminue encore de 24 % si les

deux États participent intensément à un grand nombre d’OIG 287. La réunion des

trois exigences d’essence kantienne réduit alors à 29 % le risque de conflit. Un

pourcentage dont l’incompressibilité serait imputable à la présence des États non

démocratiques. Quoi qu’il en soit, il interdit que l’on envisage une paix

universelle.

La paix démocratique est donc une « paix séparée », une paix entre dyades

démocratiques et non pas une paix monadique c’est-à-dire concernant tous les

acteurs. Michael Doyle en convient, lui qui admet que « les États libéraux ont

réellement établi une paix séparée, c’est-à-dire uniquement entre eux » 288. En

revanche, les démocraties sont susceptibles d’entrer en guerre avec des États

autoritaires ou totalitaires supposés avoir des politiques expansionnistes. À cette

réserve importante, Doyle ajoute que Kant ne reconnaissait pas comme légitime,

comme digne de son idée de la paix perpétuelle, ni la paix armée, ni la paix

hégémonique, ni même la paix d’indifférence 289. Or, sous cet angle de vue, la

période qui court de 1885 à 1992 pose problème. La dichotomie reconnue tient

d’après Doyle au fait que l’internationalisme libéral charrie, en même temps, deux

traditions, l’une pacifiste et l’autre impérialiste. La première est la tendance à un

comportement pacifique entre nations libérales. Ainsi, tout au long du dix-

neuvième siècle, après 1812, les États-Unis et le Royaume Uni ont fini par trouver

un modus vivendi. Les rivalités coloniales entre la France et l’Angleterre n’ont

jamais dégénéré en conflit ouvert. Certes, mais les concessions faites d’un côté

comme de l’autre, notamment celui de la France (pensons à Fachoda) ne

s’expliquent-elles pas avant tout par la montée du danger allemand ? Les États

libéraux sauraient-ils s’autorestreindre dans leurs aspirations extérieures du

moment qu’ils ont affaires à des semblables, ce qui aurait évité une compétition

par trop nocive pendant la guerre froide au sein de l’Alliance atlantique ? Rosato

287 Oneal et Russett, Triangulating Peace, Ibid.288 Michael Doyle, Ways of War and Peace : Realism, Liberalism and Socialism, op. cit., p

257.289 Ibid., p. 252.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 149

remarque pourtant que les interventions américaines pour déstabiliser des

démocraties alliées n’ont pas manqué pendant cette période (Guatemala, Guyana,

Iran, Brésil, Chili) 290. Il considère que le respect de la démocratie est donc très

souvent subordonné aux intérêts sécuritaires et économiques des États.

[148]

Pour Doyle qui, à la suite de Kant et de Schumpeter, attribue le pacifisme de

la démocratie à des causes qui sont d’abord d’ordre interne, il suffirait que le

nombre des démocraties augmente pour que la possibilité d’une paix globale soit

approchée. Étant entendu que la politique extérieure reflète les préférences de

l’électeur moyen. Or, d’après Kant, les citoyens et les groupes de citoyens ont des

objectifs et des intérêts différents qui s’équilibrent, tandis que l’individu dans sa

rationalité grandissante est capable d’apprécier les fins des autres, et de réaliser

qu’avec eux il supportera les coûts de la guerre éventuelle. Mieux encore selon

Schumpeter, l’homme a non seulement un comportement individualisé et

démocratisé, mais également homogénéisé et rationalisé en ce sens qu’il ne

poursuit que des intérêts matériels identiques que seuls le commerce pacifique et

l’État démocratique peuvent satisfaire. Quant à la seconde tendance de l’interna-

tionalisme libéral, celle qui le pousse parfois à la guerre avec les non-démocraties,

elle tient à ce réflexe caractéristique que David Hume qualifiait de « véhémence

imprudente » et qu’examine Doyle 291. Il est typique de ce qui se passe

aujourd’hui en Irak, mais il s’est vérifié lors des guerres menées par les États-Unis

contre le Mexique en 1846-48 et l’Espagne en 1898 et à l’occasion de toutes les

guerres coloniales. Il est alors dirigé contre des États non libéraux jugés faibles.

Soit qu’il s’agit de « libérer » des peuples, soit qu’il convient d’écarter un danger

potentiel comme ce fut le cas avec le Vietnam supposé faire « tomber » dans le

camp communiste tous les pays de l’Asie du Sud comme une suite de dominos.

La même véhémence a pu se manifester face à de véritables puissances quand, par

exemple, les États de la Triple Entente, et la France surtout, refusèrent toute

solution de compromis avec l’Allemagne impériale. Elle mit du coup un terme au

système bipolaire des deux coalitions qui avait pris le relais du système

bismarckien et qui, malgré tout, malgré les guerres balkaniques notamment,

soutint la paix, mais une paix armée certes, jusqu’en 1914.

Voilà qui ramène à la question du contexte historique des différentes périodes

qui se succèdent entre 1885 et 1992. Avant la première guerre mondiale, depuis la

fin du Concert européen, en 1870, le système international n’est plus vraiment

290 Rosato, op. cit., p. 590-591.291 Ibid., p. 265-277.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 150

multipolaire. [149] Il associe la bipolarisation continentale à l’hégémonie

britannique sur l’outre-mer. Pendant l’entre-deux-guerres, en raison de

l’isolationnisme américain qui éloigne la première puissance mondiale du champ

diplomatique, le Royaume Uni n’est sans doute plus, comme le pensent les

historiens et les théoriciens de la transition de la puissance, Organski et

Kugler 292, la puissance hégémonique en Europe, mais elle en est,

indiscutablement, l’arbitre. Quant à la paix séparée qui règne au lendemain de la

seconde guerre mondiale au sein de l’hémisphère occidental, elle s’incruste dans

l’hégémonie protectrice des États-Unis. Que devient alors le lien entre la

démocratie et la paix, si celle-ci est le résultat d’un arbitrage ou d’une

hégémonie ? Il tient dans le fait, défendent Douglas Lemke et William Reed, que

depuis la fin des guerres napoléoniennes, l’hêgemôn ou ce qui en tient lieu est lui-

même une démocratie 293. Le Royaume Uni et les États-Unis ont su partager avec

leurs alliés démocrates les bénéfices de la paix et ont contribué ainsi au

prolongement du statu quo. Et quand elles sont obligées de faire la guerre, les

démocraties se montrent, en outre, les plus efficaces, puisque, rappelle Doyle,

elles ont vaincu dans 81 % des guerres qu’elles ont entreprises contre 43 % pour

les autocraties 294. En somme, la proposition de paix démocratique pourrait se

résumer aux thèmes qui suivent. 1) Les démocraties tendent à l’emporter dans les

conflits qui les opposent aux non-démocraties. 2) Dans les guerres qu’elles

entreprennent, les démocraties ne supportent que des pertes plus faibles et des

combats plus courts que les non-démocraties 295. 3) Les démocraties cherchent de

façon systématique des solutions négociées aux différends qui les opposent entre

elles.

On peut donc penser que l’émergence d’un sous-système kantien d’États, au

sein duquel l’usage de la force est prohibé et illégitime, est en mesure d’influencer

l’évolution du monde et de faire école. Toutefois, les partisans de la paix

démocratique sont prudents et estiment qu’elle ne reflète qu’une tendance et reste

une probabilité. Les plus chauds d’entre eux se gardent d’en faire une loi

universelle de l’histoire ; ainsi Bruce Russett et James Lee Ray concèdent que « la

proposition de la paix démocratique ne dit pas que les démocraties ne se font

292 A.F.K. Organski, Jack Kugler, The War Ledger, Chicago, University of Chicago Press,1980.

293 Douglas Lemke, William Reed, « Regimes Types and Statu Quo Evaluations »,International Interactions 22, 1996, n° 2.

294 Doyle, op. cit.., p. 281.295 Scott D. Bennett, Allan C. Stam, « The Duration of Interstate Wars, 1816-1985 », American

Political Science Review, June 1996, vol. 90-2, p. 229-257.

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jamais la guerre entre elles » 296. L’ambiguïté qui demeure est que si

effectivement les [150] démocraties auront toujours plus de difficultés à entrer en

guerre que des États autoritaires, en raison des contraintes internes qui pèsent sur

les dirigeants quand il s’agit d’employer la force et en raison de leur propension à

rechercher la résolution pacifique des conflits, rien n’assure qu’elles ne se feront

jamais la guerre entre elles. C’est que la stabilité de la paix kantienne dépend

autant de l’interne que de l’externe, et par conséquent de la stabilité de la

république. Or, en fonction des événements une république peut devenir plus ou

moins libérale. Et Fareed Zakaria de considérer que des démocraties non libérales

(populistes) peuvent faire la guerre à d’autres démocraties 297.

B. Des calculs contestés et la relativisationdu concept de « paix démocratique »

Retour au sommaire

Malgré la faiblesse de son fondement théorique et les réserves qu’il suggère

chez ses propres partisans, le concept de la paix démocratique n’en n’est pas

moins devenu le leimotiv d’une majorité de gouvernements dans le monde,

particulièrement en Europe où l’expérience récente le conforte. Il forme de la

même façon la pierre angulaire de la stratégie d’expansion de la démocratie

(democratic enlargement), chère à l’ancien Président Clinton et continuée, avec

des moyens plus massifs et une résolution renforcée pour la raison que l’on sait,

par l’Administration Bush, parce qu’il est acquis pour ces dirigeants que l’élargis-

sement du cercle des démocraties est un gage de paix. L’avenir de la Bosnie, du

Kosovo, de l’Afghanistan et de l’Irak en attestera… ou pas. Mais sans attendre le

verdict de l’histoire, Errol Henderson s’est imposé d’examiner la validité des

travaux empiriques, jamais contestés jusqu’à ce que lui-même le fasse, sur les

résultats desquels repose l’essentiel de la crédibilité de la paix démocratique. Les

arguments qui sont les siens pour expliquer les fausses identités établies par

Oneal, Russett, Maoz ou Ray, recoupent souvent ceux avancés par Robert

296 Bruce Russett, James Lee Ray, « Why the Democratic Peace Proposition Lives  », Reviewof International Studies, 1995, vol. 21, p. 322.

297 Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », 1997, Foreign Affairs, November-December, p. 36.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 152

Jervis 298 ou Sebastian Rosato 299, pour mettre en garde contre certaines illusions

connotées idéologiquement.

298 Robert Jervis, « Theories of War in an Era of Leading-Power Peace », Presidential Address,American Political Science Association, 2001, American Political Science Review, March2002, vol. 96, n° 1.

299 Sebastian Rosato, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 153

[151]

En conduisant notamment une critique longue et serrée des modes de calcul

adoptés par Bruce Russett et Zeev Maoz, qu’ils présentèrent dans un article de

1993 dans l’American Political Science Review 300 et qui a fait leur notoriété,

Henderson conteste leur modèle Joinreg 301. Il souligne les aspects plus normatifs

que corrélatifs des ponts qu’ils établissent entre la démocratie et la paix, le

caractère approximatif de leur appréciation de la qualité démocratique des États

et, finalement, leur résignation à opter pour la théorie du « lien faible ». C’est-à-

dire le fait qu’il n’était pas besoin de retenir que l’effet de la démocratie sur le

conflit est discontinu… D’après lui, les conclusions des recherches menées, par

Russett et Oneal principalement, en faveur de la proposition de la paix

démocratique ne sont pas solides. Elles ne démontrent pas que l’adoption de la

démocratie réduit la probabilité de conflits entre paires d’États. Henderson

considère qu’en ayant dévoilé les faiblesses et l’inconsistance mathématique du

programme de Russett et d’Oneal (il prend plaisir à souligner l’arbitraire de

certaines équations et les contradictions de certains résultats), tenu pour le socle

de la Dpp, parce qu’étant la recherche la plus utilisée et la plus référencée, il a

ainsi réfuté la thèse de la paix démocratique 302. Mais il va plus loin et étend le

mode de calcul de Russett et Oneal pour élever la recherche au niveau monadique.

Il constate alors que si l’on s’en tient au cercle des démocraties occidentales,

effectivement celles-ci ont moins tendance que les autres États à s’impliquer sans

des guerres interétatiques, mais si l’on prend en compte d’autres démocraties

comme l’Inde ou Israël, c’est le contraire qui est vrai 303. Henderson fait

remarquer également que la Dpp ignore les guerres coloniales et les expéditions

punitives, qui concernent plus les démocraties occidentales que les autres

démocraties, ainsi que les guerres civiles. Au final, il juge que la notion de paix

démocratique, même séparée, n’est pas significative, et que le résultat de la

stratégie du democratic enlargement est d’accroître la probabilité de conflits plus

nombreux.

La grave mise en cause d’Henderson et les critiques ou les réserves émises par

Jervis, Gowa, Layne, Rosato et d’autres encore, ont ainsi conduit les tenants de la

paix démocratique à relativiser la portée de leur proposition sur la base de six

remarques ou objections.

300 Zeev Maoz, Bruce Russett, « Normative and Structural Causes of Democratic Peace, 1946-1986 », 1993, American Political Science Review, vol.87, septembre, p. 624-638.

301 Errol Henderson, Democracy and War, op. cit., chapitres 2 et 3.302 Ibid., p. 47.303 Ibid., p. 63.

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[152]

1) Aujourd’hui, les États démocratiques ne sont toujours pas à l’abri d’une

course à la sécurité et de guerres avec des États non démocratiques, deux facteurs

qui pourraient les entraîner dans un conflit avec les États-Unis. En effet, si les

faits statistiques montrent que les démocraties ne se sont pas affrontées

violemment depuis plus d’un siècle, elles connaissent des rivalités économiques

profondes que la structure déséquilibrée de la puissance, en faveur des États-Unis,

neutralise pour le moment. Cependant, d’une part, cette structure peut changer.

Elle n’est pas définitive. D’autre part, comme Fareed Zakaria l’a montré, en

s’appuyant sur l’exemple de l’Amérique au XIXe siècle, tout changement dans les

rapports de forces économiques entraîne que toute montée en puissance conduit à

l’interventionnisme 304. En effet, l’expansion économique d’un État accroît sa

zone d’influence sur des régions qu’il est amené à considérer comme stratégiques.

À ce jour, toutes les décisions dites multilatérales ont été prises parce qu’elles

étaient en conformité avec les intérêts de la puissance dominante, jamais encore

contre ceux des États-Unis. Dans l’avenir, l’émergence d’une ou de plusieurs

puissances démocratiques comparables pourrait accentuer les luttes d’influence,

sans qu’elles versent automatiquement dans la guerre. Mais les clivages

pourraient être suffisamment graves pour que les démocraties utilisent des

stratégies de déstabilisation indirectes, quittes à s’appuyer sur des États non

démocratiques, comme elles en ont été coutumières dans un passé encore récent

(crise de Suez).

2) Même si cela ne relève pas directement de la proposition de la paix

démocratique, des auteurs comme Edward Mansfield et Jack Snyder font

remarquer que les processus de démocratisation, qu’ils soient spontanés ou

encouragés de l’extérieur, sont fréquemment accompagnés de violences ou de

guerres 305. Les États en voie de démocratisation seraient d’autant plus enclins à

entrer en guerre qu’ils disposent d’une autorité encore faible et instable, que leurs

élites doivent recourir à des thématiques nationalistes ou populistes pour canaliser

l’opinion et parce qu’enfin le processus libère toutes les revendications

séparatistes possibles. L’expansion de la démocratie dans le monde ne saurait,

304 Fareed Zakaria, From Wealth to Power. The Unusual Origins of America’s World Role,1999, Princeton, N. J., Princeton University Press.

305 Edward D. Mansfield, Jack Snyder, « Democratization and the Danger of War »,International Security, Summer 1995, Vol 20-1, p. 5-38 ; Jack Snyder, Voting to Violence :Democratization and Nationalist Conflict, 2000, New York, Ed. W.W. Norton.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 155

dans ces conditions, aboutir à la paix qu’après un long temps de latence,

d’apprentissage.

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[153]

3) L’un des arguments essentiels de la paix démocratique est que les

démocraties appliquent leurs normes intérieures, faîtes de tolérance et de

compromis, à leurs rapports extérieurs avec les autres démocraties. Cependant,

fait remarquer Joanne Gowa, des exemples récents ont montré que les perceptions

mutuelles des démocraties peuvent rapidement changer et se dégrader 306. Et elle

fait principalement allusion aux contentieux entre les États-Unis et le Japon. Mais

on a vu également jusqu’où pouvaient aller ces changements de perception entre

Washington et les capitales, surtout la française, du très éphémère axe Paris-

Berlin-Moscou au sujet de l’Irak en 2003. Sans doute les conséquences auraient

été d’une grande dimension, autres que verbales et médiatiques, si les Européens

n’étaient pas tôt rentrés dans le rang.

4) Selon la définition retenue par l’université du Michigan dans ses études de

polémologie (Correlates of War), et reprise par la Dpp, un conflit est une guerre

quand il cause au moins un millier de morts violentes 307. L’inconvénient est que

ce seuil ignore les conflits de basse intensité et les « coups de main » non déclarés

menés autant contre les États démocratiques que contre ceux qui ne le sont pas.

Or, ces situations typiques de la stratégie indirecte conduite par les deux

superpuissances de la guerre froide, pourraient bien se reproduire si les États-Unis

étaient à nouveau confrontés à un compétiteur doté d’un potentiel comparable au

leur. Les pays tiers en feraient les frais.

5) Le nombre des démocraties a augmenté de façon exponentielle au cours du

vingtième siècle. Mais leur installation n’est pas toujours assurée. Dans soixante-

dix cas, au moins, le système démocratique a été renversé et ajourné 308. Samuel

Huntington faisait remarquer que la démocratisation n’était pas irréversible

puisqu’après les deux vagues historiques en sa faveur (1828-1926 et 1943-1962),

avaient succédé deux vagues de retournement (1922-1942 et 1958-1975) 309. Le

risque de renversement existe quand la culture et les normes de la démocratie sont

mal intégrées par la société civile, ou quand elles déclinent conséquemment à une

forte anomie sociale. Sur le long terme, aucune nation, aucun pays n’est

306 Joanne Gowa, Ballots and Bullets, op. cit, et « Democratic States and InternationalDisputes », International Organization, Summer 1995, vol. 49-3, p. 511-522.

307 John Lewis Gaddis, « The Long Peace : Elements of Stability in the Postwar InternationalSystem », International Security, Printemps 1986, vol. 10-4, p. 99-142.

308 Robert Dahl, On Democracy, 2000, New Haven, Yale University Press, p. 145.309 Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century,

1991, Norman & Londres, University of Oklahoma Press.

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complètement immunisé contre ce type de dérive et contre un retour éventuel à

l’autoritarisme.

[154]

6) Enfin, il est toujours très difficile d’extirper de la corrélation entre les

progrès de la démocratie et la pacification relative des relations internationales,

une causalité avérée. En effet, un argument comme celui de l’interdépendance,

par exemple, qui serait source de paix parce qu’elle multiplie les contacts et

engendre une compréhension mutuelle, est sujet à caution. C’est que, retient

Robert Jervis, l’interdépendance peut être autant un effet que la cause de la paix,

être le produit plus que le générateur de la coopération 310. Malgré tout ce que

Oneal et Russett ont essayé de prouver. Car lorsqu’ils entendent corréler le niveau

des échanges d’une année non pas avec l’absence de guerre dans l’année

considérée, mais dans l’année suivante, ils ne démontrent rien puisque le

commerce de l’année précédente peut être la conséquence de l’attente de bonnes

relations à venir. Il précise qu’il est difficile d’estimer les coûts qu’entraînerait la

rupture des flux d’échanges, en fonction de leur niveau, et plus encore de mesurer

l’impact politique que de tels coûts auraient. Tant cela fait entrer en jeu de

considérations. Un haut degré d’intégration commerciale ne garantit pas la paix

comme le prouve le déclenchement de la première guerre mondiale. En outre,

l’interdépendance elle-même peut être source de conflit quand l’un des

partenaires a conscience de gagner moins que l’autre ou qu’il a peur d’être

exploité par les autres, comme ont voulu le montrer Katherine Barbieri et Kenneth

Waltz 311. De même, l’idée que les démocraties externalisent leurs facultés

internes à négocier, à rechercher le compromis est trop dépendante du contexte

des puissances pour être généralisée. C’est particulièrement vrai de la période de

la guerre froide figée par les coalitions et l’équilibre de la terreur.

La discussion sur les bénéfices internationaux de la démocratisation n’est pas

prête de s’interrompre. Plus que son effet direct sur la paix, c’est la présence

d’une série de mécanismes de pacification du monde qui entretient les espoirs du

libéralisme international, en même temps qu’ils contribuent à son propre essor,

bien que de sérieux problèmes de sécurité continuent de se poser aux États.

310 Robert Jervis, « Theories of War in an Era of Leading-Power Peace », op. cit.311 Katherine Barbieri, « Economic Interdependence : A Path to Peace or a Source of Interstate

Conflict ? », 1996, Journal of Peace Research, February, vol. 33-1, p. 29-49 ; KennethWaltz, « Structural Realism After the Cold War », 2000, International Security, vol. 25-1,p. 5-41.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 158

[155]

6. Les discussions de l’après-guerre froide :sécurité et structure du système international

Retour au sommaire

Lors d’une rencontre organisée par l’université Duke, réunissant huit éminents

spécialistes américains des relations internationales 312, Glenn Snyder s’interro-

geait sur les conséquences de la fin de la guerre froide et sur la façon d’aborder la

question de la sécurité. Il donnait son avis en distinguant deux aspects. D’une

part, du point de vue spécifique aux États-Unis, il indiquait qu’ils auraient à

redéfinir leur rôle de superpuissance désormais unique, à repenser les critères de

leurs intérêts vitaux, à essayer de prévoir les changements dans la configuration

géopolitique du monde. D’autre part, il défendait que, compte tenu de la

globalisation des relations internationales, les études sur la sécurité, et cela vaut

pour tous les États, auront à investir de nouveaux champs comme ceux de

l’économie, de l’environnement et des migrations. Pourtant, bien que centrale

chez les réalistes classiques, les néoréalistes ou encore les réalistes structuraux,

les définitions de la sécurité restent imprécises et éparses. « En général, l’absence

de guerre, la poursuite des intérêts nationaux, la protection de valeurs

fondamentales, la capacité de survie, la résistance à l’agression, l’amélioration de

la qualité de vie, le ren­for­cement des États, leur affaiblissement, l’éloignement

des menaces, l’expression d’un discours, l’émancipation de l’être humain... sont

autant de variantes qu’il est possible de relever parmi les auteurs allant de Ken

Booth à Arnold Wolfers » remarque Charles-Philippe David dans son livre où il

essaie de faire le point sur la question 313. Avant d’arriver lui-même à considérer

que la sécurité peut finalement être comprise comme « l’absence de menaces

militaires et non militaires qui peuvent remettre en question les valeurs centrales

que veut promouvoir ou préserver une personne ou une communauté, et qui

entraînent un risque d’utilisation de la force » 314. Cette interprétation va au-delà

312 Triangle Institute for Security Studies, « Tiss Study of war Project Continues », Center forInternational Studies Newsletter, vol. XI, n° 1, Winter 1996, Duke University, Durham. Àla réunion ont participé : Bruce Bueno de Mesquita, Ole Holsti, Jack Levy, Bruce Russett,Thomas Schelling, Glenn Snyder, Anatol Rapoport, et Kenneth Waltz.

313 Charles-Philippe David, La Guerre et la Paix. Approches contemporaines de la sécurité etde la stratégie, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.

314 Ibid.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 159

de ce que les réalistes, tels Stephan Walt, conçoivent, sachant que pour celui-ci,

« les études sur la sécurité peuvent être définies comme l’étude de la menace, de

l’utilisation et du contrôle de la force militaire. Elles explorent les conditions qui

rendent l’usage de la force la plus probable, les manières dont cet usage affecte

les individus, les États, et les sociétés, ainsi que les politiques spécifiques que les

États adoptent pour préparer, prévenir [156] ou engager une guerre » 315. Un

débat a donc surgi entre une vision stricte, proprement militaire, de la sécurité, et

une vision élargie, aussi bien par rapport à son sujet (État ou individu) que par

rapport à sa nature ou à ses dimensions. Il a même pris une tournure ontologique

avec Michaël Dillon, qui rappelle après Hobbes et Heidegger que la sécurité a

directement trait à l’existence, à la mort, aux relations aux autres 316.

La nouvelle jungle de la mondialisation, avec tous ses désordres, ses réseaux

et ses mouvements incontrôlés, l’illustre à point nommé. Par effet de

compensation, elle génère le concept de « sécurité globale ». Le clivage principal

oppose maintenant les positivistes aux post-positivistes. Contrairement aux

premiers qui ont tendance à l’ignorer, les seconds insistent sur la dimension

subjective de la sécurité, et plus exactement de la menace qui motive son

organisation. Car selon eux, loin d’être toujours objective ou réelle (risque

imminent d’invasion, revendication territoriale déclarée, ou actes terroristes

déclenchés ou annoncés), la menace ne peut être fondée que sur des perceptions

en relation elles-mêmes avec l’identité de l’acteur qui pense sa sécurité. Pour

Peter J. Katzenstein, les études sur la politique de sécurité nationale doivent

privilégier deux axes : « le contexte institutionnel et culturel de la politique, d’une

part, et l’identité construite des États, des gouvernements, et des autres acteurs

politiques, d’autre part » 317. David Campbell, dans cet ordre d’idée, a voulu

montrer que la conception américaine de la sécurité, et partant de la politique

étrangère, était d’une subjectivité très différente du reste de la communauté des

nations 318. C’est que non menacée d’invasion, non militairement vulnérable, – au

moins jusqu’à 2001 – à l’abri des remous de l’anarchie réaliste, l’idée que

l’Amérique se fait de sa sécurité est codéterminée par l’image qu’elle a d’elle-

même et d’autrui au cours de l’histoire et par les aspirations ou les pulsions

315 Stephen Walt « The Renaissance of Security Studies », dans International Studies Quaterly,vol. 35, n° 2, 1991, p. 212.

316 Michael Dillon, Politics of Security : Towards a Political Philosophy of ContinentalThought, Londres, Routledge, 1996, p. 12.

317 Peter J. Katzenstein (édit.), The Culture of National Security. Norms and Identity in WorldPolitics, New York, Columbia University Press, 1996, p. 4.

318 David Campbell, Writing Security : United States Foreign Policy and the Politics ofIdentity, Manchester, Manchester University Press, 1992.

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sociales de son peuple. Il existe ainsi, d’après Jean-Jacques Roche et Charles-

Philippe David, pas moins de cinq approches de la sécurité directement liées aux

théories des relations internationales : réaliste, libérale, idéaliste, constructiviste et

critique 319. Tandis que les réalistes classiques jugent risqué pour la cohérence du

concept l’élargissement de son approche, ils évoluent vers une conception plus

défensive de la sécurité militaire. Ils prônent la prudence et partagent l’idée que la

maximisation de la puissance [157] est contre-productive. Le meilleur moyen

pour les États d’obtenir une sécurité relative serait qu’ils modèrent leur recherche

de la puissance militaire, afin qu’ils se menacent mutuellement le moins possible.

C’est ce que Stephan Walt appelle la balance of threat susceptible de remplacer

l’ancienne balance des forces. Les autres comme Barry Buzan, qui a précédé le

mouvement, estiment indispensable l’appréhension des dimensions non militaires,

à savoir économique, politique, sociétale et environnementale. Terroriste aussi,

cela va maintenant de soi, bien que l’on puisse l’inclure dans le politique. Elles

permettent de mieux comprendre les conflits contemporains.

Si la sécurité demeure donc une préoccupation centrale de la réflexion sur les

relations internationales depuis la fin de la guerre froide, l’autre sujet de

discussion inépuisable est celui de la structure du système international. Comme

nous allons le voir avec John Vasquez, la fin pacifique du système des deux blocs

à la fin des années quatre-vingts paraît avoir affaibli la position réaliste, surtout si

l’on fait une fixation sur le modèle de Waltz. Néanmoins, d’une part, le

paradigme réaliste est suffisamment souple et inspire assez d’approches nuancées

pour que l’implosion de l’URSS ne suffise pas à le révoquer, et d’autre part, la

théorie libérale, même finement réévaluée par Andrew Moravcsik 320, ne le

supplante pas du fait de l’incontournabilité de la puissance. Un phénomène dont

l’omniprésence vient récemment encore d’être débattue dans une célèbre revue

britannique de science politique 321.

319 Charles-Philippe David et Jean-Jacques Roche, Théories de la sécurité. Définitions,approches et concepts de la sécurité internationale, Paris, Montchrestien, Coll. « Clefs »,2002.

320 Andrew Moravcsik, « Taking Preferences Seriously : A Liberal Theory of InternationalPolitics », International Organization, vol. 51, n° 4, Autumn 1997, p. 513-553.

321 Millennium, Journal of International Studies, 2005, vol. 33, n° 3.

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A. Le sens de la sécurité : de la sécurité nationaleà la sécurité internationale

Retour au sommaire

De « ministère de la Guerre », l’institution ainsi couramment dénommée au

début du XIXe siècle dans divers pays est devenue « ministère de la Défense ».

Aujourd’hui, ce même terme ne désigne le plus souvent qu’une activité sectorielle

d’une démarche plus vaste, celle de la sécurité nationale. Ce concept a été lui-

même inventé pour signifier et comprendre le lien qui peut exister entre le

militaire et la politique étrangère. L’expression est apparue pour la première fois

aux États-Unis, à l’occasion de [158] la seconde guerre mondiale, puis elle a été

intégrée au discours officiel avec le vote du National Security Act de 1947, lequel

a mis en place le Conseil de Sécurité nationale et la CIA (Agence centrale de

Renseignement) chargés conjointement de satisfaire à la doctrine de la sécurité

totale 322. La démarche fit d’ailleurs largement école dans l’Amérique latine des

années soixante. Le remplacement du mot défense par celui de sécurité était une

façon de dépasser les limites matérielles et territoriales induites par le premier

terme et d’aller plus loin que l’horizon militaire à un moment où l’enjeu

idéologique devenait prédominant et où, pour certains États latino-américains, le

théâtre prioritaire d’opérations restait l’interne. En ce qui concerne les États-Unis,

si l’on en croit James Der Derian, la thématique de la sécurité nationale

transforma leur identité collective, parce que toujours protégés par leur insularité

géopolitique, ils trouvèrent dans cette formule le guide sémantique de leur

politique extérieure, à savoir celle d’une puissance interventionniste 323.

En tout cas, le concept de sécurité nationale semble avoir eu l’agrément du

réalisme, quand bien même celui-ci ignorait les dimensions non militaires du

sujet. Comme il méconnut l’objection de John Herz présentée en tant que

« dilemme de la sécurité », qui entendait démontrer qu’en régime de self-help, la

recherche du niveau le plus élevé possible de sécurité, aggravait l’insécurité en

incitant les autres puissances nucléaires à faire de même 324. Ensuite, avec la

322 Daniel Yergin, Shattered Peace : The Origins of the Cold War and the National SecurityState, Londres, Pelican, 1977.

323 James Der Derian, « The value of security : Hobbes, Marx, Nietzsche, and Baudrillard », inDavid Campbell and Michael Dillon (édit.), The Political Subject of Violence, Manchester,Manchester United Press, 1993, p. 109.

324 John Herz, « Idealist Internationalism and the security dilemma », World Politics, 2,January 1950, p. 157-180.

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contestation néolibérale et la montée de l’interdépendance économique, avec les

crises pétrolières, se manifesta le besoin d’une approche multidisciplinaire de la

sécurité. Nye lui-même admet que si « la sécurité internationale n’est pas une

discipline, mais un problème », il convient de l’analyser sous tous ses aspects

économique, culturel, psychologique 325. C’est Barry Buzan qui développa

réellement l’idée d’une sécurité internationale et multi-disciplinaire en essayant

d’établir la dépendance mutuelle des deux niveaux, national et international, de la

sécurité. Dans ce but, à l’encontre des idéalistes qui proposent une transformation

radicale de l’ordre international, en réfutant le caractère immuable de l’anarchie

des réalistes, il emprunta aux deux traditions pour avancer une conception de la

sécurité fondée sur la réduction des vulnérabilités de chaque État et sur la

coopération. [159] Comme cela a été noté, il affirma la coexistence et l’entente

des États forts. Comme il défendit l’idée aussi que la sécurité des personnes

passait par eux. En ce sens, la meilleure démonstration proposée concerne ce qu’il

appelle les complexes de sécurité (security complexes), définis comme « un

groupe d’États dont la sécurité primaire consiste à se lier ensemble de façon

suffisamment serrée pour que leurs sécurités nationales ne puissent être

réalistement considérées comme à part les unes des autres » 326. Ce qui était,

selon lui, la situation de la communauté européenne. En effet, non seulement, ses

composantes ont longtemps vécu une menace commune, mais le souvenir de leur

propre conflictualité passée a engendré la conviction que la sécurité de chaque

partenaire ne pouvait être mieux garantie que par une concertation permanente et

que toute initiative intempestive de l’un serait pour lui-même contre-productive.

Le résultat d’une telle configuration est que le complexe régional de sécurité joue

presque le rôle d’un État dans le système international 327.

Impressionnés par l’évolution de l’Europe, Barry Buzan et quelques autres

(Ole Waever, Morten Kelstrup, Pierre Lemaître), réunis dans ce qui allait devenir

l’École de Copenhague, ont publié deux livres sur la sécurité dans le Vieux

Continent après la guerre froide, dans lesquels ils tentèrent de développer de

nouvelles conceptions de la sécurité. Dans le premier, ils conclurent que « les

préoccupations traditionnelles de sécurité militaire et idéologique en Europe

deviendraient beaucoup moins importantes dans le futur » 328. Le second continua

dans la même veine en expliquant que désormais le concept le plus efficace pour

325 Joseph S. Nye and Sean Lynn-Jones, « International security studies », InternationalSecurity, 12 avril, 1988, p. 6.

326 B. Buzan, People, States and Fear, op. cit., p. 106.327 B. Buzan, ibid., p. 371-372.328 B. Buzan, M. Kelstrup, P. Lemaître, E. Tromer, and O. Waever, The European Security

Order Recast, Londres, 1990.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 163

interpréter les problèmes de sécurité en Europe était celui de « sécurité

sociétale » 329. Les auteurs la définirent comme concernant « la capacité d’une

société à se pérenniser dans ses caractères essentiels sous des conditions

changeantes et en dépit de menaces actuelles ou possibles. Plus spécifiquement, il

s’agit de la conservation, dans des conditions acceptables pour le progrès, des

traditions de langage, de culture, de vie associative, de cultes religieux, de

l’identité nationale et des coutumes » 330. Autrement dit, la sécurité sociétale est

en cause quand l’identité est menacée, ce qui semblait bien être le cas en Europe

centrale quand cette notion fut pensée en tant que sécurité identitaire.

[160]

Cependant, cet élargissement considérable de la notion de sécurité et la

frénésie de sécurisation qui s’est emparée de nos sociétés ont amené Ole Waever

à se demander « qu’est ce qui fait qu’une chose devienne un problème de

sécurité ? » 331. Ce dernier donne cette réponse : « opérationnellement, cela se

comprend ainsi : en désignant une certaine évolution comme posant un problème

de sécurité, l’État réclame un droit spécial qui sera, en première instance, toujours

défini par lui-même et ses élites… Ceux qui détiennent le pouvoir peuvent

toujours essayer d’utiliser l’instrument de la sécurisation d’un objectif pour

prendre son contrôle » 332. Cela se défend, ajoute-t-il, quand il s’agit de lutter

contre le trafic de la drogue, mais cela pourrait engendrer des dérives en matière

de libertés civiles. D’ailleurs, l’école des Critical Security Studies (Simon Dalby,

Keith Krause, Michael C. Williams…) s’est engouffrée dans cette voie pour

mettre en cause le lien qui attache traditionnellement la sécurité à l’État et à sa

souveraineté. En particulier à l’heure de la mondialisation, qui entraînerait que la

sécurité des populations n’irait plus de pair avec celle des États ni avec leur

identité.

Néanmoins, dans le contexte de l’après guerre froide, la vision étatique de la

sécurité a elle-même glissé vers une vision humaine de la sécurité. Libéraux et

idéalistes s’accordent pour déclarer la fin d’un contexte stratégique dominé par les

préoccupations militaires et l’émergence d’une nouvelle ère orientée en fonction

des priorités et des besoins de la sécurité humaine. Ce processus, appelé à se

réaliser pleinement durant les prochaines décennies, s’explique, d’après

329 O. Weaver, B. Buzan, M. Kelsrup, and P. Lemaître, Identity, Migration and the NewSecurity Agenga in Europe, Londres, 1993.

330 Ibid., p. 23.331 Ole Weaver, « Securitization and Desecutirization », in R. Lipschutz, On Security, New

York, 1995, p. 54.332 Ibid., p. 54.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 164

l’approche libérale de Michael Klare 333 et de Seyom Brown 334, par la prise de

conscience selon laquelle les enjeux de sécurité sont globaux et communs et que,

pour cette raison, les États doivent composer pour les résoudre avec les acteurs de

la société civile (OIG et ONG entre autres). Le chacun pour soi n’est plus possible

alors que les menaces qui planent sur la sécurité individuelle et collective sont de

plus en plus transnationales. C’est de la survie de l’espèce humaine, non de l’État,

dont il s’agit, ce qui préoccupe ces chercheurs qui souhaitent formuler une

« politique sécuritaire mondiale ». Face à eux, les auteurs réalistes maintiennent

que la mondialisation et l’interdépendance qui la sous-tend ne sont nullement une

condition internationale [161] suffisante pour prévenir les conflits et les guerres.

« La mondialisation entraîne dans son sillage sa propre conflictualité », affirme

La Maisonneuve 335. De l’interdépendance naissent ainsi de nouvelles

concurrences et de nouvelles violences qui accordent aux rapports de puissance

(certes différents) encore toute leur importance. De nouvelles luttes d’influence

mettent ainsi en péril les structures étatiques et, ce faisant, contribuent à

fragmenter les sociétés, comme on l’a déjà analysé. Le réaliste « libéral » Stanley

Hoffmann redoute, lui, « un autre ennemi dans le monde d’aujourd’hui : non pas

la violence qui résulte de l’affrontement entre grandes puissances ou de

l’imposition de la puissance du fort sur le faible, mais la violence qui résulte du

chaos provenant du bas. Le monde aujourd’hui serait menacé par la “guerre civile

globale” » 336. Cette hypothèse est à raccorder au caractère trop « subjectif » de la

sécurité longtemps ignoré et mis en avant, comme on l’a écrit, par les post-

positivistes. La sécurité est alors tenue pour tributaire des conceptions politiques

et culturelles de l’acteur, et de la configuration du monde qui l’environne. Il n’y a

plus une définition conventionnelle de la notion, fondée sur des critères clairs

d’insécurité, mais une interprétation d’une situation donnée qui présuppose ou

recèlerait une menace existentielle d’essence multiple. Comme cela concerne plus

l’individu ou la société que l’État, il peut en résulter des mouvements plus ou

moins spontanés de préservation de l’identité, de la culture ou de l’emploi. Car

comme Dillon l’a souligné, le concept de sécurité suggère, d’une part, une

333 Michael Klare, « The Era of Multiplying Schisms : World Security in the Twenty-FirstCentury », in Klare & Chandrani (eds), World Security. Challenges for a New Century,New York, St Martin’s Press, 1998, p. 59-77.

334 Seyom Brown, « World Interests and the Changing Dimensions of Security », dans Klare &Chandrani, Ibid.

335 Éric de La Maisonneuve, Incitation à la réflexion stratégique, Paris, Économica, 1998,p. 25.

336 Ibid.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 165

capacité à se libérer d’un péril, mais, d’autre part, une intentionnalité et une

détermination à le circonscrire, à le limiter 337.

La sécurité militaire

Quelles furent les causes des grandes guerres à l’ère moderne ? Parmi elles,

quelles sont celles qui étaient prévisibles ou qui auraient pu être évitées ? Pour le

réaliste Stephen Van Evera, ces questions valent pour le futur 338, malgré la

présence de la dissuasion nucléaire qui incite à ne plus envisager que des

« guerres limitées » ou des « conflits de basse intensité » 339. Reprenant à son

compte les travaux de Thomas Schelling, celui-ci [162] conçoit cinq hypothèses

toujours d’actualité. 1) La guerre est plus probable quand des gouvernements

tombent dans un « faux optimisme » et qu’ils exagèrent leurs chances de vaincre.

2) La guerre est plus probable quand le camp le plus agressif a l’avantage sur

l’autre. 3) La guerre est plus probable quand les puissances relatives des États

fluctuent beaucoup et qu’apparaît pour l’une des parties une « fenêtre

d’opportunité ». 4) La guerre devient plus probable quand les ressources sont

cumulables, c’est-à-dire quand le contrôle d’une ressource rend capable un État de

protéger ou d’acquérir d’autres ressources. 5) La guerre est plus probable quand la

conquête est facile.

Ces hypothèses déterminent tout le sens donné à la notion de « menace ».

C’est en elles que réside encore toute la signification de la stratégie militaire,

même dans un contexte de mondialisation et d’interdépendance, pense Van Evera.

Les dimensions militaires restent constamment présentes, car elles comportent

toujours l’usage, potentiel ou réel, de la force, comme l’a démontré la guerre du

Golfe en 1991, celle (non déclarée) de l’OTAN contre la Serbie en 1999, ou celle

que les Anglo-américains ont lancée contre l’Irak sans l’accord de l’ONU,

puissance oblige. Elles se situent au cœur de la démarche de sécurité, car elles

font d’une ou de plusieurs menaces l’objet même de la légitimité et de la survie de

l’État : par exemple en ce qui a trait à ses frontières, à son rang, à sa puissance, à

ses intérêts géostratégiques et aux valeurs que souhaitent défendre ou promouvoir

337 Michaël Dillon, op. cit., p. 120.338 Stephen Van Evera Causes of War. Power and the Roots of Conflict, Ithaca et Londres,

Cornell University Press, 1999.339 Craig A. Snyder and J. Mohan Malik, « Developments in Modern Warfare », in Craig

A. Snyder (ed.) Contemporary Security and Strategy, Londres, Palgrave/Macmillan, 1999,p. 195-209.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 166

ses dirigeants sur la scène internationale. Quoiqu’apparemment stagnantes, les

menaces militaires subsistent toujours.

Quel est le rôle de la dissuasion nucléaire aujourd’hui, par rapport à elles ?

Les États qui en sont dotés et qui ne sont pas l’objet d’une menace directe ou

déclarée s’en tiennent à une dissuasion nucléaire « minimaliste », répond Andrew

Butfoy 340. C’est-à-dire qu’ils se contentent de moderniser leur force de frappe,

dans la limite des progrès technologiques accomplis. Les États nucléaires ou non

nucléaires qui se sentent les plus menacés et qui sont assez peu sensibles aux

discours sur l’interdépendance (Inde, Pakistan, Iran, Israël, Corée du Nord)

essaient de développer leur arsenal pour l’optimiser ou de le fabriquer. Car on

peut penser qu’il existe toujours deux « bonnes raisons » de [163] croire à l’utilité

de la force nucléaire : pour prévenir une attaque nucléaire ennemie et à la

condition que cela ne puisse se faire par d’autres moyens, pour éviter l’invasion

d’un territoire par une armée conventionnelle supérieure. Cette rationalité du

« plutôt sauf que désolé » entraîne néanmoins les États vers le maintien ou

l’acquisition d’une garde nucléaire minimale plutôt que vers un monde

dénucléarisé. Elle n’empêche pas non plus les guerres limitées, mais contribue en

partie à interdire l’escalade si l’on pense au conflit entre l’Inde et le Pakistan. Ces

guerres dénommées ainsi parce que « les belligérants, d’une manière ou d’une

autre, entendent restreindre le conflit à un territoire délimité, à un objectif

particulier ou à un usage plafonné de la force militaire » 341, n’en sont pas moins

meurtrières et longues quand elles opposent des puissances sensiblement égales

(Irak et Iran par exemple).

La sécurité politique

Les facteurs politiques sont depuis toujours des causes de vulnérabilité inter et

intra-étatique. La sécurité politique implique la survie et la stabilité

organisationnelle de l’État comme le soulignent Barry Buzan, Ole Weaver et Jaap

de Wilde 342. Les différends politiques sont effet un facteur élevé de conflit et les

forces armées ont offert l’une des solutions pour résoudre ces différends par la

voie des armes. Entre autres vulnérabilités qui affectent la sécurité politique,

340 Andrew Butfoy, « The Future of Nuclear Strategy », in Craig A. Snyder (ed), Ibid., p. 150-170.

341 Craig A. Snyder et J. Mohan Malik, op. cit., p. 195.342 Barry Buzan, Ole Waever et Jaap de Wilde, Security : A New Framework for Analysis,

Boulder, Lynne Rienner, 1998.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 167

notons les contestations internes de l’autorité de l’État par des groupes, des

classes, des guérillas et des mouvements marginalisés ou sécessionnistes qui

utilisent les nouveaux réseaux d’information et de communication pour faire

connaître leur cause. Le contrôle étanche sur l’information est très difficile. Les

chocs de l’interdépendance, notamment la diffusion de valeurs libérales, tels la

démocratie, le libre marché et les droits de la personne, contribuent, dans certains

cas, à l’affaiblissement ou à la transformation de certains États. Les influences

externes émanent des firmes multinationales, des milliers d’ONG et des

institutions internationales qui, pour le meilleur ou pour le pire, redéfinissent les

identités et les normes du comportement étatique. Cette double contestation est

visible dans l’évolution [164] du terrorisme qui est généralement défini comme

une violence préméditée, répondant à des motivations politiques, perpétrée contre

des non-combattants par des groupes clandestins, qui émane de l’intérieur ou de

l’extérieur de l’État. Le terrorisme constitue, à l’aube du XXIe siècle, un

phénomène qui inquiète davantage, car à la fois plus et moins politique Ainsi,

certains groupes terroristes promeuvent des objectifs classiques lorsqu’ils

souhaitent obtenir un changement politique précis (c’est le cas des terroristes

corses, kurdes ou tamouls par exemple). Quoique toujours redoutable cette forme

de terrorisme est bien connue et ne suscite pas de craintes démesurées. D’autres

actes terroristes sont devenus plus terrifiants et destructeurs parce que plus

aveugles et moins rationnels. La politique n’étant pas l’objectif, ce sont, dans

certains cas, l’existence et l’identité même de l’État qui sont visées.

La sécurité sociétale ou identitaire

Ce domaine de sécurité est l’un des plus novateurs. Il concerne la survie

identitaire des États à travers leur composition ethnique et culturelle, quand celle-

ci est tenue pour acquise et souhaitable, sinon pour intangible. La survie

identitaire fait alors référence au « nous » qui se reproduit et se distingue des

« autres ». Cette perspective de la sécurité sociétale est très pertinente pour

comprendre les nouveaux conflits intra-étatiques qui prolifèrent depuis la fin de la

guerre froide. Tout ce qui constitue une menace existentielle à la survie du

« nous », soit d’une ethnie, d’un clan, d’une nation ou d’une religion, devient une

question sécuritaire. Les facteurs de vulnérabilité sociale varient entre les États et

les régions 343. Deux aspects, en particulier, selon Buzan et ses collègues,

dominent la sécurité sociétale. 1) La concurrence entre acteurs pour

343 Ibid.p. 119-140.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 168

l’appropriation, la défense et la promotion de l’identité : lorsque l’État et la nation

ne correspondent pas, il existe un potentiel énorme de déstabilisation. Sécession,

irrédentisme, affrontements ethniques, exclusions religieuses ou des classes

défavorisées sont des enjeux de sécurité. Ils posent particulièrement problème

dans la mesure où ils redéfinissent les identités à l’intérieur et entre les États, avec

pour conséquence de causer des [165] tensions entre ceux-ci et leur société. 2) La

diffusion à l’extérieur des frontières étatiques des enjeux de sécurité sociétale

entraîne l’engagement d’une multitude d’acteurs (États, ONG, OIG) qui

contribuent à régionaliser et à internationaliser ces enjeux. Les déplacements

internes et les flux migratoires causés notamment par la violence intra-étatique et

l’implosion d’États reconfigurent parfois radicalement la distribution et la

géographie ethnique (ex-Yougoslavie, Afrique centrale, par exemple). Des

mouvements importants de population provoquent des problèmes politiques

graves et sont le résultat d’une grande insécurité tant individuelle que

communautaire. Les phénomènes ont pris une telle amplitude qu’ils ont donné

naissance, au sein de la communauté scientifique anglo-saxonne, à de nouvelles

revues comme Ethnic and Racial Studies et Ethnicity. Research in Race and

Ethnic Relations. Ils ont été en même temps à l’origine de théories sur la

désintégration sociale ou nationale (W. Connor, M.J. Esman, N. Glazer et

D.P. Moynihan, A.D. Smith) qui continuent d’être alimentées par l’explosion des

migrations internationales (cf. le débat aux États-Unis sur la politique

d’immigration).

La sécurité économique

Cet aspect est d’autant plus délicat à cerner qu’il est consubstantiel au marché,

et qu’il est a priori accepté par les États immergés dans l’économie mondiale. Par

essence, la libre concurrence reste incompatible avec la notion de sécurité

économique. Toutefois, celle-ci gagne en pertinence depuis que la mondialisation

d’un marché du travail caractérisé par des écarts de rémunération insondables

détruit les emplois et érode les niveaux de vie des classes moyennes et laborieuses

des pays développés. Certes, il s’agit toujours d’insécurité individuelle plutôt que

collective, ce qui rend plus difficile son appréhension et sa prise en compte

politique. Mais si le capitalisme devenu mondial ne pouvait réaliser des

promesses tenues en d’autres temps et à échelle réduite, en tant que producteur de

richesses le plus efficace, ou si celles-ci tardaient trop à venir, et que dans ces

conditions la sécurité sociale du plus grand nombre était menacée, l’enjeu

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 169

deviendrait national. Alors, les opinions publiques [166] pourraient obliger les

gouvernements à protéger les derniers acquis (emplois, conditions de travail,

niveaux de revenus…). C’est bien ce qui s’est produit en France en mai 2005.

Car, « dans un environnement dans lequel les menaces économiques atteignent le

plus haut niveau pour de nombreux citoyens, la fusion de la sécurité sociale et

nationale peut être électoralement persuasive », notait Barry Buzan.

C’est d’ailleurs à partir de ces mêmes prémisses que Pierre-Henri Taguieff a

expliqué la surprise du 21 avril 2002, soit la présence du candidat du Front

national au second tour de l’élection présidentielle française 344. Le sociologue

français observait, en effet, la conjonction de trois données fondamentales :

« l’effacement de l’homogénéité ethnique et culturelle des populations

nationales », sous l’action d’une immigration clandestine de plus en plus massive,

qui « rend hautement problématique le statut des citoyens d’un État-nation » ; le

rejet de la mondialisation par toute une catégorie de « sans espoirs », en

particulier dans les régions où s’étendent les friches industrielles ;

l’affaiblissement de l’État au nom d’une « Europe » qui n’apporte pas de solution

de substitution dans la mesure où la seule préoccupation de Bruxelles est perçue

comme la volonté de soumettre toutes les sociétés européennes aux seules règles

du marché mondial. Ces causes n’étant pas prêtes de disparaître, elles pourraient

même s’aggraver du fait du vieillissement de la population et de la montée du

chômage, il faut s’attendre à l’installation de tels comportements électoraux.

Les questions économiques font bien partie des préoccupations de sécurité de

l’après-guerre froide. En particulier, quand il s’agit de l’accès aux ressources

énergétiques, aux matières premières et au premier chef au pétrole. Le secrétaire

d’État de l’ancien président Clinton, Warren Christopher, déclarait que la

« sécurité économique » constituait le premier objectif de la politique étrangère

des États-Unis. Il n’est pas douteux qu’il soit également celui de l’équipe

actuellement au pouvoir à Washington, équipe au sein de laquelle siège un lobby

pétrolier qui entend bien obtenir le monopole énergétique mondial en prenant le

contrôle de tout le Moyen Orient.

[167]

La sécurité environnementale

344 Pierre-André Taguieff, « Sortir d’un antifascisme de parade », Le Figaro, 25 mai 2002.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 170

Toujours selon Barry Buzan, la sécurité environnementale concerne « la

préservation des conditions écologiques qui soutiennent le développement de

l’activité humaine » 345. La démarche de sécurité dans ce secteur est alors

associée à « la menace de perdre les conditions dont dépendent l’obtention ou le

maintien de la qualité de vie » 346, ce qui est assez vague, puisqu’elle ne peut se

fonder sur des certitudes quand aux conditions de vie à venir. La sécurité

environnementale étant intimement liée aux sciences de l’environnement,

desquelles découlent les jugements sur la nature exacte des « menaces »

écologiques, l’imprécision de ces sciences encore insuffisamment avancées laisse

aussi persister un doute quant aux mesures à prendre. Pourtant, tous les

observateurs constatent maintenant que la calotte glaciaire de l’océan Arctique et

la glacière montagnarde fondent. Le réchauffement de la planète n’est plus

contestable. S’il est seulement de 2 °C pour la température moyenne globale, ce

qui est le bas de la fourchette des possibles calculés par les chercheurs

internationaux, « il faut parler de choc, car pour les climatologues, non seulement

2 °C de plus de température moyenne du globe représente déjà un demi-degré de

plus que ce que notre espèce n’a jamais connu, à l’Holocène, mais encore

l’évolution surprend tout le monde par sa rapidité… » 347. Suite à ce « choc », il

est d’ores et déjà possible de présager des dérives écologico-politiques ou

écologico-économiques qui vont mettre en péril des populations entières, comme

la rupture des écosystèmes (climat, forêts, déserts, érosion des sols), le

dépouillement des ressources naturelles et énergétiques, et les pénuries

alimentaires. D’après Ted Homer-Dixon 348, il pourrait en résulter des

mouvements ou des fuites de centaines de milliers ou de millions de personnes,

comme des privations économiques et sociales telles, qu’elles entraîneraient des

crises de légitimité pour les États concernés qui ne parviendraient plus à gérer les

conséquences de la dégradation environnementale.

Des guerres provoquées par la dégradation de l’environnement naturel ne

seraient pas une première dans l’histoire de l’humanité (cf. tome I, la théorie

d’Ellsworth Huntington). Celles-ci nous [168] ramèneraient plusieurs siècles en

arrière. Aujourd’hui, beaucoup s’inquiètent de ce que l’accès et la maîtrise des

ressources en eau pourraient devenir un véritable enjeu de sécurité. Dès

aujourd’hui, certains États apparaissent vulnérables. Ainsi, plus d’une quarantaine

345 B. Buzan, People, States and Fear, op. cit., p. 19-20.346 B. Buzan, O. Waever, J. De Wilde, op. cit., p. 75-76.347 Dominique Dron, « Le défi climato-énergétique du territoire », dans Territoires 2030, Paris,

DATAR, décembre 2005, n° 2, p. 51-62.348 Thomas F. Homer-Dixon, Environment, Scarcity, and Violence, Princeton et Oxford,

Princeton University Press, 1999.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 171

de pays souffrent officiellement de pénuries d’eau, et la plupart d’entre eux, en

particulier au Moyen-Orient, dépendent d’approvisionnements qui proviennent de

l’extérieur de leurs frontières. Homer-Dixon prétend, par conséquent, que l’eau

sera la ressource renouvelable la plus susceptible de stimuler des guerres

interétatiques. L’augmentation de la consommation, d’un côté, la réduction

drastique des réserves en eau, de l’autre, ne peuvent évidemment qu’accroître les

risques de conflit dans les lieux les plus sensibles à ce problème : partage du Nil

entre une demi-douzaine de pays de l’Afrique du Nord-Est, répartition des eaux

du Jourdain entre Israël et Jordanie, construction de barrages par la Turquie sur

des fleuves qui s’écoulent vers ses voisins et qu’ils alimentent en eau (Tigre et

Euphrate). L’impact de l’environnement sur la sécurité occupera

vraisemblablement à l’avenir une place de plus en plus significative, compte tenu

de ce que « la dérive climatique en cours constitue une remise en cause

extrêmement rapide et puissante des conditions de vie de l’humanité et de toutes

les espèces vivantes » 349.

B. La structure du système international

Retour au sommaire

Parmi les nombreuses discussions qui ont suivi la fin de la guerre froide afin

d’en comprendre les ressorts, le bilan établi par John Vasquez, bien que l’on

puisse être en désaccord avec quelques-unes de ses conclusions à la lumière de ce

que Bull a écrit sur la question (la dissuasion nucléaire empêchait l’URSS de

trouver une « solution » dans la guerre proprement dite) aussi bien que celui

collectif conduit par Pierre Allan et Kjell Goldmann, ont l’intérêt de dépasser la

polémique entre néoréalistes et néolibéraux transnationalistes 350. Ils montrent

également que rien de définitif ne saurait être écrit sur le système international de

l’après guerre froide, surtout après le 11 septembre [169] 2001, et a fortiori s’il

n’était pas tenu compte du retour en force de la puissance. On ne peut qu’être

d’accord avec Allan pour constater une fois de plus qu’en relations

internationales, la théorie doit toujours compter avec la contingence et qu’elle se

heurte à la complexité du monde. Cependant, ce n’est pas une raison pour y

renoncer puisque, comme ce politologue imprégné de la tradition genevoise l’écrit

349 Dominique Dron, op. cit., p. 52.350 John Vasquez, The Power of Power Politics, op. cit. chapitre xiii, p. 317-368 ; Pierre Allan

and Kjell Goldmann (Eds), The End of The Cold War. Evaluating Theories of InternationalRelations, The Hague/Boston/London, Kluwer Law International, 1995.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 172

lui-même, les théories sont les moyens dont nous disposons pour organiser nos

représentations 351.

351 Pierre Allan, ibid., p. 239-241.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 173

La fin de la guerre froide et la critique du néoréalisme

Il est reproché au paradigme réaliste de n’avoir pas su ni prévoir ni expliquer

la fin de la guerre froide. Ce qui confirmerait son inaptitude, dénoncée par Ruggie

dès 1983, à concevoir le changement. À la condition toutefois, qu’a contrario,

l’on puisse réellement démontrer qu’on assiste à un changement « de système »

depuis 1990 et qu’il n’y a pas eu seulement un changement « dans le système »,

comme l’imaginait Gilpin. Avec une redistribution des cartes en faveur des États-

Unis et d’autres acteurs émergents, d’une part, et avec de nouvelles règles du jeu

plus fluides parce que débarrassées des préventions idéologiques, d’autre part. Il

apparaît d’ailleurs étonnant que parmi les nombreux analystes du système

international de la guerre froide que l’on peut lire, un seul est prêt à rendre justice

à Robert Gilpin et à reconnaître que la fin de la bipolarité est la marque d’un

changement intrasystémique et d’un changement d’interaction, mais pas d’un

changement de système 352. Car la question essentielle est de savoir si

l’effondrement de l’URSS a vraiment changé le monde. Sa configuration

géopolitique certainement. Son fondement, cela est beaucoup moins sûr. Or, si la

réponse devait être négative, ce serait moins la logique fondamentale du

paradigme réaliste ou néoréaliste, celle de la puissance qui serait en cause, comme

nombre de critiques s’empressent à vouloir l’inférer, que – mais cela varie en

fonction des auteurs – sa façon d’apprécier ou de négliger certains processus

d’interaction, de représentation ou de perception. Toutes choses qui amènent le

modèle waltzien en particulier à trop simplifier le réel, sans que [170] ses

contradicteurs soient mieux à même, cependant, d’en rendre compte. Il ne faut pas

tout confondre et mélanger tous les réalistes, rappelle élégamment Kjell

Goldmann 353, d’autant que la fin de la guerre froide ne corrobore aucun

paradigme spécifique.

Pour Vasquez et pour ceux dont il reprend la thèse (Janice Stein 354, Richard

Lebow et Thomas Risse-Kapen 355) la fin de la guerre froide s’explique par un

changement de la vision du monde des derniers dirigeants soviétiques, imputable

352 Heikki Patomäki, « What is it that changed with the end of cold war ? An analysis of theproblem of identifying and explaining change », in The End of Cold War, ibid., p. 187.

353 Kjell Goldmann, ibid., p. 9.354 Janice Gross Stein, « Political Learning by Doing : Gorbachev as Uncommitted Thinker

and Motivated Leader », Internal Organization, vol. 48, printemps, p. 155-183.355 Richard Ned Lebow, Thomas Risse-Kappen (édit.), International Relations Theory and the

End of the Cold War, New York, 1995, Columbia University Press.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 174

ni à la pression de l’environnement international, ni à une réorientation

stratégique inspirée par une nouvelle approche de la sécurité de l’URSS. Mais à

une conversion pure et simple du premier secrétaire du PCUS, Michaël

Gorbatchev, aux valeurs occidentales 356. Ce qui invaliderait, selon ces

observateurs, les arguments néoréalistes, mais ce qui est faux, comme nous allons

le voir.

Remontons donc à 1985. Gorbatchev et la nouvelle génération qui arrive au

pouvoir avec lui se préoccupent avant tout de la situation intérieure, caractérisée

par la pénurie des biens de consommation (l’URSS, riche de l’Ukraine, obligée

d’importer du blé !), et la faiblesse de la productivité industrielle soviétique (soit

25 % de celle des États-Unis !). Les travaux de Jacques Sapir ont tout dit là-

dessus.

Les nouveaux dirigeants sont alors animés par une volonté de réformes qui

nécessitent une redistribution des ressources financières, et qui elle-même impose

une très importante diminution du budget militaire. Laquelle, à son tour, exige

une révision déchirante des rapports stratégiques avec l’Amérique. Ce qui est

admis aujourd’hui par tous les historiens, mais ce qui n’a pas empêché la nouvelle

équipe d’essayer, jusqu’au bout, de maintenir l’URSS en vie. Car, le vrai but de la

perestroïka était de sauver l’empire. S’il y a accord sur ce point, l’affrontement

des théories perd beaucoup de sa raison d’être.

En effet, d’un côté, il confirme l’erreur de Waltz de vouloir séparer

systématiquement l’interne et l’externe – erreur qui n’est pas celle de tous les

réalistes. D’un autre côté, il rend perplexe quant à la supposée conversion

délibérée. Surtout qu’elle est attribuée à la seule force de persuasion de l’Autre,

lui-même présenté comme une « coalition transnationale » faisant circuler en

URSS [171] les valeurs de l’Ouest 357. Parce que si Gorbatchev et les siens ont

changé leurs idées, c’est bien sous la pression des conditions matérielles,

consécutivement à la prise de conscience d’un échec complet et d’une impasse

totale sur les plans économique, social et militaire. Il en eût été tout autrement si

le communisme avait pu tenir ses promesses.

Ensuite – c’est le réaliste « stato-centriste » Fareed Zakaria qui le soutient –,

contrairement à ce qu’en pense Waltz, mais en accord avec Gilpin et avec les

libéraux, il faut s’interroger toujours sur qui fait la politique étrangère au sein de

356 Vasquez, op. cit., p. 337, et 339-340.357 Thomas Risse Kappen, « Ideas Do Not Float Freely : Transnational Coalitions, Domestic

Structures, and the End of Cold War », International Organization, printemps 1994, vol.48, p. 185-214.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 175

la bureaucratie d’État 358. En l’occurrence, il n’est pas inutile de rappeler que

lorsqu’il s’est agi de favoriser la recherche d’un compromis honorable pour une

Union soviétique en pleine décrépitude, les élites et les chefs (Gorbatchev et

Bush) des deux superpuissances en présence étaient issues, de chaque côté, de

leurs services secrets respectifs (KGB et CIA), et qu’à ce titre, elles étaient les

mieux informées de la situation internationale et des risques d’une solution

radicale. Même si la gravité de la situation intérieure de l’URSS a été longtemps

sous-estimée par les Américains et qu’ils ont mis du temps à croire à la sincérité

de Gorbatchev.

Si l’on devait suivre le conseil de Zakaria et considérer, comme lui, que ce

sont les hommes d’État et non les États qui sont les premiers acteurs de la vie

internationale, et que leurs visions du monde comptent plus que tout, il

conviendrait de prendre mieux en considération, dans les analyses des relations

internationales, le rôle des services secrets qui sont, malgré tout, leurs premiers

conseillers. S’il s’avère qu’entre 1985 et 1992, l’interaction entre l’URSS et les

États-Unis a été plus décisive que la structure du système international, comme le

pensent les interprètes non réalistes de la fin de la guerre froide, c’est grâce à la

communication des deux agences d’information et aux échanges personnels entre

leurs anciens dirigeants, Bush et Gorbatchev.

Entre la défense jusqu’au-boutiste du paradigme néoréaliste, avec toutes ses

conséquences, et l’adhésion à la thèse du renversement des valeurs, plutôt

« miraculeux », des derniers dirigeants soviétiques, il y a une marge pour

expliquer, en théorie, ce qui a pu changer au niveau du système international.

[172]

Le fait que les néoréalistes n’aient eu que trop tendance à privilégier le

« système » en tant que niveau d’analyse (ce qui faisait dire à Fred Halliday que le

système waltzien est sans contenu 359), les a sans doute poussés à surestimer la

stabilité du modèle bipolaire. Or, peut-on faire une théorie des relations

internationales, en la limitant à une théorie du système international ? Ne faut-il

pas y adjoindre une théorie de la politique étrangère des États, s’interroge Fareed

Zakaria ? Après que le structuralisme anglais ait déjà songé à rajouter le « chaînon

manquant », celui du niveau des interactions, omis ou négligé par les « grands

théoriciens » plus ou moins idéologues des relations internationales 360.

358 Fareed Zakaria, From Wealth to Power, op. cit., p. 42.359 Fred Halliday, Rethinking International Relations, 1994, London, Macmillan Press, p. 31.360 Buzan, Jones, Little, Logic of Anarchy, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 176

L’abstraction systémique est aussi pour quelque chose dans le manque

d’attention dont firent l’objet les sociétés nationales en compétition, leurs

évolutions respectives, ainsi que les politiques intérieures. Quand bien même la

guerre froide n’opposait pas seulement deux grandes puissances lancées dans la

course aux armements et dans une compétition géopolitique dans le Tiers-monde,

tout en entretenant entre elles un « dialogue stratégique », mais deux systèmes

socio-économiques complètement différents par leur nature et par leur efficience.

Si l’on raisonne en termes de puissance, comme le font les réalistes, il faut bien

considérer comme on l’a vu plus avant, que la puissance active d’un État n’est pas

sa puissance nationale potentielle, mais celle que ses dirigeants sont capables

d’extraire de celle-ci.

De ce point de vue, les hommes de Washington avaient largement l’avantage.

La façon dont Vasquez et ceux auxquels il emprunte ses arguments contestent la

thèse du déclin économique de l’URSS – mais celui-ci était réel ! – n’est pas

convaincante. En effet, la longue ère Brejnev (1964-1982) a été marquée par une

interminable stagnation interne comme par une politique extérieure très

ambitieuse et très coûteuse, qui amena des troupes soviétiques jusqu’en Afrique.

Elle-même nécessita une politique d’armement naval sans précédent dans

l’histoire russo-soviétique. Or, l’écart entre les moyens et les objectifs, la crise

économique qu’il engendra, renvoient incontestablement à la thèse de la

« surexpansion ruineuse » défendue par l’historien [173] Paul Kennedy. C’est

tellement vrai que le bilan désastreux de la période Brejnev – mais du même coup

de l’Armée rouge qui était son alliée, pour laquelle, on le sait, l’Afghanistan fut le

tombeau – permit au KGB, chassé du pouvoir à la mort de Staline et de Beria, de

le reprendre avec Andropov, puis Tchernenko, puis Gorbatchev. De sorte que le

repli stratégique de ce dernier – au point de « laisser filer » la périphérie

européenne du système soviétique – doit beaucoup, comme l’opposent les

« réalistes prudents » américains à Vasquez 361, à sa connaissance des faiblesses

de l’URSS.

Car, même si ce dernier n’a pas tort quand il insiste pour dire qu’il n’y avait

pas, en termes quantitatifs, de déclin soviétique en matière de dissuasion

nucléaire, au moins jusqu’à ce que Reagan lance son projet de « bouclier spatial »,

il paraît ignorer le retard technologique de l’URSS qu’elle ne parvenait à combler

en partie seulement grâce à l’espionnage. Ne venait-elle pas de connaître un lourd

361 Cf. la contestation par Vasquez des arguments de Kenneth Oye (« Explaining the End of theCold War : Morphological and Behavioural Adaptations to the Nuclear Peace », in RichardN. Lebow and Thomas Risse-Kappen, op. cit.) dans The Power of Power Politics, op. cit.,p. 329-330.

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échec dans la « guerre virtuelle », c’est-à-dire celle du renseignement ? En effet,

selon les termes de Caspar Weinberger, le secrétaire d’État américain à la défense,

le dossier ultra-secret codé Farewell 362 remis par le président François

Mitterrand à Ronald Reagan à l’occasion du « sommet » d’Ottawa en juillet 1981,

représentait « une avancée décisive dans la connaissance des visées soviétiques en

Occident et une victoire spectaculaire du monde occidental contre le gigantesque

pillage scientifique et technologique auquel s’adonne l’URSS depuis

toujours » 363.

C’est en novembre 1980 que la DST française traita le dossier (qui ne lui coûta

que 10 000 € !), avec l’accord confidentiel du chef d’État-Major des armées, sans

que ni le SDECE ni le Ministre de la Défense n’en aient été informés. Le service

de contre-espionnage français obtint des sources secrètes des mains d’un officier

supérieur du KGB (certains ont supputé plus tard que ce service aurait à l’occasion

réalisé un « montage », nonobstant les expulsions ou les arrestations après

l’affaire de 141 agents soviétiques démasqués !). Les données impliquées

stupéfièrent les Américains, alors qu’utilisées au début par François Mitterrand

pour se valoriser auprès de ces derniers, celui-ci s’inquiéta [174] de leurs

conséquences. Elle furent pourtant capitales sur le plan stratégique, révélant en

effet :

1) « La liste complète et détaillée de toutes les organisations engagées sur ce

front (scientifique et technologique), et les relations entre elles », ainsi que

l’emplacement de tous les missiles et contre missiles sur le territoire

soviétique.

2) « Les plans, leurs réalisations et les économies effectuées, chaque année,

dans toutes les branches de l’industrie militaire, grâce à l’acquisition

illégale des techniques étrangères ».

3) « La liste de tous les officiers du KGB dans le monde, membres de la

“ligne X”, chargée pour le compte de la Direction T de l’espionnage

scientifique et technologique ».

4) « L’identité des principaux agents recrutés par les officiers de la “ligne X”

dans une dizaine de pays occidentaux, dont les États-Unis, la RFA et la

France » 364.

362 Thierry Wolton, Le Kgb en France, Paris, Grasset/Le Livre de Poche, 1986, p. 401-472.363 Ibid., p. 410.364 Ibid., p. 416-417. Cf. également l’ouvrage romancé de Frédéric Plautin et E. Merllin,

Carnets intimes de la DDST, Paris, Fayard, 2004, p. 27-62.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 178

Même a posteriori, ce dossier a été passé sous silence par quasiment tous les

politologues des relations internationales pris au dépourvu par la chute de l’URSS

(comme ils le seront ultérieurement par le 11 septembre 2001). Quelle qu’ait été

la réalité des faits en cause (qui s’achevèrent par l’exécution de l’agent du KGB

Vladimir Vétrov), il est symptomatique de la prise de conscience qui s’effectue en

Occident dans les années quatre-vingts que sans le pillage de sa technologie, la

puissance militaire de l’URSS eût été celle d’une puissance de second rang.

D’autant plus que, comme l’avait exposé Jacques Sapir, dans le domaine du

conventionnel et de la logistique, la situation était des plus catastrophiques. Il

n’était pas le seul, puisqu’en 1986, le sociologue réaliste Randall Collins,

revenant sur des travaux publiés en 1978, soutenait que l’érosion de l’économie

soviétique et de ses ressources militaires était telle que l’URSS pouvait connaître

« des pertes précipitées de son pouvoir territorial dans les trente années à venir »

et une « fragmentation en États plus petits » 365. Enfin, il était d’une portée

incalculable que les Américains aient appris, grâce au dossier Farewell, que les

Soviétiques connaissaient les codes de guidage de leurs missiles de croisière. Si

cela était, ils purent les changer et annuler de la sorte les contre-mesures qu’avait

adoptées l’ennemi 366.

[175]

Même si l’on fait la part des choses, parce que dans ces affaires de

renseignement il y a toujours des zones d’ombre, il est évident que Youri

Andropov, le mentor de Gorbatchev, avait bien saisi que toute guerre nucléaire

victorieuse était impossible et que toute guerre conventionnelle engagée par

l’URSS était perdue d’avance. Donc, s’il est exact que par la suite le dernier

secrétaire général du PCUS a changé sa vision du monde, il est clair que ce n’est

pas la conséquence d’une quelconque « révélation » (ce qui ne serait pas sans

ironie chez un communiste athée !), mais bien celle de la prise de conscience de la

faillite d’une « infrastructure » (notion, elle, bien familière aux communistes) des

plus contraignantes parce qu’insurmontable !

Un autre reproche couramment adressé aux différents réalistes, néoréalistes ou

théoriciens de la transition de la puissance et inhérent à leur conception intangible

de l’anarchie internationale, est leur incapacité à envisager un changement de

365 Randall Collins, Weberian Sociological Theory, Cambridge, Cambridge University Press,1986, p. 187, 196, 197-201, et R. Collins, « Long-term Social Change and the TerritorialPower of States », in L. Kriesberg (ed.), Research in Social Movements, Conflicts andChange, vol. 1, Greenwich, CN, 1978, p. 1-34, cité par Sean M. Lynn-Jones, « Realism andSecurity Studies », dans Craig A. Snyder, op. cit., p. 64,75.

366 Thierry Wolton, op. cit., p. 429.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 179

configuration systémique autrement qu’à l’occasion d’un conflit, d’une guerre

hégémonique 367. Ils soutiendraient que la structure anarchique du système

international ne permet aucune régulation de l’usage de la force et que tout

déséquilibre des puissances ne peut se résoudre que par la guerre. Dès lors, la fin

sans combat de la guerre froide suffit aux yeux de certains de leurs critiques à

invalider le paradigme réaliste. Il est incompatible avec le fait qu’elle soit le

résultat d’une série de processus pacifiques 368. Le problème est que l’on ne saura

jamais si ces derniers eurent une existence véritable, si la peur du nucléaire

n’avait pas été si présente (Techernobyl) et le rôle de la guerre des services secrets

si effectif.

Cependant, la prégnance paralysante des missiles nucléaires évoquée par bien

des réalistes, tel Kenneth Oye, ne serait alors que « l’hypothèse auxiliaire destinée

à sauver la théorie en présentant un argument ad hoc mais étranger à l’essence

même du paradigme » 369. Voilà qui laisse transparaître la mauvaise foi, car la

réalité nucléaire conditionne les rapports des grandes puissances depuis 1945. Et

il est plus rationnel de l’intégrer, même ex post, à la théorie, que d’imaginer que

Gorbatchev avait planifié l’abandon du statut de superpuissance de l’URSS, alors

même qu’il voulait éviter sa désintégration. Sa capitulation en rase [176]

campagne face aux événements de l’Europe de l’Est résultait de son impuissance

à renverser le cours des choses. D’ailleurs, s’il rejette la thèse néoréaliste, John

Vasquez n’accepte pas pour autant les explications libérales de la fin de la guerre

froide, en particulier celles de Deudney et Ikenberry 370. D’une façon générale, il

conteste le caractère soi-disant pacifique de la diplomatie des démocraties

occidentales. En particulier, à l’égard de l’URSS, parce qu’elles n’ont rien fait

pour lui ménager un environnement rassurant. Il en veut pour preuve leurs

interventions dans la guerre civile russe de 1918, l’ostracisme qu’elles lui

manifestèrent pendant les années trente (notamment le Foreign Office), puis le

refus des ouvertures soviétiques sous l’influence du maccarthysme dans les

années cinquante après la mort de Staline 371. Le paradoxe de la thèse selon

laquelle la nature démocratique des États-Unis les incitaient à la modération en

politique étrangère et à rassurer leur adversaire, est, ironise Vasquez, qu’il a fallu

367 John Vasquez, The Power of Power Politics, op. cit., p. 205.368 Isabelle Grunberg and Thomas Risse-Kappen, « A Time of Reckoning ? », in The End of

the Cold War, op. cit., p. 110-111.369 Ibid, p. 118.370 Daniel Deudney and G. John Ikenberry, « Soviet Reform and the End of the Cold War :

Explaining Large-scale Historical Change », 1991, Review of International Studies, 17(July), p. 225-250.

371 John Vasquez, op. cit., p. 357.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 180

attendre l’Administration Reagan, l’une des moins enclines à composer avec le

communisme, pour que cette nature ait quelques effets ! La principale faiblesse du

raisonnement libéral, soutient-il, est que la nature idéologique du paradigme le

conduit à surestimer les aspects consensuels du comportement des États

démocratiques, cela contre la réalité historique elle-même. Pour sa part, John

Vasquez penche nettement du côté de la thèse constructiviste quand il affirme

qu’en ce qui concerne la fin de la guerre froide, la variable principale a été le

changement de vision des dirigeants soviétiques 372. Son refus de vouloir

considérer qu’il ait pu être déterminé par la dégradation de la structure interne,

principalement au plan économique, de la puissance soviétique laisse rêveur.

Comme nous semblent en contradiction avec cette approche, les deux arguments

très réalistes suivants qu’il retient : d’une part, celui du danger d’une totale

annihilation mutuelle en cas de guerre nucléaire, lequel a favorisé le

rapprochement ; d’autre part, celui qu’il emprunte à John Lewis Gaddis qui a

soutenu que la guerre froide n’a jamais dégénéré parce que les États-Unis et

l’URSS n’entretenaient aucune revendication territoriale l’un envers l’autre 373, ce

qui n’a pu que faciliter la résolution du conflit.

[177]

De la réévaluation du libéralisme

comme théorie des relations internationales,

au pluralisme théorique, d’après Andrew Moravcsik

Malgré ce qu’en dit Vasquez, la fin de la guerre froide combinée à

l’intensification des échanges économiques mondiaux a donné des ailes à la

théorie libérale. La version actualisée de Moravcsik en est sans doute une des plus

convaincantes. Cependant, à force de vouloir en édulcorer les travers normatifs,

afin de la débarrasser de sa gangue idéologique, il nous force à nous interroger sur

ce qu’il reste de spécificité libérale dans sa proposition. Il en a d’ailleurs

conscience, et à la fin de son article, il ressent le besoin de la réaffirmer contre ses

critiques 374. Mais, au fond, pour la théorie, cela n’a pas tant d’importance, et l’on

retient surtout, son inclination vers le pluralisme théorique et le systémisme.

372 Ibid., p. 339.373 John Lewis Gaddis, The Long Peace : Inquiries into the History of the Cold War, 1987,

New York, Oxford University Press.374 Andrew Moravcsik, « Taking Preferences Seriously : A Liberal Theory of International

Politics », International Organization, vol. 51, n° 4, automne 1997, p. 548.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 181

Moravcsik part du principe qu’il n’existe pas de véritable théorie libérale des

relations internationales à opposer à la thèse néoréaliste qui s’appuie sur la

configuration des capacités stratégiques, ou à la thèse institutionnaliste qui repose

sur la circulation des informations et sur la configuration des institutions

internationales, mais qui, écrit-il, a partie liée avec la première dont elle n’est rien

d’autre que sa version aseptisée. Ses fondements sont, selon lui, plus proches du

réalisme que du libéralisme 375. Dans son désir d’opposer à ces deux approches

une alternative authentiquement libérale, le politologue américain expose ce qui

serait ses trois fondements. Le premier n’est pas très original, les deux autres sont

plus novateurs. En effet, il commence par réaffirmer, ce que les libéraux ont

toujours dit, et plusieurs réalistes avec eux, à savoir la primauté des individus et

des groupes sur l’État. La décision politique n’émane pas d’un corps unique mais

résulte de l’agrégation d’intérêts individuels différents, servis par des niveaux de

ressources inégaux, et sans qu’il soit question que se dégage automatiquement une

harmonie. À partir de là, on convient que chaque gouvernement représente

certains groupes mieux que d’autres, et que dans ces conditions, les États

définissent leurs préférences en fonction des intérêts les mieux défendus, et

agissent en politique étrangère en [178] conséquence. Si l’État n’est pas un acteur

en soit, mais l’institution représentative de groupes qui ont des exigences

spécifiques, il faut admettre, écrit Moravcsik, que ce sont les plus puissants qui

fixent les préférences nationales. Cependant, indique-t-il aussitôt, celles-ci ne

sauraient être confondues avec des stratégies ou des politiques, parce que ces

deux-là sont unilatérales, et parce qu’elles n’induisent jamais la cohérence que ces

deux dernières notions supposent. Les préférences, telles qu’il les entend,

procèdent principalement de l’interaction des intérêts des États, lesquels sont

parfois capables de fusionner ou de coordonner leurs relations extérieures, mais

qui, en général, voient leurs institutions et leurs agents s’activer de façon

autonome ou « désagrégée », selon leurs options propres.

Fort de ces deux constats, (l’inégalité des groupes sociaux en compétition

dans un même État et la promotion séparée de leurs intérêts respectifs au niveau

international), Moravcsik déduit que « les États ne maximisent pas

automatiquement et fixement des conceptions de la sécurité, de la souveraineté ou

de la prospérité en soi, comme les réalistes et les institutionnalistes ont tendance à

le faire » 376. Au con­traire, ils suivent les interprétations particulières qu’ont de

ces notions les groupes domestiques les plus puissants. D’où l’absence de

stratégies au sens plein du terme. C’est à croire alors, si l’on suit son

375 Ibid., p. 516.376 Ibid., p. 519.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 182

raisonnement, que les États-Unis, qui ont toujours montré une préférence pour les

affaires, le commerce et l’influence économique plutôt que pour la domination

politique, ont toujours été menés par le même groupe social. En tous les cas, ils

ont fait preuve d’une grande constance en politique extérieure, leur ligne

diplomatique, quelle que soit l’Administration en place, ayant toujours suivi leurs

impératifs économiques. Ce qui, si l’on s’en tient à ce seul exemple américain,

réduirait passablement le spectre des préférences d’un État. Par ailleurs, on n’a

jamais pu établir non plus de divergences fondamentales, en tout cas définitives,

entre les politiques extérieures de la France républicaine et bourgeoise et de la

France monarchique et aristocratique, sinon les choix imposés par les

circonstances.

La troisième assertion de Moravcsik est que la configuration des préférences

d’États interdépendants détermine le comportement [179] étatique. En d’autres

mots, chaque État tente de satisfaire ses préférences distinctes sous les contraintes

variables imposées par les préférences des autres États. Et il le fait, ni dans le

champ conflictuel des réalistes, ni dans le consensus des institutionnalistes, mais

au sein d’une configuration complexe de préférences sociétales, de groupes, qui

change en fonction des nouvelles capacités des uns ou des autres et des

informations sur les uns et sur les autres. Quand les préférences sont compatibles,

alors la coexistence va de soi. En revanche, le conflit éclate quand une préférence

avancée par l’une des parties en présence n’est pas recevable par les autres. Et

non pas quand la structure de la puissance change, comme le croient les réalistes,

ou que la suspicion s’installe, comme le pensent les institutionnalistes. En somme,

c’est le révisionnisme d’un État, engendré par un groupe ou une catégorie de sa

population, qu’il soit idéologique, territorial ou économique qui est, d’après le

raisonnement de Moravcsik, le vrai déclencheur des hostilités.

Ce dernier tient la théorie libérale qu’il défend pour une théorie systémique,

sans doute pour la seule qui mérite ce nom. En premier lieu parce que les

préférences des États sont le reflet d’une interaction sociétale globale,

contrairement à ce qu’ont pu en dire les réalistes et les autres selon lesquels elles

seraient d’émanation strictement domestique. Ce qui est en contradiction avec

l’idée même du marché. De ce fait, en second lieu, ajoute-t-il, elle satisfait mieux

aux exigences de Waltz que son propre modèle, parce qu’« elle peut expliquer

non seulement les objectifs de la “politique étrangère” de chaque État, mais aussi

les contraintes “systémiques” des interactions entre les États » 377. Comme –

avantage supplémentaire – la conception libérale de la puissance intègre les

377 Ibid., p. 523.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 183

notions du marchandage et de la négociation (contrairement au réalisme qui est

incapable de les considérer hors des rapports de force), continue Moravcsik, la

théorie libérale est plus en mesure que les autres de fournir des explications

générales sur la politique mondiale qui vont de l’échange pacificateur à

l’affrontement brutal. Cela est passé inaperçu, précise-t-il, parce que les trois

composantes, idéaliste (John Stuart Mill, Woodrow Wilson) commerciale (Adam

Smith) et républicaine (Kant) du libéralisme ont été soit mal interprétées, soit

[180] caricaturées. Par exemple, le libéralisme commercial n’a jamais prédit que

les motivations économiques conduiraient automatiquement à la paix, mais qu’en

fonction des interactions négatives ou positives entre le domestique et le

transnational, la structure du marché est autant cause de fermeture que

d’ouverture. Poursuivant sa plaidoirie, Moravcsik s’efforce de démontrer que la

théorie libérale telle qu’il la conçoit répond bien aux critères exigés d’un

paradigme susceptible de conduire à la fois une recherche empirique et une

démarche théorique. Il perçoit sa cohérence dans sa capacité à analyser la

substance même de la politique étrangère, sous différents angles de vue, des

différentes puissances, et à ne pas se limiter à énoncer, comme les deux théories

qu’il critique, les conditions de la sécurité ou celles de la coopération. Il la voit

également dans sa capacité à comprendre le changement dans le système

international parce que la théorie libérale établit un lien direct entre le changement

économique, politique et social et le comportement étatique en relations

internationales. Ceci lui permet de concevoir une modernité internationale

distincte des temps anciens en ce qu’elle repose sur des démocraties industrielles

attentives aux changements pacifiques, au règne de la loi, à des institutions

internationales stables, et réunies par une interaction sociétale intense. La

consistance de cette hypothèse fait d’autant plus la force de la théorie libérale

qu’elle tient les préférences étatiques comme variables mais prévisibles parce

qu’elles sont fonction d’un contexte sociétal.

Enfin, parce qu’elle associe l’interne et l’externe, qu’elle intègre tous les

champs du social, Moravcsik est convaincu que contrairement à l’institution-

nalisme, au réalisme, mais aussi au constructivisme (que nous examinerons plus

précisément dans le prochain chapitre), la théorie libérale ne court pas le risque

d’omettre ou de négliger une variable d’importance. Faisant ainsi du

constructivisme sa dernière cible, il lui reproche de théoriser une socialisation

idéelle des États et une formation des identités nationales qu’il impute aux seules

interactions internationales, aux seuls effets rétroactifs du système international,

sans au préalable envisager la formation des préférences domestiques et en

proposer une théorie. Ce qui, selon lui, rend très vulnérable [181] l’approche

constructiviste, sachant que les préférences nationales constituent le point critique

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 184

(le référendum français de mai 2005 sur la constitution européenne en est bien la

preuve) du lien entre la socialisation systémique et la politique d’un État. Pour les

libéraux, l’homogénéisation des valeurs et des visions du monde dépend avant

tout de la convergence ou de la divergence des institutions et des conceptions

domestiques préexistantes. Considérant la tentation des constructivistes de faire

de Karl Deutsch l’un des leurs, au prétexte que les « communautés pluralistes de

sécurité » reposent avant tout sur la communication, Moravcsik rappelle que lui-

même tenait certains facteurs inhérents à la théorie libérale (une société civile

autonome, une mobilité individuelle, le règne de la loi, le pluralisme politique)

comme des préalables à tout consensus international. Il semblerait d’ailleurs que

son objection ait été prise en considération par plusieurs constructivistes qui ont

admis la nécessité d’une congruence entre, d’une part, le mimétisme systémique,

et d’autre part, l’organisation et le fonctionnement internes des partenaires 378.

Malgré sa volonté de réhabiliter ou de réévaluer la théorie libérale, Moravcsik

ne tombe pas dans le monisme méthodologique. Comme quelques autres

politologues américains, dans les années quantre-vingt-dix, tels Waltz ou

Keohane, il convient qu’une synthèse des théories en relations internationales

serait une bonne chose. Mais alors que ces derniers considèrent qu’une telle

démarche multicausale doit commencer par l’emploi de la théorie réaliste et se

poursuivre par l’introduction des théories concurrentes axées sur l’analyse des

sociétés, de l’interdépendance, du changement, etc., qui viendront expliquer les

insuffisances ou les blocages de la première, il prend leur contre-pied. En effet,

les préférences des États sont pour lui prioritaires. S’il faut tenir compte de la

distribution de la puissance et de la coopération/communication entre les États,

Moravcsik pense que ce sont les préférences qui déterminent la nature et

l’intensité du jeu international et que la théorie libérale est donc prioritaire. Alors

que celle-ci explique quand et pourquoi les préférences des États vont dans le sens

des propositions réalistes ou institutionnalistes, l’inverse n’est pas vrai 379. Il

affirme que les États arrêtent [182] d’abord leurs préférences, pour des raisons

propres qui tiennent à leur histoire, et qu’ensuite, elles influencent les stratégies,

directement, si la situation internationale correspond à celle qui a la faveur des

libéraux, indirectement, si la stratégie est d’essence réaliste ou institutionnaliste.

C’est ainsi que Georges Kennan, réputé être un réaliste, a eu, selon ce

raisonnement, un comportement de libéral quand il a justifié la stratégie de

containment, éminemment réaliste, par la crainte des Européens de la nature du

régime soviétique et par leur préférence pour une société libérale. Quant à la

378 Ibid., p. 540.379 Ibid., p. 543.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 185

politique américaine envers l’Allemagne et le Japon, elle a consisté

principalement à transformer les objectifs sociaux et les préférences nationales de

ces deux pays. Les profils de Nixon et Krouchtchev étaient proches de celui de

Kennan quand ils déclaraient que la guerre froide ne serait pas gagnée ou perdue

sur le terrain militaire, mais en fonction des prouesses économiques respectives,

soutient Moravcsik. En somme, conclut-il, le fait que les États sont évidemment

concernés par leur sécurité et par la balance des forces n’est pas incompatible

avec une théorie libérale multicausale qui évalue empiriquement les préférences

en dehors de tout décret idéologique. C’est effectivement là un grand pas vers le

pluralisme théorique, vers l’interparadigmité.

La puissance incontournable

La priorité donnée aux préférences des États ne saurait donc, dans l’esprit de

Moravcsik, oblitérer les rapports de puissance. C’est là, sans aucun doute, l’indice

d’un libéralisme clairvoyant, car en matière de négociations internationales,

même quand la volonté de coopérer est avérée, ces derniers sont toujours en

arrière-plan. Au niveau interétatique, de façon beaucoup plus nette encore qu’au

niveau interne, où les rapports de force sont loin d’avoir disparu, où derrière le jeu

des partis politiques les forces réelles s’activent, toute « démocratisation » des

relations ne peut présenter qu’une version minimaliste, à savoir un renoncement,

dont la pérennité n’est pas acquise, à l’usage de la violence physique, à la

coercition. Ceci admis, l’omniprésence et l’ubiquité de la puissance sont telles

que, dans une de ses dernières livraisons, la [183] revue Millenium revient sur

cette question lancinante, depuis qu’elle a été posée par Max Weber, qui est de

savoir si le pouvoir, en science politique, ou la puissance dans les relations

interétatiques, n’est pas l’un, parmi d’autres, mais le concept de la discipline 380.

Avant de revenir sur les réponses qu’apportent les politologues des divers

horizons paradigmatiques, il faut remarquer que la puissance constitue toujours la

première préoccupation des instances suprêmes des États, quand elles ont à se

prononcer sur les futurs prévisibles du monde. Le dernier rapport du National

Intelligence Council de décembre 2004 (Mapping the Global Future) en est la

parfaite illustration 381. Optant délibérément pour l’approche géopolitique

380 Millennium, Journal of International Studies, Londres, 2005, vol. 33, n° 3, p. I-VI.381 Mapping the Global Future, Report of the National Intelligence Council’s 2020 Project,

2004, Washington, consultable sur le site :

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 186

systémique, comme son titre l’indique, il corrobore assez largement les scenarios

que nous avons nous-mêmes avancés en 2001 382. Il n’est pas étonnant dans ces

conditions que le réalisme, revu et corrigé suite aux critiques des libéraux,

amendé par les théories de la perception et de la représentation, soit toujours bien

représenté parmi tous ceux qui écrivent sur les relations internationales.

Examinons d’abord l’ubiquité de la puissance. Autant le calcul de la puissance

est aléatoire, comme nous l’avons examiné, autant l’omniprésence et l’ubiquité du

phénomène sont indiscutables. Quelle soit réelle ou perçue, quand bien même est

elle relative à la configuration du système international et quand bien même est

elle déterminée aussi par les systèmes de croyance des acteurs, la puissance est

pour le moins le contexte de leur prise de décision, comme finit par le reconnaître

le constructiviste Stefano Guzzini 383. Si elle ne dicte pas leur politique, elle fixe

leur marge de manœuvre, admet ce dernier, qui a par ailleurs raison de poser la

question de sa nature, de sa production, de ses moyens et de sa formulation

langagière. Il le peut d’autant plus opportunément que depuis la fin de la guerre

froide, la puissance de coercition est passée à l’arrière-plan des relations

internationales. Elle a cédé, au moins temporairement, le premier rôle à la

puissance d’influence et de persuasion ou d’inculcation. Plus que jamais le

véritable enjeu de la puissance est « la bataille pour les cœurs et les esprits »,

comme vient de le réitérer Lukes 384. Ce que n’auraient démenti ni Edward

H. Carr ni Hans Morgenthau. Le premier, parce qu’il voyait dans la puissance sur

[184] l’opinion, avec la puissance militaire et la puissance économique, l’un des

trois éléments de la puissance politique 385. Il tenait à souligner que c’est le

christianisme qui a été la première force d’opinion de l’histoire et l’Église

catholique la première institution à avoir systématiquement usé du pouvoir

d’influence sur l’opinion de masse, rappelle Samuel Taupin dans son étude

épistémologique sur ce type de puissance en politique internationale 386. Ce

http://www.cia.gov/nic/NIC/globaltrend2020.html. Ce document a été publié en Français,présenté par Alexandre Adler, Le Rapport de la CIA. Comment sera le monde en 2020,Paris, Robert Laffont, 2005.

382 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXI° siècle ?, op. cit., « Les trois scénarios dufutur », p. 272-393. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT,]

383 Stefano Guzzini, « The Concept of Power : a Constructivist Analysis », in Millennium.Journal of International Studies. Facets of Power in International Relations, 2005, vol. 33,n° 3, p. 495-521.

384 Steven Lukes, « Power and the Battle for Hearts and Minds », in Millennium, ibid., p. 477-493.

385 Edward H. Carr, op. cit, p. 120.386 Samuel Taupin, La Puissance d’influence en relations internationales : approches

théoriques et cas pratiques, à paraître.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 187

dernier remémore aussi aux incrédules combien un Morgenthau concevait la

conquête et le contrôle des esprits comme un instrument de changement des

relations de puissance entre nations. Le politologue américain considérait que

l’hégémonie culturelle américaine sur l’Occident, du temps de la guerre froide, a

permis aux États-Unis d’éviter la démonstration coûteuse de leur puissance et de

pratiquer une auto-restriction qui rendait plus tolérable leur domination

bienveillante. Car la « troisième dimension » de la puissance, au sens de Lukes,

est bien cette « capacité à former, influencer ou déterminer les concepts et les

désirs des autres, avec en perspective leur soumission » 387 qui rend si difficile à

prendre au sérieux cette intersubjectivité sans domination à laquelle croient les

idéalistes constructivistes. Cela sera au centre du dernier chapitre et nécessitera un

retour sur les notions clefs d’influence et d’hégémonie.

Que peut-on dire maintenant du soft power ? Plus connus que les travaux de

Lukes, ceux de Joseph Nye ont fait émerger au début des années quatre-vingt-dix

ce concept 388, dont l’auteur a fait un usage systématique ensuite, jusqu’à lui

consacrer récemment une courte synthèse 389. Il définit ce pouvoir comme « la

capacité à obtenir ce que vous voulez grâce à l’attirance plutôt qu’au moyen de la

coercition ou du monnayage. Il résulte de l’attraction de la culture d’un pays, de

ses idéaux et de ses politiques. Quand vos politiques sont légitimes aux yeux des

autres, votre pouvoir d’influence augmente » 390.

Ce pouvoir inclut la propagande, mais il va bien au-delà. Il consiste à amener

les autres à adhérer à des normes et à des institutions qui incitent ou induisent au

comportement désiré. Il émane tout autant de la société civile que de l’État, et

c’est ce qui le différencie du prestige, facteur d’influence également, tel que le

conçoit Gilpin. Cette double origine le rend, à la fois, plus séducteur [185] et plus

difficile à manier que le hard power. Mais, dans un monde dominé par les

relations d’interdépendance, il est plus efficace que ce dernier parce que plus

subtil et moins douloureux.

En ce qui concerne les États-Unis, qui selon Nye possèdent les ressources

nécessaires aux deux pouvoirs, la puissance d’influence s’explique par le

rayonnement linguistique et l’universalité de la culture, le consensus national dans

387 S. Lukes, op. cit, p. 486.388 Joseph S. Nye, Bound to lead ; the Changing Nature of American Power, New York, Basic

Books, 1990. Traduction française : Le Leadership américain. Quand les règles du jeuchangent, Nancy, Presses Universitaires, 1992.

389 Joseph S. Nye, Soft Power : the Means to Succeed in World Politics, New York, PublicAffairs, 2004.

390 Ibid., p. 5.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 188

la diversité, le prestige des valeurs politiques et l’esprit de liberté, le modèle

économique et l’exemplarité de la réussite individuelle, la capacité de proposition

au sein des organisations internationales. À cela s’ajoute leur domination dans les

techniques de communication et de traitement de l’information, sachant que Nye

écrivait en 1996 que « le pays qui gérera le mieux la révolution de l’information

sera plus puissant que tout autre. Et dans l’avenir prévisible, ce pays est les États-

Unis » 391. Bien sûr, le soft power a ses limites, convient-il, et il ne dispense pas

du pouvoir de coercition, mais celui-ci ne se suffit pas à lui-même aujourd’hui.

Déjà en fut-il ainsi pendant la seconde guerre mondiale, argumente Nye, en

comparant l’enthousiasme des alliés des États-Unis à la résignation de ceux des

puissances de l’Axe. Si la culture et l’idéologie d’une nation sont attirantes, les

autres suivront. Si un État est capable d’établir des règles internationales en

rapport avec les intérêts et les valeurs de la majorité des peuples, il emportera leur

adhésion. Et tout cela sans arrogance, précise Nye, qui s’inquiète de l’évolution

récente de l’image des États-Unis dans le monde, laquelle lui semble avoir

souffert de l’intervention américaine en Irak. Le politologue s’intéresse d’ailleurs

au « soft power des autres », et en particulier à celui de l’islamisme wahhabite.

Selon lui, « le pouvoir d’influence des islamistes est un symptôme perturbant qui

rappelle aux Américains et aux autres la nécessité de trouver de meilleurs moyens

pour projeter le leur et renforcer ainsi les [musulmans] modérés » 392. Cette

réflexion inspire deux remarques.

D’abord, celle de Lukes qui s’empresse de souligner que le soft power de Nye

n’est vraiment rien d’autre qu’une arme dans la guerre des valeurs 393. Ensuite, la

question plus générale de la réalité du pouvoir d’influence islamiste qui prouve

explicitement son existence et son efficacité, autrement que par la construction

[186] de nouvelles mosquées depuis l’Indonésie jusqu’à la France, comme Nye

s’en inquiète, par le biais de l’action sociale, de l’aide aux plus démunis, du

secours aux victimes des conflits qu’assume un mouvement comme le Hezbollah.

Face aux nouvelles difficultés que rencontre le soft power américain, il s’interroge

sur ses modalités et sur ses objectifs. Il fait aussi des propositions. Nye considère

notamment qu’il y a un manque de coordination entre la diplomatie américaine et

les différentes institutions ou agences privées susceptibles de projeter les valeurs

des États-Unis. Il constate un hiatus entre leur discours idéologique et leur

comportement dans les négociations économiques internationales. Enfin, il défend

391 Josph Nye, William A. Owens, « America’s Information Edge », Foreign Affairs, March-April 1996, p. 20.

392 Joseph Nye, Soft Power, op. cit., p. 97.393 Steven Lukes, Millennium, op. cit. p. 487.

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que si le développement de la démocratie doit être partout encouragé, cela ne doit

pas se faire par la force, et qu’il faille admettre qu’elle puisse se combiner avec

des valeurs indigènes pour qu’elle fonctionne, comme cela l’a été démontré en

Asie, en particulier en Corée et au Japon. Dans cette tolérance réside aussi le

moyen d’éviter que le soft power n’engendre trop de rétroactions négatives. Ces

remarques pertinentes de Nye nous invitent à valoriser le concept de puissance qui

inquiète tant le constructivisme, et à l’approfondir dans deux directions.

1) En premier lieu, la puissance reste une variable centrale. L’ubiquité de la

puissance, hard ou soft, est à l’origine d’un revival permanent de la théorie

réaliste. David Baldwin pense que le changement le plus remarquable est le

passage d’une conception stricte de la puissance, en tant que ressource, matérielle

pour l’essentiel, à celle de la puissance comme relation potentielle ou actuelle 394.

Sans que les deux approches soient exclusives l’une de l’autre. Mais, dans la

seconde acception, l’ajout à la notion de puissance, variable centrale pour tous, de

notions comme la sécurité ou le prestige, et l’intégration du rôle des idées,

particulièrement de celles des décideurs, ou encore des demandes domestiques,

expliquent les différences entre les chapelles réalistes. Les divergences

apparaissent sur les points suivants : quelles stratégies les États doivent-ils mettre

en place pour augmenter leur puissance ? Comment la puissance doit-elle être

utilisée pour atteindre les fins désirées ? Comment la puissance peut-elle être

mesurée ? [187] En fonction des réponses apportées, on peut distinguer entre le

réalisme classique, le réalisme structural défensif, le réalisme structural offensif,

et le « réalisme modifié » ou néoclassique stato-centrique, lui-même sujet à des

variantes 395. Ensuite, la perspective assez nouvelle d’après laquelle la puissance

n’est ni l’hégémonie ni la force brute, mais qu’elle organise des relations

hiérarchisées au sein de l’économie mondiale qui fixent les marges de manœuvre

des États, entraîne son retour en grâce chez les économistes.

Le réalisme défensif, qui remonte à John Herz et à son dilemme de sécurité,

selon Zakaria 396, considère que cette dernière est la première motivation des

États. Son hypothèse est que les nations deviennent agressives ou expansives

quand elles estiment que leurs intérêts sont menacés ou que leur insécurité

augmente. En affirmant que les États utilisent la force par nécessité, parce qu’ils y

394 David Baldwin, « Power and International Relations », in Walter Carlnaes, Thomas Risse,and Beth A. Simmons, (édit.), Handbook of International Relations, Londres, Sage, 2002,p.185.

395 Brian C. Schmidt, « Competing Realist Conceptions of Power », in Millennium, 2005,vol. 33, op. cit., p. 523-549.

396 F. Zakaria, op. cit., p. 21.

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sont obligés et non parce qu’ils le peuvent et que l’optimisation de leurs capacités

le leur permet, le réalisme défensif se distingue du réalisme classique. Comme

nous l’avons vu plus avant, avec Van Evera, la priorité donnée à la sécurité pose

le problème de l’interprétation de la menace qui pèse sur les intérêts des États. Or

ce concept est très malléable. D’après Jack Snyder, les rivalités internes à un État

et les craintes plus ou moins fondées de certaines couches sociales face à

l’environnement extérieur sont susceptibles d’instiller des éléments irrationnels

dans son appréciation et de la fausser. Il considère que le risque de dérive est le

plus élevé quand le pouvoir y est accaparé par un groupe ou par une clique 397.

Certes, il existe des contextes historiques dans lesquels la menace est claire, et son

identification facile permet d’expliquer rationnellement la formation des alliances,

comme s’évertue à le faire Stephen Walt 398, admet Zakaria. Cependant, persiste

ce dernier, la délimitation de la sécurité absolue étant impossible et l’auto-

restriction qu’elle devrait inférer se révélant aléatoire, le résultat est une

maximisation de l’influence 399. Précisément, c’est à ce niveau que le réalisme

offensif se distingue du courant précédent quand il soutient que la volonté de

puissance conduit les États à étendre leur influence plutôt qu’à se contenter de

garantir leur sécurité 400. D’autant plus que l’histoire a montré que pour nombre

d’États, celle-ci n’est pas une fin en soi ; en particulier, pour [188] ceux qui, à une

époque donnée, obéissent à une finalité révisionniste. Le représentant sans doute

le plus connu du réalisme offensif est John J. Mearsheimer pour qui la structure

du système international impose aux États une course à la puissance 401. Par

nécessité, pour améliorer en permanence leur position structurelle respective, ils

recherchent sa maximisation. Ce n’est qu’en fonction de cette obligation que l’on

peut comprendre le comportement stratégique des grandes puissances, qui ont

tantôt des objectifs révisionnistes tantôt des politiques expansionnistes, pense

Mearsheimer. Sachant que pour lui, dans le dangereux système anarchique

international, la situation la plus sûre est celle de l’hégémonie globale. Le buck-

passing des superpuissances, c’est-à-dire leur propension à agir de manière

solitaire plutôt qu’à rechercher un équilibre sans trop se préoccuper des offres des

partenaires, est donc une tendance naturelle parce qu’elle répond à leur propre

397 Jack Snyder, Myths of Empire : Domestic Politics and International Ambition, Ithaca,Cornell University Press, 1991.

398 Stephen Walt, The Origins of Alliances, Ithaca, Cornell University Pres, 1987.399 Fareed Zakaria, op. cit., p. 30.400 Randall L. Schweller, « Neorealism’Status-Quo Bias : What Security Dilemma ? »

Benjamin Franklin (Editor), Realism : Restatements and Rene,wal, Londres, Frank Cass,1996.

401 John J. Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, New York, W.W. Norton,2001, p. 21.

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intérêt. Dans un tel contexte, la puissance militaire demeure essentielle. Elle fait

la décision. Un État doté de la plus formidable armée est l’État le plus puissant,

assure le politologue 402. À côté et à la périphérie, la puissance latente recouvre

« les ingrédients socio-économiques qui entrent dans la construction de la

puissance militaire ; elle est largement tributaire de la richesse de l’État et de la

taille de sa population », précise Mearsheimer 403. Compte tenu de la disparition

de l’URSS et de la position ultra-dominante des États-Unis depuis bientôt vingt

ans, il a été opposé au réalisme offensif que selon sa propre logique, une coalition

anti-hégémonique et donc antiaméricaine aurait dû émerger 404. Or, il n’en a rien

été. La réponse donnée est que le coût d’une telle alliance aurait été bien trop

élevé pour chacune des nations participantes, sachant que la domination exercée

par la superpuissance n’est pas insupportable. Les États les plus faibles ont intérêt

à jouer la carte du ralliement (bandwagoning), quittes à recourir au buck-passing

quand cela les arrange, c’est-à-dire lorsqu’un différend particulier se précise.

Quant à lui, plus proche des offensifs que des défensifs, mais aussi critique du

réalisme classique, parce qu’il lui reproche, comme nous l’avons déjà indiqué,

d’avoir par trop négligé le rôle des hommes d’État, Zakaria propose une nouvelle

version du réalisme stato-centré 405, néoclassique donc. C’est-à-dire que pour

[189] cet auteur, « les Nations essaient d’étendre leurs intérêts politiques au plus

loin quand leurs décideurs centraux entrevoient un accroissement relatif de la

puissance de l’État » 406. Ce qu’il s’est efforcé de montrer dans son livre consacré

aux États-Unis, en expliquant comment depuis les publications d’Alfred Mahan

(celles que nous avons examinées dans le premier tome) avec l’influence qu’elles

ont exercée sur la classe dirigeante américaine (au premier rang de laquelle, le

secrétaire à la Navy, Benjamin Tracy, puis le président Théodore Roosevelt lui-

même), c’est l’accroissement de la puissance économique américaine qui les a

poussés à devenir interventionnistes et à aller défendre leurs intérêts de plus en

plus loin. S’inspirant de la tradition réaliste européenne (Hintze, Rank, Weber,

mais il aurait pu citer aussi Aron), Zakaria fait la distinction entre l’État et la

société, tout en admettant comme l’enseignait le plus distingué des sociologues

allemands, que le pouvoir échoit entre les mains d’un appareil administratif,

central et coercitif. Dès lors, son « réalisme stato-centré » postule que les

402 Ibid., p. 83-137.403 Ibid., p. 55.404 Douglas Lemke, « Great Powers in the Post-Cold War World : A Power Transition

Perspective », in T.V. Paul, J.-J. Wirtz, and M. Fortmann, ibid., p. 52-75.405 F. Zakaria, op. cit., p. 35-43.406 Ibid., p. 42.

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détenteurs de cet appareil sont obligés de tenir compte à la fois de la configuration

du système international et des contraintes de la structure sociale interne de l’État,

laquelle décide de la façon dont le potentiel national est converti en puissance

étatique. La qualité des dirigeants, leurs facultés à extraire les ressources de la

société, comme le degré de centralisation des instances de décision sont, parmi

d’autres, des facteurs essentiels à prendre en considération. En effet, d’elles

dépendent le degré d’autonomie de l’État en matière de politique étrangère et sa

capacité à entretenir sa cohérence dans la durée. De son côté, Willam Wohlforth

insiste aussi beaucoup sur le rôle des perceptions qu’ont les décideurs et de la

puissance de leur État et de celles des autres 407. C’est pourquoi, de toutes ces

réinterprétations du réalisme, on retient qu’elles maintiennent la puissance dans

son rôle de variable centrale, mais qu’en même temps elles admettent que sa

configuration internationale est en interaction avec les structures nationales, et

que de cette interaction découlent les capacités des décideurs, aussi bien d’ailleurs

que leurs perceptions de la configuration et de son changement éventuel.

La centralité de la puissance affecte tout spécialement les rapports

économiques mondiaux, au point que pour l’économiste [190] français Christian

Saint-Étienne, l’avenir des Européens va dépendre de leur attitude à son

égard 408. Cet auteur considère que l’économie mondialisée est en train de se

hiérarchiser autour de cinq économies dominantes (États-Unis, Chine, Inde, Japon

et Russie), dont les deux premières sont des superpuissances nationalistes. Les

États-Unis distancent encore tous les autres. Leur avance leur permet d’imposer

progressivement leurs normes technologiques, mais aussi juridiques et comptables

internes à toute la planète. En face, note Saint-Étienne, l’idéologie « post-

puissance » et « post-national » des élites européennes apparaît complètement

déconnectée avec le réel. La conséquence est dramatique parce qu’elle les amène

à déconstruire les anciennes nations sans être en mesure de leur substituer une

nation européenne. Or, sans puissance, sans vision commune entre les membres

de l’Union, le déclin est inexorable et l’Europe deviendra une zone de sous-

traitance et un parc de loisirs pour Américains et Asiatiques fortunés. Dans

l’urgence, face à la montée des appétits des grandes puissances comme des

identités dures, notamment islamistes, l’économiste français tient la question

institutionnelle (cela semble plus vrai depuis mai 2005) pour moins essentielle

que le lancement de grandes politiques stratégiques européennes dans cinq

domaines : la démographie, la recherche-développement, l’investissement

407 William C. Wohlforth, The Elusive Balance : Power and Perceptions during the Cod War,New York, Cornell University Press, 1993.

408 Christian Saint-Etienne, La Puissance ou la mort, Paris, Seuil, 2003.

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productif et les grands réseaux d’infrastructures, l’environnement et la défense.

Étant entendu qu’une telle démarche pourrait ne réunir que les États les plus

motivés. Il conviendrait aussi que la politique de la concurrence menée par la

Commission cesse de privilégier systématiquement le consommateur sur le

producteur et le marché sur l’entreprise. Avant toutes choses, ce dont l’Europe a

besoin, pense Saint-Étienne, c’est d’une stratégie de puissance économique. Sans

elle, mais sans politique autonome de défense non plus, ajouterons-nous, l’inanité

de la notion de « puissance civile », mise en avant par les instances bruxelloises,

resplendit. L’idée qu’un groupe d’États, de plus en plus divergents dans leurs

politiques, puisse exercer une influence internationale fondée sur la coopération,

en exportant un certain nombre de normes et de valeurs, est inepte quand sa

position dans le système international ne cesse de se dégrader et que son image se

trouble. Le nouvel échec de la diplomatie, pourtant généreuse en moyens

financiers, [191] de la « puissance civile » européenne en Palestine où les régimes

ne cessent de se radicaliser, le montre bien. Il faut espérer que la toute récente

force d’interposition déployée au Liban rencontrera plus de succès et ne

compliquera pas un peu plus encore la position des Européens au Moyen-Orient.

La notion de « puissance civile » n’a de sens, au regard de leurs économies, que

pour des États comme l’Allemagne ou le Japon, empêchés d’être autre chose que

cela. En ce qui concerne l’Europe, elle faisait déjà sourire Hedley Bull qui se

demandait comment elle pourrait exister, en tant que « puissance civile » sans la

protection des États-Unis 409. Il n’y a que les politiciens et les politologues

européens, parce qu’ils sont justement impuissants face aux événements ou parce

qu’ils se refusent à reconnaître leurs erreurs de jugement, pour croire à la fin de la

puissance

2) En second lieu, on doit tenir compte de la transition et de la distribution de

la puissance. En effet, la montée en puissance de plusieurs États nous amène à

nous interroger sur l’éclairage sur le monde de demain qu’apporte la théorie de la

transition de la puissance précisément, élaborée par Ken Organski dès 1958 et

réexaminée récemment par Douglas Lemke. Et ceci d’autant plus qu’elle a

d’autres continuateurs, avec Jacek Kugler et Ronald Tamen notamment, qui

appliquent ses principes d’analyse à la situation présente pour essayer d’en

déduire les issues possibles 410. C’est qu’a priori, elle apparaît en parfaite

adéquation avec la redistribution qui s’opère sous nos yeux en faveur de la Chine

409 Hedley Bull, « Civilian Power Europe : A Contradiction in Terms ? » Londres, Journal ofCommon Market Studies, vol. 21, n° 1 et 2, septembre-décembre 1982.

410 Jacek Kugler and Ronald Tamen, « Regional Challenge : China’s Rise to Power », 2005,p. 33-53.

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et de l’Inde, quand on sait qu’Organski faisait grand cas du potentiel

démographique des États en lice lorsqu’une une partie conséquente de leur

population se développe et se modernise 411. Ce qui était le cas des situations

qu’il étudiait, celle de l’Allemagne face au Royaume Uni au dix-neuvième siècle,

celle des États-Unis et de l’URSS face aux deux nations précédentes dans la

première moitié du vingtième. Fondée sur le principe que les systèmes

internationaux qui se succèdent sont hiérarchiques, la théorie de la transition

s’intéresse principalement à l’évolution des relations entre la puissance dominante

et les puissances montantes qui sont ses challengers éventuels. La pyramide

actuelle peut ainsi être divisée en quatre paliers : au sommet, la puissance

dominante, les États-Unis. En dessous, les grandes puissances (Chine, Russie, et

potentiellement l’Inde et l’Union européenne si elle parvenait à se [192] donner

une unité politique). Au premier étage, les puissances moyennes, soit qu’elles sont

encore en voie de développement (Brésil, Indonésie), soit qu’elles sont

développées, mais démographiquement limitées et surtout en déclin, notamment

au niveau démographique (Allemagne, France, Italie, Japon…) 412. À la base, les

autres… Il faut préciser que suite à l’apport de Lemke, à savoir le modèle de la

hiérarchie multiple 413, le système pyramidal est conçu comme englobant de

multiples hiérarchies régionales et locales 414.

La puissance dominante étant pour l’instant (si elle ne subit pas une crise

impromptue) maîtresse du statu quo, dont elle a fixé les règles et les enjeux

diplomatiques, militaires, et économiques, la thèse privilégiée est que les guerres

entre les grandes puissances, sur la question de ce statu quo, sont des plus

probables quand la transition met aux prises l’État dominant et un autre insatisfait,

d’une puissance presque équivalente. Au contraire, si l’aménagement du statu

quo, à l’initiative de la puissance dominante qui n’est pas un hêgemôn parce

qu’elle a besoin d’alliés, peut combler les nouvelles puissances, la paix a toutes

ses chances. C’est d’ailleurs l’argument que développe Lemke pour expliquer la

pérennisation de l’OTAN et son extension vers l’Est de l’Europe, en dépit de la

disparition de la menace soviétique. Les nouveaux membres comme les anciens se

satisfont de la situation présente, et cela n’a rien à voir avec un ralliement avec

comme objectif un accroissement de la puissance des uns et des autres, comme

l’ont soutenu les réalistes offensifs 415. Il ne faut donc pas voir dans la théorie de

411 AFK Organski, World Politics, op. cit, p. 300-306.412 J. Kugler and R. Tamen, op. cit., p. 36.413 D. Lemke, Regions of War and Peace, op. cit., p. 48-66.414 J. Kugler and R. Tamen, op. cit., p. 37.415 D. Lemke, « Great Powers in the Post-Cold War World », op. cit., p. 65-69.

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la transition de la puissance une théorie systématique de la guerre entre les

grandes puissances, comme cela l’a été trop répété, défend Lemke, qui entend

répondre à certaines objections qui lui ont été opposées 416. De ses arguments

peut dépendre la crédibilité de la théorie dans le contexte actuel. En premier lieu,

il a été fait remarquer, par John Vasquez en particulier, que ni la première ni la

seconde guerre mondiale n’avaient commencé avec une attaque directe du

challenger insatisfait (l’Allemagne) contre la puissance dominante en déclin

(l’Angleterre). Et qu’il y avait bien d’autres causes à ces conflits. Lemke rétorque

que c’est quand même, à chaque fois, un allié des Britanniques (la France en

1914, puis la Pologne en 1939) qui furent agressés, et que pour indirecte qu’elle

fut, la rivalité anglo-allemande était fondamentale parce que déterminante [193]

du statu quo 417. En second lieu, mais c’est moins important, il a été relevé une

contradiction chez les théoriciens de la transition quant au moment choisi par la

puissance insatisfaite pour déclencher les hostilités, avant ou après qu’elle ait

rejoint ou dépassé la puissance dominante, car cela ne change pas grand-chose,

note Lemke 418. En troisième lieu, vient cette question essentielle, double :

comment apprécier le niveau de satisfaction d’un État contestataire du statu quo ?

Et comment ne peut-on considérer comme satisfait le challenger parvenu à la

parité avec la puissance dominante, comme ce fut le cas pour l’URSS avec les

États-Unis ? Lemke répond à la première interrogation, que c’est une affaire de

contexte, et que de ce point de vue, la théorie de la transition a devant elle tout un

champ d’investigations empiriques. Quant à l’Union soviétique, il pense que son

insatisfaction persistante, malgré son ascension jusqu’à l’équilibre stratégique,

provenait des frustrations qu’elle avait endurées, du peu d’égard dont elle avait

été l’objet. Et qu’une puissance pouvait être, à la fois, puissance du statu quo et

insatisfaite 419. En quatrième lieu, enfin, Lemke rejette toute association entre la

théorie de la transition et ce qui pourrait passer pour une spéculation sur « l’action

préventive » de la puissance dominante qui, dans les circonstances historiques

rencontrées depuis le début du vingtième siècle, s’en est toujours abstenue 420.

Ses dirigeants appréciant généralement mal la réalité. Néanmoins, comme un

grand nombre de travaux montrent que la suprématie va plutôt de pair avec la paix

et qu’au contraire les périodes de parité entre grandes puissances sont plus

conflictuelles, spécialement au moment où les décideurs prennent conscience des

416 Douglas Lemke, Regions of War and Peace, Op. cit, p. 27-35.417 Ibid., p. 28.418 Ibid., p. 29-31.419 Ibid., p. 31-33.420 Ibid., p. 34.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 196

changements de configuration de puissance, la théorie de la transition démontre

toute son utilité, pense Lemke, surtout si elle est susceptible de corriger chez ces

derniers leurs fausses perceptions.

C’est bien dans ce but que Jacek Kugler et Ronald Tamen s’essaient à

modéliser les dynamiques de la transition de la puissance. Indiquant qu’à leurs

yeux les vrais enjeux internationaux résident dans les éléments de la puissance, ils

sont convaincus, qu’une fois que le sentiment de surprise, d’indignation, et de

colère engendré par les attentats du 11 septembre 2001 se sera estompé, à moins

que les dirigeants occidentaux ne s’égarent à penser que le risque majeur est du

côté du terrorisme, que ceux-ci en reviendront à l’essentiel : [194] la montée en

puissance de la Chine et de l’Inde. Les rapports démographiques, mais aussi les

ratios de productivité et les taux de croissance sont en faveur de ces deux

dernières, au point que dans les prochains cinquante ans, la Chine sera devenue la

première puissance économique du monde et que l’Inde la rejoindra dans la

seconde moitié de ce siècle. Selon Kugler et Tamen, le processus est le même que

lorsque l’Allemagne rattrapait l’Angleterre et que l’URSS paraissait rejoindre les

États-Unis. Plus on s’approchera de la parité, plus les risques d’affrontement

deviendront grands si l’une des puissances montantes (ils pensent avant tout à la

Chine) a des raisons d’être mécontente du système international. Elle pourrait

l’être moins pour des raisons économiques (les deux politologues considèrent que

cela a été une bonne chose que de permettre son adhésion à l’Organisation

mondiale du commerce) que pour des raisons de sécurité si les États-Unis

s’opposaient toujours à la réintégration de Taïwan à la république continentale.

C’est la raison pour laquelle ils préconisent une « Grande stratégie » qui

consisterait pour les États-Unis à organiser une coalition avec l’Union européenne

et avec la Russie, invitée à intégrer celle-ci et à rejoindre l’OTAN. Ce que

l’unilatéralisme de l’Admi­nistration actuellement en place à Washington ne

permet pas. Sachant que, selon les estimations de Kugler et Tamen 421, la

prépondérance des États-Unis en Asie ne durera pas plus de vingt-cinq ans, seule

cette coalition, à laquelle pourrait éventuellement se joindre l’Inde, serait en

mesure d’amener la Chine à accepter le statu quo, en attendant que sa structure

sociopolitique et ses préférences d’État changent (on n’est pas loin de

Moravcsik !). Selon les théoriciens de la transition de la puissance, l’objectif de la

politique extérieure des États-Unis est, après avoir facilité son intégration au

marché mondial, de créer les conditions de l’insertion de la Chine dans le système

de sécurité construit avec les autres grandes puissances, soit l’OTAN elle-même ou

quelque chose de similaire. Au contraire, si la Chine devait, au milieu de ce siècle,

421 J. Kugler and R. Tamen, « Regional Challenge… », op. cit., p. 52

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se montrer insatisfaite de sa position dans le système mondial, ou si, dans une

moindre mesure, il en était de même pour la Russie ou l’Union européenne, le

pire, pensent-ils, serait à craindre.

Le Projet NIC 2020, déjà cité, raisonne lui aussi prioritairement en termes de

puissance. Il insiste sur le rôle capital des États-Unis dans le modelage du monde

futur, car « il influera sur le choix de la voie que décideront d’emprunter les

différents [195] acteurs, tant étatiques que non étatiques » 422. Il met l’accent sur

le défi que représente pour eux la Chine, sans envisager cependant comme les

théoriciens de la transition, toute la problématique des rapports entre les deux

grandes puissances de demain. Il constate le déclin des nations européennes et

entretient peu d’espoir quant au renouveau qui procéderait de leur union. En

revanche (sans doute parce qu’il réfléchit à plus court terme), il prend en

considération toute une série de facteurs et d’enjeux internationaux et

transnationaux : les contradictions de la mondialisation, la raréfaction des

ressources énergétiques, les migrations internationales, les mouvements

identitaires et les forces culturelles, le terrorisme international, etc. Tous

susceptibles d’interférer sur la transition de la puissance, mais très difficiles à

intégrer dans une vision précise du futur. Tant et si bien, que quelle que soit la

tournure que va prendre le monde de demain, il est certain que sa carte

géopolitique va profondément changer et que les positions avantageuses ou

dégradées des uns et des autres, États, sociétés ou individus seront fonction de

leurs pouvoirs respectifs, de leurs capacités stratégiques.

Parce que son nom revient si souvent dans les commentaires, il est temps de

s’enquérir de la Chine et de ce qui peut être dit et écrit dans ce pays sur le monde

qui l’entoure.

7. Les écoles traditionnelles et les approcheschinoises des relations internationales

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L’ascension irrésistible de la République populaire de Chine dans l’économie

mondiale, mais aussi en tant qu’acteur diplomatique, fait qu’il serait très

regrettable d’ignorer l’essence et l’évolution de la pensée chinoise sur les

relations internationales, alors même que celle-ci s’ouvre aux conceptions

422 Le rapport de la CIA…, op. cit., p. 74.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 198

occidentales, en particulier depuis que la Chine se comprend elle-même comme

État-nation. En effet, alors que la Chine impériale, close, ignorait le monde

extérieur qu’elle dédaignait et n’avait donc pas à spéculer sur ses relations avec

lui, la Chine républicaine, moderne, immergée dans le concert des nations du

système mondial renoue d’une certaine façon, à une autre échelle, avec la

situation caractéristique de l’espace politique chinois lors des périodes anciennes,

mentionnées [196] plus haut, dites du Printemps et de l’Automne (770-476 av.

JC), pour la plus vieille, et des Royaumes combattants (475-221 av. JC) pour la

plus récente. La partition de cet espace entre plusieurs unités indépendantes

rivales (tels les royaumes ou principautés Qin, Chu, Wu et Yue), formant le

système Hua Xia après l’effondrement du proto-empire de la dynastie Zhou, a

incité des politologues chinois à établir une analogie avec le système international

européen issu des traités de Westphalie et à comparer les conceptions

diplomatiques de la Chine antique aux théories occidentales contemporaines des

relations internationales 423 (leurs interprétations ont été saisies lors d’une

rencontre à Pékin en juin 2005 entre l’équipe du CAPCGRI de l’Université

Montesquieu de Bordeaux et le Département des relations internationales de

l’Université Beida de Pékin, sous l’égide d’une Action concertée incitative du

ministère français de la Recherche, dirigée par le politologue Michel Bergès).

Selon les nouveaux théoriciens chinois, le parallèle entre la Chine nouvelle et

la Chine ancienne est d’autant plus intéressant que le système Hua Xia, qui a donc

existé deux mille ans avant notre « période westphalienne » et qui a duré cinq

cents ans jusqu’au rétablissement de l’empire par les Qin, a connu les expériences

de la multipolarité, de la bipolarité, de l’hégémonie et du désordre. Ce qui veut

dire que les concepts d’équilibre des puissances, d’alliance, d’ordre hégémonique

ou d’État-pivot étaient déjà présents dans l’esprit des stratèges ou des

commentateurs chinois de l’Antiquité. Ils structurent ainsi les deux courants

principaux, l’un qualifié d’idéaliste, l’autre de réaliste, de la pensée diplomatique

chinoise pré-impériale. Il n’est donc pas étonnant qu’ils refassent surface

aujourd’hui, depuis la fin de la guerre froide seulement, par mimétisme avec les

nouvelles thématiques occidentales et dans le contexte « nationaliste » de

résurgence des divers courants de la pensée traditionnelle dans la Chine

d’aujourd’hui. Encore par mimétisme et parce que la Chine est avant tout

soucieuse de son développement, qu’elle gagne à participer à la globalisation, la

littérature chinoise sur les relations internationales ne privilégie plus comme avant

423 Rencontre de l’Action concertée incitative (ACI) du ministère français de la Recherche surle thème « Théories des relations internationales et hégémonie culturelle », Pékin,Université Beida, Département de Relations internationales, juin 2005, inédit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 199

les rapports militaires 424. Tous les connaisseurs de la Chine ne sont cependant

pas convaincus [197] de sa conversion complète à l’État moderne de type

occidental. Ross Terrill la voit, moitié empire, moitié nation moderne 425. Ce qui

sous-entend, selon lui, que l’establishment de la République ait pu se réapproprier

l’idée impériale vieille de 2500 ans, et que « tous les compromis qu’elle peut

passer avec les grandes puissances sont tactiques par nature, et non pas basé sur

l’acceptation d’une comparabilité morale entre la Chine et le monde des États

souverains »426.

Le géant du monde n’est ni une démocratie ni une fédération. L’autocratie

pékinoise ayant par ailleurs à gérer à la fois des disparités sociales et régionales de

plus en plus grandes et le réveil des nationalités, surtout turco-musulmanes,

Terrill pense que tout peut arriver en Extrême-Orient. Il note pour finir que la

diplomatie chinoise de ces dernières années a souvent déçu les attentes des

administrations américaines, tout simplement parce que les standards des

analystes occidentaux ne lui sont pas adaptés. Observons cependant la

« construction » de la diplomatie chinoise actuelle, sur le plan intellectuel, de plus

près.

A. L’idéalisme de la périodedu Printemps et de l’Automne

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La tendance générale durant la période du Printemps et de l’Automne peut

être qualifiée d’idéaliste, commentent les professeurs Ye et Pang, en ce sens qu’en

ce temps-là un accord assez général sur les valeurs permit une régulation du

système Hua Xia fondée sur le respect de certains rites (Li en chinois) 427.

Sachant qu’il protège chaque État du monde chinois de toute agression issue de la

périphérie barbare, le Li fixe les règles du comportement des unités Han entre

424 Jisi Wang, « International Relations Studies in China today : Achievements, Trends, andConditions », A report to the Ford Foundation : InternationalRelations Studies in China,Beijing, A Review of Ford Foundation Past Grantmaking and Future Choices, 2002, p. 105à 129.

425 Ross Terrill, The New Chinese Empire. And What It Means For The United States, NewYork, 2003, A Cornelia and Michael Bessie Book.

426 Ibid., p. 26.427 Zicheng Ye and Xun Pang, The Comparison of the Diplomatic Ideological between China

and the West, Pékin, Univrsité de Beida, 2001.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 200

elles, selon trois critères : celui de l’Hégémonie, celui de la Bonté et celui de la

Nature.

L’école de l’Hégémonie

L’auteur le plus représentatif en fut un homme d’État du royaume Qi, du nom

de Guanzhong. Sous son influence, le souverain de ce royaume exerça une

hégémonie bienveillante sur les [198] autres unités de l’ancien espace Zhou, allant

jusqu’à organiser des forces « multinationales ». Partant de ce que l’État devait

réunir quatre qualités (la bienveillance, la justice, l’honnêteté et l’humilité),

Guanzhong considérait que son rôle était de maintenir la paix en utilisant la force

avec parcimonie. Il aurait discuté des mérites respectifs du pouvoir de coercition

et du pouvoir d’influence, étant entendu que le royaume Qi se devait d’être

puissant et prospère pour parvenir à maintenir l’ordre international.

L’école de la Bonté

Les deux plus célèbres philosophes chinois, Confucius et Mencius, en sont les

deux piliers. Selon le premier, « la paix est le but ultime de la Chine ». Comme la

relation internationale n’est que la forme la plus extensive de la relation humaine,

la sincérité et la confiance, qui doivent la caractériser, ne peuvent reposer que sur

l’honnêteté (Xin) et la justice (Yi). Confucius en appelle lui aussi à la

bienveillance des États puissants, au respect des rites (Li) et espère en la

réunification de la Chine.

Les deux politologues que nous suivons ici, les professeurs Ye et Pang,

seraient enclins à comparer sa conception de la diplomatie et du monde à

organiser à celle du président américain Wilson 428. Quant à Mencius, non

seulement il reprend à son compte les préceptes de Confucius, mais il a un sens

plus profond que lui du cosmopolitisme jusqu’à pencher pour des formes

d’interventionnisme. Il s’interroge sur la relation entre les intérêts des États et les

valeurs. Il considère en outre que le chaos chinois qu’il observe résulte de la

conflictualité des intérêts particuliers. Lui aussi fonde l’ordre international

428 Ibidem.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 201

équitable sur la bienveillance (Ren) des pouvoirs et le respect des convenances.

Ren et Li, plus que la paix en soi, parce qu’ils la garantissent, forment son idéal

internationaliste. En leur nom, il est partisan de l’intervention de l’État le plus fort

avec l’accord des autres contre celui qui ne respecte pas ces principes, les menace

ou maltraite son propre peuple. L’interventionnisme de Mencius préfigurerait

ainsi l’interventionnisme humanitaire des démocraties modernes.

[199]

L’école de la Nature

C’est celle du « Tao » qui est au cœur de la pensée de Lao Zi. Elle impose la

conformité avec la nature et s’oppose à la guerre. Cependant, Lao Zi ne partage

pas les valeurs de Confucius sur les relations internationales, car il juge qu’elles

empêchent de saisir et de suivre l’ordre naturel, pacifique par essence. Il aurait été

bien loin de cautionner l’idée d’une anarchie internationale originelle, car il

pensait que si on laissait aller le cours des choses et du temps, la société

internationale se mettrait en ordre d’elle-même. L’harmonie doit résulter de

l’inaction (« Ne rien faire pour tout faire »). Les forces hostiles s’équilibreront,

s’effaceront, se modifieront d’elles-mêmes, ou se transformeront en leur contraire.

Ainsi est-il normal qu’un grand État guide des plus petits. Et que des plus petits

arbitrent des querelles ou des alliances entre grands États. L’idéal serait que les

dimensions des États s’égalisent et que chacun montre ses armes sans s’en servir.

Le général reconnu vainqueur est en fait celui qui n’a pas livré bataille. Dans

l’esprit de Lao Zi, le « Tao » est éternel et la paix est assurée par la nature, non

pas par l’humanité. Chez lui, l’état de nature est un état de paix, et il convient de

ne pas y attenter.

Entre ces trois écoles chinoises de la période du Printemps et de l’Automne et

la pensée idéaliste occidentale, les professeurs Ye et Pang relèvent quatre

analogies. 1) Les deux courants intellectuels se fondent sur une vision optimiste

de la nature humaine. 2) Les deux mouvements de pensée croient en un ordre

originel harmonieux inféré par le principe de rationalité, inspiré par Dieu chez les

Occidentaux des Lumières, par les principes du Ren et du Yi, les rites Zhou ou le

Tao, chez les Chinois des périodes Printemps et Automne et des Royaumes

combattants. Dans les deux cas, le chaos existant n’est que passager, et il est

possible de revenir à l’ordre naturel. 3) Les deux tendances idéalistes, occidentale

et orientale, conçoivent que des règles puissent permettre l’établissement d’une

paix durable ou éternelle. On constate une convergence entre le principe de la

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 202

rationalité humaine de la première et le principe de bonté de la seconde. Ce qui

laisse tous les espoirs… 4) Les idéalistes occidentaux et chinois considèrent

ensemble qu’il existe des valeurs morales supérieures aux intérêts des États 429.

[200]

Toutefois les professeurs Ye et Pang remarquent des différences entre l’ancien

idéalisme chinois et l’idéalisme occidental moderne ou contemporain. La

principale réside dans la manière d’établir ou de reconstruire l’état de paix

naturel. Alors que l’Ouest a comme ressources la démocratie et la loi, la vieille

Chine plus ou moins résurgente, qui n’a pas de tradition légaliste affirmée dans la

durée, s’en remet à la sagesse du monarque, de l’empereur puis à la bienveillance

des grandes puissances 430. Ces tendances ont été cependant concurrencées par

d’autres écoles qui s’appuient sur des présupposés inverses, comme dans la

logique occidentale.

429 Ibidem.430 Ibidem.

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B. La pensée réaliste dans la périodedes Royaumes combattants

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Si les conceptions de Guanzhong et de Mencius n’étaient pas dépourvues

d’éléments réalistes, c’est autour de Zichan, un personnage officiel important de

l’État Zheng, que s’était déjà constitué, pendant la période du Printemps et de

l’Automne, un cercle réaliste. Il mettait en avant les concepts de dissuasion,

d’équilibre, de maximisation de la puissance, etc. La lutte pour l’hégémonie entre

Wu et Yue légitimait d’ailleurs leur utilisation. Mais, avec la disparition complète

des vestiges rituels et formels de l’unité Zhou, et l’entrée dans l’ère des Royaumes

combattants, leur mobilisation devint pour des États qui se livraient à une sévère

compétition une nécessité historique. En Chine comme ailleurs le contexte

commandait à la réflexion politique et trois écoles, également, ont eu une grande

influence : celle de l’Irrestriction, celle de la Stratégie, et celle de la Puissance.

L’école de l’Irrestriction

Ses deux représentants sont deux diplomates de l’État de Yue, Wenzhong et

Fanji, menacé d’être conquis par celui de Wu. Ils vont développer une théorie de

la puissance : le destin d’un État dépend de sa force ; le devoir d’un État est de

développer ses capacités stratégiques et de saisir toutes les opportunités qui

s’offrent à lui. C’est-à-dire de tirer partie de toutes les contradictions du système

international, surtout quand l’État, comme c’était le cas pour Yue, est en position

de faiblesse. Le seul but de la diplomatie et de [201] la stratégie est de satisfaire

l’intérêt national, sans considération aucune pour la morale. Cependant, la

recherche de la puissance n’implique pas systématiquement la guerre. Wenzhong

envisage la possibilité de circonvenir pacifiquement Wu selon neuf moyens qui

renvoient soit à la corruption, soit à la déstabilisation interne, soit à la

manipulation. En somme la ruse plutôt que la force ; voilà qui nous rappelle

Nicolas Machiavel !

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 204

L’école de la Stratégie

Il serait plus juste de dire l’école de la Diplomatie, parce que Zhangyi et

Suqin, qui la symbolisent, raisonnaient avant tout en terme d’alliance, mais dans

le cadre, il est vrai, d’une stratégie globale. Zhangyi, qui montre une inclination

pour la géopolitique, privilégie la conception et la pratique de l’alliance

horizontale, afin que l’État de Qin, auquel il appartient, utilise au mieux sa

puissance, qui est grande, jusqu’à pouvoir exercer son hégémonie. Il recherche

donc les clefs stratégiques de l’échiquier chinois, mais aussi à prévenir toute

alliance verticale des autres États. Suqin est, au contraire, l’avocat de cette

dernière, dénommée ainsi parce qu’elle est censée réunir les unités les plus

faibles, mais comparables, afin de faire pièce aux ambitions de Qin. Considérant

que la diplomatie est préférable à la guerre, il multiplie les démarches discrètes ou

secrètes. Au fond, il s’agit d’équilibre des puissances. Suqin s’efforce de

contrebalancer la puissance de Qin par la coalition de six royaumes, tandis que

Zhangyi s’efforce de l’empêcher pour que Qin unifie la Chine sous son autorité.

Ce qui finira par arriver.

L’école de la Puissance de Han Feizi

Han Feizi (280-233 av. J. C.) tient pour acquis que les intérêts sont au cœur de

toutes les relations entre les hommes et entre les États. Ils sont la principale

motivation des premiers et sont l’essence même des rivalités entre les seconds.

Dès lors, les rapports de puissance déterminent les positions et les gains de

chacun. Il est donc rationnel, selon Han Feizi, que l’État qui entend garantir ses

intérêts ait pour première préoccupation de renforcer [202] méthodiquement sa

puissance. Celle-ci, précise-t-il, va de pair avec la prospérité, et outre la force

militaire, tient à d’autres paramètres : le système politique, la faculté d’adaptation,

l’homogénéité. Un système centralisé est ainsi, pour le penseur chinois, un facteur

de puissance.

Il n’accorde pas beaucoup d’attention à la diplomatie et ne croit pas du tout

aux idéaux du Ren et du Yi. La doctrine de Han Feizi fut mise en pratique par

celui qui devint le premier empereur Qin, Shihuang. S’il est tentant de comparer

Han Feizi à Morgenthau, remarquent les professeurs Ye et Pang, tant il est vrai

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 205

que leurs conceptions de la puissance les rapprochent, l’Occidental se distingue

du Chinois par son souci d’employer au maximum les ressources diplomatiques.

Finalement, les visions réalistes des deux mondes ont, comme les visions

idéalistes, bien des points communs.

1) La même approche pessimiste de la nature humaine.

2) Le caractère originel du désordre du monde, de l’anarchie internationale.

3) La conviction que l’intérêt national est le nœud des relations

internationales et la puissance son essence.

4) Cette puissance est, à la fois, hard power et soft power.

5) À quelques nuances près (les réalistes occidentaux sont moins abrupts

qu’un Han Feizi), aucun des deux camps ne pense que la morale puisse

avoir un rôle décisif en politique internationale.

6) Des deux côtés, moins systématiquement en Chine (Suqin et Zhangyi

surtout) qu’en Europe ou en Amérique, il est défendu que l’ordre

international dépend de la mise en place de la balance of power et de sa

préservation, de son maintien.

Ces six écoles anciennes chinoises ont perdu leur raison d’être après que

l’empire chinois se soit reconstitué sous la dynastie des Qin, et pendant les longs

siècles où il a vécu dans son « splendide isolement ». En revanche, elles méritent

d’être reconsidérées maintenant, si tant est que la Chine a admis qu’elle est un

État-nation parmi les autres. Cependant, comme entre-temps le monde est devenu

bien plus complexe, la réflexion chinoise sur les relations internationales s’est

enrichie de nouvelles thématiques.

[204]

C. L’évolution des études de relations internationalesen Chine depuis la fin de la guerre froide

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Dès que la Chine est entrée de plain-pied sur la scène diplomatique mondiale

et dans la globalisation, la question de la définition de « l’objet international » s’y

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 206

est immédiatement posée, là comme ailleurs. Faut-il continuer à parler de

relations internationales ou utiliser dorénavant une autre expression référant au

global ou au mondial ? La réponse en faveur du premier membre de l’alternative

est claire, explique Jisi Wang, simplement parce que le terme « international »

(guoji) demeure convenu en République populaire, dans la mesure où la référence

à un « nouvel ordre international » permet aux Chinois de faire-valoir un

traitement égalitaire des États, fondé sur le respect de la souveraineté de

chacun 431. Néanmoins, depuis 1989, l’analyse des relations internationales en

Chine a subi le contrecoup des choix internes en matière de stratégie de

développement (et des concessions inhérentes faîtes aux différents partenaires),

des contraintes extérieures, des défis nouveaux surgis du contexte mondial. Elle a

largement emprunté les instruments théoriques fourbis par l’Occident, notamment

l’Amérique du Nord. L’école anglaise étant de plus en plus appréciée, en raison

de sa référence à l’Histoire, et parce qu’elle fait diversion. Ce mimétisme n’est

pas du goût de tous les spécialistes, puisque certains d’entre eux estiment que

« les théories occidentales en relations internationales sont construites et

développées pour servir les intérêts des pays occidentaux et sont orientées par les

idéologies occidentales » 432. Leurs efforts pour créer une thématique

spécifiquement chinoise n’ont pas empêché, cependant, le fait que l’essentiel de

l’activité académique consiste à introduire, traduire et commenter les travaux

théoriques conçus outre Pacifique. D’une façon générale, constate le Professeur

Wang, la recherche théorique et les propositions constructives sont limitées. Cela

tient à la faiblesse de l’organisation universitaire en la matière, à une

connaissance insuffisante de la pensée politique aussi bien chinoise

qu’occidentale, et à l’absence de tout effort conséquent dans les domaines de

l’épistémologie et de la méthodologie 433.

[204]

À l’heure actuelle, note Jisi Wang, l’approche réaliste a le vent en poupe et

l’analyse des relations internationales en termes de relations entre les grandes

puissances (daguo guanxi) domine largement tous les autres champs. Les États-

Unis, la Chine, la Russie, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, le Japon, et

l’Inde, un peu moins fréquemment évoquée, pourraient bien avoir pris la place des

anciens Royaumes combattants dans l’imaginaire des spécialistes chinois des

affaires mondiales ! À moins qu’il ne s’agisse d’un effet tardif de la vieille

méfiance maoïste envers son environnement international ? Certainement aussi

431 Jisi Wang, « International Relations Studies in China Today », op. cit., p. 107.432 Professeur Liang Shoude de l’université de Pékin, ibid., p. 114.433 Ibid., p. 114-115.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 207

que l’ethnocentrisme chinois est amplifié par le fait que la RPC n’ait plus recours

à aucun artifice idéologique susceptible d’engendrer un minimum de solidarité

internationale et ait à remplir les fonctions banales d’un État-nation comme les

autres, livré à lui-même dans la jungle de la globalisation. Ce que Ross Terrill

explique autrement quand il écrit que la politique extérieure de Pékin obéit à trois

motivations : le revanchisme, la tradition de l’influence maximale et la recherche

d’une nouvelle légitimité 434.

La faiblesse de la multinationalisation des firmes chinoises explique sans

doute que les relations interétatiques occupent la plus grande surface des

publications et que les acteurs non gouvernementaux en soient réduits à la portion

congrue. Concomitamment, les études sur la sécurité ont proliféré, sachant que la

nature du phénomène en cause a varié en fonction des circonstances. C’est ainsi

que la Chine découvre à son tour qu’elle n’est pas à l’abri de fractures identitaires

en liaison avec des mouvements d’échelle mondiale. Mais, le problème des

représentations n’est pas complètement absent de tout ce questionnement

potentiellement matériel. Si beaucoup de spécialistes en Chine tendent à

considérer que dans leurs analyses sur la sécurité, les Américains demeurent

largement prisonniers de leur « mentalité de la guerre froide », quelques-uns,

comme le professeur Shi Yinhong de Nanjing, pensent qu’il en va de même pour

la plupart des observateurs chinois et que la Chine, en raison de sa montée en

puissance, devrait faire en sorte que les représentations qu’ont les Autres d’elle-

même soient plus rassurées 435. L’implication de plus en plus nette de la Chine

dans la politique mondiale a entraîné dans ce pays une forte augmentation [205]

des travaux consacrés aux études régionales (Area Studies), tandis que son

insertion dans l’économie globale ouvre de grandes perspectives aux recherches

relevant de l’économie politique internationale et à celles qui afférent à la

gouvernance globale, comprise le plus souvent dans l’ancien empire du milieu

comme une multipolarisation politique. Cependant, ce retour de la Chine dans les

affaires du monde, largement volontaire parce qu’imputable à sa propre politique

d’ouverture, est diversement interprété par les élites du pays.

D. Les élites chinoises et la sécurité de la Chineface à la globalisation

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434 Ross Terrill, op. cit., p. 278.435 Jisi Wang, « International Relations Studies in China Today », op. cit., p. 118.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 208

Le libéral Andrew Moravcsik et le réaliste Fareed Zakaria sont d’accord pour

dire que pour comprendre le comportement diplomatique et stratégique d’un État,

il faut prendre en considération ses préférences telles qu’elles sont définies par les

groupes dirigeants qui se partagent le pouvoir. C’est le même raisonnement que

tient Mumin Chen au sujet de la Chine quand il explique que ni la théorie réaliste

stricto sensu, ni la théorie libérale stricto sensu, et de surcroît de façon solitaire,

ne sont en mesure d’éclairer sa politique extérieure 436. Mais qu’il faut analyser

les idées, les perceptions et les motivations des élites chinoises qui participent à

son élaboration et à sa conduite, qui se déclarent tantôt « réalistes », tantôt

« libérales ». Pour cet observateur, la théorie des élites, telle qu’elle a été initiée

par Pareto, Mosca et Michels, est nécessaire, partout sans doute, mais en Chine

plus qu’ailleurs, en raison du fort caractère oligarchique du pouvoir chinois, pour

comprendre la ligne diplomatique adoptée et ses virages éventuels. Car si la

politique d’ouverture inaugurée par Deng Xiaoping n’est pas en cause, les avis

divergent quant aux conséquences de la globalisation pour la Chine et quant à sa

sécurité dans une configuration mondiale qui a ses avantages et ses inconvénients,

mais qui n’est jamais donnée et fixe et qui offre toujours des alternatives. Dans

son article, Mumin Chen s’attache donc à cerner les élites susceptibles d’influer

sur la politique extérieure, puis à évaluer leurs attitudes respectives par rapport

[206] à la politique d’ouverture et au monde extérieur, pour dégager enfin les

trois choix stratégiques entre lesquels les élites chinoises balancent.

Au niveau supérieur du tableau des élites qu’il dresse, Mumin Chen installe le

« noyau dirigeant » (lingdao hexin) composé des plus hautes autorités de l’État (le

secrétaire général du parti communiste, le Premier ministre), les membres du

bureau politique et un petit nombre de généraux de l’Armée populaire de

libération. C’est le premier cercle de décision en matière de sécurité et de

politique étrangère. Juste en dessous vient le Groupe central de direction des

affaires étrangères (CFALG), crée en 1958, dont le rôle s’est accru au cours des

années quatre-vingts. Il est formé de dignitaires de haut rang et de militaires tous

membres du parti. Il s’appuie sur un appareil bureaucratique comprenant le

Bureau central des affaires étrangères (CFAO), le Ministère des affaires étrangères

(MFA), le Ministère de la coopération, du commerce et de l’économie

internationale (MOF, etc). Au sein de ces organes et en raison de la priorité

accordée au développement, la situation des membres à vocation économique s’en

est trouvée renforcée. À leur périphérie, gravitent un certain nombre de think

tanks auxquels participent des universitaires. Selon Mumin Chen, ces groupes

436 Mumin Chen, « Going Global : The Chinese Elite’s Views of Security Strategy in the1990’s », Asian Perspective, vol. 29, n° 2, 2005, p. 133-177.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 209

plus ou moins informels disposent de plus d’autonomie qu’il y a quelques

décennies, mais le processus de décision politique est tellement peu

institutionnalisé en Chine que toutes les suggestions et influences éventuelles

passent par les relations personnelles. Enfin, notre auteur distingue un troisième

niveau qui relaie les mots d’ordre vers le grand public plus qu’il ne contribue à la

formation d’une opinion. Il comprend des journalistes et différents bureaucrates

ou universitaires susceptibles d’animer des forums sur la sécurité ou la politique

extérieure chinoise.

Malgré la structure oligarchique du pouvoir, qui s’est fixé pour ligne directrice

la politique d’ouverture dans le but d’assurer à la Chine un environnement

international stable et pacifique, le plus à même de lui permettre un

développement économique ininterrompu, il semble que les élites chinoises soient

partagées quant à l’impact positif ou négatif de cette politique. C’est selon [207]

qu’elles attachent plus d’importance à la croissance ou à la stabilité du pays. La

ligne de partage traverse tous les groupes, y compris les militaires. De la même

manière, si le slogan, « un pays riche, une armée forte » 437, réunit beaucoup de

suffrages, la perception du monde extérieur juxtapose celle des « réalistes » et

celle des « libéraux ».

La première est représentée par le professeur Zhang Ruizhuang, de

l’université de Nankaï, qui annonce que l’hégémonie américaine va devenir une

menace pour la Chine, ou par le professeur Fang Ning, de l’université de Pékin,

qui entretient des sentiments xénophobes parce qu’il est convaincu que les

Occidentaux ont toujours voulu démanteler la Chine 438.

La seconde est incarnée par He Fang, un membre de l’Académie chinoise des

sciences sociales, qui soutient que la Chine, à l’instar des autres États, est entrée

dans une nouvelle ère mondiale caractérisée par « la paix et le

développement » 439.

Des combinaisons susceptibles d’intervenir entre les deux appréciations de la

politique extérieure actuelle et entre les deux visions du monde, au cœur des élites

chinoises, Mumin Chen dégage trois options stratégiques pour la Chine : l’option

globaliste fondée sur une perception positive du monde extérieur, de l’inter-

dépendance, de l’intégration à l’économie de marché. Toutefois, elle n’implique

pas explicitement une adhésion aux valeurs occidentales, ni la conversion à la

démocratie pluraliste. L’option autonomiste, parce qu’elle tient pour négative une

437 Ibid., p. 156.438 Ibid., p. 157-158.439 Ibid., p. 159.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 210

trop grande ouverture et parce qu’elle refuse toute ingérence étrangère ou toute

dépendance trop marquée, apparaît comme son contraire. Elle n’équivaudrait

cependant pas à un retour à l’économie centralisée et à l’isolationnisme. L’option

du nationalisme économique constitue une option intermédiaire dans la mesure où

elle apprécie la politique d’ouverture parce qu’elle est bénéfique à la Chine et se

montre favorable à l’extension des échanges. Mais, en même temps, elle soutient

cette politique parce qu’elle renforce ses capacités économiques et parce qu’elle

est la plus apte à faire de la Chine une grande puissance. Pour ses partisans, le

monde de l’après guerre froide est toujours un monde de compétition, mais celle-

ci porte plus sur le [208] champ économique que sur le militaire. Dans ces

conditions, la prospérité ne peut s’acquérir qu’au prix d’une relative

insécurité 440. D’après les enquêtes qu’il a menées auprès des différentes élites

chinoises, Mumin Chen estime que la moitié des personnes concernées

soutiennent l’option globaliste, qu’environ un cinquième sont des autonomistes, et

que les autres penchent plutôt pour le nationalisme économique 441. En même

temps, il exclut toute corrélation trop étroite entre ces tendances et les

interprétations que l’on a, en Occident, du réalisme ou du libéralisme. La situation

intérieure de la Chine est trop compliquée et les interconnexions entre les réseaux

élitaires trop emmêlées pour que l’un de ces deux schémas puisse fonctionner

selon la mécanique qu’on leur prête. Au final, il est porté à croire que le

nationalisme économique a le plus grand avenir depuis que les élites sont

convaincues que le renforcement du pouvoir de l’État est le seul moyen de

concilier les deux objectifs en apparence contradictoires à l’âge de la

globalisation : la prospérité économique et la sécurité nationale 442.

Le nationalisme conduit d’autres experts chinois à envisager le monde du

XXIe siècle dans la perspective d’une lutte tous azimuts 443. Sans considérer du

tout que le militaire est devenu obsolète, ils le relativisent en expliquant que la

guerre est dans tout et partout, « hors limites ». « La guerre, qui a subi la

transformation de la technologie moderne et du système du marché, sera faite

sous des formes encore plus atypiques.

Autrement dit, alors que nous observons une diminution relative de la

violence militaire, nous rencontrons en même temps un accroissement de la

440 Ibid., p. 163.441 Ibid., p. 168.442 Ibid., p. 173.443 Qiao Liang et Wang Xiangsui, La Guerre hors limites, traduit du chinois et annoté par

Hervé Denis, préface de Michel Jan, Paris, Bibliothèque Rivages, 2003.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 211

violence politique, économique et technique » 444, écrivent-ils. C’est la

conséquence première de la mondialisation. Dans cette optique, la Chine se doit

de mettre en place une stratégie globale qui, selon la tradition chinoise, doit

privilégier l’action indirecte, la ruse, le rayonnement intellectuel, afin de

« soumettre l’adversaire sans avoir à combattre » comme l’a enseigné Sunzi. En

même temps qu’elle doit se donner un nouveau modèle conjuguant le national, le

supranational, le multinational et le non étatique. Le but, implicite tout au long

des pages de leur gros livre, est l’équilibre à terme de la puissance américaine au

moins en Asie.

[209]

Conclusion :le jeu des grandes puissances se poursuit

Retour au sommaire

Au fond, la pensée sur les relations internationales telle que nous venons de

l’examiner aux États-Unis et en Chine, mais cela est aussi perceptible dans l’école

anglaise, montre une convergence entre la théorie réaliste et la théorie libérale, car

aucun État ne peut sacrifier ou sa sécurité ou sa prospérité, au risque de

disparaître (URSS). Plus on avance dans le temps, et plus les emprunts mutuels

sont nombreux et significatifs. La raison est que si le monde est devenu plus

interdépendant et plus coopératif, le jeu des grandes puissances continue. En

réalité la mondialisation crée de nouvelles puissances. C’est pourquoi la Chine et

l’Inde qui l’ont bien compris s’y sont ralliées. Tant et si bien qu’une théorie

comme celle de l’équilibre des forces dont on a vu les limites, jusqu’à l’aporie

dans la mesure où ne s’était pas constituée de coalition antiaméricaine au

lendemain de la guerre froide, retrouve du lustre en Asie de l’Est où est en train

de se former une balance régionale qui concerne directement les États-Unis et la

Chine 445, et encore de façon indirecte l’Inde 446. Une balance qui pourrait bien

devenir assez vite mondiale, vu l’importance de la zone géopolitique du

Pacifique.

444 Ibid., p. 30.445 Robert S. Ross, « Bipolarity and Balancing in East Asia », in T.V. Paul, J.-J. Wirtz, and

M. Fortmann, op. cit., p. 267-304.446 Raju G.C. Thomas, « The South Asian Security Balance in a Western Dominant World »,

in T.V. Paul, J.-J. Wirtz, and M. Fortmann, ibid., p. 318-333.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 212

Pour le comprendre, il suffit que l’on accepte de jeter un regard

cartographique neuf et adapté sur le monde, c’est-à-dire qui se focalise en même

temps sur le face-à-face États-Unis/Chine et sur les autres grandes puissances

émergentes ou en cours de restructuration (Inde, Russie, Indonésie, Japon). Ce

changement drastique entraîne l’abandon de la vision européocentrique, tout à fait

justifié, d’un côté, par la paralysie ou l’ajournement définitif de la construction

européenne, et de l’autre, par les crises qui commencent à déstabiliser les nations

européennes à tous les niveaux, qui vont les affaiblir con­si­dérablement. On peut

même se demander si la nature ne va pas se mettre de la partie en favorisant la

formation d’un monde Arctico-Pacifique, en rendant navigable l’océan Arctique.

En effet, suite au réchauffement climatique qui a commencé et à la fonte de la

banquise, voire de toute la calotte glaciaire, pourrait exister vers la fin de ce siècle

une « méditerranée russo-américaine » qui aurait comblé les désirs de

l’océanographe russe Borissov, lequel avait envisagé l’installation de pompes

géantes sur le détroit de Behring pour brasser les eaux chaudes et les eaux froides

!

[210]

La balance USA/Chine à laquelle font de plus en plus ouvertement référence

les experts aussi bien américains que chinois des relations internationales

s’analyse principalement en termes militaire et économique, mais avec un arrière-

plan géopolitique global prégnant qui fait référence, ces derniers temps, à des

notions mahanienne ou mackindérienne. Ainsi pour Robert Ross, la bipolarité qui

a remplacé en Asie le triangle stratégique de la guerre froide induit un jeu

d’équilibre entre la puissance continentale chinoise et la puissance maritime

américaine. Ceci en dépit de la croissance inouïe de la façade maritime de la

Chine qui accentue la dichotomie territoriale du pays (l’opposition

littoral/intérieur), mais en raison de la supériorité navale considérable des États-

Unis. D’autres considérations accréditent ce schéma bipolaire.

D’abord, la grande politique des transports continentaux lancée par Pékin. Elle

a deux objectifs. Le premier est l’intégration territoriale de toute la Chine, avec

l’établissement de liaisons modernes entre l’Est, l’Ouest et le Sud. C’est dans

cette perspective qu’a été voulue la voie ferrée du Tibet, de Lanzhou à Lhassa, en

cours d’achèvement. Le second est l’établissement de communications

ferroviaires et routières avec le Centre, le Sud-Ouest et le Sud de l’Asie 447. Il

s’agit des lignes vers le Kazakhstan et le Kirghizstan, au cœur du continent

447 John W. Garver, « Transportation Links with Central, South-west and South Asia », in TheChina Quarterly, n° 185, March 2006, p. 1-22.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 213

asiatique, de la rénovation et de l’extension du réseau qui relie la Chine au

Pakistan, et du corridor de l’Irrawaddy entre le Yunnan et le golfe du Bengale,

pour les axes principaux. Mais d’autres projets existent, dont certains dépendent

de l’accord de l’Inde, tandis que se dessine et commence à fonctionner localement

le corridor eurasiatique entre la Chine et Rotterdam, via le Kazakhstan et la

Russie du Sud, depuis l’ouverture en 1990, du « nouveau pont terrestre eurasien »,

voie ferrée entre le Xinjiang et le lac Balkhach. Plus au Sud, depuis 1993, et à

l’initiative de l’Union européenne, est mis progressivement en place un second

corridor eurasiatique entre l’Europe, le Caucase, l’Asie centrale et la Chine

(Traceca : Transport Corridor Europe Caucasus Asia). Pour John W. Garver, qui

analyse l’impact géopolitique de ces réalisations (accroissement des échanges et

des solidarités intra-eurasiatiques), il est certain qu’elles seront susceptibles de

faire [211] revivre aux États-Unis le « cauchemar de Mackinder », c’est-à-dire

soit l’hypothèse, au pire, d’une hégémonie ou d’une coalition d’États en Eurasie,

soit, au mieux, d’un « concert eurasiatique » dont ils seraient eux-mêmes

écartés 448. Toutes choses qui va les obliger à maintenir une politique d’équilibre

dans les zones maritimes de l’Eurasie. Ensuite, et avant même que les nouveaux

réseaux continentaux aient permis à la Chine, d’une part, de trouver la cohésion

territoriale qui lui apportera de nouvelles ressources, et d’autre part, de se

ménager de nouveaux partenariats internationaux, les États-Unis ont entrepris, en

s’appuyant sur le Japon, un redéploiement naval qui leur garantit une supériorité

écrasante dans le Pacifique occidental 449. Cela passe par un renforcement de

l’alliance avec ce dernier pays, par le déploiement de trois nouveaux sous-marins

nucléaires à Guam, entre 2002 et 2004, par l’augmentation de la puissance

aérienne embarquée sur les porte-avions lancés à la fin des années quatre-vingt-

dix. Or, précise Ross, malgré ses efforts budgétaires en matière d’armement

naval, la Chine n’atteindra au mieux qu’en 2025 le niveau qui était celui de la

flotte soviétique à la fin de la guerre froide 450.

Dans la politique d’équilibre Est-asiatique, les États-Unis sont donc en

position favorable. Ils disposent d’une grande avance économique, puisque selon

différentes études, la Chine ne les rattrapera pas, en termes de PIB, avant 2043. Ils

savent que ses horizons continentaux ne lui inspirent pas tous la confiance, en

particulier du côté de la Russie et de l’Inde. D’ailleurs, depuis le 11 septembre un

certain rapprochement avec cette dernière s’est esquissé, qui laisse croire à la

448 Ibid., p. 21-22.449 Robert Ross, op. cit., p. 280-282.450 Ibid., p. 294.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 214

constitution d’une alliance soft entre les États-Unis, l’Inde et Israël 451. Dans ces

conditions, tout en maintenant haut leur garde géostratégique, les Américains

sont-ils avant tout enclins à attendre un changement politique en Chine dans le

sens de plus en plus de démocratie et d’esprit de coopération ? Surtout que les

données géopolitiques y incitent aussi, « parce que les sphères d’influence

chinoise et américaine sont géographiquement distinctes et séparées par l’eau, et

que l’intervention de l’une des deux puissances dans sa propre sphère ne menace

pas les intérêts de l’autre dans la sienne » 452. Ce qui n’était pas le cas tout à fait

dans le cadre de la bipolarité [212] de la guerre froide, où si les USA et l’URSS

n’avaient pas de frontières communes, leurs sphères d’influence se rencontraient

en Europe. Dès lors, si la mondialisation et l’interdépendance ne rendent pas

obsolètes les rapports de puissance entre les États comme le croient beaucoup de

néolibéraux, et si elles n’obligent pas à un même et unique système économique

mondial, comme nous le montrerons, au moins augurent-elles de la fin des

nationalismes et des volontés de domination. Cela n’est même pas certain car le

nationalisme qui a favorisé la croissance du capitalisme en Europe et en Amérique

du Nord au XIXe et au XXe siècle, joue le même rôle aujourd’hui en Chine et en

Inde. On peut croire que ces deux nations sont entrées dans le jeu de la

mondialisation parce que les transferts de technologie et les opportunités de gains

qu’elle offrait démultipliaient leurs possibilités de se développer, mais en même

temps parce qu’elle leur donnait l’occasion de contrer l’hégémonie occidentale. Il

faut donc rester prudent et garder à l’esprit ce conseil de Kenneth Organski :

« Nous sommes tous liés par notre propre culture et notre propre expérience, les

scientifiques autant que les autres hommes. Nous construisons nos théories pour

expliquer le passé et nous les projetons gaiement dans le futur comme des “lois

universelles”, affirmant que les propositions sur lesquelles nos théories sont

basées continueront d’être exactes. Les théories sociales correspondent peut-être à

leur époque, mais comme le temps passe, elles doivent être révisées » 453.

La réalité internationale change et ses perceptions par les acteurs, qui ne sont

pas les mêmes, également.

451 Raju G.C. Thomas, op. cit., p. 327-328.452 Robert Ross, op. cit., p. 291.453 Kenneth Organski, World Politics, op. cit., p. 307.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 215

[213]

Traité de relations internationales.Tome II. Les théories de l’interétatique.

Chapitre III

Constructivismeou pragmatisme ?

Retour au sommaire

Depuis la fin des années quatre-vingts, l’approche rationaliste des deux

« néos », le réaliste et le libéral, a été mise en cause, dans le monde anglo-saxon,

par deux courants, plus ou moins radicaux, le constructivisme et le

déconstructivisme. Tous les deux ont engagé leur combat sur le plan de l’identité

en relations internationales, de l’identité nationale principalement, sa nature et son

rôle. Leur but avoué étant de montrer que les transformations des identités, sans

vraiment s’interroger sur le fait qu’elles puissent résulter des rapports de

puissance, étaient et sont en mesure de changer le monde. Tandis que les

constructivistes s’appuient toujours sur une épistémologie positiviste et font appel

à l’observation empirique pour conduire leurs analyses, les déconstructivistes

délaissent complètement le positivisme et se cantonnent à l’analyse des discours.

En retour, ils se sont vus reprocher par le couple rationaliste leur absence de

méthode et leur incapacité, pour les premiers, ou leur dédain, pour les seconds, à

produire de la théorie. Ce qui réduit a priori notre champ d’investigation. Comme

d’autre part, ils sont pour une très large majorité transnationalistes, il nous

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 216

suffirait dans ce chapitre de nous intéresser au seul qui, parmi eux, se revendique

d’être un idéaliste stato-centrique, Alexander Wendt 454. Toutefois, cela serait

trop facile si les choses étaient véritablement aussi simples. Car d’autres

problèmes se posent d’entrée, et qui ne trouveront de solution que par un retour au

pragmatisme.

[214]

En premier lieu, parce que c’est par là qu’il faut commencer, il a été constaté

que plusieurs auteurs réalistes accordaient, à l’occasion de leur réflexion sur la

sécurité et sur la menace, une attention particulière au phénomène de la

perception. Soit à la perception de l’autre et à ses intentions, donc à ses idées et à

ses valeurs. Après les Sprout et Kenneth Boulding, dont les apports ont déjà été

appréciés, c’est au courant « perceptuel » initié par Robert Jervis que l’on pense

principalement. Celui-ci, tout et en se déclarant néoréaliste (« Vraiment, mon

approche, tout en étant fortement interactionniste, rejoint en partie la perspective

structurationniste », écrit-il en évoquant les travaux de Kenneth Waltz 455, dont il

considère que sa Theory of International Politics est le livre le plus important de

ces dernières décennies 456), reconnaît que la réalité n’est qu’une réalité perçue,

représentée. Et comme telle, qu’elle soit juste ou fausse, elle crée elle-même de la

réalité qui pèse sur les décisions. En second lieu, si l’on peut être d’accord avec

Jean François Thibault 457 et avec Stefano Guzzini 458 sur le constructivisme et

en particulier sur l’apport de Wendt, pour dire qu’on trouve chez celui-ci une

démarche métathéorique dont l’objet, nous dit Thibault, en citant L. Sklair, forme

« un ensemble de postulats sur les parties constituantes du monde et sur la

possibilité de le connaître » 459 susceptible de replacer le concept de la

représentation au centre de la théorie de la connaissance, l’affaire est

problématique à un double titre.

D’abord, il est plus que nécessaire de sonder en quoi consiste « la nature

intersubjective de la réalité internationale », leitmotiv des constructivistes, qui

contribue à la compréhension du système mondial. Peut-on se contenter d’y voir

454 Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit.455 Robert Jervis, System Effects. Complexity in Political and Social Life, Princeton, Princeton

University Press, 1997, p. 108.456 Ibid., p. 4.457 Jean François Thibault, « Représenter et connaître les relations internationales : Alexander

Wendt et le paradigme constructiviste », Notes de Recherches n° 7 du CEPES (Centred’études des politiques étrangères et de sécurité), Montréal, Université du Québec,jan­vier 1997, et http://www.er.uqam.ca/nobel/cepes/note7, html, 25 p.

458 Stefano Guzzini « The Concept of Power : a Constructivist Analysis », op. cit., p. 507.459 J.-F. Thibault, op. cit., p. 3.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 217

une simple interaction sociale dont il émergerait une intentionnalité collective,

sans tenir compte des remarques de Steven Lukes et du rôle grandissant de la

puissance d’influence ? C’est d’ailleurs ce qui a fait immédiatement réagir John

Mearsheimer qui à propos des idées, des identités et du discours politique

convenu interrogeait : « qu’est-ce qui détermine pourquoi tel discours devient

dominant alors que les autres reculent sur le marché des idées ? Quel est le

mécanisme qui gouverne l’ascendance puis le déclin des discours ? » 460.

L’interethnocentrisme étant la vraie nature de [215] l’intersubjectivité, et compte

tenu qu’il met en concurrence différentes visions du monde, le consensus n’est

pas une obligation. Comme nous l’avons vu avec Gadamer (cf. tome I), la

conscience humaine, loin d’être une abstraction, s’enracine dans un horizon

historique sur lequel se basent nos jugements. Il est impossible d’appréhender le

monde sans préjugés, et dans le rapport intersubjectif certains tomberont, d’autres

s’imposeront, parce que le contexte l’autorisera, au nom d’une légitimité de

circonstance.

Plutôt que de se comporter comme des critiques systématiques et

présomptueux des théories antérieures, il eut donc été préférable que les

constructivistes présentassent un véritable programme de recherche à l’instar de

l’école anglaise avec laquelle ils ont en commun d’insister sur la puissance des

idées dans la problématique du changement 461. Précisons au passage, que

Devlen, James et Özdamar qui soulignent cette convergence se fondent sur la

définition que propose Patrick James du programme de recherche 462. À savoir

qu’à partir d’une vision du monde ou d’une ontologie donnée, on se verra offrir :

1) une série de propositions assorties de données paramétriques (c’est le hard core

du programme) ; 2) des règles qui interdisent certaines formes de théorisation (ce

qui relève de l’heuristique négative) ; 3) une série de théories, excipant quant à

elles de l’heuristique positive et ayant à résoudre, avec succès ou non et de façon

cumulative, des problèmes empiriques (ce qui sous-entend des descriptions, des

explications et des prédictions d’actions ou d’événements).

Les trois auteurs constatent alors que l’école anglaise à partir de trois visions

du monde divergentes (grotienne, réaliste et révolutionniste ou kantienne) et

460 John Mearsheimer, « The False Promise of International Institutions », in M. E Brown, O.R.Coté, S.M. Lynn-Jones, and S.E. Miller (édit.) Theories of War and Peace : AnInternational Security Reader, Massachusetts, MIT Press, 1998, p. 374.

461 Balkan Devlen, Patrick James and Özgür Özdamar, « The English School, InternationalRelations and Progress », in International Studies Review, Blackwell Publishing, vol. 7,Issue 2, juin 2005, p. 182.

462 Patrick James, International Relations and Scientific Progress : Structural RealismReconsidered, Columbus, Ohio State University Press, 2002.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 218

d’une ontologie stato-centrique (les États sont les principaux acteurs de sociétés

ouvertes, avec comme autres entités les systèmes impériaux ; les relations entre

les États forment le système international ; les frontières dépendent de la

perception des menaces) promeut un paradigme, celui de la société internationale

(dans laquelle les acteurs s’accordent à respecter les souverainetés et à maintenir

un ordre basé sur la diplomatie, le commerce, le droit et les institutions créées par

les États), et met en mouvement des théories (fondées sur les intérêts [216]

communs, la coopération, etc.) comme des hypothèses (si la société internationale

existe, alors la coopération est possible) 463. C’est au niveau de ces théories et de

ces hypothèses qu’intervient le clivage entre la tendance pluraliste et la tendance

solidariste au sein de l’école anglaise.

Ensuite, l’emphase mise sur les visions et les représentations renvoie à cet

autre débat initial, présenté dans le chapitre introductif, relatif à la fois à

l’accessibilité du monde réel et à l’insécabilité des faits et des valeurs. Peut-on

décrypter le monde réel derrière les représentations en substituant, purement et

simplement, une « structure idéelle » à une « structure matérielle », en tant que

déterminant du système international, comme le pense Wendt ? Et prétendre

arriver, de surcroît, à montrer que les États finiront par partager la même vision

consensuelle, kantienne, du monde ? Ou, au contraire, ne faut-il pas admettre,

même si Searle a raison et qu’il existe une réalité au-delà des représentations,

qu’elle est insaisissable comme Rorty le pense, et tous les constructivistes

pragmatistes, ceux que Le Moigne a distingués 464, avec lui. Tel Jean Piaget qui

parle de constructivisme radical et qui fonde son épistémologie constructiviste,

qu’il dénommait « génétique » 465, sur l’idée, très tôt apparue chez lui, que

« l’intelligence […] organise le monde en s’organisant elle-même » 466. Formule,

avance Le Moigne, qu’Ernst Von Glazersfeld interprétera en expliquant qu’elle

invite « à une théorie de la connaissance dans laquelle la connaissance ne reflète

pas une réalité ontologique “objective”, mais concerne exclusivement la mise en

ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience » 467. Comment

ne pas admettre que la « réalité de la réalité internationale » change d’un acteur à

463 Devlen, James et Özdamar, op. cit., p. 175.464 Jean-Louis Le Moigne, Les Épistémologies constructivistes, Paris, Puf, col. « Que sais-

je ? », n° 2969, 2e édit., 1999.465 Ibid., p. 37-41.466 Jean Piaget, La Construction du réel chez l’enfant, Genève, Nestlé/Delachaux, 1937-1977,

p. 311.467 Ernst Von Glaserfeld, « Introduction à un constructivisme radical », in L’invention de la

réalité. Contributions au constructivisme (sous la direction de Paul Watzlawick), Paris,Seuil, 1988, p. 19-43.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 219

l’autre, c’est-à-dire que sa représentation varie en fonction, à la fois, de son

horizon déterminé par sa position dans le système et de la « matérialité

historique » de ce dernier ?

Au final, au moins pour ce qui concerne les théories stato-centriques des

relations internationales, il n’y a même plus à plaider pour l’indispensable retour

au pragmatisme. En effet, si on les étudie en profondeur, on constate qu’elles

prennent toutes en considération les dimensions matérielles, idéelles et

représentationnelles du monde, et que tous les auteurs de Waltz à Wendt en [217]

passant par les réalistes structuralistes anglais, par les libéraux et Moravcsik

particulièrement, par les théoriciens de la transition de la puissance, par les néo-

traditionalistes, ou par les néo-gramsciens, tous se considèrent plus holistes les

uns que les autres. Simplement, les priorités et les attitudes mentales des uns et

des autres les conduisent à creuser des tranchées entre leurs dispositifs

épistémiques. Mais qui peuvent être recouvertes par des convergences

systémiques.

1. Images et perceptionsen relations internationales:

l’apport de Robert Jervis

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L’existence de deux réalités internationales conjointes fut tôt reconnue par les

béhavioristes américains 468. Celle d’une « réalité opérationnelle » et celle d’une

« réalité psychologique » qui sont chacune, respectivement, très proche de l’un

des deux aspects de la réalité que distingue Paul Watzlawick : « le premier a trait

aux propriétés purement physiques, objectivement sensibles des choses, et est

intimement lié à une perception sensorielle correcte, au sens “commun” ou à une

vérification objective, répétable et scientifique. Le second concerne l’attribution

d’une signification et d’une valeur à ces choses, et il se fonde sur la

communication » 469.

Or, c’est à cette dualité, parce qu’elle parasite le processus de décision des

dirigeants, que Robert Jervis a consacré la plus grande part de sa réflexion. Tout

468 Cf. notre Épistémologie de la géopolitique, p. 224-227.469 Paul Watzlawick, La Réalité de la réalité. Confusion, désinformation, communication,

Paris, Seuil, 1978, p. 137.

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en se situant dans la filiation de Harold et Margaret Sprout 470, il délaisse les

représentations globales pour, dans un premier temps, jusqu’à la publication de

System Effects, se concentrer sur l’acteur. C’est-à-dire, avant tout, sur le chef

d’État ou le chef de gouvernement dont l’efficacité des décisions en matière de

politique étrangère est une affaire de bonne ou de mauvaise perception, de

« perception exacte » ou de « perception faussée » (misperception), de l’image

que l’État entend donner de lui-même, de son environnement international, plus

précisément des perceptions et des intentions des Autres 471. Ce qui fait

évidemment beaucoup à la fois. Jervis a donc cherché des indicateurs sur les

intentions des [218] dirigeants des États, à travers les images qu’ils suggèrent aux

autres, avant de consacrer tout un livre à la perception de la réalité internationale

et à son rapport avec la théorie. Le soin qu’il accorde aux phénomènes

d’interaction dans sa recherche ne pouvait que le conduire à prendre parti pour

l’analyse systémique, sachant qu’il considérait, dès les débuts de ses travaux, que

« la question de savoir comment un État perçoit les autres ne saurait être étudiée

en dehors de la question de savoir comment les autres entendent être perçus et

essaient de créer les images désirées » 472.

A. Signaux et indices

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C’est d’abord, naturellement, une affaire de paradigme. Si l’on est persuadé

que les États partagent désormais une vision libérale et pacifique du monde, qu’ils

font de la transparence de leurs rapports un principe, et que la « communication »

est devenue le maître mot des relations internationales, alors les résultats des

recherches auxquelles s’est livré Jervis peuvent sembler superflus ou datés. Si

l’on adhère, comme lui, au paradigme néoréaliste, ou que l’on croit simplement

que la force et la ruse peuvent, à tout moment, redevenir les principaux moyens

des États en politique étrangère, alors ses enseignements sur la façon d’essayer de

comprendre les intentions de l’autre demeurent tout à fait pertinents. Cependant, il

faut bien voir que cette alternative en soi atteste de ce que la question de la

perception des autres reste centrale. Même dans une période marquée par les

470 Robert Jervis, The Logic of Images in International Relations, Princeton, 1970, avec unepréface pour la nouvelle édition, référencée ici, New York, Columbia University Press,1990, p. 4.

471 Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics, Princeton, NJ,Princeton University Press, 1976.

472 Robert Jervis, The Logic of Images…, Préface à la nouvelle édition, op. cit., p. XII.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 221

échanges et la coopération, comme celle que nous vivons, un État peut être

soupçonné de jouer un double jeu. C’est ce qu’un nombre d’Américains est tenté

aujourd’hui de penser de la Chine, et inversement, en raison des préjugés

respectifs, de l’inertie des images du passé, et de l’appréhension mutuelle de

l’accroissement des forces de l’autre. Aussi, l’avenir des relations sino-

américaines dépendra largement des messages et des images délivrés et perçus

d’un côté comme de l’autre. Car quand un État croit percevoir un message, il

cherche à saisir les intentions réelles du partenaire. Et quand lui-même délivre une

image, il s’interroge [219] sur la façon dont l’autre l’interprète et sur sa réaction.

C’est pour essayer d’analyser ces processus, en particulier pendant la période

diplomatiquement délicate de la guerre froide qui l’a longtemps occupé, que

Robert Jervis a disséqué les deux notions, au demeurant banales, de signal et

d’indice.

Les signaux, il les conçoit comme des déclarations ou des actions dont les

sens respectifs sont l’objet d’une compréhension mutuelle, explicite ou implicite,

entre les acteurs, tandis que les indices sont toujours des déclarations ou des

actions mais dont l’évidence ou la véracité de l’impression qu’elles suggèrent sont

intrinsèquement liées aux capacités ou aux intentions de l’émetteur, comme l’a

analysé en détail Constanze Villar dans son étude sur le « discours diplomatique »

en termes de sémiologie politologique 473.

Les premiers font régulièrement partie du discours diplomatique, que ce soit

sous la forme de messages secrets ou publics ou relèvent de la gesticulation

diplomatique (rappel d’ambassadeur ou rétablissement de la représentation par

exemple). Le lancement d’un missile, la menace de sanctions, l’annonce

médiatisée d’un programme d’aide ou d’une baisse unilatérale de tarifs douaniers

sont d’autres types d’action qui ont vocation à servir de signal. En général, précise

Jervis, ils ne changent guère la matérialité des faits, et leur seul objectif est de

faire réagir le destinataire du message. Pour cela faut-il encore que celui-ci veuille

bien en retenir le sens, et qu’il soit convaincu que c’est bien celui que l’émetteur

respectera dans le futur.

Les seconds ne relèvent pas directement de la relation bilatérale ou de

l’échange de messages. Ils sont des indications sur les comportements éventuels

des autres acteurs de différentes provenances. En effet, ils concernent aussi bien

les événements intérieurs d’un État, que les changements de personnel politique,

les tempéraments individuels des dirigeants ou des plénipotentiaires, l’état d’une

473 Ibid., p. 18. Pour une analyse critique de Jervis, sur un sujet totalement délaissé par lascience politique officielle française, cf. Constanze Villar, Le Discours diplomatique, Paris,L’Harmattan, col. « Pouvoirs comparés », 2006.

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opinion publique ou, dans l’ambiance de concurrence exacerbée du monde actuel,

les avancées technologiques et les projets économiques. Qu’il s’agisse de guerre

ou qu’il s’agisse de paix mais aussi de compétition, ces indices renvoient à la

puissance. Ils sont pour l’essentiel des « indices de capacité » comme les appelle

Jervis 474. Ils contribuent à la construction [220] des images que se fait un État de

ses partenaires dont il déduit si tel ou tel est en mesure de conduire telle ou telle

politique ou d’exercer telle ou telle pression. La quête de plus en plus

indispensable de ces indices, dans un monde où les risques se multiplient et où la

concurrence s’intensifie, explique la prolifération en aval du pouvoir politique des

officines spécialisées dans l’intelligence stratégique et l’intelligence économique.

B. « Perceptions et fausses perceptions »

Retour au sommaire

Si le but de ces organismes (comme, en amont, des services secrets) est la

connaissance des décideurs, et encore mieux de leurs intentions, leurs perceptions

erronées sont non seulement possibles, constate Jervis, mais surtout difficiles à

éviter. Il y a, explique-t-il, tout un travail sur les intentions à faire. Dans son

esprit, celles-ci désignent l’ensemble des actions qu’un État est censé pouvoir

entreprendre, quitte à courir certains risques 475. Leur estimation dépend des

niveaux d’analyse que l’on tient pour essentiels, mais qui peuvent se contredire ;

ce qui oblige à concevoir différentes théories dont le problème principal est celui

de leur consistance cognitive. Quant aux niveaux, Jervis rappelle que les experts,

politologues et historiens, ne sont d’accord ni sur leur nombre, ni sur leur

pertinence respective. Pour sa part, il en retient quatre : le niveau de la prise de

décision, celui des décideurs ultimes ; le niveau de la bureaucratie ; la question de

la nature de l’État et des effets de la politique intérieure ; et enfin, l’influence de

l’environnement international. Mais il se garde de dire quel est le plus décisif. Ces

acteurs multiples, qui sont différents d’un État à un autre, se relativisent

mutuellement. L’importance de chacun varie d’une problématique à l’autre.

Si l’environnement mondial influence la ligne générale de la politique de

l’État, il ne saurait prédire ses réactions spécifiques. Le choix de Jervis est, dès

lors, de centrer son analyse sur le premier niveau, celui des décideurs, sans

négliger l’interférence des trois autres, mais sans prendre en considération toutes

474 Robert Jervis, The Logic of Images, op. cit., p. 38.475 Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics, op. cit., p. 48.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 223

les variables. Son but n’est pas de faire une théorie générale, mais de [221]

montrer comment les perceptions des dirigeants peuvent être déformées 476. Ou

plus simplement se contredire entre elles. Il donne cet exemple d’un Clement

Attlee, premier ministre travailliste britannique, qui proclamait, en 1937, que « la

politique étrangère du gouvernement était le reflet de sa politique intérieure »,

tandis que le secrétaire au Foreign Office déclarait de son côté que « les

révolutions ne changent pas la géographie, ni ses contraintes » 477.

Jervis construit donc son enquête sur deux principes qui sont en même temps

deux étapes : en béhaviouraliste et microsociologue conséquent, il arrête que les

perceptions de l’acteur sont les causes immédiates de son comportement, puis il

s’interroge sur les images de la réalité qui informent ces perceptions. Ses examens

l’amènent alors à conclure que bien souvent les décideurs se trompent, non

seulement, sur les intentions (les actions qu’ils sont susceptibles d’engager) qu’ils

prêtent aux autres États, mais aussi sur le fait qu’ils s’avéreraient toujours

capables de prédire leur propre comportement 478. Cela, pour quatre raisons : les

décideurs ne savent pas comment ils réagiront dans les cas fréquents où les

événements internationaux dépassent ce qu’ils avaient pu imaginer ; certains

événements peuvent les amener à reconsidérer leurs buts et leurs valeurs ; les

décisions prises et agissantes interviennent dans un contexte international qui

n’est déjà plus celui qui était attendu ; enfin, c’est le contexte intérieur lui-même,

l’opinion publique notamment, qui peut avoir changé depuis que les décideurs ont

arrêté leurs plans. La compréhension des faits nécessite donc la mobilisation de

théories qui réfèrent elles-mêmes à des paradigmes, convient Jervis 479.

Le problème est alors celui de la consistance des faits avec les représentations

et d’obtenir de la façon la plus rationnelle qui soit cette consistance cognitive qui

permet à l’acteur de saisir la complexité du monde 480. Le risque le plus grave est

de s’enfermer prématurément dans une représentation, car l’acteur, ou

l’observateur, est alors incapable de comparer un grand nombre d’images du

monde et d’adapter sa perception au changement. Cette dissonance cognitive est

courante car l’individu qu’est le décideur ne fait pas toujours l’effort d’intégrer les

informations qu’il reçoit pour modifier ses images. Cependant, elle se meut en

consistance [222] irrationnelle, précise Jervis, quand elle est consciente, c’est-à-

dire quand l’acteur sélectionne les faits qui confirment sa vision du monde, et

476 Ibid., p. 20-31.477 Ibid., p. 23.478 Ibid., p. 54.479 Ibid., p. 156.480 Ibid., chap. 4.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 224

attribue du même coup une cohérence artificielle aux intentions et à la stratégie de

ses alliés ou de ses adversaires 481. Mais, peut-on vraiment, de façon

systématique, considérer que les décisions prises au sommet ne forment qu’un

ensemble permanent et décalé de « misperceptions », d’erreurs d’interprétation ?

C. L’interactivité des perceptions et des stratégies

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Les intentions des uns et des autres, et les résultats de leurs actions, sont

d’autant plus difficiles à prévoir, soutient Jervis, que leur production n’est jamais

un fait unilatéral 482. Elles dépendent les unes des autres. Elles sont

interconnectées et forment un système. Celui-ci est construit par l’interaction des

stratégies des acteurs 483. Parce que si chaque acteur est guidé par ses désirs et ses

buts, ses calculs et ses stratégies ont à tenir compte de ceux et de celles des autres.

Ils sont aussi influencés par leurs perceptions mutuelles.

Ainsi, pendant la guerre froide, comme le faisait remarquer Thomas Schelling,

ce sont les menaces et les peurs qui assuraient l’interconnexion 484. Les images

contribuent donc à la définition des nations amies ou ennemies, et les stratégies

les confortent, les atténuent ou les dévalorisent. Il a été ainsi expliqué que la

stratégie agressive de la Serbie, à l’origine de la guerre en Yougoslavie, avait été

motivée par la crainte pour la sécurité des communautés serbes dispersées en

Croatie et en Bosnie-Herzégovine, elle-même consécutive à la stratégie de rupture

de la république fédérale engagée par la Slovénie et suivie par ces deux-là 485.

Les acteurs quelques fois ne savent pas évaluer la façon dont leur stratégie influe

sur celle des autres et ont du mal à se rendre compte de ce qui peut changer chez

eux en fonction de leur propre comportement. C’est l’interaction des stratégies qui

permet de comprendre ce paradoxe selon lequel, en raison des réactions des

autres, des actions qui visaient à les affaiblir ou à leur porter tort tournent à leur

avantage. Les résultats suivent ou ne suivent pas toujours les intentions. En effet,

les comportements stratégiques modifient, [223] unilatéralement quand il s’agit

d’une grande puissance, ou multilatéralement quand il s’agit d’un groupe d’États,

481 Ibid., p. 128-145.482 Robert Jervis, System Effects, op. cit., p. 39.483 Ibid., p. 44.484 Thomas Schelling, Arms and Influence, New Haven, Yale University Press, 1966, p. 55.485 Barry Posen, « The Security Dilemma and Ethnic Conflict », Survival, vol. 35, n° 1,

printemps 1993, p. 27-47.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 225

l’environnement international, et dans un système, les actions ont des effets

involontaires sur les acteurs 486.

La perception des intentions et de la nature de l’autre est devenue, au moins

depuis les travaux de Jervis, un exercice incontournable dans l’étude des relations

internationales (même si la question retrouve en fait, à sa manière, la

problématique machiavélienne ancienne de la fortuna, qu’elle inverse pour obéir

aux postulats épistémologiques et idéologiques du behaviouralisme américain).

Elle va de pair avec l’analyse de la puissance matérielle chez les néoréalistes. Elle

suffit par contre au bonheur des constructivistes iréniques qui pensent que le

partage des normes et de la même vision du monde conduit inmanquablement à la

paix. Pour eux, le fait que tous les membres d’une communauté sont des

démocrates et « négocient » au sein de démocraties est décisif, moins pour les

raisons avancées par les libéraux que parce que cela crée chez les peuples

concernés le sens d’une identité commune, et donc d’un système de valeurs

suffisant pour « agir communicationnellement » hors de tous intérêts divergents.

Après avoir analysé leur raisonnement, il faut alors s’interroger sur les

« structures intersubjectives » qui les génèrent, sur l’origine de ces dernières, leur

rapport à la puissance et à la configuration que les acteurs forment entre eux.

Mais, signalons de suite l’objection majeure que Jervis leur adresse de ce point de

vue : à savoir que les constructivistes prennent l’effet pour la cause, et que les

identités, les images, de soi-même et des autres, sont des superstructures. Ce qui

est crucial, ce n’est pas ce que les gens pensent, mais ce sont les facteurs qui les

amènent à croire ce qu’ils croient. Les constructivistes mettent tous leurs espoirs

dans le pouvoir de persuasion et de socialisation et dans la capacité des idées,

forcément fraternelles et généreuses, à se répliquer et à se maintenir d’elles-

mêmes. Or, cette foi dans la validité et la dans la force des idées apparaît à Jervis

tout à fait excessive, car, ajoute-t-il, les visions et les images qui nous semblent

évidentes aujourd’hui pourront être rejetées par les générations ultérieures,

plongées dans d’autres configurations 487.

486 Robert Jervis, op. cit., p. 48-61.487 Robert Jervis, « Theories of War in an Era of Peace… », op. cit., p. 4.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 226

[224]

2. L’approche constructiviste des identitéset des intérêts en relations internationales

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Le constructivisme n’est ni une théorie, ni un programme de recherche au sens

propre. Il n’a proposé aucun modèle d’analyse des relations internationales, si ce

n’est celui, très elliptique, des trois types d’anarchie internationale d’Alexander

Wendt. Il n’invente rien puisque tous les thèmes qu’il systématise existaient déjà

chez les réalistes, les béhavioristes, les moralistes, les pragmatistes et les

théoriciens de la perception et de la communication. La vocation métathéorique

qui le caractérise (les auteurs constructivistes ne font généralement pas mystère de

leur ascendant néokantien) le conduit simplement à reposer avec insistance la

question du rôle des croyances, des valeurs et des représentations dans une

organisation interactive de la vie internationale qui fait que les acteurs

reproduisent ou transforment les structures normatives dans lesquelles ils agissent,

et qu’eux-mêmes changent en fonction des contraintes ou des opportunités qui

s’offrent à eux en fonction des liens et des échanges qu’ils nouent et de leurs

rencontres. Le constructivisme est en somme la prise de conscience de

phénomènes trop négligés ou trop déconsidérés par les écoles utilitaristes qui se

sont focalisées sur la guerre froide ou sur l’extension du marché, mais qui

permettent de comprendre le monde au-delà de ses apparences matérielles et

immédiates. Par conséquent, de mieux expliquer des événements surprenants, et

pourquoi pas, d’en déduire des principes et des modalités pour l’action et

l’intervention internationales en faveur de la paix.

Ce projet de reconstruction de la connaissance en matière de relations

internationales et de reformulation des problèmes qui se posent à travers le monde

manque cependant d’unité. John Gerard Ruggie a discerné pertinemment trois

tendances (classique, naturaliste et postmoderne) que nous avons déjà eu le loisir

de présenter (cf. notre chapitre introductif). Quant à Maja Zehfuss, elle tient les

contributions d’Onuf, de Kratochwil et de Wendt au constructivisme pour les trois

principales (elles ne recoupent cependant qu’en partie les trois précédentes).

Outre qu’elle déplore l’absence d’une véritable cohérence épistémologique, [225]

elle lui reproche de courir trop souvent après « la vérité », alors même que nous

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 227

ne connaissons le monde qu’à travers nos représentations 488. Le manque d’unité

s’explique en partie par le caractère analytique du projet constructiviste, en

particulier chez Wendt, que relève Thibault. Loin de rechercher une interprétation

d’ensemble du système global à partir des représentations subjectives que se font

les acteurs de sa configuration et de ses contraintes, les propositions des

constructivistes « visent en quelque sorte à disséquer l’architecture de la réalité

internationale (du réel) pour être en mesure de distinguer à quelle logique ce réel

(celui des relations internationales) obéit », précise l’universitaire québécois. À

ses yeux, ce dépècement de l’objet international se justifie parce que

« contrairement à ce qui se fait généralement dans la discipline, l’objectif d’un tel

travail analytique consiste donc essentiellement à se faire une idée de la structure

et de la dynamique qui sous-tendent cette réalité et non pas à explorer l’une ou

l’autre des diverses facettes que peuvent emprunter les réalités actuelles ou

empiriques des relations internationales » 489.

Toutefois, au final, malgré les intentions affichées, la somme des publications

constructivistes donne une impression de grande dispersion plutôt que de

synthèse, et aussi de systématisme idéaliste. À force de revenir comme une

antienne sur la construction sociale de la réalité, l’interrogation constructiviste a

trop tendance à se concentrer sur le « comment » que sur le « pourquoi » des

choses. En considérant, par exemple, comme allant de soi les valeurs dominantes

occidentales qui forgent l’ordre politique et économique du monde d’aujourd’hui.

Cette ambiguïté qui est la marque de la nature intersubjective que prétendent

identifier les constructivistes, laisse peu de place à la réflexivité qu’ils se

complaisent à revendiquer comme spécifique à leur démarche. Une attitude

pourtant exceptionnelle chez eux, mais que certains sont trop vite enclins à leur

reconnaître 490. Faute donc d’un corpus théorique à critiquer ou de pratiques de

politique internationale à commenter, il ne nous est possible que de dégager au

sein du paradigme constructiviste quelques postulats et notions clef, dont la plus

essentielle est celle d’identité, tellement elle est d’une acception particulière pour

lui-même.

488 Maja Zehfuss, Constructivism in International Relations. The Politics of Reality,Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 10-23, et p. 36.

489 Jean-François Thibault, « Représenter et connaître… », op. cit., p. 16.490 Thierry Braspenning, « Constructivisme et reflexivisme en théorie des relations

internationales », Annuaire français des Relations internationales, Paris, Bruylant/LaDocumentation française, volume iv, 2003, p. 314-329.

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[226]

A. La dimension intersubjective

Retour au sommaire

Le terme de constructivisme ne renvoie donc pas à une acception précise,

mais plutôt à une attitude intellectuelle amenant à rechercher « une théorie sociale

sur laquelle fonder des théories de la politique internationale » 491. Posant avec

Durkheim qu’il convient de considérer les « êtres humains comme des êtres

sociaux », le constructivisme voit dans la politique la production et la

reproduction de pratiques sociales dont les rencontres sont constitutives de règles

et de normes. Ce qui explique l’importance qu’ils accordent à la notion

d’intersubjectivité. Selon eux, ce sont des relations que tissent entre eux les

acteurs (ou plutôt les « agents » comme ils écrivent), qu’émergent les notions

d’intérêt et d’identité qui n’existent pas a priori et qui sont donc en permanence

redéfinissables. C’est la raison pour laquelle la politique mondiale semble moins

déterminée par une structure des rapports de force matériels que par une structure

cognitive composée d’idées, de croyances, de valeurs, de normes partagées

intersubjectivement par les acteurs, explique Martha Finnemore 492. Mais, il y a

plus. En effet, cette structure idéelle contraint les comportements des acteurs tout

en contribuant à les constituer, dans la mesure où elle modèle leurs identités et

leurs intérêts par le biais des interactions sociales dont elle est, elle-même, issue.

C’est ce qui fait dire à Nicolas Onuf que les structures et les agents se co-

constituent, dans le sens où les structures, bien que façonnant les intérêts et les

identités des acteurs, ne sont pas pour autant des objets réifiés existant

indépendamment des acteurs et s’imposant à eux, comme le dégage l’analyse de

Waltz, mais, au contraire, peuvent être changés par ces derniers. En somme, les

agents redéfinissent sans cesse les normes par la pratique, tout en étant encadrés et

reconstitués par ces structures sociales elles-mêmes. Il découle de ce

raisonnement, un premier postulat : à savoir que les États se retrouvent ainsi

enchâssés dans une société mondiale obéissant à un certain nombre de règles, de

valeurs et d’institutions majoritairement acceptées et qui régulent la vie

internationale. Ce postulat suggère deux remarques.

491 Nicolas Onuf, « Constructivism. A User’s Manuel », op. cit., p. 58-78.492 Martha Finnemore, op. cit.

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En premier lieu, on note un ascendant incontestable des valeurs sur les faits.

Ce qui est normal, puisque l’interaction est quasiment résumée à un échange

symbolique, à une question de perceptions [227] mutuelles dans un monde où il

ne saurait exister de clivages irréductibles. Dans la mesure où Emmanuel Adler a

pensé pouvoir définir le constructivisme comme « une vision de la façon dont le

monde matériel conditionne et est conditionné par l’action humaine et dont

l’interaction dépend des interprétations normatives et épistémiques dynamiques

du monde matériel » 493, il faut croire que les auteurs se sont le plus souvent

égarés dans un univers éthéré. C’est le cas avec « l’idéalisme structurel » de

Wendt, pour qui la signification que les acteurs donnent aux données réelles est

plus importante que les données elles-mêmes.

Cependant cela ne va pas sans problème quand il confesse, dans le même

temps, son penchant pour un « essentialisme faible ». En effet, tout en soutenant

que la réalité sociale n’existe pas en dehors de l’idée que nous nous en faisons,

Wendt imagine appliquer aux relations internationales un « réalisme scientifique »

selon lequel, bien que le monde existât indépendamment de l’esprit et du langage

des observateurs, il est possible que des théories scientifiques éprouvées puissent

s’appliquer à ce monde, et cela même s’il n’est pas directement observable 494 !

En second lieu, si ce sont les courants de pensée qui dirigent les affaires

mondiales, force est de constater que la structure cognitive existante « renforce la

position des Occidentaux et affaiblit celle des non-Occidentaux ; le fossé se

creuse entre les uns et les autres et l’incompréhension devient patente » 495.

Joseph Nye en a conscience, on l’a vu, lui qui oppose à la puissance soft

américaine une puissance soft islamique 496. Une puissance islamique en réalité

plus soft que violente, malgré le terrorisme, car derrière les attentats, il y a toute

une politique sociale de mobilisation culturelle qui passe par les écoles

coraniques, les réseaux d’entraide et même l’action partisane dans les pays

musulmans ouverts aux formes parlementaires.

Le second postulat, corrélat de la nature intersubjective des relations

internationales, est l’intentionnalité collective qu’elle finit par générer. Dans le

prolongement du néolibéralisme « fort » de l’institutionnalisme internationaliste,

tel que Wendt le qualifie pour l’opposer au néolibéralisme « faible » ou banal de

493 Emanuel Adler, « Seizing the Middle Ground : Constructivism in World Politics », inEuropean Journal of International Relations, vol. 3, 1997, p. 322.

494 Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, op. cit.495 Yu Shicun, « Pourquoi la pensée asiatique n’a pas d’écho hors d’Asie » in Courrier

international, n° 736, du 9 au 15 décembre 2004, p. 63.496 Joseph S. Nye, Soft Power…, op. cit., p. 96.

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ceux qui ne voient dans l’échange que la satisfaction d’intérêts égoïstes bien

compris, les auteurs constructivistes perçoivent les institutions internationales

comme les lieux d’un [228] apprentissage collectif des normes, des

transformations mimétiques de la conception de soi et des autres et d’une

socialisation des intérêts respectifs.

L’argument, emprunté à Durkheim et à Alfred Schütz par Berger et

Luckmann 497, est celui de la relation insistante des valeurs affichées avec les

pratiques de tous les jours au sein des institutions, qui finit par donner à celles-ci

un pouvoir de contrainte ou de persuasion sur le comportement individuel et

l’idéologie des États. Ceci au nom d’un processus d’objectivation qui voudrait

que les pratiques autonomisent les valeurs, les normes et les règles qui structurent

l’action. Ainsi, il apparaît que les structures idéelles qui contraignent le

comportement des acteurs, sont en même temps leurs émanations puisque ce sont

leurs pratiques qui les confortent. Berger et Luckmann insistent sur ce que « le

monde institutionnel, même s’il apparaît massivement à l’individu, est une

objectivité produite et construite par l’être humain », mais aussi sur ce que « le

produit agit en retour sur le producteur » 498. La réalité objective procède de

l’intersubjectivité et réagit sur elle.

Or ceci amène à s’interroger sur les intentions effectives et multiformes de

l’intentionnalité collective supposée consensuelle et uniforme par le

constructivisme. En effet, si l’ordre international est un construit, à la différence

de l’ordre social banal, il est plus le produit d’une interaction de stratégies

différenciées ou contradictoires que de pratiques anodines. Se pose alors la

question de savoir sous l’influence de laquelle de ces stratégies se forme

l’intentionnalité collective, se prennent les décisions des instances internationales.

D’autant plus que ces dernières sont sollicitées par les réseaux internationaux

intéres­sés autant que par les États.

Face à l’hypothèque que représente la distribution de la puissance pour la

thèse de l’intentionnalité collective, la réponse des constructivistes est de dire que

les stratégies des États dépendent aussi de « leurs attentes et de leurs

compréhensions intersubjectives, de la “distribution de la connaissance” que

constituent leurs conceptions d’eux-mêmes et des autres » 499. Ce qui veut dire

quoi ? Que selon le climat des négociations, selon la façon dont les partenaires

497 Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, A. Colin,1996. Et Alfred Schütz, Le Chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987.

498 Ibid., p. 87.499 Alexander Wendt, « Anarchy is what states make of it : the social construction of power

politics », International Organization, 46/2, 1992, p. 397.

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s’apprécient, se sentent proches ou non les [229] uns des autres, leurs stratégies

seront conciliantes ou agressives, leurs concessions seront plus ou moins grandes.

Mais cela ne préjuge en rien d’une décision équitable pour tous, d’un consensus à

long terme parce que la « distribution de la connaissance » est elle-même

inhérente à celle de la puissance, aux affinités qui structurent celle-ci, aux

protections et aux avantages qu’elle-même procure.

Le troisième postulat, Nicolas Onuf dixit, est que tout est contextuel, et que

l’observateur lui-même est incapable de se détacher de l’objet qu’il a investi 500.

Le politologue initiateur du constructivisme en relations internationales voit le

monde formé de deux ensembles, matériel et social, distincts mais étroitement

liés. Leur association, socialement construite, forme un contexte qui limite la

liberté des agents, mais ces derniers ont les moyens de le modifier pour obtenir les

résultats qu’ils souhaitent. Ce sont ces attentes qui déterminent la façon dont les

acteurs perçoivent leur environnement. Chacun a donc sa vérité, ce que chacun

tient pour telle se trouvant intimement lié aux arguments à partir desquels il la

définit et la décrit. La question du langage devient donc prépondérante. Il semble

que pour Onuf, le contexte est linguistiquement constitué et que la connaissance,

nécessairement interactive, est étroitement dépendante de ce contexte. Le monde

d’Onuf est une affaire de mots ! Cette conception édulcorée du contexte n’est

cependant pas partagée par tous les constructivistes. Ainsi, Wendt estime qu’il

existe une réalité sociale au-delà des visions et des discours. C’est pourquoi il se

propose, afin de l’approcher, d’adopter un constructivisme scientifique. Quant à

Kratochwil, il va plus loin parce que renversant la formule des pragmatistes

(« faire c’est dire »), il assimile le langage quotidien à l’action et il tient les

normes qu’il déclame pour le contexte de toute analyse.

Ces trois postulats font que les critiques des constructivistes sont tentés

d’écrire qu’ils assimilent l’intersubjectivité au consensus, qu’ils en ont le culte.

Kratochwil s’en défend, tout en admettant que « la présomption qu’une telle

caractérisation de l’intersubjectivité est possible et qu’elle peut, au moins en

principe, être raisonnablement débattue… » 501. Il va même jusqu’à considérer

que cette présomption est à la base de toute analyse [230] interprétative. Ensuite,

même chez Wendt, ils ont tendance à souligner que le contexte des

constructivistes se limite à la superstructure. Dès lors, ils ne s’étonnent pas que,

500 Nicolas Onuf, World of Our Making : Rules and Rule in Social Theory and InternationalRelations, Columbia, University of South Carolina Press, 1989, p. 35-43.

501 Friedrich Kratochwil, Rules, Norms, and Decisions : On the Conditions of Practical andLegal Reasoning in International Relations and Domestic Affairs, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1989, p. 229.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 232

compte tenu de la faible attention que portent les constructivistes à l’enracinement

historique, culturel, géographique et économique des acteurs, ils développent une

conception très souple, très lâche, de l’identité.

B. L’identité de l’État et son changement

Retour au sommaire

L’identité est chez les constructivistes idéalistes la notion clef, parce qu’elle

synthétise leur vision du monde et leur approche des relations internationales. En

effet, « le concept d’“identité” se comprend comme le lien crucial entre les

structures environnementales et les intérêts » de l’acteur, écrivent ensemble trois

d’entre eux 502. Et ils ajoutent : « le terme vient de la psychologie sociale selon

laquelle il réfère aux images de l’individualité et de la personnalité détenues et

projetées par un acteur et formées (mais aussi modifiées) à travers les relations

qu’il entretient avec les “autres” qui comptent pour lui. Donc le terme (par

convention) fait mutuellement référence aux images construites et évolutives du

moi et de l’autre » 503. L’identité résume tout à la fois l’image du soi, l’image des

autres et du rapport aux autres qui modifie, en retour, la première. L’identité

constructiviste n’a ainsi plus grand-chose à voir avec celle des néoréalistes et des

néolibéraux qui voient dans l’identité une image historique stable intégrant, le cas

échéant, l’identité ethnique. Bien que Jepperson, Wendt et Katzenstein notent que

Waltz avait implicitement identifié l’identité telle qu’ils l’entendent quand il

écrivait que l’anarchie internationale tendait à produire des « unités identiques »

et que Stephen Krasner suggérait que les régimes internationaux pouvaient faire

évoluer les intérêts des États 504. Moins que les post-modernistes qui l’analysent

comme un phénomène en évolution permanente, les constructivistes tiennent

l’identité pour malléable et changeante. Le changement d’identité peut procéder

de l’environnement interne culturel et institutionnel comme des transformations

du système international. De la première source relèvent des phénomènes tels que

des changements [231] de régime politique, d’équipes dirigeantes, de générations

de décideurs. Il en va ainsi de toutes les « transitions démocratiques » que le

monde a connues ces dernières décennies, bien qu’elles n’aient pas toujours

502 Ronald L. Jepperson, Alexander Wendt, and Peter J. Katzenstein, « Norms, Identity, andCulture in National Security », in Peter J. Katzenstein (ed.), The Culture of NationalSecurity. Norms and Identity in World Politics, New York, Columbia University Press,1996, p. 59.

503 Ibid.504 Ibid., p. 34-35.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 233

modifié fondamentalement la position internationale des États concernés. À ce

jour les principales études concernent donc les représentants officiels de

l’État 505. Ce qui peut paraître suffisant dans la mesure où en matière de politique

internationale il importe surtout de faire ressortir les aspects de l’identité nationale

qui sont en prise directe avec le comportement des décideurs, comme l’estime

Alex McLeod 506, dans la foulée de Robert Jervis. Tout en reconnaissant que la

définition de cette identité n’est pas affaire d’unanimité et que plusieurs variantes

peuvent coexister au sein de la même société, l’universitaire britannique admet

qu’il serait sans doute intéressant d’analyser l’évolution des différentes

bifurcations, comme quelques-unes ont commencé à le faire 507. C’est qu’en

effet, « lorsque ceux-ci aboutissent à un consensus autour de certains éléments

clefs de l’identité nationale, lorsqu’une grande partie de la société les accepte

comme une donnée fondamentale et incontestable, alors ces décideurs disposent

d’un instrument extraordinaire pour contrôler l’orientation de la politique

étrangère. Il ne reste à l’opposition que peu de moyens pour porter la critique,

moins encore pour proposer une identité de rechange » 508.

La montée en force du multiculturalisme dans la société américaine et dans

plusieurs sociétés européennes, avec la mobilisation concomitante de groupes

ethniques qui entendent exercer une influence sur la politique étrangère de l’État

dont ils sont les ressortissants, donne du relief à cette réflexion. On pourrait donc

s’étonner que les constructivistes n’attachent pas plus d’importance qu’ils ne le

font aux rapports démographiques et culturels et aux changements dans la

composition ethnique des sociétés. Mais c’est que pour eux, ce qu’ils appellent

alors l’« identitarisme » relève de la psychologie sociale. Les conflits

interethniques qui découlent des atteintes à l’intégrité des groupes, à leurs

symboles ou à leurs biens seraient, en réalité, « construits » par des

« entrepreneurs » de « mobilisations » ethniques et politiques, par des leaders

prônant le recours à la violence comme seul [232] moyen d’obtenir réparations.

Car l’ethnie étant pour les constructivistes une illusion, en ce sens qu’elle est elle-

même socialement construite 509, la crise identitaire n’a rien d’inexorable. Elle

505 Jutta Weldes, Constructing National Interests : The United States and the Cuban MissileCrisis, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1999.

506 Alex McLeod, « L’approche constructiviste de la politique étrangère », in FrédéricCharillon (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po,2002, p. 72.

507 Ted Hopf, « The Promise of Constructivism in International Relations Theory »,International Security, 23-1, 1998.

508 Alex Mcleod, op. cit., p. 72.509 Jack D. Eller, From Culture to Ethnicity to Conflict/An Anthropological Perspective on

International Ethnic Conflict, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999.

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n’est pas historiquement récurrente. Elle s’explique par des « déséquilibres

cognitifs » contextuels et anxiogènes qui engendrent dans un groupe la crainte de

disparaître, ou de perdre sa position. Si la crise identitaire est aussi artificielle que

l’écrivent les constructivistes, et si l’appartenance ethnique est autant superficielle

qu’ils le prétendent, alors pourquoi tant de petits peuples et de contrées

s’acharnent-ils à vouloir l’indépendance ? Quand on regarde ce qui se passe

encore au Kosovo, où il n’est plus possible de parler de domination et de violence

serbes, puisque c’est la communauté slave qui est maintenant sur la défensive et

qu’elle va se trouver bientôt dépossédée de son territoire, il est difficile de

soutenir que l’identitarisme est « une création des élites, qui s’approvisionnent,

déforment et parfois inventent des aspects de la culture du groupe qu’ils

représentent, afin de préserver leur existence et leur bien-être ou pour gagner des

avantages politiques et économiques pour le groupe autant que pour elles-

mêmes » 510. L’ethnocentrisme n’est certainement pas l’apanage, là ou ailleurs,

d’« entrepreneurs ethno-politiques », même s’il s’en trouve pour manipuler les

symboles ou instrumentaliser les peurs et les frustrations.

Face à la réfutation constructiviste de l’identité ethnique se dresse comme il se

doit la position des réalistes et plus précisément des ethno-réalistes. À partir des

travaux de nombreux chercheurs nord-américains qu’il a analysés, Charles-

Philippe David explique que ce courant se structure autour de quatre idées 511, qui

sont les suivantes. 1) « L’identité ethnique et son affirmation sont un phénomène

naturel et donc inhérent à la structuration des rapports humains ». Pour l’ethno-

réalisme les divisions entre ethnies sont naturelles et créent des tensions comme

celles entre les États. Les rivalités deviennent dramatiques quand elles se nouent

autour d’objectifs unilatéraux d’homogénéisation territoriale. 2) « Les rapports

entre ethnies résultent en conflits parce qu’ils ne sont plus soumis à l’autorité

effective de l’État ». Lorsque l’État unitaire ou fédéral se défait, comme cela est

arrivé ces dernières années en Europe, la logique du « chacun [233] pour soi »,

comme dans le modèle réaliste, l’emporte. Des fausses perceptions et des

mauvaises informations peuvent alors faire dégénérer la méfiance mutuelle en

affrontements guerriers. 3) « Le dilemme de sécurité agit sur les ethnies comme

sur les États ». Autrement dit, avant même que la guerre ne débute, la crainte

mutuelle conduit les groupes ethniques à s’armer. Et comme entre les États,

510 Rajat Ganguly et Raymond Taras, Understanding Ethnic Conflict. The InternationalDimension, New York, Longman, 1998, p. 8.

511 Charles-Philippe David, La Guerre et la paix, op. cit., p. 158-161, qui se réfère enparticulier à Michaël E. Brown (ed.), Ethnic Conflict and International Security, Princeton,Princeton University Press, 1993, et à Paul Roe, « The Intrastate Security Dilemma : EthnicConflict as a “Tragedy” ? », Journal of Peace Research, 36, 2, 1999, p. 183-202.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 235

l’escalade s’installe. Mais plus facilement qu’entre ces derniers, le dilemme de

sécurité peut verser dans la guerre préventive parce que les groupes ethniques sont

souvent composés d’éléments incontrôlés et sont le cadre de surenchères

nationalistes internes. 4) « La diffusion et l’escalade des conflits ethniques suivent

également la même logique que celles entre les États ». C’est-à-dire que ces

conflits ayant des objectifs de préservation, d’annexion et d’influence, ils

nécessitent parfois des alliances et ils peuvent se diffuser à une région limitrophe

ou dans un autre État. D’une manière générale, et en dehors de l’hypothèse

identitaire, les constructivistes sont enclins à penser que l’identité nationale est

susceptible de bouleversements en cas de « conjonctures critiques », à savoir

« des situations perçues comme des crises, résultats d’échecs politiques complets,

mais déclenchées également par des événements externes » 512.

En fait d’intervention externe et d’action systémique sur l’identité nationale,

sachant que cette identité se modèle, se construit ou se reconstruit par rapport aux

autres à partir de la perception de l’identité des autres États et de la perception que

l’on entend qu’il se fassent de l’identité de l’intéressé, les constructivistes aiment

mettre en avant les cas de l’Allemagne et du Japon. Or, à partir de l’article

consacré à ce sujet témoin par Thomas U. Berger 513, qui ne relève pas de ce que

l’on serait tenté quelques fois de taxer de constructivisme naïf, il est intéressant

d’examiner en quoi leur approche est spécifique et de la relativiser aux deux

écoles positivistes.

L’idée directrice de cet article est que l’Allemagne et le Japon auraient, après

1945, complètement changé de culture politico-militaire, sachant que Berger

désigne par ce concept « la composante de la culture politique générale qui

exprime comment les membres d’une société donnée perçoivent la sécurité

nationale, l’institution militaire, et l’usage de la force en relations

internationales » 514. [234] Dans ces deux pays, de ce point de vue, la rupture

avec le passé, avec la culture d’avant-guerre aurait été totale parce que de

militaristes qu’ils étaient, ils seraient devenus plus pacifiques (ou plus pacifistes)

que tous les autres, quels qu’ils soient. Cette résolution antimilitariste aurait

survécu à la disparition de la guerre froide. Tout l’intérêt de la question dans la

perspective constructiviste est de savoir si ce changement de la culture politico-

militaire est le résultat d’un simple effet de démonstration ou de persuasion

512 Thomas Christiansen, Knud Erik Jorgensen, Antje Wiener, The Social Construction ofEurope, Londres, Sage, 2001.

513 Thomas U. Berger, « Norms, Identity, and National Security in Germany and Japan », inPeter J. Katzenstein, The Culture of National Security, op. cit., p. 317-356.

514 Ibid., p. 326-327.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 236

(constructivisme fort), ou s’il n’est pas l’effet combiné d’une évolution interne et

d’une pression extérieure (constructivisme faible), et, dans ce cas il faut tenir

compte des explications réaliste et libérale. En outre, comme les constructivistes

s’affirment contextualistes, il faut se demander si le changement du contexte

mondial n’est pas en train de faire évoluer (ou n’est pas en mesure de faire

évoluer) les cultures politico-militaires allemande et japonaise.

En ce qui concerne le premier point (le retournement de l’après 1945) il ne fait

aucun doute que le contexte géopolitique a été déterminant. On voit mal comment

l’Allemagne et le Japon écrasés et occupés, le second, il faut le rappeler, ayant été

rasé et en partie atomisé, auraient pu rechercher à reconstituer leurs forces

militaires sine qua non s’ils avaient décidé de s’en tenir à la raison néoréaliste,

dès lors réfutée, telle que l’interprète Berger 515. Lequel reconnaît d’ailleurs que

les deux puissances déchues n’allaient disposer au cours des années de la guerre

froide que d’une marge de manœuvre très étroite, surveillées qu’elles étaient de

tous les côtés 516. Il faut dire qu’interdites de la force de frappe et d’autres

matériels non nucléaires de grande portée (aéronefs militaires à réaction, portes

avions, etc.), interdictions par la suite certes internalisées et institutionnalisées,

elles n’ont jamais recouvré une pleine souveraineté. Les deux nations, qui

n’avaient pas d’autre choix, se sont accommodées de cette situation en

compensant leur infériorité politico-militaire par la croissance, sans précédent

pour le Japon, de la puissance économique. Cela leur a permis de jouer un rôle

grandissant dans toutes les institutions multilatérales tandis que la prospérité

toujours plus élevée des populations allemande et japonaise rendait le patronage

américain des plus supportables. Une attitude que [235] les libéraux, smithiens

notamment, n’ont pas de mal à comprendre ! Le partage en faveur de la puissance

autonome des idées n’est alors pas évident quand un peuple peut choisir entre un

modèle social axé sur la jouissance et un autre fondé sur le sacrifice et sur

l’aventure militaire, avec toutes les conséquences négatives qu’il a engendrées

pour lui-même. Dans ce contexte ensuite, un programme de reformatage

psychologique et de rééducation politique et historique des Allemands et des

Japonais, qui « furent bombardés par une propagande antimilitaire qui fut au

moins aussi violente que la propagande de la période de la guerre qui l’avait

précédée », a été menée à grande échelle et sur de nombreuses années 517. Ses

résultats sont apparus suffisamment probants aux yeux des constructivistes pour

qu’ils préconisent des actions psycho-politiques analogues en d’autres lieux du

515 Ibid., p. 317.516 Ibid., p. 319.517 Ibid., p. 331.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 237

monde, sans trop se soucier cependant du contexte historique (celui d’une table

rase) qui a rendu ce programme possible. Leur enthousiasme se dément d’autant

moins qu’ils ne perçoivent aucun changement, depuis la fin de la guerre froide,

dans le comportement politico-militaire, et par conséquent dans les nouvelles

identités, de l’Allemagne et du Japon.

Cependant, à propos de cette seconde conviction constructiviste, les deux cas

méritent d’être analysés séparément parce que leurs contextes géopolitiques

respectifs (les rapports aux autres, et principalement les perceptions mutuelles des

voisins immédiats) divergent de façon nette maintenant (celui de l’Allemagne

comporte moins de tensions et offre plus de solutions de coopération que celui du

Japon). Et aussi parce que les constructivistes n’ont de cesse d’affirmer la

contingence de l’identité.

Dans le cas de l’Allemagne, Maja Zehfuss a souligné les ambiguïtés

historiques et discursives d’une conception aussi radicale du changement

d’identité, plus stratégique qu’il n’y paraît en vérité car destiné à établir une

rupture définitive entre la République fédérale et le Troisième Reich 518. Elle fait

ressortir l’aspect scholastique, induit par l’institutionnalisation de l’« identité

inventée » (constitution fédérale de 1949) comme des discussions engendrées au

sein de la classe politique allemande quand la RFA a été invitée à participer aux

interventions humanitaires militarisées de l’ONU et de l’OTAN 519. Au passage,

l’artificialité [236] des arguments politiques et des analogies historiques avancés

pour justifier de la sortie de soldats allemands du territoire national. Malgré tout,

jusqu’à aujourd’hui les ambiguïtés de la nouvelle identité allemande ont été

fortement estompées par la pratique systématique, sans doute sincère et

internalisée car il n’y a pas de procès d’intention qui vaille, du multilatéralisme

par Bonn puis par Berlin. Dans son cadre et en son nom, l’Allemagne, en y

mettant le prix, a retrouvé toute sa place en Europe, et particulièrement dans

l’Union élargie, postule à siéger au Conseil de sécurité des Nations unies, tire

merveilleusement avantage du commerce mondial multilatéral et profite de

l’extension de l’OTAN et de sa transformation en une communauté de sécurité

continentale pour retrouver ses marques économiques et commerciales à l’Est.

Cette adéquation entre son identité impolitique et multilatéraliste et ses intérêts

peut-elle être remise en cause ? On peut penser que non, si la situation politique

de l’Europe reste stable, si les relations entre les grandes puissances,

principalement les États-Unis et la Russie, y demeurent sans tensions sévères. Car

518 Maja Zehfuss, op. cit., p. 84-93.519 Ibid., p. 153-195.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 238

autrement, l’Allemagne même si elle est axiologiquement ancrée à l’Ouest (ses

valeurs démocratiques d’après 1945 ne font pas de doute) pourrait être amenée à

réviser sa propre identité et celles des autres, maintenant que la Russie n’est plus

l’hydre communiste que l’on a connue mais un État plein de potentialités.

La marge de manœuvre du Japon est plus étroite dans la mesure où, en Asie,

une bipolarisation (États-Unis/Chine) en a remplacé une autre (États-Unis/Union

soviétique). Sa position s’en trouve déséquilibrée. En effet, alors même que son

occidentalisation n’est pas aussi évidente que pour l’Allemagne (« le rule of law

de la démocratie constitutionnelle n’est qu’apparent »), et que « le discours

néoconservateur reprend cette thématique à la fois nationaliste, « géoculturelle »

et anti-universaliste » 520, le Japon ne cesse de renforcer ses liens militaires avec

les États-Unis et d’accepter avec docilité, depuis plus de vingt ans, les exigences

de Washington en matière financière, mais aussi de plus en plus en matière

d’ouverture économique. Dans leur essai sur le futur possible du Japon publié

dans la présente collection aux Éditions l’Harmattan, David Cumin et [237] Jean

Paul Joubert s’étendent sur les velléités d’une « grande politique » de Tokyo

suggérée par un culturalisme nippon et asiatique toujours vivace et servie par la

puissance économique. Les deux politologues du CLESID de Lyon soulignent aussi

la virtuelle nucléarisation du Japon ou sa possible réalisation accélérée. Nul doute

que la concrétisation de ces deux options, ou seulement de la seconde, mettrait à

mal la nouvelle identité politico-militaire de la puissance asiatique, officiellement

pacifique et fondée sur l’auto-restriction et le renoncement à l’arme nucléaire. La

première semble bien incertaine, car elle dépend d’un bouleversement de la

configuration géopolitique de l’Asie qui ne tournerait pas nécessairement à

l’avantage du Japon, tellement il demeure plutôt mal perçu dans la région. De ce

point de vue, son changement d’identité, tel que les constructivistes le conçoivent,

n’est pas complet. Quant à la seconde, elle est beaucoup plus plausible, en

réaction à l’armement nucléaire de la Corée du Nord, mais à la double condition

d’un accord américain (ce qui n’est pas certain puisque les États-Unis protègent

l’archipel de leur parapluie nucléaire) et de la passivité de la Chine. Toutefois,

bien que l’armement coréen soit quasiment chose acquise, il n’y a pas unanimité

au Japon sur le recours au nucléaire militaire. Pour des causes historiques bien

sûr, mais pour quatre autres raisons. 1) Parce qu’il est un petit pays très

densément peuplé, l’archipel japonais est très vulnérable à la guerre atomique. 2)

Si la force de dissuasion américaine restait sans effet sur la Corée du Nord à cause

du caractère irrationnel de ses dirigeants, celle du Japon le serait aussi. 3) Si

520 David Cumin, Jean-Paul Joubert, Le Japon. Puissance nucléaire ? Paris, L’Harmattan,2003, p. 37-38.

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Tokyo manifestait l’intention d’avoir des armes nucléaires pour assurer sa

défense, compte tenu de la méfiance encore forte de ses voisins, le problème

nord-coréen risquerait de se transformer aussitôt en un problème japonais. 4) À

supposer que la Corée devienne une puissance nucléaire mais que son régime

finisse par s’effondrer, alors la dénucléarisation de la péninsule serait plus facile à

réaliser si le Japon ne disposait pas d’un tel armement 521.

La question ouverte par les constructivistes au sujet de l’Allemagne et du

Japon vaut bien sûr pour les autres nations. La fin de l’URSS a-t-elle foncièrement

changé l’identité de la Russie ? Si, au sein d’un système international, l’identité

s’affirme [238] en se construisant à partir des perceptions de l’identité des autres

États, cela permet-il de nier tout héritage historico-culturel dans sa formation ?

Dans son ouvrage-testament, immense, L’Identité de la France, Fernand Braudel

semble bien avoir prouvé le contraire. L’identité et le sens de l’altérité vont de

pair, mais la première est aussi une conscience du soi en dépit ou en dehors des

autres. C’est la force de l’Amérique que de se considérer envers et contre tous

comme « l’empire du bien ».

Le défaut de l’approche constructiviste est sa prétention à vouloir déterminer

l’identité d’un acteur à n’importe quel moment sans véritablement rendre compte

de la complexité du phénomène de l’identité. Car l’identité renvoie à des réalités

diverses. Il y a d’abord que « le contenu de la notion est largement fonction de

l’unité d’analyse que le chercheur entend privilégier : l’État, la nation, la région,

la société, voire l’individu » 522. Il y a ensuite que l’identité nationale ici en cause

est le produit à la fois d’une rationalité, comme le pensent les réalistes et les

libéraux, d’un ethno-symbolisme tel qu’Anthony D. Smith le soutient, et de son

interaction avec les autres identités privilégiées par les constructivistes. Car, d’une

part, l’interaction n’efface jamais complètement le « caractère national » sur

lequel insistait Morgenthau et qui fait que certains États accepteront plus ou

moins difficilement le changement, s’aligneront avec plus ou moins d’entrain sur

les prescriptions émanant d’une présupposée intentionnalité collective. D’autre

part, pour autant qu’ils soient disposés à la négociation et au compromis, les

dirigeants doivent agir de « façon égoïste » et dans un sens large rationnelle pour

tenir compte des intérêts matériels et des préférences de leurs populations. Quant

à l’héritage ethnique de l’identité, loin de disparaître, il est revigoré, comme nous

l’avons vu avec Smith, par le processus de la globalisation chez les peuples et les

521 Yoichi Funabashi, « Face à la menace coréenne. Une arme nucléaire pour le Japon ? »,Courrier international, n° 677, du 23 au 29 octobre 2003, p. 56.

522 Alex Macleod, Isabelle Masson et David Morin, « Identité nationale, sécurité et la théoriedes relations internationales », in Etudes Internationales, vol. XXXV, n° 1, mars 2004.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 240

élites qui entendent conserver leur raison d’être. Les transformations du monde,

en cas de crise notamment, peuvent également avoir un impact profond sur les

perceptions des autres. La prolifération nucléaire, la globalisation et bientôt le

changement climatique planétaire, avec tous les intérêts que ces phénomènes

mettent en jeu, sont autant de facteurs qui vont peser sur la répartition de la

puissance et par conséquent sur la définition de l’identité nationale de nombreux

États du monde. Mais encore une fois, sur ce [239] point, la position des

constructivistes n’est pas bien arrêtée. Tandis que Martha Finnemore admet qu’ils

ne nient pas l’importance du rôle de la puissance et des intérêts, mais que pour

eux ce qui compte avant tout c’est de comprendre ce que ces intérêts sont

exactement et à quelles fins sont utilisés les moyens de la puissance 523, ce qui est

des plus légitimes et qui ne saurait faire problème, Kratochwil exclu toute

considération explicite de la puissance affirmant que seuls importent le système

des valeurs partagées et les dispositifs de communication 524.

C. L’intérêt national et la sécurité

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Deux conceptions de l’identité opposent donc les positivistes, réalistes et

libéraux, d’un côté, aux constructivistes et post-modernistes de l’autre. Les

premiers traitent de manière plus ou moins stricte l’identité comme une donnée

naturelle, comme une forme historico-culturelle ou ethno-politique primordiale.

Les seconds, au contraire, la perçoivent transformable et malléable, en tant que

construction sociale. Stable pour les premiers, bien que modulable avec le temps,

elle est versatile et interactionniste pour les seconds. Fait de société pour les uns,

elle est le produit d’une négociation entre les individus et les groupes d’intérêt

pour les autres. La même dichotomie recoupe, à peu de choses près, les notions

d’intérêt national et de sécurité, sachant que les constructivistes ont tendance à les

minorer par rapport à l’identité. C’est ainsi que pour Ken Booth, « le produit de

l’identité – qui entraîne que nous croyons que nous sommes les mêmes et qu’eux

sont différents – est inséparable de la sécurité » 525. Autrement dit, le problème de

523 Martha Finnemore, « Constructing Norms of Humanitarian Intervention », in PeterJ. Katzenstein, The Culture of National Security, op. cit., p. 157.

524 Friedrich Kratochwil, International Order and Foreign Policy, Boulder, Westview Press,1978, p. 1.

525 Ken Booth, « Security and self : reflections of a fallen realist », in Keith Krause andMichael C. Williams (édit.), Critical Security Studies : Concepts and Cases, Londres, UCLPress, 1997, p. 6.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 241

la sécurité n’existe que parce que les différences entre les identités créent

différentes visions du même monde. Mais il suffirait qu’émerge une identité

collective planétaire pour que ce problème disparaisse, ou se trouve réduit aux

risques naturels, puisqu’elle abolirait la notion d’ennemi. Après avoir brièvement

rappelé les critiques faites par les constructivistes aux conceptions réaliste et

libérale de l’intérêt et de la sécurité, nous verrons comment ils envisagent une

« sociologie réflexive de la sécurité » 526.

[240]

Jusqu’à la fin de la guerre froide, et même au-delà, les réalistes, les premiers,

se sont essayés, comme nous l’avons montré, à développer une approche

scientifique de la sécurité, et par conséquent de la menace et de l’utilisation de la

force militaire afin de garantir l’intérêt national. Pendant trois décennies, jusqu’au

milieu des années quatre-vingts, les questions de sécurité internationale et de

stratégie ont accaparé non seulement les militaires et les diplomates, mais aussi

nombre d’universitaires et d’administrateurs civils qui, en multipliant les études et

les modèles relatifs à l’utilisation des armes nucléaires, ont pensé établir les bases

d’une science politique objective de la sécurité et des relations internationales. Ils

posent, avec Waltz, l’existence a priori d’une insécurité naturelle qui fait des

États des acteurs aux intérêts et aux identités indifférenciés. L’intérêt national est

in fine défini en termes de puissance, car la seule façon pour un État d’assurer sa

sécurité est de disposer soi-même de suffisamment de puissance pour dissuader

les autres États de tenter de lui imposer leur volonté.

À ces assertions, les constructivistes objectent que les réalistes confondent

l’objet et le sujet de la sécurité 527. Ils ne se sont jamais posé la question de savoir

qui doit être sécurisé selon le type de contexte et de conflit entre l’État, l’identité

nationale, les groupes sociaux et l’individu, ni de savoir non plus à quel niveau

doivent être mis en œuvre les moyens d’une sécurité appropriée (national,

international, supranational). Il serait à leurs yeux absurde de postuler un autre

sujet de la sécurité que la nation, le peuple, et un autre moyen pour la réaliser que

l’État. De sorte que l’objet devient le sujet de la sécurité quant l’État s’avère le

référent ultime de ce dernier. Ce monolithisme théorique les conduit à ignorer, ce

qui est grave pour des auteurs qui sont surtout des spécialistes des conflits, la

diversité des cultures stratégiques. Le concept de culture stratégique n’est pas

inconnu des experts militaires et de certains géopolitologues mais il gagne à être

526 Bill McSweeney, Security, Identity and Interests. A Sociology of International Relations,Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

527 Bill McSweeney, ibid., p. 33.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 242

éclairé. L’apport constructiviste est de ce point de vue intéressant. Dans une

approche assez voisine de celle de Thomas U. Berger qui parle de culture politico-

militaire, Alastair Iain Johnston définit « la culture stratégique comme un système

intégré [241] de symboles (i.e. axiomes causaux, langages, analogies, métaphores,

etc.) qui agissent pour établir des préférences stratégiques durables et de longue

haleine en formulant des concepts quant au rôle et à l’efficacité de la force

militaire dans les relations interétatiques, et en revêtant ces conceptions d’une

telle aura de factualité que ces préférences stratégiques semblent les seules

réalistes et efficaces » 528. Elle explique en partie la relative continuité du style de

la politique extérieure américaine, britannique, russe ou française quelles que

soient les valeurs et les motivations des hommes d’État successifs, contrairement

à ceux qui ont tendance à penser que la stratégie nationale est ce que les décideurs

décident ce qu’elle est. D’après Johnston, le « système des symboles » comprend

deux parties : « la première consiste en une série de constats de base sur

l’ordonnancement de l’environnement stratégique, soit à propos du rôle de la

guerre dans les affaires humaines (quelle soit aberrante ou inévitable), à propos de

la nature de l’adversaire et de la menace qu’il représente (jeu à somme nulle ou à

somme variable) et à propos de l’efficacité de l’usage de la force (la capacité à en

contrôler les conséquences, à éliminer les risques, à prévoir les conditions de son

emploi) » 529. C’est ce qu’il appelle le paradigme central de la culture stratégique.

La seconde est faite de « considérations d’un niveau plus opérationnel sur le point

de savoir quelles options stratégiques sont les plus efficaces pour faire face à la

menace de l’environnement tel qu’il est défini par le paradigme central. C’est à ce

second niveau que la culture stratégique commence à influencer directement le

comportement » 530.

À chaque paradigme central correspondent donc diverses possibilités de

grande stratégie ou plusieurs préférences stratégiques que l’on peut classer. Ainsi,

au paradigme réaliste dur de la Chine maoïste qu’il analyse, Johnston associe une

préférence pour l’offensive, plutôt que pour la défensive et a fortiori pour la

négociation. Ce qui n’est pas bien entendu la conception de tous les réalistes.

Inversement, le refus systématique de la guerre est au fondement de tout

paradigme central idéaliste ou tout simplement libéral quand on pense que toute

solution négociée est préférable au conflit, d’une part, et que l’interdépendance

est une [242] opportunité stratégique pour réformer le monde, d’autre part. La

528 Alastair Iain Johnston, « Cultural Realism and Strategy in Maoist China », in PeterJ. Katzenstein, The Culture of National Security, op. cit, p. 222.

529 Ibid., p. 223.530 Ibid., p. 223.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 243

société des États et la communauté de leurs intérêts, y compris leur sécurité, sont,

on l’a vu, un concept qui permet de passer de la notion étroite de sécurité

nationale à celle plus large de sécurité internationale.

De plus, comme Andrew Moravcsik l’a exposé (cf. supra), les libéraux ont

tendance à penser que l’intérêt national est issu des préférences sociétales, plutôt

qu’il n’existe au préalable un intérêt supérieur qui transcende les intérêts privés.

Dès lors, la sécurité ne saurait être ramenée à une réduction des menaces et des

vulnérabilités. Bien plus, les néolibéraux reconnaissent le rôle des normes, en

particulier celles édictées par les institutions internationales qui contraignent les

choix individuels des États. Ils leur accordent une relative autonomie. Cependant,

et c’est ce que leur reprochent les constructivistes, ils ne vont pas jusqu’à

considérer que l’application continue, jour après jour, de ces normes puisse aller

jusqu’à changer leurs propres identités, jusqu’à créer une « identité collective ».

Ils persistent à penser que les identités et les intérêts des acteurs leur préexistent et

s’ils prêtent beaucoup d’attention aux normes et aux arrangements négociés, en

tant qu’action collective pour résoudre des problèmes communs, ils font

finalement assez peu cas de ces identités. Si dans la conception libérale, l’intérêt

national évolue en fonction des demandes sociétales qu’il exprime, il reste

égoïste. Car, si dans la négociation internationale, il prend en considération les

intérêts nationaux d’autrui, c’est parce que cela le sert.

Dans la problématique constructiviste, la sécurité est finalement d’un intérêt

secondaire puisque déterminée par les identités et leur « connaissance mutuelle ».

La persistance du stress de la sécurité dans les relations internationales découle du

dysfonctionnement de cette dernière. En aucun cas ce n’est la structure matérielle

du système qui l’infère, car la sécurité ou l’insécurité est une question de relation

sociale, de connaissance de soi et des autres, de confiance dans la capacité des

États à contrôler et à ménager leurs relations collectives. Nous allons voir que

parmi les constructivistes, c’est Alexander Wendt qui s’est le plus attaché à

théoriser ce raisonnement.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 244

[243]

3. L’idéalisme stato-centriqued’Alexander Wendt

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Wendt se présente comme un constructiviste holiste, idéaliste et stato-

centriste. Dans sa réponse à une critique de John J. Mearsheimer de ses premiers

travaux, il précise pourquoi, tout en soulignant ce qu’il partage avec les

néoréalistes et ce qui l’en sépare 531. Comme Waltz, il adopte une approche

systémique qui fait de l’État l’acteur principal des relations internationales et un

acteur conscient avec ses intérêts et ses déterminants symboliques. Il ajoute

même qu’il est plus structuraliste que proche des néoréalistes qui en raison de leur

analogisme micro-économique et individualiste restreignent les contraintes des

structures sur le comportement des États 532. Tel qu’il le défend dans sa Social

Theory of International Politics (Stip), son stato-centrisme, exceptionnel chez un

constructiviste, Wendt le justifie en affirmant que les États sont toujours les

médiateurs fondamentaux des actions des autres acteurs dans le système mondial.

Il se peut qu’effectivement des acteurs non étatiques s’avèrent plus puissants que

les États et qu’ils soient en mesure d’imposer un changement, mais cela ne se fera

qu’à travers les États, par le biais des États. C’est en ce sens que ces derniers

demeurent au centre du système mondial. On ne peut que l’approuver.

À l’image de Waltz, il faut y revenir, Wendt a tendance à penser que la

variable indépendante de celui-ci est bien la structure profonde, la logique qui

explique le comportement des États. Mais, et toute la différence est là, cette

structure n’est pas matérielle, ou plutôt, les forces matérielles sont secondaires.

Elles le sont par rapport à ce qu’il désigne comme « la conscience sociale » c’est-

à-dire la façon dont est distribuée la connaissance, la manière dont sont partagées

des vues du monde consensuelles et homogénéisantes 533. Son idéalisme n’est pas

normatif assure-t-il ; il vise à être aussi réaliste que le matérialisme en affirmant

que la puissance et l’intérêt sont à prendre en considération, mais en insistant sur

ce que leur signification et leurs conséquences dépendent des idées que s’en font

531 Alexander Wendt, « Constructing International Politics », International Security, vol. 20,n° 1, été 1995, p. 71-81.

532 Ibid., p. 72-73.533 Alexander Wendt, The Social Theory of International Politics (Stip), op. cit., p. 24.

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les acteurs 534. « C’est dans le sens où la structure sociale dépend des idées que le

constructivisme a une vision idéaliste (ou « idea-list ») de la structure », écrit-

il 535. La structure sociale de Wendt comprend les ressources matérielles, et en

particulier ce qu’il appelle « les [244] forces matérielles brutes », réparties en trois

catégories principales : la distribution des capacités matérielles entre les différents

États, la « composition » de ces capacités, avec une mention pour la technologie,

et la géographie sous l’aspect principalement de la répartition des ressources

naturelles 536. Cependant, cette « infrastructure matérielle », comme nous serions

tentés de la désigner, n’explique rien par elle-même. Elle ne prend son véritable

sens, explique Wendt, que par rapport au contexte intersubjectif, soit le système

de règles, de connaissances et d’attentes partagées entre les acteurs, dans lequel

elle est immergée. Tandis que Waltz voit dans la structure un état d’anarchie

naturelle et donnée qui impose aux États la logique du self-help, qui les oblige à

penser en permanence au risque de guerre, Wendt soutient que la structure est

d’abord une affaire d’idée, de conception du monde et de perception des Autres. Il

conçoit le système international comme, à la fois, variable indépendante et

variable dépendante, parce que si sa structure façonne les identités et les intérêts

des acteurs, elle-même varie en fonction de leurs comportements et de leurs

perceptions mutuelles 537. Ainsi, l’idéalisme structurel, dont se réclame Wendt,

contrairement à l’individualisme et au matérialisme qu’il discerne derrière le

structuralisme de Waltz, explique et rend possible, nous dit-il, le changement de

système, impossible chez celui-là, puisqu’il suffit que la conception du monde des

États évolue pour que la logique de l’anarchie internationale change. L’état de

l’anarchie n’est pas fixe, car le « sauve-qui-peut » de l’anarchie hobbésienne peut

s’amender en un égoïsme autocontrôlé, à la façon de Locke, et mieux encore aller

vers une anarchie kantienne fondée sur la sécurité collective. Wendt soutient que

la nature de l’anarchie varie en fonction de trois niveaux de culture politique qui

font de l’Autre soit un ennemi, soit un rival, soit un ami. Tandis que les

néoréalistes ne pensent l’anarchie qu’en termes de compétition militaire,

d’équilibre des puissances, ou de guerre, Wendt, reprenant les théories de l’École

anglaise pense que le système se transforme en société. En tant qu’idéaliste, il est

convaincu que la structure des idées, à savoir la connaissance de la nature et des

rôles de Soi et des Autres, détermine plus que tout le comportement des États. Le

système international change en fonction du degré d’internalisation des normes

534 Ibid., p. 24-25.535 A. Wendt, « Constructing International Politics », op. cit., p. 73.536 Stip, op. cit., p. 110-111.537 Stip, ibid., p. 10-15.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 246

communes, et [245] pour tout dire de l’homogénéisation des cultures. Il refuse

pour autant la présentation de Mearsheimer qui tend à faire du néoréalisme une

théorie de la guerre et du constructivisme une théorie de la paix. Son souci, dit

Wendt, n’est pas d’inventer le système qui garantirait la pérennité de cette

dernière, mais d’expliquer pourquoi les États se font la guerre ou vivent en paix.

Et il conçoit le débat avec les néoréalistes possible à la condition que ceux-ci ne

considèrent pas les constructivistes comme des « utopistes subversifs » 538.

Le propre de la théorie constructiviste étant d’affirmer qu’un acteur est

socialement et culturellement construit, il peut être, effectivement, déconstruit et

reconstruit en fonction d’un modèle établi, d’une conception dominante. Mais elle

est incapable de nous démontrer la légitimité de cette reconstruction ou de cette

normalisation, et surtout de nous prouver qu’elle n’a aucun rapport avec la

puissance. C’est là un point crucial sur lequel il faudra revenir, car il met en cause

la notion de « partage » ou de sens partagé mise en avant par Wendt sans

vraiment expliquer comment, pourquoi, entre qui le dit partage s’opère. Quoi qu’il

en soit, l’auteur admet que le changement n’est pas facile quand les valeurs sur

lesquelles repose l’anarchie de culture hobbesienne, celle de l’Autre en tant

qu’ennemi, sont elles-mêmes profondément internalisées. Régulièrement et

répétitivement, les événements du Moyen-Orient le prouvent et l’expérience de

l’Allemagne restera peut-être dans l’histoire une exception.

A. Le système internationalen tant que système de sens partagé

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Par rapport aux postulats constructivistes généraux, la position personnelle

d’Alexander Wendt tient à son stato-centrisme et à sa volonté de concilier une

ontologie post-positiviste (s’il y a une réalité sociale, celle-ci ne peut être

objective, mais seulement intersubjective) et une épistémologie positiviste (il

existe un monde indépendant des acteurs et l’objectif des théories consiste à

rendre compte de cette réalité qui n’est pourtant pas toujours observable) 539. Ce

qui lui a valu de nombreuses critiques.

[246]

538 A. Wendt, « Constructing…, op. cit., p. 81.539 A. Wendt, Stip, op. cit., 1e partie.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 247

Le système des États : intérêts et identités

Dans son ouvrage principal, Alexander Wendt s’intéresse en priorité à

l’impact de la structure idéelle sur la définition par les États de leurs intérêts

nationaux parce que leurs comportements diplomatiques en découlent

directement. Il admet que « personne ne nie que les États agissent sur la base des

intérêts nationaux tels qu’ils les perçoivent » 540 et que ces derniers sont le plus

souvent « égoïstes ». Il fait sienne aussi l’idée que les États sont les médiateurs

des intérêts individuels, ce qui justifie une vision stato-centrée du monde. Mais il

ne partage pas le point de vue agonistique d’un Morgenthau ou d’un Waltz et

refuse de réduire l’intérêt national à la survie. La raison en est qu’il conçoit l’État

comme « relié à une société qu’il gouverne par l’intermédiaire d’une structure

d’autorité politique » 541, et qu’à partir de là, il y a lieu d’ajouter trois autres types

d’intérêts nationaux à la survie physique, à savoir, l’autonomie, le bien-être

économique et la valorisation collective de soi 542. La première réfère à la

capacité du complexe État/société à exercer son contrôle sur la distribution des

ressources et sur le choix de son gouvernement. Le bien-être économique, au-delà

de la croissance, inclut selon Wendt, le maintien des standards socio-économiques

et la préservation des ressources nationales. Quant à la « valorisation collective de

soi », elle renvoie au besoin du groupe de vivre en harmonie, en cohérence avec

lui-même, « pour son statut et son respect » précise le politologue américain 543.

Chacun des quatre éléments énoncés par Wendt pouvant faire l’objet

d’interprétations contradictoires, il précise aussitôt, suivant en cela Barry Buzan,

qu’il considère que la satisfaction de l’intérêt national dans ses quatre

composantes n’est pas incompatible avec celle des autres États parce que dans un

monde interdépendant leur prise en considération est le meilleur moyen de

parvenir à ses propres fins. Selon Wendt, l’égoïsme des États est affaire de

motivation, plus que de comportement, ce qui suggère plutôt une disposition à la

coopération qu’à l’enfermement, puisque plus susceptible de répondre aux

attentes égoïstes. Dès lors, pour lui, au lieu de les penser surdéterminés par la

configuration [247] des rapports de force, les intérêts nationaux se définissent

540 Ibid., p. 113.541 Ibid., p. 201.542 Ibid., p. 235.543 Ibid., p. 240.

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selon un rapport qui va « de soi à l’autre » 544. Autrement dit, c’est la culture

internationale qui construit l’intérêt national, sachant, d’une part, que « les intérêts

sont variables parce que les frontières du moi sont variables » 545, et surtout,

d’autre part, que « les intérêts présupposent les identités parce qu’un acteur ne

peut savoir ce qu’il veut avant de savoir ce qu’il est » 546.

Alors que les intérêts se réfèrent à ce que les États veulent, les identités se

rapportent à ce que les États sont, précise Wendt. Qu’est-ce alors exactement que

l’identité d’un État, selon lui ? Il s’agit des représentations qu’il se fait de lui-

même et d’autrui, ou encore du système international et de la position qu’il

occupe au sein de celui-ci. Mais cette identité n’est pas purement subjective. Elle

est intersubjective parce que l’idée qu’un État se fait de lui-même dépend d’une

part de lui, mais elle dépend aussi des idées que les autres États se font de lui.

De cette interprétation assez commune à tous les constructivistes, Wendt

décline cependant quatre types d’identités distinctes à l’origine des intérêts

nationaux : corporative, de type, de rôle, et collective. L’identité corporative

renvoie aux éléments spécifiques de l’État qui permettent de le distinguer des

autres entités sociales et qui constituent ensemble ce qu’il appelle « la plate-forme

des autres identités » 547. Il s’agit notamment de la défense de l’intégrité

territoriale de l’État. L’identité de type exprime l’authenticité du régime politique,

mais contient aussi le système économique ; elle est en partie modelée par la

perception qu’ont les autres de ces deux éléments (conception, par exemple, de la

démocratie). L’identité de rôle synthétise les perceptions d’un État par les autres.

C’est le phénomène d’ascription. Il fixe la position d’un État dans le système,

comme puissance hégémonique, comme État satellite, comme cible politique, etc.

Enfin, l’identité collective est celle qui recouvre deux ou plusieurs États qui

tendent à se considérer chacun en tant qu’élément d’une communauté, et à se

comporter envers les autres d’une manière plus altruiste et moins égoïste. Wendt

pense évidemment à l’Union européenne. On comprend donc que ces types

d’identité qui forment ensemble l’identité nationale ne sont qu’en partie

autodéterminés. Parce que chaque État prend en considération les perceptions

qu’ont les [248] autres de lui, et par conséquent leurs attentes, leurs préjugés, mais

aussi leurs réactions à ses comportements, on peut dire que son identité est ainsi

co-constituée avec ses homologues. C’est ce qui fait dire à Wendt que « beaucoup

544 Ibid., p. 243.545 Ibid., p. 243.546 Ibid., p. 231.547 Ibid., p. 225.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 249

d’intérêts nationaux sont des constructions du système international » 548. Pour

autant, Wendt n’en concède pas trop au systémisme puisqu’il affirme que l’intérêt

national demeure le « principe intrinsèque » qui guide l’attitude et l’action des

États 549. Mais tout en réitérant que l’exigence fondamentale est la survie et la

sécurité de l’État, il réfute la radicalité du principe du self-help et pense au

contraire qu’en raison des effets de l’identité collective « une vaste majorité

d’États se voient aujourd’hui eux-mêmes comme la partie d’une société d’États

dont l’adhésion aux normes n’est pas que liée à un calcul individuel et intéressé,

mais procède aussi du fait qu’ils ont intériorisé ces normes et se sont identifiés

avec elles » 550. Dépassant, par conséquent, l’approche utilitariste et pragmatique

des libéraux qui voient dans la convergence des préférences sociétales le moyen

de résoudre la question de la violence internationale, les constructivistes comme

Wendt soutiennent que les idées et les croyances, internationalement partagées,

participent à la formation des intérêts nationaux et structurent le système dans

lequel les acteurs évoluent. De cette idée que ces derniers et les structures se co-

constituent dérive la conception d’une culture internationale composée par ces

normes et ces valeurs partagées entre les États.

La culture internationale :

les trois types d’anarchie

La grande question que doit résoudre, et que permet de résoudre, la culture

internationale est celle de la situation d’anarchie, dont Wendt nous expose qu’elle

« pose un problème distinctif et important d’ordre pour la politique internationale,

pour lequel l’approche constructiviste suggère de nouvelles solutions » 551. En

effet, comme la structure du système international peut être appréhendée comme

essentiellement constituée de normes et de significations internationalement

partagées, on peut distinguer trois formes d’anarchie d’essences cognitive et

perceptuelle. Variables dans le temps et dans l’espace, toutes les trois combinent

deux éléments, d’un côté, les conceptions que les États se [249] font de leurs

relations mutuelles, et de l’autre, les degrés d’intériorisation par les États du

système de sens partagé. Par rapport au premier, il y a anarchie hobbesienne

quand les États se perçoivent les uns les autres comme des ennemis. Ceci est la

548 Ibid., p. 233.549 Ibid., p. 240.550 Ibid., p. 242.551 Ibid., p. 247.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 250

conséquence du fait, explique Wendt, que quand le système des États prend

forme, ces derniers sont libres de toute contrainte institutionnelle et tendent à

adopter des attitudes agressives. Si rien ne l’en empêche, le système va dériver

vers le pire sauve-qui-peut. Il s’agit d’une anarchie lockéenne quand ils arrivent à

se considérer comme seulement rivaux. Mais Wendt n’explique pas bien

comment les États passent de l’un à l’autre type d’anarchie. Et l’anarchie devient

kantienne quand les États sont tous les amis les uns des autres. L’auteur explore

un peu plus les voies du passage de la seconde à la troisième.

Sans aller jusqu’à spécifier une transition, il attribue le changement structural

à trois facteurs : l’interdépendance, la communauté de destin et l’homogénéisation

des cultures. Wendt considère qu’après des siècles de domination de la culture

hobbesienne, ces facteurs sont devenus depuis quelques années décisifs.

L’interdépendance économique favorise l’éclosion d’une identité collective, plus

ou moins dense en fonction des liens établis, sous la forme de cercles

concentriques. Car l’interdépendance, reconnaît-il, fait peur là où elle est

synonyme d’exploitation. Quand cette peur n’existe pas, émerge la perception

d’une communauté de destin. Quant à l’homogénéisation, si Wendt ne la croit pas

suffisante, pour différentes raisons, pour produire un comportement solidaire ou

solidariste, il croit qu’elle progresse assez pour suggérer au Soi et à l’Autre qu’ils

sont les membres d’une même communauté humaine.

Wendt entend faire ressortir une progressivité, étant entendu que le partage

d’une culture internationale ne saurait être que le résultat d’une contrainte pour les

réalistes, d’un intérêt bien compris pour les libéraux. Alors que pour les

constructivistes elle est perçue comme légitime, sachant qu’elle est co-constituée

par les États à travers leurs identités et leurs intérêts. Des trois types de perception

mutuelle naissent trois sortes de représentations collectives que tous les États

finissent par intérioriser. La représentation dominante formatant par ce biais les

identités et les [250] intérêts, elle correspond à une structure immatérielle

profonde mais non immuable comme le prouvent les séquences historiques des

trois types d’anarchie énumérés par Wendt.

La culture anarchique hobbesienne qui existe quand « un État ne reconnaît pas

à un autre État le droit d’exister comme entité indépendante et qu’en conséquence

il ne restreint pas de sa propre initiative la violence dont il fait preuve à son

égard » 552, aurait, d’après Wendt, marqué tout le Moyen Âge, pour resurgir en

plein vingtième siècle, à l’occasion des deux conflits mondiaux, des différents

génocides, de certaines guerres civiles. Cette interprétation du politologue

552 Ibid., p. 260.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 251

américain renvoie, nous semble-t-il, à la notion d’inimicus des Romains, de ceux

avec lesquels il leur était impossible de transiger et qu’il fallait détruire, comme

Carthage (Cartago delenda est). Elle semble toujours applicable aux relations

israélo-arabes. On trouve aussi le pendant de sa version de l’anarchie lockeenne

chez les Romains quand on pense à leurs rapports avec ceux qu’ils désignaient

sous le nom d’hostis, d’adversaires. Ceux avec lesquels Rome pouvait entrer en

conflit, mais avec lesquels elle pouvait aussi pactiser et coexister.

Pour Wendt, cette culture qui définit une situation où les États se perçoivent

comme rivaux et peuvent s’affronter sans se dénier le droit à l’existence, est

caractéristique du système westphalien. Son pilier est l’institutionnalisation de la

souveraineté qu’en tant que constructiviste il interprète comme un arrangement

intersubjectif, parfaitement intériorisé, et qui seul peut expliquer le respect de

l’intégrité des petits États par les grandes puissances. C’est ainsi, d’après Wendt,

que « les États-Unis perçoivent comme légitime la norme de la souveraineté, et

voilà pourquoi les Bahamas ont un droit à la vie et à la liberté que les États-Unis

n’imaginent même pas pouvoir violer » 553. Cette attitude de respect, à moins

qu’il ne s’agisse que de condescendance sachant que de toutes les façons

l’archipel est sous contrôle et n’est qu’un « quasi-État », est révélatrice, pense-t-il,

d’un glissement vers une culture anarchique de type kantien. Soit vers une

situation dans laquelle l’amitié constitue une structure de rôle telle que les États

s’attendent à ce que chacun d’eux observe la règle du non-recours à la force. La

guerre n’étant plus considérée comme un moyen de règlement des [251] conflits,

ces derniers sont résolus par le dialogue et le compromis. En outre, une obligation

d’entraide mutuelle fait que, précise Wendt, les États doivent constituer un

système de sécurité collective tel que l’intérêt national de l’un d’entre eux est

partie intégrante des autres. De telles exigences, admet-il, entraînent que la culture

kantienne n’existe qu’au sein de l’aire nord-atlantique. Dans une perspective qui

va a contrario de celle de Waltz, elle expliquerait la survivance de l’OTAN à la

guerre froide. Est-elle en mesure de s’étendre, à d’autres continents comme

l’Amérique du Sud où la paix, pas encore kantienne, dure depuis le début du XXe

siècle ? À la plus grande partie du monde sous l’effet de la mondialisation et face

aux défis environnementaux ? Il semble croire à l’importance du « travail

idéologique », selon les mots de Stuart Hall, qui consiste, à travers les rencontres,

les discussions, l’éducation à créer une représentation consensuelle et partagée de

l’interdépendance, une sorte d’identité collective du « Nous » que repré­senterait

l’humanité. Mais il sait aussi que, d’une part, l’interdépendance est perçue comme

source d’exploitation et d’inégalités, et que, d’autre part, l’homogénéisation se

553 Ibid., p. 289-290.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 252

heurte à la volonté des groupes humains de conserver leurs différences, celles que

les constructivistes tiennent pour minimes ou pour factices.

B. Critiques et commentairesde l’essai théorique de Wendt

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Nul ne s’étonnera que Wendt ait été, à son tour, critiqué par ceux-là mêmes

dont il avait dénoncé la méthode rationaliste. Mais il faut ajouter qu’il s’est

retrouvé bien isolé au sein même du courant post-positiviste et post-rationaliste.

Au fond, il a presque fait l’unanimité contre lui. Ainsi, Stephen Krasner et Robert

Keohane se retrouvent pour souligner que Wendt ne s’appuie sur aucune base

empirique, tandis que le premier remarque que « la solidité des normes est très

problématique dans le système international parce qu’il n’existe aucune structure

d’autorité susceptible d’arbitrer entre les revendications » 554. Wendt ne peut pas

compter non plus sur le soutien d’un ultra-libéral comme James Rosenau qui tend

à considérer les approches constructivistes comme « triviales » parce que peu

propices à faire avancer la théorie ou, simplement, [252] à favoriser l’approche

empirique des questions internationales les plus fondamentales 555. Dans ce qui

ressemble à son propre camp, les commentaires ne sont pas le plus souvent des

plus amènes. On ne lui pardonne guère son stato-centrisme, alors même qu’il est

suspecté de vouloir fonder une Grande Théorie. Pour Andreas Behnke, l’un des

plus féroces critiques envers le livre de Wendt (« Gros livre-mince théorie ? »), sa

Social Theory of International Politics aboutit à une impasse pour trois causes

rédhibitoires, inhérentes à la démarche intellectuelle de l’auteur : « l’impossibilité

de réconcilier le constructivisme et la “science” », « l’impossibilité d’assumer la

position d’arbitre métathéorique impartial » à laquelle il prétend, et « l’impos-

sibilité de proposer une Grande Théorie substantive de la politique internationale

à l’âge de la globalisation » 556.

554 Stephen Krasner, « Wars, Hotel fires and Plane Crashes », dans Review of InternationalStudies, vol. 26, 2000, p. 131.

555 J.N. Rosenau, « Probing Puzzle Persistently : A Desirable but Improbable Future for IRTheory », dans S. Smith, K. Booth et M. Zalewski (édit.), International Theory : Positivismand Beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

556 Andreas Behnke, « Grand Theory in the age of its impossibility. Contemplations onAlexander Wendt », in Stefano Guzzini and Anna Leander, Alexander Wendt and hiscritics, op. cit., p. 48-56.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 253

Pour résumer, parce que ces critiques seront reconsidérées dans les lignes à

venir, Behnke reproche à Wendt d’avoir voulu imiter Morgenthau, Kaplan ou

Waltz, mais en les dépassant, en s’attribuant une position d’arbitre, étant entendu

que son livre ne serait qu’une mise à jour du néoréalisme grâce à l’incorporation

des observations critiques formulées par les constructivistes, les postmodernes et

autres théoriciens critiques. La meilleure preuve en serait que lui, Wendt, tenant

de la construction sociale de la réalité, prend l’anarchie comme le point de départ

préexistant de son raisonnement sur les relations internationales. Ensuite, il n’a

que trop tendance à séparer le matériel et l’idéel, alors même que cette distinction

est problématique pour un constructiviste. Il y a, dans sa démarche théorique,

beaucoup trop d’ambiguïtés qui font qu’il ne sait plus trop où il est. Ce qui est

certain, pense Behnke, est que ses conceptions de l’identité ou de la conscience

collective, comme sa tendance à anthropomorphiser l’État font que sa théorie est

incompréhensible en dehors du monde anglo-américain, sachant que, de toutes les

façons, la globalisation rend impropre à la compréhension du monde une

approche strictement interétatique. À cette lourde charge, Stefano Guzzini et

Anna Lander opposent l’esprit de synthèse qu’ils prêtent à Wendt 557. Ils lui

concèdent qu’il ait voulu intégrer et reconfigurer des positions théoriques

apparemment antagonistes. Le fait de partir de l’anarchie et du dilemme de la

sécurité ne leur paraît pas être une [253] outrance même pour les constructivistes,

car ce n’est pas sur ce point que s’effectue le partage entre réalistes et idéalistes,

mais plutôt sur le point de savoir si l’histoire des relations internationales est

cyclique ou s’il existe une possibilité qu’elles soient un jour régulées,

« domestiquées ». Ils font valoir que si Wendt se revendique d’une philosophie

idéaliste, il inclut dans sa réflexion un matérialisme résiduel, et il se refuse à faire

sienne, pour comprendre l’émergence d’un « sens commun », la théorie

d’Habermas de l’action communicationnelle. Pour Guzzini et Lander, ni le

holisme intégrateur de Wendt ni sa stratégie de synthèse ne sont en cause. C’est

son hétérodoxie théorique qui heurte l’orthodoxie disciplinaire défendue de tous

les côtés. Avant d’examiner comment on peut trancher entre ces deux jugements

opposés, en se référant aux positions des différents théoriciens qui se sont

prononcés, on doit d’abord donner la parole aux néoréalistes qui ont été la

principale cible de Wendt.

557 Stefano Guzzini and Anna Leander, « Wendt’s constructivism. A relentless quest forsynthesis », dans l’ouvrage dirigé par eux-mêmes, Alexander Wendt and his critics, ibid.,p. 73-92.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 254

La réponse des néoréalistes

par la voix de Dale C. Copeland 558

Copeland part du constat que si l’on accepte d’idée de Wendt d’après laquelle

la nature conflictuelle ou pacifique du système international est moins fonction de

l’anarchie et de la puissance que de la connaissance commune acquise à travers

les pratiques partagées, le problème de l’incertitude posé par les néoréalistes reste

entier. En effet, quand Wendt différencie (de façon assez anachronique au yeux de

tout historien !) les trois cultures hobbesienne, lockéenne et kantienne à partir du

degré de coopération qu’affichent les comportements des États, il ne fait

qu’exacerber la préoccupation néoréaliste parce que cela ne répond pas à cette

interrogation lancinante : « si l’autre agit de manière coopérative, comment savoir

si cela est le reflet d’un tempérament pacifique ou s’il ne s’agit pas d’une façade

masquant des désirs agressifs ? » 559. Le défaut de Wendt, pour ne pas dire sa

naïveté, est de trop croire à la puissance des idées. En imaginant que la politique

mondiale est guidée par une intersubjectivité consensuelle, en tablant sur ce que la

structure idéelle est constitutive des acteurs et n’a pas seulement un effet

régulateur sur eux, et qu’enfin la structure idéelle et les acteurs se co-constituent

et se co-déterminent mutuellement.

[254]

Il en oublie, selon Copeland, deux choses essentielles : d’une part, que les

forces matérielles existent et qu’elles exercent une influence directe sur le

comportement des États ; d’autre part, que les cultures elles-mêmes, et la « culture

d’anarchie » au premier chef, ne sont jamais fixes ou réifiées, et qu’elles sont

contingentes de l’histoire, des événements.

Ceci étant, en tant que néoréaliste, Copeland estime que le niveau de

sophistication du paradigme de Wendt profite par plusieurs aspects et le cas

échéant à son corps défendant, à sa propre école de pensée. Ainsi, contre le

constructivisme fort, il soutient que les États et les individus ont des besoins de

base en dehors de toute interaction sociale, et qu’ils sont par nature égoïstes.

Contre les libéraux, il admet que la tendance des États est d’obtenir des gains

maxima dans les échanges. Avec sa conception systémique du monde, parmi les

558 Dale C. Copeland, « The constructivist challenge to structural realism. A review essay »,ibid., p. 1-20.

559 Ibid., p. 2.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 255

plus rigoureusement justifiées d’un point de vue philosophique, Wendt démontre

que l’État est une unité souveraine réellement auto-organisée qui vit dans la

mémoire collective d’un certain nombre d’individus. Mieux, quand il lance que

« l’anarchie est ce que l’on en fait », il rend service à la cause néoréaliste. En

effet, alors qu’il veut dire par là que selon tous les réalistes, sans tenir compte des

différents courants et parce qu’il pense avant tout à Waltz, que c’est l’état

d’anarchie qui pousse les États à s’angoisser pour leur survie et à rechercher la

puissance, il cherche à montrer par ailleurs que la spirale de l’hostilité, la course

aux armements et la guerre ne sont pas inévitables dans un système d’anarchie.

Au contraire, si les États en arrivent là c’est à cause de leurs propres cultures et

pratiques. Ce qui donne raison aux réalistes défensifs ou néoclassiques quand ils

plaident que l’anarchie n’implique pas la conflictualité.

Ce manque de clairvoyance de Wendt à l’encontre du néoréalisme, Copeland

l’attribue à une étude insuffisamment complète et approfondie de ses arguments.

Le réalisme structural, rappelle-t-il, part de l’idée que tous les États qui participent

au système international recherchent avant tout leur sécurité et n’ont pas d’autres

motifs de faire la guerre. Celle-ci n’est donc pas dans la nature des choses, mais

les réalistes savent aussi que les États qui montrent des caractéristiques

pathologiques internes sont souvent agressifs. D’où le souci récurrent de tout chef

d’État de connaître les intentions présentes des autres et, plus [255] difficile, leurs

futures intentions. La théorie néoréaliste n’est pas une théorie du conflit, mais elle

incite à la prudence et fait de l’incertitude un principe d’action. Contrairement à

Wendt qui dans l’environnement moderne contemporain expose que « le

problème des autres états d’esprit » n’est plus un problème 560. La connaissance

mutuelle ne se résume pas à une confiance absolue, à 100 %, et selon lui, dans

tous les cas, traiter l’autre de façon hostile est plus dangereux que de se montrer

conciliant, car cela ne peut conduire qu’à la prophétie auto-réalisatrice d’une

défiance mutuelle. L’argument est un peu court et révèle une certaine naïveté que

Copeland n’est pas loin de dénoncer.

Dans son aspiration sans freins à vouloir montrer que la co-constitution des

identités amène chaque acteur à exprimer sa véritable opinion et à penser l’autre

dans le rôle où il le souhaite, Wendt n’évoque jamais l’hypothèse de la

manipulation, qui fait pourtant l’objet du discours critique sur l’interactionnisme

symbolique dans lequel il enracine son analyse. Il néglige aussi le problème des

arrière-pensées, alors même que sur la scène publique les hommes d’État jouent

souvent des rôles qui ont peu à voir avec leurs véritables convictions et avec leurs

560 Ibid., p. 11.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 256

intérêts. Tant et si bien que son livre n’offre aucun des critères qui permettraient

d’affirmer quand une geste pacifique mérite d’être appréciée à sa juste valeur et

quand elle risque de déboucher sur des déceptions. En ce qui concerne les

intentions futures des acteurs, Wendt n’en dit rien alors qu’elles peuvent

naturellement se transformer à la suite d’un changement interne à l’un d’entre eux

en dépit des efforts des autres pour maintenir des relations de coopération.

Les États ne forment pas seulement leurs identités à travers leurs relations.

Wendt l’admet puisqu’il distingue justement au cœur de l’identité nationale quatre

composantes dont les deux premières (corporative et de type) sont inhérentes à

lui-même. À la différence, remarque Copeland (c’est son mérite par rapport au

constructivisme), que le néoréalisme s’efforce d’être une théorie de l’anticipation

tout simplement parce qu’il considère les États comme rationnels et qu’ils

cherchent à maximiser leur sécurité dans le futur prévisible.

Enfin, et cela ne frappe pas que les néoréalistes, Wendt néglige, quoiqu’il en

dise, les rapports de puissance. Il envisage l’interactionnisme symbolique comme

si Ego et Alter étaient [256] d’office deux partenaires d’égale puissance, et il

affecte de penser qu’un changement dans la distribution des capacités stratégiques

n’aurait pas d’incidence sur l’évolution du système international. Wendt ne

discute pas sérieusement des relations entre les grandes et les petites puissances,

car son allusion aux rapports entre les États-Unis et les Bahamas est de bien

courte portée. Surtout si l’on pense aux interventions à Grenade ou au Nicaragua !

Il ne dit rien non plus des rapports entre pays développés et pays pauvres. La Stip

laisse donc de côté tout ce qui a trait à l’inégalité, à l’ordre mondial, à la justice

aussi, pour s’en tenir à une évocation d’un « non pas inévitable mais possible et

vraisemblablement irréversible » progrès du système international d’une inimitié

globale vers une rivalité globale comprenant des poches localisées d’amitié. Le

monde de Wendt est, au final, un monde étrangement dénué de politique 561. Ce

n’est pas la réponse qu’il donne à Copeland sur ce problème de la puissance qui

peut emporter la conviction du lecteur 562. Il persiste à dire que la perception de

l’Autre est plus importante que les forces matérielles, en revenant sur son

exemple favori quand les cinq missiles nucléaires nord-coréens sont tenus par les

Américains comme plus dangereux que cinq cents engins britanniques du même

type. Alors pourquoi les États-Unis s’inquiètent-ils dès qu’un autre État que le

561 Katalin Sàrvàry, « No place for politics ? Truth, progress and the neglected role ofdiplomacy in Wendt’s theory of history », in Alexander Wendt and his critics, op. cit.,p. 160-180.

562 A. Wendt, « Social Theory as Cartesian science », in Alexander Wendt and his critics, op.cit., p. 213-214.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 257

Royaume Uni, même un allié, envisage de moderniser sa force de frappe, comme

la France, ou pourrait en créer une, comme le Japon, voire même l’Allemagne, ou

quand l’Union européenne a quelques velléités d’autonomie militaire et qu’ils

s’opposent alors à toute défense européenne hors de l’Otan ? Ces objections,

Wendt les ignore ou bien les esquive en répondant qu’il s’intéresse au système

des États et non à la politique étrangère.

Les failles de la méthode de Wendt

La méthode est l’un des points les plus sensibles des critiques adressées à

Wendt. En vérité, positivistes et post-positivistes tombent d’accord pour dire qu’il

lui en manque une véritable pour qu’il puisse analyser correctement les

transformations du monde politique. On lui reproche régulièrement de ne pas

expliquer [257] la formation des identités. Tandis que les rationalistes s’efforcent

d’étayer empiriquement leurs démonstrations, les déconstructivistes s’attachent,

comme leur nom le veut, à déconstruire les discours. Les premiers recherchent

des régularités pour comprendre le fonctionnement du monde social, alors que les

seconds ne voient dans celui-ci que des mises en scène liées à des discours

spécifiques et contextuels. Les uns sont prêts à soumettre leurs hypothèses aux

tests de validité ou de falsification, les autres pensent qu’un discours n’est ni vrai,

ni faux, qu’il est purement subjectif et qu’il n’existe ni de moyen, ni de raison de

l’évaluer. La difficulté de Wendt vient de ce qu’il est dans un « entre-deux ». En

effet, il est partisan d’une épistémologie positiviste, du réalisme scientifique grâce

auquel il pense atteindre au monde réel, c’est-à-dire à celui qui existe au-delà des

représentations, des discours et du langage. Mais ce choix se retourne alors contre

son ontologie constructiviste puisqu’il postule en même temps que la culture

intersubjective est plus importante que les forces matérielles. C’est ce qui fait dire

à Friedrich Kratochwil que ce mariage est impossible, que cette association est

vouée à l’échec 563.

Déjà, lorsque Wendt assure qu’il croit à la suprématie des idées sur les forces

matérielles, il laisse ses lecteurs souvent dubitatifs. L’un d’eux fait remarquer

l’existence chez lui « d’une image ambiguë et confuse de la relation entre le

matériel et l’idéel, parce que quelques fois le matériel est une variable causale

indépendante, qu’à d’autres il est une variable dépendante dont le pouvoir dépend

563 Friedrich Kratochwil, « Constructing a new orthodoxy ? », in Alexander Wendt and hiscritics, op. cit., p. 21-47.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 258

de l’idéel, et que d’autres fois encore, il est une variable d’intervention » 564. Or,

cette incertitude est d’autant plus mal admise que Wendt entend bien que son

idéalisme (l’ascendant qu’il accorde aux idées et non pas son utopie) soit un

réalisme, au sens philosophique du terme, et non plus de la théorie des relations

internationales du même nom, qui lui permette d’accéder à une vision scientifique

du monde tel qu’il est. Ce qui est des plus problématiques pour les

constructivistes conventionnels parce que « le modèle positiviste d’explication

n’est pas facile à appliquer à des cas dans lesquels, les normes sont des éléments

signifiants dans le phénomène qui doit être expliqué » 565. Ce qui n’a pas de sens

pour les déconstructivistes [258] pour qui ce ne sont pas les idées qui construisent

les faits sociaux, mais les discours, ce qui n’est pas la même chose. Pour un David

Campbell, ce sont uniquement les discours qui articulent les relations entre le

matériel et l’idéel 566. Le problème de Wendt est qu’il aspire à connaître « le

monde en soi », alors même que l’ontologie constructiviste écarte par hypothèse

cette possibilité pour dire que nous ne sommes en mesure que d’en donner des

descriptions jamais neutres et de quelques façons objectives. Au contraire, elles

résultent des pratiques sociales et des intérêts qui font ce monde dont elles sont

censées rendre compte. Soit l’on adhère à la « vérité par correspondance », soit

l’on se résout à la « vérité par cohérence » 567. Et Kratochwil de s’étonner que

Wendt puisse soutenir que la première n’est pas l’enjeu véritable du réalisme

scientifique 568, dont Roy Bhaskar a, selon lui, une définition pour le moins

équivoque, sinon erronée pour quelqu’un qui s’en revendique, puisqu’il tient la

« science » pour une « communauté de pratiques » plutôt que pour la conséquence

de théories ou de découvertes testées et avalisées 569. Au fond, la référence ne

serait pas légitime. Aucun réaliste scientifique ne reprend plus à son compte la

conception de Bhaskar. Le problème méthodologique de Wendt, ajoute

Kratochwil, est qu’à force de choisir et de sélectionner les notions et les concepts

qui lui conviennent dans une philosophie ou dans une autre, dans une

épistémologie ou dans une autre, il tombe dans cet « entre-deux » qui ne satisfait

personne 570.

564 S. Smith, « Wendt’s World », dans Review of International Studies, vol. 26, 2000, p. 154.565 F. Kratochwil and J.-G. Ruggie « International Organisation : a State of the Art on an Art of

the State », dans International Organization, n° 40-4, 1986, p. 767.566 D. Campbell, Writing Security, op. cit, et National Deconstruction : Violence, Identity and

Justice in Bosnia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998.567 Cf. notre chapitre introductif, « Les enjeux épistémologiques du système mondial », tome I.568 F. Kratochwil, « Constructing a new orthodoxy ? », op. cit., p. 38.569 Ibid., p. 36.570 Ibid., p. 38.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 259

Hidemi Suganami partage la même perplexité quant à la pertinence

méthodologique de Wendt quand il s’interroge sur son rejet de tout empirisme au

nom du réalisme scientifique 571. Ce qui conduit à des résultats problématiques.

En effet, considérer que l’on peut inférer l’existence d’entités simplement en

raison de leurs conséquences observables, comporte le risque d’évacuer le

caractère faillible de toute science, et d’oublier qu’il n’y a pas de garantie quant à

l’existence d’entités théoriques inobservables 572. À l’égard de la nature de l’État,

notamment, il demeure des incertitudes quant à savoir si, selon Wendt, il est ou

non une fiction en tant qu’agent intentionnel. Or, pense son critique, c’est à partir

de ce choix que l’on peut mesurer si l’idée d’un réel potentiel de transformations

vers une culture internationale moins égoïste est fondée, ou si celui-là n’est

qu’imaginé.

[259]

On sait que la notion d’intentionnalité est cruciale chez les constructivistes,

mais Wendt comme les autres constructivistes paraissent sous-estimer le contexte

historique dont elle émerge ; ils s’en tiennent certainement trop à la surface des

choses et ignorent nécessairement les arrière-pensées des acteurs. C’est la raison

pour laquelle, d’après Suganami, la relation existant entre la culture internationale

et l’identité des acteurs est incertaine. C’est pourquoi Wendt a tant de mal à

expliquer comment une culture internationale hobbesienne peut se muer en

culture lockéenne et qu’il s’attache surtout à montrer comment cette dernière,

qu’il pense plus caractéristique du système waltzien que la première (!), peut se

transformer en culture kantienne. Enfin, sa vision linéaire de la culture

internationale rend problématique l’intégration des mouvements récessifs,

pourtant inévitables comme l’ont montré les suites du 11 septembre 2001. Cette

carence méthodologique, fait courir à Wendt le même risque, reproché à Waltz,

celui d’être ahistorique, fait remarquer H. Suganami 573. Il le court d’autant plus

qu’il ne prend pas suffisamment en compte la diversité culturelle du monde 574.

Au fond, et c’est paradoxal pour quelqu’un qui mise tout sur l’intersubjectivité, il

reste prisonnier de son ethnocentrisme. Il n’a que trop tendance à privilégier

l’impact des normes et des idées progressistes occidentales, à extrapoler à partir

571 Hidemi Suganami, « Wendt, IR, and philosophy. A critique », in Alexander Wendt and hiscritics, op. cit., p. 57-72.

572 Hidemi Suganami, ibid.573 Hidemi Suganami, ibid.574 Sujata Chakrabarti Pasic, « Culturing International Relations Theory : A Call for

Extension », dans Y. Lapid & F. Kratochwil, The Return of Culture and Identity in IRTheory, op. cit., p. 87-90.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 260

des expériences allemande et japonaise, à faire « table rase », lui est-il interjeté,

des autres cultures 575.

Mais ce n’est pas tout. S’il se présente comme holiste, il s’agit, d’après H.

Suganami, d’un holisme « modéré qui signifie la même chose qu’un

individualisme modéré » 576. La raison en est que si Wendt critique

l’individualisme des deux « néos », il lui fait des concessions en admettant que

« les agents ont un rôle à jouer dans l’explication sociale qui ne peut se réduire à

la culture » 577. Certes, sa stratégie est de déconsidérer le néoréalisme et le

néolibéralisme en démontrant que l’individualisme est incapable de rendre

compte de la formation de la culture internationale et de son incidence sur les

rôles que s’attribuent les États. Mais en même temps, il évite de souscrire à un

holisme idéel radical, laissant échapper que « l’intentionnalité est simplement un

effet du discours » 578. Cette nouvelle ambiguïté expliquerait pourquoi le

politologue est imprécis, encore une fois, au sujet du [260] rôle que jouent

l’imitation et le « travail idéologique » dans l’homogénéisation du système

interétatique, dont il ne présente aucune démonstration empirique. Quant à

Kratochwil, s’il n’est pas hostile à la démarche systémique de Wendt, il ne pense

pas que le réalisme scientifique soit la bonne méthode pour la mener à bien, et il

lui préfère, comme les pragmatistes, l’herméneutique, malgré son penchant pour

le moralisme et son refus du relativisme 579. De toutes les façons, son stato-

centrisme et ses concessions faites à l’individualisme altèrent lourdement son

holisme constructiviste. Il tombe facilement dans la « trappe hobbesienne » 580.

Car attribuer des intentions, des désirs ou des croyances aux États et ainsi les

anthropomorphiser (que n’a-t-on pu dire de Ratzel ou de Kjellen à ce sujet ? cf.

tome I) n’a pas grand sens pour qui se veut constructiviste, même si l’on entend

montrer qu’une homogénéité des normes est possible. Kratochwil explique alors

que ce qui différencie celui-ci du réaliste, ce n’est pas sa conviction en la bonté de

la nature humaine, ni son désir de bâtir la paix, contrairement à celui-là qui

raisonne en termes de sécurité et de défense. La vraie raison est qu’il n’existe

pour les constructivistes aucune donnée a priori, et aucune « structure » ou

« force » qui ne soient pas les résultantes d’actions particulières. En tant que

nominaliste, Suganami ne comprend pas non plus l’interrogation de Wendt au

575 Ibid., p. 88.576 Hidemi Suganami, op. cit.577 A. Wendt, op. cit., p. 181.578 Ibid., p. 178.579 F. Kratochwil, « Constructing a new orthodoxy ? op. cit., p. 26 et p. 44.580 Ibid., p. 30.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 261

sujet de l’État qui bien qu’inobservable, n’en est pas moins réel, selon lui, et qui

bien qu’il pense de manière différente qu’une personne, est réellement un agent

intentionnel 581. Pour lui, cette anthropomorphisation de l’État est un artefact qui

permet à Wendt de postuler, sans la démontrer, l’existence d’une culture

internationale commune aux États.

En résumé, en ce qui concerne la méthode et plus généralement la ligne

épistémologique de Wendt, parmi les sept réserves ou critiques qu’énumère

Suganami à son encontre et qui sont susceptibles d’être approfondies ou

aggravées par d’autres théoriciens des relations internationales, on retiendra que :

1) la défense du réalisme scientifique de Wendt n’est pas convaincante

(Suganami) et que son utilisation est même erronée (Kratochwil) ; 2) dans tous les

cas, son invocation de cette doctrine n’est pas nécessaire pour affirmer la réalité

de l’État ; 3) son [261] affirmation d’une relation spécifiquement constitutive et

non pas causale entre une culture politique internationale donnée et l’identité

correspondante des États n’est pas convaincante ; 4) sa stratégie (qui consiste à

décrédibiliser le néoréalisme et le néolibéralisme en mettant en avant la relation

constitutive entre la structure culturelle existante du système international et le

rôle ou l’identité des États associés à cette culture) dès lors fait faillite ; 5) sa

condamnation de l’individualisme en tant que cause principale de l’inadéquation

du néoréalisme et du néolibéralisme est ruinée par les importantes concessions

que lui-même lui fait.

Wendt et l’English School

Enfin, pour finir le tour des remarques, il est reconnu que l’œuvre de Wendt

présente des affinités frappantes avec l’école anglaise, en particulier par rapport

aux trois cultures internationales. Elle souffre d’ailleurs de la comparaison,

quoique Suganami, qui l’a faite pour nous, ait évité de trop le souligner 582. D’une

manière plus générale – cela mérite d’être précisé – ce serait une erreur de

confondre dans une seule et même mouvance les écoles américaines et

britanniques des relations internationales. Certes les convergences sont

nombreuses, mais les motivations, les références disciplinaires et les méthodes

restent différentes.

581 H. Suganami, « Wendt, IR, and philosophy », op. cit., p. 63.582 Hidemi Suganami, « Alexander Wendt and the English School », The English School,

http://www.leeds.ac.uk/polis/englishschool/suganami00.htm.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 262

On l’a constaté déjà avec les premiers réalistes, Charles Jones ayant montré ce

qui pouvait séparer Edward H. Carr de ses homologues d’outre-Atlantique (cf.

tome I, p. 50). Plus tard, une réelle divergence sépare les néoréalistes américains

et les Britanniques puisque certains de ces derniers vont côtoyer les

constructivistes et s’imprégner de leurs concepts. On note surtout une cohérence

globale bien plus grande chez les Anglais que chez les Américains. Ceci explique

cela. Comme nous l’indiquions plus avant, il a été exposé que, malgré ses propres

tendances et hypothèses de travail, l’English School se projette comme un même

programme de recherche, tandis qu’aux États-Unis le chacun pour soi semble la

règle, aussi bien du point de vue programmatique que du point de vue

institutionnel. D’après Suganami, l’unité relative de l’école anglaise procède, au

départ, [262] dans le dernier quart du vingtième siècle, d’une certaine cohésion

épistémologique consistant dans le fait que la majorité des chercheurs

britanniques en relations internationales ont souscrit au rationalisme pris au sens

de Martin Wight. Si bien que les échanges intellectuels s’en sont trouvés facilités,

sans que l’on puisse, pour autant, jamais parler de chapelle, de secte ou de club.

Puis à partir de 1999, à l’initiative de Barry Buzan, l’identité de l’école a vraiment

émergé grâce à un effort de concertation des équipes de recherche et à une

politique de soutien aux nouveaux programmes d’investigation. Celle-ci, précise

Suganami, suit en Grande Bretagne trois axes interreliés ou trois orientations non

cloisonnées dites « structurale », « fonctionnelle » et « historique ». La première

remonte aux travaux de Manning 583, d’une partie de ceux de Bull 584 et de

James 585. Son apport principal consiste dans l’identification des structures

institutionnelles de la société internationale contemporaine. La seconde est

illustrée par les troisième et quatrième parties de l’ouvrage essentiel de Bull,

sachant qu’il ajoute à l’analyse structurale une étude approfondie du

fonctionnement des institutions existantes, et par John Vincent 586. La troisième

étudie l’évolution historique de la structure institutionnelle des relations

internationales, avec principalement Wight 587, Bull et Watson 588.

583 C.A.W. Manning, « The Legal Framework in a World of Change » in Brian Porter, TheAberystwyth Papers : International Politics 1919-1969, Londres, Oxford University Press,1972, p. 301-335. Et C. A. W. Manning, The Nature of International Society, Londres,Macmillan, 1975.

584 Hedley Bull, The Anarchical Society, op. cit., 1e et 2e parties.585 Alan M. James, Sovereign Statehood : the Basis of International Society, Londres, Allen

and Unwin, 1986.586 R. John Vincent, Human Rights and International Relations, Cambridge, Cambridge

University Press, 1986.587 Martin Wight, Systems of States, avec une introduction d’Hedley Bull, Leicester, Leicester

University Press, 1977.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 263

Malgré la prédominance du rationalisme (Grotius), l’English School a une

prédilection pour les deux autres paradigmes que sont le réalisme (Hobbes) et le

révolutionnisme (Kant). Avec ces trois-là, les trois cultures de Wendt présentent

des analogies évidentes. Néanmoins, souligne de suite Suganami, alors que la

triade anglaise s’apprécie comme un guide pour la pensée en relations

internationales, comme un programme de recherche complexe, la motivation du

politologue américain est toute différente. En s’inspirant de l’interactionnisme

symbolique, il cherche à savoir comment et selon quelles hypothèses les États

peuvent produire une nouvelle culture de l’anarchie internationale quand celle qui

existe les incite à la reconduire. Tandis que la démarche intellectuelle britannique

est enracinée dans l’analyse historique, Wendt préfère une approche

métathéorique discourant sur des concepts hypothétiques qui lui permettent

d’aller plus loin dans les spéculations. Ceci posé, Suganami relève des points

communs par rapport à la conception de la nature [263] humaine, au stato-

centrisme, à l’approche culturelle, et à l’interaction structure/agent.

Wendt n’étant pas un idéaliste radical, il admet que les êtres humains

cherchent à satisfaire un certain nombre de besoins de base individuels (la survie

physique, leur propre estime, la reconnaissance sociale, et la transcendance) dans

le cadre des sociétés qu’ils constituent et au moyen de la collaboration sociale. Or,

si les besoins inventoriés, que Wendt pensent inhérents à la nature humaine, ne

recoupent pas exactement ceux recensés par la théorie sociale de l’école anglaise,

il n’en reste pas moins, explique Suganami, que la pensée de l’Américain est

proche de l’idée de Hart « d’une essence minimale de la loi naturelle » 589, qui est

à l’origine de la théorie de Bull sur la société internationale. Pour ces deux

derniers, toute société humaine chercherait au moyen de normes à satisfaire les

besoins vitaux de l’homme. Soit la survie et des relations sociales stables,

particulièrement en termes de propriété et de moyens de subsistance garantis.

Quant aux trois autres besoins dont parle Wendt, s’ils sont présents chez Hart et

Bull, ils occupent une place bien plus réduite que chez lui. Néanmoins, c’est le

transfert de ces mêmes besoins des individus aux États qui explique leur

préférence à tous pour le stato-centrisme.

Cette conception, sans doute la mieux partagée au sein de l’école anglaise,

d’un monde divisé entre États souverains, sur le modèle institutionnel européen, a

été présentée par Bull comme la meilleure solution possible pour la satisfaction

588 Adam Watson, The Evolution of International Society : a Comparative Historical Analysis,Londres, Routledge, 1992, et avec Hedley Bull, The Expansion of International Society,Oxford, Clarendon Press, 1984.

589 H.L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1962.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 264

des intérêts individuels. Dans un premier temps, Wendt a plus pris acte de la

situation du monde qu’il ne l’a approuvée. Puis, il a rejoint le point de vue

normatif britannique, et il l’a même dépassé, comme nous allons le voir, en

annonçant la naissance inévitable d’un État mondial 590. Cette prophétie

s’explique par son obsession, très perceptible dans sa Stip, de trouver le moyen de

contrôler la violence interétatique grâce à une nouvelle culture internationale.

L’intérêt pour la culture le rapproche incontestablement de l’école anglaise, en ce

sens que lui et elle y voient l’instrument pour une interprétation

macrosociologique du système international. Mais les Britanniques ne sauraient

partager son enthousiasme contradictoire pour l’introduction du réalisme

scientifique en relations internationales quand ils ont toujours refusé le

quantitativisme et le behaviouralisme.

[264]

Ensuite, il y a lieu d’observer des similitudes, mais aussi des divergences

quant à l’interprétation elle-même du rapport entre le système et les États. Une

des thèses controversées de Wendt est que les États sont socialement construits.

Suganami lui concède qu’il ne dit pas que les États existent exclusivement parce

qu’ils sont construits par une société internationale, mais que la construction est

aussi d’essence sociale interne. Ce qu’il faut retenir de son discours est que

certaines facettes de l’État sont induites par des caractéristiques propres au

système international. Sur ce point, les membres de l’école anglaise sont sur la

même ligne quand ils décrivent comment la souplesse des institutions de la

société internationale socialise et intègre les nouveaux États en accord avec eux.

Manning, quant à lui, fait sienne la théorie selon laquelle la société internationale

est socialement construite. Toutefois, Suganami pense qu’il faut relativiser. Selon

lui, il n’y aurait personne dans l’English School qui donne autant que Wendt de

l’importance à l’impact de la culture internationale sur la façon dont les États se

perçoivent mutuellement et gèrent leurs interactions. Si les auteurs anglais

admettent une influence du système sur les acteurs, et réciproquement surtout

quand il s’agit de grandes puissances, il est bien connu qu’ils sont aussi très

réservés quant à la possibilité que la société des États progresse vers une structure

plus intégrée qu’elle ne l’est.

Toujours par comparaison avec l’entreprise de Wendt, on ne trouve pas parmi

les écrits de l’English School d’effort théorique aussi soutenu pour associer au

changement de la politique culturelle internationale l’idée de la formation d’une

590 Alexander Wendt, « Why a World State is Inevitable », European Journal of InternationalRelations, vol. 9 (4), 2003, p. 91-142.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 265

identité collective aussi prégnante. Pour Suganami cela tient à plusieurs raisons

dont le passage en revue ici nous permet, à la fois, de faire ressortir des éléments

positifs et heuristiques de l’école d’outre-Manche qui sont encore passés

inaperçus et de faire surgir des nuances entre ses conceptions et celles des

théoriciens des relations internationales nord-américains.

En premier lieu, le changement de culture internationale est pour Wendt une

chose essentielle parce que c’est la notion qui lui permet d’exposer une théorie

quasi évolutionniste. En effet, après avoir construit une anarchie de type

hobbésien à l’occasion de leurs premières rencontres, les États, au fur et à mesure

qu’ils [265] apprennent à se connaître (cela ne saurait être autrement grâce aux

progrès de la communication), passent à une anarchie de type lockéen contenant

même des « oasis » de paix kantienne. Pour les Anglais, la question ne se pose pas

ainsi, parce que pour eux l’anarchie et la coopération vont ensemble, parce que la

société des États, fortement décentralisée comme elle l’est, présente déjà un degré

de coopération remarquable. La véritable interrogation est de savoir pourquoi il en

va ainsi. Il n’y a donc pas lieu de rechercher des scénarios de coopération sous

anarchie, mais il s’agit plutôt d’analyser la situation en place et d’essayer de

démontrer, comme c’était l’intention de Bull, que l’affirmation selon laquelle

l’anarchie et l’ordre sont incompatibles, est fausse.

Une telle différence d’appréciation de la réalité internationale, Suganami

l’attribue aux connotations américaine et anglaise très contrastées de l’anarchie.

Aux États-Unis, rappelait déjà Inis Claude, depuis la critique wilsonienne de

l’avant-première guerre mondiale le système anarchique à plusieurs États, comme

celui du Vieux Continent, est réputé incorrigible et facteur d’un désordre

catastrophique 591. Tandis que dans l’acception britannique, comme on le sait,

l’anarchie signifie l’absence d’un pouvoir central, d’une autorité suprême, mais

n’équivaut ni au désordre, ni au chaos. D’ailleurs, les études historiques anglaises

tendent à montrer qu’une concorde s’instaure entre les politiques civilisées quand

le volume des contacts génère des régulations 592. Dès lors, en second lieu, les

Britanniques, plus pragmatiques que les Américains, se préoccupent plus du

maintien de l’équilibre au cœur du système westphalien, et ils s’inquiètent plus du

risque d’un retour à une anarchie hobbésienne qu’ils ne réfléchissent aux

conditions d’un passage à une paix kantienne. En troisième lieu, les auteurs de

l’école anglaise se consacrant en priorité à la structuration, au fonctionnement et à

l’histoire de la société internationale dans son ensemble, et non pas précisément à

591 Cité par Adam Watson, « Systems of States », Review of International Studies, 1990, 16(2), p. 103.

592 Adam Watson, The Evolution of International Society, op. cit., p. 318.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 266

certains de ses sous-espaces, ils n’ont pas eu l’occasion de constater un grand

changement dans la culture internationale, celle-ci demeurant au mieux

lockéenne, au pire hobbesienne et ne devenant kantienne qu’en Europe. Le

paradoxe pour les Américains, fait remarquer Suganami, est que l’English School

[266] continue à assumer le paradigme interétatique dans sa quintessence, alors

que l’Europe connaît les développements institutionnels supra-étatiques les plus

flagrants. Sans doute d’ailleurs que l’enracinement dans l’histoire de la pensée

théorique britannique explique la prudence de ses propositions. Cette précaution

contraste avec le côté quelque peu aventureux de l’entreprise de Wendt, avec sa

facilité à trop éluder les obstacles et les contre-arguments. Ainsi, en Angleterre,

même un optimiste comme Adam Watson prend les inégalités de puissance au

sérieux. Quand il spécule sur le devenir du système international après

l’effondrement de l’URSS, il s’appuie sur une série de travaux historiques et

considère qu’en n’importe quel système international, il existe des tendances

susceptibles de le faire aller dans la direction de l’hégémonie, de la domination ou

de l’empire. En face, s’étonne Hidemi Suganami, l’idée qu’un déséquilibre des

forces puisse produire un concert de grandes puissances qui disposerait d’une

certaine légitimité pour dégager un certain nombre de solutions aux problèmes de

la vie internationale n’effleure même pas Wendt. Il semblerait que tétanisé par

son désir de contrer Waltz (et sa perception d’une multipolarité nécessairement

plus ou moins instable), il oublie de considérer l’ordre international

institutionnalisé tel qu’il est théorisé par l’école anglaise. Cela est d’autant plus

regrettable que sa conception de la culture internationale est sujette à caution. Elle

est abstraite et fait fi des ethnocentrismes. En outre, Wright a montré qu’un

système de souverainetés indépendantes et mêmes hostiles entre elles a pu exister

en dépit d’une certaine homogénéité culturelle. Il convient donc d’appréhender

avec beaucoup de précaution l’idée d’une culture internationale dans un monde de

plus en plus ouvertement multiculturel. Pour sa part, Bull pensait que l’avenir de

la société internationale dépendrait autant de l’avènement de la diplomatie

culturelle que d’une éventuelle culture cosmopolite faite de valeurs et d’idées

communes, et enracinée dans les sociétés au moins autant que dans les élites 593.

La conscience des rapports de puissance et d’un multiculturalisme pas forcément

réductible à une culture commune sépare au final les thèses de l’école anglaise de

la métathéorie de Wendt, quant aux pronostics sur l’avenir du monde.

593 H. Bull, The Anarchical Society, op. cit., p. 317.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 267

[267]

C. Les dernières orientations de Wendtet les réactions qu’elles suscitent

Retour au sommaire

Au-delà des discussions qui ont concerné sa Social Theory, le futur de

l’univers politique est resté la préoccupation majeure d’Alexander Wendt. Se

revendiquant désormais d’une démarche ouvertement téléologique, il pense

l’avènement de l’État mondial inévitable, en s’appuyant sur une thèse

foncièrement évolutionniste. Celle-ci découle de son parti pris pour le dualisme

cartésien (il admet qu’il constitue la fondation métaphysique de sa Stip) qui lui

permet de réitérer ses convictions, à savoir, d’une part, que les conditions

matérielles ont peu d’influence sur les idées (il réfute l’approche interprétativiste

ou pragmatiste) et qu’au fond « tout se joue dans les têtes », et d’autre part, que

l’on peut acquérir une connaissance de plus en plus fine du monde grâce à la

méthode positiviste 594. Il adopte et il adapte pour cela une « perspective

quantique » très personnelle parce que fortement teintée de panpsychisme, qui lui

permet de croire à la propagation de la connaissance commune entre les êtres

humains et à leur prise de conscience collective. C’est donc dans cette perspective

qu’il entend trouver de nouveaux arguments à opposer aux critiques qui lui ont été

adressées.

L’évolutionnisme et l’absence de réflexivité

dans la métathéorie de l’État mondial de Wendt

Ainsi, Wendt se croit autorisé à recourir à une explication téléologique du

système des États, c’est-à-dire à une explication qui suppose que ce système a une

fin et s’oriente de lui-même vers un but. Il s’appuie pour cela sur ce qu’il pense

être une réhabilitation de la téléologie par une école « néo-Darwiniste

évolutionnaire » qui laisse entendre qu’un ordre naturel peut émerger autrement

qu’à travers un processus de mutation et de sélection, c’est-à-dire de manière

« spontanée », conséquemment à l’auto-organisation d’un système elle-même

594 A. Wendt, « Social Theory as Cartesian science. An autocritique from a quantumperspective », in Alexander Wendt and his critics, op. cit., p. 182-183.

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engendrée par ses propres dynamiques 595. Reprenant à son compte la conception

de Robert Jervis de l’équilibre des puissances qui voit celui-ci, en tant que cadre

global du système international, comme le résultat des décisions [268]

individuelles des États face à des menaces locales, Wendt, se réclamant

maintenant de l’individualisme méthodologique, soutient qu’un feed-back positif

de ces décisions sur la structure globale (c’est l’effet bottom-up qui l’emporte sur

l’effet top-down du holisme) ira jusqu’à entraîner la fin du système des États 596.

La marche vers l’État mondial a d’ailleurs commencé certifie Wendt. Il se réfère

pour cela à Robert Carneiro lequel a estimé qu’il existait dans le monde environ

600 000 unités indépendantes il y a 3 000 ans, contre 200 États aujourd’hui 597.

De quoi réitérer la thèse de la tendance au mégalostatisme de Ratzel !

Wendt déduit de la théorie de l’auto-organisation la présence dans la vie

internationale de deux « attracteurs » qui concourent, en créant un mimétisme des

comportements, à la formation de l’intentionnalité téléologique qui va mener à la

fin du système des États. Le premier est une « logique de l’anarchie » qui se

retourne contre elle-même parce qu’inversée par le changement technologique et

militaire. Cette transfiguration procède du raisonnement de Daniel Deudney selon

qui ce dernier rend de plus en plus coûteux, et donc de plus en plus impensable,

un affrontement entre puissances sensiblement égales, qui par conséquent vont

rechercher la sécurité sur une base collective 598. Cela est déjà arrivé, sans trop de

réussite il est vrai, en 1815, 1919, et 1945. Cependant cela va s’avérer

incontournable et devenir systématique dans un monde nucléaire global, fermé sur

lui-même (nuclear one-worldism). Le second « attracteur » réside dans « la lutte

pour la reconnaissance », c’est-à-dire le désir et la volonté d’un acteur de voir son

être et son indépendance reconnus dans le cadre des mêmes lois que pour tous.

D’ailleurs, n’hésite pas écrire Wendt, les conflits nationalistes ne sont rien d’autre

que l’expression de cette lutte et la fragmentation qu’ils ont provoquée était, en

somme, une précondition à la prise de conscience du besoin vital d’une entente

collective 599. La diffusion de la démocratie, l’augmentation générale du bien-être

et la reconnaissance mutuelle sur une base égalitaire acquise font que l’histoire du

monde aura connu cinq stades : celui du système interétatique, celui de la société

595 A. Wendt, « Why a World State is inevitable », op. cit., p. 492, 496-497.596 Ibid., p. 498-499.597 Ibid., p. 503.598 Daniel Deudney, « Regrouping Realism », Security Studies, 2000, 10 (1), p. 1-45.599 A. Wendt, « Why a World State is Inevitable », op. cit., p. 526.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 269

internationale, celui de la société mondiale, celui de la sécurité collective et celui

de l’État mondial 600.

[269]

Naturellement, une vision de l’évolution humaine aussi mécanique, un

cheminement aussi irréversible de la guerre vers la paix et consécutif à un

changement culturel et institutionnel tellement radical ont fait réagir. Pour le

moins, note Petr Drulàk, Wendt, dans l’article qu’il a donné à l’European Journal

of International Relations, a encore moins fait preuve de réflexibilité que dans son

ouvrage majeur, qui en était déjà avare 601. C’est d’ailleurs, poursuit ce critique,

un défaut que l’on trouve chez beaucoup de constructivistes alors même que la

réflexivité est l’une des pièces centrales de leur paradigme : à savoir la mise en

cause de leurs propres analyses, alors même que leur contexte change et que leur

pertinence est engagée.

Quant à Vaughn P. Shannon, il considère que Wendt a tout simplement violé

le projet constructiviste en séparant le rôle des agents de celui de la structure 602.

Il est vrai que sa vision linéaire et téléologique est en contradiction complète avec

le principe pragmatiste anti-finaliste et anti-essentialiste de la non-séparabilité du

matériel et de l’idéel, du sujet et de l’objet. Mais Wendt se montre tel qu’il est et

avoue son idéalisme dans la conclusion de la réponse qu’il fait à Shannon quant à

la démarche normative qu’il adopte : « au contraire, l’approche non téléologique

de Shannon semble étrangement désarmante, nous consignant soit au fatalisme du

réalisme, soit à la contingence du libéralisme » 603. Ceci dit, Drulàk et Shannon

remarquent chez leur collègue américain des manques de discernement qui

peuvent l’encourager dans sa thèse évolutionniste. D’abord, sa mauvaise

appréhension du temps historique, c’est-à-dire de la façon qu’il a d’appréhender

l’événement et de celle qu’il a de comprendre la longue durée, pense l’univer-

sitaire de Prague qui se réfère bien entendu à Braudel et à ses élèves 604. En effet,

Wendt défend l’idée d’une division temporelle du travail d’explication. Il pense

que l’on peut appliquer la méthode positiviste et rationaliste au court terme, au

600 Ibid., p. 517-528.601 Petr Drulàk, « Reflexivity and structural change », in Alexander Wendt and his critics, op.

cit., p. 141.602 Vaughn P. Shannon, « Wendt’s Violation of the Constructivist Project : Agency and Why a

World State is Not Inevitable », European Journal of International Relations, 2005, vol. 11(4), p. 581-587.

603 Alexander Wendt, « Agency, Teleology and the World State : A Reply to Shannon », Ibid.,p. 597.

604 P. Drulàk, op. cit., p. 153.

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quotidien, et produire ainsi une explication scientifique de l’événement, dont

relève le changement d’identité puisqu’il ne s’agirait là que d’un phénomène

d’interaction contingent. Mais aussi au devenir, dont les déterminants sont

scientifiquement identifiables. Au contraire, l’analyse du passé sur le long terme

est une question d’interprétation, de reconstruction. Or, il se trompe car l’école

historienne française a montré [270] que la longue durée est indispensable à la

compréhension aussi bien des microstructures et d’un événement quel qu’il soit,

qu’à celle des forces profondes. Même si ce dernier peut changer le cours de

l’Histoire, il est rarement fortuit. Quant à la compréhension des cultures et des

mentalités, elles relèvent elles aussi de la longue durée, en tant que structures

lourdes. Drulàk cite à l’appui les recherches de Michel Vovelle 605. Sa façon

duale d’aborder le temps du monde pourrait effectivement expliquer la forte

tendance de Wendt à extrapoler. Son subjectivisme social révèle une très

insuffisante analyse des structures dont les États ne font pas aussi facilement ce

qu’ils en veulent, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Il n’a que trop tendance

à considérer le champ interétatique comme autonome, distinct des autres, en

particulier de l’économique, et par conséquent de tout son contexte social. Ce qui

pour ce qui le concerne est une parfaite contradiction. Sa conception de la nature

humaine et surtout d’une intersubjectivité qu’il ne comprend, au final, que

consensuelle l’empêche de voir que les attracteurs auxquels il se réfère sont autant

déstabilisateurs que stabilisateurs. Drulàk rappelle que la notion a été inventée par

la théorie de la complexité pour désigner des forces à double sens, susceptibles de

tirer vers l’ordre comme vers le chaos 606. Il en va ainsi pour la « lutte pour la

reconnaissance » qui peut vite tourner à une lutte pour le prestige et dont

l’interprétation moniste de Wendt est indéfendable 607.

Afin d’évaluer la portée de ce concept de la reconnaissance et de son rôle

éventuel à venir, il est intéressant d’examiner ce que recouvre exactement le

multilatéralisme et surtout comment la première puissance mondiale s’y conforme

depuis que ce principe est censé avoir été mis en œuvre dans les relations

internationales. Étant entendu qu’il présuppose une reconnaissance et un respect

mutuels des États, et qu’à ce compte il peut être tenu pour une étape capitale vers

cet État mondial dont rêve Wendt. Autrement dit, la pérennisation d’un

multilatéralisme authentique serait à considérer comme un début de

démonstration de l’hypothèse wendtienne. A contrario, sa falsification

l’hypothéquerait gravement. C’est tellement vrai que des adeptes de sa théorie des

605 Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, Ed François Maspero, 1982.606 P. Drulàk, op. cit., p. 157.607 V.P. Shannon, op. cit., p. 584.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 271

trois cultures internationales tiennent pour scandaleux, parce que n’allant pas dans

le sens de l’histoire, le récent retour des États-Unis à l’unilatéralisme 608.

[271]

Or, les avis argumentés de deux experts, l’un économiste et l’autre haut

fonctionnaire français auprès des Nations unies, devraient dissiper bien des

illusions. D’un côté, dans le domaine où le multilatéralisme est aujourd’hui le plus

effectif, à savoir celui du commerce international, les États-Unis n’ont jamais

cessé, explique Jean-Marc Siroën, de prendre des initiatives de nature unilatérale,

tantôt pour protéger leurs secteurs menacés par la concurrence étrangère, tantôt

pour s’ouvrir l’accès aux marchés extérieurs 609. Ils ne sont pas les seuls et

l’Organisation mondiale du commerce ne parvient plus à surmonter les blocages.

D’un autre côté, au plan de la politique internationale, à la suite du virage

unilatéraliste de G. W. Bush, mais en tenant compte aussi de l’expérience du

siècle passé, Jacques Fomerand tire cette conclusion que « les décideurs

américains ont toujours compris et fait usage du multilatéralisme comme d’un

instrument ne devant pas faire obstacle à la réalisation de leurs objectifs

nationaux » 610. Tant que les intérêts des États-Unis coïncident avec ceux du reste

du monde, le multilatéralisme peut faire illusion. Ce n’est pas son chantre, John

Gerard Ruggie que Fomerand cite, qui le démentira 611. Il est peu probable qu’il

en aille différemment dans l’avenir parce que « dans cette idéologie [américaine]

qui tient à convertir autrui à ses vues, la gestion du multilatéralisme ne peut

qu’être fonctionnaliste et les conflits économiques et sociaux aux implications

politiques lourdes se voient définis comme de simples problèmes de productivité

et d’efficacité technique, ne devant susciter aucune controverse » 612. Jacques

Fomerand fait plus que soupçonner les Américains d’utiliser le multilatéralisme

comme un moyen de défendre le statu quo qui les arrange et comme un moyen de

dissimuler le rôle de la puissance, qu’ils affectent dans leurs discours officiels et

universitaires de « déprécier ». Mais maintenant que le contexte international a

changé, qu’il n’est plus aussi favorable aux États-Unis qu’avant, et que certaines

hostilités sont déclarées, leur volte-face est d’autant moins surprenante que « ce

système maintenait l’illusion selon laquelle les relations internationales ne

608 Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, op cit.609 Jean-Marc Siroën, « L’unilatéralisme des États-Unis », Annuaire français des Relations

internationales, 2000, n° 1, p. 570-582.610 Jacques Fomerand, « La pratique américaine du multilatéralisme », Annuaire français des

Relations internationales, 2003, n° 4, p. 479.611 Ibid., p. 480.612 Ibid., p. 488.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 272

s’appuient plus sur le concept de puissance dans la mesure où l’existence de

forums pseudo-égalitaires créant des halos de démocratie internationale détourne

l’attention publique des manifestations d’hégémonie économique [272] ou

d’unilatéralisme politique » 613. Sauf à penser que Wendt est victime d’une

« fausse conscience » (américaine) qui l’empêcherait de voir ces contradictions, il

doit s’attendre à ce qu’il se passe du temps avant que son hypothèse de l’État

mondial… et démocratique soit vérifiée.

La vanité de la théorie de Wendt et son recours

au « panpsychisme quantique »

Wendt a pris acte de plusieurs des critiques qui lui ont été adressées, mais il

considère qu’elles concernent essentiellement la « partie philosophique » de sa

Social Theory. Tandis que sa typologie de la culture du système international, tout

en ouvrant une discussion entre ceux qui s’en accommodent, n’est vraiment

rejetée que par ceux qui réfutent la centralité de l’État au nom de la

globalisation 614. Il entend donc répondre aux objections qui lui paraissent

fondamentales, telles que la compréhension problématique de certains concepts,

comme celui d’agency, les rapports entre l’agent et la structure, entre le matériel

et l’idéel, et l’ambiguïté épistémologique de sa via media entre l’interprétation et

le positivisme 615. Mais, avant cela, Wendt entend réaffirmer son opposition à

toute approche matérialiste ou encore pragmatiste qui dénie l’autonomie de

l’esprit humain et de la pensée pour confirmer la filiation cartésienne de son livre.

La Social Theory est une « science cartésienne » pour trois et demi de ses quatre

référents fondamentaux, écrit-il 616. À savoir, qu’elle reconnaît sans difficulté la

distinction sujet/objet, la séparation des faits et des valeurs, et qu’elle s’appuie sur

la méthode scientifique. La divergence, suffisante, estime Wendt, pour que la

moitié de son ouvrage ne puisse pas être qualifié de cartésien, concerne le

dualisme de l’esprit et de la matière. En effet, s’il l’acquiesce au moins

implicitement, il est d’accord aussi avec la méthode interprétative pour soutenir

que les faits sociaux agissent sur les esprits et qu’il n’est pas possible de tout

réduire à des actes individuels, raison pour laquelle il a opté pour le structuralisme

613 Ibid., p. 497.614 Alexander Wendt, « Social Theory as Cartesian science. An autocritique from a quantum

perspective », in Alexander Wendt and his critics, op. cit., p. 181.615 Ibid., p. 182.616 Ibid., p. 188.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 273

idéaliste ou « idéa-ist ». Cependant, ce dernier compromis ne le satisfait pas

vraiment, car « il n’est pas évident que l’esprit soit une substance distincte de la

matière » pense Wendt 617. Au [273] contraire, selon des hypothèses fort

audacieuses et dérivées de la théorie quantique, « l’esprit » pourrait être présent

partout, jusqu’au cœur de la matière, ce qui, si cela devait être prouvé, lui

apporterait des arguments invincibles pour répondre à ses détracteurs, puisqu’ils

lui permettraient de renforcer son hypothèse d’une structure idéelle globale et de

l’émergence d’une conscience collective universelle.

Dans sa réflexion sur le rapport entre le corps et l’esprit et sur son incidence

sur les sciences sociales, Wendt réfute complètement l’explication qu’il tient pour

majoritairement partagée. Celle qui, parce qu’elle est l’émanation des sciences

physiques, soutient, avec l’approbation des sciences cognitives et des

neurosciences matérialistes, que « l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau » 618.

Même si tous les chercheurs concernés ne vont pas jusqu’à assimiler l’humain à

un ordinateur ou à un système intégré, tous en revanche ne retiennent que l’une

des deux dimensions de l’esprit, la cognition, et négligent la seconde, la

conscience. Ce qui est selon Wendt une erreur fondamentale parce que celle-ci est

au cœur de la théorie quantique, parce qu’elle est présente dans la matière, de part

en part 619. Elle ne saurait en être l’émanation, elle lui est consubstantielle. Le

problème néanmoins est que la théorie quantique est une théorie relativiste,

antinomique avec la théorie normative et définitive que recherche Wendt, et

qu’elle ne dit rien de formel sur la conscience, comme il en convient lui-

même 620. D’où le recours osé et plutôt hasardeux au panpsychisme. En effet, les

principes d’incertitude qui sont à la source de la théorie quantique, s’ils mettent

directement en cause les cinq axiomes de la physique classique (le matérialisme :

chaque unité élémentaire de la réalité est un objet physique ; le réductionnisme :

les phénomènes peuvent être décomposés en objets plus réduits ; le

déterminisme : les objets évoluent selon des lois ; le mécanisme : les causes sont

mécaniques et locales ; l’objectivisme : les objets existent indépendamment des

sujets qui l’observent), conteste aussi l’idée que la science puisse parvenir à une

théorie unitaire capable de rendre la vérité du monde. Bien que holiste, elle ne

saurait saisir celle-ci qu’en termes de cohérence ou d’autoconsistance, de façon

toujours provisoire et probabiliste. Mais si selon cette [274] même théorie

quantique on est en droit de penser que les êtres humains sont eux-mêmes des

617 Ibid., p. 189.618 Ibid., p.185-186.619 Ibid., p. 190.620 Ibid., p. 194.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 274

systèmes quantiques, des walking waves particle dualities (c’est-à-dire à la fois

des ondes mouvantes et des particules qui se transforment en l’une ou en l’autre

de façon spontanée) ou des particules élémentaires, alors on peut soutenir, pense

Wendt, à la suite de plusieurs savants, que la matière est finalement un

phénomène actif, pourvu d’un « esprit », et non pas une substance inerte comme

le croient les matérialistes. Le panpsychisme consiste à dire que les constituants

élémentaires de la matière ont un aspect subjectif intrinsèque qui se manifeste de

façon matérielle et phénoménale, aux plans interne et externe 621. Déjà présent

dans la philosophie de Spinoza, Leibniz et Whitehead, il a été tourné en ridicule

par la pensée matérialiste moderne. Mais celui auquel pense Wendt mérite, à ses

yeux, d’être pris au sérieux. D’une part, parce qu’il affirme l’existence d’une

gradation de la conscience au sein des particules, celles qui constituent les

hommes ou les animaux… ou les rochers ! D’autre part, il est en harmonie avec la

réflexion métaphysique de plusieurs théoriciens des quantums, par exemple Paul

Dirac ou Freeman Dyson 622. Ce « panpsychisme quantique » est d’autant plus le

bienvenu qu’il permet à Wendt de proposer un « modèle quantique de

l’homme » 623, et un « modèle quantique de la société » 624. Le premier

l’autorise à plaider en faveur d’une nature humaine tout ce qu’il y a de plus

acceptable puisque son modèle suggère que la conscience joue un rôle essentiel et

irréductible dans le comportement humain, que la connaissance de soi n’a rien

d’inné, mais procède de la rencontre avec le monde, que les raisons d’agir sont

constitutives de l’action, qu’elles sont téléologiques et non pas déterminées,

qu’enfin, la volonté humaine est libre. Le second, bien que Wendt admette que les

sociétés n’ont ni cerveau évidemment, ni conscience collective puisque Durkheim

en personne avait abandonné cette hypothèse, l’autorise quand même à la

relancer. En effet, il perçoit une réactualisation possible de la théorie des monades

de Leibniz par la théorie des particules qui permettrait de penser que dans une

collectivité globale (Wendt n’évoque plus du tout l’État) qui serait un

hologramme social, l’expérience de chacun refléterait l’expérience de

l’ensemble 625 !

[275]

Voilà qui laisse pantois ! Mais qui est révélateur des intentions premières de

Wendt qui a toujours moins cherché à construire une théorie scientifique des

621 Ibid., p. 195.622 Ibid., p. 196.623 Ibid., p. 197-199.624 Ibid., p. 200-205.625 Ibid., p. 204.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 275

relations internationales, quoi qu’il en dise et bien qu’il en appelle au « réalisme

scientifique », qu’à vouloir prouver que le monde pouvait marcher vers l’unité,

dès lors qu’une culture internationale commune ou une conscience collective

s’imposerait. Tous les moyens sont bons pour y parvenir, quitte à dévoyer la

théorie quantique en greffant sur elle un panpsychisme dérivé des spéculations

métaphysiques de savants en peine de trouver des réponses aux immenses défis de

la complexité. Son arrière-pensée téléologique est là depuis le début. De plus, le

constructivisme wendtien n’est pas naturaliste puisque réfutant, sans les discuter,

les avancées des nouvelles sciences cognitives et des neurosciences, et a fortiori

de la génétique, il réduit l’être humain à des particules élémentaires dont on ne

sait rien. Cela lui permet d’espérer en une nature humaine uniforme par essence et

susceptible de communier en pleine conscience, alors même que les progrès de la

génétique font de plus en plus douter de l’unité du genre humain, quand on

découvre que le chimpanzé possède 98 % des gênes de l’homme ! Car cela laisse

entendre qu’il suffit d’une infime variation de leur distribution ou de leur

composition pour que des différences considérables existent.

D’une façon générale, le degré de généralisation de la réflexion de Wendt est

tel qu’il néglige complètement les hétérogénéités de ce monde réel qu’il prétend

pourtant pouvoir connaître. Il en va ainsi avec l’État, anthropomorphisé par lui

comme aucun autre auteur n’avait osé le faire avant, et traité comme une entité

identique à elle-même en tous lieux et sous tous les cieux. Or, il est unanimement

admis aujourd’hui que l’État, et cela n’empêche pas que son rôle dans les

relations internationales demeure central, est, d’une part, une invention

européenne, et sans doute chinoise, qui a eu le plus grand mal à s’adapter aux

autres civilisations, et qui, en tout état de cause présente, à travers le monde, des

figures et des structures fort contrastées quand il existe vraiment. D’autre part,

l’on ne peut qu’être d’accord avec les libéraux là-dessus, l’État n’est ni une

personne, ni une entité monolithique. Sa politique extérieure comme intérieure et

son comportement stratégique dépendent des partis pris [276] idéologiques et des

préférences, comme disent les libéraux (Wendt est de cet avis mais n’en tient pas

compte !) des hommes ou des réseaux d’intérêt qui s’en emparent.

Contrairement à ce qu’il avance, son « panpsychisme quantique » ne l’amène

pas à faire montre de réflexivité, mais le pousse à éluder les attaques de ses

détracteurs puisqu’elles se placent dans un monde issu de la physique mécanique,

au-delà duquel il raisonne désormais. Il est aujourd’hui douteux que les

constructivistes idéalistes suivent Wendt dans sa vision téléologique. Surtout

qu’ils sont, en général, en désaccord total avec son stato-centrisme. Nous

pourrions cependant les retrouver dans la mouvance transnationaliste quand il

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 276

s’agira de défendre l’hypothèse de la société mondiale. Mais ce n’est pas certain

pour deux raisons : d’abord, ils préfèrent souvent s’en tenir à la critique des écoles

réalistes et libérales sans proposer, sauf à prendre les mêmes risques que Wendt,

un modèle achevé. Ensuite, depuis 2001-2003, on ne peut pas dire que l’évolution

du monde plaide en leur faveur, ce qui incite désormais la plupart à la prudence.

D’autant plus, qu’au final, la thèse de la puissance intrinsèque des idées n’a guère

été démontrée. Les constructivistes n’ont guère que les expériences allemande et

japonaise à faire valoir. Et encore dans ces deux cas, les nations concernées n’ont

eu aucun autre choix au départ que d’adopter les normes du vainqueur. Ensuite, le

travail d’inculcation et de formatage a fait son œuvre. Il n’est pas dit non plus

qu’à l’occasion d’un changement de configuration géopolitique en Asie, le Japon

ne cherche pas à retrouver quelque chose de son authenticité. Quant à la fin de la

guerre froide, elle ne s’explique pas comme le croient les constructivistes par une

conversion subite des derniers dirigeants soviétiques aux valeurs de l’Occident.

Ces analystes subjectivistes n’ont que trop tendance à sous-estimer le contexte

économique et militaire qui ne pouvait laisser espérer à Moscou une guerre

victorieuse, mais, au contraire, la condamnait inéluctablement à l’échec. En outre,

et on n’y insiste pas assez, leur perception de l’URSS était fausse quand ils

voyaient en elle une nouvelle Sparte ou une nouvelle Prusse qui aurait décidé de

déposer les armes sans combattre. Car l’idéologie soviétique n’était en rien

militariste ou « héroïque ». Elle n’avait jamais entretenu, sauf pour des raisons de

circonstances, celles de la [277] seconde guerre mondiale et de la lutte contre

l’envahisseur, le culte de force ou de la guerre. Au contraire, parce que d’essence

marxiste, l’idéologie soviétique était avant tout de nature économiciste et

matérialiste (la recherche du bonheur sur terre) comme le libéralisme. Sa finalité

était la même, elle était son Janus, et seuls divergeaient, mais ô combien, les

politiques et les moyens. On peut donc comprendre que des hommes qui étaient

habités par cette conception prosaïque, mais qui n’avaient pas des buts de

domination avérés, aient pu admettre l’échec de leurs méthodes. Enfin, pourrait-

on demander à Wendt, qui croit si fort à la puissance intrinsèque des idées et qui

explique à Copeland pourquoi les néoréalistes ont tort de se soucier des pensées

que les autres peuvent entretenir sur le monde parce que l’on peut aisément les

connaître ou les subodorer 626, pourquoi les États-Unis, phare de la liberté et de la

civilisation, ont-ils eu besoin du déploiement géostratégique planétaire qui est le

leur, et pourquoi notamment tiennent-ils toujours à maintenir et à élargir l’OTAN,

quand bien même ils n’ont que des amis ou des alliés en Europe qui rêvent d’une

paix kantienne ?

626 Ibid., p. 210-212.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 277

Les plus avisés des constructivistes idéalistes admettront avec Paul Kowert et

Jeffrey Legro, qui après avoir reconnu « qu’à propos de la construction de

l’identité, les auteurs n’avaient pas grand-chose à dire », que les normes et les

valeurs émergent, se maintiennent et changent en fonction d’un processus

systémique à la fois d’ordre écologique (les relations entre les acteurs et leur

environnement matériel), d’ordre social (les relations entre les acteurs) et d’ordre

interne (les caractéristiques propres aux acteurs) 627. Nous nous rapprochons là,

loin de la Grande Théorie mécaniste d’Alexander Wendt, du « cercle

herméneutique ».

4. Retour au holisme pragmatiste

Retour au sommaire

Au fond, on peut s’interroger sur l’utilité du paradigme constructiviste, au

moins dans sa version idéaliste wendtienne. Il est en effet susceptible d’alimenter

la critique de ceux qui, tel Dominique Terré-Fornacciari, sont tout prêts à

dénoncer une dérive vers l’irrationnel « quand la science touche à la mystique »,

en particulier quand certains physiciens de l’atome se mêlent de [278]

métaphysique 628. Inversement, quand certains sociologues ou philosophes font

un usage analogique abusif des hypothèses scientifiques nouvelles les moins

assurées, telles que celle de l’auto-organisation 629. On peut d’autant plus poser la

question qu’il y a déjà le pragmatisme qui nous a appris que plutôt que de

rechercher une théorie finie sur le « monde en soi », de toutes les façons

inconnaissable dans sa complexité, il était préférable de se limiter à une

interprétation qui laisse la porte ouverte à différents schémas d’évolution 630. Le

retour au pragmatisme, qui s’en remet à l’herméneutique et au systémisme

(auquel adhèrent pratiquement tous les auteurs analysés), est d’autant plus justifié

que des convergences apparaissent entre le réalisme et certaines tendances, post-

modernes notamment, du constructivisme. Elles ont surgi à l’occasion du débat

627 Paul Kowert & Jeffrey Legro, « Norms, Identity, and Their Limits : A Theoretical reprise »,in The Culture of National Security, op. cit., p. 451 à 497.

628 Dominique Terré-Fornacciari, Les Sirènes de l’irrationnel. Quand la science touche à lamystique, Paris, Albin Michel, 1991.

629 Ibid., p. 107-144.630 Sur les origines du pragmatisme, voir notre chapitre introductif, tome I.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 278

lancé par Samuel Barkin 631. Le trait d’union existe à partir du moment où, d’un

côté, on admet que la puissance est socialement construite (comme le système et

comme sa connaissance) et résulte d’une stratégie d’acteur qui la façonne (ce qui

ne fait pas problème), et de l’autre, que l’on reconnaisse, à la suite de Foucault et

de Lukes, et finalement de Nye lui-même, que la puissance est, sous différentes

formes et conditions, inhérente à toutes les pratiques sociales (ce qui, par contre,

ne fait l’unanimité chez les constructivistes).

Pour se convaincre de l’opportunité qui s’offre à nous, il suffit pourtant de

relire Berger et Luckmann qui sont parmi les premiers à avoir introduit la

démarche constructiviste dans les sciences sociales 632, comme chacun le sait.

Ces deux auteurs soulignent notamment que toute réalité sociale est précaire et

que toutes les sociétés ou tous les systèmes sont des constructions en face du

chaos. C’est particulièrement vrai du système international dont le niveau

d’intégration reste faible. Certaines de ses configurations s’avèrent plus ou moins

durables, mais les stratégies les déconstruisent et les reconstruisent sans cesse.

Celle d’entre elles qui satisfait un acteur dominant ou un groupe d’acteurs plus ou

moins nombreux appelle donc une légitimation, laquelle passe par l’imposition

d’un univers symbolique lui-même construit par des stratégies. En effet, selon

Berger et Luckmann, l’univers symbolique est le seul qui puisse faire tenir le

système mondial en reliant les hommes entre eux, à leurs prédécesseurs et à leurs

successeurs. [279] Or, cet univers est à l’origine hétérogène par constitution, et il

continue d’enfermer des versions alternatives ou déviantes de celui qui apparaît

comme l’univers conventionnel.

Ce qui se remarque avec éclat en ce début de XXIe siècle. Les « hérétiques »,

comme les désignent les deux auteurs, font peser non seulement une menace

théorique sur ce dernier, en l’occurrence celui de la modernité occidentale, mais

également une menace d’ordre pratique sur l’ordre légitimé par ce dernier. De là,

insistent Berger et Luckmann, la nécessité de « la mise en mouvement de

différentes machineries conceptuelles destinées à maintenir l’univers officiel »

malgré les défis 633. Ces « machineries conceptuelles » (qui peuvent être

qualifiées d’idéologies quand une représentation particulière de la réalité en vient

à être rattachée à un intérêt concret du pouvoir, notent-ils) se confrontent

nécessairement aux univers symboliques alternatifs. Face au problème de

631 « The Forum - Bridging the Gap : Toward a Realist-Constructivist Dialogue »,International Studies Review, 2004, vol. 6, p. 337-352.

632 Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., Paru pourla première fois, chez Doubleday & Cy, en 1966.

633 Ibid., p. 147.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 279

puissance que cela implique, c’est sans illusion que les deux sociologues

reconnaissent que « celui qui détient le plus grand bâton possède les meilleures

chances d’imposer ses définitions de la réalité » 634.

Si des espaces de complémentarité se dessinent entre le réalisme et le

constructivisme, comme c’était déjà le cas, nous l’avons noté, entre le réalisme et

le libéralisme, il convient alors de réfléchir au cadre théorique du rapprochement.

La solution réside, nous semble-t-il, dans l’approche herméneutique qui est celle

prônée par le constructivisme génétique tel que l’expose Jean Louis Le

Moigne 635, disciple de Jean Piaget, qui est au cœur on le sait du « holisme

pragmatiste ». Elle peut prendre la forme d’une modélisation systémique, si l’on

est d’accord avec Jervis, entre autres, pour dire que la structure et la configuration

du système, international pour le moment, mondial plus tard, sont construites

puisqu’elles procèdent de l’interaction des stratégies, des États maintenant, des

acteurs autrement. Cela en fonction de leurs capacités inégales, de leurs intérêts

divergents ou convergents, de leurs conceptions du monde homogènes ou

opposées et de leurs intentionnalités respectives. Sans qu’il n’y ait à préjuger du

résultat de la rencontre de leurs ethnocentrismes qui pourrait éventuellement et

sous certaines conditions muer en une intersubjectivité consensuelle et

authentique, c’est-à-dire en dehors de toute hégémonie. [280] Pour essayer de

trancher ce nœud gordien, car cela en est un, on ne peut ignorer l’inégalité des

acteurs, leurs réminiscences historiques, la vie matérielle et la nature humaine

qu’on ne saurait exonérer de tout puisque s’il existe, de tout temps et à travers le

monde, des structures coercitives et des rapports d’exploitation, il s’agit dans tous

les cas de « constructions » intentionnellement créées par les hommes pour

assouvir leurs désirs, leurs envies, leurs besoins. Or, jusqu’à ce dernier aspect

précis de la problématique, à propos duquel une divergence sourd, le matérialisme

historique est compatible avec le pragmatisme.

En effet, se réclamant à la fois de Edward H. Carr, Georges Sorel, Fernand

Braudel, Gianbattista Vico et Antonio Gramsci, Robert Cox définit le

matérialisme historique comme l’étude de la relation entre les mentalités, les

valeurs et les institutions, d’un côté, avec les conditions matérielles de l’existence,

de l’autre 636. Du premier, il retient l’interrelation qui existe entre le changement

de mode de production, l’industrialisation principalement, celui de la forme de

l’État, celui des idées, et celui de l’ordre mondial. Du second, il recueille son

scepticisme envers l’usage du positivisme dans les sciences sociales et la

634 Ibid., p. 150.635 Jean Louis Le Moigne, Le Constructivisme, Paris, L’Harmattan, 3 tomes, 2003.636 Robert Cox, « Influences and commitments », op. cit., p. 27-30.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 280

nécessité de relativiser les différentes rationalités des collectivités humaines à

leurs conditions de vie et à leur histoire. Ce que sa propre expérience corroborait.

En tant que Canadien anglophone ayant passé sa jeunesse au Québec, puis ayant

ensuite travaillé au Bureau international du Travail, à Genève, pendant vingt-cinq

ans, Cox est d’ailleurs resté très sensible au thème de l’interculturalité. Au

troisième, il emprunte certes la notion de longue durée, mais plus encore celle de

structure historique qui, selon lui renvoie à la cosa de Vico, à savoir la manière

de matérialiser une institution ou de souligner la pérennité de certaines relations

humaines. Il en déduit la conception « systémique » suivante : « La notion d’un

cadre d’action ou d’une structure historique est une figure d’une configuration

particulière de forces. Cette configuration ne détermine pas de façon directe et

mécanique les actions, mais elle impose des pressions et des contraintes. Les

individus et les groupes peuvent s’accommoder de ces pressions, leur résister ou

s’opposer à elles, mais ils ne peuvent les ignorer. Pour autant [281] qu’ils

entendent résister avec succès ou dépasser une structure historique dominante, il

leur faut alors asseoir leurs actions sur une configuration de forces alternative, sur

une structure rivale émergente » 637. Chez Vico, il apprécie son insistance sur la

spécificité des cultures, et surtout son rejet du positivisme en faveur d’une

herméneutique qu’il conçoit comme un mode de connaissance historiciste réfutant

la séparation de l’objet et du sujet observant. Dans l’œuvre écrite de Gramsci, il

prend en compte sa pensée marxiste hétérodoxe de l’action. Mais surtout, il relève

la conception bien à lui de l’hégémonie qu’il transpose à l’analyse des relations

internationales et plus précisément de l’ordre mondial 638. Il faudra y penser, au

terme de ce tome, quand viendra la question du changement cognitif telle qu’elle

semble se poser en ce début de nouveau siècle, bien que l’antinomie fondamentale

qui parcourt la philosophie des valeurs soit toujours de mise : les idées et les

valeurs sont le produit des structures matérielles, ou, antithèse, les valeurs sont

des variables autonomes qui expliquent les différences entre les systèmes

politiques et sociaux. Cela, lorsqu’on étudiera les tenants et les aboutissants de la

mondialisation dans le prochain volume.

A. Les nouvelles convergencesentre le réalisme et le constructivisme

637 Cité par Timothy J. Sinclair, op. cit., p. 8.638 Robert Cox, « Gramsci, hegemony, and international relations : an essay in method

(1983) », Approaches to World Order, p. 124- 143.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 281

Retour au sommaire

Aussitôt lancé, le débat sur la convergence possible des deux courants de

pensée a posé une question de sémantique. Pour signifier cette convergence,

quelle terminologie faut-il utiliser : le réalisme constructiviste, le constructivisme

réaliste selon la proposition de Samuel Barkin lui-même, ou le constructivisme

réaliste tel que P. T. Jackson et D.H. Nexon le défendent 639 ?

Or, même si l’on accepte, comme le fait Barkin, le troisième label, tout n’est

pas réglé. Son adoption permettrait de satisfaire, au moins symboliquement, les

constructivistes dans leur ensemble pour qui, quoi que fassent les acteurs dans le

système international, quels que soient leurs intérêts et les structures au sein

desquelles ils agissent, tout cela est déterminé par des idées et [282] des normes

plutôt que par des conditions matérielles et objectives. En face, cela n’aurait pas

vraiment indisposé des réalistes comme Raymond Aron, pour des raisons déjà

données, ou même un Thucydide, un Clausewitz ou un Morgenthau, parce que ces

trois-là, soutient Richard Lebow 640, considéraient que les identités et les valeurs

étaient des déterminants de la politique extérieure plus importants que les

opportunités et les contraintes de l’environnement. Parce qu’aucun réaliste, quelle

que soit sa génération, n’a jamais tenu la puissance pour un don du ciel et il a

toujours su qu’il fallait qu’elle soit pensée et organisée par les hommes qui ont

pour cela des intentions et des buts précis. Si, par conséquent, le constructivisme

réaliste pose que la puissance est le référent central des relations internationales et

qu’elle est socialement construite, les questions qui fâchent encore sont celles de

son origine, de sa nature, et surtout de sa transcendance, c’est-à-dire de son

rapport aux idées et aux normes.

En effet, pour Daniel Nexon et sa collègue Stacie Goddard, la synthèse n’est

possible qu’à la condition que les constructivistes abandonnent tout

réductionnisme culturel, en particulier du style de celui de Wendt, et que des deux

côtés on admette que « tandis que les systèmes anarchiques sont des systèmes du

chacun pour soi, la pression structurelle du self-help peut être médiatisée par la

culture politique internationale » 641. Ce qui revient à dire que la structure

internationale incorpore, à la fois, la situation d’anarchie, la distribution de la

puissance et la culture politique internationale, les trois éléments interréagissant

entre eux, mais également et de façon séparée avec les unités du système, ici les

États. Le réalisme structural ne peut qu’y gagner à reconnaître l’impact de la

639 Patrick Thaddeus Jackson & Daniel H. Nexon, « Constructivist Realism or Realist-Constructivism », International Studies Review, 2004, op. cit., p. 337-341.

640 Richard Ned Lebow, « Constructive Realism », ibid., p. 346-348.641 Stacie E. Goddard, Daniel H. Nexon, « Paradigm Lost ?.. », op. cit., p. 43-44.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 282

culture internationale parce que cela augmentera la capacité explicative de la

théorie et compensera, en dégageant d’autres hypothèses, le penchant un peu trop

net des réalistes pour le statu quo. L’influence des civilisations, la prise en compte

des formes politiques historiques, la hiérarchie des rôles n’en seront que mieux

intégrées.

Mais il n’est pas sûr que la synthèse soit désirée par tous. Sur ces différents

points, le constructiviste idéaliste qu’est Stefano Guzzini, tout en admettant du

bout des lèvres les arguments de Lukes cherche, comme on dit familièrement, à

« noyer le poisson ». [283] S’il constate une similarité entre le constructivisme et

l’analyse de la puissance, qu’il entend situer au cœur du social, il conclut que la

redéfinition en cours de ce concept et que sa diffusion entre une infinité d’acteurs

ou d’institutions en altère la spécificité 642. Pour sa part, la constructiviste

postmoderne Janice Bially Mattern voit dans le sigle « constructivisme réaliste »

l’annonce d’une nouvelle et unique école de pensée, et non pas simplement d’un

constructivisme avec des caractéristiques réalistes, d’un constructivisme qui ferait

des concessions au réalisme 643. La première raison est que si le nouveau courant

reconnaît que les relations internationales sont socialement construites, cela est

non seulement vrai pour les normes et les règles, mais aussi pour toute autre

notion ou fait comme la moralité, les valeurs, la sécurité, l’équilibre des

puissances. La seconde raison est qu’il permet une connexion entre la puissance et

la construction sociale bien plus profonde que celle qu’imaginait Barkin. À celui-

ci, Bially Mattern reproche de ne considérer la puissance que comme une variable

dépendante sujette à une analyse dialectique. Or, il faut la prendre comme une

force productive qui est partie prenante aux processus de fabrication des normes

et des réalités sociopolitiques, précise-t-elle. Parce que la puissance est

omniprésente, qu’elle existe sous différentes formes et qu’elle se manifeste par

des moyens multiples, elle produit des réalités qui sont elles-mêmes des objets de

recherche du constructivisme réaliste. Autrement dit, il faut prendre la puissance

au sérieux et analyser comment les acteurs manient les différentes formes de la

puissance (coercition, autorité, influence, etc.), mais aussi ses différentes

expressions (matérielle, symbolique, linguistique, etc.) pour créer des réalités à

leur avantage. Quant à elle, Janice Bially Mattern s’investit dans l’étude des

structures linguistiques du discours diplomatique afin d’en dégager la « force

représentationnelle » puisqu’il s’inscrit, d’après ce qu’elle en pense, dans une

communication qui est un combat verbal, conception très différente cependant de

642 Stefano Guzzini, « The Concept of Power : a Constructivist Analysis », op. cit., p. 519-520.643 Janice Bially Mattern, « Power in Realist-Constructivist Research », International Studies

Review, 2004, op. cit., p. 343-346.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 283

celle de Constanze Villar dans son approche sémiotique de la « diplomaticité » au

sein du Centre d’Analyse politique comparée, de Géo­stratégie et de Relations

internationales de l’Université Montesquieu de Bordeaux 644.

[284]

En tout cas, si la puissance est inhérente au social, cela veut dire que l’on ne

peut envisager les idées et les idéaux sans référence à la puissance, et,

inversement, qu’on ne peut interpréter la puissance sans tenir compte des

conceptions du monde et des intentions de ceux qui l’instrumentalisent. C’est

pourquoi le constructivisme réaliste se montre septique face à toute évocation

d’une morale universelle et qu’il attend du constructivisme idéaliste qu’il

s’interroge sur sa croyance en elle, comme sur n’importe quel autre phénomène

contingent 645. Tout simplement parce que la moralité est elle-même contextuelle.

C’est au nom de cette relativité de la morale que Jennifer Sterling-Folker

attend du constructivisme réaliste qu’il introduise dans l’analyse des relations

internationales dominée aujourd’hui aux États-Unis par les libéraux, le même

respect pour le particularisme que pour l’universalisme 646. À la suite de James

Der Derian 647, qui défend la nécessaire reconnaissance de l’hétérogénéité

culturelle du monde pour la compréhension de nous-mêmes et des autres, elle

plaide en fait pour l’inter-ethnocentrisme. Corrélativement à cela, Sterling-Folker

déplore qu’en raison de « la cécité qui caractérise l’État US et la société dans son

ensemble par rapport au tribalisme, ils sont incapables de comprendre que non

seulement certaines différences sont irréconciliables, mais aussi que la poursuite

par les États-Unis de ses propres intérêts tribaux n’est pas la même chose que la

concrétisation des valeurs libérales qui guident leur propre existence » 648. Ce

retour à l’inter-ethnocentrisme est fondamental. Il établit un autre pont avec les

réalistes qui, parce qu’ils pensent que les humains sont des êtres sociaux ils

forment des groupes séparés communiquant entre eux. Mais l’harmonie n’est pas

la règle et leur intersubjectivité peut être un entrechoc des ethnocentrismes, se

résumer à de l’indifférence, ou se limiter, comme aime à le dire Richard Rorty, à

644 Janice Bially Mattern, Ordering International Politics : Identity, Crisis, andRepresentational Force, New York, Routledge, 2005. Cf. également l’ouvrage deConstanze Villar, cité note 473, sur le discours diplomatique.

645 Samuel Barkin, op. cit., p. 350.646 Jennifer Sterling-Folker, « Realist-Constructivism and Morality », International Studies

Revue, 2004, op. cit., p. 343.647 James Der Derian, « Post-Theory : The Eternal Return of Ethics in International

Relations », in New Thinking in International Relations Theory, Michael W. Doyle etG. John Ikenberry (édit.), Boulder, Westview, 1997.

648 Jennifer Sterling-Folker, op. cit., p. 342.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 284

une conversation pleine de courtoisie mais sans lendemain. Alors que les libéraux

et les constructivistes idéalistes n’ont que trop tendance à nier les différences, fait

remarquer Roger Spegele 649, et à penser le monde en termes de communion et de

fusion sans s’interroger un instant sur la possibilité que ce pourrait être là le

résultat d’une hégémonie.

[285]

Ethnocentrisme et changement cognitif

Selon le pragmatisme, tel que Rorty l’expose, tout est contextuel et les

croyances elles-mêmes se recomposent 650. Depuis Nietzsche, et d’autres après

lui, le philosophe américain défend une conception stratégiste des valeurs, à

savoir qu’elles servent avant tout à exprimer et légitimer les projets de ceux qui

les portent. Leur compréhension passe par le « cercle herméneutique » (cf.

Chapitre introductif) qui met en œuvre trois principes : le principe holiste, selon

lequel normes et valeurs s’interprètent en fonction d’une totalité contextuelle qui

les englobe ; le principe ethnocentrique, selon lequel le contenu initial des

croyances est purement subjectif et émane d’une culture spécifique, bien qu’il

évolue avec le contexte, avec son environnement social et politique ; le principe

stratégiste, selon lequel l’inculcation, le conditionnement, la reconstruction

expliquent largement pourquoi les sujets croient à ce qu’ils croient et veulent ce

qu’ils veulent. Voilà, nous semble-t-il une position qui peut satisfaire à la fois les

réalistes et les constructivistes les plus lucides. En effet, elle ne sépare pas le

matériel et l’idéel, elle met en exergue l’ethnocentrisme et la subjectivité du sujet

ou de l’acteur, récemment encore démontrés, au plan théorique (cf. Steven

Pinker 651) et au plan pratique (cf. la crise européenne, les dernières guerres du

Proche-Orient), mais elle admet en même temps que leur production cognitive

puisse évoluer ou ne pas évoluer au contact des autres, et puisse aussi être

reconstruite ou reformatée, suite à l’expérience de chacun et de son apprentissage

649 Roger Spegele, « Out With Theory-In With Practical Reflexion : Toward a NewUnderstanding of Realist Moral Skepticism », in International Relations : Still an AmericanSocial Science ? Edited by Robert M.A. Crawford and Daryl S.L. Jarvis, Albany, StateUniversity of New York Press, 2001.

650 Trois ouvrages principaux de Richard Rorty servent ici de référence : Conséquences dupragmatisme, Paris, Seuil, 1993, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin,1993, et Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, Puf, 1994.

651 Steven Pinker, The Blank Slate. The Modern Denial of Human Nature, Londres, PenguinBooks, 2002.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 285

de l’environnement, ou suite à l’action persuasive des grandes « machineries

conceptuelles ». Cette dernière hypothèse se vérifie quand des clubs de pensée et

des réseaux d’influence parviennent à accomplir une révolution cognitive, c’est-à-

dire à changer le paradigme à partir duquel se structure une société. C’est ce qui

s’est passé avec la Révolution française (préparée de longue haleine dans les

salons), avec les Lumières, ou plus problématiquement avec la révolution russe.

C’est ce à quoi continuent de travailler les « communautés épistémiques » (les

think tanks), un euphémisme utilisé pour désigner les nouvelles sociétés de pensée

qui agissent à l’échelle mondiale. [286] Une telle révolution peut être générée

aussi par un grand changement technique et économique comme celui de la

révolution industrielle qui a transformé autant les façons de penser que les modes

de vie. D’après Thierry Gaudin, même si l’enjeu n’est plus la production des

biens durables, l’informatique et la génétique, comme les technologies des

nouveaux matériaux, pris tous ensemble sont susceptibles d’entraîner une

nouvelle révolution cognitive dans les décennies à venir 652. Au niveau qui nous

concerne, celui du système international, en matière de croyances et de valeurs,

c’est le croisement du principe ethnocentrique et du principe stratégiste qui est

déterminant. Il permet de comprendre en effet, la formation de l’univers

symbolique des États et d’évaluer la portée de la notion d’hégémonie.

Le pragmatisme comparé aux autres théories

de la connaissance

Auparavant, examinons rapidement, comment les trois principes rortiens

peuvent être confortés ou contestés par les autres théories des valeurs. Un

positiviste comme Raymond Boudon ne peut supporter l’idée de Rorty qu’il n’y a

pas de vérité parce que la réalité n’est pas saisissable, directement représentable,

mais qu’elle peut seulement s’interpréter, qu’il n’y a pas d’objectivité possible

mais seulement un dialogue interethnocentrique ou une discussion intersubjective.

Et, qu’à partir de là, Rorty puisse soutenir qu’il est impossible de légitimer

rationnellement la supériorité de la démocratie sur les autres types de régimes 653.

Il récuse dans le même mouvement les théories septiques parce qu’elles

contiennent des éléments susceptibles de conforter le principe ethnocentrique ou

652 Thierry Gaudin, L’Avenir de l’esprit. Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet,Paris, Albin Michel, 2001.

653 Raymond Boudon, Le Sens des valeurs, Paris, PUF, col. «  Quadrige  », 1999, plusparticulièrement, « Relativisme et modernité », p. 295-348.

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le principe stratégiste. Elles se divisent, selon Boudon, en deux grandes

catégories.

1) Les théories décisionnistes. Elles soutiennent que les normes et les valeurs

endossées par un individu relèvent d’une décision souveraine. L’existentialisme

sartrien illustre ce type de théorie. Certains interprètes de Weber qui insistent sur

le « polythéisme des valeurs » et la « guerre des dieux », deux expressions

favorites du sociologue allemand, le rangent dans cette catégorie. Aron a défendu

le caractère insoluble des conflits de [287] valeurs qu’il distingue chez lui. Au

contraire, Raymond Boudon, qui retient avant tout le leimotiv weberien de la

« rationalité axiologique », estime que le « polythéisme des valeurs » n’implique

en rien un relativisme, et qu’il signifie simplement que l’universel se dégage

logiquement de la concurrence entre des systèmes de valeurs contextuellement

ancrés 654.

2) Les théories causalistes. Elles prônent que l’adhésion à un ensemble de

valeurs est l’effet, non de raisons, mais de causes, et que les raisons que le sujet

attribue à ses croyances sont des illusions. Ces théories, dont les causes sont aussi

bien biologiques, psychologiques, sociologiques ou économiques introduisent par

construction l’hypothèse que la tradition marxiste désignera par la notion de

« fausse conscience ». À savoir, justement, l’illusion d’une acquisition autonome

ou souveraine des valeurs qui n’est en réalité que le résultat d’un

conditionnement. Pour sa part, Boudon n’accepte pas que l’on suppose que la

conscience soit fausse par construction comme le font ces traditions de pensée. Il

relève cinq courants qui vont en ce sens : a) celui des durkheimiens, qui ont

transfiguré l’hypothèse de leur maître à penser selon laquelle les croyances

religieuses sont une expression symbolique des réalités confusément perçues par

le sujet social, en introduisant l’idée que les structures sociales sont capables

d’inculquer mécaniquement à l’individu des croyances dont le sens lui échappe

entièrement ; b) celui de ceux qui partagent, selon l’expression de Nietzsche, la

« pensée du ressentiment », et qui, parce qu’ils trouvent la société mauvaise, ont

tendance à croire aux théories qui leur promettent à eux-mêmes un meilleur sort,

et aux nantis déchéance et punition. Cela est censé produire chez eux, un

apaisement psychologique ; c) celui des marxistes, bien entendu, pour lesquels les

croyances normatives sont une expression déformée des intérêts de classe. Les

croyances s’expliquent par leur fonction : promouvoir les intérêts sociaux de ceux

qui les endossent ; d) celui des tenants de la biologie pour qui la psychologie

sociale et la sociobiologie démontreraient par leur convergence qu’il existe un

654 Ibid., p. 35-40.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 287

sens moral inhérent à la nature humaine ; e) celui enfin des culturalistes, qui

considèrent les valeurs comme des émanations, des produits des cultures. Leurs

théories présentent les sujets sociaux comme soumis à [288] une imprégnation

culturelle. Montesquieu avait déjà souligné ce relativisme. Clifford Geertz s’en

inspire et conduit des travaux d’anthropologie qui, selon lui, en démontrent le

bien fondé. Pour Boudon, ces théories, qui assurent que les valeurs relèvent de

l’arbitraire culturel et sont transmises par la socialisation, si elles expliquent de

façon acceptable certains faits, auraient le défaut de négliger l’existence

d’universaux comme ceux du devoir, de l’équité, de la politesse, etc. Ce que

Steven Pinker contredit.

Pour autant, Boudon ne prend pas fait et cause pour les théories essentialistes

et rationalistes que nous pouvons commenter avec lui dans le but de souligner les

divergences qui existent aujourd’hui au niveau du cognitivisme. Les essentialistes

partent de l’hypothèse que les normes et les valeurs peuvent être fondées sur des

principes de validité absolue qui, par définition, n’ont pas besoin d’être

démontrés. Le sociologue français donne l’exemple de la théorie

phénoménologique des valeurs de Max Scheler, selon laquelle nous appréhendons

les valeurs grâce à un sens analogue à notre sens des couleurs. De leur côté, les

religions révélées posent également l’existence de vérités auxquelles la révélation

donne le caractère de principes absolus. Or, Scheler lui-même considérait que les

religions exprimaient de manière symbolique le monde des valeurs que

précisément la phénoménologie était en mesure de découvrir. Les théories

rationalistes exposent que les sujets sociaux endossent leurs croyances

axiologiques parce qu’ils ont des raisons fortes de le faire, ces raisons pouvant en

principe être acceptées par autrui et comprises par un observateur extérieur. C’est

avec quelques nuances, la position de Boudon. En effet, tout en reconnaissant

l’existence de « systèmes concurrents de raisons », il propose, pour sa part, une

approche rationaliste qu’il veut à la fois contextuelle et historique parce que des

« raisons fortes (sur lesquelles reposent les croyances axiologiques) ici et

maintenant ne le sont pas forcément ailleurs et demain ; si des faits ou des

arguments nouveaux apparaissent, un système de raisons fort peut devenir

faible » 655. Sans trop bien définir ce qu’il entend par « raisons fortes ». Ceci

étant, Boudon s’écarte moins de Rorty qu’il ne l’écrit, car les deux variantes,

pragmatiste et positiviste, sont selon ses propres termes les deux expressions

d’une analyse à double face. Cette [289] parenthèse étant fermée, Raymond

Boudon distingue au sein des théories rationalistes trois courants (utilitariste,

fonctionnaliste et cognitiviste) dont la cohabitation fait problème dans les

655 Ibid., p. 135.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 288

nouvelles théories des relations internationales. D’ailleurs, les adeptes du

cognitivisme fort récuseraient sans doute les catégories de Boudon s’ils les

connaissaient, sachant que ce qu’ils reprochent aux libéraux utilitaristes, c’est

précisément leur rationalisme.

Les théories utilitaristes proposent d’expliquer l’adhésion des sujets sociaux

aux normes et aux valeurs par le fait que celles-ci produisent des effets

normalement considérés par eux comme favorables. Elles sont au centre de la

théorie libérale des relations internationales. La tradition utilitariste conçoit donc

de rendre compte des valeurs en fonction des intérêts des acteurs. Elle suggère de

la sorte que l’altruisme apparent doit s’analyser comme un égoïsme bien compris.

Mais, rappelle Boudon, la portée limitée de cette explication a été soulignée par

Max Weber qui a proposé de distinguer entre la rationalité instrumentale et la

rationalité axiologique : la première désigne la rationalité limitée de l’acteur, celle

qui se définit comme une adéquation des moyens à ses fins ; la seconde est celle

qui porte un jugement de valeur à partir d’une croyance collective laquelle

dépend, selon Weber toujours, de deux conditions : que son contenu fasse l’objet

d’une adhésion de la part des individus d’une communauté, qu’il fasse sens pour

chacun d’entre eux en particulier. Assez proches des précédentes, les théories

fonctionnalistes postulent que certains systèmes ne peuvent exercer la fonction

qui est la leur que si certaines règles sont admises par tous. Quant aux théories

cognitivistes, explique Boudon, elles essaient de démontrer que les valeurs et les

normes résultent de principes que les acteurs devraient normalement percevoir

comme irrécusables. Soit de façon intuitive, soit parce qu’ils sont de caractère

évident. Elles font principalement référence à Kant qui voit l’origine des

croyances normatives dans les principes contraignants de la raison pratique, à

savoir la transposition de l’idée selon laquelle il n’y a pas de société viable sans

règles assurant la coexistence entre individus. Toujours dans la filiation du

philosophe prussien, les approches cognitivistes contemporaines des relations

internationales, en substituant à la raison la « distribution de la connaissance » ou

la culture internationale [290] homogénéisée, avancent que les idées et les normes

sont les véritables variables explicatives du système international. À partir de là,

et cela l’a été plusieurs fois précisé, elles reprochent aux rationalistes de renvoyer

la formation des identités et des intérêts des États à des facteurs endogènes. De

négliger par-là même les réalités exogènes et surtout le principal, le fait qu’ils se

co-constituent, qu’ils se socialisent mutuellement. Et, selon qu’ils considèrent que

leur démarche est seulement complémentaire de celle des rationalistes, ou qu’elle

doit lui être purement et simplement substituée, les cognitivistes, qu’on est plus

habitué à dénommer constructivistes, se partagent en deux camps : celui du

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 289

cognitivisme faible et celui du cognitivisme fort 656. Cependant, pour être

maintenant utile, leur réexamen partiel se conçoit par rapport au principe

ethnocentrique et par rapport au principe stratégiste. Deux critères au regard

desquels leur dichotomie perd, il faut le noter, beaucoup de sens.

Le cognitivisme faible croit aux idées, en tant que connaissance partagée et

certainement pas comme les éléments d’une culture innée, au rôle de

l’apprentissage dans le cadre de l’interdépendance et des institutions

internationales, et à celui des sociétés de pensée cosmopolites 657. Il pense que les

innovations technologiques dévaluent les ethnocentrismes et les stratégies

traditionnelles. Il accorde une grande importance à l’intersubjectivité synonyme

de connaissance consensuelle pour Ernst Haas et pour son fils Peter. Tandis que le

premier voit dans « l’apprentissage », le processus à l’origine de cette

connaissance consensuelle favorable à l’institutionnalisation des relations

internationales qui impose ses règles aux États 658, le second tient les

communautés épistémiques pour essentielles en tant que « canaux grâce auxquels

les nouvelles circulent depuis les sociétés vers les gouvernements aussi bien que

d’un pays à un autre » 659. L’existence de ces réseaux de pensée et

d’interconnaissance, mélange d’experts et d’idéologues, les deux qualités n’étant

pas nécessairement séparables, laisse néanmoins ouvertes bien des questions

quant à leur origine, leur fonctionnement et leur efficacité.

Le cognitivisme fort ou constructivisme idéaliste, dont on connaît les hérauts,

ignore ou feint d’ignorer, comme on le sait, l’ethnocentrisme des États. Il tente de

faire oublier le principe [291] stratégiste en inventant le concept d’agency qui a

tant de mal à rendre compte de la relation entre la structure et le niveau des

acteurs. Il fait sienne l’assimilation de l’intersubjectivité à la connaissance

consensuelle, au point qu’il perçoit les États comme inhibés par les normes qu’ils

ont fixées en commun et qu’ils ont fini par internaliser. Ce que la politique

extérieure des États-Unis n’a pas vraiment démontré ces dernières années, et ce

que celle de l’Iran va vraisemblablement de plus en plus contredire. Il n’envisage

pas que des États, notamment parmi les plus puissants, remettent en cause la

structure normative au nom de leurs valeurs propres ou par nécessité économique

ou sociale, ou parce que leur position dans le système a changé. Les préférences et

656 Andreas Hasenclever, Peter Mayer et Volker Rittberger, Theory of International Regimes,Cambridge, Cambridge University Press, 1997, 5e édit. 2002, en particulier le chapitre v :« Knowledge-based theories : ideas, arguments, and social identities », p. 136-210.

657 Ibid., p. 139.658 Ibid., p. 146.659 Ibid., p. 149.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 290

les choix individuels s’effacent au profit d’une pseudo-stratégie collective

(puisque Wendt définit l’agency comme une action intentionnelle dotée d’un

pouvoir 660), ou d’un comportement collectif (collective agency aujourd’hui,

human agency demain), inférée par le consensus préétabli, et capable, à la fois, de

réaliser certains objectifs et de prévenir les conséquences fâcheuses ou les dérives.

Cela sans coercition, ni même inculcation, mais grâce au seul mérite de l’action

communicationnelle, dont Richard Bernstein observait, avec un brin d’ironie,

qu’« idéalement, la seule force dont un tel discours peut se prévaloir est la force

du meilleur argument » 661.

Cette dernière remarque fait bien entendu référence à Habermas dont la partie

essentielle de son œuvre a été consacrée à la récusation du paradigme de la

domination, présent dans les trois principaux courants philosophiques du XXe

siècle (la pensée dialectique, la pensée herméneutique, et le post-modernisme), à

l’avantage d’un nouveau paradigme de la communication, précisément exempt de

domination et fondement d’une démocratie radicale 662.

Le philosophe allemand s’est astreint toute sa vie, comme l’indique Arnauld

Leclerc en conclusion d’une étude qu’il lui a consacrée, à trois missions :

« premièrement, contre Arendt, Habermas fait valoir l’impossibilité de penser le

pouvoir en excluant la domination ; deuxièmement, contre Hobbes, Schmitt et

Weber, Habermas fait valoir l’impossibilité de réduire le pouvoir à la domination,

qui peut, certes, être rationalisée, mais [292] jamais être légitime ; troisièmement,

contre les théories critiques de la domination allant de Marx à Bourdieu en

passant par l’École de Francfort et Foucault, Habermas fait valoir l’impossibilité

de faire de la domination un paradigme de la théorie politique » 663. Exit,

évidemment, avec le refus de tout dialogue avec la théorie sur le totalitarisme

d’Hannah Arendt, la théorie réaliste comme la discussion autour de la

responsabilité allemande au sujet de la Shoah…

On comprend dès lors sa réticence envers l’herméneutique, pas assez critique

et trop centrée sur la domination et la puissance comme en attestent les œuvres de

Heidegger, Weber, et même Gadamer 664. Et du même coup, ses discussions

660 A. Wendt, « A Reply to Shannon », op. cit., p. 590-593.661 Richard J. Bernstein, « Introduction », in R. J. Bernstein (édit.), Habermas and Modernity,

Cambridge, Polity Press, 1985, p. 19.662 Arnauld Leclerc, « La domination dans l’œuvre de Jürgen Habermas. Essai sur la

relativisation d’une catégorie », Politéia, N° 1 Politique et Domination à l’épreuve duquestionnement philosophique, novembre 1997, p. 53-85.

663 Ibid., p. 85.664 Ibid., p. 56 et p. 68.

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véhémentes avec Rorty. C’est qu’au fond, l’espoir ultime d’Habermas est d’en

finir avec l’ethnocentrisme ou l’égocentrisme qui sont à l’origine de toutes les

volontés de puissance nationales et individuelles. Comme il pense, de façon naïve

que « la domination n’est rien d’autre qu’une déformation de l’interaction » 665, il

s’efforce d’élaborer un modèle de « l’action communicationnelle » susceptible de

corriger ce défaut « catastrophique ». Une théorie pratique avant tout, estime

Leclerc, parce que revenu de ses ambitions antérieures : 1) la transformation de

l’espace public à savoir démontrer « que la domination et la violence sont des

figures historiquement dépassables et que le modèle démocratique et libéral forgé

par les Lumières constitue précisément la voie à suivre » : 2) la philosophie

politique critique de l’émancipation). Habermas est convaincu que « surtout toute

théorie de la domination tend à reconduire une logique de lutte pour le pouvoir,

c’est-à-dire à reconduire la structure propre à la domination » 666. Dès lors, sa

théorie de la « communication », connotée par les conditions de son élaboration

dans le contexte allemand reconstructeur de l’après-guerre, présuppose de façon

très normative et juridiste que l’acteur abandonne « la perspective interne du

monde vécu au profit d’une perspective qui lui est imposée par un ensemble de

règles existantes » 667.

Cela nous rappelle évidemment bien des affirmations déjà rencontrées. À

partir de là, Habermas fixe les règles d’une « éthique de la discussion », qu’il fait

dériver de l’éthique kantienne de la raison et qui lui permet d’affirmer que

« chaque norme valide [adoptée, pour résumer, sans subordination d’une volonté

à une autre en vertu d’une croyance] devrait pouvoir trouver l’assentiment de tous

les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une discussion pratique » 668.

Quant aux conditions d’établissement et de pérennisation d’un tel « processus

intersubjectif de compréhension » qui « seul peut conduire à une entente de nature

réflexive », Habermas ne les précise pas 669.

Peut-être escompte-t-il l’avènement de cette société « de l’information » chère

à Niklas Luhmann, avec lequel il a beaucoup échangé 670, qui la concevait tel un

système autopoïétique, c’est-à-dire « comme un système impliquant par essence

665 Ibid., p. 71.666 Ibid., p. 58 et p. 74.667 Ibid., p. 76.668 Ibid., p. 80-81. Leclerc cite Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf,

col. « Passages », 1992, p. 34.669 Nous décomposons ici la citation d’Habermas, reproduite par Leclerc, ibid., p. 81.670 Ibid., p. 71, note 81.Leur discussion commença en 1971. Luhmann est décédé en 1998.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 292

le phénomène de l’“auto-observation” » 671. Un système doté d’une activité

réflexive, parce que non plus considéré comme une totalité constituée « de parties,

mais comme des différences entre système et environnement » et comme

« constitué de communications et qui produit et reproduit lui-même les

communications qui le constituent au moyen du réseau de ces

communications » 672. Si bien que « la société est seulement composée de

communications (et non d’hommes par exemple) et tout ce qui n’est pas

communication appartient à l’environnement de ce système » 673. Soit, au final,

une définition du système fort peu en adéquation avec les relations

internationales, mais qui ouvre effectivement la porte à toutes les utopies

iréniques, puisque le « système pense » et que l’« auto-observation » mène à la

conscience. Par ailleurs, Luhmann a une vision assez floue, mais inquiétante, de

l’avenir que réserve à la démocratie la société de communication puisqu’elle n’est

plus selon lui « la souveraineté du peuple sur le peuple », ni « un principe selon

lequel toutes les décisions doivent être prises de manière participative », mais

propose-t-il, « la scission du sommet, à savoir la scission du sommet du système

politique perdifférencié par la distinction entre gouvernement et opposition » 674.

Ou bien envisage-t-il une évolution de la démocratie vers l’élitisme quand il

écrit : « le concept de société que nous utilisons exclut le concept

d’intersubjectivité. Il exclut par ailleurs que nous concevions le savoir comme

réuni et à disposition dans les têtes des individus » 675. En tout cas cela veut dire,

d’après Hugues Rabault, que contrairement à ce que d’autres ont pu supposer,

Luhmann, malgré son [294] travail intense sur la communication, ne croyait guère

à la transparence du monde et était très proche de l’herméneutique. Il porte ce

jugement : « l’apport essentiel de la pensée de Niklas Luhmann tient donc à un

effort fondamental pour penser la théorie de la connaissance, non plus sous

l’angle des facultés de connaissance comme chez Kant, mais sous l’angle des

limites de la connaissance. Le contenu du savoir se trouve réintégré au contexte

de son développement. La rationalité cesse d’être une rationalité absolue pour

devenir rationalité de système » 676.

671 Hugues Rabault, « L’apport épistémologique de la pensée de Niklas Luhmann : uncrépuscule pour l’Aufklärung  », Droit et Société, n° 42/43, 1999, p. 450.

672 Niklas Luhmann, Politique et complexité. Les contributions de la théorie générale dessystèmes, Paris, Cerf, Essais choisis, traduits de l’Allemand et présentés par Jacob Schmutz,1999, p. 51-52.

673 Ibid., p. 52.674 Ibid., p. 164-165.675 Hugues Rabault, op. cit., qui le cite p. 463.676 Ibid., p. 464.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 293

La nouveauté, par rapport à la tradition philosophique allemande qu’il

continue, serait que si tout discours portant sur la société est en même temps un

discours émanant de la société, il n’est plus prononcé par des individus isolés,

mais par la société elle-même, ou par ses sous-systèmes. Communication oblige.

La société contemporaine n’est plus fondée sur une représentation dominante,

mais sur différentes représentations. Néanmoins, explique Rabault, « d’une

certaine façon, Niklas Luhmann renoue avec ces grands systèmes de l’âge

baroque en faisant du sujet le produit d’un ordre global, ou plutôt d’un ensemble

d’ordres dans lequel il se trouve inscrit » 677. L’universitaire français, qui voit

dans l’effort intellectuel de Luhmann ni plus ni moins qu’une tentative

d’interprétation compréhensive, en compare la finalité à celle du pragmatisme

contextualiste de Rorty 678.

Bien que l’intensification de la communication entre les États est un

phénomène qui ne se conteste pas, elle n’a pas bouleversé le monde au point de le

rendre transparent, entièrement connaissable et d’avoir fait disparaître le secret

qui était la grande préoccupation d’Habermas et qu’il rêvait de voir disparaître.

La démarche cognitive pragmatiste :

idéologies, mémoire, contexte et hégémonie

Peu nombreux sont ceux qui continuent à penser que le phénomène de la

connaissance puisse constituer une transparence du monde autour d’un sujet, aussi

affûté et omniscient soit-il. En relations internationales, on sera plutôt enclin à la

tenir pour le produit de la réflexivité de différents paradigmes mis en situation

d’interaction réciproque. Néanmoins, parce que cela demande un sérieux effort,

dans ce domaine plus que dans beaucoup d’autres, [295] comme l’économie où il

peut s’avérer prosaïquement productif il faut admettre avec Berger et Luckmann

que « peu de gens seulement s’intéressent à l’interprétation théorique du monde »

et qu’il ne faut surtout pas en exagérer la portée 679. Il y a donc tout lieu de penser

que la connaissance de l’environnement et des Autres, cela même au niveau des

décideurs, demeure avant tout l’émanation d’un ethnocentrisme mâtiné de

« connaissance commune », celle à laquelle les sociologues font référence, mais

qu’ils ont tant de mal à définir et qui est, par conséquent, l’objet de toutes les

677 Ibid., p. 462.678 Ibid., p. 465.679 Berger et Luckmann, op. cit., p. 25.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 294

supputations. Du fait que le contenu des croyances et des valeurs est d’ordre

personnel (peut-être plus qu’on ne le croit, sachant qu’avec la révolution

génétique en cours, on ne peut même plus affirmer qu’« il n’existe pas de nature

humaine au sens d’un substrat biologiquement fixé qui déterminerait [au moins

partiellement, dirons-nous] la variabilité des formations socioculturelles » 680), et

que ce contenu évolue et se transforme en fonction d’un contexte spatio-temporel,

social, économique, politique et bien sûr idéologique cela laisse entendre que le

spectre des visions et des perceptions est donc très vaste. Si l’ethnocentrisme est à

l’origine de toute activité humaine ou sociale, par conséquent de toute volonté ou

de toute intention, Karl Mannheim a montré que l’idéologie est aussi la

caractéristique de la pensée propre d’un individu. Sa déduction vient de ce que

« la méfiance et le soupçon dont les hommes, en tout lieu, font preuve envers

leurs adversaires à toutes les phases du développement historique, peuvent être

considérés comme les antécédents immédiats de la notion d’idéologie » 681. Cette

conception particulière ou individuelle de l’« idéologie », purement

psychologique, cède ensuite généralement la place à une « idéologie de groupe »

ou à une « conception totale de l’idéologie », sous l’emprise de son contexte

social, dans laquelle la psychologie est remplacée par un système de significations

pour la compréhension de la vie sociale, ajoute-t-il 682. Dès lors, il existe de fortes

probabilités pour que l’intersubjectivité des acteurs soit par construction des plus

dissymétriques. Certes, l’ethnocentrisme n’est pas le refus obstiné de tout

commerce avec les représentations des autres, car « il désigne simplement le fait

de se débrouiller avec ses propres lumières  » soutient Richard Rorty, [296] mais

« les croyances que peut suggérer un autre individu ou une autre culture

demandent à être testées en les associant à des croyances que nous possédons

déjà » 683. Quand l’intersubjectivité finit par être consensuelle, c’est

nécessairement qu’une représentation est privilégiée. Sur le plan international,

elle l’est certainement sous hégémonie, parce que les croyances deviennent alors

des habitudes d’action inspirées par un contexte tel, depuis plus de cinquante ans,

celui de l’expansion capitaliste sous la gouverne des États-Unis.

680 Ibid., p. 71-72.681 Karl Mannheim, Idéologie et utopie. Une introduction à la sociologie de la connaissance,

Paris, Marcel Rivière, 1956. On dispose également d’une édition électronique de l’ouvrage,celle à laquelle nous faisons référence ici, par Jean Marie Tremblay de l’Université duQuébec à Chicoutimi, à partir d’une traduction de l’édition anglaise par Pauline Rollet, 116pages, http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mak.ide1, p. 27.

682 Ibid., p. 24-25 et p. 32-33.683 Richard Rorty, Science et solidarité. La vérité sans le pouvoir, Paris, Édition de l’Éclat,

1990, p. 52-53.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 295

On peut se demander si ces habitudes ne sont pas à l’origine d’une « fausse

conscience » (falsches bewusstein 684) qui prend « la forme d’une interprétation

inexacte de soi-même et de son propre rôle » 685. Étant entendu que ce qui vaut

pour n’importe quelle personne vaut bien sûr pour les dirigeants de tous les États,

quand Mannheim donne cet exemple « où certaines personnes essaient de

déguiser leurs rapports “réels” avec elles-mêmes et avec le monde et de fausser

pour elles-mêmes les faits élémentaires de l’existence humaine, en les déifiant, en

les romantisant ou en les idéalisant, bref, en ayant recours au stratagème

d’échapper à elles-mêmes et au monde et en provoquant ainsi de fausses

interprétations de l’expérience » 686. En somme une perception faussée du rapport

aux autres (on n’est pas très loin de Jervis) par négligence, par facilité ou par

confort parce qu’alors elle évite les remises en cause par trop drastiques et par

trop exigeantes en efforts susceptibles d’obtenir des changements ou de réussir

des adaptations. Ce qui est le cas aujourd’hui de presque tous les États européens

face aux défis qui les attendent.

La contingence des croyances que postule le pragmatisme explique à la fois

leur variabilité dans le temps et dans la mémoire collective et le recours

stratégique à des « machineries conceptuelles » destinées à les fixer le plus

longtemps possible, à les étendre le plus loin possible, quitte à réécrire ou à

élaguer les discours sur l’histoire dans laquelle elles sont réputées, faussement

alors, s’enraciner. Mannheim faisait remarquer à ce sujet qu’il est indispensable

de « se souvenir que le fait que nous parlions de la vie culturelle et sociale en

termes de valeurs, est lui-même une attitude propre à notre temps » 687. Il découle

d’un [297] transfert notionnel de la science économique vers les sphères

politiques, religieuses esthétiques et éthiques.

Ainsi, l’absolutisation de la rhétorique des droits de l’homme à laquelle se

cramponnent les libéraux essentialistes, note Rorty, est très révélatrice du

problème qu’ils ont et qui consiste à penser que le substrat métaphysique des

Lumières (contenant ces mêmes droits) d’une nature humaine commune dispose

d’une prééminence morale sur toutes les superstructures purement « culturelles »,

en même temps que l’expérience des habitants du globe leur démontre qu’une

684 L’expression est de Franz Mehring (malencontreusement prénommé Frédéric dans notretome i), Geschichte der deutschen Sozial-demokratie, p. 286, cité par Karl Mannheim, op.cit., p. 37.

685 K. Mannheim, ibid., p. 53.686 Ibid., p. 53.687 Ibid., p. 42.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 296

telle croyance est une originalité occidentale 688. Théorie surdimensionnée quant

à ses impératifs supposés, dans sa formulation de 1948, parce qu’à la mesure des

horreurs de la seconde guerre mondiale qu’il s’agissait alors d’exorciser (toujours

le contexte), elle est clairement instrumentalisée dans le but de légitimer ou de

délégitimer les États qui acceptent ou qui n’acceptent pas de se conformer au

modèle mercato-démocratique du monde anglo-saxon.

Quant au recours à l’histoire, il faut admettre avec Kratochwil, bien que cela

n’aille pas systématiquement dans le sens où il l’entend, où il l’espère, que

« finalement, ce que l’on oublie souvent est que l’“histoire” est toujours

remémorée depuis une certaine situation dans le présent, pour toutes les choses du

passé qui offrent maintenant un intérêt » 689. En effet, en ces temps de

commémorations à répétition, de rédemptions et de « repentances », où l’histoire

est plus le produit d’une mémoire sélective, comme l’avait déjà remarqué

Nietzsche, qu’elle n’est celui de la science des historiens, l’emphase mise sur tel

ou tel événement du passé correspond soit à la valorisation de certaines notions

contemporaines, soit aux exigences d’un nouveau contexte socioculturel. Au

contraire, tout souvenir trop en rupture avec le présent est rejeté dans le tréfonds

de la mémoire.

Ainsi en va-t-il de deux exemples français que l’on peut choisir parmi

d’autres. D’un côté, il y a les repentirs officiels relatifs à la traite des Noirs,

légitimes quand on célèbre les droits de l’homme et le principe d’égalité, mais qui

ne sont pas sans rapport avec la croissance démographique de la communauté

noire en France et avec son nouveau poids électoral. D’un autre côté, il y a un peu

d’ironie à remarquer, mais l’« ironisme » qui est un nominalisme doublé d’un

historicisme d’après Rorty 690, est [298] l’apanage du pragmatisme, qu’on a

complètement « oublié » de seulement rappeler, en 1999, le neuvième centenaire

de la prise de Jérusalem par les Francs. Ce qui, il faut en convenir, dans le

contexte moyen-oriental actuel n’aurait pas été unanimement apprécié et du

meilleur goût pour la diplomatie française. Nietzsche avait donc bien raison de

parler de la malléabilité du passé en termes de rappels et d’oublis. Elle permet,

comme s’en enquiert Kratochwil, de modeler les identités, parce que l’oblitération

partielle, souvent partiale, des mémoires nationales rend plus plausible la

construction de l’identité collective globale, dont le paradigme solidariste auquel

688 Richard Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit., p. 240.689 Friedrich Kratochwil, « History, Action and Identity : Revisiting the “Second” Great

Debate and Assessing its Importance for Social Theory », European Journal ofInternational Relations, vol. 12 (1), 2006, p. 15.

690 R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, op. cit., p. 13.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 297

il adhère fait son axiome. Mais, en contrepartie, quand la mémoire collective est

sollicitée par le « qui sommes-nous ? » d’une communauté particulière, son

attente risque d’être déçue. Ainsi, l’Iran est-il en train de redécouvrir son passé de

puissance perse avec lequel il peut renouer aujourd’hui grâce à l’arme nucléaire et

au pétrole.

Dans le conglomérat des représentations qui tient lieu de connaissance du

monde, selon le pragmatisme, le fait que l’une d’entre elles soit dominante ne doit

rien à une vérité absolue qui existerait indépendamment des valeurs et des

positions des acteurs dans le système international. Le concept d’hégémonie tel

que Robert Cox l’explicite, à la suite de Gramsci, afin d’interpréter la situation

contemporaine, à la condition de l’appliquer à toutes les époques historiques

caractérisées par une forte homogénéité culturelle et à tous les types d’ordre

international contingent, est susceptible d’en fournir une explication. En effet

d’après Cox, la domination de l’ordre capitaliste mondial et son acceptation

trouveraient leurs meilleurs instruments de diffusion et de pérennisation dans les

organisations internationales pour les cinq raisons qui suivent : 1) les institutions

comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial ;

2) elles sont elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; 3) elles

légitiment idéologiquement les normes de l’ordre mondial ; 4) elles cooptent les

élites des nations périphériques ; 5) elles absorbent les idées contre-

hégémoniques 691. L’économie mondiale ayant été reconstruite, après 1945, par

les États-Unis enfin convertis au libre-échange, autour d’eux-mêmes dans le cadre

des accords de Bretton Woods, du GATT et de l’OECE devenue OCDE, les deux

premières propositions sont d’autant plus incontestables qu’après [299]

l’effondrement de l’Union soviétique, la puissance phare de la libre entreprise, du

commerce et de la finance a pu faire sauter tous les verrous qui empêchaient

encore l’expansion sans limites du marché. À ce stade, la domination est

d’essence matérielle.

C’est pour les trois autres propositions que le concept d’une hégémonie

distillée par les « structures historiques » trouve son emploi parce qu’il s’agit

bien, selon Cox, d’une « domination invisible » intégrée et assumée par les autres

États. « L’hégémonie est le secret de la viabilité des institutions » écrit-il 692. Elle

ne peut être qu’intellectuellement saisie. Toutefois, elle transparaît, nous semble-

t-il, dans les procédures suivies par les institutions internationales, en particulier

dans les fameux agendas qu’elles se fixent. En effet, alors que ces derniers sont

691 R. Cox, « Gramsci, hegemony, and international relations », op. cit., p. 38.692 R. Cox, « Decision making », op. cit., p. 64.

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présentés comme des parcours de négociation, qui à ce titre pourraient très bien ne

pas aboutir (ce n’est pas parce que l’on discute que l’on doit s’entendre), ils ont

toujours des objectifs largement fixés à l’avance et ils sont gérés comme des

marches à suivre irrévocables dont on essaie seulement de prévenir les

contretemps. Ce qui veut dire que les participants même réticents finissent par

succomber à la logique dominante et qu’ils acquiescent par avance des résultats

qui ne correspondront pas à leur vision du monde. Pour Cox, c’est là le destin de

tous les dirigeants des États périphériques qui entrent en relation avec les

institutions de l’ordre mondial, mais aussi de tous les acteurs hostiles à celui-ci

qui chercheraient à le réformer. Au final, l’analyse de Cox est pessimiste parce

qu’elle ne laisse d’autres recours aux puissances contestataires que celui de la

coalition contre-hégémonique.

B. L’interprétation du système international

Retour au sommaire

Avec le pragmatisme, il nous faut abandonner complètement la notion de

vérité comme correspondance avec la réalité, pour adopter l’idée que la

connaissance n’est pas la reproduction exacte d’un réel en soi, mais une

représentation organisée de la réalité, une représentation compréhensive, à la fois

systémique et contextuelle. L’un des aspects essentiels de l’accent mis sur le

contexte est de nous débarrasser de la croyance que les paradigmes, [300] qu’ils

soient structuralistes ou individuels, sont des panacées universelles pour ne plus

les considérer que comme des outils intellectuels utiles. Ensuite, la notion même

de contexte, selon notamment la définition et la typologie qu’en propose Gary

Goertz 693, permet de rendre moins rigide et plus opératoire celle de structure.

Von Bertalanffy, qui est à l’origine de la systémique contemporaine, déclarait que

« toute totalité est basée sur la compétition entre ses éléments et présuppose la

lutte entre ses parties » 694. Partant de là, il faut admettre la confrontation des

paradigmes et se contenter d’un système d’interprétation globale susceptible de

produire des modèles suffisamment autoconsistants de la réalité.

693 Gary Goertz, Contexts of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press,1994.

694 Ludwig von Bertalanffy, Théorie du système général, Paris, Dunod, 1973.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 299

L’idée d’une totalité complexe organisée, non réductible à la simple somme

des partie, et appliquée ici au seul monde des États, est une idée ancienne. Au

fondement de la science aristotélicienne, elle ne lui a cependant pas permis de

rendre compte avec succès du monde physique, a souligné Edgar Morin 695. Au

contraire, c’est lorsque fut abandonnée, avec Galilée, la référence au Tout que fut

rendu possible le prodigieux progrès de la physique occidentale. Mais à son tour,

continue Morin, le modèle mécaniste du savant italien perfectionné par René

Descartes ne permettait plus, à la fin du dix-huitième siècle, de rendre compte de

manière satisfaisante des phénomènes étudiés, soit que l’on soit, après l’étude de

phénomènes relativement simples, passé à l’étude de phénomènes plus

complexes, soit que l’on ait cherché à approfondir la connaissance de phénomènes

déjà étudiés. On prit conscience que les phénomènes complexes, tels que les

interactions mécaniques entre plus de deux corps, la structure atomique de la

matière et l’organisation propre aux êtres vivants ne pouvaient plus être expliqués

à partir de la simple somme de leurs éléments ou composants, à partir de chaînes

causales linéaires impliquant la mise en relation de seulement deux variables 696.

Ceci explique le retour, dans toutes les sciences, dès le début du vingtième siècle,

d’une tendance à concevoir une interdépendance holistique, c’est-à-dire le

principe selon lequel dans un système toute modification concernant une de ses

unités ou variables a des effets directs ou indirects, latents ou manifestes sur les

autres unités constitutives.

[301]

En matière de sciences sociales, le tournant est net dans la sociologie d’Emile

Durkheim, et dans les travaux de Vilfredo Pareto, qui a directement inspiré

Talcott Parsons 697. Dans son énorme Traité de sociologie générale, Pareto

écrivait que la forme de la société est « déterminée par tous les éléments qui

agissent sur elle, et ensuite elle réagit sur les éléments » 698. Toutefois, le

raisonnement organiciste de cette « première systémique », qui devait vraiment

émerger pendant l’entre-deux-guerres principalement sous l’impulsion des

biologistes et des ingénieurs, allait lui attirer trois critiques majeures : 1) une

tendance à voir un système dans tout phénomène que l’on rencontre ; 2) le fait

que la perspective holiste, en refusant l’atomisme, s’oppose parfois à la démarche

analytique oubliant l’importance d’une telle démarche et manifestant ainsi une

695 Edgar Morin, La Méthode IV. Les idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leurorganisation, Paris, Seuil, 1991.

696 Ibid.697 Anastase-Jean Metaxas, Systémismes et politique, Paris, Anthropos, 1979.698 Cité par Metaxas, ibid., p. 69.

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« profonde méconnaissance de la méthode scientifique et du rôle essentiel qu’y

joue l’analyse » 699 ; 3) dans les sciences sociales, elle introduit un point de vue

conservateur dans l’analyse en centrant trop cette dernière sur la question de

l’équilibre.

Si la première ne portait guère à conséquence, les deux autres critiques ont

provoqué des changements d’attitude qui sont à l’origine d’une « seconde

systémique » consécutive aux apports théoriques en France d’Edgar Morin, de

Pierre Delattre, de Jean Louis Vullierme, mais dont on trouve les prémisses chez

Stéphane Lupasco (en particulier sa trialectique homogénéisation/hétérogénéité).

Selon Vullierme, qui la désigne ainsi, la « seconde systémique » se distingue de la

première par la tendance à reconnaître l’autonomie des systèmes et à admettre que

les changements d’état dérivent primordialement d’une dynamique interne au

système, d’une perturbation qui modifie la dynamique elle-même et qui peut

créer de l’entropie 700. Dans cette nouvelle perspective, les phénomènes

complexes doivent être vus comme manifestant des « complexités organisées »,

des systèmes dont l’explication ne peut être tentée qu’en prenant l’organisation en

tant que totalité, organisation manifestée par les interactions multiples des

éléments constitutifs de cette totalité. Selon Todd R. La Porte qui a, justement,

élaboré le concept de « complexité sociale organisée », le degré de complexité du

système organisé est fonction de trois facteurs : 1) le nombre des [302]

composants du système ; 2) la variété relative des unités composantes ; 3) le degré

d’interdépendance de toutes les unités 701. On devine que cette vision systémique

a tôt intéressé les spécialistes des relations internationales, de Karl Deutsch et

Morton Kaplan à Alexander Wendt, en passant par Kenneth Waltz et Robert

Jervis. En privilégiant tantôt les éléments matériels du système, tantôt les idées,

rarement en les combinant.

Axiomes et méthode de la modélisation systémique

La référence au concept de totalité est indispensable car c’est l’organisation

des parties à l’intérieur du Tout qui fait que le système est ce qu’il est, et non pas

une simple somme ou un agrégat d’éléments. Néanmoins, chaque fois que l’on

essaie d’étudier un système social on commence par individualiser ses

699 François Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970.700 Jean Louis Vullierme, Le Concept de système politique, Paris, Puf, 1989.701 Todd R. La Porte, Organized Social Complexity. Challenge to Politics and Policy,

Princeton, Princeton University Press, 1975.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 301

composantes et sa structure. La seconde étape consiste à découvrir les variables

d’état du système et à faire apparaître les propriétés émergentes de ce dernier. La

troisième, à relier les composantes entre elles en tenant compte de ces propriétés

afin de dégager des conjonctures ou des configurations. Ce résultat final, parce

qu’il est compris comme un ensemble de propositions, alternatives et souvent

contradictoires fait qu’il est préférable de parler de modélisation plutôt que de

théorie systémique.

La modélisation systémique en relations internationales reprend à son compte

les axiomes du systémisme, tels que Jean-Louis Le Moigne les a redéfinis 702,

avec quelques adaptations. Il y en a trois.

1) L’axiome « d’opérationnalisation téléologique » qui veut dire, selon Le

Moigne, que tout phénomène modélisable est perçu comme une action ayant une

finalité. Ceci met justement l’accent sur l’intentionnalité de l’acteur, mais ne

préjuge pas de l’état final du système. En effet, celui-ci résulte de l’interaction de

toutes les stratégies mises en œuvre, contradictoires le plus souvent. Dans ces

conditions, il est difficilement prévisible. Comme le souligne Robert Jervis, la

stratégie de l’un dépend de celles des autres acteurs, et l’interaction des stratégies

modifie le système lui-même, si bien que les résultats obtenus sont loin de

correspondre toujours aux intentions 703. Le système est un tout, [303] et si les

interactions sont centrales, elles ne sauraient être comprises comme des

opérations simplement additives, précise-t-il.

2) L’« axiome d’irréversibilité » implique que tout phénomène modélisable

est perçu comme transformable au fil du temps. Nous dirons que le système est

l’objet d’une recontextualisation permanente. Cet axiome intègre la question du

changement, tôt entrevue par Pareto selon qui « le système change de forme et de

caractère avec le temps ; et quand nous nommons le système social nous

entendons ce système considéré aussi bien en un moment déterminé que dans les

transformations successives qu’il subit en un espace de temps déterminé » 704.

3) L’« axiome du tiers inclus ». Il signifie pour Le Moigne l’inséparabilité, la

récursivité ou la conjonction. Autrement dit, tout phénomène systémiquement

modélisable réunit de façon inséparable l’opération de connaissance et son

produit. Mais il infère surtout l’association des contraires telle que l’a formalisée

la trialectique de Lupasco. C’est elle qui rend le système à la fois complexe et

relatif car elle complique l’interdépendance des parties qui offre de multiples cas

702 Jean Louis Le Moigne, Le Constructivisme, tome i, op. cit., p. 138.703 Robert Jervis, System Effects, op. cit., p. 48-61. Cf. p. 22-223 de notre livre.704 Cité par Metaxas, op. cit., p. 69.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 302

de figure qui se croisent et interfèrent : domination, dépendance, réciprocité ou

mutualité, concurrence, etc. Cette interdépendance est donc topologique,

puisqu’elle varie en fonction des positions respectives des acteurs, et elle est

temporelle puisque sa structure évolue dans le temps. De ces deux caractéristiques

va découler l’autoconsistance du système modélisé.

Selon tous ceux qui raisonnent en termes de système et de complexité, on ne

peut adopter une démarche strictement axiomatique. Il faut admettre à côté du

pôle hypothético-déductif représenté par cette dernière, l’existence et l’intérêt

d’un pôle empirique inductif. Les deux approches sont complémentaires étant

donné l’impossibilité, dans toutes les sciences sociales d’ailleurs, de pratiquer une

quelconque vérification a priori. Dans un esprit de synthèse, Pierre Delattre a

préconisé ainsi une méthode axiomatico-inductive, associant l’imagination et

l’observation : on sélectionne les hypothèses à partir de l’analyse des phénomènes

et des faits 705. Cette méthode se garantit de toute déviance grâce à un

probabilisme pluraliste en employant la méthode déductive afin de vérifier

l’adéquation des différents [304] paradigmes confrontés. On est dans la même

logique que celle du « holisme pragmatiste » qui très loin de fixer une fin au

système ouvre une discussion sur ses devenirs possibles. Il va de soit que le

système international ou mondial est sujet à des processus énergétiques et

morphogénétiques entraînant des changements structurels et idéels qui créent de

nouvelles logiques d’action. En outre, le holisme ne réfute pas l’individualisme

méthodologique puisqu’il considère que le Tout mondial est la résultante de

l’interaction des stratégies, mais la liberté de l’acteur reste limitée ou contrainte

par la logique dominante induite par l’interaction elle-même.

Le structuro-stratégisme :

la construction stratégique du système international

Il s’agit toujours de raisonner en termes de globalité, de système totalisant,

capable d’expliquer le mouvement du monde, mais il s’agit d’une systémique non

normative (parce qu’elle ne court pas après un sens du monde, même si elle prend

en compte l’intentionnalité). Au contraire, le système international est

stochastique, c’est-à-dire que son évolution relève de l’aléatoire, de l’inattendu

(cf. la fin de la guerre froide, dont les contemporains n’ont pas encore bien

apprécié les circonstances, ou l’attentat du 11 septembre 2001). Son analyse ne

705 Pierre Delattre in « Préface » à C. P. Bruter, Les Architectures du feu, considérations sur lesmodèles, Paris, Flammarion, 1984, p. 5.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 303

saurait être nomologique, fondée sur des lois, mais seulement sur des

interprétations et des probabilités. Ceci n’est pas contradictoire avec la

reconnaissance d’un déterminisme systémique car celui-ci est d’essence

interactionnelle et multidimensionnelle. Il procède de l’interaction des stratégies

qui façonnent la structure et la configuration du système en fonction des capacités

inégales, des intérêts divergents ou convergents et des conceptions du monde

homogènes ou spécifiques des acteurs. On retrouve ainsi le cercle herméneutique :

les stratégies s’inscrivent dans un contexte qui a une structure et qu’elles ont

produite, ou qu’elles ont modifiée quand il s’agit du cadre géographique,

physique, mais les structures ou les formes ne sont compréhensibles qu’en

fonction des stratégies et des intentions des acteurs. Gaston Bachelard écrivait, en

1934, que « rien n’est donné. Tout est construit » 706. En ce qui concerne [305]

l’ordre mondial qui existe en tant que produit des stratégies des hommes, c’est

aller un peu loin, parce qu’aucune génération d’acteurs ne peut faire table rase, ni

de son environnement, ni de l’Histoire. Celles qui ont essayé en ont été durement

châtiées. Le construit ancien finit par être une donnée que l’homme peut détruire,

déconstruire ou reconstruire. L’espace physique, quant à lui, se décline en termes

de nature et de proxémique. L’espace naturel est une donnée avec laquelle

l’homme doit toujours compter même si l’on peut penser avec Gilbert Hottois que

les révolutions technologiques contemporaines ont tendance à lui substituer ce

qu’il appelle un technocosme. La capture de l’espace par la technique transforme

l’environnement naturel mais aussi le déstructure en provoquant des effets

rétroactifs dont on mesure mal la portée (pluies acides, réchauffement de la

planète, montée du niveau des mers, etc.), qui sont des données que les

générations à venir auront à considérer. En même temps, la technologie des

transports aériens et des télécommunications a presque anéanti la notion de

distance et donné ainsi consistance à l’image du One World. Pourtant, bien des

situations de voisinage et des cohabitations ancestrales persistent parce que les

frontières n’ont pas été déplacées, même si elles sont devenues poreuses, tandis

que des nouvelles, souvent imprévues et non souhaitées, sont créées par les flux

de population. Bien que faîte par les hommes, l’histoire lègue à leurs successeurs

un contexte donné qui conditionne toujours leurs actions. Ceci implique que tout

acteur agit à partir d’un espace-temps donné, qu’il est toujours situé, dans l’espace

et dans le temps. D’où une indissociabilité du donné et du construit, même si le

second finit toujours par l’emporter. Elle conduisait Norbert Élias à faire cette

remarque, au sujet de toute configuration d’acteurs, notion centrale ici,

706 Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, Puf, col. « Quadrige », 5e édit.,1995.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 304

qu’inéluctablement une « configuration doit être issue d’une certaine

configuration précédente ou même de toute une série de configurations d’un type

bien défini, sans pour autant démontrer que ces premières configurations devaient

nécessairement se transformer en celles qui leur succèdent » 707.

La modélisation systémique vise à reconstruire les comportements

stratégiques des États ou des groupes d’États et à essayer de comprendre ces

comportements à partir de leurs positions [306] dans le système, soit par rapport

aux autres États. Cette position structurelle, ou « détermination situationnelle »

selon l’expression de Wilhem Dilthey est affaire de ressources et de valeurs. Elle

associe le matériel et l’idéel, mais elle est aussi affaire de perception et plus

précisément d’ascription. C’est-à-dire qu’elle dépend également de la façon plus

ou moins positive ou négative en fonction de l’histoire, en fonction des pratiques

de la vie internationale, dont l’acteur est perçu par les autres. Ce que les

constructivistes ont bien montré. C’est ainsi que dans l’ex-système bipolaire,

l’URSS a pu être perçue par les uns comme la patrie du socialisme et de la

révolution mondiale et par les autres comme la « menace » par excellence. Dans

les deux cas elle a été mythifiée, au point qu’elle était devenue le centre

réfractaire du système international. De nos jours, la position centrale des États-

Unis, sur les plans matériel, culturel et idéologique ne semble pas faire de doutes,

en dépit des ombres portées sur les perceptions dont ils sont l’objet. Matériel,

idéel et perceptuel combinent leurs effets pour dégager des types d’acteurs.

Enfin, dans cette construction stratégique, il faut tenir compte de ce que le

système international apparaît comme la réalité objective à un acteur donné et à

un moment donné. C’est en fonction de cette objectivation du système qu’il

détermine sa stratégie et qu’il conçoit le rôle des autres acteurs et le sien, dans un

contexte provisoirement arrêté. Cette objectivation est renforcée par le constat que

toute activité humaine, même politique, est sujette à la routinisation, à une

accoutumance qui confine à l’institutionnalisation. Malgré le faible niveau

d’intégration du système international, cette tendance peut suffire à fixer les rôles

et se trouve à l’origine d’une fausse conscience, parce que tout l’art des dominants

est de mettre en place une « machinerie conceptuelle » qui conduise les autres à

accepter d’être ce qu’ils sont, à ne pas contester l’ordre en place. Voire, dans les

débats publics internes à s’interdire tout questionnement critique des processus

historiques et politiques engagés. Elle explique sans aucun doute la durée de

certaines configurations. C’est particulièrement vrai en Europe où

l’institutionnalisation de l’OTAN réduit à peu de chose l’exercice de la

707 Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? Paris, Ed. de l’Aube, 1991.

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souveraineté de certains États. Elle entraîne que celle-ci disparaît ipso facto.

L’auto-inhibition [307] politique de l’Union européenne par l’idéologie

néokantienne du consensus fait que l’idée européenne ne sert aujourd’hui qu’à

américaniser l’Europe. D’autant plus que le directoire à peine discret des États-

Unis joue sur la méfiance mutuelle de la Grande Bretagne, de la France et de

l’Allemagne.

La structure, à la fois matérielle et idéelle, et le changement

Le modèle dont doit partir la réflexion théorique sur le système international,

a fortiori mondial, est celui d’un milieu décentralisé, divisé en unités distinctes et

de plus en plus différenciées, c’est-à-dire d’un milieu qui n’est pour l’essentiel ni

une communauté ni une société, et qui n’est pas doté d’un pouvoir central. La

crise des Nations unies, avec l’ajournement prévisible de sa réforme et le soupçon

d’une corruption à grande échelle, avec les interrogations des uns et des autres sur

son utilité, en témoigne. Les États-Unis font aujourd’hui à peu près ce qu’ils

veulent et c’est la situation d’inégalité qui contribue le plus à limiter l’autonomie

d’un grand nombre d’acteurs. La notion de système suppose l’interaction et peut

s’en contenter. Il n’est même pas nécessaire que les relations soient exclusivement

de type coopératif. Mais, avec la globalisation de l’économie et une certaine

homogénéisation des sociétés, cette sorte de relation tend à se généraliser. C’est

pourquoi certains ont tendance à penser que le niveau d’intégration du système

mondial tend plutôt à s’élever. D’où, parfois, nous l’observerons dans le prochain

tome, le glissement vers le concept de « société mondiale » qui ne met pas en

cause la systémique en soi, puisque pour montrer que la structure a une influence

réelle sur le comportement des acteurs, il suffit de prouver qu’il existe un

déterminisme systémique.

Or, dans le cas de la mondialisation, celui-ci est facile à vérifier. Il émane

directement de la logique marchande de l’économie capitaliste qui impose à

toutes les communautés humaines les règles de la productivité et de la rentabilité

financière et, dans une moindre mesure, d’une uniformisation des conceptions du

monde sous l’influence du libéralisme. Ce qui veut dire aussi que l’importance

des déterminants internes des États et des sociétés dans l’organisation des

relations internationales, mise en avant par les libéraux et [308] les

constructivistes, n’est pas contraire à l’idée de système. D’une façon générale,

parce qu’elle pousse jusqu’au paroxysme la concurrence et la compétition, la

globalisation engendre aujourd’hui entre les États une interdépendance de type

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 306

coercitif plutôt que normatif. Selon Harlan Wilson, le premier type est

caractéristique d’une relation de domination ou de soumission, mais il résulte

également d’un ensemble de pressions et de contraintes (la « contrainte

extérieure » des économistes, par exemple) de toutes natures 708. Le second qui

repose sur la décision volontaire d’entrer dans un système et sur une vision

partagée du monde, n’est évidemment pas absent des processus qui contribuent à

la globalisation. Cependant, la structure de cette dernière dépend avant tout de la

répartition nécessairement inégale des facteurs matériels et immatériels de la

puissance entre les acteurs étatiques et non étatiques du système mondial et de

leur organisation par les stratégies des uns et des autres.

L’appréhension de cette structure est d’autant plus difficile que le phénomène

de la puissance, dont on ressent l’efficience, se renouvelle d’un contexte à un

autre. Faudrait-il dès lors substituer définitivement cette notion à celle de

structure ? On peut effectivement entrevoir avec Goertz trois contextes substantifs

qui influencent le comportement des États : 1) la configuration géographique du

pouvoir mondial, le plus souvent réduite à la polarité du système ; 2) le contexte

historique supposé établir le lien entre hier et aujourd’hui et montrer ainsi en quoi

l’histoire est importante à la compréhension de la politique mondiale ; 3)

l’environnement normatif fait des valeurs, des règles et des normes juridiques qui

influencent les calculs des États. Bien qu’il soit possible de dégager des critères

objectifs, la structure globale de la puissance ne saurait s’analyser que de façon

configurationnelle. Les auteurs qui ont la prudence de ne pas évacuer le concept

en donnent une définition pragmatique en privilégiant une approche

multidimensionnelle et démultipliée plutôt que compacte. La puissance est, cela

est admis maintenant, une relation entre des acteurs qui ont des objectifs, mais qui

savent qu’ils ont des capacités limitées, dont l’efficacité dépend aussi des

réactions et des stratégies des autres. Elle est un pouvoir tantôt de coercition pure,

ce qu’elle a été souvent dans le passé par le biais de la puissance militaire, tantôt

d’influence, de persuasion. D’une façon générale, la puissance est plus [309]

qualitative et moins tangible, moins visible qu’auparavant. Sa structure s’est

transformée et apparaît plus complexe. De sorte que Barnett et Duvall, qui

adoptent une approche interparadigmatique lui voient quatre facettes : la

puissance compulsive qui se manifeste quand un acteur en contrôle un autre à

l’occasion d’une interaction quelconque ; la puissance institutionnelle qui

s’exerce entre des partenaires inégaux, comme les États, au sein des institutions

internationales ; la puisssance structurelle qui résulte d’inégalité des capacités

708 Harlan Wilson, « Complexity as a Theoretical Problem : Wider Perspectives in PoliticalTheory », in Todd R. La Porte, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 307

stratétiques des acteurs et de leurs propositions dans le système international ; la

puissance productive est l’aptitude à produire de la subjectivité, du sens et des

normes dans le champ symbolique 709. Cette synthèse aura son utilité quand il

s’agira d’analyser le rôle de la puissance dans la globalisation.

Outre l’analyse de la structure, l’étude du système englobe l’étude des

comportements stratégiques des acteurs, ainsi que la recherche des propriétés et

des changements du système dans son ensemble. Or, l’idée que l’on se fait du

rapport entre la structure du système et le comportement des acteurs dérive elle-

même de deux types de variables : indépendantes, celles que l’on regarde comme

les éléments explicatifs ; dépendantes, celles que l’on cherche à expliquer.

Corrélativement, du choix de ces variables découleront une ou plusieurs logiques

dominantes du système. On sait que pour Waltz, c’est le système qui est la

variable indépendante et que sa logique implacable, celle de l’anarchie

internationale, commande le comportement de tous les acteurs. D’ailleurs, c’est le

point sur lequel il a été le plus critiqué. Paradoxalement, nombre de ses

contempteurs sont sur la même ligne que lui quand ils attribuent à la globalisation

et à sa logique du profit qui en est le déterminant en dernier ressort, sous de

multiples formes, un autre type d’inéluctabilité. Quand ils ne présupposent pas la

présence d’une « intentionnalité collective » qui ne procéderait pas d’un rapport

de forces.

La fausse alternative est alors d’opposer à ce pôle structural, le pôle

comportemental de tous les auteurs qui considèrent que les unités constitutives

sont les seules variables indépendantes, car l’interaction de leurs stratégies crée un

déterminisme systémique Mais, toute la différence tient dans le fait que celui-ci

est complexe et multidimensionnel. Il y a autant de logiques d’action qu’il existe

de champs et qui interfèrent dialogiquement et dissymétriquement [310] au sein

du système mondial. En fonction du contexte et des préférences des acteurs (pour

le bien être, la sécurité, le prestige, la foi etc.), une logique dominante déterminera

donc les variables dépendantes qui caractérisent l’état du système : stabilité, paix,

guerre, etc. En même temps, les deux types de variables permettent d’établir une

classification des divers phénomènes et éléments que l’on peut rencontrer dans

l’étude de chaque champ. Le déterminisme complexe du système peut s’analyser

en termes de contrainte et d’émergence. Si la contrainte est la réduction de la

liberté d’action des éléments du système, l’émergence est l’apparition au niveau

du tout de propriétés ou d’opportunités absentes au niveau des éléments qui

peuvent éventuellement réduire l’effet de contrainte. Par exemple, l’organisation

709 Michael Bernett et Raymond Duvall, Power in Global Governance, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 205, p. 3.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 308

de « grands espaces » qui permettent aux États de moyenne puissance de

retrouver une certaine marge de manœuvre économique ou politique. Les

propriétés émergentes procèdent de l’interaction des acteurs mais elles sont aussi

à mettre en relation avec les caractéristiques de ces derniers, car il peut y avoir

une dérivation par mimétisme, au niveau du système, des propriétés particulières

de certains éléments. C’est pourquoi l’on peut dire du système que s’il est

contraignant, il est aussi habilitant.

La question du changement a particulièrement intéressé des auteurs comme

Robert Gilpin et Alexander Wendt. Pour tous les deux, c’est une affaire de

structure, matérielle pour le réaliste, idéelle pour le constructiviste. C’est pourquoi

le premier, qui pense les rapports de puissance immuables, ne croit guère à un

possible changement de système, comme cela a été vu précédemment. Il se

pourrait que les changements comportementaux découlent d’un changement de

conception du monde des États ou de la perception qu’ils ont des autres, faisant

d’un ennemi un ami. C’est ce que croît Wendt qui accorde un rôle fondamental

aux idées, au point de les penser autonomes et susceptibles de « reconstruire » un

acteur. Ce raisonnement, qui est sous-jacent à la théorie de la modernisation, n’est

en réalité qu’une euphémisation de l’occidentalisation puisqu’il s’agit, in fine, de

faire adhérer les peuples et les sociétés de tout le globe aux valeurs de la

démocratie occidentale, aux pratiques de la société de consommation et de les

amener à faire leurs les catégories de la pensée née en Europe ou en Amérique ! Il

est tout à fait à l’ordre [311] du jour, notamment en ce qui concerne le monde

musulman. Les valeurs s’imposent-elles aux faits, comme le pensent les

constructivistes ? En sont-elles seulement séparables comme a trop tendance à

l’affirmer la tradition positiviste dominante ? On est fondé à penser que la

démarche universaliste a bien un a priori de base, à savoir la volonté

d’universalisation de ses propres théories. Et que la structure du système résulte

plus exactement de l’interaction du matériel et de l’idéel.

Ces interrogations nous confortent dans une attitude pragmatiste prudente qui

s’en remet à l’examen de modèles alternatifs. Une façon de pratiquer « la

recherche de la vérité par cohérence », est de mettre en œuvre la trialectique

homogéneisation-hétérogéneité 710. En effet, la disparition du point fixe

soviétique ayant fait remonter à la surface toute la complexité d’un univers tiraillé

entre les forces d’homogénéisation et ses propres hétérogénéités, il faut dépasser

la dialectique intégration/antagonisme, qui est au fond celle sur laquelle se

séparent réalistes, libéraux et idéalistes. La logique trialectique de

710 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit., 3e partie.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 309

l’homogénéisation (de tout ce qui favorise l’intégration) et l’hétérogénéité (de tout

ce qui résiste et différencie) procède de la pensée philosophique de Stéphane

Lupasco qui jugeait que le couple homogénéisation-hétérogénéité est précisément

incapable d’expliquer à lui seul tout le réel, le premier membre conduisant à

l’entropie et le second au figement dans la dispersion absolue. Il considérait

nécessaire l’acceptation du principe de la coexistence de l’homogène et de

l’hétérogène dans une dynamique tendant vers l’équilibre 711. Ce principe dit du

« tiers-inclus » est reconnu par Le Moigne, on l’a noté, comme un des trois

fondements du constructivisme génétique pensé par Piaget. Il n’équivaut pas

cependant à une synthèse, car il faut savoir que l’alternative entre les deux

situations évoquées (entropie et figement) demeure. En tout état de cause, la

situation mondiale présente illustre plutôt bien cette problématique, sachant que si

la globalisation a pu effectivement réduire la souveraineté, au moins économique,

d’un certain nombre d’États, elle en a, dans le même temps, renforcé d’autres en

créant de nouvelles puissances comme la Chine et l’Inde. De même elle a réveillé

un peu partout les nationalismes à force de contrarier les ethnocentrismes. On

remarquera au passage l’analogie entre cette pensée, déjà présente dans la vision

du [312] monde des présocratiques tels qu’Anaximandre et Héraclite, avec

lesquels Karl Popper recommandait que l’on renoue 712, et la pensée non

manichéenne du Yin et du Yang des Légistes chinois. Au lieu de penser le monde

à travers le prisme de la dialectique, ces derniers croyaient en la complémentarité

et à l’harmonie des contraires.

Dans le domaine des relations internationales, la trialectique nous propose

trois théories qui se traduisent en trois configurations : celle de l’homogénéisation

assimilatrice qui peut prendre la forme de l’empire mondial ou qui peut

correspondre à l’idéal constructiviste de la démocratie universelle ; celle de

l’équilibre antagoniste de l’hétérogénéité, qui n’est pas loin du désordre mondial

et de ses crises à répétition ; celle de l’homogénéité adaptatrice, néoréaliste et

pragmatiste à la fois, en ce sens qu’elle renvoie à l’équilibre des puissances et au

multilatéralisme de fait, politique et civilisationnel.

La configuration la plus proche du réel nous paraissant être celle qui offre la

meilleure autoconsistance. Dans sa démarche propre, Jervis précise que la

consistance du système ne doit rien à la téléologie, mais tout aux calculs des États

711 Bien qu’il soit fort critique envers Lupasco sur plusieurs points, Terré-Fornacciari reconnaîtson étude sérieuse des implications de la théorie des quanta et admet que sa théorie de lacontradiction est plus heuristique que celles de beaucoup d’autres savants, tout en luitrouvant un caractère mystique, op. cit., p. 216-223 et p. 36-39.

712 Karl Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot,1985, p. 206-250.

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en termes de puissance et d’intérêt, quelques fois avec un supplément d’émotion

et d’irrationalité 713.

713 R. Jervis, System Effects, op. cit., p. 18.

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 311

Conclusion :la connaissance contingentede la réalité internationale

Retour au sommaire

La leçon principale de ce chapitre consacré à la question de la perception et

surtout au rôle des idées dans les relations internationales, mais qui vaut par

ricochet pour les théories néoréalistes et néolibérales, est qu’on ne peut aspirer

qu’à une connaissance contingente de la réalité internationale. Cela tient à trois

contraintes essentielles.

1) La difficulté à s’extraire de la complexité du monde dont le sujet observant

fait partie intégrante. Situé spatialement, historiquement et culturellement, il est

conditionné par un horizon, au-delà duquel il ne peut rencontrer que d’autres

horizons et jamais atteindre la position surplombante qui lui permettrait

d’embrasser [313] objectivement la réalité mondiale. Aussi, au lieu d’espérer

indéfiniment en une intersubjectivité consensuelle globale, il est plus rationnel de

fonder sur l’inter-ethnocentricité la discussion collective sur l’état du monde.

2) L’effort nécessaire de conceptualisation et de rapprochement des

paradigmes à fournir, afin d’éviter le réductionnisme tout en sachant que l’on ne

parviendra pas à connaître le « monde en soi ». Les convergences récentes que

l’on a enregistrées sont, de ce point de vue, un premier pas. Elles devraient

conduire les chercheurs à abandonner l’illusion de bâtir enfin la théorie

scientifique qui leur permettrait de découvrir l’essence des relations humaines et

de celles des États. Ce n’est pas si grave si l’on considère que l’on a que des faits

singuliers à interpréter, et si l’on pense avec Nietzsche que l’histoire est une

généalogie de contextes. Le pragmatisme est bien la meilleure attitude à adopter,

surtout si l’on arrive à se doter d’un instrument d’analyse systémique qui

constitue d’ailleurs, sauf chez les ultra-libéraux, une préoccupation commune à

toutes les écoles rencontrées.

3) L’hégémonie de la pensée sur le monde des puissances dominantes,

détentrices des moyens de recherche les plus conséquents, et naturellement les

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Traité de relations internationales. Tome II : Les théories de l’interétatique. (2008) 312

plus disposées à les mobiliser à des fins surtout instrumentales, représente la

troisième contrainte.

Avec les théories des relations internationales, depuis les années cinquante, on

se trouve dans la même situation qu’avec les discours géopolitiques quand ils

furent principalement théorisés en Grande Bretagne, aux États-Unis et en

Allemagne au début du vingtième siècle.

Aujourd’hui la prééminence des écoles américaines est complète, malgré la

qualité de l’école anglaise qu’on ne saurait aligner sur elles, tant elle a été

innovatrice et fidèle à elle-même. Ce sont elles qui donnent le ton, successivement

réaliste, libéral, constructiviste, en fonction du contexte international, des

interrogations contingentes et des états d’âme des élites américaines. Ailleurs, et

en particulier en Europe continentale où ne pointe même pas le désir pourtant

légitime d’exprimer une vision spécifique et donc ethnocentrique du monde,

comme aux États-Unis, la « science politique des relations internationales » se

[314] complaît, pour l’essentiel, et malgré ce qu’en dit Jorgensen 714, à reprendre

et à commenter les travaux venus d’outre-Atlantique.

En France, par exemple, la réflexion théorique qui avait commencé avec

Raymond Aron, s’est arrêtée avec sa disparition, même si certains signes de

renouveau apparaissent, notamment au niveau de la réflexion menée dans

l’Action concertée incitative « Théorie des relations internationales et hégémonie

culturelle », cadre d’échanges dans lequel s’inscrit en partie le présent ouvrage

qui sera poursuivi par une mise en perspective comparée et critique des théories

de la mondialisation, pour aller plus loin.

En guise de conclusion de ce second tome, parce que tout a été dit avec le

nécessaire retour au pragmatisme et avec l’indispensable recours à la modélisation

systémique, il faut préciser qu’au point de vue ontologique et méthodologique, le

passage du système international au système mondial ne change pas

fondamentalement les choses. Certes, l’hégémonie des rapports économiques et

financiers, la multiplication des nouveaux acteurs, la sensibilité des phénomènes

culturels compliquent la situation des États et relativisent parfois leur rôle.

Néanmoins, les alternatives théoriques demeurent identiques en ce sens qu’elles

postulent le laissez-faire ou la régulation, le social ou le politique.

Fin du texte

714 Cf. Introduction de ce tome.