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La pense europenne au XVIIIe sicle

Paul Hazard La pense europenne au XVIIIe sicle242

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Paul HAZARD(1878-1944)

La pense europenneau XVIIIe sicle

De Montesquieu Lessing

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole,Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: Les classiques des sciences socialesfonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http: //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mileBoulet de lUniversit du Qubec ChicoutimiSite web: http: //bibliotheque.uqac.ca/

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole.Courriel: [email protected]

partir de:

LA PENSE EUROPENNE AU XVIIIe SICLEde Paul HAZARD (1878 - 1944)

Librairie Arthme Fayard, Paris, 1979, 470 pages.1e dition: Boivin et Cie, Paris, 1946.

Polices de caractres utilise: Times, 12 et 10 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11[note: un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]

dition complte le 15 aot 2005 Chicoutimi, Qubec.

T A B L E D E S M A T I R E STable des matires analytique

[css: table succinte pour liens: PrfacePREMIRE PARTIE: Le procs du ChristianismeI. La critique universelle. II.Le bonheur. III. La raison. Les lumires. IV. Le Dieu des Chrtiens mis en procs. V. Contre la religion rvle. VII. Lapologtique. VIII. Les progrs de lincrdulit. Le jansnisme. Lexpulsion des Jsuites.

DEUXIME PARTIE: La cit des hommesI. La religion naturelle. II. Les sciences de la nature. III. Le droit. IV. La morale. V. Le gouvernement. VI. Lducation. VII. Lencyclopdie. VIII. Les ides et les lettres. IX. Les ides et les murs

TROISIME PARTIE: DsagrgationI. Le devenir. II. Nature et raison. III. Nature et bont. Loptimisme. IV. La politique naturelle et le despotisme clair. V. Nature et libert: les lois sont les rapports ncessaires qui drivent de la nature des choses. VI. Le sentiment: uneasiness; potencia sensitivita en el ombre. VII. Le sentiment. Primitivisme et civilisation. VIII. Diderot. IX. Les dismes: Bolingbroke et Pope. X. Les dismes: Voltaire. XI. Les dismes: Lessing.

CONCLUSION: LEurope et la fausse Europe]

[email protected] Il nest gure de chapitre de cet ouvrage qui ne soulve des problmes de conscience; il nen est gure qui nenregistre des vibrations qui se sont prolonges jusqu nous. Non pas que tout commence en 1715; nous avons nousmmes dans une prcdente tude, dat des environs de 1680 les dbuts de la crise de la conscience europenne; dautres ont montr, depuis, par quelles routes la pense de la Renaissance rejoignait celle du dixhuitime sicle M. Rossi, Alle fonti del deismo e del materialismo moderni, Firenze. 1942 R. LENOBLE, Mersenne ou la naissance du mcanisme, 1943. R. PINTARD, Le libertinage rudit dans la premire moiti du XVIIe sicle, 1943.. Mais partir de 1715 sest produit un phnomne de diffusion, sans gal. Ce qui vgtait dans lombre sest dvelopp au grand jour; ce qui tait la spculation de quelques rares esprits a gagn la foule; ce qui tait timide est devenu provoquant. Hritiers surchargs, lAntiquit, le Moyen Age, la Renaissance, psent sur nous; mais cest bien du dixhuitime sicle que nous sommes les descendants directs.Mais le soin dtablir des rapports et de tirer des conclusions, nous le laissons dautres. Nous navons pas voulu jouer le rle de prophte du pass; encore moins de doctrinaire; encore moins de partisan. Les faits, non pas tels quils auraient d tre, tels quils auraient pu tre, mais tels quils ont t: voil seulement ce que nous avons cherch saisir. Nous navons pas eu de loi plus imprieuse que de les rendre dans leur vrit objective; nous navons pas eu de souci plus cher que dtre fidle lhistoire.

Le spectacle auquel nous avons assist est celuici. Une grande clameur critique slve dabord; les nouveaux venus reprochent leurs devanciers de ne leur avoir transmis quune socit mal faite, p.8 toute dillusions et de souffrances; un pass sculaire na abouti quau malheur, et pourquoi? Aussi engagentils publiquement un procs dune telle audace, que seuls quelques enfants perdus en avaient tabli les premires pices obscurment; bientt parat laccus: le Christ. Le dixhuitime sicle ne sest pas content dune Rforme; ce quil a voulu abattre, cest la Croix; ce quil a voulu effacer, cest lide dune communication de Dieu lhomme, dune Rvlation; ce quil a voulu dtruire, cest une conception religieuse de la vie. Do la premire partie de cette tude, Le procs du Christianisme.

Ces audacieux reconstruiraient, aussi; la lumire de leur raison dissiperait les grandes masses dombre dont la terre tait couverte; ils retrouveraient le plan de la nature et nauraient qu le suivre pour retrouver le bonheur perdu. Ils institueraient un nouveau droit, qui naurait plus rien voir avec le droit divin; urne nouvelle morale, indpendante de toute thologie; une nouvelle politique, qui transformerait les sujets en citoyens. Afin dempcher leurs enfants de retomber dans les erreurs anciennes, ils donneraient de nouveaux principes lducation. Alors le ciel descendrait sur la terre. Dans les beaux difices clairs quils auraient btis, prospreraient des gnrations qui nauraient plus besoin de chercher hors dellesmmes leur raison dtre, leur grandeur et leur flicit. Nous les suivrons dans leur travail; nous verrons les projets et les substructures de leur ville idale, La cit des hommes.

Pourtant il ne faut pas tudier les ides comme si elles avaient gard, dans leur dveloppement, la puret de leur origine, et comme si elles avaient prserv, dans la pratique, la logique inflexible de labstraction. Les poques successives ne laissent jamais derrire elles que des chantiers abandonns; chacune se dcompose avant quelle ait fini de se composer; dautres arrivants la pressent, comme elle avait press ceux quelle avait trouvs sur place; et elle sen va, laissant aprs elle, au lieu de lordre quelle avait rv, un chaos qui sest accru. Nous allons avoir affaire aux esprits les plus clairs qui aient jamais t: ils nen ont pas moins laiss, dans leur philosophie transparente, des contradictions dont le temps profitera pour exercer sur elle son action corrosive. Au lieu de rduire des ides vivantes quelques lignes trop simples, nous devrons faire une part limperfection qui sest glisse dans leur perfection idale, et nous aurons rendre compte, non seulement de la faon dont une doctrine veut p.9 stablir, mais du devenir inexorable qui lemporte. Ce sera la troisime partie de notre tche: Dsagrgation.

Pour limiter un champ dont personne ne dira sans doute quil tait trop restreint, nous navons considr quune seule famille desprits. Labb Prvost de Manon Lescaut, le Richardson de Pamla et de Clarisse, le Gthe de Werther, nous les avons nomms, mais seulement titre de contrepartie; nous ne les avons pas tudis; nous avons volontairement ignor les reprsentants de lhomme sensible; nous navons pas suivi le fleuve tumultueux qui coule aussi travers le dixhuitime sicle. Nous nous sommes born aux Philosophes, aux Rationaux. mes sches, et dont la scheresse a fait surgir, par contraste, les passionns et les mystiques. mes combatives, et qui nentraient pas volontiers dans les psychologies adverses. mes que nont pas mues la fort, la montagne ou la mer; intelligences sans merci. Caractres qui nont pas atteint les cimes jusquo se sont levs un Spinoza, un Bayle, un Fnelon, un Bossuet, un Leibniz. Des pigones de ces gnies sublimes. Mais crivains de gnie, eux aussi; et acteurs de premier plan, dans le drame de la pense. Ils nont pas voulu, lchement, laisser le monde comme ils lavaient trouv. Ils ont os. Ils ont eu, un point que nous semblons ne plus connatre, lobsession des problmes essentiels. Les occupations, les divertissements, les jeux, la dpense mme de leur esprit, ne leur ont paru que secondaires ct des questions ternelles: questce que la vrit? questce que la justice? questce que la vie? Ce tourment na jamais cess de les poursuivre; toujours ils sont revenus aux mmes exigences, quils ne croyaient avoir cartes, le soir, que pour les retrouver leur rveil.Il vaudrait la peine dtudier, dans ce mme ensemble, lautre famille: celle des curs troubls, des volonts incertaines, des mes nostalgiques; de regarder les tres de dsir, consums par lamour, et par lamour divin; dcouter leurs cris et leurs appels; dassister leurs ravissements et leurs extases; de dcouvrir, avec eux, les richesses de lombre; de voir, avec eux, les soleils de la nuit. Il faudrait, pour achever lhistoire intellectuelle du dixhuitime sicle, considrer la naissance et la croissance de lhomme de sentiment, jusqu la Rvolution franaise. Cette entreprise, nous lavons commence, dj; nous la poursuivrons; nous lachverons peuttre quelque jour. Si vis suppeditat, comme disaient les Anciens.

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P R E M I R E P A R T I E

L E P R O C S D U C H R I S T I A N I S M E

CHAPITRE ILa critique [email protected] Asmode stait libr, et maintenant on le trouvait partout. Il soulevait le toit des maisons, pour se renseigner sur les murs; il parcourait les rues, pour interroger les passants; il entrait dans les glises, pour senqurir du credo des fidles: ctait mme son passetemps favori. Il ne sexprimait plus avec la lourdeur passionne, avec la cruaut triste de Pierre Bayle; il gambadait, il foltrait, dmon rieur.Le dixseptime sicle avait fini dans lirrespect, le dixhuitime commena dans lironie. La vieille satire ne chma point; Horace et Juvnal ressuscitrent; mais le genre tait dbord; les romans se faisaient satiriques, et les comdies, pigrammes, pamphlets, libelles, calottes, pullulaient; ce ntaient que pointes, que piques, que flches ou que pavs: on sen donnait cur joie. Et quand les crivains ne suffisaient pas la besogne, les caricaturistes venaient leur aide. Signe des temps: il y avait Londres un savant homme, mdecin, philologue, politicien aussi, qui sappelait John Arbuthnot; il runit autour de lui quelquesuns des plus hauts reprsentants de la pense anglaise; tous ensemble, gaiement, ils fondrent un club sans pareil, le Scriblerus Club, dont la raison dtre consistait venger le bon sens par la raillerie comme pour annoncer lEurope, lanne 1713, que lpoque de la critique universelle tait venue.Trois sillages se marqurent sur cette mer irrite: et dabord le burlesque. Vite, le Tlmaque fut travesti. Sil est un doux passage de lIliade, plein de tendresse nave et damour, cest p.14 celui o lon voit Andromaque faire ses adieux Hector: prs de lui elle sarrte et se met pleurer; elle lui prend la main, elle lui parle en lappelant de tous ses noms; ta fougue te perdra; et nastu piti ni de ton fils, si petit, ni de moi, malheureuse? Mais lantiquit cessa dtre vnrable, rien ne ltait plus; et voici en quels termes Hector accueillit Andromaque: Mon Dieu! que vous savez bien braire! Mais quand vous brairiez mieux encore Un roc est moins ferme quHector, Et de vos pleurs il se soucie Comme en hiver dune roupie Marivaux, Horaire travesti, ou lIliade en vers burlesques, 1717....Le got de lhrocomique se rpandit, gagna de proche en proche et devint une mode; on se plut enfler les petits sujets, ou rapetisser les grands. Une boucle de cheveux enleve, ou les paroles malencontreuses dun perroquet chri des nonnes, ou les sottises dun tudiant bretteur, parurent des sujets suffisants pour travestir la muse pique, et contriburent faire de la moquerie une des attitudes favorites de lesprit.Arrivrent en mme temps les voyageurs narquois qui, feignant de regarder lEurope avec des yeux nouveaux, dcouvrirent ses travers, ses dfauts et ses vices. Un espion turc se hasarda, puis un Siamois, qui frayrent la route aux Persans de Montesquieu. Quand ceuxci parurent, lanne 1771, ils furent salus avec transport. Ah! quils taient spirituels! quils taient incisifs, lorsque oubliant leurs histoires de srail, ils faisaient le rcit de leurs tonnements nafs! Ils transposaient; et par la vertu de cette opration si simple, la vie franaise se dpouillait brusquement des habitudes qui la recouvraient; les prjugs, masqus par lusage courant et par le caractre familier de leur pratique, justifis quelquefois par les transactions ncessaires une socit qui ne peut vivre quimparfaite, tout dun coup ne paraissaient plus tre que ce quils taient rellement, des prjugs. Les institutions, dpouilles de leur prestige conventionnel, des obligations qui les avaient fondes, du souvenir des services quelles avaient rendus, des longues indulgences qui les avaient protges, se montraient nu, dcrpites. Le voile de rvrence se dchirait; et derrire p.15 le voile il ny avait quillogisme et quabsurdit. Ce travail, les Persans laccomplissaient avec un mlange si savamment dos dhabilet et de naturel, avec tant de gaiet et de gaminerie, avec une volont de bravade si dcide, quon tait pris au jeu et quon se mettait inconsciemment de la partie; bien sot qui ne serait pas devenu leur complice. Avec tant de vigueur aussi, tant de justesse dans lobservation, tant de sret dans le rendu, tant de finesse dans le dtail, que ladmiration lemportait sur les rsistances: comme sils avaient si prestement, si joliment dtruit la maison, que le propritaire lui-mme les et flicits en leur disant merci.Quand les Persans se seront retirs, Oliver Goldsmith tirera un Chinois de son paravent, pour le promener dans Londres. Lian Chi Altangi, citoyen du monde, communiquera ses impressions ses amis lointains, et ridiculisera les fine gentlemen qui mettent leur orgueil dans leur perruque comme Samson avait sa force dans ses cheveux; les fine ladies, si bien peintes et si bien barbouilles quelles ont deux figures, lune belle et fausse pour le jour, lautre vieille et laide pour la nuit. Il parlera des beauts qui lont assig, de celle qui est venue lui offrir son cur et qui a emport sa montre. Mme il senhardira jusqu glisser parmi ces dessins aimables et souriants quelques eauxfortes, aux traits plus profondment gravs; lencre plus grasse et plus noire. Regardez les drapeaux qui sont pendus aux votes de la cathdrale de Saint-Paul: lambeaux de soie, qui avaient peine la valeur de quelques pices de monnaie chinoise quand ils taient neufs, et qui ne valent plus rien du tout, prsent. On dit quen les laissant conqurir, les Franais ont perdu beaucoup dhonneur; et que les Anglais en ont gagn beaucoup, en les conqurant: mais lhonneur des nations europennes rsidetil dans des morceaux dtoffe troue? Regardez lquipage qui traverse les rues grand fracas: cest celui dun lord, qui descendant dune fille de cuisine jadis pouse par lun de ses aeux, et dun garon dcurie qui la fille de cuisine a octroy des faveurs secrtes, a gard de la premire le got de beaucoup manger et de trop boire, et du second la passion des chevaux; voil ce quon appelle un noble.Le Chinois fait trois tours, salue et disparat dans la coulisse: en 1767 arrive un Huron qui dbarque dans la baie de la p.16 Rance, scandalise dabord le prieur de Kerkabon et Mlle de Kerkabon, sa sur; prtend se marier suivant sa fantaisie, se compromet avec les Huguenots et avec les Jansnistes, bouleverse Versailles: simplement parce quil est ingnu; parce que, nayant rien appris, il na point de prjugs; parce que son entendement, nayant point t courb par lerreur, est demeur dans sa rectitude; parce quaprs Usbek, Rica, Rhdi, Lun Chi Altangi, il prtend, pour la premire fois, voir les choses comme elles sont. Le Huron se civilise, entre dans les armes du roi, devient philosophe et guerrier intrpide, perdant du coup son intrt. LEspagne se demandait quel tranger elle pouvait bien susciter encore; elle choisit un Africain. Gazel Ben Aly, Marocain, tudia Madrid et les provinces, et dcrivit Ben Belly, dans une srie de lettres, les murs de lEspagne, en mme temps quil marquait les causes de sa grandeur et de sa dcadence, et quil indiquait les remdes qui dj commenaient la gurir. Ce furent, dans la dernire partie du sicle, les Cartas Marruecas, par Jos Cadalso. Il y a eu, entre chacun de ces seigneurs et comme pour remplir les intervalles, des figurants bariols, des Turcs, des Chinois, des Sauvages dpayss, des Pruviens, des Siamois, des Iroquois, des Indiens, qui menrent joyeusement leur carnaval critique.Enfin troisime procd dautres voyageurs, des voyageurs imaginaires qui navaient jamais quitt leur logis, dcouvrirent des pays merveilleux qui faisaient honte lEurope. Ctaient lEmpire du Cantahar, ou lIle des Femmes militaires, ou la nation du centre de lAfrique dont les habitants taient aussi anciens, aussi nombreux, aussi civiliss que les Chinois, ou la ville des Philadelphes, ou la rpublique des Philosophes Agoiens: on ne se lassait pas de clbrer les vertus de ces inexistants, tous logiques, tous heureux. On rimprimait les vieilles Utopies: Domingo Gonsales ressuscitait, pour slancer jusqu la lune. On en crivait de nouvelles; Nicolas Klimius pntrait dans le monde souterrain, o il rencontrait le royaume des Potuans, clairs et sages; la terre des Pies; la terre glaciale, dont les habitants fondent quand ils sont frapps par un rayon de soleil; sans compter les Acphales, qui parlent au moyen dune bouche qui se trouve au milieu de lestomac; et les Bostankis, qui ont le p.17 cur plac dans la cuisse droite. Dlires dimagination, qui ne faisaient pas oublier le dessein principal: montrer combien la vie tait absurde, en Angleterre, en Allemagne, en France, dans les Provinces Unies, et gnralement dans tous pays prtendus civiliss; combien elle pourrait devenir belle si elle se dcidait enfin obir aux lois de la raison.A partir de 1726 se faisait sentir, sur ces multiples Utopies, linfluence du matre du genre, Jonathan Swift. Comme les enfants se sont empars des Voyages de Gulliver pour en faire un de leurs jouets favoris, nous avons peine voir encore leur porte redoutable.Swift, pourtant, prend en main la crature humaine; il la rduit des proportions minuscules; il lagrandit jusqu lui prter des proportions gigantesques; il la transporte dans des pays o toutes les formes normales de notre vie sont bouleverses; il ne se contente pas de nous donner la plus grande leon de relativit que nous ayons jamais reue; avec une fivre mauvaise, dun mouvement qui devient dvastateur, il attaque tout ce que nous avions appris croire, respecter, ou aimer. Les hommes dtat? Des ignorants, des imbciles, des vaniteux, des criminels; les rois donnent les dcorations, les rubans bleus, noirs ou rouges, ceux qui savent le mieux sauter la corde; les partis sentretuent pour savoir sil convient de couper les ufs la coque par le gros bout ou par le petit bout. Les savants? Des fous: lAcadmie de Lagrado, celuici travaille extraire le soleil des concombres et lenfermer dans des fioles, pour lhiver; celuil btit des maisons en commenant par le toit; lun, qui est aveugle, fabrique des couleurs; lautre veut remplacer la soie par des fils daraigne. Les philosophes? Des cervelles folles qui fonctionnent vide; il ny a rien dabsurde ou dextravagant qui nait t soutenu par lun dentre eux. Au royaume de Luggnagg, Gulliver rencontre des immortels, qui sappellent Straldbruggs: affreuse et dgotante immortalit! Dans certaines familles naissent des enfants marqus au front dune tache, prdestins vivre toujours. Ds trente ans, ils deviennent mlancoliques; quatrevingts ans, ils sont accabls de toutes les misres des vieillards, et torturs en outre par la conscience de la caducit qui les attend; quatrevingtdix ans, ils sont sans dents et sans cheveux, ils ont perdu le got des p.18 aliments, perdu la mmoire; deux cents ans, cinq cents ans, dbris mpriss et honnis, horribles voir, plus effrayants que des spectres, ils sont sans recours et sans espoir. Enfin Swift nous rend odieuse notre existence mme. Au pays des chevaux vivent dans lesclavage des btes puantes, quon appelle des Yahous. Les Yahous ont de longs cheveux qui leur tombent sur le visage et sur le cou; leur poitrine, leur dos et leurs pattes de devant sont couverts dun poil pais; ils portent de la barbe au menton, comme les boucs. Ils peuvent se coucher, sasseoir, ou se tenir debout sur leurs pattes de derrire; ils courent, bondissent, grimpent aux arbres en se servant de leurs griffes: Les femelles sont un peu plus petites que les mles; leurs mamelles pendent entre leurs deux pattes de devant, et quelquefois touchent la terre. Ces Yahous rpugnants, ce sont les hommes... Quand on a fini la lecture des Voyages de Gulliver on est tent den changer le titre et de leur donner celui dun livre appartenant la bibliothque de Glumdalclitch, la jeune gante de Brobdingnag: Trait de la faiblesse du genre humain.Aussi les fils de Gulliver, fils lgitimes et portant son nom, ou fils btards, prolifrerontils au point de former encore une tribu critique, celle des aigris, des inadapts, ou seulement des rveurs. Ils montreront au sicle, dans les dserts transforms en jardins, dans les les o se cache lEldorado, sur la cte de Grnkaof, dans larchipel de Mangahour quaucune carte nindique, une humanit qui a su trouver des constitutions meilleures, des religions plus pures, la libert, lgalit et le bonheur. Pourquoi, quand nous pourrions nous procurer tous ces biens, continuonsnous nous traner dans notre misre? A cause de nos vices; et nos vices ne viennent que de notre longue erreur.Cest bien la critique universelle; elle sexerce dans tous les domaines, littrature, morale, politique, philosophie; elle est lme de cet ge querelleur; je ne vois aucune poque o elle ait eu des reprsentants plus illustres, o elle se soit plus gnralement exerce, o elle ait t plus acide, avec ses airs de gaiet.Pourtant, elle ne demande pas une transformation radicale p.19 de notre tre; elle ne sattaque pas lgosme ternel que les moralistes du XVIIe sicle avaient dnonc; elle ne demande pas que nous changions notre nature pour devenir des saints, pour devenir des dieux. Il y a deux tendances mles dans la psychologie de ces rclamants, lune de colre et lautre despoir. Mme Jonathan Swift, si sombre, ne laisse pas de nous faire entrevoir un peu dazur au milieu des nuages de notre ciel. Il dclare quil dteste lanimal quon appelle lhomme et que ses voyages sont chafauds sur cette grande construction de misanthropie. Mais il lui arrive aussi, tout dun coup, de tenir des propos moins dcourageants: supposer que la parcelle de raison qui est inexplicablement mise en nous se dveloppt; que la politique se rduist au sens commun et la prompte expdition des affaires; que quelquun ft capable de faire crotre deux pis, ou seulement deux brins dherbe, sur un morceau de terre o auparavant il ny en avait quun, il ne faudrait pas dsesprer entirement de notre espce. Si nous nous dbarrassions de notre vice essentiel, qui est lorgueil, nous serions moins absurdes et moins malheureux. Mais nous avons aggrav nos misres, nous en avons fabriqu dautres: qui sait si une nouvelle sagesse, un bon sens simple et modeste, une conception de la vie mieux proportionne notre nature, ne seraient pas des remdes que nous navons pas appliqus, mais qui demeurent toujours la porte de notre main?A plus forte raison les autres se reprennentils. Leur pessimisme nest pas cosmique; il ne stend pas tout lunivers; il ne porte pas sur notre condition totale. Ils dnoncent, bien plutt, un prsent qui les irrite, mais quils croient quon peut changer. Leur ennemi, cest ltat social, tel quils lont trouv en venant au monde; quon le dtruise, quon le remplace, et lavenir sera meilleur.Toujours une revendication accompagne leur critique. En 1728, John Gay, qui nest pas un gant, mais qui est un ami des gants, Arbuthnot, Pope, Swift, donne une pice quil intitule The Beggars Opera, et qui peut ne paratre dabord quune innocente plaisanterie. LOpra italien de Londres lui donne sur les nerfs; il persiflera ces grands chanteurs roulades, ces sentiments emphatiques, ces sottes intrigues, indignes du mle gnie des rudes Bretons. p.20 Pour les tourner en ridicule il met en scne une bande de tirelaine, de coupeurs de bourse, de filles perdues, auxquels sajoute un bandit de grand chemin: contrepartie des rois et des reines, des tendres hrones, des amoureux lyriques, des pres nobles et des dugnes respectables. Point de situation dopra, de dclaration passionne, de duo sous la lune, de maldiction paternelle, de mort mlodieuse, qui ne ft reprise en caricature, dans les basfonds; et comme musique, des ballades populaires, de vieilles chansons, des airs fredonns par les gens de Soho. Ainsi taient railles laffectation, la rhtorique, laffterie de litalian nonsense, indigne du mle gnie des rudes Bretons.Mais cette gueuserie portait plus loin. Car lactivit de la bande, anime par le gnie de son chef, Mr. Peachum, recleur, distributeur des rles et organisateur des complots, rpartiteur des bnfices, aussi capable de protger ses hommes et de les tirer de prison, sils taient arrts, que de les punir sils dfaillaient, voulait tre limage de la vie politique, avec ses ministres qui distribuent leur troupe ce quils ont drob aux particuliers, avec sa justice en dehors de la justice, sa loi en dehors de la loi. Bien plus, cest la noblesse que la pice bafouait. Somme toute, Mr. Peachum, Mrs. Peachum, sa compagne, forte en gueule et toujours prte profrer des maximes, sagesse des nations; leur fille Polly, le plus bel ornement du gang et le plus utile, les filous qui sassemblent dans une taverne, les prostitues qui sentent le gin, en quoi tout ce monde diffretil des beaux seigneurs et des nobles dames qui frquentent la cour, qui habitent des chteaux, qui se promnent dans des carrosses et qui tiennent le haut du pav? Cette diffrence, sil en est une, est extrieure: les sentiments sont les mmes, les habitudes sont les mmes, les crimes sont les mmes, loccasion. Ces gens aux beaux atours fontils autre chose que de rechercher leur intrt ou leur plaisir? Ils parlent de leur honneur: ne sontils pas toujours prts trahir? Ils parlent de leur vertu: nontils pas tous les vices? Ne sontils pas infidles? Ne trichentils pas au jeu? Ne se mettentils pas lafft de largent? Ce sont des animaux de proie. Quils fassent les dgots, tant quils veulent: on ne sait pas au juste si les seigneurs imitent les hommes de la rue ou si les hommes de la rue imitent les p.21 seigneurs. A dcider entre eux, les gueux lemporteraient. Les gueux valent mieux que ces hypocrites: se procurant sans tant de crmonie ce dont ils ont besoin pour vivre, industrieux, infatigables, courageux, nhsitant pas risquer tous les jours leur libert et leur vie, prts venir au secours dun ami et mourir pour lui, fidles leur code, ces philosophes pratiques cherchent rpartir plus quitablement les biens de ce monde et corriger liniquit du sort.Laissez passer les annes, considrez un pays tout diffrent, changez le genre littraire: vous retrouverez la mme inquitude sociale. Parini, fils dun artisan lombard, devenu abb, prcepteur, et sapprochant ainsi de laristocratie, la juge et la condamne. Il donne, en 1763, Il Mattino, que suivra Il Mezzogiorno: deux chefsduvre. Le jeune seigneur dont il dpeint la vie pendant quelques heures seulement, depuis son lever tardif jusquau milieu du jour, nest que paresse, mollesse, oisivet; ses occupations ne sont que vide. Il boit son caf dans de la porcelaine de Chine; il bavarde avec son matre danser, son matre chanter, son professeur de franais; il reoit son tailleur auquel il refuse de payer son d; il sattarde longuement devant sa table de toilette, tandis que le coiffeur quil injurie le frise et le poudre; il sen va chez la femme marie dont il est lamant, sous les yeux du mari; il fait le dgot devant des nourritures exquises; il bavarde tort et travers, et porte des jugements dcisifs sur ce quil ne connat pas. Il est fat, orgueilleux, cruel; son carrosse crase les passants qui ne se rangent pas assez vite devant lui. Quels sont ses mrites? Il na pas servi ltat; il na pas, comme ses aeux, dfendu sa patrie; il ne porte au ct quune pe de cour. Il est indigne de son nom, de son rang, de ses privilges. Dtail par dtail, Parini le poursuit; il raille et il gronde; par moments une colre le prend, une colre sourde, sans dclamation et sans cris. Dans ses vers, dune densit et dune vigueur ingales, passent des regrets, des espoirsForre vero non , ma un giorno fama Che fur gli nomini eguali, e ignoti uomi Fur Plebe e Nobiltade...Cest un mensonge peuttre, mais la lgende dit quil y eut un temps o les hommes furent gaux, et o ce p.22 furent des noms inconnus que Plbe et Noblesse...Ainsi de suite et jusqu la fin du sicle, jusqu Figaro. Ainsi de suite et dans toute lEurope. La critique sachve en appel, en demande, en exigence. Que dsirent ces voyageurs mcontents, ces discontented wanderers? que veulent ces plaignants? Pourquoi procdentils une rvision laquelle rien ne doit chapper, ni la lgislation arguant de sa majest, ni la religion faisant valoir son caractre divin? De quel bien sestimentils frustrs? Du bonheur.

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CHAPITRE IILe Bonheur@Oh Happiness! Our Beings End and Aim! Good. Pleasure. Ease. Content! Wateer thy Name!O bonheur! Fin et but de notre tre! Bien, Plaisir, Aise, Contentement, et quel que soit ton nom!p.23 Elles reviendront souvent, ces invocations, ces incantations presque; ils seront inlassablement repris, analyss, dfinis, ces mots que, dans son Essay on Man, Pope rassemble comme par un cri dappel, et auxquels il ajoute encore tous les possibles. Les gens de ce tempsl neurent pas peur des dieux jaloux, qui sirritent lorsque les mortels prononcent dimprudentes paroles. Au contraire, ils crirent quils voulaient leur part de flicit, quils lauraient, et quils lavaient dj. Rflexions sur le Bonheur, ptre sur le Bonheur, Sur la vie heureuse, Systme du vrai Bonheur, Essai sur le Bonheur, Della felicit, Larte di essere felici, Discorso sulla felicit, Die Glckseligkeit, Versuch ber die Kunst stets frhlich zu sein, Ueber die menschliche Glckseligkeit, Of Happiness: voil ce quen diverses langues ils osrent inscrire au titre de leurs livres. Comme la dcouverte, aprs avoir combl les individus, allait profiter aux peuples, ils tendirent son bienfait: Trait de la socit civile et du moyen de se rendre heureux en contribuant au bonheur des personnes avec qui on vit, Des causes du bonheur public, De la Flicit publique, Della pubblica felicit, La felicit pubblica, Ragiona menti... riguardanti la pubblica felicit. Riflessioni sulla pubblica felicit. Of National Felicity. Pour avoir sous la main les meilleurs traits sur la question, ils en firent un recueil et p.24 lappelrent: Le Temple du Bonheur. Le beau temple tait l, sur la colline heureuse; la joie se tenait devant la porte et invitait les humains commencer enfin la grande fte de la vie.Une autre mulation semparait des esprits. Ctait qui critiquerait, mais ctait qui rpterait aussi que de toutes les vrits, les seules importantes sont celles qui contribuent nous rendre heureux; que de tous les arts, les seuls importants sont ceux qui contribuent nous rendre heureux; que toute la philosophie se rduisait aux moyens efficaces de nous rendre heureux; et quenfin il ny avait quun seul devoir, celui dtre heureux. La qute du bonheur on la mettait en pomes, Graal des temps nouveaux. Helvtius, ayant dcid quil deviendrait lApollon de la France, demandait conseil Voltaire; et comme Voltaire lui rpondait que pour crire de beaux vers, un beau sujet tait dabord ncessaire, il cherchait et nen trouvait pas de plus digne que celuici: son bonheur, lui; et le bonheur du genre humain. Le temps tait proche, o Oromaze, le dieu du bien, allait terminer par une victoire dcisive sa lutte contre Ariman, le dieu du mal: cest Oromaze luimme qui lannonait: Lenfer sanantit, le ciel est sur la terre...La qute du bonheur, on la mettait en romans: en 1759, Samuel Johnson, le raisonnable et le sage, confiait laventure son hros Rasselas, fils de lempereur dAbyssinie. Rasselas, conformment la loi du pays et en attendant que lordre de succession lappelt au pouvoir, tait enferm dans une valle sans communications avec le monde. Rien ne lui manquait de ce qui aurait d le satisfaire, et cependant son tat lui paraissait insupportable. Bientt il formait le projet de quitter sa prison trop parfaite; il schappait, il visitait les campagnes et les villes, il se rendait au Caire o lOccident et lOrient saffrontent, et o lon trouve lexemple de toutes les conditions; il entrait mme dans les Pyramides, qui cachent peut-tre le secret de la sagesse antique; et il rptait, dune voix de moins en moins ferme mesure que ses expriences le dcevaient: Surely happiness is somewhere to be found, il y a srement un endroit o se trouve le bonheur... En 1766, Wieland suscitait son Agathon: et celuici parcourait les p.25 diverses rgions de la Grce antique, interrogeant les profanes et les sages, les courtisanes et les asctes: le bonheur, ditesmoi si vous lavez trouv? O est le bonheur?Ils rvaient. De lautre ct de la ligne, entre le quarantime et le cinquantime degr de latitude mridionale, stendait un royaume de songe. Sa capitale, Lliopolis, tait btie dune pierre jaspe aussi belle que le marbre; ses maisons taient ornes dtoffes et de tapis, lhiver; et lt de toiles peintes, plus lgres et plus vives en couleurs que les mousselines et les indiennes; les lambris taient recouverts dun vernis plus parfait que celui de la Chine. Les campagnes taient riches et peuples; les terres, cultives avec autant de soin que le sont nos jardins, produisaient les plus riches moissons que lon pt voir au monde. On y trouvait des montagnes de diamants et des quantits de pierres prcieuses, rubis, meraudes et topazes; les rivires tranaient de lor dans leurs sables, et la mer reclait des perles, de lambre, du corail. Rien ngalait le vert des arbres, des prairies, des pelouses; les haies ellesmmes taient couvertes de fleurs dun mail sans pareil, et qui parfumaient lair. Les lgumes et les fruits y taient excellents, les vins dlicieux, et nombreuses les fontaines aux eaux pures. Un ciel serein, un air salubre, un doux climat, un peu plus aimable et moins sujet au changement que le ntre, achevaient de rendre les habitants dignes de ce beau nom, les Fliciens (Marquis de Lassay), Relation du royaume des Fliciens, peuples qui habitent dans les Terres Australes..., 1727..Ils svadaient par la pense. On partait, la suite de Robinson, sur les flots incertains; on courait les aventures et les prils de mer; une tempte slevait, qui faisait sombrer le navire. Mais le naufrag trouvait toujours une plage o aborder, une nature compatissante, une valle fertile, de la venaison, des fruits; il avait une compagne ses cts, ou il la rencontrait par aventure: alors le couple reformait une socit, dont la sagesse faisait honte la vieille Europe. Et cela se passait dans lle de Felsenburg, quelque part, en Utopie; ou dans une le encore plus difficile atteindre, qui sappelait Die glckseligste Insul auf der ganzen Welt, oder das Land des Zufriedenheit: lIle la plus heureuse du monde entier, p.26 ou le pays du contentement. Tous, les doctes et les frivoles, les initis et les profanes, les jeunes gens et les femmes et les vieillards, taient possds de la mme soif. A Varsovie le Collge des Nobles, afin de donner aux familles une ide de lexcellence de ses tudes, lanne 1757, produisait en public dix orateurs imberbes, qui traitaient Du bonheur de lhomme en cette vie. Dans les salons parisiens, on remplaait la carte du Tendre par celle de la Flicit; au thtre, on pouvait voir jouer lHeureux, pice philosophique en trois actes et en prose. Il y avait un Ordre de la Flicit parmi les socits secrtes, et dans ses assembles, on chantait des couplets comme ceuxci: Lle de la Flicit Nest pas une chimre; Cest o rgne la volupt Et de lamour la mre; Frres, courons, parcourons Tous les flots de Cythre, Et nous la trouverons.Le bonheur, crivait Mme de Puisieux en peignant les caractres de ses contemporains, est une boule aprs laquelle nous courons quand elle roule, et que nous poussons du pied quand elle sarrte... On est bien las quand on se rsout se reposer, et laisser aller la boule... On ntait jamais las, en croire Montesquieu: Monsieur de Maupertuis, qui a cru toute sa vie et qui peuttre a prouv quil ntait point heureux, vient de publier un petit crit sur le bonheur.Lpoque tait obsde par quelques ides fixes. Elle ne se fatiguait pas de les reprendre; avec prdilection, elle revenait aux mmes formules, aux mmes dveloppements, comme si jamais elle ntait sre davoir suffisamment prouv, suffisamment convaincu. Nous la voyons ici dans une de ses attitudes favorites, et dans un de ses acharnements. Les guerres ne cessaient pas: guerre de la succession dEspagne, guerre de la succession dAutriche, guerre de Sept Ans; guerre dans le proche Orient, guerre porte jusquau Nouveau Monde. De temps en temps, la peste ou la famine venaient ravager quelques provinces; partout on souffrait, comme dordinaire. Cependant lEurope intellectuelle voulait se persuader quelle p.27 vivait dans le meilleur des mondes possibles; et la doctrine de loptimisme tait son grand recours Sur loptimisme de Leibniz et de Pope, voir la Troisime Partie du prsent ouvrage, chapitre III, Nature et bont..

Cest lhistoire ternelle dune ternelle illusion... Non pas. Il y a des poques dsespres. Il y a des poques douloureuses, qui noseraient afficher cette exigence, parce quelle leur semblerait drision; qui ont t si profondment atteintes dans leur esprit et dans leur chair, quelles osent peine croire des lendemains meilleurs, et qui savent quelles portent en elles toute la misre du monde. Il y a des poques de foi, qui, ayant constat notre irrmdiable misre, mettent leur confiance dans un Audel dont elles attendent justice: cellesl parient sur linfini.Le bonheur, tel que lont conu les rationaux du XVIIIe sicle, a eu des caractres qui nont appartenu qu lui. Bonheur immdiat: aujourdhui, tout de suite, taient les mots qui comptaient; demain semblait dj tardif cette impatience; demain pouvait la rigueur apporter un complment, demain continuerait la tche commence; mais demain ne donnerait pas le signal dune transmutation. Bonheur qui tait moins un don quune conqute; bonheur volontaire. Bonheur dans les composantes duquel ne devait entrer aucun lment tragique: Beruhigung der Menschen: que lhumanit se tranquillise! que cessent les troubles, les incertitudes et les angoisses! Rassurezvous. Vous tes dans une aimable prairie entoure de bosquets, traverse par des ruisseaux dargent, et qui ressemble aux jardins de lEden: vous refusez de la voir. Une odeur exquise schappe des fleurs: vous refusez de la sentir. Des lis clatants, des fruits dlicieux soffrent vous: vous refusez de les cueillir. Si vous allez vers un rosier, vous vous arrangez pour tre dchir par ses pines; si vous traversez le gazon, cest pour courir aprs le serpent qui fuit. Ldessus vous poussez des soupirs, vous vous lamentez, vous dites que lunivers est conjur contre vous, et quil vaudrait mieux que vous ne fussiez jamais n. Vous ntes quun insens, et vous causez vousmme votre malheur I. P.Uz, Lyriscbe Cadicbte, 1749. Versuch ber die Kunst stets frhlich zu sein.. Ou bien vous p.28 vous plaisez voquer un spectre, une effroyable desse: elle est habille de noir, sa peau est plisse de mille rides, son teint est livide, et ses regards pleins de terreur; ses mains sont armes de fouets et de scorpions. Vous coutez sa voix; elle vous conseille de vous dtourner des attraits dun monde trompeur, elle vous dit que la joie nest pas le lot de lespce humaine, que vous tes n pour souffrir et pour tre maudit, que toutes les cratures souffrent sous les toiles. Alors vous demandez mourir. Mais ne savezvous pas que cest la Superstition qui vous parle ainsi, fille de lInquitude, et qui a comme suivantes la Crainte et le Souci? La terre est trop belle pour que la Providence lait destine tre un sjour de douleur. Refuser de jouir des bienfaits que lauteur des choses a prpars pour vous, cest faire preuve dignorance et de perversit S. Johnson, The Rambler, n 44, 18 aot 1750..Rien de commun avec le bonheur des mystiques, qui ne tendaient rien de moins qu se fondre en Dieu; avec le bonheur dun Fnelon, qui se sentait lme plus sre et plus simple que celle dun petit enfant, quand en pense il rejoignait le Pre; avec le bonheur dun Bossuet, douceur de se sentir command par le dogme et conduit par lglise, certitude de compter un jour parmi les lus qui figurent la droite du Saint des Saints; avec le bonheur des justes qui acceptaient lobissance la loi et espraient la rcompense qui ne finirait plus; avec le bonheur des simples abms dans leur prire; avec les batitudes...Des batitudes, avantgot du ciel, ceux qui remplaaient les anciens matres ne se souciaient plus; un bonheur terrestre, voil ce quils voulaient.Leur bonheur tait une certaine faon de se contenter du possible, sans prtendre labsolu; un bonheur de mdiocrit, de juste milieu, qui excluait le gain total, de peur dune perte totale; lacte dhommes qui prenaient paisiblement possession des bienfaits quils discernaient dans lapport de chaque jour. Ctait encore un bonheur de calcul. Tant pour le mal, daccord; mais tant pour le bien: or le bien lemporte. Ils procdaient mme une opration mathmatique. Faites la somme des avantages de la vie, la somme des maux p.29 invitables; soustrayez la seconde de la premire, et vous verrez que vous conservez un bnfice. Dun ct, le total des points favorables, multiplis par lintensit; de lautre, le total des points dfavorables, multiplis par lintensit; si, la fin de votre journe, vous trouvez que vous avez eu trente-quatre degrs de plaisir et vingtquatre degrs de douleur, votre compte est prospre et vous devez vous tenir pour satisfait Wollaston, Religion of nature delineated, 1722. bauche de la religion naturelle, traduite de langlais. La Haye, 1756. Section II, De la flicit, Note p.110: Il faut ncessairement donner une ide de la comparaison que lauteur fait des degrs de plaisir et de douleur avec les nombres, parce que ceci fera entrer plus facilement le lecteur dans les plus abstraites propositions de cette section, o lauteur fait une perptuelle allusion larithmtique!, etc..Ctait un bonheur construit. Regardons, tel quil se considre dans son miroir, lauteur des Lettres Persanes; profitons, moins de ce quil a bauch, comme tout le monde alors, un Essai sur le Bonheur, que des notes quil a prises dans des cahiers intimes; voyons la manire dont il prend en main la direction dune existence quil a si parfaitement russie. Je partirai, se dit expressment Montesquieu, dune donne positive: je nambitionnerai pas la condition des Anges et ne me plaindrai pas de ne pas lobtenir; je men tiendrai au relatif. Ce principe tant admis une fois pour toutes, je constate que le temprament joue un grand rle dans cette affaire; et sur ce point, je suis bien partag: il y a des gens qui ont pour moyen de conserver leur sant de se purger, saigner, etc. Moi, je nai pour rgime que de faire dite quand jai fait des excs, de dormir quand jai veill et de ne prendre dennui ni par les chagrins ni par les plaisirs, ni par le travail ni par loisivet. Son me sattache tout; il est de ceux qui saluent avec une gale joie laube qui veille et la nuit qui endort; dire quil se plat mieux la campagne ne veut pas dire quil dteste Paris; il est parfaitement dispos dans ses terres o il ne voit que des arbres, et aussi bien dans la grande ville, au milieu de ce nombre dhommes qui gale les sables de la mer. Ce bientre vital, encore fautil lexploiter habilement, comme font les gagnepetit. De mme que les deniers accumuls finissent par devenir des cus sonnants, de mme les brefs moments de petits plaisirs finissent par constituer une fortune convenable. Ne gmissons pas sur nos p.30 peines; pensons, bien plutt, quelles nous ramnent nos plaisirs: je vous dfie de faire jener un anachorte sans donner en mme temps un got nouveau ses lgumes. Pensons encore que les souffrances modres ne sont pas dpourvues dun certain agrment, et que les vives souffrances, si elles nous blessent, nous occupent. Bref, mettonsnous dans une telle disposition desprit que nous comprenions combien ce qui est pour nous lemporte sur ce qui est contre nous. Accommodonsnous la vie; ce nest pas elle, nestce pas? qui saccommodera nous. Nous sommes lancs dans une partie qui dure autant que nousmmes; le joueur habile passe quand se prsente un mauvais coup; quand un bon coup arrive, il profite de ses cartes et il remporte la partie pour finir; tandis que le joueur maladroit perd toujours.Bonheur de scheresse: que de psychologies furent alors semblables la sienne! On fabriquait un mlange dingrdients divers pour remplacer les pures dlices et les joies surhumaines. On y faisait entrer le plaisir, rhabilit: pourquoi ce long contresens sur son compte? Pourquoi lavoir chass? Ntaitil pas dans notre nature? Volupt, charme de la vie... Seuls des fanatiques pouvaient mettre leur joie dans les privations, dans les souffrances corporelles, dans lasctisme: la gaiet fait de nous des dieux, et laustrit des diables Frdric II Voltaire, Remusberg, 27 septembre 1737..Sollt auch ich durch Gram und LeidMeinen Leib verzehren,Und des Lebens FrhligkeitWeil ich lebe, entbehren?Pourquoi devrais je, moi aussi, consumer mon corps par le deuil, par la souffrance? Pourquoi devrais-je, vivant, me priver de la joie de vivre Hagedorn, Die Jugend, 1730.? La mort, la mort ellemme, doit perdre lair affreux qui dordinaire lui est attribu; les morts trop srieuses sont mprisables, cause de laffectation qui les accompagne; les vrais grands hommes sont ceux qui ont su mourir en plaisantant A.F.B. Deslandes, Rflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant, 1712..Dans ce mlange on faisait entrer la sant; non plus une p.31 prire pour le bon usage des maladies, mais des prcautions pour que la maladie ne vnt point. Plus une honnte fortune, sil tait possible. Tous les avantages matriels de la civilisation: car on nen tait pas encore au confort, mais on commenait donner un plus haut prix aux commodits de la vie.Des recettes prosaques. Celle du marquis dArgens: Le vrai bonheur consiste dans trois choses: 1 navoir rien se reprocher de criminel; 2 savoir se rendre heureux dans ltat o le ciel nous a placs, et dans lequel nous sommes obligs de rester; 3 jouir dune parfaite sant. Celle de Mme du Chtelet: Il faut, pour tre heureux, stre dfait des prjugs, tre vertueux, avoir des gots et des passions, tre susceptible dillusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs lillusion, et malheureux est celui qui la perd... Il faut commencer par bien se dire soimme que nous navons rien faire en ce monde qu nous y procurer des sensations et des sentiments agrables. Quelquefois, plus obscure chez les uns, plus formellement dtermine chez les penseurs qui cherchaient la raison profonde dune attitude si diffrente de celle de leurs ans, lide dune adhsion lordre universel, qui voulait que les cratures fussent heureuses: autrement, pourquoi auraientelles reu la vie?Des lgions de mondes brillent dans les limites assignes; et dans lespace thr o des astres innombrables se meuvent dans leurs orbites, tout est assujetti lordre.Cest pour lordre que tout ce qui existe a t form; il gouverne les doux zphyrs et les vents orageux; sa chane lie tous les tres depuis linsecte jusqu lhomme.Notre premire loi est le bien de toute la cration; je serai heureux si je nenfreins par aucune action coupable le bonheur universel, unique fin de mon existence Zu, Lyrische Gedichte, 1749. Die Glckseligkeit. Traduction de Huber, Choix de posies allemandes, 1766. Tome II, Ode de M. Utz, La Flicit.Ainsi se manifestaient ouvertement des orientations nouvelles de la pense.Dabord cen tait fait de la convoitise de labsolu. Et encore voulaiton que cette renonciation ft paisible. On p.32 affectait de croire, on croyait presque que le calice ntait pas rempli de fiel, et que le fiel luimme ntait pas amer. On plaait le systme moral du monde un point fort audessous de la perfection idale (car nous sommes incapables de concevoir ce quil nous est impossible datteindre), mais cependant un degr suffisant pour nous instituer un tat heureux, tranquille, ou du moins supportable Bolingbroke, A Letter on the Spirit of Patriotism, 1737..Du coup, on ramenait le ciel sur la terre. Entre le ciel et la terre il ne pouvait mme plus y avoir de diffrence despce. A supposer quune autre existence ft concevable, comment croire que, bienheureuse, elle dt tre achete par le malheur? que le crateur et lordonnateur du monde et voulu que les moyens fussent opposs pour parvenir au mme but, dans cette vie et dans une autre vie qui la suivrait? que, pour tre heureux, il fallt commencer par la souffrance? Dieu ne pouvait stre livr au jeu de nous priver de la flicit tandis que nous existions, pour nous la donner quand nous ne serions plus. Le prsent et lavenir, sil en tait un, ne diffraient pas en espce; les actes quil nous fallait accomplir pour acqurir le plus grand bonheur dont notre nature ft capable taient ceux mmes qui nous conduiraient au bonheur ternel, sil en tait un. Pas de rupture, pas de contradiction; notre tre continuerait notre tre, sil y avait un paradis dans laudel, notre tre de chair qui serait semblable luimme dans limmortalit Maupertuis, Essai de philosophie morale, 1749..La philosophie devait tre dirige par la pratique; elle ne devait plus tre autre chose que la recherche des moyens du bonheur. Il est un principe dans la nature, plus universel encore que ce quon appelle la lumire naturelle, plus uniforme encore pour tous les hommes, aussi prsent au plus stupide quau plus subtil: cest le dsir dtre heureux. Serace un paradoxe de dire que cest de ce principe que nous devons tirer les rgles de conduite que nous devons observer, et que cest par lui que nous devons reconnatre les vrits quil faut croire?... Si je veux minstruire sur la nature de Dieu, sur ma propre nature, sur lorigine du monde, sur sa fin, ma raison est confondue, et toutes les sectes me laissent dans la mme p.33 obscurit. Dans cette galit de tnbres, dans cette nuit profonde, si je rencontre le systme qui est le seul qui puisse remplir le dsir que jai dtre heureux, ne doisje pas cela le reconnatre pour vritable? ne doisje pas croire que celui qui me conduit au bonheur est celui qui ne saurait me tromper Maupertuis, ibid.?Enfin le bonheur devenait un droit, dont lide se substituait celle de devoir. Puisquil tait le but de tous les tres intelligents, le centre auquel toutes leurs actions aboutissent; puisquil tait la valeur initiale; puisque cette affirmation, je veux tre heureux, tait le premier article dun code antrieur toute lgislation, tout systme religieux, on ne sest plus demand si on avait mrit le bonheur, mais si on obtenait le bonheur auquel on avait droit. Au lieu de: Suisje juste? cette autre question: Suisje heureux?Arrirs, ceux qui pensaient autrement. Le jeune Vauvenargues, qui tait stocien, qui pleurait et sexaltait en lisant Plutarque, qui travaillait cultiver en lui la vertu pour elle-mme, et lhrosme pour sa beaut, aux yeux de son cousin et ami, le fougueux Mirabeau, avait tort: Vauvenargues divaguait, quand il aurait d se faire un plan fixe pour atteindre ce qui doit tre notre unique objet, le bonheur. Aux yeux dune femme du XVIIIe sicle, la Princesse de Clves, qui, tant aime et aimant en retour, refusait son bonheur et se retirait dans un dsert pour fuir lhomme qui voulait la forcer tre heureuse malgr elle, avait tort. Lhistoire avait t comprise tort, parce que les savants qui avaient cherch dterminer si tel peuple avait t plus religieux, plus sobre, plus guerrier que tel autre, avaient tort: ce quils auraient d faire, cest rechercher lequel avait t le plus heureux. Les gyptiens ne lavaient pas t; ni les Grecs malgr leur haut degr de civilisation; ni les Romains malgr la force de leur Empire, ni lEurope soumise au Christianisme. Pour tre en tat dapporter un remde cette longue infortune et pour tre utiles au prsent, les historiens auraient d se poser deux questions: combien de jours dans lanne, ou dheures dans la journe, un homme peutil travailler sans sincommoder, sans se rendre malheureux? Combien fautil quun homme p.34 travaille de jours dans lanne, ou dheures dans la journe, pour se procurer ce qui est ncessaire la conservation et laisance de sa vie? En effet, il existe dans toutes les conditions un attrait irrsistible qui porte tous les tres vers le meilleur tat possible, et cest l quil faut chercher cette rvlation physique qui doit servir doracle tous les lgislateurs. Elle tait lourde de sens, cette phrase que prononait en 1772 le marquis de Chastellux, dans son trait De la flicit publique, ou Considrations sur le sort des hommes dans les diffrentes poques de lhistoire, lourde dun sens que devait dvelopper lavenir.Tout le monde avait eu tort, sauf peuttre les prcurseurs que le XVIIIe sicle avait eus dans le sicle de Louis XIV. Do lamertume critique, le reproche permanent, la plainte en promesses non tenues, en trahison. Do lappel au bonheur. Do lide dune rparation toute proche, grce la raison, grce aux lumires.

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CHAPITRE IIILa raison. Les [email protected] Pour les croyants, la raison tait une tincelle divine, une parcelle de vrit concde aux cratures mortelles, en attendant le jour o elles franchiraient les portes du tombeau, et o elles verraient Dieu face face. Pour les nouveaux venus, ce ne seront l que les chimres dune poque rvolue et dun moment dpass.Comme dans sa dfinition du bonheur, la pense europenne commence ici par un acte dhumilit, lequel sera vite suivi dun acte dorgueil; mais son premier dcret contient lannonce dun sacrifice. Elle savoue incapable de connatre la substance et lessence, situes dans une rgion inaccessible ses prises. Assez longtemps, proclametelle, les hommes ont accumul des systmes qui tour tour ont pri, explications chaque fois dfinitives et chaque fois illusoires. Jeu de fous, que de svertuer franchir des barrires poses comme infranchissables; jeu dangereux. Usque huc venies et non procedes amplius: tu viendras jusquici, tu niras pas plus avant. Arrtetoi au terme que tes forces tassignent; personne ne la dpass; personne ne le dpassera; cette condition seulement, tu assureras la stabilit de tes conqutes. La raison est comme une souveraine qui, arrivant au pouvoir, prend la rsolution dignorer les provinces o elle sait quelle ne rgnera jamais fermement; elle nen dominera que mieux celles quelle garde. Le pyrrhonisme, ternel ennemi, venait dune ambition dmesure: du, cet orgueil ne laissait aprs lui que des ruines. Grce une modration qui est sagesse, le pyrrhonisme sera vaincu.Questce que la raison, ainsi limite? Dabord on lui conteste tout caractre dinnit; elle se forme en mme temps p.36 que se forme notre me, et se perfectionne avec elle; elle se confond avec cette activit intrieure qui, travaillant sur les donnes des sens, nous fournit nos ides abstraites, et se diversifie en facults. Ensuite on passe vite sur sa puissance de dduction: dduire nest quun dveloppement qui najoute rien la connaissance, puisquil la prsuppose dans la donne premire dont toutes les autres dcouleront. Mais surtout, on insiste sur sa valeur discriminatrice. La vrit est un rapport de convenance ou de disconvenance que nous affirmons propos des ides. La plupart du temps, nous napercevons pas ce rapport, parce que nous manquons dun moyen terme. Soient deux difices loigns: il nous est impossible de savoir avec prcision comment ils se ressemblent et comment ils diffrent. Mais nous le saurons, si nous appliquons lun et lautre une toise ou un cordeau: car nous tablirons entre les deux une relation que lil tait incapable de nous faire concevoir. Tel est le rle de la raison: en prsence de lobscur et du douteux, elle se met au travail, elle juge, elle compare, elle emploie une commune mesure, elle dcouvre, elle prononce. Pas de plus haute fonction que la sienne, puisquelle est charge de rvler la vrit, de dnoncer lerreur. De la raison dpendent toute la science et toute la philosophie.On considra quil tait sans intrt dpiloguer sur son essence, et du plus haut intrt, au contraire, de voir oprer cette bonne ouvrire, de connatre sa mthode et ses achvements. Elle observe les faits que les sens enregistrent; comme les faits se prsentent elle dans un ensemble qui parat dabord inextricable, elle les extrait de cette confusion; sans les interprter, sans risquer leur sujet quelque hypothse que ce soit, elle essaie de les saisir ltat pur, puis de les retenir comme tels. Lanalyse est sa mthode favorite. Au lieu de partir de principes a priori, comme faisaient les gens dautrefois, qui se payaient de mots et qui tournaient en rond sans sen apercevoir, elle sattache au rel; par lanalyse elle distingue ses lments, puis les collectionne avec patience. Tel est son premier travail; le second consiste les comparer, dcouvrir les liens qui les unissent, en tirer des lois.Besogne lente et pnible. Du moins la raison estelle en mesure de solliciter les faits qui lui chappent, de les obliger mme se rpter pour quelle les examine de plus prs, de p.37 vrifier lexactitude de ses rapports, grce un procd que les mtaphysiciens ignorent, et quelle met en honneur: lexprience. Lapprhension du fait, dgag de ses ombres; la vrification du fait; le retour au fait, sont les mouvements successifs de sa prudente dmarche. Entre une acquisition provisoire et un rsultat dfinitif, lexprience se place comme une garantie, une assurance contre lerreur, un remde la faiblesse de nos sens, aux ngligences de notre paresse, aux carts de notre imagination, aux maladies de lesprit dont les gnrations prcdentes ont souffert. Aussi deviendratelle la puissance bienfaisante qui fera scrouler les temples du faux. Le hros des Bijoux indiscrets, Mangogul, si absorb quil soit par des passetemps qui nont rien de commun avec les proccupations philosophiques, nen est pas moins fru de raison; ce titre, Diderot lui prte un rve symbolique o dborde son enthousiasme pour lexprience, promue au rang des divinits tutlaires. Mangogul, endormi, se croit transport par un hippogriffe dans un difice trange, qui ne repose sur aucune fondation: ses colonnes fragiles slvent perte de vue et reposent sur des votes perces. Les gens qui sassemblent lentre sont des bouffis, des fluets, sans muscles et sans force, presque tous contrefaits. Traversant leur foule, il arrive une tribune quune toile daraigne surmonte en guise de dais, et o se tient un vieillard barbe blanche, en train de souffler des bulles de savon dans une paille: car telle est la faon de travailler des systmatiques. Mais on entrevoit au loin un enfant qui peu peu sapproche: ses membres grossissent et sallongent chaque pas. Il prend cent formes diverses, dans le progrs de ses accroissements: il dirige vers le ciel un long tlescope, estime laide dun pendule la chute des corps, constate par le moyen dun tube mercure la pesanteur de lair. Il devient un colosse, sa tte touche aux cieux, ses pieds se perdent dans labme, et ses bras stendent de lun lautre ple. Il secoue de la main droite un flambeau dont la lumire claire le fond des eaux et pntre jusque dans les entrailles de la terre. Il est lExprience. LExprience sapproche de ldifice vtuste; ses colonnes chancellent, ses votes saffaissent et son pav sentrouvre; ses dbris scroulent avec un bruit effroyable et tombent dans la nuit.La raison se suffit ellemme: qui la possde et lexerce sans p.38 prjugs ne se trompe jamais: neque decipitur ratio, neque decipit unquam; elle suit infailliblement la route de la vrit. Elle na besoin ni de lautorit, dont elle est assez exactement le contraire et qui ne sest montre quune matresse derreur; ni de la tradition; ni des Anciens, ni des Modernes. Toute aberration est venue de ce quon a cru aveuglment, au lieu de procder en chaque circonstance un examen rationnel. Dans la mme rgion sans doute que le Portique des Hypothses imagin par Diderot, se trouve le Temple de lIgnorance, imagin par Pietro Verri Pietro Verri, Il Tempio dell Ignoranza, dans le priodique Il Caff, 10 juin 1764.. LIgnorance habite un chteau dlabr; gothique en est larchitecture, et sur la grand-porte est sculpte une norme bouche qui bille. Une foule remplit le vaste difice, des indcis, des bavards, des stupides qui ne savent ni le nom de la desse, ni lendroit de leur propre sjour. Les murs sont couverts dhorribles peintures, naufrages et guerres civiles, la Mort et la Strilit. Dune haute tribune, une vieille femme dcharne rpte chaque instant sur un ton dclamatoire: Jeunes gens, jeunes gens, coutezmoi, ne vous fiez pas vousmmes; ce que vous ressentez en vous nest quillusion; faites confiance aux Anciens, et croyez que tout ce quils ont fait est bien fait. En mme temps un vieillard dcrpit se dmne et crie: Jeunes gens, jeunes gens, la raison est une chimre; si vous voulez discerner le vrai du faux, suivez les opinions de la multitude; jeunes gens, jeunes gens, la raison est une chimre. Iconographie du mme style nous montrant lExprience qui dtruit les systmes, et lIgnorance qui prconise la foi dans le pass, le consentement aux antiques prceptes, lobissance aux prjugs qui sopposent au libre jugement.Que si cependant lindividu a besoin de se rassurer sur la valeur de ses oprations intellectuelles, il possde un signe de reconnaissance: le caractre universel de la raison. Celleci, en effet, est identique chez tous les hommes. Elle ne comporte pas dexceptions possibles; les voyageurs qui prtendent avoir not, dans les pays lointains, des oppositions irrductibles entre les comportements varis de notre espce, nont eu affaire qu des diffrences superficielles et des accidents ngligeables; p.39 ou bien ils ont mal regard, ou bien ils ont menti. Est irrationnel ce qui na pas toujours t, ce qui nest point partout; le critrium de la Vrit est son extension dans lespace et dans le temps. Les rationaux eurent beaucoup de motifs de sirriter contre les Enthousiastes, leurs ennemis personnels; or un des plus profonds fut celuici: ces fanatiques se fiaient lmotion, au sentiment, tout individuels: aussi leur pense, comme leur conduite, aboutissaitelle au chaos. Depuis les plus civiliss des citoyens du monde jusquaux Hurons du lac Michigan, jusquaux misrables Hottentots, dernier chelon avant la brute, du Nord au Sud et de lEst lOuest, la nature sexprime par la voix de la raison.Son excellence achve de se marquer sa vertu bienfaisante. Parce quelle perfectionnera les sciences et les arts et quainsi se multiplieront nos aises et nos facilits; parce quelle sera le juge qui nous fera savoir, plus srement que la sensation elle-mme, quelle est au juste la qualit de nos plaisirs, et par consquent ceux quil faut dlaisser et ceux quil faut prendre; parce que le malheur nest quun dfaut de connaissance ou quun jugement erron, parce quelle remdie lun et quelle corrige lautre: ce que le pass avait toujours promis sans le donner, elle laccomplira, elle nous rendra heureux. Elle apportera le salut; elle quivaudra pour le philosophe, dit Dumarsais, ce quest la grce pour saint Augustin; elle clairera tout homme venant en ce monde, tant lumire.

La lumire; ou mieux encore, les lumires, puisquil ne sagissait pas dun seul rayon, mais dun faisceau qui se projetait sur les grandes masses dombre dont la terre tait encore couverte, ce fut un mot magique que lpoque sest plu dire et redire, avec quelques autres que nous verrons. Comme elles taient douces aux yeux des sages, ces lumires queux-mmes avaient allumes; comme elles taient belles et comme elles taient puissantes; comme elles taient redoutes des superstitieux, des fourbes, des mchants! Enfin elles brillaient; elles manaient des augustes lois de la raison; elles accompagnaient, elles suivaient la Philosophie qui savanait pas de gant. Eclairs, voil ce qutaient les enfants du sicle: car la mtaphore dlectable se prolongeait indfiniment. p.40 Ils taient les flambeaux; la lampe dont la lueur les dirigeait dans le cours de leurs penses et de leurs actions; laube annonciatrice; le jour; et le soleil, constant, uniforme, durable. Les hommes avaient err, avant eux, parce quils avaient t plongs dans lobscurit, parce quils avaient d vivre au milieu des tnbres, des brouillards de lignorance, des nues qui cachaient la droite route; on avait couvert leurs yeux dun bandeau. Les pres avaient t des aveugles, mais les fils seraient les enfants de la lumire.Peu leur importait que limage ft aussi ancienne que le monde, et quelle ft ne peuttre au moment o les fils dAdam, effrays par la nuit, staient rassurs en voyant poindre le jour. Peu leur importait mme quelle et t thologique: Je suis la lumire du monde, et celui qui me suit ne marche pas dans les tnbres. Ils se lappropriaient, ils la faisaient leur, comme sils lavaient dcouverte. La lumire, les lumires, ctait la devise quils inscrivaient sur leurs drapeaux, car pour la premire fois une poque choisissait son nom. Commenait le sicle des lumires; commenait lAufklrung.Was ist Aufklrung? sest demand Kant, lorsque, les temps tant rvolus, il a jug bon de procder un examen de conscience rtrospectif. Il a rpondu quelle avait t, pour lhomme, une crise de croissance, la volont de sortir de son enfance. Si, dans les poques prcdentes, lhomme tait rest en tutelle, ctait par sa faute: il navait pas eu le courage de se servir de sa raison; toujours il avait eu besoin dun commandement extrieur. Mais il stait repris, il avait commenc penser par luimme: Sapere aude. La paresse, la lchet, poussent une foule desprits rester mineurs tout au long de leur vie, et permettent quelques autres dexercer une domination facile. Si jai un livre qui a des opinions pour moi, un directeur de conscience qui a une morale pour moi, un mdecin qui a un rgime pour moi, je nai pas besoin de faire personnellement effort: ma place, un voisin soccupera de la dsagrable affaire qui consiste rflchir. Que la grande majorit des cratures ait peur datteindre sa majorit, cest ce quoi veillent les gardiens qui ont commenc par abtir leur troupeau domestique: ils montrent ces ternels enfants le danger qui les menace sils prtendent marcher seuls. De sorte quil est p.41 difficile aux individus de sortir de cette seconde nature quils finissent par aimer. Et cependant il est possible, il est invitable que se cre un public qui accde la philosophie des lumires. Car quelques mes fortes se dgagent et donnent lexemple. Exemple dont la vertu ne peut oprer que lentement: tandis que par une rvolution, on abat un despotisme, on met fin une oppression, mais on narrive rien de durable, et mme on cre des prjugs nouveaux: au contraire, on excute une rforme profonde par une volution. La libert en est lme, la libert sous la forme la plus saine de tout ce quon dsigne sous ce vocable, la libert de faire un usage public de sa raison. Mais ici des cris slvent; lofficier dit ses soldats: ne raisonnez pas, et faites lexercice; le financier: ne raisonnez pas, payez; lecclsiastique: ne raisonnez pas, croyez! Le fait est quune certaine limitation est ncessaire, qui, loin de nuire lAufklrung, la favorise. La libert de penser et de parler est illimite chez lhomme cultiv, chez le savant; elle est limite chez ceux qui, exerant une fonction du corps social, doivent laccomplir sans discussion; il serait extrmement dangereux quun officier, recevant dans le service un ordre de son suprieur, se mt raisonner sur lopportunit de cet ordre; quun ecclsiastique, exposant le Credo ses catchumnes, se mit leur montrer ce que ce Credo a de dfectueux. En somme, le jeu des organes de la machine sociale doit se continuer sans changement brusque; en mme temps, un changement doit se produire dans lesprit de ceux qui la dirigent, un changement qui les affecte en tant qutres pensants, et qui peu peu substitue ltat de tutelle un tat de libert. Deux plans: celui de laction, qui provisoirement reste inaltr; celui de la raison, o se prpare lvolution qui pour finir dominera les actes, car ce travail de la pense a comme devoir de ne point sarrter.Le champ de la libration sest ouvert; nous ne sommes pas arrivs, nous ne nous arrterons jamais, mais nous sommes sur le bon chemin E. Kant, Beantwortung der Frage: Was ist Aufklrung? 1784.... Telle fut, comme elle voulait tre vue, sous sa forme la plus haute et dans lidal, lAufklrung.p.42 Plusieurs faits, en ce qui concerne lhistoire des ides, ont contribu tablir son rgne: linfluence de Bayle; lchec de Vico; le succs de Wolff; le triomphe de Locke.Bayle na point cess dagir. Ctait faire uvre pie que le rfuter: il tait mort depuis un demisicle, depuis trois quarts de sicle, quon sacharnait encore contre lui, ainsi quau premier jour: tant il continuait dapparatre au premier rang des sceptiques. En fait, son Dictionnaire figurait la place dhonneur dans les bibliothques; on le rditait, on le traduisait; soit quil senflt ddition en dition, soit quon le rduist en extraits, en analyses, il tait toujours larsenal o toutes armes taient puises, quand il sagissait de remplacer lautorit par la critique. Des disciples plus ou moins directs exploitaient la pense centrale du grand ennemi des religionnaires, savoir que religion et vrit taient inconciliables, que religion et morale ntaient point lies; ces disciples allaient rptant quon napercevait pas que les chrtiens fussent meilleurs que les incroyants, et quil tait bien possible quune rpublique dathes ft plus vertueuse, et en mme temps plus dsintresse, quune rpublique de catholiques ou de protestants. Il ntait pas jusqu lun de ses procds favoris qui ne servt inlassablement: celui qui consistait dire que telle difficult tant insoluble par la raison, il fallait sen remettre la croyance pour sortir dembarras: de sorte que la foi tait le recours de labsurde. Si notre Sainte criture a dit que le Chaos existait, que le TohuBohu a t adopt par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison Voltaire, Le Philosophe ignorant. Tout estil ternel?... Lcolier est plus dsinvolte, mais on reconnat bien la leon du professeur. Souvent enfin cette influence se fragmente: quil sagisse des comtes, ou de Spinoza, ou de lhistoire, ou de la Bible, Bayle est dans les mmoires, Bayle dirige les esprits.Sil fallait apporter ici quelque attnuation, on dirait seulement qu un moment donn, ce culte est moins fervent. Dune part, en effet, ce qui paraissait audacieux lextrme aux environs de 1700, parat relativement bnin aux environs de 1750: ds lors, on a moins besoin dun exemple dont p.43 la violence sest attnue avec le temps. Depuis larticle David du dictionnaire, David en a entendu dautres, il sest habitu. Dautre part, les pigones estiment que le doute, attitude initiale et prcaution premire, doit tre suivi dune activit positive laquelle le Pyrrhonien par excellence sest refus. Du Dictionnaire historique et critique lEncyclopdie, du recueil des erreurs linventaire des connaissances humaines, une volution saffirme par laquelle Pierre Bayle se trouve dpass.

Si lItalie avait cout Giambattista Vico, et si, comme au temps de la Renaissance, elle avait servi de guide lEurope, notre destin intellectuel nauraitil pas t diffrent? Nos anctres du XVIIIe sicle nauraient pas cru que tout ce qui tait clair tait vrai; mais au contraire que la clart est le vice de la raison humaine plutt que sa vertu, parce quune ide claire est une ide finie. Ils nauraient pas cru que la raison tait notre facult premire, mais au contraire limagination; la raison, tard venue, nayant fait que desscher notre me; et ils auraient eu peuttre le regret de nos paradis perdus. Ils nauraient pas cru quil fallait illuminer la terre, en surface, mais au contraire que lexplication des choses venait des profondeurs du temps. Ils nauraient pas cru que nous nous dirigions en droite ligne vers un avenir meilleur, mais au contraire que les nations taient soumises des vicissitudes qui les faisaient sortir de la barbarie pour aller vers la civilisation et de la civilisation les ramenaient la barbarie. Toutes leurs ides auraient t bouleverses, toute leur conception du monde.Il faut admirer ce hros de la pense et ce gnie original, et, jusque dans sa dfaite provisoire, lhomme qui aurait voulu donner un autre cours au fleuve du sicle. Par la vertu de la maladie qui lavait tenu loign des coles, et par celle dune fiert qui lui avait fait mesurer dun seul coup linsuffisance de matres qui rptaient et ne rflchissaient plus, il navait pas subi linfluence de la scolastique, qui comptait encore tant de dvots. Par la vertu de sa propre force, il navait pas subi linfluence des doctrines la mode, comme celle de Descartes, qui lentendre avait engourdi les esprits en les dispensant du savoir, leur apprenant ddaigner les p.44 efforts et les patiences en mettant leur confiance dans une perception distincte, laquelle avait favoris la paresse de notre nature, qui veut tout connatre dans le temps le plus court et avec la moindre peine. Il navait pas subi linfluence de Locke, frachement venue de Londres, et qui reprsentait la nouveaut du jour. Son caractre navait pas davantage cd aux forces desclavage, la puissance des grands, la pauvret, linsuccs de sa carrire professorale. Dans la gne, il avait continu travailler, chercher, se plonger dans ltude des disciplines les plus diverses, jusquau jour o estimant enfin que ses approches taient suffisantes, il avait publi le livre qui ne proposait rien de moins que de donner les principes dune science nouvelle sur la nature des nations, sur le droit des gens, et vrai dire sur la loi qui prsidait lvolution de lhumanit: Principi duna Scienza Nuova intorno alla natura delle nazioni, per li quali si ritrovano altri principi del diritto delle genti; et ctait lanne 1725. Il sen dgageait cette ide grandiose que le sujet et lobjet de la connaissance taient lhistoire que chaque peuple, et tous les peuples, crent inconsciemment en la vivant, et consciemment lorsquils la conoivent comme le devenir mme de notre espce. Pour lui, lhistoire tait la ralit en train dtre vcue; et elle tait encore lensemble des tmoignages que nous laissons derrire nous, et qui, avant dtre des souvenirs, sont les modalits de lexistence; elle tait tous les monuments, depuis les premires pierres des cavernes jusquaux produits les plus raffins de la civilisation; toutes les langues qui eussent jamais t parles ou crites; toutes les institutions qui eussent jamais t fondes; toutes les habitudes et toutes les murs; toutes les lois. Il ntait pas dobjet que Vico ne toucht sans le transformer en or: le langage ntait plus la science abstraite des mots, mais une srie dinscriptions quil fallait lire en y cherchant le reflet de nos tats psychologiques antrieurs; la posie ntait plus le rsultat dun artifice, une difficult vaincue, une russite dautant plus parfaite quelle se conformait davantage aux prceptes de la raison, mais notre me spontane et nave, mais une valeur primitive qui allait se dgradant. LIliade et lOdysse ntaient plus des popes savamment composes par un ade aveugle, remplies la fois de beauts singulires et de fautes de got, dues cellesci p.45 la grossiret de son temps: mais une des voix que nous avions parles, une des formes de notre tre, saisie un moment de la dure et venue jusqu nous. Et la science nouvelle ntait plus la gomtrie ou la physique, mais linterprtation des signes dont lensemble constituait lhumanit et la vie.En vain Giambattista Vico sadressait aux savants, ses compatriotes de Naples, ce Jean Leclerc qui, dans sa gazette de Hollande, distribuait la renomme aux crivains quil rvlait lEurope. LEurope restait sourde, et pour commencer lItalie. Il lui avait pourtant fourni un de ses titres de noblesse, en montrant dans la langue latine les traces dune civilisation autochtone, De antiquissima Italorum sapientia, sagesse qui ne devait rien qu un peuple digne de redevenir luimme. Cest plus tard seulement que cet appel sera entendu et recueilli. Pour le moment il restait sans cho; ce novateur navait pas de disciplines, pas de suivants; sa pense tait sans action, et mme les siens ne le recevaient pas.

Christian Wolff tait un professeur trs doctoral: on le devinerait rien qu regarder son portrait, sa perruque solennelle, lpaisse cravate o son cou sengonce, ses yeux exorbits dhomme qui a trop lu et trop crit, sa physionomie pleine de lassurance du pdagogue. Il enseignait lUniversit de Halle, o il avait dbut par les mathmatiques, en 1704: il gardera toujours lempreinte de la gomtrie. Puis il tait devenu philosophe de profession. En 1712 il avait donn son premier grand livre, Vernnftige Gedanken von den Krften des menschlichen Vertandes, und seinen richtigen Gebrauch in Erkenntniss der Weisheit, Penses raisonnables sur les forces de lentendement humain et sur son bon usage dans la connaissance de la sagesse. Depuis lors il navait pas cess de professer, de mettre dans ses publications la matire de ses cours. Soixantesept ouvrages de 1703 1753; quelquesuns en plusieurs volumes; et beaucoup inquarto. Chaque anne, autour de sa chaire, et dans lclat de sa renomme, il avait rassembl des proslytes; il tait devenu le matre penser de lAllemagne.De Leibniz il voulait bien avoir t llve, condition quon ne prt pas le mot au sens troit, quon ne le considrt p.46 pas comme le simple divulgateur des doctrines dun plus grand homme, quon reconnt bien haut quil avait transform, corrig, amlior lhritage dont il tait devenu mieux que le simple dpositaire: Philosophia LeibnitiaWolffiana: part deux, la plus belle part tant pour lui. Leibniz lui avait fourni un point de dpart do il stait lanc pour prendre de plus hauts vols.Bientt, de la pense magnifiquement conciliatrice de lauteur de la Thodice, il avait fait une pense systmatique; il lavait amene des affirmations catgoriques, presque un dogme. La philosophie tait pour lui la science du possible, de tout le possible; et ds lors, il faisait entrer tout le possible dans des compartiments bien ferms, de faon que rien ne dbordt et rien nchappt; il lemprisonnait dans des dfinitions sans fissures. Les sciences, interprte son traducteur et admirateur Formey, ne sont et ne peuvent tre nommes telles, que si elles rsultent dun assemblage de vrits solidement lies, sans aucun mlange derreurs. M. de Wolff a pass sa vie uniquement livr au soin de transformer en sciences relles et vritables cet amas indigeste de connaissances philosophiques que lon avait alors plutt accumules qudifies. O le beau damier rectiligne quil prenait pour miroir! Lexistant se trouvait pris, et bien pris, dans ses cases:

LA PHILOSOPHIE

I. THORTIQUE se divise en1. Logique; 2. Mtaphysique, qui a pour parties a. Ontologie,b. Cosmologie gnrale,c. Psychologie. A. Empirique,B. Raisonne.d. Thologie naturelle.3.Physique, qui esta. Exprimentale,b. Dogmatique, dans laquelle on considre les causesA. Efficientes,B. Finales.p.47

II. PRATIQUE se divise en1. Philosophie pratique universelle; 2. thique, ou Morale.3. conomique, etc.4. Politique Mmoire abrg sur la vie et les ouvrages de M. de Wolff dans les Principes du droit de la nature et des gens, extrait du grand ouvrage latin de M. de Wolff, par M. Formey, Amsterdam, 1758, 3 vol. in12, t. I, p.XLVI..Cette manie de rigueur formelle se retrouvait, lorsque Christian Wolff entreprenait de fournir un critrium du vrai. Est vrai, tout ce qui ne contient pas de contradiction en soi; la clart est le signe de la vrit, lobscurit est le signe de lerreur. Lintelligence des choses est pure, si leur notion ne comprend ni confusion, ni ombre; elle est impure, si elle comprend de lombre et de la confusion. Ce ntait pas la ralit dun fait qui comptait pour lui, mais lapplication du raisonnement un fait, sa suite rigoureuse, son dveloppement sans dfaut; ctait moins la concordance de ltre avec laffirmation qui doit le traduire que la concordance des diffrentes parties dune affirmation une fois donne. Ce quayant dit, il admirait son uvre et la trouvait parfaite.Penses raisonnables sur Dieu, sur le monde, et sur lme; Penses raisonnables sur lhomme; Penses raisonnables sur la socit: de ses penses raisonnables et de sa philosophie rationnelle, mises en allemand pour les profanes, mises en latin pour les savants, il a inond son pays dabord, puis les pays voisins. Il est vrai que sa carrire avait subi un accident fcheux: Halle, le 12 juillet 1721, il avait tenu un discours sur la morale des Chinois, reprenant le thme, quun long usage aurait d rendre inoffensif, de la haute moralit des enseignements de Confucius: lesquels menaient au bien, non par leffet de quelque rvlation divine, mais dune sagesse tout humaine quinspirait la raison, dune sagesse raisonnable. Aussitt les professeurs pitistes, ses collgues et ses ennemis, avaient cri au scandale; et laffaire, aprs avoir mu lUniversit, avait t porte jusqu FrdricGuillaume, son souverain. La lgende veut quun courtisan ait reprsent au roi-sergent que ce M. Wolff enseignait la doctrine de lharmonie p.48 prtablie; quelle menait au fatalisme; que ds lors les soldats de S.M. ntaient plus que des machines; et quon avait tort de punir ces machines si elles dsertaient. Ce sur quoi le roi stait fch et avait donn lordre de chasser M. Wolff: sil se trouvait encore Halle au bout de vingtquatre heures quon le pendt. Mais la revanche tait venue. A lavnement de Frdric II, il avait t rappel dans sa ville, dans son Universit, dans sa chaire, o il neut plus gure qu ruminer sa gloire: ce quil fit jusqu sa mort, en 1754. Immense renomme, qua emporte le vent: on disait quil tait le Sage, le nom de philosophe tant trop faible pour lui; que des nations entires ladmiraient; que les Franais lavaient agrg lAcadmie des Sciences, honneur suprme; que les Anglais avaient traduit plusieurs de ses traits, marque infaillible de lapprobation dun peuple qui se croit seul en possession de penser et de philosopher; que les Italiens avaient senti de bonne heure son mrite et quils avaient t les premiers, tant Rome que dans les coles dItalie, recommander ses ouvrages: Sa Majest Napolitaine avait mme introduit par lettres patentes le systme wolffien dans les Universits de ses tats. Le Nord navait pas t glac son gard; la Russie lui avait confr le titre de professeur honoraire de son Acadmie impriale, et les autres royaumes de ces climats lui avaient donn des tmoignages de lestime la plus distingue. Ce grand bruit dailes sest vite assourdi, et Christian Wolff na plus dpitaphe que dans les traits dhistoire de la philosophie. Mais meurtil ou nestil pas ternellement prsent parmi nous tout homme qui a su communiquer ses vibrations lesprit?Il avait toujours adhr une religion positive; il avait rfut Spinoza, Locke, Bayle; il avait protest aussi bien contre la dgotante libre penserie des Anglais, que contre lenvahissant disme, matrialisme et scepticisme des Franais; environ deux heures avant sa mort, sentant quil allait entrer dans le travail de lagonie, il dcouvrit sa tte, et faisant tout leffort que lui permettait son extrme faiblesse, et joignant les mains, il dit: A prsent, Jsus mon Rdempteur, fortifie-moi pendant cette heure... Attitude du chrtien, qui prie et qui espre. Chrtien, il ne ltait pourtant pas, dans sa pense profonde. Pour lui, la morale tait rationnelle; la foi tait une opration rationnelle, qui nallait pas jusqu croire au miracle; p.49 et Dieu ntait en somme quun produit de la raison humaine. Cest dans ce sens que Christian Wolff sera interprt par ses successeurs.

Quand on arrive John Locke on reste frapp dtonnement. A une premire apparence, en effet, sa royaut est sans rivale et ne souffre aucune rbellion. En 1690, son Essay on human understanding a propos une orientation nouvelle de la pense: cet Essai reste, jusqu Kant, le livre de chevet de la philosophie. Le mot dHelvetius dans le livre De lhomme, Analogie de mes opinions avec celle de Locke, vaut pour limmense majorit; on peut compter sur les doigts ceux qui ne lont pas lu, pratiqu, admir, tandis que la foule de ses suivants est innombrable. Je ne sais sil y a jamais eu un manieur dides qui, plus manifestement que celuil, ait faonn son sicle. Il est sorti des coles, des universits, des cercles savants, des acadmies, pour aller jusquaux profanes; il est devenu lun des accessoires indispensables de la mode intellectuelle. Pope raconte quune jeune Anglaise qui faisait faire son portrait voulut que la peintre le reprsentt tenant dans les mains un gros volume, les uvres de Locke; et Goldsmith nous dit que les petits matres franais ne se contentaient pas de briller par llgance et le raffinement de leur parure: encore voulaientils que leur esprit ft orn, orn par Locke. Destouches, dans sa comdie La fausse Agns, met en scne une jeune fille qui sest fait passer pour folle, afin de se dbarrasser dun prtendant quelle naime pas; aprs quoi elle montre quelle est parfaitement raisonnable en expliquant la doctrine de la connaissance telle quelle est donne dans lEssai. Souvent une allusion, une citation, un rappel non pas mme des uvres matresses, mais des uvres les moins connues, indiquent quon le tient tout prt dans les rserves de la mmoire, pice dor quon est heureux dextraire et de faire briller en passant.Rares sont les auteurs qui vont dinstinct toutes les questions essentielles, et cellesl seulement, la croyance, la morale, la politique, lducation, et qui, sur tous ces grands sujets, mettent leur marque ineffaable: John Locke a t de ceuxl. Voici quon dcouvre aujourdhui quil a fait rvolution mme en littrature: non seulement parce quil a ruin p.50 dun seul coup les vieilles rhtoriques et les vieilles grammaires, montrant que lart dcrire ne consistait pas appliquer des rgles et des prceptes, et procdait bien plutt de lactivit intrieure de lme: mais parce quil a donn limpression, la sensation, une place quon ne leur avait pas encore reconnue. Je ne dois rien la nature, disait Sterne Suard, qui se demandait si ce bizarre Anglais ne se moquait pas de lui; je dois tout ltude prolonge de quelques ouvrages: lAncien et le Nouveau Testament; et Locke, que jai commenc dans ma jeunesse, et que jai continu lire toute ma vie. Dans ce sens, Locke est lorigine dune littrature qui enregistre, cohrentes ou non, les ractions du Moi devant les phnomnes qui viennent le frapper, la littrature de limpression, la littrature de la sensation.Do vient une influence aussi tendue que profonde? do vient cette action qui apparat partout? Locke a prfigur lattitude que le sicle voulait prendre devant le problme de ltre. Elle procde de lui, la renonciation solennelle linconnaissable; il procde de lui, le dcret imprial De crcendo intra omnes imperio. Elle est sienne, lide que ce qui ne nous est pas utile ne nous est pas ncessaire; le marin na pas besoin de plonger dans les gouffres de locan, il lui suffit de porter sur sa carte les cueils, les courants et les ports. Elle est sienne, o quil lait prise, lide quil ny a rien dinn dans lme; que nos ides abstraites, que notre raison mme, sont le rsultat des sensations quelle enregistre, et du travail quelle exerce sur elle. Elle est sienne, lide que la connaissance nest que le rapport entre les donnes que nous apprhendons en nous, que la vrit nest que la cohrence de ce rapport. Elle est sienne, la rduction de lhomme lhomme. Il est la source de lempirisme.Les porteurs de torches savanaient, la vrit allait sortir de ses retraites. Ils sappelaient firement Amis du vrai, les Althophiles. Sur une mdaille dont lavers reprsentait Minerve, ils faisaient graver leur devise Sapere aude: Ose connatre. Ils marchaient, le regard libre et lesprit plein de clart Wieland, Die Natur der Dinge, Erstes Buch, vers 77 et 78.: Et ce quavait produit lignorance grossireDisparat au grand jour dun sicle de lumire Chabanon, Sur le sort de la posie..., 1764..

CHAPITRE IVLe Dieu des Chrtiens mis en [email protected] Seulement, la place tait occupe.Ces audacieux trouvaient devant eux une conception de la vie qui, depuis dixhuit sicles, stait confondue avec la civilisation de lEurope. Le Christianisme soffrait aux hommes ds leur naissance, les modelait, les instruisait, sanctionnait chacun des grands actes de leur existence, ponctuait les saisons, les jours et les heures, et transformait en dlivrance le moment de leur mort. Chaque fois quils levaient les yeux, ils voyaient, sur les glises et sur les temples, la mme croix qui stait dresse au Golgotha. La religion faisait partie de leur me des profondeurs telles, quelle se confondait avec leur tre. Elle les rclamait tout entiers et ne souffrait point de partage: qui nest pas avec moi est contre moi.La foi chrtienne tait l, prsente et agissante; et les arrivants se heurtaient sa force invtre. Elle enseignait que la vie ntait quun passage, quune prparation, que lpre route qui conduit au ciel: tandis quils confiaient au prsent toutes leurs chances et toutes leurs joies. Elle disait que la raison nous conduisant jusqu un certain point de la connaissance, mais finissant toujours par rencontrer quelque mystre, la seule ressource tait de mettre notre confiance dans une raison suprieure, qui ds maintenant nous aidait, et qui quelque jour nous permettrait de transpercer le voile qui sinterpose entre nos yeux de chair et la Vrit: tandis quils mettaient leur confiance dans une raison toute humaine. Elle disait quune maldiction tant attache notre race, de sorte quune perversion demeure chez les plus nobles dentre nous, et qu nos aspirations sublimes se mle un affreux got de pch, la p.52 seule ressource tait dadmettre une faute originelle, ranon de notre libert, faute dont nous serions lavs si nous nous montrions dignes de rpondre lappel du divin: tandis que cette maldiction et cette tare premire, ils ne la