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Institut d'Études Politiques de Lyon Le tatouage ou l'illusion de liberté Admirat Mathilde Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Sous la direction de :Max Sanier soutenu le 7 septembre 2010 Membres du jury : - Max Sanier - Isabelle Hare

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Institut d'Études Politiques de Lyon

Le tatouage ou l'illusion de liberté

Admirat MathildeSociologie des acteurs et enjeux du champ culturel

Sous la direction de :Max Saniersoutenu le 7 septembre 2010

Membres du jury : - Max Sanier - Isabelle Hare

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Table des matièresRemerciements . . 5Dédicace . . 6Introduction . . 7I/ Le tatouage vécu comme une liberté . . 14

1. La liberté de modification corporelle . . 14a. Le sentiment de liberté par la modification corporelle . . 14b. Une volonté d'être unique . . 16

2. Une apparente construction de l'identité pour soi . . 17a. La construction identitaire par le tatouage . . 18b. La mise en scène de soi . . 19

3. Une prise de liberté dans le cadre de l'individualisme . . 21a. Le marquage d'un moment de la vie . . 21b. Une ligne de conduite auto-imposée . . 22c. Le tatoué, un individu socio-historique . . 23

II/ Le tatouage ou l'illusion du libre rejet des normes sociales . . 261. Tatouages visibles: une exclusion assumée . . 26

a. Une conscience d'exclusion . . 26b. Identité individuelle superposable à identité sociale . . 27

2. Une paradoxale conformité . . 27a. Une conformité des motifs, formes, styles... . . 27b. Une conformité dans la démarche . . 28c. La détermination par l'appartenance sociale et la situation professionnelle . . 29

3. Quand le tatouage devient stigmate . . 30a. Les tatouages visibles, vecteur d'intégration à un groupe marginalisé . . 30b. Une non maitrise des codes sociaux . . 31c. Conclusion: une liberté doublement niée . . 33

III/ Les tatouages « invisibles » ou l'illusion de la distinction . . 341. Le tatouage dissimulé ou le refus de la publicisation du privé . . 34

a. Un aspect personnel très marqué . . 34b. Le principe de discrétion contre celui d'exhibition . . 35

2. Le bricolage identitaire ou la distinction par le mystère . . 36a. Le « bricolage identitaire » ou l'identité flexible . . 37b. Le tatouage, un nouvel outil de distinction . . 39

3. Le triomphe de la conformité . . 40a. La maitrise des codes sociaux de l'interaction . . 40b. Le tatouage dissimulé: une double conformité . . 41c. Et la liberté dans tout ça? . . 42

Conclusion . . 43Bibliographie . . 45

Ouvrages . . 45

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Revues . . 45Documents multimédias . . 46Grille de questions . . 46Entretien n°1 . . 46Entretien n°2 . . 47

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Remerciements

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RemerciementsJe remercie tout particulièrement Max Sanier, pour le temps qu'il m'a accordé, les conseils qu'ilm'a prodigué avec grande gentillesse tout au long de l'élaboration de ce mémoire.

Je remercie également Isabelle Hare pour avoir accepté d'être le seconde membre du jury desoutenance.

Je remercie l'ensemble des personnes que j'ai rencontré lors des entretiens pour le temps qu'ilsm'ont accordé et la gentillesse dont ils ont fait preuve, ainsi que toutes celles qui m'ont permis deles connaître.

Je remercie tous les proches avec qui j'ai pu échanger, débattre sur le sujet.

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DédicaceDédicace

Pour ma maman (qui adore les tatouages) et ma famille

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Introduction

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Introduction

Dans son rapport du 11 décembre 2007 intitulé «Piercings» et tatouages: la fréquence descomplications justifie une réglementation1, l'Académie Nationale de Médecine 2 affirme queles pratiques de modifications corporelles que sont le piercing et le tatouage traduisentplusieurs états chez les individus qui le pratiquent: « perception négative des conditionsde vie, mauvaise intégration sociale, souci d’amélioration de l’image de soi, précocité desrapports sexuels avec grand nombre de partenaires, homosexualité, usage de drogues etconsommation d’alcool, activités illicites et appartenance à un «gang», mauvaises habitudesalimentaires ». Au delà des amalgames douteux présents dans le texte, dénoncés peu aprèssa publication par le SNAT (Syndicat National des Artistes Tatoueurs)3 par une plainte portéecontre l'Académie de Médecine et la saisine de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contreles Discriminations et pour l’Egalité), on peut y voir l'intérêt de l'amorce d'un questionnementsur la pratique culturelle du tatouage.

L'enjeu est de comprendre dans quelle(s) démarche(s) s'inscrivent les individus qui sefont tatouer (et non « subissent un tatouage » comme l'évoque l'Académie de Médecine) etquelles sont les motivations qui les amènent à faire ce choix.

Ce questionnement intervient à l'heure où le tatouage est en plein développement enFrance, avec quelques années de retard sur ses voisins plus ou moins proches (Allemagne,Angleterre, Etats-Unis...). Alors que les studios de tatouage se multiplient avec plus de2000 professionnels exerçant aujourd'hui dans l'hexagone, le tatouage est de plus en plusvisible sur les écrans et les supports publicitaires (du fait des sportifs, mannequins...). Lapratique du tatouage investit progressivement l'espace public, avec une image de plus enplus positive dans l'opinion ces dernières années, sans doute accentuée par les « efforts »effectués dans le domaine de l'hygiène. Le SNAT a participé depuis sa création auxnégociations aboutissants à divers textes de lois. Les plus récents sont les arrêtés relatifsaux dispositions spécifiques aux conventions de tatouage, aux produits de tatouage, auxrègles applicables aux personnes mineures, à l'obligation d'information au futur tatoué,aux déchets d'activités de soins, aux conditions d'hygiène et de salubrité, à la déclarationd'activité en Préfecture, et à la formation obligatoire à l'hygiène et les organismes habilités.

Certains acteurs ou sportifs se font les portes-drapeaux de la pratique du tatouage qui,contrairement au piercing ou autres modifications corporelles, acquiert ainsi une relativelégitimité et se diffuse dans un éventail plus large de la société. On trouve d'ailleursaujourd'hui le tatouage sous toutes ses formes: définitif, temporaire (au henné ou sous formede maquillage semi-permanent par pigmentation à l'aiguille en institut de beauté) et mêmechez les plus jeune avec des jeux dès 5 ans représentant des dermographes et autres

1 Texte adopté à l'unanimité par l'Académie de médecine saisie dans sa séance du mardi 11 décembre 2007.2 au nom d’un groupe de travailconstitué des membres de l’Académie: MM. ARTHUIS �, BANZET, BAZEX (Secrétaire), BEANI,CHATELAIN, CIVATTE (Président), GODEAU, HENRION, LACCOURREYE, Mmes MARCELLI, MONERET-VAUTRIN. Invité: M. Ph.GARNIER (Direction Générale de la Santé).3 Créé en 2003 par Tin-tin (Paris) et Rémy (Etampes) dans le double objectif de regrouper des tatoueurs ayant pour but la défenseet la reconnaissance du tatouage artistique et créatif en France, et faire reconnaître le tatoueur créatif comme un artiste à part entièreauprès de l'Etat et du Fisc.

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matériels de tatouage. L'effet de mode est avancé par l'ensemble des tatoueurs, tatouéset acteurs institutionnels et la parution du sondage IFOP Les français et les tatouagesle 25 juillet 2010 témoigne de l'intérêt que peut susciter l'engouement des français pourcette pratique culturelle. Cependant, mon travail ne va pas résider à essayer d'analyserle phénomène de mode. Les précisions apportées à ce sujet ne sont présentes que pourmieux appréhender la pratique du tatouage en la situant dans son contexte actuel.

ProblématiqueL'objet d'étude: la pratique du tatouageLe tatouage est une pratique dont l'existence est attestée depuis le néolithique, avec

la découverte en Italie du corps de Ötzi l'homme des glaces qui portait des tatouagesthérapeutiques. A travers les époques et les civilisations, le tatouage a revêtu différentesfonctions et différents statuts. Il a ainsi pu marquer l'appartenance à un groupe comme lesgangs, la distinction chez les nobles au XIXème siècle en Europe, ou encore le paroxysmede l'infamie avec le marquage dans les camps lors de la Seconde guerre mondiale.

Comme l'a analysé David Le Breton dans son ouvrage Signes d'identité Tatouages,piercings et autres marques corporelles, le tatouage reste l'occasion d'un rituel dans lessociétés modernes. Il est vrai qu'il est une inscription signifiante définitive sur le corps parinjection d'encre sous la peau, mais également sur l'esprit. C'est un acte symbolique quipermet l'expression de son identité et l'accession à un nouveau statut social, une nouvelleimage se soi à présenter. Il relève toutefois d'une démarche de construction identitaire etde présentation de soi individualisante. David Le Breton présente à ce propos le tatouagecontemporain comme une affirmation de l'irréductible individualité plutôt que comme unrelieur à la communauté.

Même s'il tend à se définir comme un art, un esthétisme depuis sa démocratisationdepuis les années 1990 et son statut de mode « dénoncé » par tous les acteurs, le tatouagen'en est pas moins vécu par les tatoués comme une étape hautement symbolique dansleurs vies, avec l'apport d'un sens à leur corps et d'un support à leur identité. Sans entrerdans une analyse corporéiste du tatouage, nous appréhenderons l'importance de cette sur-signification du corps et de sa dimension symbolique.

Le cadre théoriqueLe tatouage n'avait jusqu'alors pas de légitimité, puisqu'il était uniquement associé dans

les sociétés modernes à des pratiques marginales (punk, bikers...) et à des profils déviants(prisonniers, gangs...). Comme nous l'avons évoqué plus haut, la démocratisation de cettepratique culturelle lui donne une toute relative légitimité, et par là même en font un objetd'étude plus attirant, une pratique à analyser, à réguler, à exploiter...

Cette relative légitimité statutaire étant toute récente ainsi que « l'influence sociale »du tatouage qui en découle, peu d'ouvrages sociologiques ont pour l'instant été rédigés àce sujet. Parmi eux Signes d'identité, Tatouages, piercings et autres marques corporellesde David Le Breton, professeur à l'Université Marc Bloch de Strasbourg et spécialiste dela sociologie du corps, a été un socle solide dans mes recherches. Cet ouvrage présentede façon très documentée l'évolution du tatouage et analyse la pratique moderne de celui-ci. Il met en lumière le rapport tatouage/identité et l'inscrit dans la conception d'un corpsinachevé, base de l'affirmation de soi et de la construction identitaire. L'approche inter-disciplinaire de l'ouvrage, qui oscille entre sociologie, anthropologie, histoire, psychologieet philosophie, m'a permis d'avoir une photographie assez étendue. Cependant Signesd'identité est marqué par une approche anthropologique qui inclut l'analyse du tatouage

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Introduction

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dans celle des modifications corporelles (sans distinction avec le piercing ou le branding4

par exemple) et propose une thèse corporéiste avec laquelle je vais prendre une relativedistance.

Le tatouage est une pratique culturelle de modification de soi. Mais modifier son corps,le rendre plus signifiant qu'il ne l'est déjà c'est également faire le choix de modifier sonimage et donc celle que vont percevoir les autres. C'est en ce sens que je m'éloigne dela théorie plus psychologique que sociale du corporéisme pour intégrer le tatouage dansune analyse interactionniste, où l'interaction est un objet sociologique à part entière reliantsujet et structure. Les lectures de Stigmates, La mise en scène de la vie quotidienne etLes rites d'interaction5 m'ont permis d'appréhender un niveau intermédiaire entre volontéindividuelle et macrostructure où l'individu et la société s'influencent mutuellement dans lejeu des interactions.

Goffman distingue en effet trois domaines : celui de la personnalité, celui de l'interactionet celui de la société, que j'imagine pour ma part plutôt comme trois niveaux intégrés.Le tatouage relevant de la volonté et de la liberté individuelle s'inscrit tout d'aborddans le domaine que Goffman nomme personnalité. Il est effectivement une modalité demodification de soi résultant d'une volonté personnelle de transformer, de s'approprier soncorps. Cependant, comme évoqué précédemment, il faut prendre en compte l'aspect miseen scène de soi du tatouage, pour reprendre une expression goffmanienne. En modifiantmon corps et donc mon image je modifie consciemment les termes de l'interaction : jene me présente plus à l'autre de la même manière. Cet aspect de mise en scène de soi,d'incarnation d'un rôle est un aspect majeur de l'oeuvre de Goffman, qui conçoit la vie socialecomme un grand théâtre où chacun interprète un rôle. Les structures influencent les acteursau travers d'un sens commun qui les guide, mais elles ne peuvent se maintenir que grâceà leur intégration et leur reproduction par les acteurs.

C’est Linton qui donne la première définition sociologique du rôle, en le différenciantdu statut. La première renvoyant à l’ensemble des droits et devoirs attachés à une positioninstitutionnalisée et la seconde au type de conduite normatif que tient l’individu qui exerceces droits et devoirs. C'est toutefois Goffman qui la met en valeur en la plaçant au coeurde sa théorie de l’interaction.

Mon approche se détache de l'oeuvre de Goffman sur la question de l'influencedu troisième domaine, la société. Dans le cadre clairement déterministe dans lequelje positionne mon travail, la structure exerce un poids tel sur l'individu qu'il ne peutchoisir de la mettre en oeuvre ou non. Chaque action est une extériorisation de l'habitus,lui-même fruit d'une intériorisation des normes sociales par l'individu. C'est dans cetteperspective bourdieusienne et déterministe que j'ai appréhendé la pratique du tatouage.Bien qu'envisagé dans toutes ses spécificités, j'ai analysé le tatouage comme toute autrepratique culturelle soumise aux cadres bourdieusien de distinction et de conformité. Letatouage s'inscrit dans les rapports sociaux de domination légitimés par la « violencesymbolique », au même titre que les autres pratiques culturelles. Afin de comprendrela théorie de Pierre Bourdieu et d'intégrer mon travail dans ce cadre d'analyse, j'ai luQuestions de sociologie et La distinction, critique sociale du jugement. Le premier ouvragem'a donné une vue d'ensemble de la pensée de l'auteur. La Distinction6, son ouvrage majeurconcernant les pratiques culturelles et leur hiérarchisation selon la légitimité qui leur est

4 Technique de marquage corporel au fer rouge5 CF Bibliographie6 Bourdieu, Pierre. La Distinction. Paris. Ed. De Minuit, 1979. 640p.

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accordée par les classes dominantes a été capitale dans mon travail, qui cherche d'ailleurs àinscrire le tatouage au même titre que les autres pratiques culturelles dans cette perceptiondu monde social.

Le thème de la liberté, qui sous-tend le mémoire, n'a cependant pas été abordé quesous cet angle déterministe qui conduit à minimiser voire détruite, même si Bourdieu s'endéfendait, toute idée de liberté individuelle. Afin de replacer l'analyse du tatouage dansle contexte historique de modernité je me suis inspiré des travaux de Alain EhrenbergL'individu incertain et La fatigue d'être soi7. Selon le sociologue, dans les sociétés post-modernes telles que la notre la liberté n'existe plus que sous la forme d'une injonction d'êtresoi. C'est ce qu'il désigne par la « norme d'autonomie », où l'action devient la base du« gouvernement de soi ». Le tatouage peut être perçu dans cette vision comme le moyend'une prise de liberté par le passage à l'action grâce à la modification du corps. Dans lecontexte de la modernité, le tatouage est vécu et assumé comme un outil d'individualisationet de subjectivation.

La démarche entreprise par les tatoués n'échappe cependant pas selon moi aupoids des structures. Et ma position coordonne Bourdieu, Goffman et Ehrenberg dansl'analogie des trois niveaux (société, interaction, personnalité) qui restent, selon moi, malgrél'importance du vécu des individus, dominé par la structure.

Grâce aux lectures précitées et aux divers documents dont j'ai pu avoir connaissancesur le tatouage, j'ai émis trois hypothèses de travail.

Hypothèses1. Le tatouage est vécu comme une libertéLe tatouage en tant que marque encrée sur la peau est le plus souvent perçu par

les personnes tatouées comme quelque chose de très personnel, fruit d'une réflexion plusou moins longue et objet d'une jouissance privée. Cependant, la pratique du tatouagerévèle une certaine homogénéité dans la démarche qui est celle des tatoués. Au delàde l'aspect psychologique d'affirmation de soi, le tatouage, vécu comme un « passage àl'action », s'inscrit dans une volonté de construction identitaire. Cette modification de soi parl'intermédiaire du corps, qui peut également s'intégrer dans une mise en scène de soi plusgénérale, se fait dans une recherche de liberté.

Quelque soit le motif, la taille ou l'emplacement de l'encrage, la pratique contemporainedu tatouage relève d'une démarche individualiste. En suivant la définition de l'individualismede Alain Ehrenberg « la généralisation d'une norme d'autonomie », on peut appréhender letatouage comme une technique d'action sur soi, qui répondrait à l'exigence moderne accruede responsabilité impliquée par le développement de l'individualisme.

L'aspect de prise de liberté par la modification de soi, au premier abord assez subjectif,évoqué plus haut, se double d'une volonté des tatoués de se mettre en scène, de s'offrir leluxe de se positionner par rapport aux normes sociales. A la lumière de l'interactionnismegoffmanien, le tatouage peut ainsi être analysé comme un signe volontairement exposé oudissimulé dans le but de faire concorder identité individuelle et identité sociale.

2. Le tatouage visible ou le risque de marginalisationMalgré l'homogénéité de la démarche, la recherche de liberté, la pratique du tatouage

peut être analysée selon le critère de la visibilité des motifs en public. Cette approche induitla mise en évidence de deux grandes catégories de tatouages: les tatouages visibles en

7 Cf Bibliographie

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public (sur les mains, le cou par exemple) et les tatouages dissimulables en public (sur leflan, le ventre...). Le terme « en public » doit toutefois être précisé, puisqu'il est restreintdans ce mémoire aux lieux de travail des personnes étudiées. Le travail étant l'un desmarqueurs principaux d'intégration sociale et la première source de légitimité sociale, depart la valorisation universelle de la valeur effort et la hiérarchisation sociale qu'il permet,il a été préféré à une acceptation plus large du terme « public » qui aurait été polluée parla publicisation du privé.

Les individus portant des tatouages visibles en public recherchent par cettedémarcation à exprimer le rejet des normes sociales. Issues pour la plupart de classessociales moyenne ou populaire, ils vivent le tatouage comme signe de l'exclusion dont ilssont ou se sentent victimes et à la fois comme prétexte à une exclusion plus forte encore.Ayant conscience de la connotation négative de cette modalité de pratique du tatouage,ils doivent toutefois s'accommoder de celle-ci du point de vue professionnel, puisqu'ils secoupent ainsi de nombreuses possibilités, inadéquates avec le port de tatouages visibles.Ainsi les métiers correspondant aux CSP supérieures sont bannis de l'univers des possibles,ainsi que tous les métiers qui impliquent des interactions avec le public dans un cadre publicou privé, exceptées les professions libérales intellectuelles.

Malgré un choix apparent du refus du jeu, des normes sociales, les individus sontlargement déterminés dans le choix des emplacements des tatouages, et donc de leurvisibilité, mais aussi dans le choix et la taille des motifs. Ceux-ci sont en effet assezuniversels, c'est-à-dire qu'ils correspondent à des dessins très répandus, et qui ne sontpas retravaillés avant d'être inscrits sur la peau. Ils sont également assez imposants depart leur taille, et plutôt colorés. Une conformité dans l'exclusion peut donc être mise enévidence comme premier paradoxe, accompagné du piège de la marginalisation, c'est-à-dire l'impossibilité d'une exclusion volontaire du jeu social.

Vécue comme une marge de liberté, le tatouage est un indice supplémentairepermettant de rendre compte de la détermination sociale, et de la fatalité de l'emprise dela structure sur l'individu.

3. Le tatouage caché: nouvel outil de distinctionLa modification de soi et la mise en scène de soi est utilisée différemment par les

personnes tatouées appartenant à des catégories sociales plus aisées, qui préfèrent auxmanches (tatouage couvrant un bras dans son intégralité) ou aux tatouages dans le coudes tatouages beaucoup plus discrets de part leur taille, leur couleur (plus souvent en noiret gris) et surtout leur emplacement puisqu'ils sont invisibles en public. Ils s'offrent pour leurpart le luxe d'une identité flexible: d'être ou non tatoués, puisqu'ils ont la possibilité de cacherleurs tatouages en public ou de les dévoiler dans des cercles de relations plus privés.

Contrairement aux tatouages visibles, les motifs sont beaucoup moins universels, ou sic'est le cas sont plus retravaillés par la personne ou son tatoueur, et la signification accordéeau tatouage est bien plus importante. Elle peut même dépasser l'intérêt pour le motif. Onpeut reprendre à ce propos l'expression de David Le Breton : le « bricolage identitaire », en ledéclinant en deux aspects. La signification des tatouages est souvent multiple et résulte d'unbricolage de plusieurs origines pour le dessin (géographique, graphique, stylistique...) et lasymbolique. Un point d'honneur est mis au caractère personnel du tatouage, à l'aspect privévoir secret de sa signification: seuls les personnes les plus proches, voire les tatoués aux-même peuvent déchiffrer la signification de leurs tatouages. De plus, le bricolage identitairese décline également comme la possibilité de cacher ou non ses tatouages, c'est-à-direla volonté de montrer que son identité individuelle dépasse largement son identité sociale.

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Contrairement au constat de conformité évoqué pour les personnes portant des tatouagesvisibles, les tatoués issus des catégories sociales plus aisées cherchent en premier lieu ladistinction. La pratique du tatouage s'inscrit comme les autres pratiques culturelles dans lathéorie bourdieusienne de distinction et conformité, et trahit là encore le poids des normessociales. On pourrait croire que les individus portant des tatouages non visibles maîtrisentles codes de l'interaction selon les termes de Goffman. Mais ce serait nier le fait que leurvolonté se conforme aux normes sociales malgré des velléités de rébellion ou même s'yadaptent à défaut de pouvoir les modifier.

MéthodologieLa théorie étant énoncée, la nécessité de confrontation avec le terrain apparaît. Pour

se faire, j'ai effectué plusieurs entretiens individuels en face-à-face dont le détail va suivre.Je me suis également rendu dans une convention de tatouage, le Evian Tattoo Show enjuin 2010. J'ai complété mes recherches par la consultation de sites internet et pressespécialisée (voir bibliographie).

J'ai pris contact avec les personnes tatouées pour les entretiens en utilisant des réseauxde connaissance, ce qui a eu la conséquence positive de ne pas intervenir pendant ladémarche assez intime des rendez-vous chez le tatoueur, mais qui m'a dans un premiertemps plus amené à interroger des personnes portant des tatouages cachés.

Tableau récapitulatif des entretiens

Sexe Age Situationprofessionnelle

Tatouages

M 19 Étudiant L1anthropologie

1 tatouage: dos

F 25 Etudiante M1 iep 2 tatouages: ventre et épauleF 26 Infirmière scolaire 1 tatouage: épauleM 27 Conseiller

financier5 tatouages: épaule, ventre,poignets, pied, bras

F 28 Employée debanque

1 tatouage: dos

M 33 BTP 4 tatouages: épaule, torse, mollet,bras

F 21 Etudiante L2psychologie

2 tatouages: poignet, ventre

M 24 Serveur 4/5 tatouages: épaule, torse,manche...

M 30 Humanitaire 5/6 tatouages: torse, flan, avant-bras, avant-bras, cou

M 30' Tatoueur 6 et +: manche, cou...F 35 Artiste (art

plastique)3 tatouages: derrière l'oreille, dos,flan

M 27 Futur tatoueur 6+ tatouages: bras, épaule, jambesF 26 Serveuse 6+: nuque, épaule, bras, pieds,

mollets...

La grille d'entretien a évolué au cours du travail (voir annexe). J'ai pris la liberté de m'endétacher dans un souci d'adaptabilité et pour essayer d'en faire des échanges plus que desinterrogatoires intrusifs.

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J'ai ainsi progressivement été vers une démarche plus compréhensive, en cherchant àamener mes interlocuteurs vers une réflexivité sur leur pratique. Cela m'a conduit, commele préconise Jean-Claude Kaufmann dans L'entretien compréhensif8 à me pencher sur lesraisons d'agir propres à chaque individu et à effectuer un mouvement intellectuel de va-et-vient entre le terrain et les hypothèses. C'est notamment la raison pour laquelle elles ontlargement évolué avant de prendre la forme actuelle.

Malgré l'intérêt que je porte à la façon dont les individus perçoivent leurs situation etleurs actions, je reste convaincue du décalage entre le discours et la réalité, si tant estqu'elle existe, et de l'illusion dans laquelle baigne l'être humain sans un travail approfondide réflexivité sur son environnement.

8 Kaufmann, Jean-Claude. L'enquête et ses méthodes. L'entretien compréhensif – 2e éd. Paris. Armand Colin. 2008. 128p.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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I/ Le tatouage vécu comme une liberté

1. La liberté de modification corporelle

a. Le sentiment de liberté par la modification corporelleDavid Le Breton déclare que « Le corps est le symptôme [du] détachement de l'individude sa trame sociale et le lieu de l'affirmation de la liberté »9. Le corps est en effet une despremières propriétés de l'individu, et par là un champ d'action privilégié. Il a également unedimension sociale puisqu'il est l'instrument fondamental de la présentation de soi. Toutefois,avant de s'intéresser à cette dimension purement sociale et de nuancer la premièrepartie de l'affirmation précitée, il semble essentiel d'aborder le corps par sa dimensionplus individuelle. Le vécu du corps par les individus et en particulier les possibilités demodification de ce corps doivent être le premier élément d'une réflexion sur la pratique dutatouage.

Le tatouage est un instrument de modification corporelle, c'est-à-dire qui permetd'influer sur l' aspect « superficiel » de l'individu qu'est le corps, séparation entre l'être etson environnement. Au delà de cette caractéristique évidente, le tatouage est perçu parles individus qui le portent comme un instrument de modification de soi, par le biais dela modification corporelle. Un jeune tatoué explique par exemple que « son tatouage estdevenu une partie de soi, et que c'est un nouveau corps un nouveau moi qui s'est fait »10.Essayons tout d'abord de comprendre la perception de cette modification corporelle avantd'en comprendre son enjeu dans la recherche de modification de soi.

Le tatouage est incorporé et les individus vivent cette appropriation du corps commeune prise de liberté. Les notions de contrôle, de gestion du corps sont ainsi souventavancées par les tatoués pour décrire leur démarche. L'appropriation du corps est expriméemoins consciemment mais transparaît dans les discours, comme par exemple chez cettejeune personne expliquant le paradoxe de son choix de tatouages visibles et de sa réticenceà en donner une interprétation : « j'avais qu'à pas me le faire tatouer ici mais bon... c'estmon corps »11, sous-entendu j'en fais ce que j'en veux.

La modification corporelle par le tatouage apporte une satisfaction assumée. Lestatoués expriment cet état dans l'immense majorité, sans forcément avoir de retour réflexifsur la situation (« Ca ne m'apporte rien mais je suis contente de l'avoir fait »12 avouaitune artiste, quand une jeune étudiante expliquait « Je ne pourrais pas l'expliquer maisle tatouage m'a beaucoup apporté, c'est une expérience totalement positive... pour moi

9 LE BRETON: Fabrique d'identité Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Métailié, Traversées, 2002. p. 1710 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.11 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur.12 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste.

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I/ Le tatouage vécu comme une liberté

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en tout cas »13). Plusieurs raisons sont toutefois avancées pour décrire l'origine de cettesatisfaction. L'aspect esthétique semble tout d'abord être un élément essentiel dans ladémarche de se faire tatouer. Les motifs encrées sur le corps sont présentés commedes décors de celui-ci, parfois assimilés à des « vêtements qui habillent la nudité »14 oumême à des bijoux. Même si, nous le verrons par la suite, le tatouage revêt une dimensionsymbolique fondamentale aujourd'hui aux yeux des tatoués, il n'en demeure pas moinsconsidéré comme idéalement esthétique. Il est d'ailleurs souvent décrit comme devantmettre en valeur le corps et en particulier la musculature ou les formes des personnes quile portent.

L'appropriation du corps passe non seulement par l'inscription d'un motif esthétiquesur celui-ci, mais également par sa résistance à la douleur. Concernant cette facette dela démarche, les tatoués sont prolixes. La douleur fait partie du tatouage et c'est tantmieux! C'est en tout cas ce qui ressort des différents entretiens menés avec les personnestatouées et c'est également l'esprit général qui règne sur les nombreux forum Internet dédiésau tatouage, dont nombres de publications concernent cette question. La douleur est eneffet une des préoccupations majeures des futurs tatoués. Que la douleur soit minimiséeou au contraire accentuée par les tatoués, elle apparaît comme un élément important,présentant respectivement l'individu comme y étant insensible ou au contraire commel'ayant vaillamment supportée.

L'enjeu est d'ailleurs parfois assumé, comme chez Mylène, une jeune infirmière quiexplique que: « c'est plus vécu dans le côté contrôle en fait, c'est pas le plaisir d'avoir malmais plus savoir maitriser une douleur je trouve que c'est assez fort. Il y a aussi un côté degestion, gérer sa douleur, gérer son corps»15. La douleur fait partie d'un tout. Elle n'est pasgratuite et c'est ce qui contribue à la rendre acceptable voire nécessaire: « Il faut souffrirpour avoir des trucs, là tu souffres mais t'es content du résultat »16. Présente pendant toutela durée du tatouage, qui varie mais peut s'étendre sur plusieurs heures, elle se prolongeaprès la sortie du salon. Elle est partie intégrante de l'acte et lui donne une importanceparticulière. Grégoire, conseiller financier explique même que « L'acte d'aller le faire est desfois plus excitant que d'avoir le tatouage en lui-même. Il y a une adrénaline »17.

L'appropriation du corps par le tatouage est une démarche forte. Elle n'est pas anodinepour plusieurs raisons, qui font du tatouage une pratique que l'on ne peut pas qualifierd'extrême mais qui en font une réelle étape pour un individu. La volonté de marquer soncorps définitivement est au coeur du processus. Bien que la pratique du dé-tatouage sedéveloppe, peu de gens y ont recours. Au delà de son prix rédhibitoire et de l'aspect définitifdes cicatrices, l'explication se trouve dans le fait que les regrets se portent plus souvent surles motifs, ce qui peut s'arranger avec un recouvrement18, que sur le tatouage en lui-même.Modifier son corps « naturel » et d'une façon qui n'est pas historiquement encrée dans la

13 Propos issus de l'entretien avec Emilie, étudiante.14 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste.15 Propos issus de l'entretien avec Mylène, infirmière.16 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.17 Propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier.18 Voir en annexe l'exemple d'un recouvrement.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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culture est une décision importante, et bien plus encore par son aspect définitif. « Faut pasoublier que le tatouage c'est définitif, c'est pour ça que tu le fais »19, Adeline 26 ans.

Le tatouage est vécu, consciemment ou non, comme une prise de liberté. Lamodification définitive du corps est source de sentiment de contrôle, de maîtrise. L'acte dutatouage en lui-même est déjà porteur de sens forts pour l'individu, qui est vécu commeun rituel20.

b. Une volonté d'être uniqueLe tatouage est vécu comme une prise de liberté de l'individu, grâce à la modificationcorporelle. Au delà de la notion de maitrise du corps, la portée de la liberté est accentuéepar l'aspect individuel de ce choix. Il est vécu comme une démarche strictement individuelle.Pourtant sa genèse en fait, dans l'ensemble des régions dans lequel il s'est originellementdéveloppé, un instrument d'intégration sociale, de reconnaissance au sein du groupe.

Aujourd'hui le tatouage est vécu comme le fruit d'un choix strictement individuel, etcomme une démarche purement personnelle. Lors des entretiens, les tatoués sont souventdans l'impossibilité de déterminer d'où leur vient l'envie de se faire tatouer. Même si certainespersonnes de leur entourage sont tatouées, ils ne le mentionne pas forcément, présentantconsciemment ou non leur démarche comme un processus spontané.

L'aspect personnel du tatouage se retrouve dans toute les étapes qui composent cettepratique. De l'envie, comme on l'a vu, à la façon de le porter, en passant par la décision etl'acte en lui-même. Certains tatoués expliquent ne pas en parler souvent malgré leur grandintérêt pour le tatouage, ou le faire simplement avec des personnes très proches et souventelles-même tatouées : « Ca me met mal à l'aise qu'on me parle de mes tatouages, c'esttrop personnel le tatouage »21. Pour prendre un terme plus psychologique que sociologique,le tatouage est vécu comme à la limite de l'intime. Nous verrons par la suite dans uneperspective plus sociologique que le rapport privé / public est central dans l'analyse dutatouage.

La liberté est également présente dans la pratique du tatouage du fait de l'importancedes possibles. Précisément, les individus souhaitant se faire tatouer ont devant eux uneinfinité de possibilités concernant les motifs bien sûr, mais aussi leur taille, leurs couleurs,leur positionnement sur le corps... Les motifs étant souvent retravaillés par le tatoueur enadéquation avec la demande du client, la démarche touche rapidement au domaine de l'art.La reconnaissance du statut d'artiste tatoueur est d'ailleurs une revendication du SNAT, quise base notamment sur la mise en lumière des talents de dessinateurs des tatoueurs. Lapersonne qui souhaite se faire tatouer initie et participe pleinement au processus créatif,même si son implication technique dans le dessin reste souvent très limitée. « C'est mondessin, mon tatouage, mon corps! »22 déclarait une artiste pour expliquer sa fierté quandà son tatouage. Mais au delà de ce sentiment de satisfaction ou de fierté, le tatouage estapparu dans mes recherches comme à la fois l'expression et la source d'un sentiment deliberté pour l'individu.

19 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque.20 David Le Breton théorise cet aspect du tatouage avec un travail quasi-anthropologique dans son ouvrage Signes d'identité.

Tatouages, piercings et autres marques corporelles.21 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur.22 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste.

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I/ Le tatouage vécu comme une liberté

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Cette liberté est renforcée par la volonté des tatoués de présenter leur démarchecomme unique et qui ne s'inscrit en aucun cas dans un mouvement collectif, et notammentdans celui de démocratisation de la pratique qui a lieu depuis quelques années. En premierlieu c'est l'aspect unique du motif qui est présenté : « Je suis content d'être tatoué parce quemaintenant j'ai quelque chose qui me différencie, je suis le seul à avoir ça » (propos issusde l'entretien de Jean-Philip, 19 ans, étudiant). Il arrive toutefois qu'une personne interrogéeait un motif universel, qui ne soit pas personnalisé par un travail sur le dessin par exemple.Dans ce cas c'est l'aspect unique de la démarche qui est mis en avant. « Je sais qu'il ya des filles qui vont se faire un tatouage, qui feuillettent le truc et qui prennent une petiteétoile pour la mettre sur leur dos, voilà, je suis pas sur que ce soit exactement la mêmesymbolique que moi mais... »23. A quoi sert la liberté si c'est pour reproduire des chosesqui existent déjà ? L'artiste ne tire-t-il pas sa liberté, du moins dans de nombreux travauxphilosophiques notamment, de sa capacité de création? Il est alors évident qu'une démarchevécue comme une prise de liberté ne peut raisonnablement pas aboutir à un résultat nonseulement existant, mais largement diffusé sur la planète. L'enjeu est donc de présenter cerésultat comme le fruit d'une démarche unique, différenciant l'individu du reste du monde etl'intégrant plutôt dans une démarche maitrisée et fondamentalement individuelle.

Lors des entretiens régulièrement les réponses s'orientent spontanément vers ladénonciation du phénomène de mode. Les tatoués affichent clairement leur rejet de cedéveloppement de la pratique. « Je trouve que trop démocratisé ça perd un peu de... desa valeur »24, « C'est comme quand tu tombes sur un super truc, tu penses que personnene l'aura et finalement ça devient la mode »25. Un deuxième niveau consiste à dénigrer lapratique du tatouage dans le cadre de la mode. L'ensemble des personnes rencontrées lorsdes entretiens s'accorde sur cette idée, qui peut être largement illustrée: « Ce que j'aimepas c'est les mecs qui font un tatouage juste parce que c'est la mode »26, « Tu sais c'était lamode des barbelés autour du bras et ça c'était un truc qui m'insupportait parce que c'étaiten gros tu fais un tatouage parce que c'est la mode et tout le monde fait un barbelés, tufais un barbelés autour du bras »27. La légitimation de son tatouage, de sa démarche passeenfin par l'expression de la nette distinction qui existe entre soi et les personnes qui « sefont tatouer parce que c'est la mode ». Cette distinction est rarement argumentée par lestatoués, qui pour la plupart la perçoivent et la posent comme indéniable.

La question de la liberté est essentielle dans le traitement de la question du tatouage,puisqu'elle en constitue à mon sens, aujourd'hui, l'une des raisons d'être. Nous allonsd'ailleurs nous intéresser plus en détail à la façon dont cette liberté s'exerce dans la pratiquedu tatouage. Le couple liberté / identité apparaît, et avec lui l'on comprendra l'insistancedont font preuve les tatoués à défendre l'aspect individuel, personnel de leurs tatouages.

2. Une apparente construction de l'identité pour soi23 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque.24 Propos issus de l'entretien avec Julien, travailleur dans le domaine de l'humanitaire.25 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque.26 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.27 Propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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La prise de liberté dans le cadre de la modification corporelle qu'est le tatouage a étéabordée, ou du moins le vécu des individus tatoués comme une prise de liberté. Nousallons maintenant dérouler le mécanisme davantage pour comprendre qu'elle s'exerce nonseulement par la modification corporelle, mais par la modification de soi qu'engendre letatouage. C'est ici qu'intervient la notion d'identité, pour entamer le raisonnement vers laréponse à la question de départ : quelles sont les motivations des individus pour se fairetatouer? Pour Goffman, l'identité est l'expression de la perception qu'ont les individus de leurrôle social. En se basant sur ses travaux28, et sur l'approche interactionniste, qu'il a contribuéà légitimer dans les sciences sociales, nous verrons que la construction identitaire, dont letatouage est un instrument, ne peut se faire que ans l'optique d'une mise en scène de soi.

a. La construction identitaire par le tatouageUne caractéristique semble unir les tatoués. Elle unit tout du moins la quasi-totalitédes personnes interrogées. Il s'agit du mécontentement de leur mère vis-à-vis de cesmotifs encrés sur la peau qui « dénaturent » la chair de leur chair. Instinct maternel,conditionnement culturel... quoi qu'il en soit la sagesse des mères se voit contrariée par lareprésentation qu'ont leurs chérubins du tatouage. Paradoxalement, le tatouage est vécucomme naturel par les individus tatoués. Plusieurs adjectifs reviennent dans les entretienspour désigner ce sentiment : le tatouage est présenté comme naturel, essentiel, logique.« Je pense que se faire tatouer c'est essentiel, enfin c'est naturel. Oui, je pourrais pas m'enpasser. C'était tellement évident »29.

La désignation de « naturel » n'est pas un déni de l'aspect évidemment culturel dutatouage. Le tatouage est perçu comme naturel, à défaut de la conscience du corps culturel.La signification est la même: au travers de l'encrage du corps c'est l'identité qui chercheà être exprimée. « J'ai toujours l'impression qu'il a été là. C'est vraiment comme si il étaitsur moi et une fois qu'il a été fait c'est comme si il avait été révélé. Tu vois le prochain,quand je me regarde dans la glace je le vois, je me dis il peut pas être ailleurs » (Proposissus de l'entretien avec Emilie, 25 ans, étudiante). Le tatouage est souvent perçu commeun élément qui faisait partie de l'individu avant même d'être encré sur le corps. Il est à lafois une partie de l'identité de l'individu et le moyen de son expression par le marquagecorporel. Il est d'ailleurs souvent décrit comme logique ou cohérent. Pour explique le choixdu motif de son premier tatouage, Pauline, 21 ans, étudiante, explique que « le code barrec'était logique ».

Le tatouage est par ailleurs assumé comme un marquage identitaire. Sa dimensionsymbolique est primordiale, puisqu'elle permet de dépasser la simple modification corporellepour atteindre la modification de soi. Les motifs sont choisis en fonction de leur signification:« C'était plus pour exprimer un truc de force, de puissance, tu vois le serpent, le dragon toutça » (propos issus de l'entretien avec Grégory, 27 ans, conseiller financier). Le tatouage doitfaire sens, et être représentatif de l'individu, de son vécu... ( « Je vais pas m'inventer deschoses qui sont pas représentatives de ma personnalité » : Flo, 24 ans, serveur).

Toute l'étape précédent le tatouage de recherche du motif est mise en valeur par lestatoués, et sert d'élément distinctif entre un tatouage à la mode et un qui n'est pas fait dansce cadre là. La recherche vise un motif original, retravaillé si possible par le tatoué ou letatoueur, qui ait une symbolique et dont la symbolique corresponde à l'identité de l'individu.

28 Cf bibliographie.29 Propos issus de l'entretien avec Pauline, étudiante.

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I/ Le tatouage vécu comme une liberté

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A la question « Quels tatouages préfères-tu en général, chez les autres? » nombreux sontceux qui n'expriment pas une préférence sur les motifs mais sur la démarche (« Pour moic'est vraiment une question de recherche »30). Pour être considéré comme beau un tatouagedoit avant tout correspondre à l'individu qui le porte. La dimension symbolique dépassela dimension esthétique et technique du tatouage. « Je légitime arbitrairement le tatouagequand il a une signification mentale, dans son attitude, dans sa façon d'être, dans son modede vie » explique par exemple Emilie, 25 ans, étudiante, lors de notre entretien.

Nous verrons par la suite que la question des préférences, des goûts en matièrede tatouage est largement influencée par l'appartenance sociale. L'importance de lasymbolique pour un tatouage semble être universelle et s'intègre dans une présentationrelativement rapide de cette pratique. Quelque soit l'appartenance sociale des individustatoués il semble aujourd'hui exister un socle commun qui lie la pratique culturelle dutatouage aux notions d'identité et de liberté. Encrer son corps, on l'a vu, est considérécomme un acte personnel par excellence, fruit et signe de liberté individuelle. Toutefois, ils'avère que le détachement social de cette pratique prôné par les tatoués n'est qu'apparentcar « Sous le règne du regard, la surface devient le lieu de la profondeur »31. L'analyse dutatouage doit être envisagée non seulement comme l'expression d'une volonté individuellemais aussi dans le cadre social des interactions.

Le corps est en effet le support de l'identité, et le tatouage est vécu par les individutatoués comme un instrument d'expression parmi d'autres. En modifiant son corps, en lemarquant définitivement, on y empreinte une partie de son identité. Le phénomène estd'ailleurs réversible puisque nous verrons que la modification corporelle engendre unemodification de soi. L'origine des sentiments de fierté, de confiance en soi conséquents dela pratique du tatouage ne seront pas étudiées dans ce travail. Toutefois il est intéressantd'en avoir connaissance pour pouvoir intégrer la modification de soi dans la réflexion pluslarge autour du tatouage. Un corps marqué, de surcroît volontairement, c'est une identitéaffirmée, une image modifiée qui sera soumise à l'interprétation d'autrui. C'est ce que nousallons étudier maintenant, à l'aide de l'éclairage théorique de Erving Goffman.

b. La mise en scène de soiCertains tatouages sont visibles dans une palette de situations réduite comme les tatouagesdans le dos ou sur le flan par exemple qui ne sont visibles que dans un cadre familialvoire intime ou à la plage par exemple. D'autres tatouages sont davantage exposéscomme les tatouages sur les avant-bras, les mains ou le cou par exemple, qui sontdifficilement dissimulables. Quelque soit le type de tatouage porté par les individus,tatouages « invisibles » en public ou tatouage « visibles », ils sont tous amenés à êtreexposés, plus ou moins volontairement, et à être soumis au regard d'autrui. Le tatouageest vécu comme un processus très personnel. Cependant, les individus tatoués ont tousconscience de ce regard extérieur et en parlent librement. Un tatouage c'est un signedistinctif qui va forcément attirer le regard. « Un tatouage ça attire l'attention t'en esconscient » (propos recueillis lors de l'entretien avec Flo, 24 ans, serveur). « Je sais qu'onne me regardera pas de la même façon à cause de mon tatouage » (propos recueillis lorsde l'entretien avec Jean-Philip, 19 ans, étudiant).

30 Propos issus de l'entretien avec Pauline, étudiante.31 Le Breton, David. Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. Paris. Ed Métailié, 2002. 225p.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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Même si la conscience du regard d'autrui est affirmée, il existe un détachementapparent de celui-ci. Un paradoxe apparaît ici. Tout comme le décrit Jean-Claude Kaufmanndans Regards d'homme, les seins nus à la plage32, les individus ne sont pas d'une honnêtetésans borne vis-à-vis d'eux même dans le domaine de l'image de soi. « Il n'y a jamaiscette réflexion de se dire : si je le fais ça va donner ça quand les autres vont le voir »explique Grégory, 27 ans, conseiller financier. Pourtant l'ensemble des tatoués rencontréss'accorde sur le fait qu'un tatouage doit avoir une dimension symbolique forte et sur lefait qu'il est indéniable que ce tatouage va être interprété par qui le verra. Les individustentent de convaincre et par là peut-être de se convaincre par ce que les cognitivistesnommeraient une dissonance cognitive que leur tatouage a uniquement été réfléchi dansun cadre individuel. « Moi en été je suis pas là à me dire olala par dessus mon épaule est-ce que mon tatouage se voit... ou le cacher. » (Emilie 25 ans, étudiante). Le corps, par lanotion d'hexis développée par Bourdieu, trahit l'habitus individuel, c'est-à-dire l'ensembledes normes sociales intériorisées par l'individu lors de sa socialisation. Une sur-significationvolontaire du corps comme le tatouage ne peut donner lieu qu'à une réaction d'interprétationvoire de sur-interprétation par autrui.

Afin de mieux comprendre les enjeux de présentation de soi par le tatouage, un détourpar la sociologie de Goffman s'impose. Ce représentant de l'Ecole de Chicago a travaillétout au long de sa carrière sur ce qu'il a nommé l'interactionnisme et a oeuvré pour unereconnaissance de ce niveau d'analyse en sociologie et dans les sciences humaines. DansLes rites d'interaction (GOFFMAN Erving Les rites d'interaction, Les éditions de minuit,2005), il fait une description précise de l'objectif de l'analyse de ce qu'il nomme l'ordre del'interaction.

« Un autre objectif est de révéler l'ordre normatif qui prévaut dans et entre cesunités [d'interaction naturelles], autrement dit l'ordre comportemental qui existeen tout lieu fréquenté, public, semi-public ou privé, que ce soit sous les auspicesd'une manifestation sociale élaborée ou sous les contraintes plus banales d'uncadre social routinier ». GOFFMAN Erving Les rites d'interaction, Les éditions deminuit, 2005, p.7.

L'interaction ou le face-à-face est pour Goffman un objet d'étude légitime, une structure decontrainte au sein de laquelle les deux autres domaines que sont celui de la personnalitéet celui de la société s'entremêlent. C'est encore lui qui l'exprime le mieux, dans sonintroduction de Rites d'interaction :

« Toute personne vit dans un monde social qui l'amène à avoir des contacts,face à face ou médiatisés, avec les autres. Lors de ces contacts, l'individu tendà extérioriser ce qu'on nomme parfois une ligne de conduite, c'est-à-dire uncanevas d'actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprime son point de vuesur la situation, et, par là, l'appréciation qu'il porte sur les participants, et enparticulier sur lui-même. Qu'il ait ou non l'intention d'adopter une telle ligne,l'individu finit toujours par s'apercevoir qu'il en a effectivement suivi une. Etcomme les autres participants supposent toujours chez lui une position plus oumoins intentionnelle, il s'ensuit que, s'il veut s'adapter à leurs réactions, il fautprendre en considération l'impression qu'ils ont pu se former à son égard. ». GOFFMAN Erving Les rites d'interaction, Les éditions de minuit, 2005, p.9.

32 Corps de femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus, Éditions Nathan, Paris, 1995

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Dans son ouvrage Les rites d'interaction (voir bibliographie) Goffman décrit la vie socialecomme un théâtre, où chacun tient plusieurs rôles. Si c'est Linton qui a posé les premièresbases d'une définition du rôle, par différenciation avec le statut, comme on l'a vu enintroduction, le rôle est devenu un point d'analyse central dans les travaux de Goffman.Le rôle requiert des aptitudes de présentation de soi dont le tatouage n'est pas étranger.L'interaction induit la prise de rôle par deux individus au moins en présence l'un de l'autre.Elle est une structure contraignante au sens où l'individu est responsable de son image, desa présentation de soi (ainsi que de celle de l'autre interactant) et qu'il est soumis aux codessociaux qui régissent cette interaction. La présentation de soi inclut autant de signes qui vontêtre interprétés par les autres interactants. L'analyse du tatouage, puisqu'il est un marquagevolontaire du corps, ne peut que s'intégrer dans cette perspective interactionniste. L'encragevolontaire du corps est en effet perçu et vécu comme un signe fort, puisqu'intentionnel, dansl'interaction. L'individu représente un rôle, et cette représentation sera soumise à réception,c'est-à-dire à interprétation.

Jusqu'ici nous avons vu que le tatouage était vécu par les individus tatoués commel'expression de leur identité profonde : il représente l'identité pour soi. Cela dit, dans uneoptique interactionniste validée par la conscience du « regard extérieur », cette identitépour soi, identité individuelle est toujours confrontée à l'identité sociale. Goffman, qui laissela possibilité d'une volonté et d'une liberté individuelle, a théorisé la « distance au rôle »,qui correspond à un écart entre les obligations émanants du rôle et la « performance »effective qui peut en être faite par l'individu. Nous verrons dans la suite du mémoire que letatouage est vécu, malgré sa présentation par les tatoués comme l'expression unique del'identité pour soi, comme un instrument de distanciation au rôle. Il est en fait le lieu d'unjeu engagé vis-à-vis des codes sociaux de l'interaction. Cette distanciation au rôle par letatouage permet aux individus, pour reprendre la métaphore de Goffman, de se détacherde leur personnage : de moins l'incarner pour exister davantage. Cependant la prise deliberté par ce détachement (et donc par l'affirmation de soi) est selon moi illusoire, puisqu'ellerevient à quitter un rôle pour mieux en interpréter un autre. Nous sommes obligés de jouer.

Toutefois, avant d'analyser la fatalité du jeu social, par la petite porte d'entrée qu'est lapratique du tatouage, une dernière précision s'impose concernant la recherche de libertépar le corps symbolique.

3. Une prise de liberté dans le cadre del'individualisme

a. Le marquage d'un moment de la vieAu cours des entretiens une idée forte concernant le vécu du tatouage par les personnestatouées est souvent revenue, dont je n'avais pas conscience au début de la constructionde ma réflexion sur le sujet. « Personnellement ça a toujours été des moments où je mesuis dit là je fais le tatouage ça a un sens en fait. Donc c'est pour des anniversaires ou despériodes importantes dans ma vie... »33. L'encrage sur le corps marque une étape dans lavie de celui qui le porte.

33 Propos recueillis lors de l'entretien avec Mylène, infirmière.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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Le tatouage peut avoir un rapport évident avec l'étape que l'individu souhaite marquer.Il arrive ainsi souvent que des individus se fassent tatouer lors d'un voyage. C'est d'ailleursl'occasion d'ajouter un sens supplémentaire à son tatouage, en choisissant un motifspécifique de la culture tattoo de l'endroit où il séjourne. Grégory, 27 ans, explique parexemple « Je marque un peu le voyage en Thaïlande et je me fais tatouer un truc enthaïlandais ». Cependant le rapport peut être tout à fait subtil voire incompréhensible pourtout autre individu que celui qui porte le tatouage.

Pour certaines personnes, le rapport entre le tatouage et la période qu'il marque esttellement fort qu'ils n'imaginent pas envisageable de renier leurs tatouages. « Je sais queje me le ferai jamais enlever, parce que c'est quelque chose qui... qui fait partie de toi, quiest là à un moment de ta vie, tu peux pas renier des parties de ta vie... tu vas pas renierdes parties de ta vie » explique Pauline 21 ans. Les tatoués appréhendent difficilementl'éventualité d'enlever son tatouage, car cela revient à renier une part de l'identité de sonporteur, voire à rejeter une partie de sa vie.

On peut ainsi prendre la mesure de la dimension symbolique du tatouage, et sa fonctionfondamentale de marquage des étapes dans la vie du tatoué. Le tatouage marque desépoques de la vie, et il est considéré comme une mémoire pour le tatoué. « C'est comme unetable chronologique en fait, comme une cicatrice sauf que c'est nous qui nous les infligeons.On peut relire son histoire à travers des traits sur le corps »34.

Marquer son corps revient finalement à se garantir une mémoire inaliénable. Tout ce quiest encré sur le corps est une étape importante de la vie du tatoué et son passé, voire sonprésent, se trouve ainsi structuré. « Ben moi je dis que mon corps ça sera mon plus beausouvenir en fait. Donc modifier mon corps, ouais après c'est comme un album photo quoi...c'est un journal intime en fait, plus ou moins » (propos issus de l'entretien avec Flo, 24 ans,serveur). L'aspect structurant du tatouage ne s'arrête pas là puisqu'il se prolonge sur l'actionindividuelle, c'est-à-dire qu'il oriente la vie future des tatoués, ou tout du moins une partie.

b. Une ligne de conduite auto-imposéeLes tatouages sont dans l'ensemble vécu comme des rappels. On l'a vu ce peut être unsimple rappel à une époque de la vie : un voyage, un anniversaire. Cependant, ils peuventégalement être un rappel à l'ordre en quelque sorte, concernant un événement ou unétat d'esprit passé. Cette fonction du tatouage est d'ailleurs la plus répandue parmi lespersonnes rencontrées pour ce travail. Emilie, 25 ans explique: « J'ai pas besoin d'avoirtatoué believe dans mon dos pour être croyante mais ça me permet de me dire: ça,t'oublieras jamais, quoi qu'il arrive dans ta vie ». Grégory, 27 ans, conseiller financier,explique quand à lui que le tatouage permet de se rappeler quand on l'a fait et pourquoion l'a fait.

La fonction de marquage d'une époque se double d'une fonction davantage structuranteencore du tatouage, puisqu'il semble être fait dans l'intention de créer un cadre à l'actionfuture de l'individu. JP, 19 ans, étudiant, explique par exemple avoir choisi un phénix commemotif, dans le but de toujours suivre dans sa vie la symbolique de l'animal : « Le phénixc'est quand même un animal vachement symbolique, dans la mesure où il renaît toujoursde ses cendres. Dans la vie, tu te dis toujours que t'as ça dans le dos et puis qu'il fauttoujours aller de l'avant en fait. Et il n'y a rien qui peut t'atteindre et tu renaîtras toujours,c'est vraiment un truc pour aller de l'avant et c'est ça qui m'intéresse ». Le tatouage agit

34 Propos issus de l'entretien avec Mylène, infirmière.

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comme une ligne directrice pour l'individu, qui structure sa vie dans le temps, avec cettefonction de « chronogramme » et dans un aspect plus moral en symbolisant une ligne deconduite à tenir.

Certains tatouages sont vécus par leurs porteurs comme ayant davantage encore depouvoir structurant. Flo, un jeune serveur de 24 ans, a par exemple vécu son premiertatouage comme une incitation à agir: « Je me suis fait un tatouage et j'ai dit au moinscomme ça je suis obligé de m'y tenir à ce tatouage. C'était un rappel de te dire fais ce quet'as envie de faire! Et puis maintenant t'es tatoué, tu l'as sur la peau donc ça serait ridiculede pas le faire ».

D'un rappel à une période passée à une incitation à l'action, la fonction de structurationde l'action du tatouage revêt différents degrés. Les tatoués vivent leurs encrages commedes lignes de conduite, des rappels ostentatoires à leur identité. Leur liberté s'exerceparadoxalement dans un auto-contrôle et le marquage corporel est un garde fou. Letatouage tel qu'il est pratiqué aujourd'hui dans les sociétés dites développées s'inscritpleinement dans le développement de l'individualisme moderne.

c. Le tatoué, un individu socio-historiqueL'analyse du tatouage ne peut se penser autrement que dans une perspective individualiste.Cependant, depuis la fin du XIXème siècle, début XXème siècle, les sciences sociales sesont prises de passion pour l'individualisme, et il existe un foisonnement de points de vuesur le sens à donner à celui-ci. Mon travail s'inscrit modestement dans une perspectiveconstructiviste et relationnaliste de l'individualisme. L'individu y est pensé comme unconstruit socio-historique et le social n'y est pas perçu comme l'agrégation des actionsindividuelles.

L'individu doit être envisagé comme produit de son époque. David Le Breton a analyséle tatouage comme un ajout de sens que l'individu appliquerait à son corps pour remédieraux pertes de repères engendrées par la disparition des macrostructures avec l'avènementde la modernité.

« Le monde contemporain témoigne du déracinement des anciennes matricesde sens. Dans ce contexte de désorientation du sens, l'individu trace lui-mêmeses limites pour le meilleur ou pour le pire, il érige de manière mouvante etdélibérée ses propres frontières d'identité, la trame de sens qui oriente sonchemin et lui permet de se reconnaître comme sujet. Certes, la souverainetépersonnelle est limitée, bornée par les pesanteurs sociologiques, l'ambiancedu temps, la condition sociale et culturelle, l'histoire propre, mais l'individu al'impression, lui, de se mettre au monde, de décider de sa condition ». Le Breton,Fabrique d'identité Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Métailié,Traversées, 200, p.15

Les constations de structuration de l'action par le tatouage, faites lors des entretiens, entrentdans ce schéma d'analyse. Avant de voir en quoi l'action individuelle reste « bornée par lespesanteurs sociologiques », il était toutefois important d'intégrer la subjectivité des acteursà la réflexion. Chacun a l'impression, par le tatouage, de se créer, d'avoir un nouvellenaissance (« c'est un nouveau moi »35), de prendre le contrôle de sa vie (« maintenant, fais

35 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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ce que t'as envie »36), de « passer à l'action ». Le tatouage est vécu comme une prise deliberté par l'instauration d'une ligne de conduite, comme une action purement individuelle.

Alain Ehrenberg a une théorie tout à fait intéressante au sujet de l'individualismecontemporain. Il a travaillé sur la « culture nouvelle de la souffrance », induite par lamodernité et l'individualisme dans nombreux de ses ouvrages, cherchant à expliquer cephénomène au travers de différents thèmes, notamment la drogue. L'ouvrage qui m'a leplus aidé dans mon travail autour du tatouage a été L'individu incertain37, dans lequel il traitedes drogues licites ou illicites et des technologies de communication comme des tentativesd'échappatoire que les individus trouvent à cette souffrance. Le tatouage aurait selon moipu être un autre domaine d'entrée pour son étude. C'est en tout cas avec ce sentiment quej'ai élaboré mon travail.

Plus précisément, Ehrenberg théorise un « individu incertain » car « indéterminé parl'avenir ». L'évolution du modèle institutionnel a été marqué par une privatisation de la viepublique et une publicisation de la vie privée. Un nouveau modèle de consommation a vule jour dès les années 60 et les années 80 ont marqué une nouvelle étape de la modernitéavec un nouveau modèle de mérite: l'entrepreneur. C'est ce que Ehrenberg développedans son ouvrage Le culte de la performance. Il théorise l'apparition d'une nouvelle normesociale, conséquente de ces modifications: la norme d'autonomie (p.109). L'individu seraitdoté d'une responsabilité accrue: celle de devenir l'acteur de sa propre vie. Face à cetimpératif de trouver un projet et de le mener à bien, certains individus sombrent dans ladépression, c'est d'ailleurs l'objet de l'ouvrage La fatigue d'être soi, dépression et société38.D'autres trouvent dans des techniques de modification de soi et de présentation de soi unremède à leur souffrance.

Le lien avec le tatouage, pratique de modification de soi, est selon moi évident.Tout comme les drogues, il peut s'apparenter à du psychic-building, à savoir le pendantpsychologique du body-building:

« En même temps que la société française se convertissait au body-building,voyait monter les valeurs de la compétition sportive, de l'esprit d'entreprise,de l'aventure et des sports extrêmes, elle entrait dans un âge de la drogue, quiest celui du psychic-building: les drogues commencent à être percues commedes dopants de l'action individuelle et sont désormais les assistants chimiquesde l'individu tenu d'être l'entrepreneur de sa propre vie. » Ehrenberg, Alain.L'individu incertain. Millau. Hachette Littératures, 2009. p.125.

Le tatouage est une technique d'amélioration de soi et structurant de l'action individuelle,qui peut être analysée comme une autre forme d'assistance à l'individu. Cette fonctiondu tatouage n'est pas consciente pour la plupart des tatoués. Pourtant, la description deleurs démarches laisse souvent entrevoir le tatouage comme une réponse à un besoin,besoin d'expression, de signification... Loin d'être perçu comme un simple instrument d'auto-contrôle, le tatouage est réellement vécu comme une liberté.

Ici s'achève la présentation du tatouage dans sa globalité, les enjeux de cette pratiqueet notamment la liberté, et son inscription socio-historique dans l'individualisme moderne.Nous allons à présent étudier les deux grandes modalités d'expression de cette libertéque sont le rejet des normes sociales et le jeu de la distinction par le tatouage. Cette

36 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur.37 Ehrenberg, Alain. L'individu incertain. Millau. Hachette Littératures, 2009. 351p.38 Ehrenberg, Alain. La fatigue d'être soi: dépression et société. Ed. O.Jacob, 1998.

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I/ Le tatouage vécu comme une liberté

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catégorisation des pratiques se base sur la différenciation entre les individus portant destatouages visibles et ceux portant des tatouages « non visibles ».

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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II/ Le tatouage ou l'illusion du libre rejetdes normes sociales

L'analyse du tatouage sous l'angle de la visibilité du tatouage m'a paru pertinente. Le rapportau tatouage est très différent selon qu'il est visible ou « non visible ». Rappelons brièvementque le terme « visible » cible les tatouages qui ne sont pas dissimulables en public, c'est-à-dire qui sont portés pendant le travail : ils correspondent à des zones exposées, comme lecou ou les avant-bras par exemple. A défaut d'une expression plus heureuse, je désigneraima seconde catégorie d'analyse comme les individus portant des tatouages « non visibles »à savoir des tatouages aisément dissimulables sous des vêtements, comme les tatouagesdans le dos ou sur le haut des jambes par exemple.

1. Tatouages visibles: une exclusion assumée

a. Une conscience d'exclusionDans les sociétés communautaires le tatouage a toujours était une étape dans la vie desmembres de la communauté, un rite de passage unissant l'homme à la communauté età sa culture en général. Dans les sociétés sociétaires il a gardé jusqu'à récemment uneimage négative voire discriminante. Portés par les détenus, les membres de gangs, plusrécemment les hell's angels ou les punks il n'est apparu dans les cercles de légitimité(mode, haute-couture) que ces toutes dernières années. Le sondage IFOP paru en juillet2010 rapporte que 20 % des tatoués français sont affiliés au FN / appartiennent à lamouvance d'extrême droite. Les populations tatouées représentaient jusque récemmentune population plutôt marginale. Le XXIème siècle aidant, l'image du tatouage sembleévoluer rapidement, accompagnant sa démocratisation. Cependant, la nécessité dedistinguer tatouages dits visibles et tatouages non visibles apparaît, puisqu'un tatouage seravécu et reçu inégalement s'il appartient à l'une ou l'autre de ces catégories. Intéressonsnous tout d'abord aux tatouages visibles.

Les individus portant des tatouages visibles ont un rapport assez ambigu à cettepratique, ce qui est une difficulté pour comprendre les mécanismes qui régissent leursactions. Leurs tatouages sont tantôt décrits comme une volonté d'exclusion, tantôt non.Malgré la forte exposition de leurs encrages, certains tatoués expriment la préférenceparadoxale que ceux-ci ne soient pas interprétés par autrui... Un point central est toutefoisclair et partagé: celui de la connotation négative que gardent les tatouages visibles dansune grande partie de la société malgré son évolution. Nombreuses références sont faitesdans les entretiens aux décennies passées pendant lesquelles le tatouage était encoremarginal, dans des volontés paradoxale de filiation et de détachement. La connotationactuelle négative des tatouages visibles fait l'unanimité.

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En somme, les tatoués ont conscience de l'exclusion que des tatouages visiblespeuvent engendrer: « je sais que ça peut mal être accepté... Il y a encore des gens quipensent qu'un mec tatoué c'est un mauvais garçon » (propos issus de l'entretien avecGregory, 27 ans, conseiller financier) et prenne la décision d'en porter en connaissancede cause: « Je savais pertinemment que ça me grillerait dans certains endroits » (proposrecueillis lors de l'entretien avec Flo, serveur 24 ans). Même s'ils n'expriment pas toujoursl'intentionnalité de s'exclure par le moyen du tatouage, les tatoués assument toujoursl'exclusion qu'il peut engendrer et inconsciemment, la recherchent.

b. Identité individuelle superposable à identité socialeLors des entretiens, le désintérêt face à l'exclusion sociale provoquée par le tatouage aété souvent exprimé. « Il y a le jugement des gens mais pour moi c'est pas grave... çane m'intéresse pas » (propos recueillis lors de l'entretien avec Julien, 30 ans). L'exclusionest d'ailleurs parfois revendiquée par certains, sans qu'ils avouent par ailleurs suivre cettedémarche. Flo, jeune serveur explique ainsi lors de notre entretien « Ca peut me fermer desportes qui finalement valent pas le coup d'être ouvertes », avant de conclure « Le tatouagec'est un filtre à cons! ». Les « cons » sont précisément les individus qui n'acceptent pas queson identité individuelle dépasse, en quelque sorte, son identité sociale. La publicisation duprivé n'est légitimée que dans certains cas, nous y reviendrons ultérieurement. Or c'est unedes revendications des individus portant des tatouages visibles.

Une distanciation au rôle semble être recherchée, par la volonté de faire apparaître sousle personnage la personne elle-même. L'identité individuelle est idéalement imaginé commeconciliable avec l'identité sociale. Flo, 24 ans, serveur, explique que dans sa recherched'emploi « ils me prendront tatoué ou pas ». Les tatoués portant des tatouages visiblessemblent souhaiter que tout soit conciliable, la volonté individuelle et les codes sociaux.Pourtant, ils tiennent paradoxalement à leur statut « un peu à part » dans la société.Nous allons voir que cela tient à une paradoxale volonté de conformité déterminée parl'appartenance sociale.

2. Une paradoxale conformitéDerrière un rejet inconscient des normes sociales est dissimulée une certaine conformitédes tatoués, dans leur démarche et dans les tatouages eux-mêmes.

a. Une conformité des motifs, formes, styles...Le premier constat de conformité que l'on peut faire concernant les tatouages visibles estun constat purement visuel. Il semblerait que les tatouages visibles se différencient destatouages invisibles par plusieurs caractéristiques, qui en font d'autre part une catégorierelativement homogène. Ce constat simple a pu être fait lors des entretiens mais aussigrâce à la consultation de revues spécialisées ou encore à l'occasion d'une conventionde tatouage à Evian-les-bains. Une convention est un rassemblement artistique et festiflors duquel les tatoueurs exposent leur travail et tatouent en public. C'est l'occasion derencontrer, notamment, des tatoueurs et des tatoués encrés à des endroits très exposés.

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La caractéristique la plus évidente est la taille des motifs. Les tatouages sont assezcouvrants, et on parle d'ailleurs plus facilement de « pièce ». Les motifs sont universels,tout du moins fortement répandus dans les salons de tatouage et pas forcément retravaillésavant encrage. Comme l'explique Nicolas, 33 ans « J'étais en vacance, je me promenaiset donc j'ai vu le tatouage et j'ai vraiment accroché, j'ai flashé tout de suite. Je suis entréet j'ai demandé au tatoueur de me le faire. ». Les magazines de tatouages présentes denombreux exemples de motifs de ce genre, avec des classiques comme des coeurs, les fillenues, les dragons, les roses... On retrouve de façon récurrente chez les individus portantdes tatouages visibles un style particulier que l'on peut qualifier de old school. Rappel àune tradition du tatouage, ce style reprend d'anciens motifs aux traits épais et aux couleursvives. Cependant, ce n'est pas la caractéristique essentielle des tatouages visibles puisqu'ilsexistent de nombreux autres styles, assez répandus chez cette catégorie de tatoués.

La perception du tatouage et son idéal esthétique semble varier selon qu'ils émanentd'un individu portant des tatouages visibles ou non. Nous le verrons par la suite lestatouages invisibles répondent par exemple à des critères de discrétion. Pour leur part,les tatouages visibles semblent correspondre à une démarche plus démonstrative. Malgréle positionnement ambigü des tatoués sur cette question de la visibilité, ils adhèrent pourla plupart à une différenciation entre tatouages visibles et non visibles qui s'apparententrespectivement aux « vrais » et « faux » tatouages. Les tatouages dont la pratique n'est pasassez désinhibée, pourrait on dire, sont perçus comme de moindre valeur. Un « petit papillondans le dos » est présenté comme fondamentalement différent d'une pièce parcourantl'ensemble du buste. « Ce que je n'aime pas c'est les tatouages trop petits, une lettrechinoise dans le dos ça rime à rien »39. Les critères de visibilité, de taille ou même de nombred'heures sont retenus pour affecter aux tatouages un sens ou non. On retrouve en quelquesorte l'illustration du vieil adage « C'est un vrai, un tatoué! ».

Même si le choix du motif est vécu par les tatoués comme une marge de liberté favoriséepar un univers des possibles illimité, elle est visiblement à nuancer puisqu'elle aboutit à unchoix qui se trouve être celui de la conformité. Et la démarche des individus portant destatouages visibles s'inscrit elle même dans un cadre de conformité. Le tatouage serait-ilfinalement un assistant de l'individu pour une action individuelle conforme?

b. Une conformité dans la démarcheAprès avoir participé à une convention de tatouage, l'existence d'une « communauté detatoués » est difficilement réfutable. Ce que l'on peut définir par communauté de tatouésressemble davantage à une communauté d'individus portant des tatouages visibles qu'àceux qui portent des tatouages dits invisibles. Cette affirmation se base sur une observationmenée à la Convention de tatouage d'Evian en juin 2010 et sur le sentiment d'appartenanceou non à une telle communauté par les personnes rencontrées lors des entretiens.

Certes une seule convention n'est sûrement pas représentative de l'ensemble desconventions et autres rencontres autour du tatouage qui ont lieu autour du monde.Cependant, elle est selon moi suffisante pour comprendre qu'il existe des codes sociauxpropres au milieu du tatouage, et pour voir qu'ils ne correspondent pas avec les observationsque j'ai pu mener sur les individus portant des tatouages invisibles lors de mon travail. J'ai

39 Propos issus de l'entretien avec Isabelle, serveuse.

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également visionné le film « Road mov'ink » de Florian Cavaleri40 qui présente plusieursconventions de tatouages et a ainsi pu diversifier mes sources et consolider mon travail.

Les individus présents au 4ème Evian Tattoo Show étaient principalement destatoueurs venus exposer leur travail, des amateurs de tatouage ainsi que des« commerçants » proposant des produits directement en lien avec le tatouage(dermographes, aiguilles, encres...) ou en lien avec des pratiques associées au tatouage(piercing, arts graphiques, vêtements imprimés de motifs de tatouage...). Ils étaient dansleur immense majorité tatoués, de manière visible. En plus de cette caractéristiquecommune essentielle, on pouvait noter d'autres similitudes dans leurs pratiques, àsavoir principalement des codes stylistiques (vêtements, bijoux,cheveux...41.) En sommeles différents aspects de leur apparence, jusqu'au tatouages bien sûr, formaient unehomogénéité qui est habituellement décrite comme « marginale ». Quoi qu'il en soit, notrepropos ici n'est pas de juger de l'apparence des individus, mais de mettre en évidence unerelative conformité de celle ci au sein d'un groupe donné.

Même si les individus portant des tatouages visibles ne se considèrent pas forcémentcomme inclus dans la communauté de tatoués, son existence fait la quasi-unanimité.L'évocation du premier tatouage est l'occasion d'en parler: « Après mon premier tatouage,j'étais fier d'être rentré dans la communauté des tatoués » (Nicolas, 33 ans); « Bon lepremier tatouage tu t'en rappelles. Tu changes de statut, vraiment tu deviens...tu fais partiedes tatoués » (Julien, 30ans). Il est difficile d'obtenir plus de détails sur la représentationde cette communauté par les individus, mais il semble clairement qu'elle regroupe lesindividus portant des tatouages visibles, individus qui ont, nous allons le voir, en plus deleurs tatouages, une caractéristique commune déterminante... et déterminée.

Si certains tatoués visibles avouent avoir modifié leurs corps dans le but decorrespondre à une image et par là de rejoindre une certaine communauté des tatoués(« Sur tout ce qui m'intéressait les gars ils étaient tatoués » Nicolas, 33 ans), certainsrestent assurés de leur détachement des codes sociaux et des phénomènes d'exclusionou intégration sociale. Pourtant, ma conviction est que l'ensemble des individus portantsdes encrages visibles ont pratiqué le tatouage dans une démarche d'exclusion volontaire(consciente ou inconsciente), de rejet des normes sociales, et que cette démarche, ellemême conforme, a abouti à une conformité des choix esthétiques et symboliques quimodèlent les tatouages. Cette exclusion, vécue comme une prise de liberté, engendre doncparadoxalement une conformité qui la nie de fait.

c. La détermination par l'appartenance sociale et la situationprofessionnelle

Au delà d'une certaine conformité de leurs tatouages, les individus qui portent des encragesvisibles ont la caractéristique commune d'avoir une situation professionnelle compatibleavec ceux-ci. Pour caricaturer, je n'ai pas rencontré, et je ne suis pas la seule, de cadresupérieur avec un tatouage dans le cou. Comme l'explique Flo: « Il faut pas se leurrerc'est des chômeurs ou c'est des fils de famille qui ont de l'argent qui ont pas besoin detravailler, qui travaillent pas pour se payer leurs tatouages d'ailleurs ou c'est des gens quisont artistes comme on disait tout à l'heure mais j'ai pas rencontré de gens qui bossent qui

40 Film Road mov'ink, de Florian Cavaleri. 2009. France. 52 minutes. Mini DV.41 Voir des photos des anciennes convention d'Evian-les-Bains en annexe

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ont un milieu où ils sont en contact avec les gens de manière générale et qui assumentleurs tatouages »42.

Dans certains domaines, les tatouages, même visibles, sont bien acceptés, c'est-à-direqu'ils ne sont pas un frein à l'embauche. C'est le cas des domaines créatifs (art, publicité,mode...), des métiers où le contact avec le public est réduit (BTP...) et des métiers à faibleresponsabilité sociale. Julien, 30 ans, avoue lors de notre entretien : « Moi ça m'a jamaisfreiné pour travailler. Après j'ai pas fait des boulots... ». Dans le même esprit, Nicolas, 33ans,à la question de savoir si son tatouage était un handicap dans son milieu professionnel, arépondu: « Moi je suis pas... commercial ». La conscience du handicap que peut représenterle tatouage dans certains milieux professionnels montre que l'idée d'un champ des possiblesréduit est acceptée et assumée. Un choix est fait entre l'aspect professionnel et vie privée.Dans leur démarche de liberté, les individus portant des tatouages visibles ne semblent pasprêts à faire de compromis, y compris dans un cadre professionnel. L'intériorité est exposéeet l'apparence est un support d'expression de l'identité de l'individu.

Le souci intellectuel de cette constatation réside dans le fait qu'elle implique unedétermination des individus à se faire encrer des motifs visibles plutôt que de choisir destatouages « dissimulables ». Si l'on postule, en accord avec l'étude de Bourdieu à l'écoleprimaire43, que le champ des possibles est ouvert ou fermé dès les plus jeune âge, ilest difficile de nier le fait que la modalité de pratique du tatouage (visible ou non) estdéterminée, tant le lien avec la situation professionnelle est grand. Un individu bien intégréau niveau scolaire, qui suit des études supérieures avec une ambition de carrière à la« hauteur » de la légitimité dont bénéficie son cursus n'a qu'une très faible probabilitéde s'orienter vers une pratique du tatouage visible. Un individu ayant quitté le systèmescolaire relativement tôt, ayant choisi un parcours moins valorisé et par là s'étant détachédes normes de légitimité a quand à lui plus de chance de choisir l'option du tatouagevisible. Cette constatation n'est faite sans aucun jugement de valeur personnel et s'appuiesimplement sur les représentations de légitimité présentes dans la société actuelle.

Le déterminisme social n'est cependant pas le seul obstacle à la liberté des individusportant un tatouage visible. La fatalité du poids des macrostructures se retrouve dans lesmicrostructures de contrainte que sont les interactions, dans le sens où le pseudo choix(puisque déterminé) du marquage corporel visible induit une perte de contrôle de son imageet de maitrise de codes de ces interactions.

3. Quand le tatouage devient stigmate

a. Les tatouages visibles, vecteur d'intégration à un groupemarginalisé

Nous avons postulé que les tatouages visibles étaient faits dans l'optique d'une exclusionconsciente ou inconsciente du jeu social, c'est à dire des codes de légitimation despratiques. Or l'exclusion d'un groupe n'est possible que par l'intégration de l'individu à un

42 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur.43 Source bourdieu étude à l'école

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II/ Le tatouage ou l'illusion du libre rejet des normes sociales

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autre groupe. Le social englobe toute existence individuelle, qui ne peut s'y soustraire. Si lesindividus portant des tatouages visibles ont choisi consciemment de s'exclure de certainesnormes sociales, ou l'ont fait inconsciemment, cela ne les libère pas de toute appartenance.Choisir de se faire encrer des motifs visibles et donc choisir de les exposer c'est, nousl'avons vu, s'inscrire dans une double conformité de démarche et de résultat. Cette doubleconformité est alors la négation de la liberté de l'individu déterminé, dont les choix n'en sontpas de réels.

Quoi qu'il en soit de l'aliénation de l'individu, un élément fait l'unanimité : porter untatouage visible est un facteur d'intégration dans certains domaines, dans certains milieux.Flo, serveur, décrit sa prise de conscience progressive de la dimension intégratrice de sestatouages « Et puis au final ça a été un gros gros vecteur pour moi dans le sens où aprèst'es le serveur tatoué de tel endroit et donc après ça donne énormément de caché et c'est unplus en fait. Au début je pensais que ça allait être un handicap mais en fait non c'est un plus...mais dans ce milieu là! ». Lorsque l'on travaille dans les domaines cités plus haut commetolérants vis-à-vis du tatouage, porter un encrage visible peut être un avantage. Tout commeune grande majorité de domaines requiert la conformité des individus aux normes socialesen vigueur dans l'ensemble de la société, il existe des normes définissant une légitimité dansles domaines comme la mode ou le monde de la nuit par exemple. L'individu conforme àces normes sera plus légitime qu'un autre pour exercer une activité dans ce domaine. Ainsiporter des tatouages visibles est un vecteur d'intégration dans certains domaines évoquésplus haut. Ce sont évidemment les domaines où le tatouage est une source de légitimitépar l'image « décalée » qu'il assigne à l'individu qui le porte, ces domaines sont étant eneffet souvent eux-même relativement en décalage avec les normes sociales.

L'intégration peut être vécue comme une conséquence positive du tatouage, queles individus l'aient volontairement recherché ou que ce soit inconscient. Malgré toutl'intégration à certains groupes par le biais du tatouage visible s'avère être une source demarginalisation. Lorsque pour s'exclure, consciemment ou non, l'individu adopte des codesde conformité à un groupe marginalisé, son profil devient cohérent à celui du marginalisé.Certains tatoués ont d'ailleurs conscience de ce risque. Julien, qui pratique le tatouage dansle cadre d'une tradition culturelle slave, explique avoir longtemps réfléchi avant de porterdes tatouages visibles : « C'est pas parce qu'il y a une tradition qu'il faut que tu gâchesta vie à cause de ça »44. Le choix de porter un tatouage visible, devant la conscience decette forte éventualité de marginalisation, semble s'apparenter à une prise de risque. Flo, leserveur, avoue ainsi s'être dit avant son tatouage sur l'avant bras « allez, je tente le coup! ».Quit ou double...

b. Une non maitrise des codes sociauxLe corps est un élément essentiel de l'interaction. Il est l'objet d'une lecture qui prend encompte son allure générale mais aussi l'expression du visage ou les signes particuliersdont le tatouage fait parti. Avant même la prise de contact, l'analyse du corps est le moyenpour les individus de juger respectivement de leurs statuts. Les individus sont soumis àune lecture qui va déterminer les termes de l'interaction, et si oui ou non elle peut sedérouler selon un principe d'égalité entre les différents acteurs. Goffman a étudié ce qu'ilnomme l'ordre de l'interaction et notamment par l'analyse des désordres qui peuvent existerdans celles-ci. Des désordres peuvent être engendrés par une apparence « anormale »

44 Propos recueillis lors de l'entretien avec Julien, travailleur dans l'humanitaire.

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de l'individu : un stigmate. Dans son ouvrage homonyme 45 Goffman donne une définitionprécise de ce qu'est un stigmate :

“… dans tous les cas de stigmate […], on retrouve les mêmes traitssociologiques : un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans lecercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’ellepeut s'imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nousdétourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de sesautres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoinous nous attendions.”46 .

Le corps de l'interactant est, en cas de stigmate, différent de ce que l'on attendait de lui.L'identité sociale virtuelle, soit l'apparence d'un individu, est alors inadéquate avec sonidentité réelle. Le jeu de rôle qu'est l'interaction est alors déstabilisé, et les rôles à jouervarient, engendrant un déséquilibre entre les individus. L'individu stigmatisé voit le respectqu'on porte habituellement dans une interaction à autrui remis en cause par son stigmate.Selon Goffman, cette « différence fâcheuse » peut même altérer son humanité (le stigmatisé« n'est pas tout à fait humain »47). Le jeu classique de la tenue et de la déférence, décrit parGoffman dans son ouvrage Les Rites d'interaction48, ne peut plus avoir lieu.

Les individus portant un stigmate subissent donc une double contrainte. Celle toutd'abord du jeu rituel, qui est une contrainte sociale fondamentale qui s'applique à toutindividu vivant en société et qui fait de chacun l'instrument de sa contrainte. Celle ensuitepropre à son statut de stigmatisé : la non maitrise de ce jeu rituel, née de son « anormalité »exposée aux yeux des autres interactants.

Dans le sens où le tatouage entraîne une différence d'apparence avec ce à quoiles individus s'attendent, à savoir un corps considéré comme « naturel » et donc nonmarqué, et dans le sens où ce signe distinctif possède encore une connotation négativedans la société actuelle française, on pourrait l'apparenter à un stigmate. Toutefois, ilconvient de rappeler que le stigmate est un attribut non choisi par l'individu (déformationcorporelle, amputation...). Le tatouage devrait donc plutôt être perçu comme un « stigmatevolontaire », expression employée par David Le breton dans son ouvrage Signes d'identité49.Volontaire puisque délibérément choisi par l'individu et stigmate car ce changement définitifd'apparence est un obstacle à la reconnaissance d'autrui dans l'individu tatoué et donc àla considération de sa normalité.

Porter un tatouage visible revient finalement à ne pas maitriser les codes sociauxde l'interaction. Apparaître d'une manière différente de ce que les autres interactantsattendaient entraîne une classification d'anormal et un statut inférieur. A l'embauche, lesindividus portant des tatouages visibles reconnaissent qu'un tel marquage du corps peutêtre un handicap si l'individu n'a pas fait ses preuves auparavant. Flo, serveur, reconnaîtque « c'est vrai que si j'arrive là tout de suite maintenant dans une ville que je connais pasavec mon bras tatoué pour prendre un poste, certainement que je l'aurai pas ».

45 Goffman, Erving. Stigmate. Les usages sociaux des handicapes. Paris. Ed. De Minuit, 2005. 175p.46 . E. Goffman, Stigmate , Paris, Ed. de Minuit, 1975 [1964], p.15.47 id., 1975, p.1548 Goffman, Erving. Les rites d'interaction. Paris. Ed. De Minuit, 2005. 230p.

49 Le Breton, David. Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. Paris. Ed Métailié, 2002. 225p.

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II/ Le tatouage ou l'illusion du libre rejet des normes sociales

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c. Conclusion: une liberté doublement niéeCertes les individus qui choisissent de se faire tatouer le font dans une démarche de liberté,et dans une conscience de l'exclusion que peut entrainer ce rejet des normes sociales.Toutefois, leur démarche revêt une double conformité qui facilite leur intégration à certainsgroupes mais entraîne conséquemment leur marginalisation de la société. Ce qui pouvaitapparaître comme une simple connotation négative du tatouage s'avère être la sourced'une perte de maîtrise des codes sociaux de l'interaction, de surcroît déterminée parl'appartenance sociale.

La démarche de liberté que les individus suivent en se faisant encrer un motif visible estdoublement niée. Tout d'abord cette démarche aboutit paradoxalement à une conformité,qui est déterminée socialement. Le poids des déterminismes est une invariable sociale quis'applique aux individus portant un tatouage visible comme aux autres. Cependant, leurliberté d'individu portant un tatouage visible est également niée par le fait que leur démarcheaboutit à un résultat opposé à l'objectif de départ qu'il soit conscient ou inconscient.Souhaitant manifester un rejet des normes sociales et affichant un détachement de celles-ci, ils font un choix, qui on l'a vu n'est pas réellement un choix puisqu'il est socialementdéterminé, qui les amène à être davantage soumis à ces normes sociales, puisqu'ils nemaîtrisent plus les codes sociaux de l'interaction.

La distance au rôle, pour parler dans des termes goffmaniens, aboutit finalement à unengagement involontaire plus important encore dans un autre rôle. Le rejet des normessociales n'est qu'une soumission à d'autres normes en vigueur dans d'autres groupes de lasociété. Dans le cas du tatouage visible ce sont des groupes qui ont des codes plus tolérantsen terme de modifications corporelles mais qui sont en contrepartie marginalisés. Lesindividus se retrouvent donc toujours soumis à des normes qui sont simplement différentes,et ils doivent toujours jouer des rôles, qui dépendent simplement d'un registre différent, maissont toujours issus de représentations sociales pré-établies. Il est possible de s'inspirer dutraitement de la multiplicité des identités par Goffman pour comprendre comment fonctionneun changement définitif d'apparence : “ Les diverses identifications auxquelles il [l'individu]doit répondre ne sont pas créées par l’individu, mais prélevées parmi celles que la sociétélui concède. Et s’il se libère d’un groupe, ce n’est pas pour être libre, mais parce qu’uneautre contrainte pèse sur lui. ”50 Il n'y a pas d'exclusion sans intégration, à quelque échelleque ce soit, et la soustraction aux normes sociales ne peut qu'être virtuellement vécue parles individus.

50 Id., p.139. E. Goffman, “Role Distance”, dans Encounters , Indianapolis, Bobbs Merrill, 1961.

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III/ Les tatouages « invisibles » oul'illusion de la distinction

Nous avons vu que les individus qui se font encrer des motifs sur des parties visibles ducorps sont dans l'illusion : l'illusion d'une liberté du libre rejet des normes sociales. Mêmesi les moyens employés ne sont pas les mêmes, les individus qui portent des tatouages« invisibles » (c'est-à-dire dissimulables facilement avec des vêtements) sont égalementdans l'illusion. Ils sont en effet, comme nous allons le voir, dans l'illusion d'une liberté dela distinction.

1. Le tatouage dissimulé ou le refus de la publicisationdu privé

a. Un aspect personnel très marquéLe tatouage est une pratique vécue comme très personnelle, du fait notamment qu'elle induitune modification corporelle irréversible. Il semble toutefois exister une différence de degrédans cet aspect personnel entre les individus portant un tatouage visibles et ceux qui ontun tatouage « invisible ». Ces derniers y accordent dans leurs discours une place majeure.L'aspect personnel d'un tatouage est présenté comme un gage de légitimité et est déterminépar plusieurs critères avec pour toile de fond le rejet des « tatouages à la mode » par ailleursdénoncés par les porteurs de tatouages visibles. Les critères diffèrent toutefois : la taille oula visibilité sont remplacés par des critères plus subjectifs comme l'originalité, l'esthétique,la finesse... Concernant leur démarches, les individus ayant choisi un tatouage invisibleexpliquent ainsi avoir voulu « quelque chose de joli, d'original »51, avoir fait retravailler leurdessin « pour un rendu plus fin, plus artistique »52...

La démarche semble en fait avoir autant d'importance que le tatouage en lui-même.Comme l'explique Pauline, 21ans, étudiante, « J'ai peut-être deux visions du tatouage, il y ale tatouage recherché et le tatouage... que tout le monde a ». Pour être légitime le tatouagedoit être l'aboutissement d'une recherche et revêtir un aspect personnel. Si ces critères nesont pas remplis, le tatouage est considéré comme un tatouage « à la mode » et qui n'aaucune légitimité. Un autre tatoué avoue « Je serais critique envers les personnes qui ontun tribal en bas du dos »53, le style tribal étant perçu par cette personne comme trop vu, pasassez personnel et positionné à un emplacement trop banal.

51 Propos recueillis lors de l'entretien avec Emilie, étudiante.52 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste.

53 Propos issus de l'entretien avec Isabelle, serveuse.

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Même s'ils ne peuvent juger de l'intention avec laquelle les tatouages des autres ontété faits, les individus portant un tatouage visible établissent une hiérarchie normative quiest autant sinon plus affichée que par les individus portant des tatouages visibles. Le hautde l'échelle, le plus valorisé, étant représenté par les tatouages tout à fait personnels et àimportante valeur symbolique pour l'individu et le bas de l'échelle étant représenté par destatouage dont l'aspect universel du motif et son aspect non recherché, banal, lui donnentle statut de tatouage à la mode.

La symbolique est le mot clé qui ouvre les portes de la légitimité chez les personnestatouées sur des parties moins exposées au regard. La symbolique des motifs choisis estune donnée forte du tatouage et doit être en adéquation avec la personnalisé de celui quile porte, sous peine d'être jugé comme portant un tatouage incohérent. Le tatouage doitexprimer l'identité de l'individu tout en la dépassant, de part une certaine transcendancesymbolique. Toutes les données d'un tatouage légitime aux yeux des individus portant destatouages invisibles sont concentrées dans cette description faite par un jeune étudiant:« j'aimerais un truc pareil, symbolique, mais plus personnel en fait, pas qui se rapprochejuste d'une image comme ça que je trouve, et je vais le faire dessiner par ma cousine »54. Ilne suffit pas de trouver un motif qui ait une symbolique, comme la capacité à renaître de sescendres du phénix, la mort pour la faucheuse ou la pureté pour la licorne. Il faut égalementque l'individu puisse adapter la symbolique du tatouage à sa personnalité, son état d'esprit.

Cependant, les critères que nous avons énoncés jusqu'ici ne sont pas propre auxindividus portant un encrage caché. Ils sont simplement beaucoup plus marqués dans leurvision du tatouage que dans celle de ceux qui porte des tatouages visibles. La hiérarchienormative évoquée plus haut est également basée sur la différence présentée commefondamentale entre les tatouages discrets et les tatouages « exhibés ». Si les individusportant un tatouage visible ne réagissent pas à l'évocation d'une différence visible / nonvisible du tatouage hormis la dénonciation du phénomène de mode, les individus portantun tatouage caché sont plus prolixes.

b. Le principe de discrétion contre celui d'exhibitionDeux conceptions s'opposent : celle de la discrétion et celle de l'exhibition. C'est en tout casce qui ressort des entretiens menés avec des personnes dont les tatouages sont cachés.Cette distinction n'existe pas chez ceux qui portent un tatouage visible car ils ne considèrentpar l'exposition de leurs tatouages comme une exhibition. Ils se défendent d'ailleurs pourla plupart de vouloir passer des messages par la symbolique des motifs dont leur peau estrecouverte.

A la question « Sur le côté visible / non visible du tatouage, pour toi ça fait unedifférence? » un jeune étudiant a ainsi répondu « Pour moi je veux pas du tout de tatouagesvisibles. J'aime pas du tout le côté exhibition du tatouage, j'aime la discrétion »55. La visibilitéest directement associée à l'exhibition, et c'est un terme qui revient très régulièrementet spontanément dans les entretiens. Certains se contentent d'émettre des hypothèsesgénérales sur le tatouage « Il y en a certainement qui font ça pour l'exhiber ». Aucunecatégorie précise n'est citée, et l'idée semble plutôt de se distinguer en affichant sadifférence. Le tatouage, ne l'oublions pas, reste un instrument privilégié de différenciation,de singularisation. Cependant, lorsque les questions se précisent ou que les individus sont

54 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.55 Propos recueillis lors de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.

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« naturellement » plus bavards, l'association visibilité / exhibition du tatouage apparaitclairement. Le port de tatouage visibles est parfois décrit comme une pathologie :

« Je pense qu'il y a une différence entre faire ressortir ton identité sur toi, tout ce que t'as,comme si t'avais un problème genre les gens voient pas qui je suis et je vais me marquer,je vais le montrer; et les détails: moi ça me fait plaisir, je mets l'accent là dessus, c'est unepartie de moi, ok c'est peut-être une petite partie de moi, si les gens la voient pas, si les gensbloquent pas sur mon tatouage je vais pas en mourir demain » (propos issus de l'entretienavec Emilie, étudiante, 25 ans)

On constate bien la hiérarchie normative entre tatouages visibles et tatouages cachés,l'expression de la légitimité des seconds par rapport aux premiers, et surtout l'expression dela volonté de distinction par le « détail »56. Nous reviendrons sur ce dernier point plus tard,avec le développement de l'idée de « bricolage identitaire ». Nous soulèverons égalementà cette occasion un paradoxe dans le raisonnement qui veut que visibilité soit égale àexhibition. « Peut-être que tu viendras me voir dans 20 ans et je serai tatouée jusqu'auvisage mais franchement ça m'étonnerait parce que pour moi c'est un peu secret en faitle tatouage »57. Le tatouage ne peut pas être secret et visible: s'il est visible son sens etsa symbolique sont automatiquement découverts. Pourtant, nous verrons que les mêmesindividus qui soutiennent cette thèse porte un intérêt fort à l'aspect indéchiffrable de leurtatouage. Serait-ce alors une tentative de justification d'un choix que l'on ne peut assumer?

Enfin, une dernière caractéristique entre en compte dans le portrait du « bon » tatouage:le jeu par la discrétion. Discrétion ne signifie alors pas absence, mais plutôt subtilité. Unjeu doit être possible avec le tatouage, de part son emplacement peu exposé sur le corps.« On doit le deviner sur la peau », « il faut que ça se devine », « il ne faut pas l'afficher,il faut pouvoir découvrir quelque chose mais simplement: une fille qui a un tatouage dansla nuque, le jour ou elle va relever ses cheveux hop je vais découvrir quelque chose »58.Les jeux décrits lors des entretiens semblent même s'apparenter à des jeux de séduction,dans lesquels la suggestion plus que la mise à nu (quel qu'elle soit) est de mise. Une foisencore, cet aspect du tatouage est décrit de manière normative, qu'il soit considéré commeun instrument de séduction ou un instrument de protection. « Il faut savoir préserver...certaines choses. T'es pas tout obligé de montrer. En plus les gros tatouages ça fait mauvaisgenre » (propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier, 27 ans).

Voyons à présent comment se décline le rapport identitaire à la pratique du tatouagechez les individus qui choisissent de se faire encrer des motifs non exposés. La volonté deprise de liberté est ici aussi indéniable, mais elle s'effectue dans un cadre toujours aussipeu propice à celle-ci.

2. Le bricolage identitaire ou la distinction par lemystère

56 Se rapporter aux travaux de Beatrix Le Wita, et notamment son ouvrage Ni vue ni connue. Approche ethnographique dela culture bourgeoise, Paris, Ed de la MSH, 1988.

57 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste.58 Propos recueillis lors de l'entretien avec Emilie, étudiante.

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« La marge de création [de l'individu] s'amplifie d'autant plus que la cultureambiante est sans épaisseur réelle et fonctionne à la manière d'un vastesupermarché de biens matériels et symboliques. Le bricolage de sens caractérisedésormais la relation au monde »59.

L'opposition biens matériels et biens symboliques est nécessaire dans une volonté desimplification, mais n'est que relativement pertinente puisque tous les biens, mêmematériels, revêtent un aspect symbolique pour lequel, en partie, ils vont être consommésou non. L'analyse qui suit peut malgré tout s'inscrire dans le cadre d'analyse proposé parla citation de David Le Breton, à la nuance près que la « marge de création » doit plutôtselon moi être considérée comme une « marge de bricolage ». Les individus ont certes unemarge de liberté (ou plutôt une marge d'illusion de liberté) qui s'amplifie grâce à l'ouverturedu champ des possibles mais elle se manifeste plus par du bricolage de sens déjà existantque par une réelle création.

a. Le « bricolage identitaire » ou l'identité flexibleDavid Le Breton propose l'expression « bricolage de sens » pour désigner le syncrétisme dela construction identitaire actuelle. Dans une publication collective60, il propose égalementle terme de « bricolage identitaire », qui s'adapte parfaitement selon moi à la pratique dutatouage, et notamment aux tatouages non exposés. La définition du bricolage identitairen'a cependant pas de définition précise et fait plutôt référence aux modifications corporellesen général et au syncrétisme culturel auquel elles donnent lieu.

Au fil des entretiens deux aspects du bricolage identitaire se sont distingués : le premierrejoint le sens donné à l'expression par David Le Breton, à savoir le bricolage qui estfait avec les motifs et leurs différentes influences culturelles, les différents symboles quipeuvent être associés à un encrage. Même si cela s'inscrit dans une tendance culturelleglobale, ce phénomène est davantage présent chez les individus ayant un tatouage caché.Le deuxième aspect les concerne uniquement. Il s'agit du jeu qu'ils mettent en oeuvre surla base de l'exposition ou non de leurs tatouages au regards extérieurs.

Le premier bricolage qu'il est donné aux individus de faire, en terme de tatouage,est le bricolage des motifs. Ce bricolage peut se décliner selon différentes modalités,mais consiste toujours en l'aggrégation de différents éléments dans un tout qui doitparaître homogène et cohérent (c'est ici qu'intervient le bricolage symbolique). Lors d'unediscussion, un tatoué me présente son projet de tatouage: « Je vais faire avec des symbolesqui me sont un peu chers, je voudrais faire un ensemble de symboles avec un yin et yang,un chiffre 13... des trucs que j'arrive à mettre dans un seul motif »61. Une autre modalité dece bricolage est de rajouter à un motif assez universel un autre motif d'influence ou de styledifférents de sorte à personnaliser l'ensemble. Il est par exemple possible de rajouter unlettrage représentant les initiales des personnes proches sur un dessin plus commun.

Même si l'aspect esthétique du tatouage est souligné, les motifs deviennent quasimentdu sens pur, qui agrégés doivent correspondre à l'identité individuelle. Le tatouage est vécucomme une marge de liberté au sens où la signification qui est ajoutée au corps ne dépend

59 Le Breton, Fabrique d'identité Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Métailié, Traversées, 2002. p.1660 Tatouage et piercing, un bricolage identitaire, in Identités. L’individu, le groupe, la société , Auxerre, Editions SciencesHumaines, 2004. (Traduction serbe), 109-118.

61 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant.

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que de l'individu. Le bricolage symbolique peut aboutir à un tatouage portant un message,une revendication, mais le plus souvent c'est un condensé de sens tout à fait personnel quiest créé. Personnel dans le sens où il dépend de l'individu bien sûr mais également dans lesens où il n'est compréhensible que par lui. ( « Je pense que la signification d'un tatouageelle peut être tellement multiple par rapport aux personnes que tu vois le tatouage mais c'estquand même assez dur de deviner ce qu'il y a derrière » Grégory, conseiller financier, 27ans). L'explication réside tout d'abord dans le fait qu'un même symbole peut avoir plusieurssignifications. De plus, un individu peut voir dans un motif une signification différente decelle qui lui est « naturellement » associée. Mais surtout l'ininterprétabilité de l'encrage estintentionnelle.

Même lorsqu'il est volontairement exposé au regard d'autrui, le tatouage doit restermystérieux et s'inscrire dans le jeu de suggestion. Il est un instrument de constructionidentitaire, mais sa signification profonde, du moins celle que l'individu lui a donné (sa« mythologie personnelle »62) reste le privilège du cercles des intimes.

On touche ici à la seconde modalité de bricolage identitaire, évoquée plus haut: le jeude l'exposition ou non du tatouage. Montrer son tatouage ou le cacher revient à changer destatut. Et les individus jouent avec ce décalage qui peut exister entre leur identité individuelle(ou identité pour soi) et leur identité sociale. La division des tatouages en deux groupes(visibles / non visibles) repose sur le critère de la visibilité dans l'activité professionnelle. Letravail est un vecteur important de la détermination de l'identité sociale, puisque c'est enpartie lui qui donne une place et un rôle à chacun dans l'espace social.

Choisir des tatouages non exposés c'est garder une identité sociale inchangée tout enayant la possibilité de montrer à un entourage plus proche ou intime de dévoiler un autreaspect de son identité. Ce jeu de changement de personnalité peut être inconscient ou toutà fait assumé. Mylène, infirmière, explique par exemple lors de notre entretien : « J'aimebien le côté où on me perçoit comme quelqu'un de sérieux, enfin ce qui est mon cas! Maistrès fi-fille gentille, qui est pas rebelle, pas grunge, alors qu'au final j'ai des piercing, untatouage... Je le vois comme si c'est la deuxième partie de ma personnalité qui est cachéeau boulot où je suis avec des gens que je ne connais pas, et l'autre où je suis avec mesamis, mon entourage où on le voit ». Une nette séparation est faite entre l'aspect privé etl'aspect public de la vie. Ce qui est privé le reste, et ne transparaît pas dans la vie publiqueau sens de vie professionnelle.

La publicisation du privé ne correspond pas au choix du tatouge caché. Grégoire,conseiller financier justifie son choix « ça fait partie de la vie de pas se montrer tout le tempssous la même... forme, tu vois ». Contrairement aux tatoués visibles qui prônent une identitéplus affirmée, plus entière, il préfère une identité flexible, adaptable aux différentes situationsqu'un individu peut rencontrer dans sa vie quotidienne. L'individu garde la possibilité, nousallons le voir, de maîtrise des interactions.

Sans aller jusqu'au souci de garder sa légitimité, le jeu de l'identité flexible permetd'apporter une touche mystérieuse à l'individu. Une volonté de complexité existe chez cesindividus, qu'ils en aient conscience ou non. Nombreux sont ceux qui le traduisent dans leurdiscours. « Les gens la première impression, ils vont voir, bon il est pas gros mais un believedans le dos et un truc en arabe sur le flan ils vont se dire c'est un peu paradoxal » (Proposissus de l'entretien avec Emilie, étudiante). Tant la présence du tatouage que sa significationest pensée dans ce cadre du jeu et de la complexité. L'intention de piquer la curiosité d'autrui

62 Tatouage et piercing, un bricolage identitaire, in Identités. L’individu, le groupe, la société , Auxerre, Editions SciencesHumaines, 2004. (Traduction serbe), 109-118.

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est souvent assumée: « Je veux que ça réveille la curiosité, et puis le but c'est que ça révèleune partie de moi aussi » (JP étudiant 19ans); « J'aime le côté qu'on m'interroge... » (proposissus de l'entretien avec Adeline, employée de banque)

Une identité plus complexe grâce au tatouage, basée nous l'avons vu sur une rechercheen amont, est fortement valorisée. « Je pense qu'on a envie de montrer qu'on a quelquechose en plus » (propos recueillis lors de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant, 19 ans).L'identité individuelle dépasse l'identité sociale. L'individu s'offre le plaisir de pouvoirapparaître d'une manière différente de ce que l'on perçoit habituellement de lui. Le caractèrehistoriquement stigmatisé du tatouage rajoute une touche rebelle qui n'apparaît pas sansdéplaire à ces tatoués de l'intime. Le bricolage intervient dans le sens où leur tatouage,même s'ils s'en défendent, est pensé et construit dans l'optique d'une identité flexible. Sonemplacement doit pouvoir le rendre invisible dans une situation professionnelle et visibledans un cadre plus privé. A cela s'ajoute le bricolage du motif et de sa signification qui faitque même dévoilé, le tatouage reste mystérieux.

b. Le tatouage, un nouvel outil de distinctionCette réflexion sur le privé et le public, sur l'identité adaptable, nous amène à analyserle point commun qui unit le groupe des individus portant un tatouage caché. Par leurpositionnement dans la représentation du monde social qu'à proposé Bourdieu on peutdéduire qu'ils ont intégré les normes sociales de légitimité qui sont à la base de la hiérarchiede celui-ci. Ils ont, pour la plupart, suivi des études dans le supérieur, occupent des postes« à responsabilité » (employée de banque, conseiller financier...) ou ont l'ambition de lefaire s'ils sont encore étudiants (projet de chargée de mission, psychologue du travail...).Nous avons déjà vu cette possible inscription de la pratique du tatouage dans l'analysebourdieusienne des pratiques culturelles développée dans La distinction63. Aux tatouagesvisibles correspondent les individus ayant moins fortement intégré le système de valeurdominant et aux tatouages cachés correspondent les individus qui ont fortement intégré cesystème et participent pleinement à le perpétrer.

Dans une appréhension ethnologique du terme de culture, il apparaît que les goûtsen matière de tatouage (et notamment visibilité ou non) doivent être analysés comme lesgoûts de tout autre pratique culturelle : selon le principe que Bourdieu nomme l'habitus declasse. Cette notion reprend la définition de l'habitus individuel et la calque sur un modèlede classe, dans lequel la détermination des individus va être fortement basée sur sonappartenance à une classe sociale, ce qui va engendrer des goûts conformes à ceux de saclasse (en matière de nourriture par exemple le célèbre franc-manger populaire se distinguede la retenue de rigueur qui caractérise le repas dans une famille plus aisée). Et la classedominante impose la légitimité de sa domination à travers la légitimité de son goût.

Plus précisément, Bourdieu propose la vision selon laquelle les individus sont des« classeurs classés parmi leurs classements (…) qui se distinguent par les distinctions qu'ilsopèrent »64. Les goûts, qui sont affirmés ou trahis par les consommations des individus sontclassés et classants. Concrètement, cela revient à dire « Montre moi ce que tu consommeset je te dirai qui tu es ». Les consommations sont le produit et l'expression de l'habitus declasse. Et le tatouage, en tant que consommation d'un produit symbolique, consommationde sens, s'inscrit à mon sens parfaitement dans cette analyse.

63 Bourdieu, Pierre. La Distinction. Paris. Ed. De Minuit, 1979. 640p.64 Bourdieu, Pierre. La Distinction. Paris. Ed. De Minuit, 1979, quatrième de couverte

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Si le tatouage est un instrument de différenciation pour tous (tatoués dits visibles et ditsinvisibles), on peut le concevoir comme un instrument de distinction au sens bourdieusienpour les individus portant un encrage non exposé. Le tatouage est en voie de légitimation.Il s'expose partout dans les photos de mode et trouve des ambassadeurs dans le mondedu cinéma ou du sport. Il devient alors un plus qui permet paradoxalement de s'affirmercomme différent tout en s'inscrivant dans ce phénomène de légitimation. Toutefois, tous lestatouages ne sont pas une marque de distinction. C'est ici que la domination symboliqueentre en jeu. Seuls les tatouages portés par la classe dominante sont légitimes, puisquec'est elle qui impose par ses goûts la légitimité d'une pratique. On en revient à la définition du« beau tatouage » faite par les individus portant des tatouages cachés, qui correspondentplutôt au groupe dominant, qui repose sur les caractéristiques de discrétion, d'esthétique etd'intellectualisation du tatouage. Ces caractéristiques sont similaires dans l'ensemble desgoûts distingués et distinguants de la classe dominante. Afin de bien comprendre cettenotion de distinction et le lien qu'il existe entre le tatouage et les autres pratiques culturelles,on peut citer une définition de la distinction donnée par Bourdieu dans son livre homonyme :

« Le sens de la distinction, disposition acquise qui fonctionne avec la nécessitéobscure de l'instinct, s'affirme moins dans les manifestes et les manifestationspositives de la certitude de soi que dans les innombrables choix stylistiques outhématiques qui, ayant pour principe le souci de marquer la différence, excluenttoutes les formes (tenues à un moment donné pour) inférieure de l'activitéintellectuelle (ou artistique) (…) ».

Cette citation, bien que s'appliquant à l'activité intellectuelle, est superposable (et estd'ailleurs superposée par Bourdieu dans La distinction) à toutes les pratiques culturelles.Le tatouage est en effet un instrument pour se distinguer, « marquer la différence ».Parmi les individus tatoués, aucun lors des entretiens n'a mentionné son appartenanceà une hypothétique communauté de tatoués. Certains ont expliqué ne pas envisagerl'existence d'une telle communauté quand d'autres ont admis son existence mais leur nonappartenance à celle-ci. Pour être distingué, il faut bien se distinguer de quelque chose.Les goûts sont négatifs, ils ne sont que le dégoût d'autre chose, le positionnement dansun espace social donné. Pour le tatouage il s'agit de se distinguer des individus portantdes tatouages visibles, historiquement associés à des conduites déviantes (prison, drogue,gangs...).

3. Le triomphe de la conformitéMalheureusement pour eux, les tatoués aux encrages non exposés se retrouvent tousdistingués et donc conformes dans leur distinction. Ils sont d'ailleurs doublement conformepuisque soumis aux codes sociaux de l'interaction. Cependant, à la différence des individusportant des tatouages visibles, leur prise de liberté par le tatouage ne les y soumet pas.

a. La maitrise des codes sociaux de l'interactionPuisqu'ils ont fait le choix d'une identité flexible, les porteurs de tatouages cachés sontadaptables et gardent la liberté (qui n'en est pas une) d'être conformes aux normes sociales.Puisqu'ils peuvent avoir une apparence qui sera interprétée lors de l'interaction comme

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« normale », ils ne seront pas perçu comme porteur de stigmate et ne seront donc pas ensituation d'infériorité avant même la prise de contact.

Dans son ouvrage Les rites d'interaction (voir bibliographie) Goffman décrit les stratégiequi peuvent être mis en place par les individus pour sauver leur « face » ou celle des autres.Il s'agit pour lui de maintenir un ordre social en conservant la dignité de tous. On peutreprendre cette idée dégagée par Goffman et l'appliquer au le tatouage. Afin de ne pasperdre la face dans certaine situation ou faire preuve de la déférence qu'exige son rôle lesindividus peuvent cacher leurs tatouages, contrôlant ainsi l'information qui émane de saprésentation, de son apparence et évitant ainsi l'interprétation du signe qu'est son encragecorporel.

Un bel exemple de maitrise des codes sociaux de l'interaction a eu lieu lors desentretiens. Après un échange concernant l'impact des tatouages dans la vie professionnelle,j'ai tenté un résumé-raccourci de ce qui avait été dit « Donc tatouage est synonymede non crédibilité dans le domaine professionnel? », ayant pour réponse « Je neserais pas aussi catégorique que toi, je dirais que suivant les personnes auxquelles tut'adresses, effectivement le tatouage peut être un peu décrédibilisant dans des domainesde compétence un peu pointu »65: une fois de plus, tout est dans la nuance.

Contrairement aux tatoués visibles, les non visibles ne subissent pas par leur choix destigmatisation et de marginalisation du fait de leurs tatouages. Toutefois ils sont égalementvictime d'une double conformité, et leur liberté n'en est pas épargné pour autant.

b. Le tatouage dissimulé: une double conformitéRappelons tout d'abord rapidement la première conformité qui touche les individussouhaitant se distinguer par le tatouage: celle de l'uniformité. Si chacun se distingue, etde surcroît de la même manière, il n'est plus possible de distinguer qui est distingué. Ladémarche aboutit donc à son contraire, ce qui est le cas pour tous les phénomènes demode. Le tatouage est en effet objectivement à la mode, puisqu'en voie de légitimation.Porter un tatouage caché pour se distinguer revient paradoxalement à entrer dans une sortede conformité de distinction.

Toutefois, la conformité qui est selon moi la plus intéressante est celle qui émane dela soumission des individus aux normes sociales. Celle-là même qui leur permet de restemaitre des codes sociaux de l'interaction. Elle est parfois intentionnelle et parfois non, et sedécline selon plusieurs degrés. Certains se contentent d'avoir conscience de l'existence descodes sociaux et de l'inadéquation des tatouages visibles à ceux-ci (hormis les quelquesdomaines particuliers dans lesquels les tatouages visibles se transforment en atouts) et des'y soumettre à regret. « Moi personnellement j'aimerais pouvoir avoir un tatouage qui sevoit au boulot, mais je pense que foncièrement c'est un truc qui, oui surtout dans le milieuou j'évolue professionnellement parlant, ça peut forcément influencer » (propos issus del'entretien avec Adeline, employée de banque). Pauline, 21 ans, étudiante, explique quandà elle lors de notre rencontre : « Si un jour je suis psychologue du travail, je cacheraimon tatouage. Quand on voit qu'en France on peut pas porter de bermuda au boulot parexemple... forcément le tatouage... ». Elle explique par ailleurs que son tatoueur lui avaitdemandé quel métier elle voulait faire plus tard et s'est assuré que son code barre sur lepoignet pourrait éventuellement être caché avant de le lui faire, ce qui tend à montrer que

65 Propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier.

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les tatoueurs, souvent abondamment tatoués, sont bien placés pour comprendre l'aspectstigmatisant que peut revêtir un tatouage visible dans la vie professionnelle.

Même s'ils s'y conforment, ces individus émettent une réserve voire une opposition àl'encontre des codes sociaux qui régissent les interactions et hiérarchisent les pratiques.Toutefois, la conformité est poussée par certains au delà de l'action. Lors des entretiens, despositions tranchées sont ainsi apparues, accompagnée de justifications normatives sévèresà l'encontre des tatouages visibles et de ceux qui les portent. La première réaction pourjustifier son choix est de montrer l'aspect négatif du choix inverse, en l'occurrence ici letatouage visible, décrit comme « vulgaire » ou « trop exubérant ». La notion de respectrevient également. « Je pense que tout le monde a pas envie de voir un tatouage non plus.On a pas à lancer à la tête de quelqu'un qui regarde forcément... ou des gens qui en ontpartout » explique Jean-Philip, 19 ans, étudiant. Emilie, 25 ans, étudiante, se pose la mêmequestion du respect: « Quand on a des tatouages partout sur les bras et qu'on va parler àquelqu'un, est-ce qu'il a envie de les voir? ».

Enfin il y a ceux qui adhèrent totalement aux codes sociaux et l'expriment d'une façonplus directe, sans passer par une feinte oxymorique. « Je te dis pas que j'aimerais ouj'aimerais pas [qu'on puisse être tatoué dans la finance], juste que ça n'arrivera pas, etmême moi en ayant des tatouages c'est peut-être mieux comme ça aussi, c'est un trucassez personnel » explique Grégory, 27 ans, conseiller financier. Cette position concernantle tatouage est cohérente avec l'ensemble de son discours, qui dégage une maitrise (ausens de connaissance et de contrôle) des codes sociaux de l'interaction et une adhésionà ces codes (légitimité des codes vestimentaires, légitimité de l'âge sur les plus jeunes...).C'est un ensemble cohérent qui témoigne de l'habitus de classe incorporé par l'individu etqui fait qu'il se soumet volontairement à cette conformité.

c. Et la liberté dans tout ça?Du coup, la question est de savoir où est passé la liberté, qui est rappelons le à la basede la démarche du tatouage. Certes un semblant de liberté a été pris avec le marquaged'une inscription personnelle sur le corps, mais nous avons vu que les choix d'un motifpersonnalisé, plutôt de taille modeste et surtout aisément dissimulable étaient déterminéspar l'appartenance sociale. Qu'est-ce que la liberté sinon le choix. Et qu'est-ce que ledéterminisme sinon l'illusion d'un choix. La liberté des joueurs est niée une première fois.

Le phénomène social qui double cette négation de liberté relève plus de l'analysegoffmanienne du monde social. Les individus, par le choix d'un tatouage caché, ont tentéde multiplier leurs rôles. Le jeu consiste à conserver son identité sociale dans le milieuprofessionnel et à modifier son identité privée. Cependant cette stratégie, qui est vécu parles individus comme le moyen de se libérer de cette identité sociale, de ce rôle social,n'aboutit finalement qu'au renforcement de ce rôle. L'individu prend une liberté dans l'espaceconfiné que lui réserve la société pour le faire, à savoir non pas son corps mais une partiede son corps. L'individu sacrifie sa liberté à sa présentation de soi et sa légitimité. Il est, parce choix, davantage encore engagé dans son rôle social, puisqu'il s'y soumet totalement.

Certes il possède une place plus valorisée socialement que ses comparses portant destatouages visibles, mais sa liberté est autant soumise aux déterminismes et au poids desstructures qu'eux.

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Conclusion

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Conclusion

Après cet élan de fatalisme, soyons plus fatalistes encore et revenons à la question dedépart qui était de savoir qu'elles étaient la ou les motivation(s) pour les individus de se faireencrer le corps. Nous sommes parti sur le postulat de la liberté, qui s'exprime différemmentselon que le tatouage est visible ou non. Cette liberté passe malgré tout chez l'ensembledes tatoués par une expression de son identité, et une construction de ses frontièresindividuelles, tant physiques que psychiques.

Toutefois, il ne faut à mon sens pas voir la pratique du tatouage comme une crised'adolescence, parfois tardive, nécessitant à tout prix une sur-signification du corps. Letatouage relève selon moi plus d'une crise de l'existence, ce qui tendrait à se rapprocherde la vision proposée par Alain Ehrenberg. Il peut alors être perçu comme une tentativede lutte contre la condition humaine : non pas la condition de mortel de l'Homme maissa condition d'être social. Dans le cadre de liberté que semble être l'individualisme, lesindividus cherchent à exister comme ils peuvent et notamment au travers de la pratique demodification corporelle et de soi qu'est le tatouage. Cependant ils agissent plutôt de la façondont leur environnement les déterminent à le faire.

Vécue comme une démarche personnelle, le tatouage est en fait une démarche socialede prise de liberté par rapport aux codes sociaux et aux rôles qu'ils construisent et imposentaux individus, qui eux-même les perpétuent en s'y soumettant. Le marquage corporel estune revendication de l'appartenance à soi. Cependant, l'interprétation qui peut en être faitede stigmate piège les individus portant des tatouages visibles dans une aliénation à l'autre etune position d'infériorité voir de rejet aux marges de la société. Les tatouages cachés, quantà eux, sont la marque de l'adhésion de l'individu aux chaînes sociales qui le contraignent.Cette adhésion n'est finalement que le renforcement de ces contraintes.

En guise d'ouverture je souhaiterai souligner une piste qui m'a paru très intéressantelors de la lecture de Ehrenberg et lors des entretiens mais que je n'ai eu la possibilitéd'explorer par manque de temps.

Il s'agit du parallèle, déjà énoncé, qu'il est envisageable de faire entre la pratique demodification corporelle qu'est le tatouage et les pratiques de modification psychique, desoi que sont les drogues. Toujours dans le cadre d'analyse proposé par Ehrenberg, onpourrait plus précisément faire un parallèle entre le tatouage et les drogues licites, sanseffet secondaires, dont l'exemple le plus répandu est l'addiction médicamenteuse.

Les individus sont en effet unanimes sur le fait que le tatouage est une addiction « C'estune envie tu vois qui revient, t'as un peu du mal à t'arrêter »66. Certains évoquent mêmel'idée de drogue: « C'est... c'est... c'est pas une drogue mais... le premier que j'ai fait je suissorti j'avais envie d'en faire un autre, pourtant j'avais mal »67. Alors que certains évoquentune approche consumériste du tatouage, on peut y voir une solution incomplète à un mal-être, tout comme le serait une drogue : le mal-être de l'individu moderne. Cependant, poursuivre l'analyse de Alain Ehrenberg, ce mal-être ne naitrait pas de la perte de repère desindividus mais, comme évoqué précédemment dans le mémoire, d'une généralisation de la

66 Propos issus de l'entretien avec Julie, travailleur dans le domaine de l'humanitaire.67 Propos recueillis lors de l'entretien avec Nicolas, travailleur dans le BTP.

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norme d'autonomie qui veut que, contre la théorie de l'assistance, l'individu trace sa proprevoie. Le tatouage serait alors une solution pour pallier à l'incapacité des individus à faireface à cette injonction d'être soi.

A creuser...

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Bibliographie

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Bibliographie

Ouvrages

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philosophiques. Jouve, Mayenne. Presse Universitaires de Rennes, 2010. 391p.Corcuff, Philippe. Les nouvelles sociologies -2e éd. Barcelone. Armand Colin, 2009.

122p.Duret, Roussel. Le corps et ses sociologies. Barcelone. Armand Colin, 2005. 128p.Ehrenberg, Alain. La fatigue d'être soi: dépression et société. Ed. O.Jacob, 1998.Ehrenberg, Alain. L'individu incertain. Millau. Hachette Littératures, 2009. 351p.Ferrand, Michèle. Féminin, masculin. Paris. La Découverte, 2003. 123p.Goffman, Erving. Stigmate. Les usages sociaux des handicapes. Paris. Ed. De Minuit,

2005. 175p.Goffman, Erving. La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi.

Paris. Ed. De Minuit, 2006. 252p.Goffman, Erving. Les rites d'interaction. Paris. Ed. De Minuit, 2005. 230p.Kaufmann, Jean-Claude. L'enquête et ses méthodes. L'entretien compréhensif – 2e éd.

Paris. Armand Colin. 2008. 128p.Le Breton, David. Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles.

Paris. Ed Métailié, 2002. 225p.O'Neil, John. Le corps communicatif. Etudes en philosophie, politique et sociologie

communicatives. Paris. Ed Méridies Klincksieck, 1995. 393p.

Revues

Ogien, A. (2005). Le remède de Goffman ou comment se débarrasser de la notionde self, Séminaire Cesames, le mental, le vivant, le social, 20 janvier. Disponiblesur internet <URL : http://cesames.org/seminaires.htm> Albert Ogien CESAMES .20.1.2005

BEDIN Véronique et FOURNIER Martine , « Pierre Bourdieu », La Bibliothèque idéaledes sciences humaines, Editions Sciences humaines, 2009.

Tatouage et piercing, un bricolage identitaire, in Identités. L’individu, le groupe, lasociété, Auxerre, Editions Sciences Humaines, 2004. (Traduction serbe), 109-118.

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Le tatouage ou l'illusion de liberté

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Sondage IFOP, Les français et le tatouage. Jérôme Fourquet, paru le 25 juillet 2010.

Documents multimédias

http://www.tattoo-passion.com

Film Road mov'ink, de Florian Cavaleri. 2009. France. 52 minutes. Mini DV.

Grille de questions∙ Peux-tu me décrire ton/tes tatouage(s)?∙ Pourquoi avoir choisi ce motif? Qu'est-ce qu'il représente pour toi? Penses-tu qu'il

représente la même chose pour les autres?∙ Aimerais-tu te faire faire d'autres tatouages? Lesquels? A tout âge?∙ Qu'est-ce qui t'as donné envie de te faire tatouer?∙ Pourquoi t'es tu fais tatouer? A quel âge?∙ Depuis quand avais-tu envie de le faire?∙ Pourquoi ton tatouage est-il visible ou non visible?∙ As-tu toujours aimé les tatouages?∙ Ta vision du tatouage a-t-elle évolué dans le temps? depuis que tu t'es fait tatouer?∙ Est-ce que te faire tatouer a été une expérience importante pour toi?∙ Le regard des gens est-il différent maintenant que tu es tatoué? Les garçons? Les

filles? Les tatoués?∙ En général quels tatouages préfères-tu? (Filles/garçons?)∙ Quels tatouages n'aimerais-tu vraiment pas avoir? Pourquoi?∙ Quels sont ceux que tu aimes le moins? (Garçons/Filles?)∙ Le tatouage se développe, est-ce que ça te fait plaisir?∙ Est-ce que tu t'imaginerais sans ton tatouage aujourd'hui?

Après mon premier entretien j'ai essayer de poser plus de question personnelle, sur leressenti de l'individu, et sur la représentation en général, du tatouage, de soi, des autres...De plus, mon questionnaire a du évoluer du fait de l'abandon de l'hypothèse sur les genreset du recentrage sur les trois hypothèses actuelles.

Entretien n°1/!\ A consulter sur palce au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques deLyon /!\

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Bibliographie

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Entretien n°2/!\ A consulter sur palce au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques deLyon /!\