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Les mèli-mèlo de Lèa

Le survivant de Sormiou

RomanMagalie Damel

IllustrationsYves Attard

À mes tendres années

Au café du centre à Marnay, sur le pont de Besançon,devant une partie de mah-jong, sur le banc de l’école supérieure

de journalisme, au bord d’une piscine à Saint Martin de Crau,au sommet de l’Ermitage, sur une terrasse du Vallon des Auffes,

devant un café dans un bureau sans fenêtre où l’espritse plaît à batifoler, merci à toutes celles et ceux

qui m’ont aidée à maîtriser mes dérapages incontrôlés,qui m’ont incitée à suivre mes propres trajectoires

et à tracer ma course... jusqu’au drapeau à damier.Mention spéciale pour leur patience à Catherine Gillet,

Enrique Lopez, et mes parents.

Magalie Damel

Ouvrage publié avec le concours financierde la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur

© Éd. ROUGE SAFRAN - X /2002ISBN : 2-913643-15-4 - ISSN : 1624 - 2122

“ Loi N° 49-956 du 16 juillet 1949sur les publications destinées à la jeunesse”

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Vallon des Auffes :jeudi, 15 heures 12

RIEN NE VA PLUS. SIAM A FAIT UNE FUGUE. UNE PREMIÈRE !Léa a eu beau s’époumoner, siffler, explorer les moin-dres recoins du pavillon, du rez-de-chaussée à l’étage,depuis ce matin, pas la moindre trace de son petitchat. Ni sous la douillette couette fuchsia qui recou-vre son lit, ni dans les placards à l’intérieur desquels laboule de poils se laisse volontiers enfermer pour som-noler en toute quiétude. Aucun indice non plus, dansle fouillis verdoyant du jardin, son terrain de jeu deprédilection.

D’habitude, les facéties de Siam la font rire aux lar-mes. En ce milieu d’après midi, Léa sent une grosseboule d’angoisse peser sur son estomac douloureux.Et si quelqu’un avait fait du mal à mon bicoulou ?Dans les alentours, certains détestent les animaux.Surtout les chats noirs accusés de porter malheurdepuis des lustres… Ou si l’imprudent était parti pro-mener ses coussinets roses, près du port de pêche duVallon des Auffes, là où la mer affleure les rochers ? Il aurait pu glisser et boire la tasse…Et s’il avait suiviles travioles* et les escaliers qui remontent vers laCorniche ? Une voiture aurait pu…

Léa ferme les yeux. Elle doit éviter d’imaginerun drame pour l’instant. L’heure est aux recherches

5*: expression marseillaise pour désigner des chemins de traverse,des raccourcis.

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oreille. Son père a eu l’idée des affichettes avantle déjeuner. Il l’a aidée à scanner sa photo favorite :Siam, sourire aux moustaches, yeux verts à demi-fer-més par le sommeil, corps noir alangui sur le canapérouge du salon. En dessous, le message suivant encaractères gras:

Si vous avez vu ce chatde deux ans, stérilisé et tatoué

NDY 216, contacter le 06 00 18 34 65 Léa Serpolet, 13 ans,

l’attend avec impatience.

Un clic sur l’icône de l’imprimante et les feuillesdégoulinent de la canon BJC4300 pour atterrir sur lamoquette. Léa les saisit, met un rouleau de scotchdans la poche de sa veste en jean, et la tournée duVallon des Auffes commence.

La famille Serpolet habite au n°29 en haut de la rueprincipale, dans un pavillon aux dimensions irréguliè-res. Le luxe de cette ancienne maison de pêcheur :une terrasse, aux tommette rouges et poussiéreuses,ouverte sur un jardin rectangulaire, exigu mais pro-fond. Un jardin extraordinaire. La vigne vierge poussecomme elle veut, le bougainvillier offre ses fleurs vio-lettes seulement s’il l’a décidé, et les herbes folles sontsi hautes qu’un jour, peut être, elles caresseront le cielde Marseille. La nature est ici chez elle. CatherineSerpolet adorerait la discipliner à force de terreau etde sécateur. La zone lui est interdite ! Son mari et sesdeux filles doivent déjà supporter sa maniaquerie danstoute la maison. L’horreur pour Léa dont les vêtementsregagnent rarement l’armoire et s’amoncellent sur

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intensives et le temps presse. Elle quitte le vallon dansune heure pour aller passer quelques jours de reposdans le cabanon de Sormiou avec ses parents et sasœur.

Demain, vendredi, est un jour férié. La familleSerpolet compte en profiter pour prendre l’air. Sesparents François et Catherine ont enduré une surdosede réunions enfumées, de pianotage intensif sur le cla-vier de leurs ordinateurs, de crispations cervicales cau-sées par une téléphonite aiguë. Sa sœur Milena sera aucalme pour plancher sur ses révisions du bac. Quant àLéa, elle est aux anges à l’idée de manquer l’écolesamedi matin. Pour une fois, sa mère n’a rien trouvé àredire à cette défection scolaire. Quel soulagement simaintenant, elle pouvait récupérer Siam avant demonter dans le 4X4 familial !

En cette première quinzaine de mai, le beau tempsqui s’installe sur la cité phocéenne, réchauffe les ruel-les étroites et les escaliers escarpés du quartier. Lesrayons du soleil déposent leurs paillettes dorées sur levallon blotti au creux de la colline veillée par Notre-Dame-de-la-Garde, un vallon en forme d’assiette creu-se aux bords ébréchés, embaumé par l’odeur desnéfliers, des glycines et des seringats, calme et préser-vé, en plein cœur de la bruyante agglomération mar-seillaise.

La brise marine soulève les cheveux blonds de Léaqui la gênent pour coller les affichettes sur les façadespastel des petites maisons pelotonnées les unes contreles autres. À chaque rafale, d’un tour de doigt, ellerabat quelques longues mèches volages derrière son

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Loubna, c’est la meilleure amie de sa maman et sanounou depuis qu’elle est toute petite. Quand Léa adu chagrin, il n’est pas rare qu’elle trouve du réconfortdans les bras de cette femme de 40 étés à la longuechevelure de feu, belle et forte, épaulée par son mariHakim dans l’éducation de leurs trois enfants, Faissel,Slimane et Zorica. Loubna… la bonne fée des chats duquartier. Elle lui a promis de chercher son petit chatégaré pendant son absence. Elle les nourrit tous. Ellea même fait campagne pour les faire stériliser par laSPA. Car les chats, pour leur reproduction, ils ne seposent pas de question, mais ils posent des problè-mes. Leurs amis et leurs ennemis se sont déjà fait laguerre au Vallon. Certains n’hésitent pas à placer lesportées inopinées dans des cartons contre la rouearrière des voitures. Et quand l’automobiliste démarre,l’affaire est réglée. D’autres mettent du poison dans lespâtées. À cette idée, elle a un haut le cœur. Loubna luirépète que les félins maltraités sont plus heureux auparadis des chats, et qu’aujourd’hui, après plusieursmois de palabres, un pacte de non agression a étéconclu. Il n’empêche que ces belles paroles ne cal-ment pas complètement son inquiétude.

À bord de la voiture qui se faufile dans les embou-teillages sur la Corniche, Léa crispe sa main sur l’ac-coudoir en cuir noir. À gauche, les villas baroques duRoucas Blanc puis l’avenue du Prado aux larges voieslatérales bordées d’arbres et d’immeubles cossus. Àdroite, la mer scintillante et les îles caillouteuses desGoudes saupoudrées d’une lumière qui décline lapalette subtile des blancs, des jaunes, et des ocres.Rond point de la statue de David, le « tout nu », commeelle a coutume de le surnommer. Bien que la pensée

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la chaise de son bureau pour former un tas arc-en-cielà l’équilibre précaire.

D’un pas alerte, Léa dépasse le premier coin de rue.Arrêt prolongé en position accroupie pour guettersous les jupes des voitures. Siam adore s’y réfugier.Rien, seulement du gravier. Compatissants, les com-merçants du quartier qu’elle questionne sont désolésde ne pas pouvoir la renseigner. Le dernier auquel ellerend visite, Yoyo, pizzaïolo agréé du quartier, tient lerestaurant dont la terrasse donne sur le joyau du val-lon, un port de pêche miniature, marine idéale pourtremper les pinceaux d’un peintre, avec son lingebariolé suspendu aux fenêtres et ses balcons auxbalustrades fleuries. Protégé par les arcades d’un pontsemblable à un aqueduc, il forme un écrin étroit pourles « pointus » colorés des riverains et des pêcheurs.

Gros bras mais cœur d’artichaut, Yoyo opère unetentative destinée à rassurer la galinette qu’il berçaitdans ses bras quand elle avait à peine trois mois :

- Arrête de t’engatser ! Ta bestiole, c’est pas le pre-mier chat qui se perd et qui reconnaît le chemin de sagamelle de croquettes. File rejoindre tes parents quevous partez au cabanon. Moi, ça va être l’enfer ici encuisine ce soir !

Yoyo a raison. Il est déjà 16h45. Sur le chemin du retour, Léa se sent glacée en dépit

de son blouson boutonné de haut en bas. Elle retientles grosses larmes qui mouillent ses yeux myosotis.L’effort lui fait mal au fond de la gorge, juste là où elleavale sa salive. Elle s’essaie encore à quelques siffle-ments. Aucun miaulement ne vient y faire écho. Saseule consolation : sa voisine Loubna chez qui elle estpassée aussitôt la disparition constatée.

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il fait chaud et les valises sont lourdes. Depuis laplage, Manon et Nina agitent leurs bras :

- Miss soupe au lait, tu rappliques ? On a des tas dechoses à te raconter !

La tentation est trop forte. Au beau milieu du trajet,Léa abandonne lâchement à Milena les derniers sacsqu’elle était censée porter. Elle dévale le sentier façon-né par les pas des marcheurs. Marcello, le gardien dela calanque l’a légèrement aménagé cet hiver pour évi-ter les éboulis et les entorses. Il mène jusqu’à la mai-son du vieux concierge qu’elle ne manque jamais desaluer. Elle lance un tonitruant Bonjour ! en passant, etune fois arrivée sur le sable tiède de la plage, volentdans les airs ses sandales, son tee-shirt blanc et sonLevi’s 525 taille basse. Ses affaires atterrissent sur laserviette de Manon à quelques centimètres de sonvisage :

- Vous arrêtez toutes les deux de m’appeler Misssoupe au lait !

Elle est en maillot de bain, prête à en découdre.- Oh, ça va ! Toute la classe t’appelle comme ça.

Serpolet soupe au lait, Serpolet soupe au lait …Oh, tune vas pas en faire un fromage. Et puis, tu es fada ouquoi de lancer tes affaires comme ça…tu as failli mepulvériser la tête !

- J’ai une bonne raison d’être de mauvais poil. J’aiperdu Siam.

- Tu as perdu Siam ? Tu parles ! Il va rappliquer tonchat. Il est parti draguer, c’est tout....

Manon Guibaud n’a jamais sa langue dans la poche.Aux cours de danse, elle est toujours la « preum’s » àprotester quand la prof ajoute au programme d’é-chauffement, des étirements et des assouplissements.

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de sa boutade habituelle lui amène un sourire, ses lèvres demeurent soudées tandis que sa sœur Milenaet sa mère jacassent avec entrain. Giratoire directionBonneveine, la traversée de la cité des Cayolles et lesvirages tourmentés de Sormiou. Les kilomètres effacentprogressivement l’image de Siam. Au détour d’une ulti-me épingle à cheveu, enfin, la magie opère. En bas,d’une route sinueuse où deux voitures peuvent àpeine se croiser, la calanque surgit, étincelante dansson étui de rochers blancs. Le panorama est si lumi-neux qu’il arrache Léa à ses sombres préoccupations.

- Il me tarde de retrouver Manon et Nina à la plage,lâche-t-elle soudainement toute excitée.

- Comme si tu les avais pas vues depuis des siècles !Vous êtes ensemble en classe, ensemble à la danse, etvous vous appelez, au bas mot, entre dix et vingt foispar jour ! De toutes façons, avant de t’évaporer dansla nature, tu as intérêt à nous filer un coup de mainpour apporter les affaires au cabanon !

- D’ac o’ d’ac…maman.- Ce que tu m’énerves avec cette expression !

la reprend Milena, tu ne peux pas dire d’accord,comme tout le monde!

Serpolipopette, – c’est le juron qu’a inventé pourelle sa Mamé histoire de l’empêcher d’apprendre desgros mots en grandissant - il faut la prendre avec despincettes la grande sœur depuis qu’elle passe son tempsle nez fourré dans ses bouquins.

Au début, Léa met de la bonne volonté pour parti-ciper aux va- et- vient…et elle vient et elle va, du cof-fre du 4X4 à la terrasse ombragée du cabanon, pourtransporter tout le barda de la famille Serpolet. Il estdes corvées auxquelles on échappe pas ! Pourtant,

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- Maman, je te l’ai déjà dit, se plaint Léa, sourcilsfroncés. On n’aime pas l’ail. Pourquoi tu en as misdans la salade ?

- Mais je te signale que pour vous, j’ai fait un platspécial ! Tu ne le vois pas là devant ton nez ?

La réplique est assortie d’une pichenette sur lachère tête blonde qui lève les yeux au ciel, tandis queMilena, excédée par les caprices de sa petite sœur,prend son ton de mère supérieure :

- Maman s’est décarcassée pour faire un bol desauce juste pour vous. Elle a préparé ce matin tongâteau préféré à la cannelle pour te faire plaisir, et toi,avant de réfléchir, déjà tu râles ! Si seulement tu pou-vais tourner 7 fois ta langue dans ta bouche …

La langue, Léa la lui tire en guise de réponse.Manon et Nina pouffent de rire. Elle est de plus enplus hautaine cette Milena. D’ac o’d’ac, elle a presque18 ans, elle passe son bac elle range sa chambre et reti-re ses vieilles baskets pour marcher sur le tapis tout neufdu salon et tout et tout... Mais enfin, ce n’est pas une rai-son pour se donner des grands airs de princesse !

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Au collège, rares sont les filles qui osent tarabuster lapetite brune rondelette aux allures de garçon manqué.Nina, elle, reste silencieuse. D’ordinaire douce etenjouée, Miss Sautecoeur est d’humeur chagrine. Avecses longs cheveux noisette, ses yeux mordorés, sonteint moka et sa silhouette de sylphide*, elle estconvoitée par de nombreux prétendants et doit sûre-ment être en proie à de graves problèmes sentimen-taux. En ce moment, Jérôme est “THE” prince char-mant. De longue elle en parle. Et patati pendant lesexercices à la barre, patata à la récré, et si et mi autéléphone. Affalée sur le ventre, le visage collé à sa ser-viette de bain, Nina est en proie à de terribles interro-gations :

- Je lui ai dit que je partais passer le WE avec mesparents à Sormiou et lui, nada, niet, dégun !

- Que dalle, pas une réaction, pas un mot ? Il vat’appeler… ou t’envoyer un texto, tempère Léa.

- Tu rêves ! le portable de Nina ne passe pas ici. Ses parents lui ont pris un abonnement chez un

opérateur bidon. Si ce Jérôme était vraiment accroc, ily aurait pensé.

La remarque signée Manon achève de déprimerNina. Pour détendre l’atmosphère, Léa propose à sesdeux amies d’aller se baigner et de prendre les raquet-tes de badmington. La partie finit par arracher des riresstridents aux trois adolescentes qui alternent jeux,confidences, et derniers potins sur les stars jusqu’audîner. La journée s’achève dans la gaieté autour de latable dressée par Catherine Serpolet. Elle a convié letrio à se régaler d’un plat de poivrons à l’huile d’olive,d’une salade à l’ail, et de quelques tartines agrémen-tées de filets d’anchois.

12 *: génie aérien féminin plein de grâce. Par extension signifie léger etmince.

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Quartier de la Belle de Mai :jeudi, 16 heures 56

IL EST ASSIS SUR UN MATELAS DÉFONCÉ, JETÉ À MÊME LE

carrelage sale d’un appartement aux murs tâchés et àla peinture verte écaillée. Angelo prend ses oreillesentre ses mains, ses coudes moulés dans les os de sesgenoux. Foutue journée ! Tout a basculé en un éclairce matin. Pourtant, l’opération était bien rodée, ils n’enétaient pas à leur coup d’essai. Le quatrième braquageen quatre mois. Enfin, pour Angelo, c’était seulementle deuxième. Il a été recruté par le chef il y a quelquessemaines.

En tout cas, Bébert le gabian était satisfait de mesperformances. Super content même. Il disait que je pro-gressais à la vitesse grand V !

Son regard de braise s’enflamme au souvenir ducompliment. Angelo était tellement heureux de faire dubusiness pour l’un des plus grands caïds de la côte. Ladevise du boss : du blé en pagaille mais pas une gout-te de sang. Un côté Arsène Lupin avec le style enmoins. Parce que pour les attaques, ils ne font pas dansla dentelle. À coups de voiture-bélier, ils défoncentle rideau de fer des bijouteries ! En plus, s’il n’y a paseu de sang versé, c’est parce qu’il n’y a jamais eu demic-mac. Jusqu’à ce matin, quand ça a failli mal tourner,avec les flics qui les ont dérangés en pleine action.

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Angelo sait que le chef n’a pas parlé. Plutôt mou-rir que de livrer des informations aux képis. Mais cesderniers les ont peut être suivis ou ils les espionnentdepuis plusieurs jours et vont débarquer d’une minu-te à l’autre...Une crampe fulgurante tord les tripesd’Angelo. Son visage taillé à coups de serpe secontracte. Une odeur aigre de transpiration imprègneson tee-shirt noir sous ses aisselles.

Il faut trouver une planque où ils pourront passer lanuit. Impossible de se séparer de Manu et Momo. Ilsvont trouver ça louche. Bon sang, il me faut un plan,je dois me concentrer…

Le truand essaie de se calmer. Il réajuste avec fébri-lité le catogan qui retient ses épais cheveux charbon-neux puis plonge la main dans la poche de son jean.Une cigarette. Pas de briquet, pas de boîte d’allumet-tes. Il balance la cigarette éteinte sur le matelas et sai-sit le bout de papier du chef. Le plan que Bébert leGabian a griffonné sur la feuille quadrillée n’est paspourtant bien compliqué. Toute la difficulté dele déchiffrer réside dans cette simplicité. Angelo n’ycomprend rien. Que peut bien vouloir dire ce trait coupépar une croix avec cette indication « le survivant »,un trait ondulant dont les extrémités portent les nomsdes calanques de Morgiou et Sormiou ? Sormiou…elleest peut être là bas la solution pour cette nuit.

La calanque a servi de base arrière pour le dernierbraquage. Après avoir cambriolé une bijouterie de larue Francis Davso, ils ont décampé directionMazargues pour cacher la voiture dans une pinède etfiler à travers la colline. Arrivés sur les hauteurs deSormiou, à quelques encablures du petit port, Angeloavait ancré son voilier « Le Pitalugue » dans un repli dela falaise. Ils ont brûlé leurs fringues, leurs cagoules 17

Des images et des sons assaillent son esprit. Cinqheures du matin à sa montre, les beaux quartiers PradoParadis. Tout à coup, la sirène de l’alarme de la bijou-terie qui se déclenche avant que le rideau de fer necède au pilonnage, le girophare des flics, leur fourgonqui bloque la voiture. Les quatre malfaiteurs s’extirpentdu char d’assaut, tirent quelques coups de feu en l’airet courent à perdre haleine dans les rues. Le chef, saseule erreur tactique, c’est d’avoir choisi la mauvaiserue. Les flics l’attendaient 200 mètres plus loin, alorsque Momo, Manu et lui ont réussi à s’échapper.

À l’instant même où l’urgence et l’instinct les ontengagés sur des chemins séparés, le Chef a agrippé lebras d’Angelo :

- Si ça tourne mal, tu prends le relais. Tu com-prends ce que je te dis ?

Angelo a acquiescé les yeux exorbités, le soufflecourt.

- Si jamais je me fais aganter par les condés, tudevras trouver le moyen de me tirer d’affaire et deveiller sur le fric. Tiens, prends, ça te sera utile.Personne, tu entends, personne ne doit mettre la maindessus. Je l’ai fait au cas où ça chauffe.

Bébert le Gabian l’a forcé à ouvrir ses poingscrispés pour lui glisser un bout de papier. Illico, lesdoigts d’Angelo se sont refermés dessus, comme desgriffes. Le chef l’a gratifié d’une accolade avant deprendre ses jambes à cou et de l’avertir:

- Et là, je peux te dire mon pote, que c’est chaudbouillant pour se barrer…

Tellement chaud qu’il s’est finalement fait griller.Maintenant je me retrouve tout seul. Où plutôt coincéentre mes deux collègues Momo et Manu partis décom-presser chez Jasmine.16

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veulent nous mettre le grappin dessus après nosexploits de la matinée. Il ne faut pas traîner dans lesecteur.

- Il a raison, approuve Manu. Il pose sa main sur l’avant-bras poilu et tatoué de

Momo en signe d’apaisement. Le molosse affiche fiè-rement la reproduction d’un poignard autour duquels’enroule un serpent, manière d’en coller plein la vueà l’insolent qui oserait s’attaquer à lui.

- Et qu’est-ce qu’il propose le bouffon ?Momo ne l’aime pas. Angelo le sait. Il lui en veut

d’être le protégé du chef après si peu de temps. Lui,ça fait des années qu’il bosse dur, pour ne récolter quedes miettes de sa considération.

- Je vous expliquerai dehors. On va sortir par lacour intérieure qui donne sur l’autre côté de la rue.Après, pour devenir transparent, il faut se fondre dansla foule. No stress, ok, et pour ce soir, j’ai réfléchi à uncoin qui pourrait nous convenir.

Les deux acolytes échangent un long regard et selèvent comme un seul homme. Angelo ouvre la porteet sans sourciller les laisse passer devant lui. Jasminen’a pas bougé d’un centimètre depuis son apparition.Elle est appuyée contre son évier d’où débordesa vaisselle sale, les bras croisés sur sa poitrine, l’airmalade avec ses cheveux noirs mal peignés et sesyeux cernés.

- Toi, tu n’as pas intérêt à faire ta “bazarette”*. Tune nous as jamais vu. Capito !

D’ordinaire, Angelo a de la compassion pour cettefille. Pour la première fois, il vient de lui parler avecfroideur et mépris comme un coq qui a décidé derégner sur sa basse cour.

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noires et leurs gants, enfilé des habits de pêcheurs etvogue la galère…Angelo, à la barre, les a ramenés dansle port de Marseille, ni vu ni connu. Le boss avait étébluffé par sa parfaite connaissance du coin. Depuis sonenfance Angelo arpente cette côte sauvage et ensorce-lante. Il connaît tous les secrets des crêtes et des aiguillestrouées de cavités obscures et hérissées de pins tordus.D’ailleurs, ça lui fait penser à un lieu sûr pour se repo-ser peinard. Personne ne pourra venir les déranger.Seulement, il faut la jouer discret, discret, parce que si jeme fais repérer avec mes deux tronches d’aï *…Mieuxvaut attendre la tombée de la nuit. Mais pas question derester une minute de plus dans cet appart.

Il va aller chercher Momo et Manu chez Jasmine lavoisine pour lever le camp. Elle habite le logement d’àcôté, qui a le mérite d’être propre, équipé d’un frigo,d’une cafetière et d’une cuisinière en état de fonction-ner. Elle a le temps d’astiquer et de briquer, Jasmine,depuis deux mois ! Son amoureux est parti conter fleu-rette à une autre, et elle vient de perdre son travail decaissière chez Tati, dans la rue de la République. Alors,maintenant qu’elle est obligée de se dépatouiller, la“peucherette” a quelques mauvaises fréquentationsavec qui elle traficote et à qui elle fait toujours coulerun bon café quand les temps sont durs.

- Oh, les gars, on change d’air. Il ne faut pas queles flics nous trouvent ici. On a déjà une sacrée veinequ’ils ne nous aient pas encore pincés. Y’a urgence àtrouver asile quelque part.

Momo et manu, le nez dans leur tasse de café,lèvent lentement les yeux sur lui :

- Tu te prends pour qui pour nous donner desordres, demande Momo l’air agressif.

- J’essaie de réfléchir, point barre. Si les flics nousont pistés, ils vont débarquer ici. T’imagines bien qu’ils18*: têtes d’ail. Usité localement, même si l’expression est d’emploi national.

*: le nom féminin en Provençal “bazaretto” désigne une commère, unepersonne intarissable qui inspire la méfiance chez les confidents.

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3Calanque de Sormiou :

jeudi, 23 heures 03

LE CAFÉ ET LA DERNIÈRE BOUCHÉE DE CAKE À LA CANNELLE

engloutis, Léa obtient la permission d’une promenaded’une demi-heure pour accompagner ses amies à leurscabanons. Manon la première, parce qu’elle est fati-guée et qu’elle a décidé d’aller se coucher tôt - quandManon Guibaud a décidé, il faut se lever de bonneheure pour la faire changer d’avis - puis Nina, qui abesoin de s’épancher auprès de Léa. Léa voit rarementson joli minois si troublé. Elle s’appuie sur son brascomme sa Mamé de Fontvieille sur sa canne de roseauquand elle veut aller voir si le moulin d’AlphonseDaudet est toujours à la même place.

Arrivée devant le cabanon des Sautecoeur, Ninapresse soudain rageusement les touches de son porta-ble pour consulter sa messagerie désespérément vide.

Pas de nouvelle, bonnes nouvelles, présume Léa.Mieux vaut se montrer rassurante vu la mine déconfi-te de son amie!

- Sois patiente, tu ne passes ici que deux petits jourset demi, la câline-t-elle en enroulant avec affection sesbras autour des épaules de Nina.

Celle-ci se laisse aller puis se ressaisit pour scruterla vérité dans le regard de Léa:

- Tu crois vraiment que Jérôme tient à moi, ou alorsje ne suis pour lui qu’une…amourette ? Tu sais, depuisle mois de septembre, il en a collectionné plusieursdes petites copines qui sont comme nous en 4ème.

- Ça fait des semaines qu’il te bade à la récré !Et puis, vous vous êtes embrassés plusieurs fois 21

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a fait. Ni les mises en garde, ni les menaces. En pèreattentif, François Serpolet a pris le relais, bien que ceshistoires le fassent plutôt sourire. Plusieurs fois, il atrès sérieusement confronté la réalité des faits aux pré-dictions de Léa pour lui démontrer que ces pratiquesne fournissent en aucun cas des réponses exactes àdes problèmes précis.

- Léa, que tu t’amuses, passe encore. Mais je faisconfiance à ton bon sens pour ne pas gober n’impor-te quoi. On est d’accord ? Tu sais comment ils écriventleurs horoscopes dans les quotidiens ? Ils tirent au sortdes petits papiers sur lesquels chaque journaliste aécrit une phrase et ils la recopient …

Pour avoir la paix, Léa a hoché la tête avec beau-coup de sérieux, puis elle a continué à tirer les cartesen cachette. Depuis quatre semaines, elle est doncpassée à un niveau supérieur. À la poubelle le jeu decartes banal avec les trèfles, les piques, les cœurs, etles carreaux. Manon et Nina se sont cotisées pour luioffrir un vrai tarot de Marseille avec 78 cartes. On ditdes lames, d’ailleurs, et pas des cartes. Un geste tou-chant et intéressé. Les deux amies misent sur sa maî-trise de l’interprétation du tirage pour savoir quels sontles desseins secrets des garçons qu’elles fréquententau collège ou même…au lycée. Mais la voyante,qu’elle a rencontré en douce sous sa tente plantéedans la galerie du centre commercial de Grand Littoralpendant que ses parents remplissaient le caddie, cettevoyante avec ses longs cheveux noirs, ses immensesboucles d’oreille en forme de soleil et ses doigtsvernis en rouge vif lui a expliqué qu’il faut pratiquerbeaucoup et longtemps pour se familiariser avec lasignification des cartes.

Il est impératif pour Nina que je progresse vite ! note-t-elle avec un sourire.

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à l’arrêt de bus. Il a même dit à ses meilleurs copainsqu’il te trouve trop flambante…

Nina s’affale de nouveau contre Léa qui lui caresseles cheveux. Ça lui fait de la peine de ne pas trouverles mots pour dissiper l’anxiété qui étreint son amie.Quelques minutes plus tard, Nina se reprend:

- Et toi, tu as des nouvelles de Loïc ?- Il doit arriver demain. - Il t’a appelée ?Léa repousse doucement Nina, avec une grimace

embarrassée. Serpolipopette, je n’ai pas du tout enviede répondre à cette question.

- Non il ne m’a pas appelée, moi, rectifie-t-elle avecun ton faussement détaché. Il a laissé un message surle portable de Milena.

- Ah ?Court silence gêné. Mais Nina est bien trop préoc-

cupée par les affres de l’incertitude pour s’appesantirsur les tourments des autres :

- Si Jérôme ne me donne pas de nouvelles, tu pour-ras demain….

- Je les ai apportées. Mais patiente encore un peu. Sivraiment, ça ne s’arrange pas, j’interrogerai les cartes.

Elle embrasse Nina avec tendresse et avance, son-geuse, en direction de son cabanon. Inutile de se pren-dre la tête avec Loïc. Il arrive demain, et même si Léabrûle d’envie de fermer les yeux pour imaginer endétail les moindres traits de son visage, elle se l’interdit.

Ses pensées la ramènent aux espoirs que fonde Ninasur le pouvoir des cartes. La cartomancie, c’est sondada. Léa adore ça. Pour sûr, sa mère n’a pas vu d’unbon œil l’arrivée sur sa table de nuit de la fameuseboîte de jeu de tarot* de Marseille ! Catherine Serpoleta tout essayé afin de juguler l’enthousiasme de sa fillepour l’astrologie, puis pour la numérologie. Rien n’y

22 *: Il s’agit du tarot de Marseille restauré par Philippe Camoin et AlexandreJodorowsky. La famille Camoin est maître cartier à Marseille depuis 1760.

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que comme un ami…mais lui…boudie, pour savoir cequ’il pense…

Des mouvements dans les buissons interrompent saréflexion. Elle tend l’oreille. Ce n’est rien, se rassure-t-elle, peut-être un écureuil, un lapin ou un oiseau. Ellescrute l’obscurité et aperçoit tout à coup, au loin, lessilhouettes de trois hommes qui se faufilent sous lespins. L’une d’elle lui paraît vaguement familière. Peutêtre un habitant de la calanque qu’elle a déjà croisépendant ces vacances ? En tout cas, les trois individussont très organisés. Ils marquent une pause derrièrechaque arbre, puis repartent comme un seul homme.On croirait une chorégraphie.

Léa reste perplexe. Que peuvent-ils bien faire dansle coin ? L’ont – ils vue ? Par réflexe, elle contournesilencieusement la grosse pierre sur laquelle elle s’étaitassise, pour se cacher derrière. Après tout, les cartesqu’elle a tirées cet après-midi au tarot marseillais luiont parlé d’un mystère.

Mi-intriguée, mi-amusée, elle décide de les suivrediscrètement, à demi-courbée, masquée par des ran-gées de buissons coiffés de tresses rebelles, parésd’ongles acérés et habillés de toiles d’araignées. À pasfeutrés, ils empruntent le chemin rocailleux qui mènetout droit à quelques cabanons isolés. Sans lampe depoche, ils ont l’air de se repérer. La lune doit leur filerun bon coup de main à eux aussi. Brusquement,la petite troupe s’arrête devant une porte. Embusquéeà distance respectable, Léa reste bouche bée. Elleentend avec netteté le bruit sourd d’une serrure quicède sous la pression, et s’aperçoit que les trois hom-mes viennent de s’introduire dans le cabanon d’unpropriétaire, dont elle connaît parfaitement l’identité.Personne d’ailleurs ne l’ignore. Il s’agit du maire deMarseille.

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Cet après-midi avec la disparition de Siam, Léa n’apas pu s’empêcher de faire un tirage pour savoir oùavait bien pu passer son bicoulou. Que les cartes medonnent un signe, une indication implorait - elle assi-se à genoux sur le tapis en coco de sa chambre. Viteun tirage simplifié. Trois cartes parmi les 22 arcanesmajeurs. Il s’agit des cartes qui donnent les lignesdirectrices.

Tout d’abord brasser les lames de la main droite enles tournant de droite à gauche en cercles. Puis lehasard guide la main. On retire trois cartes. Et c’estparti pour l’interprétation. Aïe, pas d’indication surSiam, si ce n’est que la carte de l’étoile est renversée, cequi indique un désordre, un déséquilibre, et une incer-titude. D’ac o’ d’ac. Elle se sent marcher sur le fil d’unfunambule depuis la disparition de Siam. Les cartesvoient donc la situation présente, mais alors, pour l’a-venir, accrochez vos ceintures pour essayer de déchif-frer le message caché. Le tirage ne livre guère d’indi-ce sur l’escapade de son chat. Léa a tiré la lame du dia-ble – rien que de voir le nom avec l’image elle tres-saille - qui parle de sensualité et de perte de contrôle.Juste en dessous, la lune énigmatique, en position ren-versée, parle d’un mystère, de la découverte d’uneescroquerie, d’un triomphe.

D’ailleurs ce soir, elle la regarde, cette lune bien-veillante qui luit haut dans le ciel. Elle éclaire ses passur le sentier aux cailloux glissants. Léa s’arrête uninstant pour contempler les étoiles qui déposent leurcouverture silencieuse sur les falaises blanches deSormiou. Elle s’abandonne au plaisir de voir Loïcdemain. Ils vont encore faire les 400 coups tous lesdeux. Depuis qu’on a 5 ans, nous sommes inséparables.Enfin, inséparables, comme des amis. Si, si …rien quedes amis. Je l’avoue, parfois, je le regarde autrement

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Cabanon des Serpolet :vendredi, 9 heures 27

AVEC LENTEUR LÉA ÉMERGE DES BRUMES VAPOREUSES

du sommeil. Elle a mal dormi. Sa tête et sa nuque sontlourdes. D’un geste las, elle fouille dans le tiroir de satable de nuit pour mettre la main sur sa plaquette demédicaments anti-migraine. Autant avaler un cachettout de suite avant que le mal n’empire. Ce sont lesseuls qu’elle a le droit d’ingurgiter sans personne à sescôtés. Le médecin a diagnostiqué de violentes cépha-lées il y a trois ans, et après plusieurs séances, elle aappris à discerner les premiers symptômes d’une crise.Seule une prise rapide de ces médicaments peut l’en-rayer. Elle patiente un quart d’heure au calme puis elleenclenche le bouton ON du poste de radio. Par bon-heur, elle a pensé à prendre des piles pour faire fonc-tionner son vieux radio réveil, car au cabanon, pasd’électricité, pas d’eau potable. Tout marche avec lesystème D.

Là au moins, elle peut écouter ses deux chanteusespréférées, Britney Spears et Madonna, dont les der-niers succès pop passent en boucle sur toutes lesondes branchées. Quelques accords, flexions /exten-sions pour dégourdir les jambes, un pas de valseenchaîné sur un ou deux déhanchés, les bras enroulésautour de la taille, et hop, direction la douche. Sur letoit de la salle de bains, surélevés par un échafaudagede poutres, trônent deux énormes tonneaux destinés

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sans sa bénédiction. Il habite dans le premier cabanonde la calanque depuis l’an pèbre. Et avant lui, son pèreet son grand père aussi… Marcello est incontournable.Après avoir mené sa barque de pêcheur sur la GrandeBleue depuis l’âge de 14 ans, l’émigré italien profite desa vie tranquille et sans histoire de jeune retraité, lespieds solidement ancrés dans le sable de la plage deSormiou. À l’heure du pastaga, il invite les cabanoniersà lever leurs verres de mauresque sur sa terrasse. Puistous disputent des parties de pétanque ou de cartesacharnées, au cours desquelles certains se chicorentun peu. On entend souvent leurs exclamations jus-qu’au plus profond des creux des falaises.

Solide et loyal, Marcello sait donner de son tempspour aider les autres. Petit homme trapu au visagetanné par le soleil et au crâne lisse – raison pourlaquelle il ne quitte que rarement sa casquette depêcheur bleu marine -, il est toujours prêt à rendre ser-vice. Sa démarche lente et mesurée rassure. Les fem-mes, qui rentrent de Marseille les bras chargés de vic-tuailles, savent pertinemment qu’il va les accompagnerpour porter leurs emplettes au cabanon. En chemin,elles lui racontent leurs petites misères. Depuis qu’il aperdu sa Simone, ces bavardages le distraient. Sesdeux grands enfants ont quitté la calanque il y a plu-sieurs années pour aller vivre à Marseille. Ils viennentsurtout lui rendre visite l’été. Alors le reste du temps,Marcello s’ennuie un peu. Les enfants de la calanquele savent. Ils sacrifient donc au rituel, quand ils ren-trent de la baignade. Un petit arrêt pour faire un brinde causette, et Marcello, une nouvelle blague auxlèvres leur sert un sirop d’orgeat ou leur offre desnavettes.

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à recueillir l’eau de pluie. Une gouttière l’achemineensuite jusqu’aux trous de la pomme de douche pouraccorder aux occupants le plaisir de se détendre sousun jet tonifiant.

Loïc arrive cet après midi ! Waouwww…Elle sautedans son jean pat-d’éph, chausse ses baskets blancheset enfile son baby T-shirt noir favori. L’eau froide de ladouche et l’aspirine libérée dans son organisme agis-sent sur son affreux mal de tête. Oh, la migraine esttoujours là, on ne se débarrasse pas aisément d’une sivieille compagne. Il faut apprendre à vivre avec. Maisbon, la douleur s’est calmée. Elle se borne à gonfler etdégonfler avec régularité une veine située au dessusde son œil droit. C’est donc le moment idéal pour s’a-giter un peu les neurones et repasser dans sa tête le fildes événements de la veille.

Découvrir que des individus s’introduisent clandes-tinement dans le cabanon du maire… Quelle soirée !Que faisait cette équipe de bras cassés dans le cabanonde René Frustié ? Ces trois hommes ne sont pas desenfants de chœur, j’en mettrai ma main au feu. Maispourquoi sont-ils venus hier soir dans la calanque ? Ilsont fracturé la porte avec un pied de biche. Oh, avecdoigté, sans faire, ni trop de dégâts, ni trop de bruit.Des habitués de la manœuvre, semble-t-il.

Léa n’a rien pu voir de plus. Elle a eu la trouille desa vie quand l’un des hommes s’est retourné dans sadirection pour vérifier si quelqu’un les suivait. Et dèsque le groupe a refermé la porte, paniquée, elle a prisses jambes à son cou.

Aujourd’hui, elle va pouvoir tirer toute cette affaireau clair. Et elle sait déjà qui va la renseigner : Marcellole gardien. Personne n’entre ni ne sort de Sormiou

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- Mais, Marcello, j’ai vu ces individus…Ils ont…- Ou alors, poursuit-il paisiblement sans se soucier

d’elle, tu as peut-être vu les techniciens du tournagequi sont restés faire la fête.

Léa n’y comprend plus rien :- Quel tournage ?- Oh, mais c’est de la bouillabaisse que tu as dans

le crâne ce matin. Les techniciens, ceux du film deThomas Jouvel. L’équipe loge dans les hôtels des envi-rons, mais certains soirs, y’en a qui aiment bien resterdans la calanque pour faire les imbéciles.

- Et ils font quoi par exemple ? - Qu’est-ce que j’en sais, moi ! ils se baignent tous

nus comme des vers, ils boivent un coup abrités par lesrochers ou ils discutent toute la nuit. Ils font quoi ? destrucs de jeunes, téh, parce qu’ils sont pas bien vieuxdans ce lot de Parisiens. Tu verras quand t’auras leurâge, tu trouveras bien des occupations, la nuit dans lacalanque.

Léa ne l’entend plus. Elle secoue sa tête devenuelourde comme du plomb avec ce flot de paroles.Enfin, je ne me suis pas trompée hier !

- Marcello, je te jure sur la Bonne Mère que j’ai vutrois individus entrer dans le cabanon du maire. Ils ontfracturé la porte, je les ai suivis, et je les ai vus commeje te vois ce matin !

- Impossible. Je surveille tout ce qui bouge ici. Etlaisse la vierge en dehors de tout ça !

Qu’il est têtu ce vieux gardien. Léa sent ses nerfsprogressivement gonfler dans ses bras, signe de stressintense et d’explosion imminente. Je vais te coincermon petit bonhomme…

- Et pourquoi tu ne viens pas voir avec moi ?

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Il est 10h 30 quand Léa frappe à sa porte. - Téh ma nine, l’accueille le gardien, je suis content

d’avoir de la visite d’aussi bonne heure. Qu’est-ce quit’amènes ? Tu es là pour tout le week end. Ah, ça mefait bien plaisir que tu t’arrêtes dire bonjour à ton vieilami. Je t’ai vue passer hier en fin d’après-midi mais tuavais le diable aux trousses. À part ça, tes parents et tagrande sœur, ça va?

Quand il est parti à tchatcher, c’est peine perdue detenter de l’interrompre. La solitude lui a donné l’habi-tude de parler fort et à voix haute. Il faut attendre lecreux d’une phrase ou un raté dans ses propos huiléscomme une mécanique pour réussir à en placer une.Léa hésite. Elle passe et repasse sa langue sur seslèvres sèches. Finalement, impatiente, elle tranchedans le vif.

- Excuse-moi de t’interrompre, Marcello, mais figu-re–toi qu’hier soir, j’ai raccompagné Manon Guibaudet Nina Sautecoeur à leurs cabanons. Et en revenantdu cabanon des Sautecoeur, j’ai vu trois hommes dansla pinède. Ils se cachaient et, je te le promets,Marcello, je les ai vus entrer dans le cabanon du maire.

Marcello répond dans un éclat de rire :- Hé bé, ma nine, ça m’étonnerait bien ce que tu me

dis là ! Le cabanon du maire, c’est moi qui m’en occu-pe. Les clés sont là, pendues dans ma petite vitrine, etje veille dessus comme sur la prunelle de mes yeux.Tu penses que je le saurais si quelqu’un était entréchez les Frustié hier soir. De toutes façons,le maire m’avertit toujours avant de venir pour que jefasse un peu de ménage dans son cabanon. Et il vienttoujours aux mêmes dates dans l’année ! Tu imaginesavec son emploi du temps de ministre !

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Il lui tend la main. Elle scelle le pacte contrainteet forcée et se dirige vers la porte. Au moment de fran-chir le seuil, elle se ravise et se retourne affichant unair tout sucre, tout miel.

- Merci, Marcello. Tu as raison. Je vais aller me bai-gner, ça me remettra les idées à l’endroit. Et puis j’at-tends Loïc. Il me tarde qu’il arrive.

- Ah, vous allez encore jouer les Roméo et Juliette.Elle préfère changer de sujet :- Au fait, on va peut-être venir à la conférence de

presse, si on a le droit. C’est à quelle heure ?- Mais tous les gens de Sormiou ont le droit d’y

assister. Rendez-vous à partir de 15 heures sur laplage. De toutes façons, il y aura des barrières que jedois installer ce matin pour tenir la foule à distancerespectable. Parce que tu comprends…

Marcello lui tourne le dos et lave le bol de son petitdéjeuner dans l’évier. Sans un mot, Léa le laisse vaqueret referme la porte doucement derrière elle.Désemparée, elle est pressée de retrouver Nina etManon à la plage pour leur confier son secret. Peut-être parviendra-t-elle à les convaincre d’aller jeter uncoup d’œil du côté du cabanon de la famille Frustié,après le pique-nique que Manon a prévu ?

Dans l’allée, au milieu de quelques plantes grassestraîne l’arrosoir de Marcello. C’est son chouchou cetustensile, celui avec lequel il bichonne ses petitespousses à la tombée de la nuit. De dépit, Léa lui balan-ce un coup de pied. Et tiens, ça, c’est pour le sermonsur le tarot marseillais et sur mes prétendues élucubra-tions !

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Tu la verras la porte !- Écoute, ma nine, ce matin j’ai pas le temps.

Je dois tout préparer pour cet après-midi.- Qu’est ce qui se passe cet après-midi ?- Hé bé, c’est la conférence de presse, comme ils

disent. Ils présentent le film aux journalistes. Tiens, jevais le voir tout à l’heure le maire. Il sera là avecThomas Jouvel.

Illumination soudaine. Léa embraye :- Alors tu me présenteras le maire et je l’emmènerai

à son cabanon. Il pourra voir que je dis la vérité.Marcello la jauge d’un regard sévère :- Tu as trop pris le soleil hier avec tes copines à la

plage, Léa Serpolet ! On dérange pas un môssieur siimportant et si occupé pour des pécadilles. Et puis, tucommences à me fatiguer, je te dis qu’il ne s’est rienpassé dans ce cabanon. Tu as rêvé dans la nuit et tuas la tête à l’envers ce matin. Ou alors….

Il rapproche son visage buriné et ses yeux bleusdélavés de la figure de Léa :

- Tu as encore tiré les cartes, toi ?- Non.- Avoue que tu as encore été fouiller dans l’avenir

avec tes jeux de sorcière. Et si c’est pas les cartes, tul’as lu dans les étoiles ou dans les chiffres. Ton père etta mère m’ont dit que tu y croyais à ces fadaises.

Ses joues s’empourprent à l’évocation de sesparents. Serpolipopette, il faut donc qu’ils racontentma vie à tout le monde. C’est nul !

Marcello voit bien qu’il a fait mouche.- Bon allez, je ne leur parle pas de tes élucubra-

tions. Et toi, tu vas me promettre d’arrêter tes bêtises.Tope là.

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Calanque de Sormiou :vendredi, 11 heures 13

LES ÉCLATS DE RIRE DE SES AMIES RÉSONNENT DANS

sa tête, amplifiés par sa migraine qui, en dépit desantalgiques, a décidé de faire de la résistance. Léavient à peine de les rejoindre sur le mur qui surplom-be le petit port de pêche, qu’elle a déjà envie de leslaisser en plan. Manon et Nina sont hilares, et elle,vexée. Les inconnus dont elle parle, de dangereuxbandits ? Pas du tout, Marcello a raison. Il ne peut ques’agir des techniciens de la télévision. Depuis deuxjours, ils s’activent avec leurs caméras et leurs projec-teurs dans la calanque parce qu’on va y tourner unescène d’un téléfilm. Léa l’ignorait ? Si tout ce petitmonde se fait discret, c’est pour préserver une ambian-ce sereine autour de la vedette dont le nom est inscritau générique. Oui, Thomas Jouvel interprète le pre-mier rôle. L’acteur au mille et un films enfile cette foisles habits d’un détective marseillais qui traque les mal-frats de la ville. Et tout le monde connaît et veut ren-contrer Thomas Jouvel. Les parents de Manon onttenté de l’approcher pour lui demander un autographequand ils l’ont croisé avec son costume gris impecca-blement taillé et ses lunettes de soleil sur le nez.

Léa évoque de nouveau le pied de biche et la serrure35

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Et toc, une contre-attaque de garce agrémentéed’un sourire ultra-brite pour la faire maronner.

- Oh, les filles, les filles, oh, du calme, intervientManon qui voit monter l’aïoli. On est en week-end, onse détend. Vous n’allez pas vous prendre la tête pourdes histoires de garçons. Si on allait se baigner avantde déjeuner ?

- Sans moi ! Manon n’en croit pas ses oreilles :- Léa, viens. Ma mère nous a préparé des sandwichs

et des brownies en dessert. Tu raffoles de ceux quisont fourrés aux noix de pécan…

- Je ne veux rien avoir à faire avec deux figues mol-les comme vous !

Le ton sec de Léa ne souffre aucune contradiction.Manon et Nina sont encore bouche bée qu’elle a déjàtourné les talons. Alors qu’elle s’éloigne à grandesenjambées, Nina se penche vers Manon, et chuchotefielleuse:

- Et dire qu’elle se demande pourquoi elle a héritédu surnom de miss soupe au lait…

Arrivée au cabanon des Serpolet, Léa jette un coupd’œil furtif sur sa montre. Bientôt midi et rien ne va.Aucun doute le prochain qui se met en travers de saroute va prendre un retour de manivelle. Il est grandtemps de ne plus écouter les mauvaises langues et dese préparer. Loïc sera là en début d’après-midi.Impensable de l’accueillir sans faire un petit effort ves-timentaire et sans un soupçon de maquillage. Elle vafarfouiller dans les affaires de toilette de Milena enespérant que cette dernière ne s’en aperçoive pas.Elle, pour l’instant, n’a pas le droit d’acheter des fardsà paupières et des rouges à lèvres. Sa mère a simple-

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forcée. Manon et Nina haussent les épaules. - Ils devaient répéter, balancent-elles de concert. - Sans éclairage, sans caméra ? rétorque Léa, s’il

s’agissait d’une répétition, la porte ne serait pas vrai-ment cassée !

Vu leurs visages résignés, rien à faire, c’est encoreMarcello qui doit avoir raison. Avec la légèreté d’unéléphant, Manon clôt le débat:

- Ecoute Léa, ne le prends pas mal, mais tout lemonde sait que tu as une imagination fertile, à com-mencer par la prof de français madame Rudeski qui tecolle toujours des 16/20 à tes rédacs. Seulement là, àmon avis, ne va pas chercher midi à quatorze heures.Tu es tombée sur des jeunes qui faisaient « les calus »dans la calanque. Tu vois bien ce que Marcello veutdire quand il parle des occupations nocturnes destechniciens …Si ça se trouve, ils attendaient desfilles…Au fait, les trois que tu as vus, ils étaientmignons ?

La remarque fait rougir d’aise la gracieuse Nina quilaisse échapper un gloussement. Ridicule, songe Léal’air maussade les yeux levés vers le ciel. Elle détachechaque mot de sa réponse :

- Il n’y avait pas de filles avec eux. Oh et puis, vousne pensez vraiment qu’à ça !

- Fais pas ta mijaurée, tu crois qu’on ne sait pas quetu attends Loïc avec impatience, glisse Nina.

Sale piplette ! Cette fois, la coupe est pleine. Léa n’apas l’intention de s’en laisser conter par cette petitepeste. Œil pour œil dent pour dent :

- Occupe-toi de tes affaires de cœur, toi, elles enont bien besoin. Avec Jérome, ce n’est pas le paradis,non ?

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à midi. Mais tu peux manger quand tu veux. T’occupepas de moi. Je suis en train de me prendre la tête avecKafka, l’écrivain qui a vécu sa vie avec pour seul butde compliquer un jour la mienne…

- Message reçu. Bon courage, je sens que tu en asbesoin !

Quelle chance ! le champ est libre. La dernière four-chette de taboulé enfournée, Léa fonce vers la salle debains. Elle n’a pas besoin de faucher les affaires de sasœur. Elle a tout loisir de se maquiller sans être déran-gée devant le long miroir mural, d’accrocher à sesoreilles ses pendentifs en cristal violet, – Sa mamé deFontvieille les lui a offerts dans une boutique desSaintes-Maries-de-la-mer, lors d’une visite en Camargue,et la vendeuse a juré que les boucles arrivaient tout droitde chez un créateur de Beverly Hills ! - d’ausculter lesmoindres défauts de son visage et de sa silhouette. Levisage, c’est correct, excepté sa cicatrice. Elle détestecette marque qui scinde son sourcil droit en deux. Léaest tombée du lit quand elle avait 6 ans, en chahutantà coup de polochons avec Miléna. Elle s’est cognéecontre l’angle de sa table de nuit. Ouf, heureusement,elle n’a pas de disgracieux boutons d’acné. La pauvreManon, elle, en a partout. Sa mère doit l’emmenerconsulter un dermatologue.

En revanche, j’ai des rougeurs et ça me gratte. C’estl’enfer, peste-elle en appliquant une noisette de crèmehydratante. C’est son point faible, les dartres, parcequ’elle a la peau fine et claire comme des pétalesd’églantine. Dès qu’elle prend l’air, elle vire rosecrevette. Les dents ? un coup de brosse pour assurerleur blancheur. Elle a échappé à l’appareil dentaire

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ment rempli sa trousse indienne grenat à parure doréeet perles jaunes avec des cotons, un démaquillant, ungel purifiant pour la peau, une crème hydratante, et unbrillant à lèvres. Parfois, mais c’est rare, elle a le droitd’ourler ses cils avec une touche de mascara brun. Pasnoir, ça durcit le regard, mais brun, c’est plus adaptépour les très jeunes filles. En tout cas c’est l’avis de samère. Milena a le droit de porter du mascara aussi noirque les cheveux courts qui encadrent son visage dia-phane. Le mascara lui agrandit ses yeux verts enamande et leur donnent un air mystérieux.Waoww…Léa adore …

Récapitulons. Priorité à la rafle du mascara noir,trouver le fard à joues dont le rose assure une mineresplendissante – c’est comme ça qu’ils disent dans lesmagazines - et pousser l’audace jusqu’à mettre lamain sur le gloss cerise idyllic n° 69. Il dessine unebelle bouche appétissante. Seul hic : localiser Milena, seglisser subrepticement dans la salle de bains du caba-non, et fouiner dans le cher vanity en cuir beige dontelle ne se sépare que très rarement.

- Milena, tu es où ?Sortie des profondeurs de la mezzanine, une voix

lasse lui répond :- Qu’est-ce que tu veux ?- Rien, je voulais savoir s’il y avait quelqu’un dans

cette maison ?- Maman et papa sont sortis faire une promenade.

Ils voulaient te voir ce matin pour te le dire mais ilparaît que tu es partie comme une furie pour aller jene sais où. Enfin, bref, ils vont pique-niquer dans lescalanques avec les Mirambelle. Maman a préparé dutaboulé et des cuisses de poulet froid pour nous

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forcent ses yeux à se fermer pour s’abandonner ausommeil.

Son prénom, plusieurs fois répété par une voixfamilière, une main, posée sur son épaule qui lasecoue légèrement, la ramènent à la réalité. Léa décol-le péniblement ses paupières engourdies par la cha-leur.

- Tu es jolie quand tu siestes miss Serpolet. Tu asun petit sourire au coin des lèvres comme les bébésqui dorment.

La silhouette d’un solide gaillard aux larges épauleset aux cuisses robustes se découpe dans le ciel. Sonvisage est encadré par une cascade de boucles brunes.Loïc. Son ami de toujours, son confident. Loïc est là.

Les cils de Léa papillonnent avec un brin de coquet-terie.

- Pff, tu n’y connais rien aux bébés. - Je te rappelle que ma cousine Sylvie vient d’ac-

coucher. Nous sommes allés la voir ensemble à laConception il y a à peine quinze jours.

- Déjà quinze jours que je ne t’ai pas vu ! Si tu savaiscomme tu m’as manqué !

Elle se jette spontanément à son cou.- Oh, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu vas finir par me faire

tomber ! Tu me serres comme une brute.- C’est juste que je suis contente de te voir.Ses bras quittent à regret le cou parfumé de son

ami. Il a changé d’eau de toilette. Celle-ci est plusracée, plus masculine avec une pointe de musc. Elles’harmonise avec la peau lisse et mate qu’il a hérité desa maman. Depuis quelques temps, Loïc a, commentdire, vieilli. Pas d’un coup, simplement par petitestouches. Il y a un an, ses parents se sont séparés

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en dépit de ses deux dents qui avancent légèrementdevant. Elle a trop longtemps sucé son pouce. Lasilhouette, mmm, bon, elle n’est pas grosse avec tousles cours de danse qu’elle enchaîne. Elle est mêmeplutôt fière de ses longues jambes de danseuse et deson ventre plat, mais ses fesses trop rebondies et satoute petite poitrine la désespèrent. Ses piqûres deguêpe vont-elles un jour se transformer en belles pom-mes rondes ? En attendant, elle a acheté un haut demaillot de bain vert amande avec une brassière bal-connet pour faire pigeonner son 80 fillette. Avec monjean, ça va faire d’enfer.

Reste à rejoindre son repaire. Là où elle sait queLoïc viendra la retrouver sans l’ombre d’une hésitation.Leur endroit secret est une avancée de rochers qui sur-plombe la mer. Deux mètres plus bas l’eau étincelle.Loïc plonge parfois pour se rafraîchir et peut-êtremême pour l’impressionner. Elle sait très bien nager.Brasse, crawl, un peu le papillon. Le fils de Marcellolui a appris quand elle était petite. Elle le trouvait beaud’ailleurs, son apprenti maître-nageur avec ses longscheveux noirs et sa peau brunie par le soleil. Il estbeaucoup plus âgé qu’elle, son père l’a eu commeélève lors de ses cours de physique à Luminy. Maisdepuis on ne le voit plus beaucoup.

En tout cas, elle ne sait pas plonger. Loïc a promisde lui apprendre cet été. Vivement qu’il arrive. Pourcontenir son impatience, elle s’allonge sur la terre par-semée d’aiguilles de pin qui lui sert de lit improvisé.Au fil des minutes, le bruit des vagues qui terminentleur course contre les rochers parait plus lointain.L’odeur de résine, l’air marin et le concert de cricrisque donnent les cigales à cette heure de la journée

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Loïc l’a écoutée d’une traite avec attention. - Enfile tes baskets, nous partons au cabanon tous

les deux, finit-il par lâcher. Si ça peut te rassurer…- Comme ça, là, sans réfléchir à un plan ?Il se retourne vaguement agacé :- Ça va, Léa, je suis là. Qu’est-ce que tu veux qu’il

t’arrive avec moi ? Tu crois pas que tu t’es déjà assezagité le bocal.

Il se radoucit, ses yeux ambrés s’illuminent : - Au fait, je t’ai ramené un petit cadeau. Tu vas voir,

tu vas adorer. Je te le donnerai tout à l’heure.Il est génial. Léa n’en croit pas ses oreilles. Un mys-

tère, de l’action et un cadeau rien que pour elle enbonus. Waouw… Le week end promet d’être palpitant.Elle s’empresse de rejoindre Loïc qui a déjà pris lesdevants pour se diriger vers l’extrémité de la calanquebalayée par les vagues et les vents.

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et son père a choisi de rester en Bretagne d’où il estoriginaire tandis que sa mère a retrouvé la citéphocéenne, sa ville natale si chère à son cœur.

Depuis, Loïc fait de gros efforts pour s’adapter à lasituation. Dans sa classe de 3ème, il a réussi à se faire denouveaux collègues avec lesquels il joue au ballon etpartage sa passion pour l’OM au stade vélodrome. Soncousin Antoine, qui a 22 ans, veille sur lui dans l’arè-ne en béton armée agitée par les soubresauts dequelques tribus primitives qui peignent sur leurs visa-ges les couleurs de leur équipe fétiche.

Une fois par mois, ils partent déraper ensemble surl’asphalte du karting de Rognac. Au volant, il se prendpour Michaël Schumacher. Physiquement, tous deuxne se ressemblent pas. Mais qu’importe ! Ce qu’il aimepar dessus, c’est visser sur sa tête la casquette Ferraride son idole achetée au grand prix de Barcelone.Encore un coup de maître d’ Antoine qui a gagné deuxplaces à un concours radio. Il a emmené son cousinvoir le pilote monter sur la plus haute marche dupodium dans l’enceinte du chaudron catalan.

Là-bas, Loïc a pu mesurer l’implacable détermina-tion du champion allemand alliée à un jugement sûr etmesuré. Le goût du défi, Loïc le possède. Il aime sesurpasser dans ses activités sportives mais aussi àl’école. Depuis que Léa le connaît, il n’a jamais cédésa place de leader dans la course aux bulletins denotes.

En attendant, il lui tend la main pour l’aider à seredresser. Très vite, Léa lui confie ce qui la préoccupe.

- …et je me demande maintenant si on devrait pasaller vérifier cette fameuse porte au cabanon desFrustié ?

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Rue de la Rèpublique :vendredi, 12 heures 45

L’ATMOSPHÈRE DU BAR LA MONTAGNE EST SUFFOCANTE.Une fois poussée la porte de ce troquet dont les murssont tapissées de photos jaunies à la gloire de l’OM, lafumée et l’odeur de cigarette brûlent les narines,emplissent les poumons et ressortent par tous lespores de la peau. Un véritable patch à nicotine. Etmême s’il entre là cigarette au bec, Angelo reconnaîtque l’endroit lui donne parfois envie de balancer dansle caniveau son paquet de clops et son briquet.

Cet après-midi, son esprit ne s’encombre pas de cegenre de préoccupations sanitaires. Assis au comptoiren face du patron occupé à bouquiner Tiercé-Magazine, il liquide une à une les vingt blondes deson paquet devant un demi de bière et quelques chipsramollies posées sur une assiette en plastique bleu.Depuis la veille, Angelo n’a pas la pêche. Il se senttout ensuqué* avec le braquage manqué, Bébert leGabian arrêté, la planque à Sormiou où ils ont pu dor-mir quelques heures, et, ce matin, la revue de détailspour préparer le grand retour du chef. Sa tête bour-donne quand il songe à ces dernières heures.

À cinq heures, accompagné de Manu et Momo, j’aifait le tour de Mazargues pour établir un plan d’actionet repérer les positions de chacun. Normalement,demain, tout devrait marcher comme sur des roulettes.Au moins, une fois que le big boss sera de nouveau

45*: Adjectif d’origine provençale tiré du verbe ensuca, assommer. S’adresseà tous ceux qui mettent un certain temps pour comprendre et réagir.Le parler marseillais de Robert Bouvier.

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quand il est rentré, elle l’attendait calmement assisedevant le téléfilm du lundi sur TF1 avec à côté de latable basse du salon ses valises remplies et fermées.Elle n’a pas bégayé pour lui indiquer la porte. Angeloa traîné sa misère dans les bistrots de Marseille, sescollègues au bras, et ses créanciers à ses basques.

Une semaine après, il est revenu à l’appartementavec une bague dans un jolie boîte enrubannée, et ila juré sur la tête de sa mère de se calmer. Elle a cédé.Ils ont essayé de recoller les morceaux mais le charmeétait rompu. Natacha a fréquenté les soirées des gran-des écoles. Un soir, elle a fini par trouver séduisant unblondinet à l’horizon rectiligne. Angelo, lui, a pris latangente : il a réglé ses ardoises, poursuivi sa spéciali-sation de voyou, et combiné des arnaques astucieusesavec des fréquentations promptes à le faire progresser.

C’est un bosseur, Angelo, il y a vraiment mis toutson cœur. Premiers vols juteux, première belle voiture :le dernier modèle Golf série4 grise, avec des jantes etdes baffles à tomber par terre. Toutes les filles que jesifflais sur la Corniche le samedi soir voulaient monterfaire un tour. Ensuite, il a intégré une équipe forméepour les virées sauvages dans la ville ou autour de l’é-tang de Berre. Braquages d’automobilistes terrorisés,voitures haut de gamme revendues ou cassées justepour rigoler, après un détour au casino de Carry leRouet. Il a appris à se servir d’une barre de fer, d’unpoing américain, et quand il a eu son calibre, il a tirédes centaines de balles sur des bouteilles dans la garri-gue pour s’entraîner. Mon meilleur score : un 20 juilletà 20 heures, le jour des fiançailles de Natacha avec sonblanc bec !

Intéressé par le potentiel du jeune homme, Bébert

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à l’air libre, il reprendra en main la situation. Parceque là, c’est loin d’être simple.

Angelo, d’une certaine manière, il débarque. Duhaut de ses 25 ans, ce fils du vent et de la mer n’au-rait pas dû devenir un voyou. Enfance heureuse loindes cités de Marseille, parcours scolaire ordinaire cou-ronné d’une année en fac, le tout, talonné par lesencouragements incessants de ses parents. Les pau-vres, ils ignoraient son petit faible pour le jeu. Son vicecaché ! Il a commencé en douceur, héros des tables depoker d’étudiants, pour finir en slip au bout de la nuitavec des dettes contractées auprès de quelquesescrocs qui ne badinent pas avec l’argent.

Et puis pour être franc, il a mal supporté sa ruptu-re avec Natacha. Elle était tout pour lui, son héroïneau nom d’hôtesse de l’air. Il en était raide dingue.Quand il entend par hasard à la radio l’une de leurschansons cultes, il la revoit rire à gorge déployée. Il luimimait François Mitterand, Bernard Tapie, ou JohnnyHallyday après un dîner d’amoureux arrosé. Les après-midi d’été, il l’emmenait à la plage de la Couronnepour somnoler sur des matelas rayés qu’il louait justepour qu’elle lui joue son numéro de reine du sableavec son bikini en imprimé léopard.

Seulement, après trois ans de passion, elle a mis lesvoiles parce qu’elle trouvait qu’Angelo s’était mis àdébloquer. Elle en a eu assez de menacer sans cessede le quitter à cause des parties de cartes et des machi-nes à sous du casino. Angelo avait déjà dû monterquelques coups pour effectuer des remboursements,et Natacha a retrouvé une partie des babioles qu’ilvolait, stockées dans son appartement.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase… Ce soir là,

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- Oh, les gars du calme, j’en ai marre de vosembrouilles, intervient Manu. Je le sais que vous pou-vez pas vous encaisser, mais faites un effort…

Angelo quitte le haut siège du comptoir pour lesrejoindre à leur table. Manu a raison. Angelo doit ymettre du sien. S’il pouvait se passer des services deMomo, il le ferait sur le champ. Seulement, pour aiderle chef à retrouver l’air frais, ils doivent être trois, planA oblige. Si le plan A échoue, alors, le plan B nenécessitera pas forcément la participation de Momo oude Manu, mais il impliquera que le chef devra resterun moment sous les verrous, et ça, pour l’instant,Angelo ne peut pas l’imaginer.

Quoique…après tout, je suis beaucoup plus malinque ces deux crétins réunis. Peut-être qu’il est tempsque je fasse cavalier seul. C’est moi qui possède le plan,et si le Gabian finit en taule, il va prendre un abonne-ment de plusieurs mois dans sa cellule…Il ne faudrapas que je perde la face. Je dois piger la significationdes inscriptions du chef. Il m’a fait comprendre quec’est la clé qui ouvrira de nouvelles portes. J’ai bien faitde planquer ce papier dans un lieu sûr pour que per-sonne ne puisse mettre la main dessus. Ça sent l’argent…le partage des braquages n’a pas encore été fait.

Deux autres opérations étaient encore prévuesavant que chacun ne reprenne ses billes.

Imaginons qu’il tombe sur le magot…AdiosMarseille, Aloha* les îles Hawaii pour trafiquer entre laCalifornie et le Japon. Et aussi des gros coups avecquelques truands entre Miami et l’Amérique du sud...Avec un bateau, Angelo, il sait tout faire… Une halteà Belize, petit état permissif, beaucoup de verdure,peu d’habitants, un havre de paix pour se reposer

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le Gabian a pris contact avec lui devant une coupe dechampagne après une virée au casino de Bandol. Lechef aussi il aime lancer les dés. Et il l’a pris sous sonaile il y a un mois. Une consécration ! Angelo restepantois devant le palmarès du plus grand voleur de larégion. Et comme le chef regarde ses moindres faits etgestes ! Mama mia, on voit bien qu’il est fier de moi.S’il m’a donné le plan, c’est qu’il me fait confiancepour la suite des événements. Fatche, ça colle la pres-sion ça, allez, tavernier, sers une autre bière !

- Oh, tu rêvasses le bouffon.Momo s’esclaffe assis à une table tachée par les

multiples ronds humides laissés par le contour de sonverre de bière. Manu hoche la tête avec un souriregoguenard comme les petits chiens que les vieux cou-ples posent sur la plage arrière de leur voiture et quiont l’air de se payer sa tête.

Il ne manque pas d’aplomb de me traiter de bouf-fon. Deux fois en moins de 24 heures ! Si cet imbécilede Momo savait que c’est à moi que le Chef faitconfiance, s’il savait que je détiens le plan tracé de lamain du maître et que c’est moi qui suis chargé defaire ce qu’il faut pour nous tirer de là...

- Ferme là, Momo. Angelo a prononcé cette phrase sans s’énerver, sans

se retourner d’un pouce, comme si ses coudes étaientcimentés dans le comptoir. Mais tous ses muscles sonttendus pour réagir vite. Il est petit et sec, sa démarchehâtive, ses petits yeux noirs toujours aux aguets. Sesmouvements souples et précis donnent l’impressionqu’il est toujours sur le point de fuir alors qu’il est prêtà cogner sur tout ce qui bouge.

48 *: Aloha : Bonjour en hawaïen

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Le conseil de Manu semble faire son chemin. Momola brute épaisse a aussi un cœur :

- T’as raison, elle sera contente. Ça fait quatre joursque je n’ai pas donné signe de vie.

Deuxième set pour Angelo qui est au service :- Et peut-être que tu peux lui demander si elle ne

peut pas nous héberger ce soir ? On ne serait pas malà la cité des Cayolles. Si son appartement est assezgrand et qu’elle accepte, on sera en sécurité chez elle.

D’un coup, Momo se redresse gonflé d’orgueil. Lasolution pour la suite des événements dépend de LUI.

Il n’en faut pas plus à cet idiot. Etre brossé dans lesens du poil pour obéir. Bon chien, va, coucouche pa-nier, pas bouge et papattes en rond dans ta niche.

- Je m’en occupe. J’y avais pensé mais je voulais pasvous en parler avant d’être sûr.

- De toutes façons, insinue Angelo, c’est pas elle quiva te refuser quoi que ce soit !

- Ça c’est certain. C’est moi le patron !Angelo se lève. Il a un peu la tête qui tourne avec

tous ses demis. Tant pis, il fera gaffe le long de laroute. Surtout ne pas croiser les flics. Pour le reste,tout est cadré :

- Bon les mecs, rendez vous ce soir, on fait commeon a dit.

Manu a déjà enfilé son cuir et Momo range son por-tefeuille. Ils acquiescent apparemment satisfaits. Jeu,set, et match pour Angelo.

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entre quelques traversées illicites…la vie de château,quoi !

- Bon, c’est quoi la suite des opérations pouraujourd’hui ?

Manu a posé la question en prenant soin de regar-der tour à tour, et Momo, et Angelo. Il a envie deménager la susceptibilité de l’un et de l’autre.Maintenant qu’ils sont assis à la même table, il ne fau-drait pas que l’ambiance se dégrade. Manu, c’est unsensible. Il apprécie qu’une certaine harmonie règnesinon ça l’empêche de se concentrer.

Angelo saisit la balle au bond :- Je crois que je ferais bien d’aller à Sormiou pour

vérifier qu’on n’a pas remarqué notre passage. Et puison a besoin d’une nouvelle planque pour ce soir, pastrop éloignée du lieu de notre opération de demain.Bon, on a qu’à se retrouver sur le parking de chezDédé, aux Goudes à 19 heures, et on avisera.

- Et tu vas aller à Sormiou tout seul ?, lui demandeMomo le sourcil levé.

- Correct mon pote !Manu le sauve de la suite de l’interrogatoire :- Ecoute Momo, ça ferait pas mal à chacun d’entre

nous de prendre un peu l’air. Et puis Angelo, il y vapour assurer nos arrières. Moi, je dois aller faire unsaut chez ma frangine. Elle est enceinte jusqu’au couet elle a déjà ses deux gosses dont elle doit s’occuper.En plus, j’ai envie de changer de fringues et de pren-dre une vraie douche. Tu n’as pas envie toi de passervoir Karine ?

Premier set pour Angelo !- Si, grommelle Momo- Alors tu devrais y passer cet après-midi.

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Cabanon des Frustiè :vendredi, 14 heures 37

LA PORTE A ÉTÉ FORCÉE. LOÏC EXAMINE AVEC SOIN

les entailles que le pied de biche a gravées dans lebois qui entoure la serrure du cabanon des Frustié.Aucun doute, il y a eu effraction. Dans sa petite tête,Léa hésite entre le soulagement et la crainte. Certes,elle avait raison, et au moins, elle ne passera plus pourune écervelée. Mais où va les conduire cette histoire ?

La frousse ne la fera pas renoncer. Avec détermina-tion, elle ouvre la porte, pénètre dans le cabanon, Loïcsur ses talons. À l’intérieur, le mobilier dort. Autourd’une table rustique en noyer, les fauteuils et le cana-pé d’angle sont recouverts d’un drap de lin blanc, lestiroirs de la commode, ornés de motifs floraux, sontsagement fermés. Dans la seule armoire, ni valise, nivêtement. Pas de serviette ou de brosse à dents dans lasalle de bains aux carreaux roses et au rideau de dou-che délavé. Construit à l’ombre de pins courbés par lemistral, le cabanon conserve une certaine fraîcheurdans ses murs. Léa frissonne. Elle enferme dans sesbras ses épaules nues tandis que Loïc s’active et fouille la cuisine. Les couverts sont rangés et lesassiettes soigneusement lavées et empilées dans unvaisselier. Rien. Il soulève les coussins, cherche dansle coffre du canapé. Toujours rien, si ce n’est une

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par ces mouvements virevolte dans le rayon de soleil.Sur le côté gauche, un petit meuble en bois décoréd’une fresque peinte au pochoir sert de table de nuit.Un vieux réveil trône, bloqué sur 6h30. Juste à côté,une petite boîte d’allumettes. Léa l’examine. Sur laboîte, une inscription « Bar la Montagne, 82 rue de laRépublique 13002 Marseille ». Rue de la République, enface des docks, là où travaillent Maman et Loubna.Bizarre, la boîte n’a pas de poussière. On dirait qu’el-le vient d’être posée là. Léa rapproche son nez du petitmeuble. Tiens, tiens, des traces de doigts, des emprein-tes toutes fraîches. Serpolipopette, quelqu’un s’est inté-ressé à ce meuble !

Intriguée, Léa tente d’ouvrir le tiroir du coffre. Laserrure ne cède pas. Elle appelle Loïc à la rescousse.

- Loïc viens voir. C’est étrange, j’ai trouvé une boîted’allumettes et des empreintes sur une table de nuitdont je n’arrive pas à ouvrir le tiroir.

En effervescence, le jeune homme se précipite :- Ouvre le pour voir ce qu’il y a dedans ! ordonne

Léa.Son laguiole à la main, prêt à en découdre avec la

serrure rebelle sans autre forme de procès, Loïcobtempère. Forcé par la lame, le pêne finit par se ren-dre. Les deux amis se regardent. Que vont-ils décou-vrir à l’intérieur ?

Des dés, un vieux stylo, une boussole et une cartede la région. Formidable découverte ! Ces objets quin’ont aucune valeur - à part peut-être la boussole quidoit bien valoir dans les 30 euros – reposent en toutequiétude dans leur protection de bois bouclée à dou-ble tour probablement par habitude plutôt que parnécessité.

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simple couverture polaire noire, pour réchaufferles nuits ventées.

Depuis plusieurs minutes, Léa l’observe sans unmot :

- Tu trouves quelque chose ? se hasarde-t-elle àdemander à voix basse.

- Non. Apparemment, rien n’a disparu ou changéde place.

- Pourtant, ces individus ont bien fracturé la porte !Il doit y avoir une raison. Ce n’est pas possible…

Le regard de Léa se pose alors sur une échelle enpin. Avec précaution, elle grimpe les barreaux, angois-sée à l’idée de faire le moindre bruit. Elle découvreune mezzanine, un espace minuscule, avec un mate-las posé à même le sol. Souvent les cabanons possè-dent ce type d’alcôve construite en dur, éclairée parune toute petite fenêtre ronde percée dans le murpour pouvoir respirer. Les parents y dorment. Lesminots s’y amusent les jours de pluie, avec l’obligationd’appeler un adulte à la rescousse pour monter oudescendre la fameuse échelle. Quand elle était enfant,avec Manon et Nina, Léa inventait dans le fabuleuxcocon du cabanon Serpolet des aventures incroyablesavec ses Barbie. Aujourd’hui, elle a rangé ses poupéesdans un placard parce qu’elle estime qu’elle a passél’âge d’y jouer. Enfin, c’est du moins ce qu’elle faitcroire à Manon et Nina.

Un voile à moustique qui retombe de part et d’autredu matelas est accroché au plafond. La lumière filtred’un volet mal fermé et joue avec ce morceau de tulleblanc. Avec précaution, Léa soulève le voile et avanceà quatre pattes sur le matelas. La poussière soulevée

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- Dépêche-toi, lui lance Loïc qui a déjà prisl’échelle d’assaut.

Dans un mouvement d’affolement, alors que Léa serelève à toute vitesse, sa tête heurte une des poutresqui strient le plafond de la mezzanine.

- Aïe !Sous la violence du choc, elle grimace et com-

mence à se frotter le front pour faire passer la douleur.Et c’est à cet instant qu’elle aperçoit un bout de papierqui dépasse à peine de la poutre. Un bout de papierà carreaux quadrillés à l’encre violette, avec des rondssur le côté indiquant qu’il a été déchiré à la hâte de laspirale d’un petit carnet de notes. Elle tire dessus, tireencore, et remercie en silence le ciel et Milena de l’a-voir empêchée de se ronger les ongles. De justesse,elle parvient à extraire le morceau de papier qu’elles’apprête à déplier quand, en bas, Loïc s’impatiente :

- Léa !- Attends, j’ai trouvé quelque chose ! dit-elle en

fourrant le papier dans la poche arrière de son jean.- Descends ! La voilà.

Vite, descendre l’échelle, traverser la pièce princi-pale et sortir. Doucement, refermer la porte et la coin-cer avec une pierre pour faire croire qu’elle est fer-mée. Ouf ! Quand Milena apparaît sur la terrasse, Léaet Loïc viennent de reprendre leurs esprits. Excitéecomme une puce, la future bachelière ne remarquepas que sa petite sœur se frotte le front et que Loïc,pour masquer son embarras, fait semblant de lacer seschaussures.

- Ah, j’étais certaine que vous étiez ensemble. Loïc,

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- Eh bien, laisse échapper Loïc dépité, je suis moiaussi le roi de l’effraction, et tout ça pour un butinpareil ! Que tes individus soient des voleurs, admet-tons, mais ils sont repartis bredouilles. Le cabanon dumaire ce n’est pas la caverne d’Ali Baba. Je n’auraisjamais dû ouvrir ce pauvre coffret. Réfléchis un peu.Pourquoi veux–tu que les Frustié laissent des objets devaleur dans cet endroit ?…

- Tu as raison, concède Léa qui se mord au sang lalèvre inférieure.

Déçue et mortifiée par les reproches de Loïc, ellese laisse tomber de tout son poids sur le matelas.Allongée sur le dos, les yeux fixés sur le crépi blancdu plafond, elle tente de remettre de l’ordre dans sesidées. L’incident est clos, le mystère résolu. Leurinspection du cabanon a mis fin à ses suppositions lesplus folles. Dommage, les premiers éléments de cetteenquête lui avaient ouvert l’appétit. À côté d’elle, Loïc,poussé par la culpabilité, essaie en vain de réparer laserrure du coffret qu’il a cassée. Vu sa tête, il m’en veutde l’avoir entraîné dans cette pagaille.

Tout à coup, une voix enjouée leur parvient del’extérieur, une voix qui répète leurs prénoms« Léa…Loïc…. » Serpolipopette, il ne manquait plusqu’elle. Milena arrive au galop. « Léa…Loïc …vousêtes là ? »

Ils entendent ses pas précipités sur le chemin encontrebas, à une cinquantaine de mètres du cabanon.Elle ne doit pas les trouver ici, elle ne doit pas voir laporte forcée. Trop de questions et pas assez de réponsespour se lancer maintenant dans les explications que nemanquera de réclamer la grande sœur protectrice.

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regretter d’être venue vous chercher. Je ne voulais pasque tu manques le spectacle. Il se passe quelquechose d’incroyable dans la calanque, venez avec moi !

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comment ça va ? Tu es arrivé avec ta maman il y alongtemps ? Léa ne m’a pas dit que vous deviez vousretrouver …

- Je suis allé la rejoindre à notre repaire. Je saisqu’elle m’attend toujours là-bas. Alors, ces révisions ?tu es à jour, tu ne te sens pas trop stressée.

- Si ! Ne m’en parle pas c’est l’horreur, je suis hys-térique ! Mais bon, je bosse surtout la philo parce queles maths me posent moins de problèmes et puis labio, c’est coeff 2, alors….

Elle est intarissable la grande sœur. Pourtant en cemoment, pas facile d’engager la conversation avecelle. À peine deux ou trois mots échangés et sonhumeur tourne au vinaigre. Elle est rudement contentede faire un brin de causette avec Loïc. Et puis lui, unvrai gobi*, il est agaçant, il avale tout ce qu’elle racon-te. Il va tomber en pâmoison ou quoi ?

Jalouse, Léa sort l’artillerie lourde :- Bon, on peut savoir pourquoi tu nous as dérangé,

Milena. Et surtout pourquoi tu as abandonné tes révi-sions parce qu’apparemment, il n’y a que cela quicompte, et tu es désagréable depuis que…

La mitraillette verbale de la cadette n’a jamaisimpressionné l’ainée. Milena n’y fait plus vraimentattention. Depuis qu’elle est bébé, Léa vocifère quandelle est mécontente. Elle a compris qu’il lui suffit derester ferme pour la faire baisser d’un ton.

- Manon et Nina m’ont dit que vous étiez partisfaire une promenade du côté du cabanon des Frustié.Voilà pourquoi je suis venue vous chercher ici.

- Et alors ?- Alors, tu arrêtes de me toiser parce tu vas me faire

58 *: Nom masculin pour nommer un petit poisson aux yeux ronds dilatés et à labouche béante considéré à la pêche comme une prise ridicule. Il désigne unniais, un idiot. Le dico marseillais, Armogathe et Kasbarian.

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Calanque de Sormiou :vendredi, 15 h 22

LE VENT DU SUD S’EST LEVÉ SUR LE PETIT PORT

de Sormiou. L’eau verte et turquoise a enfilé son habitcouleur de pluie. Des vagues gonflées se jettent parpaliers et crachent leur écume pour finir sur le sableen un mince filet d’eau trouble. De gros nuages coton-neux blanc et gris flirtent avec les cimes des falaises.Mais la foule rassemblée se moque bien des capricesde la météo. La conférence de presse a commencéavec vingt bonnes minutes de retard et les badaudss’impatientent. Thomas Jouvel est là, en chair et os,prêt pour une série d’interviews avec la presse locale,et peut-être même disposé à gribouiller sa signaturesur quelques morceaux de papiers tendus par desadmirateurs.

- On est en retard, dépêchez-vous, allez on se res-serre pour la photo.

René Frustié et Thomas Jouvel sont côte à côte,debout sur une estrade en bois entourée de barrièresmétalliques. Le maire et l’acteur affichent une mine decirconstance, sourire éclatant et ferme poignée demain. Les appareils photo se déclenchent. Clic clac.Applaudissements.

Loïc est resté avec Manon et Nina, tout près deMilena, ce qui fait secrètement enrager Léa. Elle adégoté une place de choix pour écouter les interviews.

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vous n’imaginez pas ce qui se trame à quelques pâtésde cabanons d’ici ? Quelle ironie !

Et toi Marcello, qui n’a rien vu et rien fait et qui n’apas le temps de t’occuper de cette affaire, pourquoi tune me laisses pas deux minutes avec le maire pour quenous ayons une conversation ? Après tout, il paraît quevous êtes des amis d’enfance…”

Les interrogations des journalistes sont très diffé-rentes. Thomas Jouvel explique patiemment à chacund’entre eux pourquoi il a choisi d’accepter de jouer lerôle du détective Tony Moretti. Il se lance dans la des-cription complète de son personnage et remercie aupassage toute l’équipe de production :

- Nous travaillons dans d’excellentes conditionsavec un staff studieux logé dans les meilleurs hôtels dela ville. Vous savez, c’est un travail très exigeant quede réussir un tel tournage. Tout le monde se doit d’ê-tre sérieux, car quand on tourne pour la télé, le tempsnous est compté. Il faut faire vite et bien en un nom-bre de prises minimum. Il faut donc rester très concen-tré, ce qui n’exclut pas de petits plaisirs. Par exemple,tout au long du tournage, j’ai la chance de profiter del’hospitalité d’un couple d’amis qui a la gentillesse deme faire visiter la région, et c’est un régal…

- Et de quel ami s’agit-il ? demande alors un jour-naliste enhardi par ses premières confidences.

- Je réside chez Rebecca Luigi et son mari dans lesenvirons d’Aix-en-Provence. Rebecca est une amie dema femme. Elles ont défilé ensemble pour les plusgrands couturiers.

É-li-mi-née la soi disante hypothèse de Manon etNina ! Ni l’équipe du tournage, ni le comédien ne sem-ble avoir un quelconque lien avec le cabanon du maire.

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Après avoir déjoué l’attention des vigiles, elle s’est fau-filée sous les barrières de sécurité avec l’intention devenir parler au maire. Un geste de Marcello l’en a dis-suadée. Elle a donc été contrainte de s’asseoir sage-ment dans l’enceinte réservée à la presse locale pourne pas manquer la conférence qui doit suivre.

Impressionnée plus qu’elle ne le voudrait, Léadétaille Thomas Jouvel. Chemise blanche ouverte surun torse bronzé, jean et chaussures sportwear chic,lunettes de soleil en serre tête, waoouww… Le comé-dien a les yeux d’un bleu perçant, les cheveux poivreet sel savamment décoiffés, le sourire carnassier. Léaplonge dans le ravissement le plus complet. Toutecette agitation, tout ce beau monde, elle n’en perd pasune miette. Oh, Thomas Jouvel vient de jeter un coupd’œil dans sa direction. Sûr qu’il ne voit qu’elle ! Cesont ses copines de classe qui vont faire une de sestêtes quand elle va leur raconter quelle star elle a ren-contrée à Sormiou ! Ça y est, les journalistes ouvrentenfin le feu des questions.

Léa aussi les passerait bien à la moulinette ces per-sonnalités dociles et attentives.

“ Monsieur le maire, tout d’abord, vous n’avezaucune idée de qui a pu fracturer votre cabanon ? Lestrois individus n’ont rien volé, rien détérioré à l’inté-rieur. Alors que voulaient-ils ? Peut-être trempez vousdans des magouilles dont le grand public ignore l’exis-tence ?

Et vous, Monsieur Jouvel, pouvez – vous imaginerque votre équipe s’amuse jusqu’au bout de la nuit dansles calanques alors que vous tournez le lendemain ?Vous qui interprétez le rôle d’un détective marseillais,

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- Vous avez tout à fait raison. Sormiou a vécu unvéritable drame avec ce terrible incendie qui a ravagécette magnifique calanque et a nécessité l’interventioncourageuse de nos pompiers pour sauver des vies pri-sonnières des flammes. Depuis, nous avons tenté defaire le nécessaire pour que la nature reprenne sesdroits en collaboration avec les responsables del’Office National des Forêts et avec l’appui de tous : lapopulation est vigilante, elle participe au débrous-saillage, les accès pour les visiteurs sont limités, lasignalisation concernant les risques d’incendies, la pré-vention et la surveillance de la vigie ont été renforcéesde façon à agir avec encore plus d’efficacité.

Léa laisse échapper un bâillement. En fait, elle luttecontre l’envie qui la tenaille de se retourner et deregarder ce que peuvent bien fabriquer dans son dosLoïc et Milena. Serpolipopette, ça me démange trop, ilfaut que je les espionne. Milena et Loïc sont accoudésaux premières barrières destinées à tenir le public àdistance respectable de l’estrade. Leurs bras se tou-chent tellement ils sont proches l’un de l’autre, mais ilsécoutent religieusement le discours du maire qui pour-suit imperturbable:

- Je vous le rappelle - mais vous n’êtes pas sansl’ignorer - que j’ai été particulièrement ému par cettecatastrophe puisque je suis moi-même l’heureux pro-priétaire d’un cabanon dont la jouissance m’a été don-née par mes grands parents. Au cours de cet incendiequi reste présent dans toutes les mémoires, des habi-tants ont dû être évacués, et notre bon Marcello quiveille sur ce lieu a fait preuve d’une incroyable bra-voure. Il a sauvé dans la colline un adolescent égaréqui aurait péri brûlé sans son intervention. J’imagine

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Pendant un instant, j’avais songé que Marcello aurait puprotéger la tranquillité de l’acteur secrètement hébergédans le cabanon du maire…mais de toutes façonscette idée ne cadrait guère avec la porte fracturée et lesclés pendues chez Marcello. Quant aux prétenduesfêtes tardives des techniciens, avec le boulot qu’ils abat-tent …

Intéressante cette petite conférence…Bzzz, Léaécrase un insolent moustique sur son avant-bras et seconcentre sur l’entrée en scène du maire de Marseille.Et quelle joie d’avoir choisi Marseille pour ce film, etquel bonheur de recevoir un acteur de grand renom,et quel impact merveilleux pour la notoriété de laville, et quel accueil chaleureux ont réservé lesMarseillais à cette initiative ! Il faut reconnaître qu’ilconnaît la musique ce grand bonhomme dégarni, auventre proéminent coincé dans son costume bleumarine à fines rayures blanches. Avec nonchalance iljoue avec ses lunettes de presbyte et donne le LA sansperdre le rythme, même quand arrive une question unbrin pernicieuse posée par un journaliste désireux defaire dans le registre de la variété :

- Monsieur le maire, nous sommes tous réunis poureffectivement célébrer un événement culturel d’enver-gure, et j’imagine que le choix du lieu a été détermi-nant pour le tournage. Cependant, la calanque a perdude sa superbe depuis l’incendie de 98 et beaucoupreste encore à faire pour réhabiliter le massif…

Léger plissement de pattes d’oie*, à peine percepti-ble, manière d’indiquer que décidément, ils sont fati-gants ces journalistes d’interrompre sa chanson préfé-rée. Mais très vite, le métier reprend le dessus :

64 *: rides du contour de l’œil.

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Calanque de Sormiou :Vendredi, 16 heures 50

LA FOLLE FARANDOLE EST TERMINÉE. MICROS COUPÉS,stylos rangés, barrières remisées, la star a regagné sagrosse berline aux vitres teintées. Le maire a plongésur la banquette arrière, protégé par les vigiles etpoursuivi par son fidèle Marcello qui, pour un peu,aurait jeté des confettis de gratitude sur le chemin deses invités. Il n’a pas plu, mais la perspective d’unorage a affolé tout le monde. Le ciel s’est obscurci etles rafales de vent se sont renforcées, écourtant laconférence de presse et la séance d’autographes. Aumilieu de ce départ à la va-vite, Léa n’a pas osé s’ap-procher pour parler avec le maire. Mais elle a acquisla certitude qu’il ne s’est pas rendu à son cabanon.Donc seuls Loïc et elle savent qu’il a été fracturé.

Loïc ? Où est-il passé d’ailleurs celui-ci ? Toujours àroucouler avec ma frangine qui a mis au placard sesgrands penseurs. Et cette complicité qu’ils ont l’aird’avoir tous les deux… Est-ce que tu connais le dernieralbum de machin, tu crois que chose a écrit un bonbouquin, et bidule, il a sorti une super BD, non ?Pfff…

Le sifflement qu’elle laisse échapper entre ses dentslui fait penser à Siam quand il souffle et crache face auberger allemand de la pharmacienne du Vallon desAuffes. Et triple pfff, pourvu que Loubna ait retrouvéson chaton.

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qu’à l’époque vous aviez couvert l’événement.- C’est exact monsieur le maire, notre journal s’était

fait l’écho de ce sauvetage. Le jeune homme étaitd’ailleurs originaire de la cité des Cayolles et il aconservé des séquelles importantes de ces brûlurespuisqu’on l’a surnommé le miraculé.

Coincé entre une grosse dame moulée dans unerobe orangée, les bras couverts de bijoux en toc, et unouvrier du dimanche en bleu de travail qui a consen-ti à s’accorder une pause, Angelo dissimule un sourireau creux de sa main. Le miraculé…il a bien fait depasser vérifier que tout va bien dans la calanque. Iln’était pas au courant de la tenue de cette conférencede presse et au début, quand il a vu cet attroupement,ça lui a collé une sacrée trouille. Il s’attendait presqueà trouver des schtroumpfs. Et quand il a réalisé que lemaire était là… quel flip ! Ce dernier n’est pas passé àson cabanon, sinon ce serait l'ébullition à cause de ladécouverte de l’effraction. Et le voici maintenant quirappelle une anecdote croustillante. Le miraculé, c’estun nom qui sonne bien ça ! Un miraculé… c’est unsurvivant, non ?

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STOP. Je ne dois pas penser à Siam maintenant etme ronger d’inquiétude. Je dois rassembler mes forcespour agir. Remettons un peu d’ordre. Je suis en posses-sion d’un bout de papier mystérieux déniché dans uncabanon fracturé par trois individus bizarres. Mieuxvaut ne rien à dire à personne pour l’instant. La situa-tion pourrait encore se compliquer et devenir dange-reuse. Manon, Nina ou Milena pourraient courir desrisques, d’autant qu’elles tiennent parfois difficilementleur langue. Et puis, il faut bien l’avouer, l’idée de par-tager un secret avec Loïc est une perspective tentante.

En fait, il faut qu’on se retrouve désormais tous lesdeux, justement pour regarder ce que j’ai glissé rapidosdans la poche arrière de mon jean.

Léa se tourne et se retourne, désemparée. La vies’écoule à nouveau paisiblement sur la placette de lacalanque qui s’est vidée de ses curieux. Mais où ont-ils bien pu passer ? Au bout de quelques secondes, sonœil de lynx les localise. Milena et Loïc sont assis surun gros rocher, face à la mer qui gronde, à l’embran-chement du petit chemin qui conduit au cabanon desSerpolet. Comme ils lui tournent le dos, elle va s’ap-pliquer à arriver à pas de velours pour les surprendredans leurs petites confidences.

-….Tu veux t’en aller si loin de chez toi, quitter tesparents, ta sœur et tes amis ? Ça ne te fait pas peurd’imaginer ta vie dans un pays que tu ne connais pas ?

- Tu es fou ou quoi ? Je te parle des Etats Unis !Hollywood, New York, Miami…des rues, des taxis,des hamburgers comme dans les films. J’adoreraichanger d’air et vivre là-bas un an. De toutes façons,si j’ai mon bac, je passe mon Deug d’anglais, et direc-tion un pays anglophone pour perfectionner mon

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- Et ça veut dire quoi exactement ?Campée sur ses deux jambes, les mains posées sur

les hanches, elle attend que Loïc daigne lui faire face.Pour l’instant, il est occupé à apprécier la longilignesilhouette de Milena et à agiter son bras dans sa direc-tion.

Léa finit par passer sa main devant son champ devision.

- Elle t’a hypnotisé, la vipère ?D’un geste désarmant, il enferme ses poignets dans

chacune de ses mains et la secoue gentiment :- Mais tu as fini de dire des méchancetés sur ta

sœur ? De longue tu la critiques ! Une vipère… tu déli-res ! Milena est très belle avec ces cheveux courts. Çafait ressortir ses yeux verts.

- Tu veux l’adresse de son coiffeur ?- Qu’est-ce qui t’escagasse comme ça ? Tu es tom-

bée raide dingue de Thomas Jouvel ?- T’es jobastre ou quoi…- Allez, avoue, tu étais au premier rang.Quand même, il a remarqué où je me trouvais ….- Je voulais écouter les réponses du maire et de

Thomas Jouvel pour voir si tout cela a un lien avec lecabanon des Frustié. On doit aussi jeter un coup d’œilsur le bout de papier…

- Quel bout de papier ?- Tu fais exprès ou quoi ?- Non, tu m’as dit que tu venais de mettre la main

sur un truc mais tu ne m’as pas expliqué puisqueMilena arrivait.

- Tiens regarde….je l’ai dans ma poche et….Loïc retient son bras :- Attends, si tu veux on se retrouve dans une heure

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accent …et à choisir, tu vois, je préfère les US aubrouillard de Londres….

- Comment tu fais pour le voyage ? Ça coûte pluscher, les US ?

- C’est la fac qui finance ton année. En échange, tudonnes des cours de français rémunérés à des améri-cains. Sur place, je pourrais toujours dénicher un jobd’appoint pour compléter mon petit salaire.

- Alors, tu va perdre ton accent qui chante… etcomment tu vas t’organiser ? avec ton Stéphane…. Tuvas le quitter ?

- Je ne suis pas encore partie ! On verra d’ici là…Etil viendra peut-être avec moi. Qui sait ?

Milena éclate de rire devant la figure décontenan-cée de son jeune ami. C’est idiot, Loïc a l’air touchépar ce qu’elle vient de lui dire à propos de Stéphane.Elle secoue la tête à l’idée qu’il puisse nourrir des sen-timents, comment dire…plus qu’amicaux à son égard.Elle a remarqué sa manière de la regarder depuisquelques temps…Non, elle se fait des idées. Il est tou-jours fourré avec sa petite sœur qui déboule vers eux.

- Oh, Léa, tu joues à cache-cache. On dirait un félinqui va fondre sur sa proie.

- Et alors, ça te gêne ? Tu as quelque chose à cacher ?- Téh, tu es en forme, toi ! Je ne sais pas où tu veux

en venir, mais je sens que tu es dans une de tes pha-ses préférées, celle où tu cherches des poux dans lapaille. Je préfère vous laisser. Loïc, je te souhaite boncourage, parce que quand elle est dans cet état…

- T’inquiètes pas, Milena, j’ai l’habitude !Léa se sentait agacée. Cette fois, elle est carrément

furieuse.

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instinct et tente le diable ! je vais proposer une baladeà Loïc. Pour la lune, peut-être que cela signifie qu’ilfaut que j’attende avant que Loïc me la décroche !

Elle cache son rire dans ses mains, rougissante etémoustillée à l’idée de formuler son idée de prome-nade, quand elle entend Loïc discuter avec sesparents. Quoi, l’heure a donc passé si vite ! C’estcomme ça, avec ses cartes, elle perd la notion dutemps. Un coup d’œil à son visage dans la glace. Ceserait mieux si j’avais le temps d’aller de nouveau à lasalle de bains pour remettre du rouge à lèvres. Tantpis, un pschitt de parfum suffira. Elle a choisi exprèsce flacon chez Body shop, il y a une semaine à GrandLittoral. Moon flower : un mélange de roses, d’iris etde belles de nuit. Belle de nuit, c’est un joli nom defleurs. Les belles de ,nuit fleurissent au crépuscule et sereferment à l’aube. Il paraît que les sorcières utilisaientces graines pour jeter des sorts. Ça complète à merveillema panoplie de cartomancienne !

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parce que là, je dois passer chez moi. Tu n’as qu’à ren-trer chez toi, je passe te prendre, et on ira discuter auport, vers notre endroit.

- D’ac o’ d’ac.Léa esquisse une petite moue boudeuse, mord l’in-

térieur de ses joues pour la dissimuler mais s’exécutede bonne grâce. Il se souvient de notre endroit…et ilvient dans une heure…

De retour au cabanon des Serpolet, Léa salue vitefait bien fait les Mirambelle partis en randonnée avecses parents, attablés devant une grande limonade. Unebise dans le cou de sa mère, un clin d’œil à son père,et elle file dans sa petite chambre. Milena a regagné lamezzanine et reprit ses bouquins. Parfait, qu’elle yreste scotchée jusqu’à la saint glinglin… Toute la familleest occupée, c’est le moment idéal de se détendre et d’in-terroger les cartes. Elle est impatiente de regarder lebout de papier mais elle a encore plus envie de par-tager cet instant avec Loïc.

Allez, un petit tirage en douce. Une question, troiscartes pour y répondre. Situation actuelle, situation àvenir et enfin issue probable. Vais-je passer la soiréeavec Loïc comme je l’espère plus que tout ? Aïe, lalune encore une fois en position renversée. Vite lebouquin explicatif. Il dit : la lune dessine l’esquissed’un mystère. Lequel ? C’est une allusion au cabanondes Frustié ou quoi ? Mmm...le diable. Rien à voir avecun méchant démon. Il symbolise la sensualité, la pertede contrôle. Le feu couve entre Loïc et moi..Troisième carte : le chariot. Il annonce que le succèssera atteint au fil des intuitions. Donc... je suis mon

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Port de pêche de Sormiou :vendredi, 18 heures 22

CE PARFUM…MIEUX QU’UNE BAGUETTE MAGIQUE.ÇA MARCHE !

Dans le magasin, son petit nez retroussé a été bieninspiré. Moonflower…un nom évocateur pourLéa…les fleurs de la lune en version française, la lune,sa planète astrologique puisqu’elle est cancer ascen-dant capricorne, née très précisément à Marseille un 4juillet, jour de la fête de l’indépendance des Etats-Unis,à 19h42, soit deux minutes avant l’arrivée de son papacoincé dans les bouchons de la rue Breteuil. Bref, lalune influence donc sa vie - elle en est convaincue -d’où l’intérêt de porter cette fragrance aux effluvesfleuries qu’elle croit capable de lancer des sortilèges.Première victime : Loïc. Il a été aussitôt ensorcelé.Alors qu’il est assis à côté d’elle sur le banc du petitport de pêche avec dans ses mains un paquet mal-adroitement ficelé par ses soins, il vient de lui mur-murer qu’elle embaume avec son nouvel élixir.

Bien loin de se douter des réflexions qui se cachentderrière le sourire béat de sa jeune amie, il lui tend lepaquet avec un air timide, et mal à l’aise, commenceà faire les cents pas face à la mer en devisant surla météo pendant que Léa déchire le papier cadeau.Les vagues se déchaînent entre les deux avancées

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ne pas tricher lors des tirages ! – et leurs symbolesgravés et encrés sont composés de croix, de losangesaux formes allongées, ou de flèches. Tous formentl’alphabet runique appelé le Tuwark. Avec tendresse,Loïc lui fait remarquer qu’elle est déjà partie à rêvasser.

-Et ce fameux bout de papier, tu me le montresou quoi ?

Les joues de Léa s’empourprent. Quel plaisir inouïlui procure ce cadeau. Comme Loïc la connaît bien !Gênée et ravie, elle remet consciencieusement lespierres dans leur protection de toile, avant de repren-dre un ton plus posé. Pas d’effusion cette fois, elle vaessayer de se comporter avec calme, d’autant qu’elledoit se concentrer sur le petit bout de papier qu’ellevient d’extirper de la poche de son jean.

- J’ai attendu de te voir pour l’examiner. Je voulaisqu’on le découvre ensemble.

Elle se rapproche. Leurs épaules se frôlent. Ilsdétaillent, dubitatifs, la feuille arrachée d’un calepin àspirale. Elle comporte en fait ce qui ressemble à unplan tracé à toute vitesse avec un stylo bille noir. Lenom de Sormiou est inscrit dans un demi cercle censéreprésenter la calanque. De là serpente un trait qui vaau bout de la berge gauche de la crique pour remon-ter légèrement dans les collines en direction deMorgiou. Au détour de deux ou trois méandres, le traits’arrête avec une croix. Elle est surmontée d’une mys-térieuse indication, livrée dans une écriture de pattede mouche, soulignée et encadrée.

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de rochers blancs creusées par le ressac. L’oragelaisse planer son épée de Damoclès. Seul un devinpourrait prédire où et quand sa pointe acérée va frapper.

Loïc songe qu’ils feraient mieux de se méfier de lafoudre sournoise qui pourrait s’abattre sur les mâts desbateaux

- Oh, Loïc c’est merveilleux. Quelle idée géniale !J’adore les runes*. Loïc…

Il sursaute. Les yeux bleus tout ronds de Léa tententd’accrocher les siens. Elle les écarquille de façondémesurée, avec une conviction charmante. D’ungeste instinctif, il lui caresse la joue :

- Oui ma belle, je t’écoute. Alors, elles te plaisentces runes ? Elles arrivent tout droit de Bretagne.Quand j’ai passé le week-end chez mon père, noussommes allés chez un antiquaire, et je suis tombé surcette bourse blanche. L’antiquaire m’a expliqué qu’el-le contient des pierres magiques ornées chacune d’unsymbole différent et qu’on peut procéder à des tiragesdivinatoires. Les peuples germaniques puis scandina-ves en avaient fait leurs oracles. Tu parles, j’ai tout desuite pensé à toi, avec ton tarot, ton astrologie ou tanumérologie. Alors, j’ai craqué. Tiens, tu as vu, il y aun petit bouquin pour t’aider à déchiffrer les significa-tions des symboles.

- Oui, j’ai vu. Ses doigts fins aux ongles manucurés en rose paille-

té défont fébrilement le nœud du cordon rouge pourlibérer les runes. Elle les fait glisser dans sa main avecdélice. Les pierres, grosses comme le pouce, sontblanches et lisses, aux contours irréguliers – pour

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*:Les symboles runiques d’origine germanique sont au nombre de 25. Composésde ligne droites faciles à tracer, ils étaient gravés sur des rochers, des pierres, destablettes de bois. Les 24 premièresrunes sont dédiées aux dieux nordiques et divi-sés en 3 grandes familles. La 25ème s’appelle Wyrd, elle représente l’inconnu,le hasard ou le destin.

le s u r v i va n t

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Loïc la regarde hébété :- Ma parole, où est-ce que tu vas chercher tout ça ?

Rien ne te permet d’affirmer que ce papier a un lienavec tes inconnus.

- Non, c’est vrai, mais j’essaie de bâtir une histoireplausible….

- Et tu dérailles….- Écoute Loïc, j’en ai assez que personne ne me croit.

Ce matin, Marcello m’a envoyée bouler. Cet après- midi,tout ce que je sais, c’est qu’il aurait mieux fait de m’é-couter. Il aurait pu avertir le maire, celui-ci aurait trouvéle temps de passer à son cabanon aujourd’hui, et nousn’en serions pas là.

Les deux amis détournent la tête. Les vagues défer-lent de plus en plus fort et font tanguer les bateaux.Le vent claque les drisses contre les mâts. Les coquesde noix pleurent tellement ces gifles sont douloureu-ses. Entre ces gémissements, les nuages tous noirs quiroulent au dessus de leurs têtes, et le cri strident desgabians. Le tableau est lugubre.

- Bon, on a du pain sur la planche, tranche Loïcavec un regard déterminé.

Il ne va pas s’abaisser à l’avouer à Léa, mais cetteaffaire pique sa curiosité. Elle mérite en tous cas d’êtretirée au clair. Son cerveau fonctionne à nouveau avecrapidité.

-Toi, tu devrais aller voir tes parents. Ils adorentfaire de la randonnée. Tu pourrais leur poser desquestions sur les sentiers qui partent de Sormiou pourrejoindre Morgiou. Quant à moi, je file chez Marcellopour lui demander des renseignements sur le coin.Une fois qu’on aura trouvé ce que signifie le survivant,il n’y aura plus de mystère, et tu te sentiras soulagée,

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L’individu a voulu indiquer un sentier. Lequel,jusqu’où, et que peut signifier “le survivant” ? Mystère.Léa enroule une mèche de ses cheveux autour de sonoreille. À voix haute, elle essaie de réfléchir:

- On a trois individus qui ont fracturé hier soir laporte du cabanon des Frustié. Je te ferai remarquerque c’est l’un des cabanons les plus isolés du centrede la calanque…

Loïc l’interrompt :- Le cabanon des Frustié ne figure d’ailleurs pas du

tout sur ce plan. Il est théoriquement situé de l’autrecôté du demi-cercle dans lequel est inscrit le nom deSormiou.

- Ça c’est vrai, acquiesce Léa, son index dans labouche - c’est plus fort qu’elle, quand elle cogite, ellea envie de se ronger les ongles -. En tout cas, on nesait pas pourquoi ils ont pénétré dans le cabanon maisils n’ont rien détérioré et rien volé. Ils ont masqué leurintrusion en posant une pierre devant la porte pour lamaintenir. Maintenant, nous voici avec ce plan qu’ona quand même retrouvé, glissé entre une poutre et leplafond dans la mezzanine.

Loïc poursuit, pris dans le fil de la réflexion :- Il s’agit peut-être d’une vieille feuille qui n’a rien

à voir avec nos individus et qui appartient aux Frustié.Si c’est le cas, c’est un plan sans importance, peut-êtreun jeu qu’ont fait des gosses qui sont de la famille,genre chasse au trésor !

- Ou alors, s’agite Léa avec des étincelles dans lesyeux, on peut aussi supposer que ce papier a tout àvoir avec nos trois individus. Il se trouve là parce qu’ilsl’ont planqué et qu’ils ont choisi le cabanon commecachette…

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Les yeux de Léa prennent la couleur de l’ardoisesous l’effet de la panique :

- Milena ? ma sœur ? Elle doit réviser. Pourquoi ellesortirait ?

- Je lui ai proposé tout à l’heure pendant la confé-rence de presse. Elle m’a dit qu’elle allait réfléchir.

Ni une ni deux, Léa saisit l’opportunité :- Alors on peut venir aussi, Manon, Nina et moi…

puisque les filles sont invitées à votre soirée, glisse-t-elle rusée.

- Vous êtes encore trop jeunes pour ce genre de soi-rée, et puis si on va à Marseille, il n’y aura jamais assezde places dans la voiture d’Antoine.

Bouffée de haine avec la moutarde qui monte aunez. Léa gonfle ses joues, souffle bruyamment sa dé-sapprobation, hausse les épaules et se retient de taperdu pied par terre. Loïc ne pouvait que remarquer sabruyante réaction.

- Oh, tu vas pas faire la tête miss Soupe au lait. Pourl’instant, on s’occupe de notre enquête. File chez tesparents et viens me rejoindre chez Marcello.

Pour la première fois depuis qu’elle le connaît, Léaaurait volontiers giflé Loïc. Pour sa désinvolture qu’el-le juge presque grossière et pour son manqued’intérêt à son égard.

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et on expliquera à ton père ou à Marcello dans quelétat se trouve le cabanon des Frustié…

Il s’est déjà levé, prêt à l’action alors que Léa rumi-ne encore.

- Mais, le survivant, et tout ce mystère comme tudis, c’est peut-être quelque chose de plus sérieux quece que tu imagines. Si ça se trouve, il faudra encorevérifier le cabanon des Frustié dans la soirée aprèsmanger. On pourrait en profiter pour faire une pro-menade.

D’ac o d’ac, je vais un peu loin dans l’analyse poli-cière, mais j’ai envie qu’on fasse des projets pour s’a-muser ce soir.

Quand ils étaient petits, ils pouvaient passer dessoirées ensemble à rêver de la cabane qu’ils assem-bleraient de bric et de broc le lendemain dans uneclairière à l’abri d’un pin. Ce soir, Léa pourrait faire sonpremier tirage de runes avec lui… Ses illusions s’en-volent à tire d’aile avec la réponse embarrassée deLoïc.

- Ecoute Léa, j’ai déjà un plan pour ce soir. Mes col-lègues viennent à la calanque vers 21h30 et on va pro-bablement passer la soirée tous ensemble.

- Et y‘a qui ?- Yohan, Hervé et Sébastien. - Ils viennent en scoot ?- Non, mon cousin Antoine les amène dans sa voi-

ture. - Vous allez faire quoi ?- Je sais pas. On va traîner, on va faire un tour au

bord de l’eau, ou alors, Antoine va nous emmener àMarseille pour aller boire un coup. On verra bien.Milena doit aussi peut-être passer nous rejoindre.

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Cabanon des Serpolet :vendredi, 18 heures 47

LORSQUE LÉA DÉBARQUE SUR LA TERRASSE DU CABANON,avec sa tête dépitée et ses semelles de baskets quirâpent le sol, ses parents et Milena sirotent unGambetta autour d’une partie de dés. Mmm…unGambetta, ce délicieux mélange de limonade et desirop au goût de figue, dont le secret de la recette restejalousement conservé par les fabricants d’Aubagne.Elle adore ça ! Sauf que là, elle ne peut rien avaler. Sadispute avec Loïc lui reste en travers de la gorge.L’orage qui n’a toujours pas éclaboussé la calanque, levent qui tourbillonne, et les cumulus nimbus ouatés,sont aussi noirs que son humeur. Elle aimerait parve-nir à ranger Loïc dans un tiroir de son cerveau qu’ellefermerait à double tour. Son cadeau lui brûle la paumedes mains. De rage, elle le jetterait bien par terre. Cettetouchante attention ne lui fait plus plaisir. En revan-che, elle fait jaqueter* sa mère :

- Léa, on ne t’a pas vue de la journée. Enfin, si.Entre deux portes, comme d’habitude quand tu es ici.Je vois que tu as retrouvé Loïc qui t’as gâtée !

Se dandinant d’un pied sur l’autre, Léa marmonne :- Comment tu sais que c’est lui qui m’a offert un

cadeau ?- Parce que souvent quand il part en Bretagne il te

rapporte une babiole pour te faire plaisir….La dernière83*: Jaqueter ou jacter : bavarder, jacasser.

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tu comptes sortir ce soir ?- Mais je suis bientôt majeure et vaccinée. Je fais ce

que je veux et ça ne te regarde pas.Muet jusque là, François Serpolet fronce ses sourcils

arqués au dessus de son nez droit et éteint de sa voixposée et forte la flambée de la brune et la blonde.

- Vous n’allez pas commencer à fatiguer tout lemonde, toutes les deux ! On se détend. Léa, tu t’as-soies à côté de moi. Allez ma chichette, arrête tesmanières et prends un verre de gambetta. Milena, jene veux plus t’entendre, tu vois bien que ta sœur estronchon…

De mauvaise grâce, Léa s’exécute tandis que Milenaquitte d’emblée la table, probablement soulagéed’éviter une discussion autour de ses envies de sortiesnocturnes en plein milieu de sa période de révisions.

Tant mieux. Je vais pouvoir discuter avec mon papachéri sans cette sainte nitouche sur mon dos. Bon,comment amener la conversation sans éveiller dessoupçons ? se demande-t-elle, son verre à la main. Elleentortille une mèche de cheveux autour de son doigtet choisit de prétexter l’idée d’une randonnée, demain,avec Manon et Nina pour en apprendre un peu plussur les sentiers au départ de la calanque. Son pèremord à l’hameçon. Exalté, il se lance avec fougue dansune grande explication.

- Ah, les calanques, ça se mérite.. c’est vrai que cesont des joyaux, des paysages féeriques, vous allezvous régaler. Mais il faut faire attention. Tu le sais, lemassif est difficile d’accès. Il faut préparer un sac à dosavec…

François Serpolet est parti dans son exposé. Il s’est

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fois, tu t’es gavée pendant deux jours avec les biscuitsau beurre qu’il avait achetés dans je ne sais plus quel-le fabrique. Montre-moi. Qu’est-ce qu’il a choisi cettefois ?

Serpolipopette. Si ma mère voit les runes, elle va faireune syncope.

- C’est personnel !Le visage fermé de Léa en dit long. Catherine

Serpolet n’insiste pas. Les bouderies de l’adolescence,elle connaît par cœur ! Milena lui en a fait voir de tou-tes les couleurs le jour où elle l’a trouvée en train delire son journal intime.

Les explications avaient duré des heures, jusqu’à ceque Milena claque la porte et reste cloîtrée dans sachambre pendant deux jours sans accepter de desser-rer les dents. Elle se sentait trahie. Catherine Serpoleta retenu la leçon. Milena n’a pas supporté son indis-crétion et a défendu bec et ongles son jardin secret.

- Je me demande ce qu’il cache, ce paquet pour quetu ne l’exhibes pas comme un trophée...glisse Milena,narquoise.

Aujourd’hui, c’est au tour de la grande sœur curieu-se de commettre l’erreur de taquiner sa cadette, intri-guée qu’elle est par l’air buté, les cheveux emmêlés etles yeux rougis de Léa qui protège le cadeau de Loïcentre ses bras croisés sur sa poitrine :

- Milena, laisse Léa tranquille. Si elle ne veux pasnous montrer le cadeau de Loïc, ce n’est pas grave.

Le ton joue l’apaisement mais c’est trop tard… Lamèche de la discorde se consume entre les deux sœurs.Depuis qu’elles sont enfants, quand l’aînée craque uneallumette, la cadette empoigne le tisonnier :

- Et toi Milena, tu as dit à papa et maman que

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la bonne direction.- Papa, tu es “the” meilleur !- Ma chichette, si tu le dis…je me demande bien ce

qui te met soudain de si bonne humeur …ma foi, jepréfère te voir dans cet état plutôt que…

Impatiente d’aller partager avec Loïc le résultat desa recherche, Léa abrège la conversation et dévale lesescaliers de la terrasse. Sa mère la voit depuis la fenê-tre de la cuisine et lui lance :

- Où est-ce que tu pars encore en vadrouille ? Tucours comme une échevelée alors que nous allonspréparer le dîner. Papa va cuire des cannellonis à labrousse. Il voulait te faire plaisir, il sait que tu adoresça. Je te préviens, tu rappliques dans une heure maxi.

Léa se retourne, trébuche contre une racine etmanque de s’étaler de tout son long. L’équilibre réta-bli, elle hurle en guise de réponse :

- Je vais voir Loïc au cabanon de Marcello.

Les aiguilles de pin tombées sur le côté du cheminforment un tapis glissant pour ses baskets. Léa s’ensoucie peu. Elle court à perdre haleine jusqu’au caba-non du gardien. Elle est surprise de ne pas trouverLoïc et Marcello autour de la table de la terrasse. Toutle monde vit dehors en cette saison à Sormiou, sur-tout, dans cette partie de la calanque qui est restéeabritée par l’ombre des pins. Ce doit être à cause de l’o-rage qui se prépare qu’ils se sont repliés à l’intérieur. Lavoix de Loïc lui parvient alors par la fenêtre ouverte. Ilest bien là. Léa frappe et attend. Marcello est un peu lentà venir ouvrir. Il n’est plus tout jeune le gardien.Elle espère simplement qu’il ne l’a pas vue shooterdans son arrosoir ce matin.

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levé, fait les cent pas sur la terrasse et ponctue sesexplications de gestes saccadés avec ses longs brascomme s’il parlait à ses étudiants depuis l’estrade deson amphithéâtre.

- Mets tes chaussures de randonnée pour partir, cel-les achetées aux soldes de Janvier. Tu as assez râléaprès les cailloux qui te tordaient les chevilles quandtu étais petite…Et puis, vous n’avez pas trop l’habitu-de de marcher avec tes copines, il vaudrait mieuxqu’on vous accompagne…

Léa lui coupe l’herbe sous le pied :- Tu sais, papa, nous ne sommes pas encore sûres

de faire cette promenade. Et puis, on n’ira pas trèsloin, juste au bout de la calanque.

Son père la regarde, compréhensif et bienveillant: - Vous voulez être peinardes sans les “ieuvs” der-

rière vous. C’est comme ça que vous parlez au collè-ge, non ? Ça va, j’ai compris le message... Pour aller aubout de la calanque en direction de Morgiou, vous nepouvez pas vous tromper. Il n’y a qu’un chemin. Aprèsle dernier cabanon, vous continuez à longer la mer et,soit vous vous arrêtez là, soit vous empruntez sur lagauche des lacets abrupts pour monter dans la colline.Il faut du souffle, parce que ça grimpe. Ça va vouschanger de vos pirouettes quand vous vous prenezpour des stars, tes copines et toi…

Il lance un clin d’œil complice et affectueux à safille pour être certain qu’elle a bien compris sa petiteplaisanterie. On ne sait jamais. Elle est parfois si sus-ceptible. Là, ça a l’air de passer. Ses yeux rayonnentde l’éclat limpide des aigues marine. Un seul chemin.Pas deux. Un seul chemin, c’est forcément celui quiest dessiné sur le plan ! Voilà un premier pas dans

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- Oh tu sais, j’ai fait ce que n’importe quel quidamaurait fait. Le gosse a quand même été salement brûlé.Mais il s’en est sorti. Il doit avoir de bien vilainesmarques, le pauvre.

- Et tu l’as revu une fois guéri, il est venu te remer-cier ? s’enquiert Loïc.

- Ses parents m’ont invité. Ils habitent à la cité desCayolles. Des gens simples. Ils ne savaient plus quoifaire pour me dire merci. Moi, je me sentais gêné. C’estvrai j’ai risqué ma peau pour sauver celle de leur filsmais….

La machine est lancée ce qui donne le loisir à Léade se recomposer un visage à peu près serein. Ellen’ose pas lever le regard sur l’homme qui est assis à sagauche. Cette situation est intenable !

Heureusement, Loïc en a son compte de cette his-toire. Au moins une heure que Marcello la rabâchedans ses moindres détails. D’ailleurs, se souvient Léa,il l’a déjà évoquée cet après midi avec le maire. Elle abesoin d’air. Ça suffit. Elle a envie de crier qu’elle veutsortir d’ici. Loïc a remarqué son malaise.

- Qu’est ce que tu as, Léa, tu es patraque.- La migraine répond-elle avec une amabilité affec-

tée. Elle a commencé ce matin et elle revient au galop. L’homme au catogan en profite pour l’aborder :

- Tu devrais nager. Ça fait du bien quand on a malà la tête. Quelques brasses, la planche, tu respires pro-fondément…tu as oublié mes leçons ?

Marcello intervient à son grand soulagement. Il estreparti dans l’une de ses rengaines :

- Nine, je t’ai déjà fait cent fois la leçon.De l’essence de lavande et de romarin sur les tempeset sur les cervicales. Voilà ce qui soulagera ton teston.

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La porte s’ouvre sur un Marcello enjoué et jovial,pas un brin fâché après la jeune fille. Derrière lui, assisautour de l’unique table du cabanon, Loïc n’est passeul. Un individu d’une trentaine d’années aux longscheveux noirs de jais rassemblés en queue de chevalest là, lui aussi. Un individu aux yeux brûlants dontelle n’a pas oublié l’intensité. Il porte une cicatrice aucoin de la commissure droite de sa lèvre, blessurehéritée d’un plongeon dans la partie rocheuse de lacalanque.

Comme dans un mauvais rêve, Léa s’efforce derépondre à Marcello qui lui demande pour la deuxiè-me fois pourquoi elle est ici. Elle bredouille :

- Je, je, je viens chercher Loïc.Ce dernier ne se doute de rien. Il semble très à l’ai-

se au milieu d’une conversation des plus agréables.Marcello la secoue :

- Téh ma nine, entre deux minutes et bois un verreavec nous. Qu’est ce que tu as sur les joues ? Tu escafi* de drôles de plaques roses. On croirait que tu ascroisé le démon en chemin !

Léa parvient finalement à bouger ses membres téta-nisés et à se mouvoir jusqu’à la chaise sans trop attirerl’attention. En face d’elle, les coudes en croix poséssur la toile cirée jaune, Loïc s’enthousiasme :

- On discute depuis une heure et on parle de l’in-cendie de la calanque. Tu te souviens cet été là, latrouille qu’on a eue. Marcello nous a rappelés qu’il asauvé un adolescent des flammes. Il était resté coincédans la colline. C’est vrai que j’avais complètementoublié…

Loïc reprend son souffle, moment idéal pourMarcello d’assurer la relève :

88 *: cafi : bondé, rempli, plein. (cf le parler marseillais, R.bouvier)

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Entre Sormiou et les Goudes :vendredi, 20 heures 03

UN, DOS TRÈS…RICKY MARTIN FAIT SON NUMÉRO

de « latin lover » dans les baffles de la golf d’Angelo.Au volant, l’hidalgo claque des doigts en rythme ethurle jusqu’à couvrir la voix du chanteur à midinettes.

Si Momo me voyait m’agiter comme un kéké !À l’ère du rap, du hip hop ou du r’nb, jamais il

n’avouera à quiconque qu’il écoute ce genre de miè-vrerie. Il rêve souvent qu’il entre en scène, sous le feubrûlant des projecteurs, acclamé par une foule de joliesdonzelles bras tendus vers lui et briquets allumés. C’estson côté italien qui le démange. Depuis son adoles-cence, Angelo se soucie de son look. Cheveux longs,gominés, tirés en arrière pour dégager son petit visageanguleux et des lèvres trop minces, musculature déve-loppée avec un torse bombé pour compenser une tailletrop petite et surtout des sapes de marques avec uneprédilection pour les costards noirs à rayures blanchesquand il sort au casino.

Emporté par la musique, Angelo roule à tombeauouvert. Il ne manquerait plus qu’il se fasse arrêter à unsimple contrôle de police. Rien à f…, les papiers duvéhicule sont en règle, monsieur l’agent, et voici monpermis de conduire obtenu dès la première promenadeavec l’inspecteur. Le code ? un seul examen : zérofaute. Je connais les règles, monsieur l’agent, je lesrespecte sur la route mais pas dans la vie, surtout pasquand la petite bille magique de la roulette n’arrête 91

C’est un remède de grand mère et c’est bien meilleurque toutes les pilules prescrites par ces docteurs enblouse blanche qui….

Vite, sortir, sortir et partir loin. La porte se refermeenfin. Léa détale comme un lapin, Loïc sur ses talons.

- Mais qu’est que tu as ? la questionne-t-il. Tu sais,j’ai appris un truc dingue en discutant avec Marcello.Le jeune qu’il a sauvé… on l’appelle le miraculé, et tusais quoi, ça m’a fait penser au plan et au mot survi-vant…tu imagines, si ça a un lien… ça vaut le coup dese pencher sur cette piste, non ?

Terrorisée, Léa trouve alors la force de lui deman-der à voix basse:

- Tu sais qui est dans le cabanon de Marcello ? Quiest la personne avec qui tu étais assis ?

Loïc secoue la tête. - Qu’est ce que c’est que cette question ? Bien sûr

que je le sais et toi aussi, on le croise depuis des lus-tres. C’est Angelo, le fils de Marcello. D’ailleurs, il m’asemblé qu’il t’a trouvée mignonne….

Léa peine à avaler sa salive. Elle a la gorge commedu carton.

- Tu te crois malin avec tes allusions. Figure toiqu’Angelo, c’est aussi l’un des trois hommes que j’aivu fracturer le cabanon des Frustié ! Alors, on déguer-pit, et en vitesse !

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de papier, aussi insensé que cela puisse lui paraître,il a DISPARU. Envolé, évaporé, volatilisé…Angelo a eubeau s’échiner à torturer le bois de la vieille poutrevermoulue pour arracher finalement la peau de sesdoigts contre le crépi, pas la moindre trace du papierqu’il pensait avoir placé hors de portée. Qui a pris cefichu papier ? Qu’est-ce qu’il va dire au chef qui le luiavait confié ? Quelle excuse peut-il inventer, alors qu’iln’en a aucune ?

Le souvenir de la scène lui arrache un chapelet dejurons. De rage, il colle un grand coup de poing aucentre de son volant, juste là où se niche l’air-bag. Il n’apourtant pas lâché Manu et Momo du regard quand ilsétaient dans le cabanon. Leur sommeil, il en a surveilléles moindres soubresauts. Ils n’ont pas pu le doubler,sauf peut-être cet après-midi. Ils auraient pu lui mentirau bar de la Montagne, le suivre à la conférence depresse pour aller ensuite fouiller le cabanon. Oui maisil fallait qu’ils sachent qu’Angelo possède ce papier,qu’il l’a caché… et puis il fallait le trouver !

Dès ce soir, je vais tirer au clair l’emploi du tempsde ces deux crétins. Manu chez sa frangine, ce seradifficile de vérifier. Mais ce n’est pas lui le plus tordu.Momo est censé avoir passé l’après midi avec Karine.Et ce soir, tout le monde dort chez elle dans sonappartement de la cité des Cayolles. Ce sera enfantinde tirer les vers du nez de cette daurade avec un petitwhisky dans les nageoires.

Étant donné qu’il dort aux Cayolles, il va aussi pou-voir se renseigner dans le quartier sur ce fameux mira-culé. Dès qu’il a entendu ce mot pendant la conférencede presse, ça l’a turlupiné.

Démentiel que le survivant ait été écrit sur un plantracé par le Gabian, prononcé par le maire chez qui 93

pas, dans ma tête, de tourner et de sauter d’un chiffreà l’autre sans se stabiliser. Ca me rend dingue.

Et les deux jours qu’Angelo vient de vivre sont com-plètement fous. Feux d’artifices de non-dits, de non-sens, et de navigation à vue avec bouquet final cetaprès-midi.

D’une simple pression sur le bouton de son lecteurCd, il zappe Ricky Martin. Pause. Il faut qu’il se calme.Trois grandes respirations plus tard, il retrouve le fil desévénements qui ont marqués l’après-midi passé àSormiou. Satanée calanque ! À chaque fois qu’il y va, ilse sent prisonnier. Heureusement qu’il sait que sonbateau, le Pitalugue, n’est pas planqué très loin. Rienque d’y penser, il goûte l’eau salée et les embruns quilui fouettent le visage. Vivifiant comme impressioncomparée à l’étouffante conférence de presse encadréepar les gardiens et présidée par le maire. Une foisachevée la petite causerie, Angelo a filé à l’anglaiseentre les pins pour aller jeter un coup d’œil au caba-non des Frustié. Quand il est parti, Marcello bavardaitcomme une pie avec le maire en attendant la Mercedesqui devait ramener à Marseille toutes ces personnalités.La plupart des cabanonniers étaient toujours au cœurdu hameau en train de discuter, les femmes sous lecharme de Thomas Jouvel, les hommes occupés à évo-quer le temps menaçant et la stratégie à adopter pourboire l’apéro abrités au cas où l’orage n’éclate.

R.A.S. jusqu’à son arrivée au cabanon. La porte estfermée, maintenue par la pierre qu’il a placée avecManu et Momo. Là où l’affaire se corse, c’est à l’intérieur.Il a voulu vérifier que le bout de papier du chef étaiten sûreté. Aucun indice ne lui permettait de penser qu’ilavait changé de place, excepté son instinct auquelil a eu raison de faire confiance. Parce que le bout92

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Angelo raccroche. Ça le ravigore que Manu etMomo prennent leurs responsabilités pour ce soir. Quiplus est, il va pouvoir discuter avec Karine et ses copi-nes. Ils les a déjà vues une ou deux fois. Elles ont tou-tes grandi dans la cité des Cayolles. Il a même eu uneaventure avec l’une d’elles, Vanessa. Rien de sérieux,ils sont restés en bons termes.

Elle va adorer me parler du cas du miraculé. Toutesles infos sur les stars livrées le lundi dans Voici la met-tent en transe, alors, un cas aussi tragique à deux pasde son palier…elle doit savoir exactement ce qu’estdevenu ce gamin, ce qu’il fait maintenant, peut-êtreque c’est un truand, que c’est lui qui a le magot ?

Le partage était prévu au terme du cinquième etdernier braquage. Sauf que les flics les ont coupésdans leur élan au cours du quatrième et que l’argentest donc dans la nature.

Arrivé à l’entrée de la Pointe Rouge, Angelo a justele temps de lisser une dernière fois ses cheveux et deréajuster son catogan dans le miroir du rétroviseur.Tout à coup, la bouille ronde de Léa s’impose dansson esprit. Elle a grandi, la pitchounette à qui j’appre-nais à nager. Elle fera une belle plante dans un oudeux ans. Angelo cligne des yeux. Pourquoi songe-t-ilà cette sacrée gamine ?

Allez, une dernière chanson de mon copain Rickypour me mettre d’attaque et je serai en train de megarer sur le parking de la pizzeria. C’est trop bon dese relaxer les nerfs.

Parce qu’avec une journée comme ça, il n’ose pasimaginer jusqu’où va l’entraîner la soirée…sans parlerdes jours qui viennent…

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il a dormi en toute illégalité et que toute cette histoireait un lien avec son père. Le boss a-t-il voulu me fairepasser un message ? C’est quand même pas tout à faitle même mot. Mais bon, survivant ou miraculé…c’estbonnet blanc et blanc bonnet. Je veux dire, le types’en est tiré, point barre. Je dois creuser cette piste aucas où l’opération prévue demain matin ne capote.

Si le chef moisit en taule pendant plusieurs semai-nes, voire même plusieurs mois, Angelo devra prendreles rênes des affaires courantes, parce que ce seraimpossible pour lui, Momo ou Manu, d’aller faire unebrin de causette au cours d’une petite visite de cour-toisie au parloir de la maison d’arrêt des Baumettes.

La sonnerie de son portable le ramène à la réalité.Toute la bande est arrivée sur le parking de ChezDédé.

- On attend plus que toi, mon pote, l’avertit Manu.Karine est là aussi avec quelques copines pour man-ger la pizza. T’es OK avec le programme ?

Réponse laconique d’Angelo :- Ouais, le coin est tranquille, ça ne craint rien mais

il ne faut pas se coucher tard ce soir. Demain y’a inté-rêt d’être au top…

- Après le repas, on échoue dans l’appart de Karine,elle nous dépanne une nuit, pas plus.

Si elle se doutait de ce qu’on prépare pour demainmatin avec son amoureux, elle ne serait pas d’accordmême pour une nuit. Mine de rien, le fait de les logerfait d’elle une complice à son insu. Les tribunaux nefont pas dans le détail avec ce genre de complaisance.

- Entrez dans le restau et trouvez une table à l’écart.J’arrive d’ici cinq à dix minutes. Je suis coincé dans lesembouteillages.

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Calanque de Sormiou :vendredi, 20 heures 17

C’EST OFFICIEL. LÉA EST EN RETARD POUR LE DÎNER.Si en retard qu’elle est surprise de ne pas voir son pèreet sa mère débouler au beau milieu du sentier ou l’ap-peler à tue tête dans toute la calanque. Les parents deSormiou ont inventé spontanément un cri de rallie-ment pour appeler leurs enfants. « Wou houp hop,wou houp hop »…Ce sont les Martin qui habitent encontrebas des Serpolet qui ont lancé la mode. Ils per-dent sans cesse la trace de Vanessa, leur petite derniè-re de 8 ans.

Léa presse le pas parce qu’elle se doute du savonqui l’attend. D’une nature inquiète, ses parents détes-tent se morfondre à guetter son arrivée. Loïc marche àses côtés, le regard fixé sur ses Converse rouges. Cettehistoire lui donne l’impression de suivre le parcoursd’une araignée qui tisse sa toile entre deux branches,sans pouvoir comprendre le schéma précis qu’elle suitpour piéger ses proies.

Angelo, le fils de Marcello, fait donc partie des troisindividus que Léa a vu fracturer la porte d’entrée ducabanon du maire. Pourquoi a-t-il commis ce forfait ?Vas-y pour trouver la réponse ! En tout cas, Léa neveut pas en démordre. Elle m’a carrément envoyer paî-tre quand je lui ai demandé si elle portait ce soir là ses

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mais je ne vois pas où tout cela peut nous mener.- Et alors ? il suffit de mettre un pied devant l’autre

pour le découvrir. Ce soir on demande à ton cousinAntoine de nous emmener à la cité des Cayolles pouren savoir plus sur l’adolescent miraculé. Ou alors, onpeut faire le guet devant le cabanon des Frustié pourvoir s’il se passe quelque chose.

Il la regarde ahuri :- Parole, tu as des clochettes dans la tête ! On ne va

pas comme ça dans un quartier poser des questionssur la vie privée des gens en plein milieu de soirée. Etpuis, on ne va pas camper devant un cabanon où il nese passera peut être rien.

- Dis plutôt que tu préfères passer la soirée avec tescollègues au lieu de me tenir compagnie…

- C’est vrai que j’ai rendez-vous. Mais ça n’a rien àvoir. Je trouve que tu es trop audacieuse avec tes planstirés sur la comète. Tu fonces tête baissée vers lesembrouilles. Comment vas-tu t’y prendre pour faussercompagnie à tes parents ce soir ?

Elle réajuste rageusement une mèche de cheveuxderrière son oreille avant de lâcher :

- Ce ne sont pas tes affaires. Après tout, si Milenan’obéit pas au couvre feu, je dois pouvoir négocierune sortie.

- Ta sœur a dix-huit ans et que ce n’est plus unegamine...

Quand il a prononcé le mot gamine, il n’a pas pensétout de suite que ça allait dégénérer. Il aurait dû.

- Je ne suis peut être encore qu’une gamine mais,toi tu n’es qu’un aventurier de pacotille qui ne se sépa-re jamais de son laguiole et qui se prend pourSchumi.

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lunettes de myope, et si elle n’avait pas confonduAngelo avec quelqu’un d’autre...

- Je te rappelle que je porte mes lunettes unique-ment pour la lecture. Et je n’ai pas besoin d’un miroirgrossissant pour identifier le fils de Marcello. Il m’aappris à nager, et à l’époque, j’étais tombée amoureu-se, si tu veux tout savoir, a-t-elle répondu avec unerage à peine contenue.

Après tout, pourquoi pas ? Il se pourrait qu’Angeloait un lien avec ce plan et le fameux miraculé. Tout àl’heure, quand Marcello nous a abreuvés de précisionssur cette affaire, Angelo avait l’air très attentif. Sespetits yeux noirs à demi plissés, il a posé des tas dequestions pour connaître toutes les circonstances dusauvetage.

Pour l’instant, ces constatations ne font pas suffi-samment avancer l’enquête pour en tirer des conclu-sions. C’est la raison pour laquelle Loïc a proposé àLéa de partir demain à l’aube avec elle sur le cheminqui mène jusqu’à Morgiou. Il ne s’attendait pas à rece-voir une volée de bois vert.

- Vraiment Loïc tu me déçois. Elle a poursuivi d’un ton ironique, ses épaules

dénudées raidies par la colère :- Super ! tu veux bien qu’on continue nos investi-

gations dès 7 heures du matin parce tu admets quecertains faits sont troublants. Cela ne t’empêche pas deremettre en cause tout ce que je te confie.

Dans un premier temps, ennuyé, il a cherché à sejustifier :

- Ne le prends pas comme ça. J’ai envie de t’aider

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Le ton est dur comme du pain rassis. Elle se fendd’un sourire poli pour saluer Loïc. Il saute sur l’occa-sion pour détendre l’atmosphère

- Bonsoir monsieur et madame Serpolet. Vous allezbien ? Je crois que nous allons passer un week endagréable même si ce soir, à mon avis, nous n’éviteronspas l’orage…

François Serpolet a saisi le sens de l’initiative mal-adroite du jeune homme. Il lui apporte sa contribu-tion.

- Tu as raison mon garçon. J’ai vu les marins de lacalanque, ils se préparent à une belle rincée. Au fait,comment va ta mère ? Elle est en forme ? Dis lui queje passerai demain dans l’après midi pour voir si elle abesoin que je bricole dans le cabanon. Si tu veux m’as-sister, je te donnerai un cours pour que tu puisses tedébrouiller la prochaine fois comme un grand.

- Merci, c’est gentil. Je le dirai à maman.Mal à l’aise, Léa meurt d’envie de porter ses doigts

à la bouche pour se ronger un ongle. Elle se deman-de bien à quelle sauce elle va être mangée car elle saitque cette conversation n’est qu’un répit de courtedurée.

Sa mère est très fâchée, elle le voit à ses narinespincées et à son regard réprobateur. Et puis Milenagarde la figure dans son assiette de salade verte, ce quin’augure rien de bon.

- Loïc, je ne voudrais pas me montrer désagréable,mais comme tu le vois, nous allions commencer notredîner et nous allons finir par manger ces cannellonis àla brousse complètement froids avec le retard de Léa.Je ne sais pas où vous êtes encore allés vous balader,mais je crois que pour aujourd’hui, ça suffit. Léa

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Pour achever de le crucifier, elle a tordu sa joliebouche charnue avec dédain et lancé des milliards depoignards à travers son corps d’un simple coup d’œilavant de tourner les talons.

Ce n’est pas l’envie qui manquait à Loïc de la voirs’éloigner sans lui courir après. Mais il s’est senti bles-sé et forcé de la raccompagner pour ne pas passer unemauvaise soirée. J’aurais culpabilisé, j’en suis sûr… Etil se retrouve maintenant dix enjambées derrière la cri-nière blonde qui ondule dans le vent. Elle marche vited’un pas assuré et déterminé en dépit de son jean quimoule ses cuisses. Elle n’aurait pas un peu grossi…

- Tu n’es pas obligée de me suivre comme un petittoutou. Je connais encore le chemin de mon cabanon,lui lance-t-elle sans prendre la peine de se retourner.

Loïc préfère ne pas répliquer et reste à distancerespectable pour ne pas envenimer la situation. Cettequerelle lui rappelle des disputes qui opposaient sanscesse son père et sa mère avant leur divorce. Ni l’unni l’autre ne baissait les armes. Chacun tirait ses car-touches jusqu’à l’épuisement. Loïc se souvient qu’ils’entortillait dans son plaid et posait l’oreiller sur satête, un oreiller qu’il pressait avec ses poings ferméspour ne plus entendre les cris, les reproches et les lar-mes.

Les parents de Léa n’ont pas mis la table sur la ter-rasse. L’orage n’est plus très loin. Léa ouvre l’entrée dela baie vitrée. Tous sont assis à la cuisine et silencieux.D’instinct, Loïc s’engouffre derrière elle. Il a pressentiqu’elle aurait bien été capable de lui claquer la porteau nez. Catherine Serpolet ouvre les hostilités :

- Léa, tu as vu l’heure ?

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- Bon c’est d’accord. Il se tourne vers Milena. - Mais tu ne quittes pas la calanque et tu rentres au

plus tard à minuit. Ne fais pas comme ta sœur, n’arri-ve pas en retard….

- Papa, minuit c’est trop tôt, chipote-t-elle. Je ne suisplus une petite fille, je peux….

- Tu en profiteras cet été quand tu fêteras ton bac.Pour l’instant, il s’agit de te détendre mais pas de faire lafiesta toute la nuit. Minuit ou rien, c’est d’accord ?

- D’accord, acquiesce Milena ravie d’être lâchéedans la nature quelques heures.

Loïc n’en croit pas ses oreilles. Waoouww, la chan-ce sourit aux audacieux. Il est vrai ce proverbe…Si jen’avais pas posé la question… Cette fois, c’est lemoment de partir sur la pointe des pieds.

- Milena, Antoine doit arriver vers 21h30. Tu viensquand tu veux. Merci monsieur et madame Serpolet,passez une bonne soirée. À demain Léa.

Il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui réponde. Il abien fait. Elle n’a pas ouvert la bouche.

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assieds-toi. Ton assiette est prête.La remarque fait rougir Loïc jusqu’aux oreilles. Il

n’aurait jamais dû venir jusqu’ici.- Oh bien sûr madame Serpolet, je suis désolé. Je

vous laisse en famille. J’ai simplement voulu raccom-pagner Léa pour ne pas qu’elle fasse le chemin touteseule.

La mère de Léa se radoucit :- Tu es gentil. Je sais qu’on peut compter sur toi. - Bon, j’y vais. Léa, je te vois demain comme on a

dit.Il se penche pour l’embrasser sur la joue alors

qu’elle martyrise une feuille de salade avec sa four-chette. Cachée par ses longues mèches qui pendentautour de son visage, elle ne daigne pas bouger d’unpouce. Vue l’ambiance qui règne, Loïc hésite à poserla question fatidique concernant l’autorisation de sortiede Milena. Tant pis, il faut que je sache. Il frotte sesmains moites les unes contre les autres et finit par selancer :

- Milena, au fait, je dois savoir pour m’organiser.On t’attend ce soir ou tu ne peux pas sortir ?

La brunette sort de sa prétendue torpeur, prête à luirépondre, mais la voix de François Serpolet fend leciel plus vite que l’éclair.

- Milena nous en a parlé. Vous allez faire quoi avectes amis ?

- On va se retrouver chez moi au cabanon et écou-ter de la musique ou jouer aux cartes.

- Vous n’allez pas à Marseille en voiture ?- Je ne sais pas encore. Antoine emmène mes

copains à la calanque. On a pas vraiment décidé duprogramme.

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À table, chez Dèdè :vendredi soir, 22 heures 02

ANGELO A TROP CHAUD AVEC SON PULL EN LAINE GRISE.Il était content de l’avoir récupéré dans le sac desports rempli d’habits qui ne quitte jamais le coffre desa voiture, mais maintenant qu’il est assis juste à côtéde la fournaise d’où sortent des pizzas odorantes rou-ges ou blanches avec les bords en pâte à pain dorés,il regrette de ne pas avoir choisi sa veste en jean. Oubien c’est peut-être le vin rosé qui lui donne desvapeurs. Que ce soit le vin ou la bière, quand il setrouve attablé avec Momo et Manu, l’alcool coule tou-jours à flots. Lui, boit peu, parce qu’il a la pétoched’éveiller les soupçons au cours d’un banal contrôled’alcoolémie. S’il était contrôlé positif et que les képisse mettent à fouiller sa voiture… avec les armes qu’iltrimbale, ce serait la galère assurée.

En tout cas, sa charmante voisine de table, Vanessa,a avalé plusieurs de verres depuis l’apéro. Elle a leregard qui pétille autant que ces énormes créolesdorées semblables à des perchoirs pour oiseauxexotiques. Ces boucles d’oreilles balançoire caressentla bretelle de son caraco à dentelle noire.Ah ouais, j’ai pigé l’astuce, ça doit être calculé pourattirer le regard sur le décolleté. Vertigineux, rebondi,

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à la cité des Cayolles quand ça s’est produit.Les cils de Vanessa papillonnent à mi-chemin entre

la séduction et l’incrédulité.- Quel sujet de conversation ennuyeux ! En quoi

cette histoire te concerne-t-elle ?Nouvelle question, nouvelle sanction. Angelo bran-

dit son index devant le nez retroussé de la petite blon-de décolorée :

- Tu recommences à poser des questions, tu n’aspas bien compris les règles du jeu ! C’est moi qui com-mande ici. Fais attention à toi, sinon…

- Sinon quoi ? Ouh ouh !, je sens que j’ai peur…L’œillade de Vanessa est explicite. Angelo ne dor-

mira pas seul sous les draps ce soir.- Je vais prendre soin de toi, ma douce. Mais avant,

dis-moi ce que tu sais sur ce gosse. J’ai un ami qui étaitdans la calanque au moment de l’incendie en 98 et quia aidé le miraculé à s’en sortir. Cet après-midi, je l’aicroisé et on a parlé de cette histoire. Il aimerait avoirdes nouvelles du gosse, c’est normal …

Vanessa se tait plusieurs secondes, avant desecouer la tête et de lever les yeux au ciel :

- Je ne sais plus très bien. Je crois qu’ils ont démé-nagé.

- Hein ? Déménagé, mais où ?- Je ne sais plus je te dis. Il faudrait que je deman-

de à Karine. La famille habitait près de son immeuble.Elle a dû discuter avec eux. Tout ce dont je me sou-viens, c’est que le gosse, on l’a très peu revu aprèsl’accident. Ses parents allaient lui rendre visite au ser-vice des grands brûlés. Dès qu’il s’est senti mieux, ilssont tous partis, le père, la mère et la petite sœur.Le gamin, je me rappelle juste qu’avant leur départ,

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pigeonnant, Angelo a le choix des adjectifs. Mmm,velouté s’impose. Vanessa a la peau douce, mateet sucrée. Ma main et ma bouche s’en souviennentmême si nos ébats n’ont duré qu’une nuit. De touteévidence, elle en a gardé un bon souvenir, sinon, ellene ne serrerait pas autant contre mon épaule depuisqu’on a commandé les plats.

- Et c’est quoi tes projets pour la soirée ?- On campe tous chez Karine. Demain, on doit par-

tir bosser très tôt du côté de Toulon. Ça nous évite detraverser la ville.

- Et vous allez faire quoi à Toulon ?C’est terrible, les filles, il faut sans cesse rassasier

leur curiosité. Angelo pose son index sur les lèvrespeintes en brun.

- Chut, c’est un secret. Et puis ça ne t’intéresse pasde savoir ce que je fais demain. C’est l’instant quicompte…

Vanessa minaude, les yeux à demi fermés :- Toi, tu es un séducteur… J’ai tout de suite perçu

la flamme qui t’anime, mon bel italien…Si je n’avais pas quelques questions à lui poser, je

lui aurais bien donné un baiser pour la remercier ducompliment.

- Justement, tu parles de flammes, et moi j’allais teparler d’un incendie.

Elle émet un gazouillis :- Tu vois qu’on est sur la même longueur d’ondes…- Ouais…bon, Sormiou 98, l’incendie, tu t’en sou-

viens ? Tu as déjà entendu parler du miraculé, ce gossequi s’est perdu dans la calanque. Il a été sauvéin-extremis sinon il aurait brûlé. Il s’en est tirésalement amoché. Tu le connais toi, peut-être, il vivait

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de bon cœur en entendant ses bafouilles répétitives.Manu, dit « l’escargot corse », tente de perdre sonaccent insulaire pour parler aussi vite que lesMarseillais. Sans alcool, l’exercice est déjà fastidieuxmais ce soir, c’est mission impossible ! Sa bouchepeine à expulser les mots de son vocabulaire limité.

Entre deux fou rires, Angelo déchiquette sa ser-viette rouge usagée, perplexe. La conversation avecVanessa n’a pas donné grand chose. Comment établirun lien avec le plan du chef ? En existe-t-il un ? À prio-ri, l’histoire du miraculé, c’est la triste vie d’une famillebrisée par un incendie, qui a laissé un minot défiguréavec des cicatrices sur tout le corps. Et dans la tête…logique de penser que lui ou ses parents n’habitentplus à quelques kilomètres du drame qui a changé lecours de leur vie.

Même si Angelo comptait les retrouver, son tempsest désormais compté. Demain, il a du pain sur laplanche avec Momo et Manu. L’opération ne doit pasfoirer. Une fois le boss sorti d’affaire, il pourra luiexpliquer cette histoire de survivant. Ils seront bienobligés d’avoir une discussion, d’homme à homme.Angelo n’a pas été digne de confiance. Il n’a pas veillésur le plan. C’est pire qu’une écharde plantée dans lamain et qu’on peine à retirer avec une pince à épiler.

Où est passé ce plan ? Je dois profiter d’un instantd’inattention de la part de Momo et Manu pour fouillerleurs blousons, leurs portefeuilles et les poches de leursjeans. S’ils ont pris le plan, ils le gardent peut-être sureux.

Manu a le vin heureux. Il tient coûte que coûte

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on l’avait croisé dans la rue. Il avait encore des ban-dages blancs partout. Pauvre gosse…On aurait dit unemomie. C’est horrible, même son visage était abîmé.

- Et tu ne sais pas où ils sont partis ?- Non.- Ni pourquoi ?

- L’endroit devait leur rappeler des mauvais souve-nirs. Ils ont voulu repartir à zéro ou se rapprocherd’un centre spécialisé pour les brûlés. Qu’est ce quej’en sais ?

- OK. Angelo allume une cigarette. - Et son prénom ou son nom de famille, tu le

connais ?- Il me semble que c’est José, José Sanchez ou

Lopez, un truc comme ça qui sonne espagnol.

Du coin de l’œil, Angelo s’aperçoit soudain que leuraparté excite la curiosité de Momo. Son imposante car-casse vautrée sur la chaise juste à côté de Karine , estsuffisamment éloignée pour ne pas avoir à lui adres-ser la parole, mais suffisamment proche pour saisir auvol quelques bribes de sa conversation avec Vanessa.Autant la jouer avec tact, parce que son air soupçon-neux n’annonce rien de bon. De bonne grâce, Angelocommence à se rapprocher ostensiblement deVanessa, toute heureuse d’échapper à un dialoguequ’elle jugeait bien peu passionnant. Beaucoup plusalléchant ces quelques effleurements sous la table. Ellea enlevé son escarpin pour caresser du pied le molletd’Angelo.

À l’arrivée des cafés, Momo se détend. Le ton estjovial avec Manu éméché et déchaîné. Les filles rient

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Angelo n’a guère le choix. Il doit attendre que toutce petit monde dorme à poings fermés pour mener sesinvestigations nocturnes.

Une heure et demi plus tard, il frissonne sur le minibalcon, une cigarette à la main, incapable de trouverle sommeil. Il a eu beau glisser ses mains dans lespoches, examiner les moindres tickets de cartesbleues, tirer les tiroirs de Karine ou soulever les cou-vercles de boites à bijoux. Rien. Il a pris des risques,il est entré dans la chambre des tourtereaux rythméspar les ronflements satisfaits de Momo. Nada. Rien.Nibe.

Angelo baisse la tête et regarde le vide. Huitétages. Il suffit d’enjamber la barrière et de sauter pouratterrir mort sur le capot d’une voiture. Il devine qu’ily a quelque chose qui cloche dans toute cette affaire.Mais quoi ? Si j’ai fait tout foirer, qu’est-ce que leGabian va me coller dans les gencives.

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à payer l’addition que le patron vient de poser surla nappe. Les cinq convives gavés de pizzas, de glaceset de tiramisu l’applaudissent. Il balance quelquesbillets et donne l’ordre de lever le camp.

- On bouge les amis. J’chuis sûr que chez Karine,y’a du whisky, je me taperai bien un petit digestif.

D’ordinaire, Angelo aurait protesté pour assurer lesuccès de leur opération. Il se dit que demain, un cafésuffira à réveiller le fêtard.

Sans parler de la montée d’adrénaline qui l’attend,notre escargot corse…Pour ce soir, ça m’arrange qu’iltombe vite dans les bras de Morphée. Je pourrai foui-ner dans ses affaires sans être dérangé.

Deux verres de whisky glace plus tard, Manu a lanausée dans les toilettes de Karine désinfectés à l’Ajaxfleurs de printemps. Le carrelage virevolte autour delui en un tourbillon infernal. Troublée par son absen-ce prolongée et probablement inquiète pour la pro-preté de sa salle de bains, Karine demande à Momod’aller voir ce qu’il fabrique. Et hop, Momo ne rigolepas avec les sacs à vins. Il attrape Manu à bras lecorps, le dépose sur l’une de ses larges épaules avantde le laisser retomber lourdement sur le canapé-lit dusalon, défait et garni d’une couverture verte. Par pré-caution, Karine pose une cuvette à côté de sa tête. Ilest temps pour tous d’aller se coucher.

Vanessa, qui a suivi le mouvement jusque chezKarine, investit sans un mot la chambre d’amis.Apparemment les deux copines ont manigancé pourpasser la nuit dans les bras de leurs fiancés.

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Chambre de Lèa :vendredi, 22 heures 45

SERPOLIPOPETTE !Léa peste dans sa chambre contre Loïc, Milena, ses

parents et la terre entière. Dès que sa grande sœur estsortie, le ciel a laissé éclater son courroux. Tonnerre,éclairs et trombes d’eau ….Elle a espéré que l’aversediluvienne ramène à la maison la cendrillon de la nuittoute mouillée. Pas du tout. Milena a dû passer entreles gouttes juste à temps pour rejoindre le cabanon deLoïc. Quelle guigne ! Par dessus le marché, sa mère l’aenvoyée se coucher de bonne heure, prétextant qu’el-le manque de sommeil pour souffrir de migraines àrépétition.

Maintenant qu’elle a les pieds au chaud sous sacouette, elle guette les moindres bruits de la maison.Dehors, la pluie a cessé. Tic tac, tic tac… L’aiguille duréveil égrène des minutes longues comme des siècles.Pour Léa, attendre ressemble à un labyrinthe danslequel on cherche en vain la sortie. Irritée, elle allon-ge le bras pour le plonger dans le tiroir de sa table denuit et sortir sa lampe de poche, son paquet de tarot,ses runes ainsi que son précieux :

Cahier des Merveilles.

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Je le connais par cœur, je le soutiens en casde coup dur. Combien de fois j’ai téléphoné pourlui remonter le moral après le divorce de sesparents ! Et quand il s’agit de sortir la nuit,je suis un gamine ! Mais pas pour lui prêter

mon épaule, lui tendre un mouchoir ou lui chan-ger les idées lors d’une balade dans la rueSaint Férréol, là, il ne me reproche rien.

Pfff. À la lecture de ce qu’elle vient d’écrire, elleréalise qu’en fait, Loïc est un ingrat, un égoïste. Mieuxvaut ne pas perdre son temps à penser à lui. Elle valui prouver qu’elle est capable de se comportercomme une adulte, et c’est toute seule qu’elle varésoudre le mystère du survivant. Si elle fait l’effortde se concentrer et de suivre son intuition, elle vadénouer les fils de cette intrigue. Une consultation descartes serait la bienvenue. Elle délaisse son stylo ethésite. Le tarot ou les runes de Loïc ? Tiens c’est vrai,ça, je ne les ai pas encore interrogées.

Selon le petit bouquin explicatif, les runes repré-sentent un système de sagesse, de pouvoir et de clair-voyance. Elles ont été données aux hommes par ledieu Odin, qui symbolise la guerre, pour apporter desconseils justes et efficaces.

Voilà tout ce dont j’ai besoin. Ah, petit avertisse-ment, ne pas tirez les runes deux fois de suite si la pre-mière réponse ne nous convient pas. Les runes n’ai-ment pas être testées. Ça les mets en colère. D’ac o’d’ac, je promets de pas froisser les dieux et de devenirun bon petit vitki, c’est le nom officiel des tireurs derunes. Allez, c’est parti pour un premier tirage.

La rune numéro UN représente le passé récent, laseconde, le présent, et la dernière doit donner la direction

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C’est ainsi qu’elle a baptisé le journal intime où elleconsigne ses pensées mais aussi tout ce qui a un rap-port avec les arts divinatoires. D’un revers de main,elle rabat la couette sur sa tête et plonge dans sacaverne de plumes. De cette façon, ses parents nepourront pas apercevoir le rayon lumineux de la tor-che qui éclaire son écriture ronde.

Vendredi soir : Milena n’a pas intérêt à êtreen retard sinon je cafte. J’ai remarqué que

depuis plusieurs semaines, elle tire le fil dutéléphone fixe pour s’enfermer pendant des

heures dans sa chambre et parler avecStéphane. Blablabla, blablabla….Quand les

parents vont ouvrir l’enveloppe de la facture deFrance télécom, ça va donner ! Elle a éclatéen deux jours son forfait de portable. Je n’osepas imaginer le reste ! Milena, si sage, entrain de se faire passer un savon parce qu’aulieu de réviser, elle drague au téléphone…

Un craquement. Léa coupe la lumière, bloque sarespiration et demeure immobile. Est-ce Milena oubien sa mère qui se doute qu’elle ne dort pas ?

Au bout de quelques minutes, elle reprend :

Milena ne parle guère de sa relation avecStéphane. Elle agit toujours comme une fillelibre comme l’air. Évidemment, son attitudelaisse espérer des garçons dont elle ne veutmême pas. Loïc est tombé dans le panneau,

c’est certain. Pourquoi ne me voit-il pas, moi ?

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toujours impressionnante, avec son squelette en robenoire armé de la faux de la libération qui désherbe laroute pour faciliter le passage. Cette carte est tradi-tionnellement associée au signe du scorpion. Arméesde leur aiguillon crochu et venimeux, ces charmantespetites bestioles sont connues pour leur capacité àenvoyer leurs victimes visiter un autre monde à unevitesse foudroyante. L’idée de l’arcane 13 et le signedu scorpion se rejoignent donc facilement pour évo-quer un cap à passer, une renaissance. Le scorpion...lesigne astrologique de Loïc. Il est né le 12 novembre.Les cartes veulent me parler, j’en suis persuadée. Jedois suivre mon intuition.

Le chariot l’y invite, avec ses immenses roues quitournent cadencées par le pas des chevaux. Un chariotqui à la croisée des chemins parvient à trouver labonne route, seul, en suivant son flair. Oh la la, je nepeux pas le croire, les cartes me parlent puisque leschariot est associé à mon signe astrologique. Le can-cer, le petit crabe qui vit au rythme du flux et du refluxaccroché à son rocher...

Enfin le diable et ses cornes effrayantes empruntéesau capricorne, cet animal fabuleux à tête de chèvre,10ème signe du zodiaque. MON ascendant...j’ai tiré cettecarte en dernier...Elle contient la solution.

Rassérénée par ce tirage qu’elle juge lumineux, Léaouvre son Cahier des Merveilles à la dernière page.Elle y a noté toutes les caractéristiques des cartes dutarot, des signes astrologiques, des chiffres ainsi queles animaux, les pierres, les planètes ou les ennuis desanté qui leur correspondent. Elle utilise beaucoupcette méthode pour offrir, par exemple, des cadeauxaux gens qu’elle aime. Sa mère, qui est Vierge, adorela lavande comme beaucoup de natives du signe,Manon qui est Bélier a sauté de joie quand Léa lui

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finale, le dénouement. Elle ferme les yeux, enfermetoutes les runes dans sa main pour activer leur forcespirituelle et se décide finalement à ressortir trois sym-boles qu’elle étale sur son drap. La première rune estune croix baptisée Gyfu. Elle annonce un don, uncadeau, un partenariat. Tiens, tiens, Loïc m’a justementoffert un cadeau aujourd’hui. Deuxième rune : unesorte de N majuscule torturé, nommé Haegel ce quisignifie la grêle, et par extension les événementsimprévisibles. Ça, c’est sûr, je n’avais pas vraimentprévu de voir ma sœur sortir ce soir avec Loïc…etsous un orage…Possible qu’il ait grêlé tout à l’heure.Selon le guide des runes, Haegel est un avertissement.Elle doit donc se montrer vigilante. Mais c’est ce queje fais, je me méfie de Loïc tout autant que de Milena.La troisième rune est censée éclairer l’avenir. Léa estdéçue. Elle a tiré une rune sans aspérité, sans symbo-le, dont le nom Wyrd évoque le destin. Il s’agit de laseule pierre qui ne livre aucune réponse. Comme ça jereste avec mon affaire de survivant sur les bras ! ! !Wyrd indique l’inconnaissable, le fait que l’issue duproblème échappe à tout contrôle et se trouve dansles mains des dieux.

Léa soupire. Soit elle n’est pas encore assez exper-te pour interpréter correctement son tirage, soit ellen’a pas de sensibilité particulière avec les runes. Ce neserait pas étonnant. Elle affiche déjà une préférencemarquée pour l’astrologie plutôt que pour la numéro-logie.

Ni une ni deux, d’un geste confiant, elle s’emparede son jeu de tarot, bat les cartes, les coupe avant d’enretourner trois devant elle. Il y a la carte du chariot,l’arcane 13 et le diable. Elle commence à décrypter lemessage. Pas d’affolement, même si l’arcane 13 est

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Sur le sentier Sormiou :samedi, 7 heures 10

LA DOUCEUR DU SOLEIL, QUI POINTE LE BOUT DE SON NEZ

derrière les crêtes blanches de la falaise, apaise lanature qui a subi la rudesse de l’orage. Les premièreslueurs violettes de la journée accompagnent les pasalertes de Léa et sèchent, sur le chemin, les pleurs ver-sés sur les bouquets de verdure. Sac vissé sur le dos,l’œil aux aguets, elle doit bien reconnaître qu’elle n’estpas très rassurée. La ruelle est déserte. Il est très tôt etelle se sent seule au monde. La calanque assoupie s’é-tire sous sa couverture de brumes matinales, accom-pagnée dans son lent réveil par le chant des oiseauxet les déchirements stridents des gabians. Une à une,elle a vu les étoiles s’éteindre et la lune fatiguée estpartie faire un somme.

Elle n’a pas traîné ce matin. Le temps d’avaler uncafé soluble, – la caféine combat les migraines, et ducoup, Léa est accroc au coca et au café - elle a chaus-sé de vraies chaussures de sports, comme le lui aconseillé son père hier, afin d’éviter de se fouler unecheville dans la caillasse de la garrigue. Elle a égale-ment noué un pull grenat autour de ses épaules au casoù le tee-shirt blanc qu’elle a enfilé ne suffise pas pourla protéger du vent qui souffle sur les sommets. Pourne pas être gênée par ses cheveux, elle a confectionnéà la hâte de longues tresses blondes retenues par desélastiques ornées de perles rose, parme et verte.

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a choisi comme cadeau d’anniversaire un pendentifen rubis acheté en commun avec ses parents et Nina.Le rubis est la pierre précieuse préférée des Bélier.Et Nina, qui garde son miroir à portée de main pourlui demander si elle est vraiment la plus belle enbonne petite Balance qu’elle est, désireuse de se faireapprécier pour son apparence physique impeccable.Ces petites manies, ces coïncidences parfois, ceshasards qui n’en sont plus vraiment quand on veutbien les considérer sous un autre angle…tout celaamuse follement Léa. Tiens ça lui fait penser qu’elledevrait lire encore une fois le profil type du scorpionpour mieux cerner Loïc.

Elle termine sa lecture quand elle entend la clétourner dans la porte d’entrée. Elle a tout juste letemps de s’emparer de son vieux réveil et de le cachersous la couette. Décidée à partir tôt en randonnée, ellel’a programmé pour sonner demain à 6h30. Elle pré-fère que la sonnerie soit amortie par son édredon pouréviter de réveiller toute la maison. Elle l’éclaire d’uncoup de torche. 23h30 ! Milena rentre avec une demiheure d’avance sur l’horaire autorisé ! Milena, la fille lamoins ponctuelle que je connaisse, Milena Serpolet,ma grande sœur, collée deux fois au lycée depuis larentrée pour ses retards répétés au début des cours,Milena est en avance. Avec un soupir d’aise, Léa s’af-fale de tout son long dans son lit. Elle va enfin pouvoirdormir sur ses deux oreilles, entre ses cartes, ses runeset la certitude que Milena a dû passer une soiréeennuyeuse à souhait avec Loïc et ses amis pour rent-rer aussitôt.

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end, et on va s’offrir par la même occasion la fameu-se balade à laquelle tu m’as invité hier.

Il prend sa main dans la sienne et l’entraîne :- Allez mademoiselle Serpolet, un sourire et au pas

de course, viens, on va dire bonjour à la mer, auxmouettes et aux crabes. On va longer les rochers pouressayer d’en attraper quelques uns.

Elle s’immobilise :- Tu n’as pas intérêt de faire mal à un crabe

sinon…Il laisse éclater un rire franc:

- Je sais, le crabe, c’est le symbole du cancer, le can-cer c’est ton signe astrologique et tuer un crabe, c’estcomme te tuer toi…Je les connais tes raccourcis astro-logiques… Tu as pris ton pendule pour nous guider,j’espère ?

Il se moque de moi ce grand nigaud du haut deson mètre 70. Reste juste à lui tirer la langue. Loïc luirépond par une grimace horrible qu’elle serait incapa-ble de reproduire. Aux anges, Léa détale comme unlapin :

- Tu n’arriveras pas à me rattraper ! ! !- Cours, je te laisse quelques mètres d’avance, sinon

ce sera trop facile…

Ils sont arrivés au bout de la calanque quand Loïcrevient sur terre :

- Au fait, Léa et tes parents ? ils ne vont pas se fairedu souci en s’apercevant que tu as pris la clé deschamps.

- J’ai laissé un mot sur la table de la cuisine et j’aiparlé à mon père de l’idée d’aller en randonnée avecManon et Nina. De toutes façons, vu la tête de ma mèrehier soir, je n’en suis plus à une dispute près parce queje n’aurais pas observé les règles de la maison…

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La sonnerie de son réveil, étouffée par l’épaisseur desa couette, n’a pas indiqué le signal de son départ àses parents et Milena.

Elle a attendu Loïc quelques minutes au pied duchemin de son cabanon. 6h 55, 7h 01 et enfin,7h 05…Elle a décidé qu’il ne viendrait pas, qu’il semoque bien d’elle, et qu’elle allait lui montrer de quelbois elle se chauffe. Enervée, elle a donc pris la routeet décrétée de se concentrer sur la résolution de sonmystère pour lui en mettre plein la vue à son retour.Ah tu ne me crois pas, tu vas voir ce que tu vas voir,espèce de galopin!

- Miss Soupe au lait, toujours aussi patiente !Léa se fige. Cette voix ! non ? ce n’est pas possible.

Ce qu’il peut m’agacer avec ce surnom. Elle se retour-ne d’un bloc. Loïc est là. Ah, la délicate boursouflurede sa lèvre inférieure…Ah, ces iris noix de cajou noyésde particules pailletées…Mmm, les boucles indisciplinéesde ses cheveux bruns qui encadrent son visage cara-mel…Et son sourire désarmant …Il incline la tête pourchercher son regard. Comme elle est de moins enmoins en colère, Léa préfère plonger le nez vers lebout de ses chaussures à crampons :

- Tu es partie sans moi ! Tu pensais sincèrementque j’avais oublié notre grande mission …

Boudeuse, elle l’interrompt et se défend avec mollesse:- Tu fais bien des soirées sans moi, alors….- Ah non ! On ne va pas recommencer. Hier soir,

tu n’as rien manqué, tu sais. On a plaisanté, joué auxcartes, et Milena est partie plus tôt parce qu’elle étaitfatiguée.

- Tu l’as raccompagnée au cabanon ?- Antoine l’a fait. Et ce matin, toi et moi réunis, on

va essayer d’élucider notre grande énigme du week-120

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Loïc se tourne vers Léa.- Tu te souviens de l’incendie ? Tu te rappelles ses

flammes entourant la calanque et la frousse qu’on a euquand on a été évacué par la mer pour rejoindreCassis ?

- Tu as raison, on a eu peur. Je me souviens quepapa prenait sa tête dans ses mains et regardait le feutout dévorer sur son passage. Papa m’a expliqué qu’ontrouve ici près de 900 espèces végétales. C’est incroya-ble, non ? …

Et Loïc de reprendre :- En plus, il y a les oiseaux. Les falaises sont des

sites de reproduction pour des aigles*, des faucons etmême des hiboux . Tu te rends compte, ils n’ontpresque plus un seul pin pour se reposer.

Léa sourit. Elle trouve la remarque de Loïc pleinede charme et de compassion. Il est gentil d’être là avecmoi et de me supporter. C’est bon cette sensationd’avoir une place bien au chaud dans son cœur.

Elle savoure cet instant de sérénité. Loïc a faitquelques pas. Il s’est arrêté face à la mer, les mains surles hanches, sa chemisette kaki gonflée par le vent.Et c’est alors que le déclic se produit.

Les cartes le lui ont dit hier. Elle ne l’a pas compristout de suite. Cette dernière carte, le diable, elle etLoïc main dans la main comme elle l’avait espéré...lacarte du diable, les cornes, le signe du capricorne sonascendant... Le capricorne qui est un cabri qui gravitune montagne escarpée. Ça y est, nous sommes ausommet, tous les deux. Léa ferme les yeux saisie d’unvertige. Tout est si clair maintenant. Il est planté là etpique du nez vers les flots. Son tronc est cassé et noir-ci. Il a perdu beaucoup de sa superbe mais il est là,fier de la seule branche qu’il porte encore, une bran-che dont les aiguilles vertes portent l’espoir et l’avenir.

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- Allez viens, on doit monter dans la colline main-tenant, ordonne Loïc pendant que Léa avale une rasa-de de sa gourde d’eau fraîche.

Après une vingtaine de minutes de marche, ils sur-plombent Sormiou, ses cabanons et la Grande Bleue.Le ciel a viré à l’orange, déchiré par endroit de rose etde bleu. La végétation plie sous le poids de l’eau. Laterre humide exhale un parfum entêtant qui remontevers le ciel véhiculé par la tiédeur de l’air.

Absorbée dans ses pensées, Léa marche avec len-teur et régularité, histoire d’économiser son souffle, etprend soin de mettre ses pas dans ceux de son ami.Serpolipopette, que peut bien signifier le survivant ? Lecerveau de Léa ne décolle pas de cette question. Ellea l’impression d’avoir toutes les pièces d’un puzzleéparpillées devant elle, mais elle est incapable de trou-ver leur emplacement et surtout de visualiser ce quereprésente le puzzle. Un paysage, un objet, un lieu, unhomme, une femme, un animal… D’après le plan, ilne faut pas beaucoup s’éloigner de la calanque deSormiou pour le trouver. Le survivant, le survivant, lesurvivant….

Loïc inspire et expire profondément, impressionnépar le panorama. Il est sensible à cette nature désolée.Entre ciel et mer, la calanque est nue, offerte aux pro-meneurs, aux grimpeurs, aux caboteurs et aux spéléo-logues. Des milliards de pieds ont foulé ses pierres àtravers les âges. Il y a des rocs, des belvédères, despromontoires, des grottes. Parfois le massif conserveune ligne harmonieuse. À d’autres instants, il se briseet dessine des formes compliquées, avec des pentesabruptes et des pics élancés. Tout a beaucoup changédepuis l’incendie de 98. La calanque garde un goût decendres entre ses caillasses blanches et ses petitestouffes d’herbe ressuscitées.

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Falaise de Sormiou : samedi, 7 heures 41

- AÏE ! LÉA TU ME FAIS MAL.Elle vient d’agripper avec violence l’avant-bras de

Loïc. Il se retourne et la découvre complètement hyp-notisée par l’arbre qui se dresse sur leur côté.

- Léa, qu’est-ce que tu as ? Après quelques secondes de silence, elle parvient

à articuler :- J’ai trouvé la clé de notre énigme. - Tu plaisantes ou quoi ? Qu’est-ce que c’est ?- Le pin.- Quoi, le pin. Oui, c’est un pin et il n’est pas en

bon état…- Si justement, comparé à tous ceux qui ont brûlé,

c’est le seul dans les environs à être encore là.Loïc scrute l’horizon. Elle a raison. Il est tout seul

au milieu de cette terre aride et de cette verdure au rasdu sol.

- Et alors ?- Alors, c’est un survivant. Il a survécu à l’incendie

de Sormiou.Loïc se gratte la tête perplexe. Serait-ce possible

que… Elle l’effraie avec son regard fixe planté dansl’écorce du pin. Pourquoi a-t-elle décidé que c’est lenœud de leur affaire ?

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rencontre une résistance quelconque :- Je vais piocher plus à gauche. Je ne peux enfon-

cer que la demi pointe de mon couteau de ce côté là.Mais bon, ce n’est peut-être qu’un caillou.

Le travail reprend sans un mot. Loïc ne veut pass’interrompre sinon il va se rendre compte qu’ils sonttous les deux ridicules. Léa a encore eu une idée far-felue et, moi, comme un chien fidèle, je creuse à l’en-droit qu’elle vient de me désigner. Je dois cesser de par-ticiper à ses délires. Finalement, je ne lui rends pas ser-vice. Elle a trop d’imagination. Ses parents s’en plai-gnent toujours. Les runes, quelle mauvaise idée ! Il fautqu’elle apprenne à avoir les pieds sur terre. Il s’apprê-te à s’arrêter et à se lancer dans une tirade quand toutà coup, son couteau s’enfonce dans ce qui semble êtredu bois. Léa remarque immédiatement son expressionstudieuse se muer en stupéfaction.

- Tu as trouvé quelque chose ?- Je crois qu’il y a un truc en bois. Mais je pense

que c’est une branche.- Essaie encore. Le ton est sans appel. Loïc ravale sa tirade. Dans

quelques minutes, je serai soulagé. Inutile de déclen-cher une dispute. Quand elle se sera aperçue de l’ab-surdité de la situation, elle va avoir honte et réaliserqu’elle doit apprendre à être raisonnable. Quelquescoups de lames plus tard, Loïc n’en croit pas ses yeux.Il vient de mettre à jour le couvercle d’une boîte.

À genoux à côté de lui, Léa a envie de hurler maiselle se retient. Elle pousse sans ménagement son amiabasourdi et tire de toutes ses forces pour extrairela boîte de sa prison de terre et de galets.

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- Léa, tu vas t’asseoir un petit moment et tu vasboire un peu d’eau ou manger quelque chose. Tu espartie le ventre vide ce matin du cabanon. Tu veux queje te sorte une brioche aux pépites de chocolat ou unyaourt en berlingot de ton sac à dos ?

Docile, elle accepte de s’asseoir sur une pierre,mais refuse de manger.

- Loïc, je ne peux pas t’expliquer comment j’ai euce déclic, mais crois-moi, tout est clair, tout se tient.Les trois individus louches que j’ai vu éventrer la ser-rure du cabanon des Frustié ont caché ce plan pourdes raisons que j’ignore encore. Mais je suis convain-cue que le survivant dont parle ce plan, c’est ce pin. Ilfaut qu’on l’examine sous toutes les coutures. Peut-être même faut-il qu’on creuse ? Je ne sais pas encore.Viens.

Elle se lève sans lui laisser le temps de répondre.Le pin meurtri se laisse caresser par le mistral. Avecjubilation, Léa en fait le tour et flatte le tronc d’unrevers de la main pour le remercier de lui avoir livrél’indication qui lui manquait.

- Loïc, rapplique ! Tu verras, j’ai raison. Viens avecton laguiole, il y a quelque chose au pied de l’arbre !

Entre deux pierres plates, la terre a été retournée.Incrédule, Loïc se rapproche.

- Mais c’est dingue ! le sol est…Incroyable !Avec frénésie, il se met à gratter avec ses mains,

puis avec son laguiole pour dégager les pierres. Aubout de quinze minutes d’un travail harassant, la cavi-té qu’il est parvenu à évider entre les pierres ne leur alivré que de la poussière et des blocs humides. Loïcessuie son front. Il est en sueur. Il tente de jauger laprofondeur du trou qu’il a creusé pour vérifier s’il

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censés mettre la main dessus. Ecoute-moi, tout celapeut-être très grave. Il faut reboucher le trou et couriravertir tes parents ou la police.

Sans attendre sa réponse, Loïc prend la boîte, larepose dans la cavité et jette de la terre par-dessus.

- Et la serrure, ils vont voir qu’elle a été forcée s’in-terroge Léa à voix haute.

- Mais ils n’auront pas le temps de s’en apercevoirma belle, parce que dans vingt minutes, on sera sur taterrasse avec ton père qui va prévenir les autorités. S’ille faut, on reviendra ici avec lui pour lui montrer cequ’on a trouvé.

Il est 8h30 quand les deux amis quittent les lieuxnon sans avoir jeté un dernier regard sur le pin soli-taire. Glacée, Léa sent désormais le danger planer. Elleglisse sa main dans celle de Loïc qui n’en mène paslarge non plus. L’angoisse lui trace deux barres verti-cales au milieu du front. Ils marchent à vive alluredepuis dix bonnes minutes quand ils aperçoivent encontrebas un groupe de marcheurs. Enfin, pour desmarcheurs, ils ont un accoutrement saugrenu. Tousportent des jeans, avec des chaussures de ville et deuxont endossé un blouson en cuir. Ils n’ont pas de sacsà dos, grillent des cigarettes alors que les promeneurssavent bien que c’est risqué de fumer dans le coin.

Le chef de la bande mène le reste de la troupe à untrain d’enfer. Un vrai leader. Les autres ont dû mal àsuivre. Lui a déjà remarqué les deux enfants qui des-cendent de la colline. Il les désigne du doigt à l’un deces acolytes et les dévisage avec insistance. Impossiblede trouver un échappatoire. Léa et Loïc savent qu’ils

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- Regarde ça Loïc….vite, passe ton canif qu’onfasse sauter la serrure de cette boîte.

Affalé sur son derrière, le jeune homme reprenddoucement ses esprits. Ses mains sont sales et l’efforta rougi ses joues.

- Léa, attends, je vais t’aider pour la serrure…Laissemoi me remettre, d’accord. Tu n’as même pas l’air sur-prise, toi ! Mais comment tu as fais pour….

- C’est mon secret. Pour l’instant file moi le laguio-le. Je vais bien réussir à la faire péter cette serrure, tum’as déjà appris à le faire…..

Dépassé par les événements, le jeune homme n’in-siste pas.

- À toi l’honneur, tu l’as bien méritée. Si nous ensommes là, c’est grâce à toi.

Léa se jette sur la serrure de la boîte qu’elle par-vient à faire céder d’un coup. DES BILLETS ET DESBIJOUX ! Des billets de 500 euros, des colliers, desmontres et des bagues. Des billets qui doivent repré-senter une sacrée somme. Léa prend un bracelet dansses mains pour le tourner et le retourner encore etencore. Un trésor comme dans les films de western oude pirates, un trésor…

- On compte les billets, lance-t-elle à Loïc avec uneœillade coquine et envieuse.

C’en est trop pour le jeune homme. À peine remisde sa surprise, il panique devant tant d’argent.

- Non, on ne les compte pas, ces billets. On ne lestouche pas non plus. On remet tout sagement dans laboîte et on s’en va d’ici. Tu te rends compte de ce quetu viens de découvrir ? Si nos trois individus sont desbandits qui ont volé de l’argent, toi et moi n’étions pas

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Calanque de Sormiou : samedi, 8 heures 47

- OH, LES JEUNES, IL EST TROP TÔT POUR UNE PROMENADE

dans la colline ! Léa s’était promis de ne pas bouger d’un millimètre.

Raté. La voix d’Angelo la fait sursauter. Elle avale péni-blement sa salive quand Loïc répond avec politesse :

- Bonjour Angelo, comment ça va ? Le fils de Marcello paraît nerveux. En quelques

enjambées, il a rejoint le duo. - Beau début de journée, non ? Vous êtes venus

apprécier le lever du soleil ? Loïc ne se démonte pas

- Nous arrivons de Morgiou.- De Morgiou ? Tu te payes ma tête, petit ?- Pas du tout, m’sieur Angelo. J’ai une tante là bas,

nous avons passé la nuit chez elle. Ce matin avec sonmari, ils ont décidé de prendre le bateau de bonneheure. Alors, il sont sortis de la calanque pour nousdéposer à l’entrée de Sormiou.

- Oui, sauf que là tu n’es pas vraiment à l’entrée deSormiou. Ils t’ont peut-être déposé vers le port et toitu es remonté dans la colline.

Angelo a de la suite dans les idées. Cependant,Loïc ne se laisse pas désarçonner:

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sont contraints de croiser le groupe. Le chef s’apprête à s’avancer pour leur dire deux

mots quand ils reconnaissent Angelo au milieu de labande. Il retient le Chef par l’épaule et lui murmure.

- Arrête, tu n’y penses même pas. Je les connais.Ce sont des enfants de la calanque. Ils ont débarquéhier chez mon père. Laisse-moi faire. Je vais leur par-ler.

Ces paroles portées par le vent parviennent auxoreilles de Léa et Loïc.

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une impulsion, joint le geste à la parole. Elle approchedoucement ses lèvres de celles de Loïc et les effleureavec délicatesse.

Loïc n’a pas le temps de vraiment réaliser, que déjàelle reprend d’un air mutin:

- Alors, on est obligé de se cacher. Le visage du chef s’éclaire d’un rayon de bien-

veillance.- Allez, fichez le camp tous les deux. Si vous dites

que vos parents vous attendent, bougonne-t-il….Plustard vous arriverez, plus vite vous éveillerez leurssoupçons…

Léa et Loïc ne demandent pas leur reste.- Et que je ne vous repère pas de nouveau dans les

parages sinon la prochaine fois, j’en parle à vosparents, menace le chef qui joue de sa voix grave etforte pour les faire fuir plus vite.

Léa et Loïc passent devant le groupe tête baissée etpoursuivent leur descente vers Sormiou.

- Regarde les, rigole Angelo, tu les as bien eusBébert ! Ils ont l’air tout penaud…

Le chef entoure de ses bras les épaules de son pro-tégé.

- Je vais te dire un secret, Angelo, j’y crois pas tropà leur farce. De toutes façons s’ils ont fait quoi que cesoit qui nous concerne, tu les connais. Ce sera facilede les retrouver et de leur faire payer. N’oublie pasque maintenant tu as une dette envers moi puisque tuas perdu le plan que je t’ai confié.

Il ponctue sa phrase d’un clin d’œil qui n’annoncerien de bon.

Le cœur de Léa va exploser tant il cogne dans sapoitrine. La main de Loïc posée sur son épaule est

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- Léa fait un herbier avec son père. Il est prof desciences à Luminy. Elle voulait trouver une espècede plantes rares qui pousse par ici. Mais y’a rien ici.Alors on rentre.

Angelo dévisage Léa :- Ah, le père Serpolet ! Il adore les histoires de plan-

tes. Je me rappelle quand j’étais son étudiant à la facde Luminy, il n’arrêtait pas d’en parler…

Léa ne réplique pas. Elle se sent rétrécir. Loïc re-prend les rênes de la conversation :

- D’ailleurs, nos parents nous attendent pour lepetit déjeuner. Il faut qu’on se dépêche.

Trop tard. Soupçonneux, le chef a rejoint la trou-pe. Il a l’air fatigué. Sa barbe n’a pas vu un rasoirdepuis au moins trois jours, et ses yeux sont gonflés etcernés. Bordés d’anchois, comme dirait Marcello.

- Vous avez quel âge ?Cette fois, Léa a retrouvé sa langue :

- Moi j’ai bientôt 14 ans et Loïc bientôt 16. Elle a arrondi les chiffres pour l’épater. Contre toute

attente, le visage du chef se fend d’un large sourire quirévèle des dents noircies, tâchées par l’abus de tabac.

- Ah, on fait l’apprentissage de la vie et on fait croi-re à tonton Angelo qu’on est là pour ramasser des her-bes. Ça va, les jeunes ! On l’a fait avant vous ! Vousavez trouvé un coin tranquille pour vous embrasser….

Léa prend un ton câlin:- C’est vrai, mais faut pas le répéter, m’sieur.- Ah mes coquins !- Vous avez deviné, mais nos parents ne savent

rien, lâche-t-elle dans un souffle devant Loïc ébahi.Et pour achever de le convaincre, Léa, mue par

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Catherine Serpolet apparaît, sa coupe au carrésavamment brushée, vêtue de son maillot de bainet de son paréo de plage.

Alors là, ça ne va pas s’arranger, songe Léa.Maman va être furieuse. La mâchoire contractée de samère n’annonce rien de bon. Sa colère est sur le pointd’éclater quand Loïc prend la parole.

- Ecoutez, vous êtes furieux c’est normal. Maisnous avons quelque chose d’important à vous dire.Léa, raconte-leur toute l’histoire.

Au début entre les larmes et les mouchoirs enpapier, la jeune fille s’embrouille un peu. Ses parentsécarquillent les yeux. Elle poursuit en tortillant sonkleenex autour de son doigt. Ses révélations clouent lebec de Catherine et François. Est-ce pour mes menson-ges répétés à leur égard ou pour l’affaire Frustié ? Loïcs’est assis à la table. Léa flaire qu’il a envie de mangerun croissant mais qu’il n’ose pas. Elle a presque envied’éclater de rire à cette idée. Les mines attentives deFrançois et Catherine l’en dissuadent. Loïc s’empare dujournal tandis qu’elle continue de parler à ses parentssidérés.

- …Et nous avons trouvé l’argent au pied du pin cematin. Les quatre bandits, dont Angelo, y sont en cemoment même. Nous les avons croisés le long de laroute

Sa mère l’interrompt : - Mais enfin, Léa, tu es sûre que cette histoire ne

sort pas tout droit de ton imagination ? Tout cela sem-ble irréel. Comment penser que Sormiou est le théâtrede telles activités et que le fils de Marcello….

Le cri que pousse soudain Loïc coupe la paroleà Catherine Serpolet. Le jeune homme s’est levé. Il tient

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quatre hommes, les deux amis se mettent à courirà perdre haleine. Ils s’arrêtent au petit port deSormiou.

- Vite, lâche Léa. Mon père doit être revenu deMarseille. Il devait se lever tôt ce matin pour allerrécupérer un dossier de boulot qu’il a oublié au val-lon. J’ai eu peur de le croiser avant mon départ endouce. Je l’ai entendu quitter son lit au moment où j’aifermé la porte.

Quand Léa arrive avec Loïc sous la tonnelle ducabanon, l’accueil que lui réserve François Serpoletn’est pas des plus chaleureux. Son café fume, la tasseposée sur la table de la terrasse. À côté, un paquetrempli de croissants tout chauds, le journal plié enquatre, et la radio allumée sur France info. FrançoisSerpolet est debout, les mains posées sur les hanches,habillé et rasé de près, décidé à en découdre avec sajeune fille qu’il cherche dans la calanque depuis aumoins un quart d’heure. On dirait une statue :

- Mais d’où est-ce que vous venez, tous les deux ?Je m’égosille à crier « Woo Hou Hop » dans l’espoir dete voir réapparaître au risque d’affoler tout le voisina-ge. Léa, tu es insensée de partir dans la colline à uneheure pareille. On peut savoir ce que vous fabriquez.Oh et puis non ! toi, ma fille, tu files dans ta chambreet nous allons avoir une petite discussion sur les ver-tus de l’obéissance. Quant à toi Loïc, tu rejoins toncabanon. Je t’y retrouverai dans l’après-midi pour nostravaux de bricolage.

C’en est trop. À bout de nerfs, Léa éclate ensanglots. Alertée par le bruit des voix sous la tonnelle,

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19Vallon des Auffes :

dimanche, 19 heures 04

QUELLE AVENTURE ! LÉA N’EN REVIENT TOUJOURS PAS.Pourtant, tout est rentré dans l’ordre. Oh ça n’a pas étésans difficulté. Il a fallu expliquer et expliquer encorecomment Loïc et elle ont croisé la route de Bébert leGabian, et surtout entreprendre des vérifications. Léaet Loïc ont insisté tant et tant que François Serpolet afinalement accepté de téléphoner à son ami le com-missaire Louis Castagnède. Le voile s’est définitive-ment déchiré. Le commissaire Castagnède lui a indi-qué que Bébert le Gabian avait faussé compagnie auxautorités le matin même. Ces trois comparses l’avaientfait évader au rond point de Mazargues. Voituresembusquées, pistolets en main, ils avaient barré laroute du fourgon qui devait déposer Bébert le Gabianà la prison des Baumettes.

Et dire qu’au début de la conversation FrançoisSerpolet avait peur d’être ridicule avec cette affaire ! Laréaction de son ami commissaire a été à l’opposé dece qu’il imaginait. Louis Castagnède a ordonné à lafamille Serpolet de ne pas bouger d’un millimètre etdépêché sur le champ une équipe à Sormiou pourinterpeller Bébert le Gabian et ses complices dans lesmeilleurs délais. Ils ne se trouvaient plus dans la gar-rigue, mais venaient de rejoindre leur voiture à l’entrée

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devant lui le journal déplié. À la une, un visage. Celuid’Albert Agostini, alias « Bébert le Gabian », arrêté jeudimatin, toujours en garde en vue selon le journal, aprèsun braquage manqué dans une bijouterie de la rueParadis. Loïc sait très bien où se trouve cet individu.Ni dans un commissariat, ni dans une cellule. C’est lui,le chef, qui marchait en tête devant Angelo et sesacolytes. C’est à lui qu’appartient le butin qu’ils ontdéterré ce matin au pied du pin d’Alep à la carcassecalcinée.

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Bébert le Gabian a pourtant traîné ses trois casseroles.Angelo, Momo et Manu l’ont suivi pour le coincer etrécupérer au moins leur part, avant qu’il ne s’engouf-fre dans la voiture.

À aucun moment Angelo n’a imaginé l’implicationde Léa dans cette affaire. Comment aurait-il pu se dou-ter que cette gamine les avait vus fracturer la porte desFrustié ? Comment aurait-il pu imaginer qu’avec sonvisage angélique entouré de nattes blondes, elle soitcapable d'aller au cabanon, de trouver le plan, et sur-tout de comprendre la signification du survivant ? Il acherché lui aussi à comprendre, bon sang, et il n’avaitrien réussi à résoudre, lui, l’enfant de la calanque qui enconnaît les moindres recoins. Quelle ironie du sort !

Vautrée dans le canapé rouge du salon, Léa pous-se un soupir de soulagement. Heureusement, tout estdésormais fini. Elle l’a avoué hier soir à son Cahier desMerveilles, elle a eu peur plus d’une fois. En revanche,Loïc a été génial. Elle rougit comme un coquelicot ensongeant au baiser qu’elle lui a donné. Leur premierbaiser sur la bouche ! Douce sensation. Elle l’a écritdans son cahier en entourant la date avec un cœur.Elle ne l’a pas encore dit à Manon et Nina, parce qu’el-le préfère attendre d’en reparler avec Loïc. Léa va levoir ce WE, mais pas le WE prochain, parce que sonpère arrive de Bretagne pour lui rendre visite.

Ça lui fait penser que Loïc, mais aussi Manon etNina qui ne parlent que de son aventure, veulentabsolument savoir comment elle a fait pour devinerque le survivant était ce pauvre pin solitaire. Elle estrestée évasive. Comment avouer que ce sont les cartes

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de la calanque, quand les enquêteurs les ont cueilliscomme des fleurs à la rosée du matin.

La scène s’est déroulée sous les yeux de Marcelloimpuissant, qui a vu son fils monter dans une voiturede la police, menottes aux poignets. Le gardien n’encroyait pas ses yeux. Pauvre Marcello ! Quelle humi-liation pour un père qui s’est saigné pour que son gar-çon file dans le droit chemin. Il n’a pas mesuré le cha-grin de son fils lors de sa séparation avec Natacha.Avec sa femme Simone, ils ont dit à Angelo que ça pas-serait, et ils n’ont pas réalisé qu’il s’enfonçait, le mau-vais sujet ! Marcello se doutait parfois qu’Angelo devaitfaire quelques entorses à la loi, mais pas au point dese faire arrêter à l’aube à l’entrée de SA calanque pourune série de vols à main armée

Angelo, lui, a compris comment il s’était fait piégéau cours de sa garde à vue. Au moment de déterrer lecoffre, les truands se sont aperçus que la serrure avaitété forcée. Bébert le Gabian n’a cessé de compter etde recompter l’argent et les bijoux pour être certainque rien n’avait été dérobé. Mais tous se sont posésdes questions. Qui a déterré le coffre ? Très vite, cha-cun a soupçonné l’autre. Bébert le Gabian a été le plusprompt à prendre une décision. Avec la caissette sousle bras, il est parti en courant comme un fou pour arri-ver le premier à la voiture et se tirer avec l’argent. Il seserait bien fait la belle sur le Pitalugue d’Angelo maisil avait perdu confiance dans les capacités de sonmoussaillon. Cet imbécile n’avait pas été foutu de gar-der un plan à l’abri pendant 48 heures ! Pas questionde l’associer à une nouvelle opération ! Dans sa fuite,

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Léa se jette dans ses bras. Elle adore Loubna. Elleest belle, douce et sa peau sent bon le jasmin. Samaman et elle sont inséparables. Elles travaillentensemble sur le projet Euroméditerranée. Elles ontleurs petites habitudes et s’aident mutuellement pourgarder les enfants en fonction de leurs impératifs.Loubna repousse doucement celle qu’elle considèrepresque comme sa propre fille.

- Laisse moi passer et occupe-toi de ton minet. IL nedemande que ça…..

Léa rejoint Siam en équilibre sur l’accoudoir ducanapé, sa place favorite.

- Tu m’as manqué, mon bicoulou d’amour, j’ai eu sipeur pour toi murmure-t-elle dans son oreille. Toiaussi, tu es parti vivre de nouvelles aventures ! Si tume racontes tout, je te promets que moi aussi je te distoute la vérité. À toi seul, et tu n’auras pas intérêt dele répéter !

Un miaulement d’approbation et Siam se met à ron-ronner de plaisir à la première des caresses de Léa.

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qui l’ont mises sur la voie….Pour éviter de revenir surle sujet, Léa détourne la conversation. Pour ou contrele tatouage au henné ? Même si le dessin est éphémè-re, les langues vont bon train sur le sujet. Tu nedevrais pas, ça fait vulgaire, tu devrais, c’est très joli ettrès à la mode... quel motif choisir…et que vont enpenser ses parents... et Milena, en a-t-elle déjà fait ?Loubna a proposé de lui en faire un. Léa a très envied’essayer pour cet été.

Des coups répétés à la porte d’entrée la tire de sespensées. Elle dévale les escaliers 4 à 4. Milena qui estenfermée dans les toilettes avec son sacro-saint télé-phone n’a pas dû entendre. Elle est tellement concen-trée sur son papoti papota avec son Stéphane !. Léaouvre, et là, surprise. Loubna est chargée, avec dans samain droite, une assiette garnie de makrout et debaklava, et dans l’autre, Siam dans une cage spécialechat, son petit nez rose collé aux barreaux.

- Léa, regarde qui j’ai retrouvé dans mon jardin. Ila fini par venir manger dans la gamelle de mes chatset j’ai réussi l’attraper ce matin. Fais attention à lui. Jecrois que ça lui plaît de s’offrir le luxe de quelquesescapades .

Trop émue pour répondre, Léa libère Siam et laprend Siam dans ses bras.

- Ma belle, tu ne vas pas pleurer.Loubna lui remonte le menton avec son index :

- J’ai entendu parler de tes exploits. Comme je suisfière de toi ! Allez, ma jolie, il faut que je vois ta mèrepour caler dans notre emploi du temps une matinéeau hammam et un tajine tous ensemble à la maison.Il faut fêter dignement tes aventures et celles de Siam.

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FIN

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Achevé d’imprimersur les presses FOUQUE

à Marseille,un jour d’automne 2002.

ISBN : 2-913647-15-4Dépot légal : Novembre 2002

Imprimé en France