Le surréalisme et la peinture d’André Breton : pour une ... · surréalisme en 1924,...

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Le surréalisme et la peinture d’André Breton : pour une nouvelle esthétique surréaliste Mémoire Émilie St-Pierre Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada ©Émilie St-Pierre, 2018

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Le surréalisme et la peinture d’André Breton : pour une nouvelle esthétique surréaliste

Mémoire

Émilie St-Pierre

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

©Émilie St-Pierre, 2018

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Le surréalisme et la peinture d’André Breton : pour une nouvelle esthétique surréaliste

Mémoire

Émilie St-Pierre

Sous la direction de :

Anne-Marie Fortier, directrice de recherche

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Résumé

Ce mémoire a pour sujet d’étude Le surréalisme et la peinture d’André

Breton. Nous cherchons à montrer de quelle manière Breton redéfinit le

mouvement surréaliste à la lumière des arts visuels. Nous avons pour

postulat qu’il s’agit du texte central de Breton pour comprendre la peinture

surréaliste, et qu’il pourrait même s’agir là d’un manifeste de la peinture

surréaliste. Nous étudions de quelle manière Breton s’inscrit dans une

lignée d’écrivains qui abordent les arts visuels dans leurs textes, et qu’il

fait cela tout en se détachant des critiques d’art de son époque. Nous

croyons que Le surréalisme et la peinture est un texte qui allie à la fois un

discours critique et poétique. De plus, en nous penchant sur d’autres

textes sur l’art de Breton, nous montrons l’évolution de ses idées sur les

arts visuels. Nous nous penchons aussi sur des concepts comme le modèle

intérieur et l’automatisme pour comprendre avec quels paramètres Breton

tente de définir la peinture surréaliste.

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Table des matières    Résumé ................................................................................................... iii

Table des matières ................................................................................... iv

Remerciements ......................................................................................... v  Introduction ............................................................................................. 1

André Breton et la critique ................................................................ 5 Définitions de la critique ........................................................................ 5 La critique d’art de 1846 à 1925 ............................................................ 7 La critique d’art et André Breton aux débuts du surréalisme ................ 13 La critique d’art selon André Breton ..................................................... 16 Les écrivains critiqués par Breton ........................................................ 20 Les critiques contemporains de Breton ................................................ 22

André Breton, écrivain d’art ............................................................. 32 Le modèle intérieur .............................................................................. 32 Hybridité des discours ......................................................................... 40 Critères d’évaluation des œuvres ......................................................... 44 La prose poétique ................................................................................ 49 Poisson soluble .................................................................................... 57 Le critique en tant qu’artiste ................................................................ 59

Pour une esthétique du surréalisme et de la peinture ....................... 65 La peinture surréaliste en 1923 ........................................................... 65 L’automatisme ..................................................................................... 69 La peinture surréaliste en 1941 ........................................................... 74 Le surréalisme et la peinture : un manifeste de la peinture? .................. 79

Conclusion ............................................................................................. 88

Bibliographie .......................................................................................... 91    

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  v    

Remerciements

Je tiens d’abord à remercier Anne-Marie Fortier, ma directrice de

recherche, pour ses précieux conseils et sa confiance en moi pendant ce

long processus qu’a été la rédaction de mon mémoire, et sans qui je

n’aurais jamais pu mener ce projet à terme.

Je veux aussi remercier ma famille et mes amis pour leur écoute et leur

soutien pendant toute la durée de mon mémoire. Et merci à Jean-

François, pour tout le reste.

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Introduction

André Breton (1896-1966) a consacré son œuvre au projet littéraire

et artistique qu’est le surréalisme. Ce mouvement d’avant-garde, né

officiellement en 1924 avec la publication du Manifeste du surréalisme,

prend forme après dada et la Première Guerre mondiale, prônant un appel

à l’inconscient et à l’imaginaire du rêve, au moyen de l’écriture

automatique. Le mouvement surréaliste demeure davantage perçu, du

moins au départ, comme un mouvement poétique, mais il est certain que

le surréalisme est aussi un mouvement plastique, et Breton en témoigne

pendant les années suivantes en écrivant sur la peinture surréaliste.

Dès le début des années 1920, Breton participe aux manifestations

dadaïstes et fonde la revue Littérature avec Louis Aragon et Paul Éluard. De

plus, il expérimente l’écriture automatique avec Philippe Soupault, avec

qui il écrit les Champs magnétiques en 1919, un ouvrage rédigé seulement

au moyen de l’écriture automatique. Breton explique l’automatisme comme

un état de rêve dans lequel il se plongeait pour écrire : « Ces phrases,

remarquablement imagées et d’une syntaxe parfaitement correcte,

m’étaient apparues comme des éléments poétiques de premier ordre. […] Il

suffisait pour cela de faire abstraction du monde extérieur et c’est ainsi

qu’elles nous parvinrent deux mois durant […]1 ». Cette découverte de

l’automatisme pave la voie à une réflexion qui deviendra, quelques années

plus tard, le surréalisme. La distanciation avec dada à la fin de 1922, la

formation du groupe surréaliste en 1924 et la création de la revue La

Révolution surréaliste la même année permettent à Breton de définir peu à

peu le surréalisme poétique, ainsi que d’étendre sa réflexion esthétique.

                                                                                                               1 André Breton, « Entrée des médiums », dans Les pas perdus, Paris, Gallimard, 1969, p. 118.

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Dès le départ, les membres du groupe surréaliste ne s’entendaient

pas sur les critères d’une peinture surréaliste. Plusieurs articles ont été

publiés dans les premiers numéros de La Révolution surréaliste, avant que

Breton ne prenne la direction de la revue, pour discuter d’arts visuels

surréalistes et cela a soulevé des questions entourant l’existence possible

d’un art surréaliste, comme par exemple l’article « Les Yeux enchantés » de

Max Morise. Dans son article, Morise « soul[ève] ce problème de la

possibilité d’une peinture surréaliste ou du moins d’une peinture qui ne

contredise pas les ambitions du Surréalisme2 ». En effet, il note que

Chirico ne peut passer pour un surréaliste, car « les images sont

surréalistes, leur expression ne l’est pas 3 ». Tout le problème du

surréalisme en peinture réside dans le fait que le peintre ne peut appliquer

les mêmes méthodes que le poète, qui pratique l’écriture automatique. « Le

peintre serait donc obligé d’élaborer par le moyen de facultés conscientes

et apprises des éléments que l’écrivain trouve tout fabriqués dans sa

mémoire4 », écrit Morise. Ce clivage entre les techniques utilisées par le

poète et le peintre, ainsi que la difficulté d’appliquer l’écriture automatique

seront aussi des éléments soulevés par Breton dans ses textes sur l’art

pendant les années suivantes. Alors que chez Morise, la solution pourrait

se trouver en s’inspirant de l’art des fous et des médiums, chez Breton,

nous verrons que la solution est ailleurs. Un autre poète qui doute de

l’existence de la peinture surréaliste est Pierre Naville, qui écrit dans un

bref article : « Plus personne n’ignore qu’il n’y a pas de peinture

surréaliste5  ». L'ambivalence des positions du groupe surréaliste sur les

arts visuels conduit entre autres Breton à écrire Le surréalisme et la

peinture pour clarifier sa position sur l’existence d’une peinture surréaliste.                                                                                                                2 José Pierre, André Breton et la peinture, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 87. 3 Max Morise, « Les yeux enchantés » dans La Révolution surréaliste, n° 1 (1er décembre 1924), Paris, Jean-Michel Place, 1975, p. 26. 4 Ibid., p. 26-27. 5 Pierre Naville, « Beaux-arts » dans La Révolution surréaliste, n° 3 (15 avril 1925), Paris, Jean-Michel Place, 1975, p. 27.

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Breton publie Le surréalisme et la peinture en 1928 : l’ouvrage est constitué

de textes publiés initialement dans La Révolution surréaliste entre 1925 et

1928. Il résume ses idées sur la peinture surréaliste. En écrivant ces

textes, Breton ne restreint plus son champ d’étude du surréalisme à la

poésie, comme il le faisait avec l’écriture du premier Manifeste du

surréalisme en 1924, entièrement consacré à la poésie, mais il étend

désormais ses observations et ses théories sur le surréalisme au domaine

de la peinture.

Ce texte présente d’abord un problème intéressant : il s’intitule Le

surréalisme ET la peinture et non La peinture surréaliste ou Le surréalisme

en peinture6. Ce choix pourrait trouver son origine dans le débat qu’a

suscité la peinture surréaliste au sein même du groupe. Il témoigne d’une

hésitation présente chez Breton dans sa pensée, car il écrivait quelques

années plus tôt dans le Manifeste du surréalisme que les autres moyens

surréalistes ne l’intéressaient pas. De plus, il tente de définir une peinture

à la lumière de récentes découvertes poétiques. Il est d’ailleurs curieux de

remarquer que malgré la postérité du surréalisme et bien que Breton soit

reconnu pour son Manifeste du surréalisme et sa poésie, ses écrits sur l’art

demeurent relativement peu étudiés par les chercheurs. Quand ils font

l’objet d’études, ils sont souvent considérés dans leur totalité. Nous

proposons de prendre à part Le surréalisme et la peinture. Nous

l’étudierons dans sa version « originale » de 1928, et non dans l’édition

augmentée de 1965. Ce choix nous permettra de dégager la manière dont

Breton a tenté de définir la peinture et le surréalisme pendant les années

1920.

Il est vrai que ce texte semble, à première vue, hermétique, tout

comme la poésie de Breton, et qu’il résiste à un classement par genre

                                                                                                               6 Ce choix de titre a également été relevé par José Pierre dans André Breton et la peinture.

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littéraire. Avons-nous affaire à de la critique, à de la prose poétique, à un

manifeste ou à tout cela à la fois? Il est difficile de trouver une réponse.

Nous proposons donc une exploration de ce texte dans les prochains

chapitres. Nous montrerons en quoi il s’agit d’un texte central pour

comprendre l’esthétique du surréalisme chez Breton et l’évolution de sa

pensée sur la peinture. Ce texte a permis à Breton de redéfinir le

surréalisme à partir des arts visuels.

Notre travail se divisera en trois grandes parties. Dans la première

partie, nous nous pencherons sur l’histoire de la critique de 1850 à 1925,

pour voir comment Breton s’inscrit à la fois dans une lignée d’écrivains sur

l’art et de quelle manière il se positionne vis-à-vis des critiques de son

époque et du marché de l’art. Dans la deuxième partie, nous aborderons

les notions de modèle intérieur, de représentation et de critique créatrice

pour mieux comprendre Le surréalisme et la peinture, qui est un texte

hésitant entre plusieurs types de discours, comme la critique et la prose

poétique. Dans la dernière partie, nous survolerons des textes sur l’art de

Breton de 1923 et de 1941 pour mesurer la constance de ses idées

esthétiques. Nous montrerons aussi l’évolution du terme « automatisme »,

qui était d’abord utilisé uniquement en poésie puis ultérieurement

appliqué aux arts visuels. Nous verrons, pour terminer, en quoi Le

surréalisme et la peinture est le texte sur l’art le plus complet de Breton.

L’essence même de sa réflexion sur l’art peut se lire dans ce texte et il

pourrait peut-être constituer une forme de manifeste sur la peinture

surréaliste. Nous chercherons du moins à observer les caractéristiques du

texte manifestaire que comporte cet ensemble.

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Premier chapitre André Breton et la critique

Définitions de la critique

L’étude des textes sur l’art et de la critique a longtemps été mise de

côté « pour cause de “non scientificité ”7 » au profit de l’histoire de l’art. Ce

n’est que depuis les années 1980 qu’un regain d’intérêt pour ces textes est

apparu, dans la foulée des études sur la réception des œuvres. La majorité

des chercheurs s’entend toutefois pour situer les débuts de la critique

d’art, telle que nous la connaissons aujourd’hui, au milieu du XVIIIe siècle

français avec les écrits de Diderot. Celui-ci est considéré comme une

figure-phare de l’écrivain critique, un double rôle qui s’est étendu au cours

du XIXe siècle avec l’apparition des grandes revues et de plusieurs autres

écrivains pratiquant la critique comme notamment, Baudelaire, Zola et les

frères Goncourt. La critique, telle que pratiquée en France entre la fin du

XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle, semble toutefois bien difficile à

définir de manière précise étant donné la variété, à l’intérieur du genre

même de la critique, de nombreuses pratiques et styles, puisqu’elle peut

passer du simple commentaire à une critique plus créative, comme le

poème. Cependant, l’une des définitions les plus utilisées chez les

chercheurs modernes se penchant sur l’histoire et l’étude de la critique

d’art reste celle d’Albert Dresdner, professeur d’histoire de l’art allemand,

qui a étudié notamment les écrits de Diderot et entrepris le projet d’écrire

une histoire de la critique d’art, du XVIIIe au début du XXe siècle. Dans

son ouvrage La Genèse de la critique d’art dans le contexte historique de la

vie culturelle européenne, publié en 1915, il définit la critique d’art comme

ceci : « […] j’entends par critique d’art le genre littéraire autonome qui a

pour objet d’examiner, d’évaluer et d’influencer l’art qui lui est

                                                                                                               7 Jean-Paul Bouillon, « Préface » dans Dictionnaire de la critique d’art à Paris. 1890-1969, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 12.

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contemporain8 ». L’un des éléments centraux de cette définition repose sur

le fait que le critique décrit des œuvres qui lui sont contemporaines, un

critère essentiel selon Dresdner pour délimiter les frontières de la critique

vis-à-vis l’histoire de l’art : « c’est la production artistique contemporaine et

uniquement elle qui constitue l’objet de la critique9 ». Cette définition peut

sembler assez générale, mais les étapes qui y sont relevées demeurent

essentielles à l’exercice de la critique :

la description (puisque le critique doit rendre compte d’une rencontre sensible et particulière avec une œuvre particulière), de l’évaluation (puisque le critique juge ou apprécie la qualité, la réussite ou l’échec de l’œuvre), de l’interprétation (puisque le critique dégage un contenu ou un sens), de l’expression (puisque le critique dit ses choix, ses conceptions, ses goûts, ses sentiments)10.

Les multiples définitions de la critique ne font cependant pas état du style

en tant que tel de la critique, qui peut être assez varié, passant du

commentaire au poème. La critique d’art est rarement pratiquée par des

universitaires ou des érudits, mais plutôt par des journalistes, des

amateurs, des artistes eux-mêmes, et dans la majorité des cas, par des

écrivains ou des poètes ayant un intérêt pour l’art, comme ce sera le cas

pour André Breton. Faisant part de leurs goûts au public, les écrivains-

critiques tentent aussi, comme Dresdner le mentionne dans sa définition,

d’influencer l’art de leur temps : « il faut un peu plus que les impératifs

d’un goût personnel, d’une préférence, pour espérer “ influencer ” l’art de

son temps11 ». Les critiques font alors parfois, en plus de la description et

de l’interprétation des œuvres, une tentative d’ancrer les tableaux qu’ils

regardent dans un projet esthétique plus grand : « la critique d’art […] sera

                                                                                                               8 Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2005, p. 31. 9 Idem. 10 Pierre-Henry Frangne et Jean-Marc Poinsot, « Histoire de l’art et critique d’art. Pour une histoire critique de l’art », dans L’invention de la critique d’art, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 9-10. 11 Bernard Vouilloux, « Les trois âges de la critique d’art française », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 2011/12 (vol. 111), p. 390.

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désormais surtout pratiquée par les écrivains comme la manifestation,

voire le manifeste d’engagements esthétiques dans lesquels leur propre

conception de la littérature est impliquée […]12 ». Cette volonté de rattacher

les différents arts, d’exposer non plus seulement son interprétation

personnelle mais sa vision de l’art et de la littérature se retrouvera chez

plusieurs écrivains, dont Breton.

La critique d’art de 1846 à 1925

Nous avons mentionné précédemment que les débuts de la critique

d’art en France se situent au milieu du XVIIIe siècle avec Diderot, dont les

textes « s’imposèrent à tous comme un modèle du genre13 ». Un autre

précurseur de la critique d’art tout aussi important est bien entendu

Baudelaire, autant pour les idées qu’il défend que pour le style de sa

critique. Ses critiques d’art sont rassemblées sous le titre de Curiosités

esthétiques. Les écrits de ces deux auteurs auront des échos chez les

critiques qui les suivront aux siècles suivants : « The most important

historical representatives of French art criticism, Diderot and Baudelaire,

repeatedly used poetry and related terms to describe paintings they

admired, and their criticism and ideas formed the basis of most critical

positions through the 1920s14 ». Ainsi, plusieurs auteurs auront pour

modèle et inspiration Diderot et Baudelaire, qui sont considérés comme

des fondateurs du genre, autant pour leur style que leurs idées

esthétiques.

Baudelaire demeure l’une des figures influentes de la critique d’art

française du XIXe siècle, notamment grâce aux idées qu’il véhicule.

                                                                                                               12 Ibid., p. 401. 13 Ibid., p. 398. 14 Kim Grant, Surrealism and the Visual Arts, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 13.

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Défenseur du romantisme, « l’expression la plus récente, la plus actuelle

du beau15 » et de Delacroix, « un poète en peinture16 », Baudelaire défend

aussi Constantin Guys, le « peintre de la vie moderne », tout en s’opposant

au réalisme. Il n’appuie pas la théorie de « l’art pour l’art » qui était mise de

l’avant à la même époque par Théophile Gautier. Bien que certaines de ses

idées soient tributaires de celles de Diderot et près d’une vision de l’art du

XVIIIe siècle, comme « la référence au “ modèle idéal ” et le critère du

“ beau ” comme fondement du jugement esthétique 17 », Baudelaire

s’éloigne toutefois de son prédécesseur en amenant différentes

propositions à l’avant-garde de son époque : « Ce besoin d’absolu et de

pureté dans l’art, en tout cas, devait être singulièrement puissant pour un

débutant […]. Baudelaire commence par un coup d’originalité, […] en

possession de cette référence esthétique qu’il ne trahira jamais18 », écrit

Henri Lemaître. L’art pur, chez Baudelaire, est intimement lié à

l’imagination. Bien que l’idée de faire appel à l’imagination, en peinture,

n’est pas une nouveauté, car elle était déjà utilisée par Diderot un siècle

plus tôt, Baudelaire réussit à pousser cette idée plus loin :

For Baudelaire poetry was closely allied to the imagination, but, unlike Diderot, he privileged the imagination’s capacity to go beyond the limits of concrete experience. Diderot called a painting a poem when it stimulated his emotions and led him to directly engage with the vraisemblable image. In contrast, Baudelaire described a painting as poetic when it suggested a reality beyond the depicted image, indeed, beyond the possibility of imagistic representation19.

                                                                                                               15 Charles Baudelaire, « Qu’est-ce que le romantisme ? », dans Curiosités esthétiques, l’Art romantique et autres œuvres critiques [éd. Henri Lemaître], Paris, Éditions Garnier, 1986, p. 103. 16 Charles Baudelaire, « Eugène Delacroix », dans op. cit., p. 117. 17 Nicolas Valazza, Crise de plume et souveraineté du pinceau. Écrire la peinture de Diderot à Proust, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 108. 18 Henri Lemaître « Introduction », dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. XXXIV. 19 Kim Grant, op. cit., p. 16.

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L’imagination, que Baudelaire nomme « la reine des facultés20 », devient

ainsi le baromètre pour juger les œuvres d’art que le poète regarde : « Mais

c’est par sa manifestation dans l’art que l’imagination affirme et légitime

son règne, et c’est bien par référence aux effets spirituels de l’imagination

dans l’art que Baudelaire procède au jugement des œuvres et des

artistes21 ». Dans son « salon de 1846 », Baudelaire consacre également un

texte consacré au rôle de la critique qui s’intitule À quoi bon la critique ? Il

y écrit notamment que la critique d’art doit être « partiale, passionnée,

politique22 » et préconise ainsi une critique qui a un parti pris clair, une

critique plutôt créative et subjective :

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; […]. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie23.

Cette affirmation montre bien que Baudelaire est en faveur de la créativité

et de l’imagination dans la critique même, et non pas uniquement chez le

peintre. Puisque « ce genre de critique est destiné aux recueils de

poésie24 », Baudelaire affirme que le critique doit aussi être poète. Ce

double rôle va de pair avec le fait que son appréciation personnelle du

tableau qu’il regarde devient un point central de sa critique. Il n’hésite pas

à mentionner ses propres sentiments et goûts dans ses textes. Sa vision

même de la critique se distingue ainsi des codes qui l’ont précédé : « Il

préconisait l’individualisme voire le subjectivisme pour rompre la dictature

de la critique d’art normative des néo-classiques 25 ». La critique de

                                                                                                               20 Henri Lemaître, « Introduction », dans op. cit., p. XLIII. 21 Ibid., p. XLVIII. 22 Charles Baudelaire, « À quoi bon la critique ? », dans op. cit., p. 101. 23 Idem. 24 Idem. 25 Wolfgang Drost, « Pour une réévaluation de la critique d’art de Gautier » dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 2003, n°55, p. 420.

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Baudelaire marque ainsi une rupture avec les codes établis auparavant

par Diderot et les autres critiques des salons du XVIIIe siècle, et en

bousculant les codes autant de la critique elle-même et en abordant un

point de vue esthétique différent et audacieux pour son époque, il pave la

voie aux autres critiques du XIXe et du XXe siècles.

La manière d’écrire la critique d’art de Baudelaire n’était cependant

pas la manière dominante au milieu du XIXe siècle. Plusieurs styles de

critiques se côtoyaient, comme par exemple celle de Théophile Gautier,

poète et critique, ami de Baudelaire, mais qui écrivait sur l’art avec un

style et une approche complètement différents. Celui-ci pratiquait une

critique plus objective : « […] sa critique d’art, qui en ce sens est proche de

la méthode des historiens de l’art faisant abstraction de leur propre goût

pour être objectifs26 ». Cela peut s’expliquer aussi par le fait qu’il ne

défendait pas les mêmes peintres que Baudelaire ; Gautier préférait aux

romantiques tels que Delacroix – chez lesquels il reconnaissait tout de

même certaines qualités – les peintres néoclassiques, par exemple Ingres :

« Dans une perspective historique, on pourrait ranger Gautier du côté des

Poussinistes ou des dessinateurs idéalistes en opposition à Baudelaire qui

défendait plutôt les Rubénistes, c’est-à-dire les coloristes ou

sensualistes27 ». Il est possible de constater que tout comme différentes

écoles artistiques se côtoyaient au milieu du XIXe siècle, différentes façons

d’écrire la critique existaient dans le milieu des avant-gardes parisien.

Après la fin de la domination du romantisme et du néoclassicisme en

peinture au milieu du XIXe siècle, d’autres mouvements font leur

apparition, comme le réalisme avec Corot, Courbet et Manet, puis

l’impressionnisme vers 1880. À la fin du XIXe siècle, le mouvement

                                                                                                               26 Idem. 27 Ibid., p. 405.

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symboliste prend de l’ampleur, autant dans le domaine des arts visuels

que de la poésie. De nombreuses revues d’avant-garde, comme le Mercure

de France et la Revue blanche, apparaissent vers 1890. La critique d’art

devient une activité très présente dans les cercles littéraires à la fin du

siècle, et plusieurs poètes importants s’y sont consacrés, comme Stéphane

Mallarmé, Gustave Kahn, etc. Bien qu’elle n’était pas marginale à l’époque

de Baudelaire, la critique d’art devient une pratique encore plus prisée des

écrivains, qui s’en servent comme tremplin pour une carrière littéraire :

« Davantage qu’un mode d’accès à la carrière littéraire, la critique d’art

permet aux écrivains de mettre au point les théories esthétiques qu’ils

appliquent éventuellement dans leurs écrits28 ». Les critiques symbolistes

cherchent d’ailleurs à valoriser cette pratique : « Cette entreprise de

légitimation repose sur le paradoxe suivant : le critique se veut à la fois

une médiation langagière de l’œuvre picturale et une pratique littéraire à

part entière 29 ». La pratique de la critique dépasse ainsi le simple

commentaire sur une œuvre pour devenir une pratique qui se veut un

genre littéraire, au même titre que la poésie ou le roman. Cette volonté de

faire de la critique un genre à part entière des écrivains symbolistes

français se retrouve notamment à une autre échelle chez un auteur

anglais, Oscar Wilde. Dans The Critic as Artist, publié en 1891, Wilde met

de l’avant, au moyen d’un dialogue entre deux personnages fictifs, le fait

que la critique est un moyen de création littéraire. Le tableau, création du

peintre, devient alors un point de départ pour l’écriture d’un texte chez le

critique. La critique n’est plus uniquement commentaire, elle devient une

création indépendante et autonome. Cette proposition de Wilde reste

partagée simultanément par certains symbolistes à la même époque, qui

veulent eux aussi faire de la critique un art à part entière. Nous voyons

apparaître à la fin du XIXe siècle, avec une multiplication des petites

                                                                                                               28 Françoise Lucbert, Entre le voir et le dire. La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 85. 29 Ibid., p. 157.

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  12    

revues d’art et une effervescence des expositions et des peintres, une

volonté de la part des critiques de mettre en valeur la critique d’art. Ils

désirent resserrer des liens déjà existants entre les différents arts.

Le début du XXe siècle en France est marqué par l’apparition de

nombreux mouvements d’avant-garde qui se succèdent et se chevauchent

à une vitesse plus rapide qu’au siècle précédent. Cette effervescence

artistique donne naissance à différents mouvements artistiques en

peinture, notamment le fauvisme, le cubisme, le futurisme, et plus

tardivement, le mouvement dada et le surréalisme. Les liens tissés entre

écrivains et peintres font que la critique est aussi l’occasion de prendre

position dans le milieu des avant-gardes. Plusieurs écrivains vont prendre

la défense de certains peintres et mouvements, comme Baudelaire le faisait

pour Delacroix et le romantisme, en plus de tenter de formuler des

théories et de définir les mouvements artistiques qui se forment devant

leurs yeux. C’est le cas de Guillaume Apollinaire, qui a défendu le

mouvement cubiste, en particulier les œuvres de Picasso et Braque. Il a

tenté simultanément de théoriser le cubisme dans son ouvrage intitulé

Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, publié en 1913. Le double

exercice de défense de l’art et de théorisation du mouvement se retrouvera

ensuite chez Breton, car il définit le surréalisme dans les arts visuels après

avoir écrit le premier Manifeste du surréalisme, consacré à la poésie.

La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sont une époque où le

marché de l’art se trouve en pleine transformation ; le commerce de l’art se

popularise, les collectionneurs et les marchands d’art se multiplient :

« Jamais on n’a vendu autant d’œuvres d’art30 ». Ces changements font en

sorte que le rôle de l’artiste change, dans ce milieu où l’art se vend plus

                                                                                                               30 Philippe Dagen et Françoise Hamon [dir.], Époque contemporaine. XIXe – XXIe siècles, Paris, Flammarion (coll. Histoire de l’art), 2011, p. 154.

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que jamais, et la critique d’art prend une importance qu’elle n’avait pas

auparavant :

La naissance de la critique d’art comme genre a en partie été déterminée par cette transformation du marché de l’art. Comme le constatait en le regrettant, Courbet, “ l’artiste est marchand aussi ”. L’objet plastique acquiert le statut de produit dans la société technicienne du XIXe siècle, qui nécessite entre producteur et consommateur un médiateur nécessaire et fondamental : le critique. Il produit un jugement, mais ce jugement est un producteur de valeur esthétique certes, mais aussi de valeur économique31.

La critique d’art se révèle être d’une utilité non plus seulement pour

l’écrivain qui tente de percer dans le milieu artistique, mais elle devient le

baromètre de l’appréciation d’un peintre ou d’une œuvre en particulier,

une sorte de médiateur entre l’amateur d’art et le marchand. Le rôle du

critique comporte aussi un enjeu économique. Ce double rôle de la critique

d’art, qui ne parle plus nécessairement de l’art que par intérêt personnel

mais par intérêt financier, se révèlera un problème et un enjeu chez

certains écrivains, par exemple Breton, que nous verrons plus loin.

La critique d’art et André Breton aux débuts du surréalisme

Au début des années 1920, le milieu des avant-gardes continue de

se transformer. Le cubisme, avant-gardiste une dizaine d’années plus tôt,

devient un mouvement assez connu et répandu à travers l’Europe pendant

ces années. Après la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement

dada, qui débute en 1916 en réaction à l’absurdité de la guerre et qui a

pour volonté de faire table rase des valeurs du passé, continue ses

activités, initialement situées au Cabaret Voltaire à Zurich, et s’exporte à

Paris en 1920, où les membres, dont Tristan Tzara, y feront plusieurs

manifestations jusqu’en 1922, au moment de la dissolution du groupe.

Pendant ces trois brèves années, des jeunes poètes, Breton, Aragon et                                                                                                                31 Jean-Pierre Leduc-Adine, « Des règles d’un genre : la critique d’art », dans Romantisme, 1991, n° 71, p. 95.

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Éluard, s’intéressent à dada et participent à certaines expositions et

salons. Ils fondent et rédigent en même temps la revue Littérature (1919-

1924). De nombreuses autres revues d’art, qui s’intéressent notamment

aux mouvements d’avant-garde, font leur apparition pendant cette

décennie, dont entre autres, L’amour de l’art (1920-1953) avec Louis

Vauxcelles comme directeur et Waldemar George comme secrétaire

général, L’Esprit nouveau (1920-1925), fondé par Amédée Ozenfant et Le

Corbusier, L’art vivant (1925-1939), dirigé par Florent Fels et les Cahiers

d’art (1925-1960) dirigé par Christian Zervos.

En 1924, André Breton écrivait, dans le premier Manifeste du

surréalisme, que « les moyens surréalistes demanderaient […] à être

étendus32 ». Cette phrase laisse sous-entendre que dès les débuts du

surréalisme, Breton avait l’intention de théoriser et de participer à un

mouvement qui incluait divers arts. De plus, l’intérêt de Breton pour l’art

trouve ses sources bien plus tôt qu’au moment des débats entourant la

peinture surréaliste dans la Révolution surréaliste. Il avait développé très

tôt dans sa vie un goût pour la peinture :

Cette esquisse demeurerait incomplète si l’on omettait de signaler ici l’attrait que très tôt la peinture exerça sur Breton. […] Il visite des expositions, les musées ou les galeries : ainsi en 1913 pendant les vacances de Pâques, le Salon des Indépendants, […], le musée du Luxembourg, pour les toiles de Gustave Moreau33.

La passion de Breton pour les arts se développe en tandem avec une

passion pour la poésie pendant toutes ses années d’études, où il entretient

une correspondance avec plusieurs écrivains, comme Guillaume

Apollinaire, Paul Valéry et Jacques Vaché. De tels échanges lui

                                                                                                               32 André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 1979, p. 53. 33 Marguerite Bonnet, André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste, Paris, Librairie José Corti, 1975, p. 34.

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permettront de développer ses goûts littéraires et artistiques. Il fait ses

premiers pas dans le milieu des avant-gardes parisien à la fin de 1918 et

1919, en fondant d’abord la revue Littérature, puis en se joignant en 1920

au mouvement dada récemment arrivé à Paris, dont il se détachera peu à

peu pour le quitter complètement en 1922. Par la suite, Breton se

consacrera à l’écriture des Pas perdus et du premier Manifeste du

surréalisme afin de définir et de théoriser ce nouveau mouvement inspiré

de la découverte de l’automatisme. Il ne faut pas non plus omettre un

autre évènement d’importance dans la vie de Breton qui le mettra en

contact avec le marché de l’art. Il s’agit de son embauche à titre de

bibliothécaire et de conseiller artistique pour le couturier et collectionneur

Jacques Doucet de 1921 à 1925 : « Tenu par son employeur non

seulement de lui suggérer des achats d’œuvres d’art moderne, mais de lui

décrire longuement l’aspect et l’intérêt de celles-ci, […] Breton s’est trouvé

amené à considérer la peinture sous un angle nouveau : celui où la

placent ses rapports avec le marché de l’art34 ». Ce contact non seulement

avec les artistes et leurs œuvres, mais aussi avec le marché de l’art et ses

spéculations, mènera Breton à juger sévèrement ce milieu à plusieurs

reprises dans sa carrière littéraire.

À la fin de 1925, Breton prend la direction de la Révolution

surréaliste, auparavant dirigée par Pierre Naville, et se met à publier des

chroniques sur la peinture surréaliste, qui constitueront Le surréalisme et

la peinture en 1928. Le surréalisme et la peinture pourrait se diviser

essentiellement en deux parties qui se chevauchent pendant tout le texte :

d’abord, il est question de la critique d’un point de vue général, où Breton

aborde le sujet de la puissance des images, du possible surréalisme en

peinture. Puis, il passe en revue différents artistes comme Picasso, Chirico,

                                                                                                               34 José Pierre, op. cit., p. 81.

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et d’autres artistes contemporains pour mieux définir et parler du

surréalisme.

La critique d’art selon Breton

Le texte Le surréalisme et la peinture débute avec la phrase suivante :

« L’œil existe à l’état sauvage35 ». Nous croyons que cette phrase résume la

volonté de Breton de montrer qu’il est possible de voir et d’apprécier une

œuvre au premier regard, en se laissant guider par ses impressions et non

son érudition. Cette première phrase résume bien sa vision concernant le

jugement sur les œuvres d’art en général. Il écrit plus loin :

Je suis très indulgent. Pourvu qu’une œuvre ou qu’une vie ne tourne pas à la confusion générale, pourvu que des considérations de la sorte la plus mesquine et la plus basse ne finissent pas par l’emporter sur tout ce qui pourrait me rendre cette vie ou cette œuvre véritablement significative et exemplaire, je ne demande qu’à respecter et à louer. (SP-26)

Breton met de l’avant l’honnêteté et la sincérité qu’il possède pour juger

des œuvres, et il ne demande de l’artiste que la même chose. Cette

insistance sur le fait que l’artiste ne doit pas se laisser influencer par autre

chose, comme l’argent, et qu’il doit se fier uniquement à son intuition et à

son imagination reviendra à plusieurs reprises dans Le surréalisme et la

peinture. Une œuvre qui ne « tourne pas à la confusion générale » reste une

œuvre qu’il est possible d’apprécier à sa juste valeur. Malgré le fait qu’il

admet ne demander qu’à louer des œuvres, Breton considère que la

manière de juger des œuvres demeure un travail qui doit être réévalué et

qu’il faut changer l’échelle de jugements des œuvres :

La portée révolutionnaire d’une œuvre, ou sa portée tout court, ne saurait dépendre du choix des éléments que cette œuvre met en jeu. De là la difficulté d’obtention d’une échelle rigoureuse et objective des valeurs plastiques en un temps où l’on est sur le

                                                                                                               35 André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 1965, p. 11. (Désormais, les renvois à cette œuvre seront indiqués, dans le corps du texte, par la mention SP- suivi du numéro de la page.)

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point d’entreprendre une révision totale de toutes les valeurs et où la clairvoyance nous oblige à ne reconnaître d’autres valeurs que celles qui sont de nature à hâter cette révision. (SP-21)

Breton a comme projet de réviser les valeurs plastiques qui sont déjà mises

de l’avant dans le milieu artistique. Cette révision des valeurs plastiques se

veut plus actuelle : puisque l’art change, il ne peut plus être jugé de la

même manière que les mouvements d’avant-garde précédents. Ce

changement peut s’expliquer notamment par le fait que la peinture n’est

plus une représentation du réel, et que l’abstraction fait peu à peu son

apparition en peinture. En d’autres mots, la peinture a abandonné le

modèle extérieur (le réel) pour s’inspirer d’un modèle intérieur : « Une

conception très étroite de l’imitation, donnée pour but à l’art, est à l’origine

du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’à nos jours »

(SP-14.) La peinture ne doit donc plus être l’imitation du réel, qui a été la

manière de créer des siècles précédents, mais se fier à un « modèle

purement intérieur ». (SP-15). Bien que le concept de modèle intérieur n’est

pas défini dans Le surréalisme et la peinture et qu’il ne semble pas faire

exactement référence au modèle intérieur auquel Kandinsky faisait appel

dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, il paraît être

pour Breton beaucoup plus près de l’automatisme et de l’inconscient

découverts quelques années plus tôt en poésie, un automatisme nécessaire

pour écrire dans une sorte de transe. Une nouvelle manière de faire de la

peinture, telle que Breton l’envisage, doit être jugée par une nouvelle

échelle de jugements et de valeurs esthétiques. Breton prône une nouvelle

peinture en rejetant le réel et en faisant une plus grande place à

l’imagination. Ce rejet du réel se fait de pair avec le rejet des autres arts,

qui ne sont pas aussi puissants que la peinture : « En effet les images

auditives le cèdent aux images visuelles non seulement en netteté, mais

encore en rigueur et, n’en déplaise à quelques mélomanes, elles ne sont

pas faites pour fortifier l’idée de la grandeur humaine » (SP-12).

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L’importance que Breton accorde à la force des images visuelles fait que la

peinture reste l’art le plus élevé selon lui.

Cependant, malgré l’admiration de Breton pour la peinture, il

critique vivement la manière dont les œuvres sont vendues. Il déplore le

fait que les peintres doivent se soumettre au marché de l’art et à l’argent :

« Il y a, je ne crains pas de le dire, au moins aujourd’hui sur la route des

peintres, de ceux qui ont commencé par se tenir le mieux, une bête

grotesque et puante qui s’appelle l’argent. » (SP-36). Ce problème ne

s’adresse qu’aux peintres car « les poètes, de temps presque immémorial,

sont préservés de cette rencontre, […] ». Breton condamne violemment la

marchandisation des œuvres d’art et le fait que les peintres n’aient pas le

choix d’être confrontés un jour ou l’autre à l’argent. Cette critique est aussi

présente dans son texte Distances, écrit quelques années plus tôt : « L’art

est actuellement sous la coupe des marchands, et ceci est à la grande

honte des artistes36 ». Il juge aussi la qualité des œuvres des peintres qui

se sont soumis à un tel système. Le meilleur exemple d’un peintre qui s’est

laissé tenté par la richesse est celui de Giorgio de Chirico, un peintre

italien dont les œuvres créées entre 1910 et 1919 ont fasciné les

surréalistes. Cependant, au moment où Breton écrit Le surréalisme et la

peinture, il minimise les qualités artistiques de Chirico pour critiquer son

moyen de faire de l’argent : « J’ai assisté à une scène pénible : Chirico

cherchant à reproduire de sa main actuelle et de sa main lourde un ancien

tableau de lui-même, […], parce qu’en trichant sur son apparence

extérieure, il pouvait espérer vendre la même toile deux fois » (SP-33). Ces

actions discréditent complètement Chirico aux yeux de Breton, pour qui

les œuvres ne valent plus rien, car le peintre est impuissant « à recréer en

lui comme en nous l’émotion passée » (SP-33). Cela nous ramène à

l’importance que Breton accorde au recours à l’imagination chez un

                                                                                                               36 André Breton, « Distances », dans Les pas perdus, op. cit., p. 137.

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  19    

peintre, qui lui permet de mieux juger les œuvres, et dans ce cas-ci, de

rejeter un peintre, Chirico, dont la pratique de l’art ne correspond plus aux

critères esthétiques mis en place par Breton précédemment.

En plus des jugements sur le marché de l’art, Breton souhaite faire

de la critique d’art d’une manière différente. Pour s’y prendre, il rejette

d’abord la critique telle que pratiquée par les écrivains de son époque qu’il

accuse de s’attarder à des éléments inutiles et factices, et d’ainsi faillir à

leur tâche de critique :

En présence de la faillite complète de la critique d’art, faillite tout à fait réjouissante d’ailleurs, il n’est pas pour nous déplaire que les articles d’un Raynal, d’un Vauxcelles ou d’un Fels passent les bornes de l’imbécilité. Le scandale continu du cézannisme, du néo-académisme ou du machinisme est incapable de compromettre la partie à l’issue de laquelle nous sommes vraiment intéressés. Qu’Utrillo “ se vende ” encore ou déjà, que X ou Y arrive ou non à se faire passer pour surréaliste, c’est l’affaire de ces messieurs les employés de l’Épicerie. (SP-22)

Breton met de l’avant les défauts de la critique, qui s’attarde à des

éléments futiles, comme les commérages concernant les peintres plutôt

que sur les œuvres elles-mêmes. Ce sont des détails qui ne devraient pas

attirer l’attention des critiques car ils ne revêtent aucun intérêt. La critique

ne réussit alors pas sa tâche initiale, qui est de commenter les œuvres,

d’interpréter et d’influencer l’art de son époque. Les critiques sont tout

aussi fautifs que les peintres qui se détachent de leur travail pour se

laisser tenter par l’argent. Ce n’est toutefois pas la première fois que

Breton critique le marché de l’art et les critiques dans ses textes. Quelques

années plus tôt, dans son texte Distances, il écrivait à propos de la critique

d’art : « Longtemps jalouse de cette apparence de sanction que conférait à

ses jugements l’annonce tapageuse de certains prix de vente, elle

n’apparaît plus que comme l’agent louche de ces combinaisons qui n’ont

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rien à faire avec l’art et n’en menacent pas moins de le déconsidérer37 ». En

plus de ne plus faire son véritable travail, le critique se lie avec les

marchands d’art afin de justifier ses goûts. La critique devient un outil

pour les marchands afin de légitimer les prix de vente des œuvres et les

artistes qui doivent être reconnus, et pour les critiques de justifier le fait

qu’ils écrivent sur certains peintres en particulier.

Les écrivains critiqués par Breton

Il est intéressant de constater que les critiques que Breton

dénoncent sont plus âgés que lui, mais qu’ils écrivent toujours dans les

revues d’art pendant les années 1920. Louis Vauxcelles, né en 1870,

écrivait dès 1903 dans le quotidien Gil Blas. Il a écrit sur les peintres

fauves au Salon d’automne de 1905, puis sur le cubisme (auquel il était

défavorable) dès la première exposition de Braque en 1908. Il écrit plus

tard plusieurs ouvrages sur le fauvisme. Au moment où Breton écrit et

théorise le surréalisme, Vauxcelles collabore entre autres à la revue

L’amour de l’art. Florent Fels, né en 1891, écrit pour plusieurs revues

d’avant-garde, comme Action et L’Art vivant en 1925, dont il est le

rédacteur en chef. Bien qu’il soit plus jeune que les deux autres critiques

nommés par Breton, il écrit, entre autres, quelques ouvrages sur Van

Gogh, Manet et Matisse, des peintres plus âgés qui ne font plus partie des

mouvements avant-gardistes pendant les années 1920. Maurice Raynal, né

en 1884, a fréquenté les artistes et poètes du Bateau-Lavoir et a défendu le

cubisme. Plus tard dans sa carrière, il est devenu en quelque

sorte « l’historien » du cubisme, car après avoir défendu le mouvement

dans ses débuts, il publie plusieurs ouvrages sur des peintres cubistes tels

que Juan Gris, Picasso et Braque. Il collabore à plusieurs revues pendant

les années 1920 comme L’Esprit nouveau. Il publie un article sur

Fernand Léger dans le quatrième numéro de L’Esprit Nouveau, qui offre

                                                                                                               37 Idem.

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  21    

une bonne vue d’ensemble sur sa pensée esthétique : « Je persiste enfin à

ne considérer dans une œuvre que ce que l’on me montre et la

juxtaposition d’un jaune et d’un noir est, à mes yeux, malgré toute cuisine

picturale, autre chose que celle d’un bleu ou d’un jaune38 ». Raynal se

place en faveur d’une peinture figurative, et il voit dans le tableau que ce

qu’il représente, l’interprétation du tableau ne fait pas partie des qualités

qu’il accorde à la peinture. Il décrit d’ailleurs l’imagination de Léger comme

étant « la plus associatrice, la plus objectivante et la plus inventive qui

soit 39 ». Raynal, en écrivant sur le cubisme, demeure en faveur du

dépassement des règles de l’art : elles sont faites pour être outrepassées,

ce qui explique bien son parti pris pour un mouvement comme le cubisme

dès le départ. Cependant, dès les débuts du surréalisme, Raynal est en

défaveur du mouvement. Il publie une critique négative sur la première

exposition surréaliste en décembre 1925 dans L’Intransigeant : « Raynal’s

review, although in many respects accurate regarding the Surrealist’s

goals, was extremely hostile and outlined the basic premises of a critical

attack on Surrealist art that remained in force for decades 40 ». Les

reproches que Raynal fait aux surréalistes peuvent se répartir en deux

points. D’abord, il les accuse de faire « de petites histoires médicales41 »,

soit de l’ornement et non pas de l’art. Le deuxième reproche formulé à

propos du mouvement est le suivant : « il reste que la peinture surréaliste

ne peut aller fort loin parce que conçue en dehors de toutes

préoccupations de style, de composition, d’architecture et de plastique42 ».

Raynal accuse les surréalistes de ne pas avoir une esthétique et un style

communs.

                                                                                                               38 Maurice Raynal, « Fernand Léger [1921] », dans L’Esprit nouveau, n° 4, New York, Da Capo Press, 1968, p. 431. 39 Ibid., p. 432. 40 Kim Grant, op. cit., p. 147. 41 Maurice Raynal, dans L’Intransigeant, numéro 16554 (1er décembre 1925). [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k791298m/f2.item.r=L'Intransigeant%201925.zoom [Page consultée le 8 octobre 2016] 42 Idem.

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  22    

Les critiques que Breton juge sévèrement sont des critiques d’abord

plus âgés que lui, en faveur de mouvements qui ne sont plus avant-

gardistes au moment où Breton écrit Le surréalisme et la peinture, et des

détracteurs du mouvement surréaliste. Breton crée alors une distance

entre lui et les mouvements qu’il juge dépassés et les critiques plus âgés,

puisqu’il ne souhaite pas s’associer à eux : « The vehemence of Breton’s

attack, his insistence that the Surrealists were uninterested in marketing

strategies and the means of artistic identification, was an attempt to

situate the new Surrealist gallery outside the usual parameters of the art

market […]43 ». En plus de vouloir placer l’art surréaliste en dehors du

marché de l’art qu’il a en horreur, Breton tente de s’éloigner de la critique

de son époque en réclamant la faillite de la critique, qui serait

« réjouissante », car elle permettrait à des critiques plus honnêtes, comme

lui, de faire valoir ses préférences esthétiques, et ultimement, sa vision

personnelle de l’art, de la critique et de l’esthétique en peinture et du

projet surréaliste.

Les critiques contemporains de Breton

Plusieurs autres critiques contemporains de Breton n’ont pas été la

cible de ses reproches concernant la faillite de la critique d’art. Certains

critiques et poètes ont été pour lui plutôt des amis ou des inspirations,

comme cela a été le cas de Guillaume Apollinaire (1880-1918), critique et

poète français, avec qui Breton a entretenu une correspondance pendant

les dernières années de la vie d’Apollinaire, entre 1916 et 1918. Apollinaire

a notamment influencé les goûts poétiques de Breton : « celui-ci

[Apollinaire] l’a néanmoins orienté vers une conception autre de la poésie,

a fait germer des attirances éprouvées en profondeur et latentes […]44 ». Il

est possible de croire que sa correspondance avec Apollinaire a donné à

voir à Breton des œuvres d’art, ce qui n’aurait pas été possible sans cela. Il                                                                                                                43 Kim Grant, op. cit., p. 158. 44 Marguerite Bonnet, op. cit., p. 85.

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  23    

n’y a pas de doute qu’Apollinaire et Breton partageaient des goûts

artistiques semblables, mais il est aussi important de savoir qu’Apollinaire

a été un témoin de première ligne de la création de plusieurs mouvements

artistiques dès le début du siècle. Dès 1905, Apollinaire collabore à

plusieurs revues d’art, dont La revue blanche, puis plus tard à

l’Intransigeant et aux Soirées de Paris (1912-1914), dont il est le fondateur,

où plusieurs tableaux cubistes sont reproduits pour la première fois. Il

écrit très tôt des textes sur Picasso et s’intéresse de près aux avant-gardes

parisiennes. Il défend le cubisme dès le départ, en 1908, et publie

Méditations esthétiques. Les peintres cubistes en 1913, où il tente de définir

le cubisme et de parler des principaux peintres de ce mouvement. Sa prise

de position en faveur du cubisme se situe bien avant la publication de cet

ouvrage. En 1911, par exemple, il publie un compte rendu du Salon

d’automne, où il écrit : « […] le cubisme n’est nullement un système, mais

il forme une école, et les peintres qui la composent veulent renouveler leur

art en revenant aux principes pour ce qui concerne le dessin et

l’inspiration, […]45 ». Tout en relevant le côté révolutionnaire et avant-

gardiste de la peinture cubiste, Apollinaire fait état de son opinion pour le

mouvement : « […] je sais bien que le cubisme est ce qu’il y a de plus élevé

aujourd’hui dans l’art français46 ». Cette déclaration montre très tôt le parti

pris d’Apollinaire pour les cubistes. Cette volonté de définir ce mouvement

va aussi de pair avec un processus de définition de la peinture en général.

En 1908, il écrit un texte intitulé « Les trois vertus plastiques », qui figure

comme préface de catalogue de la IIIe Exposition du Cercle de l’Art

moderne (où des artistes comme Braque, Matisse et Derain exposent) qui a

été ultérieurement remanié pour paraître comme une des sections de Les

peintres cubistes. Ce texte met de l’avant trois vertus qui sont primordiales

en peinture selon Apollinaire, soit la pureté, l’unité et la vérité. Dans ce

                                                                                                               45 Guillaume Apollinaire, « Les cubistes », dans Chroniques d’art. 1902-1918, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1960, p. 254. 46 Ibid., p. 255.

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  24    

court texte, Apollinaire se place d’abord en faveur de la modernité : « On ne

peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père47 ». Il se

positionne en faveur d’une peinture qui ne reproduit pas la réalité :

« Chaque divinité crée à son image, ainsi des peintres. Et les photographes

seuls fabriquent la reproduction de la nature48 ». Apollinaire se place en

faveur d’une peinture qui ne représente pas nécessairement le réel comme

la photographie, mais qui représente le réel du peintre. Bien que cette idée

n’aille pas aussi loin que le modèle intérieur de Breton, elle reste tout de

même cohérente avec sa défense du cubisme, qui, tout en ayant des sujets

classiques comme le portrait ou la nature morte, est une peinture où le

réel est déconstruit et fragmenté. De plus, les qualités évoquées plus haut

font partie d’une recherche constante des artistes, qui « sont des hommes

qui veulent devenir inhumains49 ». De telles déclarations poétiques restent

présentes dans tous les textes d’Apollinaire, même lorsqu’il écrit sur un

artiste en particulier. L’un des peintres sur lequel il a longtemps écrit des

chroniques est Picasso, dont il a admiré les travaux pendant plus d’une

décennie. Dans un texte de 1913 intitulé « Pablo Picasso », Apollinaire

vante les qualités artistiques de Picasso, qui est un « nouveau-né [qui] met

de l’ordre dans l’univers pour son usage personnel, et aussi afin de faciliter

ses relations avec ses semblables50 ». Apollinaire va aussi, dans ce texte,

mettre de l’avant son point de vue concernant les papiers collés et le

collage, qui étaient à cette période nouvellement inclus dans les tableaux

de Braque et Picasso : « On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des

pipes, des timbres-poste, des cartes postales, […] 51 ». Plus encore,

Apollinaire établit aussi à la fin de ce texte son critère principal pour juger

les œuvres d’art : « Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu’on voie le

travail, c’est par la quantité de travail fournie par l’artiste que l’on mesure

                                                                                                               47 Guillaume Apollinaire, « Les trois vertus plastiques », dans op. cit., p. 72. 48 Ibid., p. 73-74. 49 Idem. 50 Guillaume Apollinaire, « Pablo Picasso », dans op. cit., p. 369. 51 Ibid., p. 370.

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  25    

la valeur d’une œuvre d’art52 ». Dans sa critique, Apollinaire tente de

définir les mouvements et les artistes modernes qui se développent et

créent sous ses yeux, en plus de partager son enthousiasme face à ce qu’il

regarde. Les termes techniques sont très rares dans la critique

d’Apollinaire, qui juge plutôt selon son regard, et par des éléments qui

semblent parfois surprenants, comme le travail qu’il évoque plus haut. La

peinture dépend selon lui de l’interprétation personnelle de ceux qui la

regardent : « […] les tableaux qu’il [le peintre] offre à l’admiration des

hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur

propre divinité53 ». Cette importance accordée au regard n’est pas sans

rappeler l’œil sauvage que Breton décrira quelques années plus tard. La

critique d’Apollinaire reste ainsi très près de la vision, de l’appréciation

personnelle du travail du peintre, assez éloignée des descriptions

techniques, ce qui ne l’empêche pas d’avoir « comme Baudelaire avant lui,

comme André Breton après lui, […] su repérer, dans l’histoire se faisant

sous ses yeux, les quelques noms et les quelques œuvres que la postérité

retiendra54 ».

Un autre critique d’art contemporain de Breton est Philippe

Soupault (1897-1990), avec qui Breton a écrit Les champs magnétiques en

1919. Bien que ses textes sur l’art soient moins nombreux que ceux des

autres écrivains dont il est question ici, Soupault reste tout de même

important à plusieurs égards. Il a écrit sur plusieurs peintres

contemporains, mais aussi des textes sur des peintres méconnus à son

époque, dont William Blake (1757-1827), peintre anglais, et Paolo Uccello

(1397-1475), peintre italien de la Renaissance, que Breton évoque

rapidement dans Le surréalisme et la peinture. Nous nous pencherons ici

                                                                                                               52 Idem. 53 Guillaume Apollinaire, « Les trois vertus plastiques », dans op. cit., p. 73. 54 Vincent Gilles, « Guillaume Apollinaire », dans Dictionnaire de la critique d’art à Paris. 1890-1969, Claude Schvalberg [dir.], op. cit., p. 44.

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  26    

sur deux textes de Soupault, l’un sur Robert Delaunay écrit en 1923 et

l’autre sur Jean Luçat, écrit en 1928, puisqu’en plus de porter sur des

peintres contemporains de Soupault, ces textes offrent deux perspectives

différentes sur le style de critique de Soupault. L’écriture sur l’art de

Soupault repose sur la narration et l’anecdote. Son écriture se décline

parfois sous forme de poème. Il écrit d’ailleurs à plusieurs reprises sur le

même peintre à quelques années d’intervalle, ce qui donne deux visions

différentes du peintre à des moments différents. Par exemple, Soupault a

écrit deux textes sur Delaunay, l’un étant un court poème en 1922, et un

second texte en 1923. Ce texte est beaucoup plus narratif, très près de

l’anecdote, et Soupault y relate les premières années de Delaunay à Paris,

son enfance, ce qui l’a mené à peindre, en employant les termes et

l’univers de Delaunay. Un lecteur connaissant l’œuvre du peintre peut

reconnaître aisément les sujets des tableaux décrits, comme la tour Eiffel,

Paris, la grande roue : « Delaunay comprit toute la beauté négligée de ce

grand jouet mécanique55 », écrit Soupault. La critique se lit comme un récit

et non comme un commentaire ou une tentative de théoriser l’art : « J’ai

connu Robert Delaunay un beau jour. Il faisait un temps magnifique. Il

faisait si beau que les maisons grises étaient ornées de fleurs bleues,

rouges, violettes56 ». Les premières phrases du texte sont visiblement très

narratives, où le critique se met en scène pour raconter sa rencontre avec

le peintre. Le texte est aussi parsemé de certaines touches d’humour : « En

1905, il terminait une toile […]. Paris tourne plus vite, c’est l’été. (Il est

curieux de rappeler que ce tableau fut refusé au Salon d’Automne.)57 ». Le

texte sur Delaunay reste un texte narratif plus léger, comme un exercice

de style, alors que le texte sur Jean Lurçat, cependant, est plus historique

et revendicateur. D’abord, Soupault mentionne les mouvements d’avant-

garde des dernières années en France, notamment le fauvisme et le

                                                                                                               55 Philippe Soupault, « Robert Delaunay, peintre », dans Écrits sur la peinture, Paris, Lachenal & Ritter, 1980, p. 173. 56 Ibid., p. 167. 57 Ibid., p. 169.

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  27    

cubisme. Il conclut : « Le piétinement, telle est sans doute l’image qui,

lorsqu’on songe à des dernières années, convient le mieux pour définir la

peinture d’aujourd’hui58 ». Cette introduction lui permet de faire valoir le

génie de Lurçat, qui est passé « [d’]un homme qui faisait de la peinture […]

[à] un peintre59 ». L’énumération des qualités et la description des tableaux

de Lurçat permettent à Soupault de mieux le situer dans son époque, de le

comparer aux autres artistes et de montrer comment il se distingue de

ceux-ci, faisant de lui un artiste sur qui il vaut la peine de s’attarder.

Soupault décrit la peinture de Lurçat comme ceci : « Je résume les trois

qualités maîtresses de l’art de Lurçat par ces trois mots : clarté, lucidité,

pureté. […] je dirais que la peinture de Lurçat est claire comme le jour60 ».

Ces qualités évoquées par Soupault ne sont pas sans rappeler les trois

vertus plastiques d’Apollinaire. L’un des points les plus intéressants du

texte sur Lurçat est l’importance que Soupault accorde au tableau plutôt

qu’au peintre lui-même, car il met de l’avant l’idée que celui-ci doit

s’effacer pour laisser place à son œuvre, chose que certains peintres avant

lui n’auraient pas fait : « Jean Lurçat avec la netteté qui le caractérise se

détache presque absolument du tableau. Ce n’est pas sa peinture qu’il

étale, mais c’est un tableau qu’il achève. […] Celles [la personnalité] des

peintres du siècle dernier encombrent la plupart des toiles […] 61 ».

Soupault accorde plus d’importance à la toile en tant que telle plutôt qu’au

peintre. Il passe alors plus de temps à décrire le travail du peintre et ses

toiles, ce qui explique sans doute qu’il passe parfois par la narration pour

faire ressentir les tableaux et l’univers du peintre. Il ne s’attarde pas aux

anecdotes : ce que Breton, par exemple, déplorait chez certains critiques.

                                                                                                               58 Philippe Soupault, « Jean Lurçat » dans op. cit., p. 231. 59 Ibid., p. 233. 60 Ibid., p. 234. 61 Ibid., p. 237-238.

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Le dernier critique contemporain de Breton dont nous allons aborder

l’œuvre est Louis Aragon (1897-1982). Il semble d’ailleurs être le plus près

de Breton en ce qui concerne certaines idées esthétiques. Cela s’explique

sans doute par le fait qu’ils partagent des références littéraires et

artistiques très semblables, ayant été pendant plusieurs années dans le

même cercle littéraire (collaboration avec dada, la revue Littérature, La

Révolution surréaliste). Il travaille, tout comme Breton, comme conseiller

littéraire pour Jacques Doucet. Les textes sur l’art d’Aragon sont plus

tardifs que ceux de Breton, allant du milieu des années 1930 aux années

1970 et se centrent sur le réalisme. Quelques textes écrits entre 1925 et

1930 restent très éclairants sur sa vision de la peinture. Ils permettent de

saisir sa position devant les premières manifestations de l’art surréaliste.

Aragon écrit en 1925 une critique dans La Révolution surréaliste intitulée

« Au bout du quai, les arts décoratifs! », où il critique vivement les arts

décoratifs, qui sont, selon lui, inférieurs à la peinture, qui ne sont que des

marchandises : « Bientôt, aujourd’hui même, on ne peindra plus que pour

aller avec un ameublement. L’usage roi62 ». Il prend d’ailleurs position

contre l’art décoratif, à quoi il « préfère après tout le Grand Art63 ». Il

s’indigne de la place que l’on accorde aux arts décoratifs, qui n’ont

d’artistique que leur extérieur, et dont on a créé des expositions que pour

accommoder certaines personnes : « Cela flattait un principe de démocratie

idéale64 ». Ce jugement sévère sur les arts décoratifs se retrouve cinq ans

plus tard dans la préface au catalogue de l’exposition de collages « La

peinture au défi », en 1930, où Aragon déplore encore l’aspect décoratif et

marchand de la peinture :

Aujourd’hui les mécènes ne font plus guère faire leurs portraits, ni retracer leurs exploits guerriers dans des compositions kilométriques, mais ils font marcher de pair leur ameublement et les tableaux dont ils égaient leurs murs. […] La peinture tourne

                                                                                                               62 Louis Aragon, « Au bout du quai, les arts décoratifs ! », dans Écrits sur l’art moderne, Paris, Flammarion, 2011, p. 53. 63 Idem. 64 Ibid., p. 52.

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au confortable, flatte l’homme de goût qui l’a payée. Elle est luxueuse. Le tableau est un bijou65.

Aragon critique encore le goût répandu des mécènes qui veulent posséder

des tableaux pour la façon dont ils complètent bien le décor, plutôt que

par réel goût pour l’art. Les sujets des peintures n’importent plus, car les

œuvres ne servent que de décorations. Ce point de vue est assez semblable

à celui de Breton, dans la mesure où les deux déplorent, bien que de

manière différente, la marchandisation des œuvres d’art et le fait que les

peintres ne font plus de l’art que pour plaire. Alors que Breton réclame des

artistes qu’ils soient fidèles à leur imagination, Aragon arrive à une autre

conclusion : « Or voici qu’il est possible aux peintres de s’affranchir de

cette domestication par l’argent. Le collage est pauvre66 ». Le collage reste

une voie que les artistes peuvent emprunter pour se distancier du marché

de l’art, car il nécessite des objets de la vie quotidienne et non des

matériaux « nobles ». Aragon trace ensuite dans « La peinture au défi » une

brève histoire du collage, en prenant pour point de départ les papiers

collés de Braque et Picasso, sujet qu’il traite avec humour : « Vers le même

temps, Picasso fit une chose très grave. Il prit une chemise sale et il la fixa

sur une toile avec du fil et une aiguille. Et comme avec lui tout tourne en

guitare, ce fut une guitare par exemple67 ». Il inclut ensuite la contribution

du mouvement dada au développement du collage comme technique

picturale, avec comme exemple Max Ernst. Puis, il mentionne l’utilisation

du collage par les surréalistes. L’importance qu’Aragon accorde au collage

peut s’expliquer par ce qu’il admire chez les peintres : « Au reste, ce qui me

passionne dans l’œuvre d’un homme, ce n’est pas ce en quoi il excelle, ce

qu’il sait faire, mais ce qu’il découvre, et ce qu’il est près de découvrir68 ».

Ce désir de la découverte et de l’étonnement chez Aragon est présent chez

                                                                                                               65 Louis Aragon, « La peinture au défi », dans op. cit., p. 74. 66 Idem. 67 Ibid., p. 79. 68 Ibid., p. 80.

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  30    

Breton, mais contrairement à celui-ci, Aragon prend le merveilleux comme

point de départ aux découvertes artistiques. C’est le merveilleux, dont

Lautréamont est considéré comme une grande inspiration par Aragon, qui

doit motiver la création des peintres : « Ceux qui n’y parviendront pas

n’auront pas à s’étonner d’être considérés comme des artisans qui

fabriquent à grand prix un produit rendu inutile par une simple réflexion

de quelques contemporains69 ». Cependant, Aragon ne croit pas que la

création soit uniquement individuelle : « […] l’art a véritablement cessé

d’être individualiste70 », tout comme le merveilleux : « Le merveilleux doit

être fait par tous et non point par un seul71 ». Nous pouvons ici sentir

l’influence du socialisme qui se prolongera chez Aragon lorsqu’il écrira sur

le réalisme pendant la décennie qui suivra. Mais il reste que le projet des

surréalistes reste tout de même très présent dans ce texte, soit celui de

changer l’art et la vie. Il y a également une volonté de se détacher du

marché de l’art et de se trouver en-dehors des codes picturaux déjà

existants.

Ces brèves observations sur l’évolution de la critique d’art tout au

long du XIXe siècle et du XXe siècle nous permettent de mieux saisir le

milieu dans lequel Breton a écrit sur les arts visuels. Nous pouvons aussi

constater que dans la plupart des cas étudiés, les critiques poursuivent

des objectifs communs, soit celui de théoriser l’art qui se crée sous leurs

yeux, en plus de prendre position dans le milieu artistique en écrivant en

faveur de certains peintres. Les critères des critiques pour juger des

œuvres d’art restent toutefois personnels et variés : alors que Breton

favorise l’imagination, Apollinaire préfère le travail de l’artiste et Soupault,

la clarté d’une œuvre. Le marché de l’art demeure vivement critiqué par

plusieurs auteurs comme Aragon et Breton. L’évolution de la critique au

                                                                                                               69 Ibid., p. 82. 70 Ibid., p. 73. 71 Ibid., p. 82.

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cours du siècle et les critères d’évaluation relevés précédemment nous

permettront mieux de comprendre l’écriture même de Breton à propos de

l’art. Nous verrons comment il se distancie de ses contemporains pour

mieux définir le surréalisme et le rôle même de la critique d’art à travers

une hybridité des discours, qui se situe entre la prose poétique et la

critique.

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Deuxième chapitre André Breton, écrivain d’art

André Breton, en écrivant Le surréalisme et la peinture, prend

position dans le débat par rapport au surréalisme présent dans les arts

visuels, en plus de faire valoir ses critères d’évaluation des œuvres. Il

reproche à la critique de faillir à sa tâche initiale. En lui reprochant de ne

plus s’attarder à ce qui est important, nous pouvons remarquer que

Breton se place lui-même dans une position favorable, car contrairement

aux autres écrivains, il considère qu’il exerce son travail de critique de la

bonne manière. Ces aspects que nous avons relevés dans le précédent

chapitre ne tenaient cependant pas compte de l’écriture même de Breton et

du style de critique qu’il préconise dans Le surréalisme et la peinture, un

texte qui est bâti non seulement d’une hybridité des discours mais aussi

de la prose poétique sur l’art. Les moyens qu’il utilise pour parler de l’art

font en sorte qu’il s’inscrit dans une lignée d’écrivains qui tentent de

poétiser l’art et de rendre la critique autonome du tableau. Ainsi, elle

devient en quelque sorte une forme d’art : de la poésie à part entière.

Le modèle intérieur

Dans Le surréalisme et la peinture, l’un des principaux critères

auquel la peinture doit se plier selon Breton est le modèle intérieur. Il écrit

à ce sujet, dès les premières pages : « L’œuvre plastique, pour répondre à

la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui

tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement

intérieur, ou ne sera pas » (SP-15). Le modèle intérieur opère comme une

réponse au « grave malentendu » concernant l’art moderne, soit l’attente

que l’art soit une imitation du réel. Breton, avec cette affirmation, ne

définit cependant pas le modèle intérieur en détail et propose un débat sur

la peinture qui prend ses débuts avant le surréalisme :

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Reste à savoir ce qu’on peut entendre par modèle intérieur, et c’est ici qu’il convient de s’attaquer au grand problème soulevé ces dernières années par l’attitude de quelques hommes ayant vraiment retrouvé la raison de peindre, problème qu’un misérable critique d’art s’efforce désespérément d’éluder. (SP-15)

Ce problème, écrit Breton, a été mis de l’avant en poésie par Lautréamont,

Rimbaud et Mallarmé, et se retrouve en peinture avec Picasso, qui a pavé

la voie à une nouvelle peinture « voilà quinze ans » (SP-16). Ces nouveaux

questionnements sur la peinture coïncident avec la création du cubisme

pendant les années 1910 et les débuts de l’abstraction à la même période,

alors que l’art quitte peu à peu la représentation classique du réel et

l’imitation pour aller dans une autre direction : lentement les artistes se

mettent à se fier à un modèle intérieur ou hors du réel, et à exécuter des

recherches plus formelles.

Si Breton situe les débuts du modèle intérieur aux recherches de

Picasso et au cubisme apparu quinze ans plus tôt, le concept de modèle

intérieur a été utilisé à plusieurs reprises par d’autres critiques et peintres

avant lui. Bien qu’il ne soit pas toujours nommé avec les termes « modèle

intérieur » par les autres écrivains, l’idée générale reste la même : une

critique de l’imitation est présente. Il y a également un parti pris pour

l’imagination et l’émotion en peinture. Les peintres et auteurs se mettent

peu à peu à rejeter et critiquer l’imitation de la nature pour concentrer

leurs idéaux sur d’autres styles en peinture, ce qui donnera

éventuellement naissance aux avant-gardes du début du XXe siècle.

Baudelaire demeure l’un des premiers à avoir rejeté, d’une certaine

façon, le beau conventionnel et les règles de l’imitation au profit d’un autre

modèle idéal. Dans ses textes sur l’art, Curiosités esthétiques, il se

positionne en faveur d’un modèle idéal de création, et comme nous l’avons

mentionné dans le chapitre précédent, il préconise le recours à

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l’imagination, qu’il surnomme la « reine des facultés ». Il rejette lui aussi

l’imitation de la nature, « cette doctrine, ennemie de l’art72 ». L’artiste ne

doit pas se fier à l’imitation et la reproduction de la nature, mais plutôt

écouter son imagination, son inspiration, écrit Baudelaire :

L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon ce qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme […] car alors les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités73.

Cette affirmation de Baudelaire démontre sa position selon laquelle

l’artiste doit se fier à son imagination et à elle seule, car elle reste la façon

de légitimer le rôle de l’artiste et sa sincérité. L’imitation doit être évitée ;

elle est en tout cas fortement critiquée. L’artiste doit ainsi rester fidèle à

lui-même et à son inspiration. Cependant, cet idéal demeure malgré tout

inaccessible : « Les poètes, les artistes et toute la race humaine seraient

bien malheureux, si l’idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était

trouvé74 ». Le modèle idéal défini par Baudelaire reste en effet impossible à

atteindre, mais l’artiste doit toutefois y tendre, se soumettre et écouter afin

de créer, et faire de lui un véritable artiste.

Dans Le peintre de la vie moderne, Baudelaire se positionne par

rapport à l’importance de la modernité en art, l’une des qualités que le

peintre doit rechercher, le « poétique dans l’historique75 ». Il définit ensuite

la modernité comme ceci : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le

contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et

                                                                                                               72 Charles Baudelaire, « La reine des facultés », dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. 320. 73 Ibid., p. 320-321. 74 Charles Baudelaire, « De l’idéal et du modèle », dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. 147. 75 Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. 466.

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  35    

l’immuable76 ». Le peintre doit alors prendre en considération la modernité

et son époque lorsqu’il crée une œuvre, car toute œuvre est à la fois

fugitive – moderne, propre à son époque – et éternelle. La beauté demeure

un autre sujet abordé par Baudelaire dans les Curiosités esthétiques, où il

écrit : « Le beau est toujours bizarre. […] Je dis qu’il contient toujours un

peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que

c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau77 ». Le Beau

en art est, chez Baudelaire, lié à la laideur et la bizarrerie, au Mal – tout

comme dans sa poésie, comme Les Fleurs du Mal. L’artiste doit donc

chercher, en plus de se soumettre à un idéal, la beauté dans la laideur et

le bizarre. Il doit demeurer conscient de la modernité de son époque pour

créer.

Un autre peintre qui refuse l’imitation au profit de l’imagination et

d’un modèle idéal strictement intérieur, est le peintre russe Wassily

Kandinsky, membre des avant-gardes expressionnistes allemandes, en

particulier du groupe Der Blaue Reiter. Kandinsky écrit en 1910 l’ouvrage

Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, où il explique sa

vision de l’art et de la peinture aux débuts de l’abstraction, qu’il est l’un

des premiers à avoir exploré en peinture. Le principe central qu’il prône et

qu’il développe dans son livre se nomme la nécessité intérieure, qu’il

définit de la manière suivante : « Il est donc clair que l’harmonie des

formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact

efficace avec l’âme humaine. Ce principe a été ici défini comme le principe

de la nécessité intérieure78 ». La nécessité intérieure se base sur trois

différents critères, trois « nécessités mystiques », qu’il énumère : « Chaque

artiste, en tant que créateur, doit exprimer ce qui lui est propre […] chaque

                                                                                                               76 Ibid., p. 467. 77 Charles Baudelaire, « Exposition universelle de 1855 », dans Curiosités esthétiques, op. cit., p. 215. 78 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 1989, p. 118.

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  36    

artiste, en tant qu’enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à

cette époque […] chaque artiste, en tant que serviteur de l’art, doit

exprimer ce qui est propre à l’art en général 79 ». L’importance que

Kandinsky accorde à ces critères vient principalement du fait qu’à ses yeux

l’artiste doit avoir un éveil spirituel et le cultiver. Cet éveil devient la

principale source d’inspiration de l’artiste, d’où le principe de la nécessité

intérieure, qui constitue le point de départ pour la création de l’artiste :

« L’artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme “ reconnue ” ou “ non

reconnue ”, sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil

doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la

nécessité intérieure80 ». Bien qu’il ait écrit plus tôt que l’artiste devait être

conscient de son époque, nous pouvons comprendre que l’artiste, ici, ne

doit pas créer en fonction des règles et des formes établies de son époque,

mais créer en prenant en considération à la fois les critères et obsessions

de son époque, tout en conservant comme point de départ la nécessité

intérieure. Cela fait que le peintre crée hors des règles mais en ne niant

pas les préoccupations de son époque, il est alors ancré dans une

historicité tout en se distanciant des attentes de l’époque. Cette position de

l’artiste, entre sa nécessité intérieure et la conscience de son époque, lui

fournit la créativité nécessaire pour s’exprimer et faire avancer l’art.

Kandinsky écrit aussi sur la beauté, qui ne doit pas être extérieure

mais intérieure, une beauté qui pourrait sembler laide « à celui qui n’y est

pas habitué81 ». Il évoque d’ailleurs à ce sujet les avancées de l’art abstrait,

qui est selon lui le futur de la peinture, contrairement à la production

picturale basée sur l’imitation. Kandinsky se pose cependant en faveur

d’un art qui, bien qu’abstrait, laisse voir la sensibilité de l’artiste et sa

nécessité intérieure – qui est l’un des buts de l’art abstrait. Il écrit : « La

                                                                                                               79 Wassily Kandinsky, op. cit., p. 132-133. 80 Ibid., p. 138. 81 Ibid., p. 88.

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  37    

beauté de la couleur et de la forme (malgré les prétentions des purs

esthètes et des naturalistes, qui visent surtout la “ beauté ”) n’est pas un

but suffisant en art82 », et il rejette du même coup l’art pour l’art, tout

comme Baudelaire avant lui. L’art abstrait permet de montrer l’état de la

vie intérieure de l’artiste. L’abstraction demeure aussi un signe de progrès,

une révolution en art qui ne fait que débuter : « Notre peinture se trouve

cependant aujourd’hui dans une autre situation ; son émancipation de sa

dépendance directe de la “ nature ” n’en est qu’à ses débuts83 ». Kandinsky

prédit en 1910 l’importance et l’avancement de l’abstraction dans le

domaine pictural. Ces changements seront observés par la suite par

Breton, qui considère lui aussi que l’imitation de la nature en peinture

n’était qu’un malentendu dont il fallait se libérer. Bien que nous ne

pouvons pas avancer que Breton ait lu Du spirituel dans l’art au moment

où il commençait à écrire sur la peinture surréaliste, la première

traduction en français de l’ouvrage datant de 1949, le rejet de l’imitation et

du réel au profit de nouvelles explorations artistiques étaient des idées

dans l’air du temps dans l’Europe du début du XXe siècle, comme c’était le

cas, par exemple, pour les cubistes et les expressionnistes allemands.

Ces observations sur les définitions du modèle idéal et d’inspiration

de Baudelaire et Kandinsky demeurent près de la vision du modèle

intérieur de Breton. Les trois auteurs se positionnent contre l’imitation

qui, à plusieurs niveaux, est dépassée en art, et à laquelle les artistes ne

devraient plus se fier pour créer. Le rejet de l’imitation conduit les peintres

à explorer de nouvelles avenues en peinture, que ce soit l’abstraction, le

surréalisme ou leur inspiration intérieure, ce qui fera d’eux de véritables

artistes. Baudelaire fait de l’imagination le moteur et la source

d’inspiration, alors que pour Kandinsky, la nécessité intérieure qui permet

au peintre de créer est de nature spirituelle. Breton, quant à lui, ne prend                                                                                                                82 Ibid., p. 176. 83 Ibid., p. 174.

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  38    

pas en considération ces aspects. Bien qu’il semble plus près du concept

de l’imagination de Baudelaire, le modèle intérieur de Breton naît des

découvertes cubistes de Picasso et du rejet de l’imitation au profit des

explorations formelles, ce qui n’existait pas encore à l’époque de

Baudelaire. Le modèle intérieur, chez Breton, n’est pas basé uniquement

sur une nécessité intérieure, comme chez Kandinsky, qui prend ses

sources dans une sensibilité spirituelle que le peintre doit cultiver. Breton

propose ici un modèle de création et une source d’inspiration beaucoup

plus près de l’inconscient et du rêve, ce qui fait qu’il s’éloigne fermement

des deux autres, qui proposent que le peintre soit conscient de sa

sensibilité et de son imagination. Sa vision de l’imagination reste

relativement près de celle de Baudelaire, puisqu’il écrit lui aussi que

« [l]’imagination pure est seule maîtresse de ce qu’au jour le jour elle

s’approprie […] » (SP-63), à propos de la peinture de Mirò. L’imagination

domine ainsi la création des peintres chez les auteurs. Chez Breton,

l’imagination prend ses sources dans l’inconscient, alors que Baudelaire

ne précise pas nécessairement les sources de l’imagination, excepté le fait

qu’elle ne se retrouve pas dans l’imitation de la nature et la production des

autres artistes.

Breton tente, dans Le surréalisme et la peinture, de définir un

nouveau modèle de la peinture, qui prend ses sources dans le cubisme et

autres explorations avant-gardistes des dernières années. Le modèle

intérieur semble ainsi beaucoup plus proche de l’automatisme, déjà

présent en poésie surréaliste, qui serait appliqué ici à la peinture. Le

modèle intérieur serait ainsi un moyen pour Breton de rapprocher la

production picturale des artistes du surréalisme, de lier l’automatisme et

l’image surréaliste aux arts visuels. Celle-ci prend ses sources dans la

théorie des images de Reverdy que Breton a évoquée dans le premier

Manifeste du surréalisme. L’efficacité de cette image se définit comme suit :

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  39    

« Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus

élevé 84 ». Aux images poétiques surréalistes succèdent les images

surréalistes picturales, qui possèdent elles aussi une force évocatrice que

le peintre doit aller chercher non pas dans la nature, mais dans son

inconscient. Puisque Breton ne fournit pas, dans Le surréalisme et la

peinture, plus de précisions concernant le modèle intérieur, qui demeure

un objet que les critiques essaient d’élucider sans succès, il est difficile

d’avancer une définition assez claire de la signification de cette expression

dans ce texte-ci. Cependant, puisque Breton déclare que « l’œuvre

plastique […] se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera

pas » (SP-15), nous croyons qu’il est possible qu’il tente ici de redéfinir

l’automatisme à la lumière de la peinture.

Selon Breton, l’artiste doit créer à partir de son imagination et son

inconscient. Le modèle intérieur demeure alors le point de départ pour la

création de l’artiste. Cependant, pour la personne qui regarde le tableau –

dans ce cas-ci, Breton – c’est le tableau qui constitue une ouverture, un

point de départ. La personne qui regarde le tableau possède tout de même

un rôle dans l’interprétation et la réception de l’œuvre produite par le

peintre. Il écrit :

C’est ainsi qu’il m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, autrement dit si, d’où je suis, “ la vue est belle ”, et je n’aime rien tant que ce qui s’étend devant moi à perte de vue. Je jouis, à l’intérieur d’un cadre de n figure, paysage ou marine, d’un spectacle démesuré. (SP-13).

Il utilise ici une métaphore déjà existante de la peinture, c’est-à-dire que le

tableau est une ouverture sur un autre monde particulier. En employant

cette métaphore déjà existante, il la subvertit : « Dans l’esthétique réaliste

                                                                                                               84 André Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 50.

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  40    

[…] le tableau était considéré comme une fenêtre donnant sur la réalité85 ».

Breton réutilise cette image de la fenêtre, une métaphore qui avait déjà été

utilisée par d’autres mouvements en peinture, comme le réalisme, pour

expliquer que le tableau donne à voir quelque chose, que ce soit un

paysage, une scène86. Cette fois-ci, ce n’est pas sur la réalité extérieure

que donne cette fenêtre mais sur la réalité intérieure. La peinture demeure

« une réhabilitation partielle de la fonction représentative de l’art87 », dans

le sens où la représentation reste au centre dans la peinture surréaliste,

mais le sujet de la représentation change : « la réalité mentale, onirique ou

fantastique a remplacé la réalité extérieure88 ». Il apparaît essentiel de se

pencher non seulement sur l’inconscient comme modèle de prédilection du

peintre pour sa création mais aussi sur le point de départ de l’écriture de

la critique d’art pour Breton, car elle permet de comprendre que le tableau

devient lui aussi, et en retour, le point de départ pour une écriture

surréaliste et hors de la réalité chez Breton.

Hybridité des discours

Nous avons mentionné dans le chapitre précédent que la critique

pouvait prendre plusieurs formes et qu’elle ne se limitait pas uniquement

au discours critique. Cependant, dans Le surréalisme et la peinture, Breton

oscille entre différents types de discours, comme la prose poétique,

l’anecdote et le récit. La critique n’est pas soumise à des règles strictes de

style, ce qui donne une certaine liberté dans l’écriture aux auteurs, mais

cet aspect particulier des textes sur l’art de Breton est relevé à plusieurs

reprises par des chercheurs, comme Elza Adamowicz qui écrit : « Ces

textes éclectiques et hybrides charrient des registres multiples, où la

déclaration programmatique, l’effusion lyrique ou l’anecdote l’emportent

                                                                                                               85 Elza Adamowicz, Ceci n’est pas un tableau. Les écrits surréalistes sur l’art, Lausanne, L’âge d’homme, 2004, p. 42. 86 Nous pouvons entre autres penser aux travaux de Louis Marin. 87 Idem. 88 Ibid., p. 53.

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souvent sur l’élaboration critique89». L’alternance entre différents types de

discours reste particulièrement présente tout au long du Surréalisme et la

peinture. Ces différents types de discours sont insérés à plusieurs

occasions au fil du texte.

L’anecdote est l’un de ces discours présents à quelques reprises

dans le texte. La définition de l’anecdote a changé au cours de l’histoire,

mais nous choisissons de nous pencher sur celle-ci :

il y va surtout de la relation entre un évènement et un contexte, entre un fait et un récit, entre une singularité et une exemplarité, entre une donnée et un sens. L’anecdote se dessine dans l’espace sinon étroit, du moins compact d’une découpe où évènement, forme et représentativité se déterminent mutuellement90.

L’une de ses fonctions principales demeure d’ordre argumentatif, car

l’anecdote sert alors à illustrer par un exemple un point que le locuteur

veut mettre en valeur, ce qui est le cas pour l’utilisation dont Breton fait de

ses anecdotes dans son texte. Marie-Pascale Huglo écrit à ce sujet :

« l’anecdote ne dispose pas moins d’un éventail persuasif étendu :

amusante, curieuse, représentative, éclairante ou révélatrice, son capital à

la fois didactique, divertissant et référentiel la dispose tout

particulièrement à des fins illustratives91 ». Les anecdotes, comme nous

verrons dans le cas de Le surréalisme et la peinture, servent à illustrer

l’opinion de Breton sur la production artistique de Chirico. Par exemple,

l’anecdote est présente dans le passage que Breton consacre à la peinture

de Chirico :

Louis Aragon se souvient comme moi du passage dans ce café où nous étions un soir avec Chirico place Pigalle, d’un enfant qui venait vendre des fleurs. Chirico, le dos tourné à la porte, ne l’avait pas vu entrer et c’est Aragon qui, frappé de l’allure bizarre

                                                                                                               89 Elza Adamowicz, Ceci n’est pas un tableau. Les écrits surréalistes sur l’art, op. cit., p. 39. 90 Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant. Essai sur l’anecdote dans la modernité, Montréal, Le Griot éditeur (coll. L’Univers des discours), 1997, p. 29-30. 91 Ibid., p. 41.

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de l’arrivant, demanda si ce n’était pas un fantôme. Sans se retourner Chirico sortit une petite glace de sa poche et, après y avoir longuement dévisagé le jeune garçon, répondit qu’en effet c’en était un. (SP-32-33)

Cette anecdote permet à Breton d’expliquer et d’introduire le fait que le

don de Chirico, qui consistait entre autres à avoir une vision différente des

autres, soit une vision qui permettait même de voir des fantômes, se

dissipe avec le temps. Chirico ne devient plus que l’ombre de lui-même et

perdra ultimement ses qualités de peintre en tentant de vendre des

répliques de ses anciennes toiles. Il y a plus loin dans Le surréalisme et la

peinture un récit inséré qui sert à présenter Chirico. Il s’agit du récit de

Taine, qui observe un malade qui hallucine en buvant du bouillon. Le fait

de boire le bouillon met fin aux hallucinations du malade, qui rêvait d’une

femme à qui il pouvait parler et toucher. Breton explique ensuite ce qu’il

aurait fait à la place du personnage, soit ne pas boire le bouillon, afin de

ne pas perdre la capacité de voir ces hallucinations, pour ensuite écrire :

« Chirico, que je tiens pour le héros d’une histoire semblable […] » (SP-30).

Breton accorde alors à Chirico, une fois de plus, un don pour les visions,

les hallucinations. Mais cela demeure un don gâché. Cette métaphore du

bouillon est réutilisée pour illustrer les déceptions de Breton devant les

œuvres plus tardives de Chirico : « Le “ bol de bouillon ”, suivi

naturellement de bien d’autres bols (l’Italie, le fascisme […] l’ambition

artistique qui est la plus médiocre de toutes, la cupidité, même), a eu tôt

fait de dissiper les enchantements » (SP-30). L’insertion de l’anecdote

permet à Breton de faire valoir son idée d’une façon plus métaphorique, en

comparant le peintre avec un malade qui hallucine, où tout disparaît

lorsqu’il boit son bouillon et qu’il se guérit de cette fièvre qui lui permettait

de voir différemment. Cette anecdote rappelle d’ailleurs L’entrée des

médiums, texte où Breton relate son expérience chez une médium en

compagnie d’autres poètes, dont Éluard et Desnos. L’état entre le sommeil

et le réveil, une sorte de transe, avait permis à Desnos d’écrire, et il ne

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pouvait plus se souvenir de ce qui s’était produit ou de ce qu’il avait écrit

au réveil de cette transe. Cet état entre le rêve et la réalité est très cher aux

surréalistes, et il rappelle les premières explorations d’écriture

automatique de Breton et Soupault, qui avaient mené à l’écriture de Les

champs magnétiques. Breton défend sa position et son opinion sur Chirico

en concluant, à la fin du récit sur le malade, « Certes je n’aurais pas bu le

poison » (SP-30). Breton se positionne alors dans une posture de critique

capable de juger la perte du pouvoir hallucinatoire de Chirico et ses

conséquences sur sa production artistique. Ce pouvoir hallucinatoire, qu’il

est possible d’associer avec l’inconscient et l’imagination du peintre,

demeure précieux pour la création de l’artiste. En perdant ses facultés, et

donc sa source d’inspiration, le charme est rompu et l’œuvre de l’artiste

perd tout son intérêt et sa beauté.

Dans Le surréalisme et la peinture, il y a certains moments où Breton

fait appel à des aphorismes pour décrire un tableau ou le statut d’un

peintre. Par exemple, il utilise une expression détournée, « Œil pour œil,

dent pour dent », à propos de Miró : « Mot pour œil, dent pour mot » (SP-

62) pour expliquer l’une des qualités de Miró, qui serait sa capacité

« d’associer […] l’inassociable ». Ce chevauchement de plusieurs types de

discours permet d’expliquer notamment l’abondance et l’importance de la

digression dans Le surréalisme et la peinture, comme l’écrit Adélaïde

Russo : « Les textes de Breton sont […] marqués par des digressions

multiples. […] La digression, au lieu d’être un trait qu’il faut épurer du

style, devient la marque même de style92 ». La digression sert à la fois

d’introduction, de conclusion ou de transition pour parler de la peinture :

parfois elle illustre la métaphore du travail d’un peintre, comme dans le

                                                                                                               92 Adélaïde Russo, « André Breton et les dispositifs du jugement : spéculaire, spéculatif », dans Chénieux-Gendron, Jacqueline [dir.], Lire le regard : André Breton et la peinture, Paris, Lachenal & Ritter, 1993, p. 155.

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  44    

cas de Chirico, ou elle sert à introduire un nouveau peintre dont il est

question, de changer le sujet tout en conservant la fluidité du texte.

Critères d’évaluation des œuvres

Nous avons relevé précédemment les critères auxquels Breton a

recours dans Le surréalisme et la peinture pour juger les œuvres d’art et les

peintres. Breton démontre une volonté de louer des œuvres qui ne

« tournent pas à la confusion générale » (SP-26) et se positionne dès le

début du texte en faveur d’un regard pur, « à l’état sauvage ». Il écrit

« [qu’en] un temps où l’on est sur le point d’entreprendre une révision

totale de toutes les valeurs et où la clairvoyance nous oblige à ne

reconnaître d’autres valeurs que celles qui sont de nature à hâter cette

révision » (SP-21) des règles d’évaluation des œuvres d’art, celles-ci

devraient être modifiées. La volonté de renouveler les critères d’évaluation

de l’art s’explique notamment par le fait que le surréalisme se distingue

des autres mouvements d’avant-garde, puisque le mouvement ne prône et

ne dicte pas de technique particulière ; l’essence même du surréalisme se

trouve du côté du rêve et de l’imagination, de la force des images. Breton

tente de se détacher non seulement de ce qui a été produit auparavant,

mais aussi des règles en art de façon générale. Il soutient à plusieurs

reprises le même propos concernant la révision des valeurs plastiques, et

va même plus loin en rejetant complètement les règles en peinture. Il écrit

à propos de Braque : « C’est que Braque “ aime la règle qui corrige

l’émotion ” alors que je ne fais, moi, que nier violemment cette règle. Cette

règle, où la prend-il? […] C’est très joli de peindre et c’est très joli de ne pas

peindre » (SP-23). Breton montre ici l’absurdité d’une telle règle, en

insistant sur le fait qu’il est joli de peindre ou pas. Cette remarque fait

d’ailleurs état du côté arbitraire de cette règle. En se demandant où

Braque a pris cette règle, Breton suggère que les règles en art peuvent

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venir de n’importe où, et, ce faisant, il les invalide toutes. En plus de

rejeter cette règle, Breton écrit aussi plus loin à propos de Masson :

À quoi bon la peinture, à quoi bon telle ou telle méditation sur la peinture! N’en parlons plus. Parlons à mots couverts de l’alibi que nous nous donnons pour ne pas être à cent mille lieues d’où nous sommes. Aucune règle n’existe, les exemples ne viennent qu’au secours des règles en peine d’exister. Pigeon vole! Poisson vole! Flèche vole! […] Vaudevilles! (SP-56)

Dans cette citation, Breton annonce que les règles n’existent pas, et

renchérit par une accumulation d’exclamations « Poisson vole! » qui se

terminent par « Vaudevilles! », exprimant son mépris des règles en art. Il

note d’ailleurs « qu’aucune règle n’existe », ce qui fait qu’il les rejette en

bloc en niant leur existence.

Bien que Breton affirme à plusieurs reprises qu’il ne croit pas en ces

règles et qu’il en appuie aucune, il n’échappe cependant pas à sa fonction

de critique, soit de juger les œuvres d’art qu’il regarde. Adélaïde Russo

écrit :

Breton peut explicitement écarter l’existence des règles de jugement, ou de création artistique, mais cela ne l’empêche pas de formuler en même temps une série détaillée de critères – des critérium qui sont à la base de ces jugements pour décrire les qualités de la peinture surréaliste et le fonctionnement du surréalisme dans le domaine plastique93.

Ces critères se retrouvent au fil du texte et s’insèrent à différents moments

lorsque Breton écrit sur des peintres différents. Ils lui servent à introduire

un peintre en particulier ou à définir son travail. Par exemple, Breton écrit

sur le lyrisme, qu’il tente de définir : « Le lyrisme, par quoi se recommande

toute œuvre que nous admirons, n’est pas, dans sa nature, une propriété

indéfinissable […] C’était le lyrisme. Quelque chose de dressable et que

d’aucuns disaient avoir dressé. » (SP-41). Breton fournit sa définition du

                                                                                                               93 Adélaïde Russo, op. cit., p. 168.

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lyrisme et la recherche en peinture qui en a résulté, pour arriver à parler

de Max Ernst, qui n’a pas connu ce débat, mais dont l’œuvre et la manière

de créer sont directement liées au lyrisme : « Quand Max Ernst vint, ces

différentes données étaient outrageusement simplifiées. Il apportait avec

lui les morceaux irreconstituables du labyrinthe » (SP-42). Il ajoute : « Max

Ernst opposait un vocabulaire étendu vraiment à tous les autres mots,

quitte à se passer de la signification de plusieurs d’entre eux et, scandale,

de ce qui leur confère une valeur plus ou moins émotive » (SP-43). Cette

explication du lyrisme vient alors éclairer la méthode de création d’Ernst,

qui se rapproche souvent du collage : inspiré par les papiers collés de

Picasso et Braque, il pousse le concept plus loin, en apportant avec lui des

morceaux du labyrinthe, comme l’écrit Breton. Il définit alors un critère de

création, le lyrisme, pour mettre en valeur l’apport de l’œuvre d’Ernst en

peinture, et l’introduire dans son texte. Un autre critère qu’il établit plus

loin dans le texte concerne Miró : « L’imagination pure est seule maîtresse

de ce qu’au jour elle s’approprie et Miró ne doit pas oublier qu’il n’est pour

elle qu’un instrument » (SP-63). Ce passage demeure un avertissement

qu’il formule à l’égard de Miró, qui ne doit pas faire preuve d’un « orgueil

délirant » et prendre conscience qu’il dépend de l’imagination. Breton

demeure critique à propos de l’imagination et de l’œuvre de Miró, car il

considère que tous les critères doivent être sujets à une révision, comme il

l’annonçait plus tôt dans Le surréalisme et la peinture :

Il serait vain de tenir ces notions, dans l’état où elles sont, pour de simples concepts subjectifs incapables de prendre une nouvelle réalité objective hors de l’entendement qui les conçoit. N’en déplaise à quelques idiots, je donne ici pour imprescriptibles d’autres droits que ceux de la peinture et malgré tout j’espère que Miró ne me contredira pas si j’affirme qu’il a d’autres soucis que de procurer à qui que ce soit un plaisir gratuit de l’esprit ou des yeux. (SP-63-65)

Il affirme ici que l’imagination présente dans l’œuvre du peintre n’est pas

immuable, et que ces concepts peuvent changer avec le temps – il écrivait

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d’ailleurs plus tôt l’importance de réviser les critères d’évaluation des

œuvres, un autre aspect variable selon les époques. Il mentionne, encore

une fois, que l’œuvre d’art ne doit pas être un « plaisir gratuit », que la

peinture a d’autres buts que celui de créer quelque chose d’agréable à

regarder. Il reprend des propos semblables à ceux convoqués au moment

de parler de Braque, où il considérait que « C’est très joli de peindre et c’est

très joli de ne pas peindre ». (SP-23) La beauté et la portée du tableau ne

reposent pas sur la beauté, mais sur quelque chose de plus grand, comme

l’inspiration ou des nouveaux critères qui doivent être revus à la lumière

de l’évolution récente des avant-gardes. Breton affirme une fois de plus sa

vision d’une peinture qui évolue en même temps que ses critères

d’évaluation. Il fait état de l’apport du surréalisme aux arts visuels. En

avertissant Miró de ne pas tenir son génie pour acquis, il lui fait une mise

en garde pour qu’il ne tombe pas dans le piège d’autres peintres avant lui,

celui de dénaturer complètement son œuvre en tournant le dos à son

imagination « maîtresse » et en favorisant autre chose, le profit par

exemple, comme ça a été le cas pour Chirico. Breton met aussi l’accent sur

ses critères personnels lorsqu’il est question brièvement de Picabia dans Le

surréalisme et la peinture. Il écrit : « Seuls son incompréhension parfaite du

surréalisme et son refus très probable de se rendre à quelques-unes des

idées que j’exprime ici m’empêchent de considérer de près […] ce qu’il a fait

et ce qu’il peut encore faire et de tenter de le situer comme peintre, selon le

critérium qui est le mien » (SP-37). Ici, Breton peut sembler se contredire,

puisqu’il rejetait un peu plus tôt les règles en art mais affirme maintenant

qu’il ne peut parler de Picabia à cause de ses critères personnels. Il semble

évident que Breton rejette les règles en art en tant que quelque chose

d’immuable et d’établi, mais il demeure tout de même conscient d’établir

des critères personnels pour parler des œuvres et des peintres. Il se place

dans une posture de critique qui juge les œuvres et les peintres à partir de

ses critères et valeurs personnelles, mais ne se réclame pas d’une école de

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critique ou de ceux qui ont échoué dans leur rôle de critique, ce qu’il

désapprouvait plus tôt dans son texte.

Malgré tous les critères et les règles pour juger les œuvres et les

peintres que Breton évoque dans ce texte, l’aspect le plus frappant dans Le

surréalisme et la peinture demeure l’absence de description des tableaux

dont il est question. Cette caractéristique est soulignée à plusieurs reprises

par des chercheurs, comme Michael Riffaterre, qui écrit : « Breton décrit

fort peu ; il garde pour lui ce que le tableau lui donne à voir. […] Breton ne

propose pas d’évaluation. Il ne calcule pas le taux d’efficacité, il ne mesure

pas l’impact94 ». Cette absence de description des tableaux va de pair avec

les règles qu’il évoque, telles que le lyrisme et l’imagination pure, et son

parti pris pour une absence de règles en art. Cela se retrouve tout au

cours de Le surréalisme et la peinture. Quand il nomme les tableaux, il ne

laisse entrevoir que certains aspects de ceux-ci : le lecteur, s’il ne connaît

pas l’œuvre évoquée, peut tout de même comprendre ce qui est représenté,

mais sans plus de détails. Par exemple :

Nous laissons derrière nous les grands “ échafaudages ” gris ou beiges de 1912, dont le type le plus parfait est sans doute L’Homme à la clarinette, d’une élégance fabuleuse et sur l’existence “ à côté ” de qui nous n’en finirions pas de méditer. […] L’Homme à la clarinette subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur et que chacun est en mesure d’accompagner une toujours plus belle Alice au pays des merveilles. (SP-17)

Ce passage sur L’Homme à la clarinette de Picasso introduit un segment

sur le « génie » de Picasso, qui se renouvèlerait sans cesse au fil des ans.

Le contenu du tableau est évoqué ici très brièvement, avec les mots « les

grands échafaudages gris ou beiges » qui représentent très bien la palette

de couleurs utilisées pendant la période du cubisme analytique de Picasso                                                                                                                94 Michael Riffaterre, « Ekphrasis lyrique », dans Lire le regard : André Breton et la peinture, op. cit., p. 181.

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  49    

et Braque. Breton se concentre cependant plus sur l’effet du tableau en

tant que tel : L’Homme à la clarinette est, à ce jour, une œuvre

emblématique du cubisme, l’une des expérimentations les plus

hermétiques de Picasso, et Breton, dans ce passage, affirme évidemment le

côté avant-gardiste de ce tableau et l’espoir qu’il représente pour

l’avancement de l’art moderne. Lorsque Breton écrit que « chacun est en

mesure d’accompagner une toujours plus belle Alice au pays des

merveilles », nous pouvons croire qu’il s’agit là d’une évolution de l’art vers

un surréalisme en peinture qui permet plus grand que soi, qui permet

d’embellir les rêves de plus en plus. Il ne faut pas oublier que l’absence de

descriptions de tableaux relevée par Riffaterre peut s’expliquer non

seulement par choix de Breton de décrire l’effet plutôt que les images du

tableau, mais aussi que plusieurs des œuvres commentées, dont L’Homme

à la clarinette, sont reproduites dans le texte, autant lorsque l’ouvrage était

sous forme de chroniques dans La révolution surréaliste que dans son

édition de 1928. L’absence de la description devient alors évidente puisque

le tableau est déjà sous les yeux du lecteur. Bien que cette observation soit

pertinente et permette de comprendre en partie le choix de Breton de ne

pas décrire les tableaux sur lesquels il écrit, ce n’est pas le cas pour

chaque tableau évoqué. Certaines œuvres ne sont pas reproduites dans les

pages du Surréalisme et la peinture, et Breton ne les décrit pas non plus :

l’inverse est aussi vrai, car certaines œuvres sont reproduites alors que

Breton ne les nomme pas explicitement. L’affirmation de Riffaterre reste

toutefois bien pertinente pour comprendre cela. Nous verrons plus tard

que ce choix de ne pas décrire les œuvres vient aussi du fait que l’écriture

sur l’art de Breton est essentiellement de la prose poétique.

La prose poétique

Dans Le surréalisme et la peinture, Breton superpose différents types

de discours, comme nous l’avons mentionné plus tôt, et celui qui domine

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dans le texte demeure la prose poétique. Nous avons aussi mentionné le

fait que Breton considère le tableau comme une fenêtre qui constitue le

point de départ pour l’écriture. Le tableau devient alors le moteur pour

l’imagination du poète et l’écriture, comme le mentionne Adamowicz dans

son ouvrage : « La fenêtre dont il s’agit […] n’est pas seulement la fenêtre

de l’espace représenté du tableau, il s’agit avant tout de la fenêtre ouverte

par le tableau dans l’esprit du poète95 ». Cette fenêtre qu’est le tableau

permet à Breton d’écrire sur l’œuvre qu’il regarde et sur l’artiste qui a peint

l’œuvre ; il peut élaborer sur l’art à partir du tableau qu’il regarde. Il

devient donc inutile de décrire spécifiquement le tableau pour en parler ou

écrire sur l’art en général. Breton préfère décrire, entre autres, la

technique ou la méthode du peintre. Par exemple, il écrit sur Max Ernst :

« Il ne s’agissait de rien moins que de rassembler ces objets disparates

selon un ordre qui fût différent du leur et dont, à tout prendre, ils ne

parussent pas souffrir, d’éviter dans la mesure du possible tout dessein

préconçu […] » (SP-44). Il décrit ici la technique de création d’Ernst, qui

s’apparente beaucoup à la création d’images surréalistes en poésie, à la

création d’une « étincelle », d’un choc. Breton évoque aussi l’univers

pictural d’Ernst en énumérant ce que les tableaux représentent : « Il naît

sous son pinceau des femmes héliotropes, des animaux supérieurs qui

tiennent au sol par des racines, d’immenses forêts vers lesquelles nous

porte un désir sauvage […] » (SP-50). Cette énumération lui permet de

donner un aperçu de l’univers d’Ernst et de transmettre son appréciation

de son œuvre en général.

Breton a aussi recours à la prose poétique pour parler de l’œuvre d’un

artiste. C’est le cas lorsqu’il introduit Arp et ses reliefs – le nom que celui-

ci donne à ses sculptures.

Les “ reliefs ” de Arp, qui participent de la lourdeur et de la légèreté d’une hirondelle qui se pose sur le fil télégraphique, ces

                                                                                                               95 Elza Adamowicz, op. cit., p. 54.

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reliefs qui empruntent dans leur savante coloration tous les ramages de l’amour et auxquels en même temps leur découpage hâtif confère tous les déliés de la colère, ces boucles dures ou tendres sont bien pour moi ce qui résume le mieux les chances de généralité des choses particulières, ce qui me permet de faire le plus faible état de la variante. (SP-70)

Ce passage permet à Breton d’interpréter ces formes abstraites à sa

manière – les sculptures sont d’ailleurs reproduites dans le texte. Breton

utilise ici la métaphore de l’hirondelle qui se pose sur un fil pour illustrer

son impression des œuvres qu’il regarde et qui, bien que leurs titres

évoquent ce qu’elles représentent, demeurent toutefois très près de

l’abstraction. L’interprétation de Breton devient un moyen de suggérer ce

que les œuvres représentent selon lui. Deux œuvres d’Arp sont reproduites

dans Le surréalisme et la peinture, soit Femme (1927) et Nature morte :

table, montagne, ancres et nombril (1926). Les formes de la première,

Femme, peuvent rappeler un oiseau, en particulier la forme de ses yeux, ce

qui pourrait expliquer la métaphore qu’emploie Breton pour parler des

reliefs d’Arp. Une ambigüité demeure, car ce qu’elle peut évoquer chez

celui qui regarde l’œuvre peut ne pas concorder avec le titre donné par

l’artiste. Breton s’arrête cependant plus longtemps sur la deuxième œuvre,

Nature morte : table, montagne, ancres et nombril. Ce passage, situé à la

dernière page de Le Surréalisme et la peinture, s’attarde principalement au

titre de l’œuvre, que Breton qualifiera de lapsus : « L’heure de la

distribution, avec Arp, est passée. Le mot table était un mot mendiant : il

voulait qu’on mangeât, qu’on s’accoudât ou non, […]. Le mot montagne

était un mot mendiant : il voulait qu’on contemplât, […]. » (SP-72). Breton

évoque ici les possibilités d’interprétation qu’offre chaque mot. Tous les

mots du titre permettent une lecture différente de l’œuvre, ce qui ajoute de

la polysémie à une œuvre qui se prête déjà à de multiples interprétations

étant donné sa proximité avec l’abstraction. Chaque mot, employé seul,

possède un sens propre, évoque certains aspects précis, des possibilités

ancrées dans le réel. En alliant les mots dans un même titre, ils ne sont

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plus mendiants, mais prennent des sens différents de leurs significations

d’origine et deviennent alors polysémiques et surréalistes. Breton conclut

ce passage de la manière suivante :

En réalité, si l’on sait maintenant ce que nous voulons dire par là, un nez est parfaitement à sa place à côté d’un fauteuil, il épouse même la forme du fauteuil. Quelle différence y a-t-il foncièrement entre un couple de danseurs et le couvercle d’une ruche? Les oiseaux n’ont jamais mieux chanté que dans cet aquarium. (SP-72)

Nous remarquons ici que Breton va de l’interprétation des œuvres et du

titre des œuvres d’Arp à une digression qui se rapproche de la prose

poétique. Breton crée des images surréalistes avec des éléments éloignés,

créant ainsi des associations insoupçonnées. Breton conclut alors son

passage sur Arp par une digression poétique qui peut effectivement

rappeler les Champs magnétiques ou Poisson soluble. L’écriture se trouve

beaucoup plus près de la prose poétique que de la critique, il sort de

l’œuvre d’Arp. Lorsque Breton écrit sur un peintre, il évoque toujours ses

œuvres et son appréciation personnelle, puis peu à peu le texte glisse vers

la prose, et le sujet (le peintre et son œuvre) devient alors prétexte à des

réflexions sur l’art, la poésie, la critique, et surtout, sur le surréalisme.

Adamowicz mentionne à ce propos : « Il s’agit bien moins de déchiffrer le

tableau que d’en évoquer l’effet grâce à un prolongement poétique96». Nous

nous retrouvons alors plus près du prolongement et du commentaire, que

de la seule digression. Breton dirige sa pensée ailleurs, mais il le fait à

partir de l’œuvre qui lui a inspiré cette déviation. Dans ce passage sur Arp,

la réflexion sur le sens des mots clôt Le surréalisme et la peinture et de

réfléchir sur les titres des œuvres. Ceux-ci permettent une ouverture à des

possibles interprétations. Cet effort de nommer les différentes lectures

possibles du titre n’est pas sans rappeler un passage plus tôt dans le

texte, où il écrit :

                                                                                                               96 Elza Adamowicz, op. cit., p. 65.

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  53    

Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait presque d’un vase communicant entre le contenant et le contenu. […] Ce qu’on cache ne vaut ni plus ni moins que ce qu’on trouve. Et ce qu’on cache, que ce qu’on permet aux autres de trouver. (SP-69)

L’auteur place ici la réalité et la surréalité au même niveau, où les deux

peuvent communiquer entre eux. Ce qui peut rappeler ce qu’il écrivait

dans le premier Manifeste du surréalisme : « Je crois à la résolution future

de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la

réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi

dire97 ». Les objectifs du surréalisme mentionnés dans le Manifeste – lier le

rêve et la réalité – sont répétés dans Le surréalisme et la peinture, car les

goûts de Breton, écrit-il, sont de lier la surréalité et la réalité, et de faire

que les deux communiquent. De plus, les phrases suivantes du

paragraphe : « Ce qu’on cache ne vaut ni plus ni moins que ce qu’on

trouve. Et ce qu’on cache, que ce qu’on permet aux autres de trouver »

mettent en lumière une vision de l’interprétation de Breton. Il met au

même niveau l’action de trouver un sens à l’œuvre (l’interprétation de celui

qui regarde), qui ne vaut alors ni plus ni moins que le sens qui peut être

caché (le sens de l’artiste). Même si l’interprétation et le sens sont cachés

ou trouvés par celui qui regarde l’œuvre, ils possèdent une valeur. Les

termes « cacher » et « trouver » ne sont pas équivalents, mais les différentes

interprétations qui peuvent émerger des œuvres, elles, le sont : plusieurs

interprétations (cachées ou trouvées) peuvent émerger selon celui qui

regarde l’œuvre. Ces observations ramènent Breton face à son rôle de

critique d’art. Avec ces affirmations, Breton justifie alors ces commentaires

appréciatifs des œuvres, et son travail de critique, car il se permet de

trouver un sens nouveau à une œuvre qui, même s’il est trouvé, possède la

                                                                                                               97 André Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 24.

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même valeur qu’un sens qui aurait pu être caché par l’artiste. Ce passage

sur les sens cachés et trouvés par une œuvre n’est pas sans rappeler

Mallarmé. Selon ce dernier, le langage se divise entre deux fonctions, deux

catégories, soit la prose et ce qu’il appelle « l’universel reportage ». C’est

dans la prose qu’il est possible de découvrir un sens nouveau des mots :

« Tel est bien, visiblement, l’enjeu de la prose : réaliser, par “ le prodige de

raccourcis ou d’élans ”, une nouvelle économie de la phrase qui soit en

mesure d’éliminer, comme par un phénomène de résorption interne, tout

l’appareil de la représentation d’ordinaire dévolu au mécanisme général de

la description des choses […]98 ». La prose permet de trouver un sens

caché, nouveau, au langage. Breton hérite de cette manière de voir le

langage comme une façon de faire voir un sens différent, et cela se

démontre bien dans sa manière d’écrire sur le sens des œuvres qu’il

regarde, et cela pourrait expliquer pourquoi il glisse du sujet du tableau à

de la prose poétique, qui fait alors voir différemment le tableau du peintre.

Ces exemples précédents montrent comment le tableau observé

permet à Breton d’effectuer un glissement vers la prose poétique. Ces

passages paraissent parfois hermétiques et près de l’écriture automatique.

Quelques chercheurs ayant travaillé sur les écrits sur l’art de Breton,

comme Michael Riffaterre et Elza Adamowicz, tentent d’expliquer ce

glissement avec la notion d’ekphrasis. L’ekphrasis est historiquement

considérée comme la description d’une œuvre d’art, et la première à avoir

été répertoriée est la description du bouclier d’Achille dans l’Iliade. Dans

son article Ekphrasis lyrique, Riffaterre distingue essentiellement deux

types d’ekphrasis, « “ l’ekphrasis critique ”, celle de l’historien ou du

critique d’art, qui est essentiellement un discours mimétique ou une

analyse formelle, et “ l’ekphrasis littéraire ”, celle du poète, apparentée à

                                                                                                               98 Henri Scepi, « Mallarmé et la surface réversible : esquisse d’une poétique de la prose » dans Mallarmé et la prose, Henri Scepi [dir.], Poitiers, La licorne, 1998, p. 97.

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“ un blason de l’œuvre picturale ”, donc essentiellement métaphorique99 ».

C’est par cette distinction qu’il explique la manière dont Breton prend une

œuvre comme point de départ et glisse lentement vers la prose poétique,

vers une description lyrique du tableau, donc une ekphrasis :

En revanche il [Breton] se met en scène constamment, se reflète littéralement dans l’artiste et dans l’œuvre qui sont les objets de sa glose. Ces objets sont déformés par l’angle sous lequel il les observe […] Son discours critique est en somme un cas extrême de la subjectivation de l’objet qui est la définition même du lyrisme100.

Il explique que le fait que Breton se met en scène et qu’il écrive sur l’œuvre

qu’il observe fait du texte un poème lyrique sur l’art. Évidemment, cette

hypothèse que l’ekphrasis pourrait permettre d’expliquer les passages

poétiques dans Le surréalisme et la peinture est intéressante, mais

Riffaterre n’étudie cependant pas ce texte dans son article et se penche

plutôt sur d’autres textes plus tardifs : sur Gorky, par exemple. Cette

notion est pertinente pour comprendre le fonctionnement de certains

passages ou d’autres textes sur l’art de Breton, mais elle ne convient

cependant pas parfaitement au cas de Le surréalisme et la peinture, étant

donné sa longueur et puisqu’il allie, comme nous l’avons mentionné plus

tôt, plusieurs types de discours. Il devient donc ardu d’appliquer cette

notion à l’ensemble du texte, même si elle illustre ces moments de

glissements vers la prose poétique. Riffaterre nuance lui-même son propos

plus loin dans l’article et écrit : « L’ekphrasis chez André Breton reste donc

une apparence, ou un geste symbolique, puisqu’elle ne performe pas les

actes de langage requis par le genre. […] Mais elle dessine une image

langagière analogue à l’image visuelle, elle déroule un texte parallèle à

celle-ci101. » Riffaterre mentionne donc que le texte sur l’art, chez Breton,

n’est pas une description d’un tableau ou une ekphrasis, mais qu’il s’agit

                                                                                                               99 Elza Adamowicz, op. cit., p. 25. 100 Michael Riffaterre, « Ekphrasis lyrique » dans op. cit., p. 180. 101 Ibid., p. 191.

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d’un texte parallèle à l’œuvre picturale, ce prolongement de l’œuvre peut

alors se lire avec ou sans le tableau sous les yeux.

Elza Adamowicz, quant à elle, dans son ouvrage Les écrits

surréalistes sur l’art, suggère à plusieurs reprises que l’écriture sur l’art de

Breton est un commentaire, une digression du regard du poète sur un

tableau, et qu’il s’agirait par là d’une forme de prolongement poétique à

l’œuvre d’art. Cette hypothèse permet de montrer que le texte sur l’art

devient non seulement un texte parallèle à l’œuvre mais aussi une œuvre

elle-même. Elle écrit :

L’œil qui voit au-delà de la surface de la peinture, le discours qui fait du tableau un élément d’une autre histoire, d’une vision autre, produisent un texte parallèle au tableau dans la mesure où celui-ci mime la structure du tableau lui-même. Ainsi, les écrits de Breton sur la peinture constituent une véritable mise en abyme de certaines pratiques picturales, et notamment du collage et de l’automatisme102.

Même si elle ne nomme pas la notion d’ekphrasis, cette observation n’est

pas sans la rappeler et nous montre que les textes de Breton demeurent

des commentaires sur l’art. Cependant, Adamowicz apporte un élément

qui n’est pas présent chez Riffaterre. Plutôt qu’un commentaire sur le

tableau lui-même, le texte mime, en quelque sorte, le tableau observé par

Breton. Cette piste d’analyse permet un point de vue inédit sur les textes

sur l’art de Breton et elle va plus loin que ce que propose Riffaterre. Nous

croyons que dans Le surréalisme et la peinture, Breton ne fait pas qu’imiter

les procédés utilisés par les peintres pour écrire sur l’art, et que s’il évoque

les œuvres ou l’univers pictural des artistes, il ne limite pas son texte aux

peintres. Il va plus loin que ce qu’évoque le tableau pour créer un sens

nouveau et poétique. De plus, le fait de considérer l’écriture sur l’art

                                                                                                               102 Elza Adamowicz, op. cit., p. 70.

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comme une mise en abyme de la peinture observée la réduit à être

prisonnière de la peinture, à en être dépendante.

Riffaterre et Adamowicz s’entendent toutefois pour dire que malgré

l’absence de descriptions des tableaux, Breton utilise les œuvres d’art pour

glisser vers autre chose, que ce soit une ekphrasis ou une mise en abyme

du tableau : « En vérité, si description il y a, il s’agit moins de ce que

représente que de ce qu’évoque le tableau103 ». Une des difficultés dans Le

surréalisme et la peinture demeure qu’il est possible de distinguer le

moment où Breton écrit sur une œuvre du moment où le texte glisse vers

la prose poétique. Il reste ardu de déterminer la nature du texte étant

donné son changement constant de discours. Il est cependant certain que

ces moments de prose poétique se détachent du tableau et vont plus loin

qu’une simple appréciation de l’œuvre. Le texte devient alors indépendant

des œuvres qu’il commente.

Poisson soluble

Nous avons examiné plus tôt que dans Le surréalisme et la peinture,

la vue du tableau provoquait chez Breton un glissement de la critique, de

la description du peintre et de son œuvre vers un autre discours, comme

l’anecdote, et plus souvent, vers la prose poétique. Ce glissement et cette

présence de la prose ne sont pas sans rappeler Poisson soluble, un recueil

de poèmes publiés quelques années plus tôt, en 1924, au même moment

que le premier Manifeste du surréalisme. Dans Poisson soluble, trente-deux

petites « historiettes104 », des petits poèmes en prose, se succèdent. À

l’intérieur même de ces poèmes en prose, souvent très près de la narration

et du récit, le texte bascule après quelques lignes vers une image

                                                                                                               103 Ibid., p. 26. 104 Marguerite Bonnet mentionne que ce terme est utilisé par Breton lui-même pour nommer ses poèmes. Voir Marguerite Bonnet, « Manifeste du surréalisme. Notice », dans André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 1332.

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surréaliste, comme dans le passage suivant : « Une lime d’ivoire que je

ramassai à terre fit instantanément s’ouvrir autour de moi un certain

nombre de mains de cire qui restèrent suspendues en l’air avant de se

poser sur des coussins verts. Les moyens me manquaient, on l’a vu,

[…]105 ». Dans ce passage, le simple fait de ramasser un objet par terre fait

basculer le récit vers une image surréaliste, qui est ici les mains de cire

suspendues dans les airs. Les poèmes en prose de Poisson soluble se

maintiennent toujours entre le récit narratif, qui se rattache au réel et à la

réalité, et le poème surréaliste, où des images surréalistes se succèdent, ce

qui crée un effet poétique. Ces images se retrouvent à différents moments

du poème, comme dans le passage suivant, où le poème commence ainsi :

« Sale nuit, nuit de fleurs, nuit de râles, nuit capiteuse, nuit sourde dont la

main est un cerf-volant abject retenu par des fils de tous côtés, des fils

noirs, des fils honteux!106 ». Ici, l’image poétique est créée par « la nuit

sourde dont la main est un cerf-volant », qui permet la suite du texte, un

poème écrit à une deuxième personne. Ce procédé est utilisé à de

multiples reprises dans Poisson soluble. À ce sujet, Laurent Jenny écrit :

« En somme le récit “ automatique ” n’opère pas tant une désarticulation

qu’une perversion des formes107 ». Le basculement des récits vers des

métaphores surréalistes, sont donc, comme l’explique Jenny dans son

article, le résultat d’une déconstruction des formes traditionnelles (récit

narratif, conte, etc.) vers des images et des métaphores qui ne sont plus

liés à l’univers bâti dans les premières phrases, ce qui fait que la forme

choisie du conte, par exemple, n’est qu’un subterfuge du texte

automatique. Cela est dû entre autres à l’utilisation de l’automatisme pour

l’écriture des historiettes de Poisson soluble. Cependant, ce basculement

du récit au poétique, ou vice versa, se présente dans Le surréalisme et la

peinture, où la critique devient de la prose poétique à plusieurs reprises

                                                                                                               105 André Breton, Poisson soluble, Paris, Gallimard, 1996, p. 131. 106 Ibid., p. 53. 107 Laurent Jenny, « La surréalité et ses signes narratifs », dans Poétique, Paris, vol. 16, 1973, p. 511.

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lorsque Breton décrit les œuvres des peintres. Le changement de niveau de

discours – la perversion des formes, comme le nomme Jenny – à l’intérieur

même des textes de Breton devient alors une chose courante, où tous ses

écrits sont hybrides et se transforment : la critique devient poésie, la

narration devient prose poétique, etc. Dans Poisson soluble, les poèmes en

prose sont souvent ancrés dans un réel où le récit des objets du quotidien

et des personnages prend des tournures parfois inquiétantes, parfois

comiques, mais surtout inattendues. De plus, les poèmes brossent souvent

un portrait de différentes scènes, différentes histoires qui n’ont en

commun que l’étrangeté poétique vers laquelle ils basculent tous tôt ou

tard. Cela fait que les poèmes sont construits au moyen d’images fortes,

évocatrices et surréalistes de la même manière que dans Le surréalisme et

la peinture, où Breton fait basculer le sujet du tableau vers un autre point

de vue de l’œuvre du peintre, et dans la plupart des cas, son interprétation

personnelle. Les poèmes permettent de voir autrement un évènement

banal, de basculer dans l’imaginaire surréaliste. Les quelques points en

commun entre Poisson soluble et Le surréalisme et la peinture permettent

alors de comprendre les similitudes du fonctionnement de la prose

poétique dans les textes sur l’art de Breton. Les images surréalistes, qui

sont présentes dans les historiettes de Poisson soluble et qui font basculer

le récit dans le surréalisme, se retrouvent aussi dans Le surréalisme et la

peinture, où, cette fois-ci, c’est le tableau qui est un point de départ vers

un tel basculement vers le poétique.

Le critique en tant qu’artiste

Les réflexions de Breton sur l’art et la critique ne sont toutefois pas

uniques dans le milieu intellectuel européen du vingtième siècle. Bien

d’autres auteurs ont écrit sur l’art avant lui, et plusieurs se sont d’ailleurs

intéressés à la critique d’art et son rôle dans le milieu littéraire. L’un d’eux

est Oscar Wilde (1854-1900). Son essai The Critic as Artist, publié en 1890,

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  60    

fait état des réflexions de deux personnages fictifs, Gilbert et Ernest, qui,

pendant leur discussion, abordent des sujets tels que l’art, la littérature et

surtout, la critique. Les deux personnages discutent de la littérature et en

viennent à parler des fonctions de la critique et de son rôle. Le personnage

de Gilbert – qui semble être l’alter ego de Wilde – est celui qui explique sa

vision de la critique à Ernest et qui se bute aux hésitations et aux

réfutations de Ernest.

Les personnages commencent leur discussion en parlant de la

littérature, en passant par Shakespeare et Browning jusqu’aux Grecs.

Ceux-ci sont, selon Gilbert, un peuple de critiques, car ils ont inventé la

critique d’art. Wilde spécifie alors que la création même est liée à la

critique : « Without the critical faculty, there is no artistic creation at all,

worthy the name108 ». Wilde met ici l’accent sur la conscience de l’artiste,

sur sa volonté de créer une œuvre : « the work that seems to us to be the

most natural and simple product of its time is always the result of the

most self-conscious effort. […] there is no fine art without self-

consciousness, and self-consciousness and the critical spirit are one109 ».

L’artiste est doté d’un sens critique qui lui fait prendre conscience de la

valeur de l’œuvre qu’il crée.

Ensuite, la discussion des personnages dévie sur la critique d’art,

qui serait, selon Wilde, elle-même un art. Cet élément demeure central

dans tout le texte. Gilbert explique : « Criticism is itself an art. And just as

artistic creation implies the working of the critical faculty, and, indeed,

without it cannot be said to exist at all, so Criticism is really creative in the

highest sense of the word. Criticism is, in fact, both creative and

                                                                                                               108 Oscar Wilde, The Artist as Critic. Critical Writings of Oscar Wilde, Chicago, The University of Chicago Press, 1968, p. 355. 109 Ibid., p. 356.

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  61    

independant110 ». Cette observation sur l’indépendance de la critique d’art

par rapport à l’œuvre d’art dont elle est le sujet permet à Wilde de toucher

le point central de The Critic as Artist : « The highest Criticism, then, is

more creative than creation […] To the critic the work of art is simply a

suggestion for a new work of his own, that need not necessarily bear any

obvious resemblance to the thing it criticises111 ». Cette affirmation permet

de voir que Wilde ne considérait pas seulement la critique comme un

moyen d’interpréter des œuvres. La critique s’éloignait nécessairement de

l’œuvre de départ et qui faisait de la critique une nouvelle œuvre à part

entière, indépendante du sujet qu’elle abordait. Wilde réclame

l’indépendance de la critique par rapport à l’œuvre d’art, car la critique est

une création :

Ainsi, la critique complète et dépasse son objet d’inspiration, y découvrant une force symbolique ignorée par l’œuvre d’art elle-même. L’écrit critique réclame donc son indépendance, il exige une autonomie par rapport à l’image picturale qui l’a inspiré, et doit acquérir l’autonomie de l’art112.

Le critique peut interpréter une œuvre pour le lecteur, fournir une piste de

compréhension de l’œuvre et la présenter sous un jour nouveau, proposer

une nouvelle lecture modernisée de l’œuvre, par exemple. Oscar Wilde

affirme d’ailleurs l’utilité de la critique pour le développement de la pensée

intellectuelle d’une époque : « It is Criticism […] that creates the

intellectual atmosphere of the age. It is Criticism […] that makes the mind

a fine instrument. […] It is Criticism, again, that, by concentration, makes

culture possible113 ». Wilde accorde une grande importance à la critique

d’art et il donne un rôle majeur à la poésie. Il hiérarchise ainsi les arts,

comme l’écrit Symington : « Dans la hiérarchie des arts, l’art poétique se

trouve au sommet, dans la mesure où il réalise la meilleure synthèse des

                                                                                                               110 Ibid., p. 364. 111 Ibid., p. 369. 112 Micéala Symington, « Poétique de la critique picturale symboliste », dans MLN, vol. 114, n° 5, Comparative Literature Issue (Dec. 1999), p. 1110. 113 Oscar Wilde, op. cit., p. 403.

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  62    

arts114 ». Cette dernière affirmation de Wilde ne se trouve pas dans The

Critic as Artist mais dans sa correspondance avec Whistler. Il est

intéressant de constater que Wilde, à plusieurs reprises dans ce texte,

montre l’importance des autres arts pour parler de l’art en général, de faire

une synthèse des arts – ce qui est un point commun à de nombreux

symbolistes de l’époque, comme par exemple Mallarmé. Dans The Critic as

Artist, Wilde va placer, comme les symbolistes, la musique au-dessus de

tous les autres arts : « This is the reason why music is the perfect type of

art. Music can never reveal its ultimate secret115 », une chose que Breton

rejette dès le début de Le surréalisme et la peinture. Cependant, Wilde

ajoute à la fin de la première partie de The Critic as Artist :

so the critic reproduces the work that he criticises in a mode that is never imitative, and part of whose shows us in this way not merely the meaning but also the mystery of Beauty, and, by transforming each art into literature, solves once for all the problem of Art’s unity.

Wilde conclut en mettant l’accent sur l’importance de la littérature, qui est

le moyen par excellence pour comprendre la beauté des arts et leurs

significations. De ce fait, la critique, selon lui, domine les autres arts. Cette

importance de la critique permet de mettre en valeur son autonomie par

rapport à l’œuvre dont il est question, puisqu’elle se détache de l’œuvre

pour créer une œuvre à part entière mais aussi du sens seul, sans

nécessiter la présence de l’œuvre.

Il faut noter que l’autonomisation de la critique d’art était d’ailleurs

un aspect important de la critique d’art symboliste, où les auteurs

publiant dans les nombreuses revues d’art d’avant-garde avaient des buts

semblables, souhaitaient faire reconnaître leurs écrits comme des œuvres

                                                                                                               114 Micéala Symington, art. cit., p. 1112. 115 Oscar Wilde, op. cit., p. 370.

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  63    

à part entière et voulaient montrer que la critique pouvait être

indépendante des tableaux évoqués :

Dans les écrits sur la critique d’art, les écrivains symbolistes s’intéressent autant à la valeur littéraire du discours lui-même, qu’à la position de l’auteur s’adonnant à cette activité. Ils tentent de légitimer leur production critique en l’élevant au niveau d’une forme littéraire et en considérant l’auteur comme un poète. […] Et si le critique professionnel joue un rôle de second plan lorsqu’on le compare à l’artiste – sa tâche consiste à faire connaître des œuvres et non à en créer lui-même – le critique-poète se situe au même niveau que le peintre puisque son texte se donne à lire comme l’équivalent verbal de l’œuvre picturale. […] Le texte du critique est doublement créateur : d’abord en tant qu’interprétation subjective de l’œuvre d’art, puis en tant qu’œuvre littéraire autonome116.

La critique d’art, chez les symbolistes, demeurait près de la vision de

Wilde, c’est-à-dire qu’elle devient une œuvre d’art autonome du tableau,

sujet du texte. Il est évident que ce désir de faire de la critique un art

indépendant et la valorisation de sa littérarité par les écrivains font que

ces idées faisaient partie des préoccupations et des réflexions des artistes

et intellectuels dans l’Europe de la fin du XIXe siècle.

Suite à ces observations d’Oscar Wilde sur le rôle de la critique d’art,

nous pouvons constater que Breton s’inscrit dans une lignée de penseurs

et écrivains qui ont réfléchi à la fonction de la critique d’art pour en faire

une pratique artistique à part entière. Cette idée, qui était déjà présente

chez les symbolistes, continue de se développer plusieurs décennies plus

tard chez les surréalistes. L’influence que les symbolistes ont eue sur

Breton est bien présente, puisqu’il évoque à plusieurs reprises dans ses

œuvres son admiration pour des poètes comme Lautréamont et Mallarmé.

Cependant, l’influence de Wilde sur Breton n’est cependant pas certaine,

car bien qu’il connaissait l’auteur – Breton évoque son nom dans ses

                                                                                                               116 Françoise Lucbert, Entre le voir et le dire, op. cit., p. 156-159.

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  64    

lettres à Jacques Doucet en 1921 lorsqu’il lui conseille des ouvrages,

manuscrits et revues pour son projet de bibliothèque littéraire : « Cinq

numéros seulement ont paru, contenant […] de curieuses réclames, des

poèmes et des souvenirs sur Oscar Wilde. J’estime que cette cinquantaine

de pages mérite une place dans une bibliothèque […]117 », – mais nous ne

pouvons pas confirmer s’il a réellement lu The Critic as Artist ou d’autres

œuvres de Wilde. Néanmoins, cette vision de la critique d’art, considérée

comme une création à part entière, même si elle a été articulée par Wilde à

la fin du XIXe siècle, demeurait dans l’esprit de l’époque.

Finalement, Le surréalisme et la peinture demeure un texte sur l’art

où Breton lie critique, prose poétique et autres digressions. Même s’il

rejette les critères et les règles en art, il n’échappe pas à son rôle de

critique et détermine des façons de juger les œuvres qu’il regarde, que ce

soit en évoquant un modèle intérieur ou en se laissant guider par son

regard, son envie de découvrir sur quoi donne le tableau. Bien qu’il ne

décrive pas toujours les tableaux, il ne manque pas d’évoquer ses

impressions et les effets suscités par l’œuvre. Son texte glisse alors vers la

prose poétique, vers son interprétation personnelle. Cette tentative de

définir et de décrire le surréalisme en peinture sera un projet qui durera

plusieurs décennies pour Breton. Il tentera alors d’appliquer ses

observations sur la poésie et les récentes recherches surréalistes, en

particulier l’automatisme, à une peinture qui prend forme sous ses yeux.

                                                                                                               117 André Breton, Lettres à Jacques Doucet. 1920-1926, Paris, Gallimard, 2016, p. 89. La revue dont il est question ici s’intitule Maintenant. Seulement cinq numéros ont paru entre 1912 et 1913.

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  65    

Troisième chapitre Pour une esthétique du surréalisme et de la peinture

Breton a écrit des textes sur l’art pendant une longue période, allant

du début des années 1920 jusqu’à sa mort, en 1966. Ces textes

témoignent autant de l’évolution de la peinture surréaliste elle-même que

de l’évolution de la pensée esthétique de Breton lui-même. De l’une à

l’autre borne, le surréalisme quittera la sphère de l’avant-garde et

deviendra reconnu internationalement pendant les années 1940 – lors de

l’exil de Breton aux États-Unis, notamment, et au moment où les

expositions surréalistes se multiplieront et qu’il fera de nombreuses

conférences partout dans le monde. Malgré la distance temporelle qui les

sépare, ces textes demeurent toutefois constants sur certains points.

Plusieurs idées de Breton restent les mêmes, que ce soit avant l’écriture du

premier Manifeste du surréalisme ou au début de la décennie 1940. Il

propose, en 1940, un bilan sur les découvertes surréalistes. Cette étude

chronologique des différents textes sur l’art de Breton nous permettra de

constater quelles idées il a favorisé tout au long de sa réflexion esthétique

sur le surréalisme et malgré les changements qui sont survenus pendant

cette longue période. Nous pourrons voir comment et en quoi ces textes

demeurent malgré tout très proches de Le surréalisme et la peinture, que

nous considérons comme le texte central pour la définition de l’esthétique

de la peinture surréaliste.

La peinture surréaliste en 1923

Dès ses premiers textes sur l’art et la littérature, rassemblés

principalement dans Les pas perdus118, Breton écrit à propos de certains

peintres qui continueront de faire l’objet de ses textes futurs, comme Max

Ernst, Francis Picabia et Giorgio de Chirico. Breton garde ainsi une

                                                                                                               118 Le recueil Les pas perdus a été publié en 1924 mais rassemble des textes rédigés et publiés dans diverses revues entre 1918 et 1923.

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  66    

certaine constance dans le bassin des peintres dont il choisit d’admirer ou

de critiquer la production artistique. Il fait état de sa position sur les arts

visuels dans le texte « Distances », écrit en 1922, où, comme nous l’avons

mentionné dans le premier chapitre, Breton porte un jugement sévère à

l’égard des critiques d’art et du marché de l’art. Il déplore la spéculation

des œuvres d’art qui a cours à l’époque et la supposée malhonnêteté des

critiques, dont le travail n’est pas efficace :

Ce qui me fait craindre que la presque totalité de la production artistique contemporaine ne mérite pas l’attention croissante qu’on lui porte, c’est que depuis cinq ans elle a cessé de participer, pour ainsi dire, de cette inquiétude dont le seul tort était d’être devenue systématique. Des critiques qui tentent en vain de nous orienter sur cette mer d’huile, les uns, dont la manœuvre sournoise, tout en nous faisant entrevoir le pavillon de la Renaissance, est de nous entraîner au fond de l’abîme du temps, méconnaissent, et pour cause, la barbarie de vivre ; les autres, prostrés sur leur jeunesse, demandent à quelques survivants plus qu’ils ne peuvent maintenant donner. Tous, d’un commun accord, se dispensent de faire dans les œuvres nouvelles la part du feu, en sorte qu’il n’y a plus que le métier de peintre qui compte, que par la suite on trouve de jour en jour plus de non-valeurs pour l’exercer119.

Les acteurs du marché de l’art, les peintres, mais tout particulièrement les

critiques, auraient fait dans les dernières années peu d’œuvres et de

découvertes dignes d’intérêt. De plus, puisque les critiques sont, selon

Breton, influencés par des motifs financiers et qu’ils ont le regard tourné

vers le passé et non l’avenir de la peinture, ils ne joueraient plus leur rôle.

La peinture traverse ainsi une période de questionnements et même de

crise, sujet sur lequel il reviendra dans d’autres textes des Pas perdus.

Cette insatisfaction à l’égard de l’état de la peinture et du marché de l’art

de son époque va conduire Breton à définir plus précisément ses attentes

par rapport à l’art. Dans ce texte, il prône déjà un art qui ne doit pas avoir

pour fonction d’être beau : « Je persiste à croire qu’un tableau ou une

                                                                                                               119 André Breton, « Distances [1922] », dans Les pas perdus, op. cit., p. 136-137.

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  67    

sculpture ne se peut envisager que secondairement sous le rapport du

goût et ne se défend qu’autant qu’il ou qu’elle est susceptible de faire faire

un pas à notre connaissance abstraite proprement dite 120 ». Breton

considère en 1922 que les arts font face à une grave crise, car depuis la

Première Guerre mondiale (et, entre autres, le retour à l’ordre), les

critiques et les peintres auraient perdu de vue leurs objectifs avant-

gardistes, et que la peinture ne devrait pas exister que pour « le plaisir des

yeux121 ». Il mentionne aussi dans le texte « Idées d’un peintre », écrit en

1921, que « la forme pour la forme ne présente aucun intérêt122 ». Breton

établit dès lors une vision de ce que devrait être la peinture et signale déjà

qu’une crise existe dans le monde des arts visuels, que ceux-ci ne sont

plus aussi innovateurs qu’ils l’étaient avant la guerre, c’est-à-dire lorsque

le cubisme, le fauvisme et le futurisme dominaient le paysage culturel

parisien.

Ce même constat est présent dans son texte « Caractères de

l’évolution moderne et ce qui en participe », une conférence présentée à

Barcelone en novembre 1922. Breton retrace dans ce texte l’évolution des

arts visuels en nommant les principaux artistes dont les recherches

demeurent dignes d’intérêt, comme Picasso, Picabia, Man Ray, Ernst ;

bref, tous ceux dont il sera question quelques années plus tard dans Le

surréalisme et la peinture. Il est intéressant de voir à quel point la liste des

peintres que Breton admire a très peu changé pendant toute la décennie

1920 : excepté Picabia, dont Breton invalidera les propos et les recherches

dans Le surréalisme et la peinture, les autres artistes demeurent les

mêmes. Picasso restera, selon Breton, le précurseur par excellence des

recherches picturales qui ont mené à dada et au surréalisme. La figure de

Picasso comme emblème de l’art moderne est présente dans Le surréalisme

                                                                                                               120 Ibid., p. 136. 121 Idem. 122 André Breton, « Idées d’un peintre [1921] », dans Les pas perdus, op. cit., p. 84.

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  68    

et la peinture, autant que dans « Caractères de l’évolution moderne et ce

qui en participe ». Ce choix s’accompagne d’une critique plus virulente des

artistes le précédant, et plus particulièrement de Cézanne : « il serait

absurde de parler à leur propos de Cézanne dont, en ce qui me concerne,

je me moque absolument et dont, en dépit de ses panégyristes, j’ai

toujours jugé l’attitude humaine et l’ambition artistique imbéciles, presque

aussi imbéciles que le besoin, aujourd’hui, de le porter aux nues123 ».

Breton rejette l’importance accordée à Cézanne – alors qu’aujourd’hui, il

est d’ailleurs considéré comme une influence importante pour les cubistes

et la peinture moderne par de nombreux historiens de l’art124 – et refuse de

voir en lui une influence pour les peintres nommés précédemment dans ce

texte. Ce rejet de l’influence de Cézanne lui permet ensuite de mettre de

l’avant un autre enjeu essentiel qui distingue, selon lui, la peinture et la

poésie, c’est-à-dire le fait que la poésie aurait une longueur d’avance sur la

peinture dans ses recherches :

Tandis qu’en peinture on peut dire que ces six hommes vivants ne possèdent aucun antécédent […] il est certain qu’en poésie on peut faire remonter assez loin la première manifestation de cet esprit qui nous occupe, le point de départ de cette évolution dont nous commençons à apercevoir les grands caractères125.

Ce constat s’explique notamment parce que Breton situe les premières

recherches et influences de ce qui deviendra la poésie surréaliste chez

Lautréamont et les Chants de Maldoror, en 1870, alors qu’en peinture, tout

débute autour de 1908 avec les recherches cubistes de Picasso et Braque,

ce qui peut expliquer qu’il existe un écart de plus de trente ans entre les

propositions poétiques nouvelles et celles de la peinture. Cette distinction

entre l’évolution de la peinture et de la poésie pourrait expliquer les

                                                                                                               123 André Breton, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe [1922] », dans Les pas perdus, op. cit., p.154. 124 Cette idée est mise de l’avant dans de nombreux ouvrages généraux d’histoire de l’art, et le fait que Cézanne était un précurseur même du cubisme est mentionnée notamment par Mark Antliff et Patricia Leighten dans l’ouvrage Cubisme et culture, Thames & Hudson, Paris, 2002, 224 p. 125 Idem.

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  69    

raisons pour lesquelles Breton a mis plus de temps à théoriser la peinture

surréaliste, contrairement à la poésie qui, bien qu’elle ne portait pas

encore ce nom en 1922, était en cours de formation dans le groupe de

poètes de Breton, puisqu’il y avait déjà eu les premières explorations de

l’écriture automatique. Bref, il reste que les observations de Breton sur les

arts visuels avant l’écriture du premier Manifeste font état de plusieurs

idées qui formeront la trame de ses écrits futurs, et qu’il a su repérer des

artistes qui feront partie de la peinture surréaliste, ce qui fait de lui un

visionnaire des changements picturaux. Il est doté d’un œil

particulièrement averti quant aux tendances et aux artistes qui resteront

dans l’histoire de l’art.

L’automatisme

Pour comprendre l’évolution du discours sur les arts visuels de

Breton, il faut d’abord mettre en lumière l’apparente contradiction qu’il

existe dans la définition même de l’automatisme. En effet, celui-ci, chez

Breton, semble porter en lui-même deux significations différentes pendant

les années où il écrit sur les arts visuels. Nous concentrerons d’abord

notre attention sur la première signification de l’automatisme établie par

Breton, qui est directement liée à l’écriture automatique et à la poésie. Il

faut donc revenir à la définition du surréalisme tel que présenté dans le

Manifeste pour comprendre l’ambigüité qui existera plus tard pour

expliquer l’automatisme dans les arts visuels. Dans le premier Manifeste

du surréalisme, Breton explique principalement la découverte de l’écriture

automatique, la méthode employée par Soupault et lui-même pour

l’écriture, entre autres, des Champs magnétiques et autres explorations

poétiques126. Il explique comment il voit le développement de cette nouvelle

façon d’écrire dans l’avenir de la poésie moderne. De ces explications

découlent la définition du surréalisme. Il écrit à ce sujet :                                                                                                                126 Nous pouvons penser notamment au texte L’entrée des médiums [1922] dans Les pas perdus.

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Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale127.

Dans cet extrait célèbre, Breton se concentre principalement sur une

définition qui s’applique à l’écriture automatique, la piste qui a été le plus

expérimentée par lui-même et dans son cercle de poètes (Aragon, Éluard,

Desnos). Cette définition prend une place centrale dans la production

d’œuvres littéraires surréalistes des années 1920. Certes, Breton

mentionne que cet automatisme psychique peut être exprimé de « toute

autre manière », toutefois, le point central de sa définition – et du

manifeste – vise d’abord la poésie. Il écrit plus loin dans le Manifeste que

« les moyens surréalistes demanderaient, d’ailleurs, à être étendus128 ».

Breton laisse ensuite sous-entendre qu’il ouvre les possibilités à différentes

explorations surréalistes, et mentionne d’ailleurs les papiers collés

cubistes de Picasso et Braque comme faisant partie des possibilités

surréalistes, en ajoutant « [qu’]il est même permis d’intituler POÈME ce

qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible […] de titres et de

fragments de titres découpés dans les journaux129 ». Breton accorde une

importance aux papiers collés, qui sont pour lui un point de départ

important pour des explorations plastiques et poétiques du surréalisme,

étant donné le hasard qui demeure tout de même présent dans le collage

de différentes éléments – les cubistes assemblaient des découpures de

journaux sur une toile, parfois accompagnées de peinture, de gouache, et

même de cartes à jouer. Breton voit ainsi le collage comme un moyen de

création surréaliste, puisqu’il permet d’incorporer des éléments incongrus

sur une toile. Quelques années plus tard, dans Le surréalisme et la

peinture, il vantera les mérites d’Ernst, dont la production est à ce

                                                                                                               127 André Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 36. 128 Ibid., p. 53. 129 Idem.

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  71    

moment-là constituée entre autres de collages. À la suite de ce bref

passage sur les papiers collés dans le Manifeste, Breton conclut : « Je me

hâte d’ajouter que les futures techniques surréalistes ne m’intéressent

pas130 ». Breton, après avoir donné un exemple d’une technique plastique

découlant du hasard, rejette alors les autres moyens surréalistes et

réaffirme, par le fait même, l’importance centrale qu’il accorde à

l’automatisme en poésie avant tout. Cette définition du surréalisme montre

comment Breton envisage l’automatisme en poésie, c’est-à-dire comme un

état d’esprit nécessaire au poète pour créer, une disposition de son esprit

qui atteint un état entre la veille et le rêve. L’automatisme de la poésie

découle de cette disposition, où l’esprit du poète ne se censure pas.

Par contre, ce passage précis sur les papiers collés et les techniques

surréalistes, bien que Breton semble ne pas s’en préoccuper ni même s’y

intéresser dans le Manifeste, ouvre la porte à la deuxième signification de

l’automatisme, signification qui prendra une plus grande place dans les

écrits sur l’art plus tardifs de Breton. Bien que Breton ne redéfinisse pas

l’automatisme et le surréalisme comme il l’a fait dans le Manifeste, nous

pouvons remarquer dans ces textes sur l’art un changement dans sa

manière d’aborder l’automatisme en peinture à partir de 1935 jusqu’au

début des années 1940. Nous définissons ainsi un autre sens à

l’automatisme, qui laisse entendre que celui-ci est une technique

surréaliste : il ne s’agit plus seulement d’un état d’esprit, une disposition

de création dans lequel l’artiste est plongé, mais son geste même est

automatique. L’œuvre de l’artiste découlera donc alors d’une technique

automatique, et même du hasard (comme la décalcomanie).

Cette ambigüité entre les deux significations de l’automatisme dans

les textes sur l’art de Breton semble provenir de la définition présente dans

                                                                                                               130 Ibid., p. 57.

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  72    

le premier Manifeste, comme l’explique Adamowicz : « c’est bien la

définition restrictive du surréalisme en tant qu’ “ automatisme psychique ”

élaborée dans le premier Manifeste qui rendait difficile l’annexion par le

surréalisme d’une forme d’expression médiatisée telle que la peinture

[…]131 ». En établissant une définition fixe du surréalisme, Breton semble,

du moins dans les années 1920, avoir de la difficulté à inclure la peinture

après coup, après la publication du Manifeste. Cette idée est aussi

mentionnée par d’autres chercheurs, notamment José Pierre, qui explique

que l’automatisme posera plus tard certains problèmes dans la définition

d’un mouvement pictural surréaliste :

Il n’est donc pas possible, dans ces années de constitution manifeste du Surréalisme, de considérer l’automatisme comme le dénominateur commun des activités plastiques où le Surréalisme se sent impliqué. C’est d’ailleurs ce qui fait le prix de ces activités plastiques puisqu’elles se trouvent confrontées à des problèmes plus complexes, semble-t-il, que les activités poétiques proprement dites : peut-être en cela annoncent-elles l’extension future des investigations surréalistes. Il faudra en tout cas que Breton élabore la notion de modèle intérieur pour rendre compte de la complexité picturale surréaliste132.

Dans ce passage, l’auteur relève une difficulté majeure que Breton a au

moment de définir la peinture surréaliste, car, puisque l’automatisme

était, à la base, un procédé d’écriture, il devenait plus ardu de l’appliquer à

la peinture, ou du moins au début de sa réflexion sur la peinture. Cette

difficulté à établir les paramètres de création d’un automatisme pictural se

voit en particulier dans Le surréalisme et la peinture, où Breton écrit très

peu sur l’automatisme pictural et s’attarde plutôt à d’autres critères,

comme l’imagination des artistes. Dans le seul passage où il est question

d’automatisme, Breton écrit à propos de Miró :

[…] il n’y a peut-être en Joan Miró qu’un désir, celui de s’abandonner pour peindre, et seulement pour peindre […], à ce pur automatisme auquel je n’ai, pour ma part, jamais cessé de

                                                                                                               131 Elza Adamowicz, op. cit., p. 22. 132 José Pierre, André Breton et la peinture, op. cit., p. 82.

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faire appel, mais dont je crains que Miró par lui-même ait très sommairement vérifié la valeur, la raison profondes. C’est peut-être, il est vrai, par là, qu’il peut passer pour le plus “ surréaliste ” de nous tous. (SP-61)

André Breton mentionne ici une forme d’abandon présente chez Miró, qui

ne réfléchit pas à ce qu’il peint et ne fait qu’exécuter le mouvement. Il

deviendrait par là le plus surréaliste de tous les peintres, car il y a chez lui

un état d’esprit semblable à celui qui était requis par les surréalistes pour

écrire, c’est-à-dire qu’il faut vider son esprit, se plonger dans un état de

quasi sommeil et écrire tout ce qui leur passait par la tête. Ce passage

montre donc que dans Le surréalisme et la peinture, Breton ouvre la porte à

la pratique de l’automatisme en peinture, bien avant que Dali n’écrive sur

sa méthode paranoïaque-critique quelques années plus tard 133 . Cette

ouverture diverge de sa position préalable dans le Manifeste, où il semblait

un peu plus désintéressé des moyens surréalistes autres que la poésie.

Nous pouvons voir que bien que Breton ne spécifie pas dans ses

textes l’existence de ces deux significations de l’automatisme, il existe bel

et bien un changement dans sa manière d’écrire sur l’automatisme entre

1924 et 1941. Cela cause certaines difficultés pour bien définir

l’automatisme et le surréalisme, mais la définition de l’automatisme

semble bel et bien évoluer pendant les vingt ans où Breton écrit sur l’art.

Ce survol de la définition et de l’utilisation de l’automatisme dans le

Manifeste et Le surréalisme et la peinture permettra de comprendre de

quelle manière Breton précise peu à peu sa définition de l’automatisme. Ce

changement lui permet d’incorporer dans ses textes des nouvelles

recherches surréalistes en peinture au cours des années suivantes.

                                                                                                               133 La première exposition solo de Dali à Paris a eu lieu en 1929.

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La peinture surréaliste en 1941

Dès le milieu des années 1930 et en 1941, Breton va peu à peu

changer le discours qu’il tenait sur l’automatisme et les arts visuels et

accepter l’existence de techniques picturales automatiques. Ce

changement se manifeste clairement dans son texte « Des tendances les

plus récentes de la peinture surréaliste », publié en 1939, où il écrit : « […]

c’est seulement quinze ans après le Manifeste du surréalisme concluant à

la nécessité de sa mise en œuvre passionnée que l’automatisme absolu fait

son apparition sur le plan plastique134 ». Breton fait un constat qu’il n’a

encore jamais fait dans ce texte : alors que pendant les années 1920, il

était réticent à nommer l’automatisme comme une technique faisant partie

des arts visuels et qu’il rejetait même cette possibilité, il n’hésite pas au

début de son texte à nommer l’automatisme comme étant absolu en

peinture et comme une technique réellement utilisée par les artistes.

Dans « Genèse et perspective artistiques du surréalisme », écrit en

1941, Breton fait état des origines et des avancements de la peinture

surréaliste et propose un bilan des arts plastiques surréalistes. Ce texte,

qui reproduit de nombreuses œuvres surréalistes (tout comme dans Le

surréalisme et la peinture), convoque des nouvelles techniques de création

surréalistes ainsi que plusieurs nouveaux peintres qui n’étaient pas

mentionnés dans les textes des années 1920, comme Dali, Magritte et

Matta. Dans ce texte, plus près d’un bilan sur l’art que de la prose

poétique, Breton revient sur certaines idées formulées dans Le surréalisme

et la peinture, comme le conflit des artistes entre le modèle intérieur et

extérieur, où auparavant, au début du XXe siècle, « l’artiste restait

prisonnier de la perception externe et n’envisageait aucun moyen

                                                                                                               134 André Breton, « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste [1939] », dans Le surréalisme et la peinture, op. cit., p. 191.

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d’évasion135 ». Il situe, encore une fois, le début de l’histoire de la peinture

surréaliste au début du vingtième siècle, avec comme point de départ le

malentendu entre le modèle extérieur et intérieur. Pour illustrer son

propos, Breton utilise une image à laquelle il a déjà eu recours dans Le

surréalisme et la peinture, soit celle d’Alice au pays des merveilles. Alors

qu’il écrivait en 1928 que, grâce à l’œuvre L’homme à la clarinette de

Picasso, « chacun est en mesure d’accompagner une toujours plus belle

Alice au pays des merveilles » (SP-17), il écrit, en 1941 : « L’art d’imitation,

dont l’ambition était de fixer les aspects du monde extérieur, ne pouvait

manquer de succomber à ces attaques. Au bout de ce chemin semé

d’embûches réelles ou non il y a la traversée du miroir par Alice136 ». Breton

établit en 1941 que le défi qui s’imposait pendant les années 1920 a été

relevé, et que le passage au-delà d’un modèle extérieur et de la

reproduction du réel a été fait, et le miroir a maintenant été traversé. Les

artistes créent depuis lors à partir du modèle intérieur appelé par Breton

dans Le surréalisme et la peinture, ils sont donc passés d’un référent

extérieur à un référent intérieur – soit leur imagination – ils sont de l’autre

côté du miroir, dans un autre monde où plusieurs possibilités s’offrent à

eux. Les remises en question du début du XXe siècle ont, selon Breton, eu

raison du modèle extérieur. Breton récapitule l’histoire de l’art depuis le

début du siècle et regrette que les avant-gardes artistiques d’avant guerre,

dont le cubisme, le futurisme, se soient toujours référées à un modèle

extérieur malgré la nouveauté de leurs propositions. Puis est venu dada, et

enfin le surréalisme. Breton aborde alors les techniques surréalistes

utilisées pour créer dans le domaine des arts visuels : « Le surréalisme a

d’emblée trouvé son compte dans les collages de 1920, dans lesquels se

traduit une proposition d’organisation visuelle absolument vierge, mais

correspondant à ce qui a été voulu en poésie par Lautréamont et

                                                                                                               135 André Breton, « Genèse et perspective artistiques du surréalisme [1941]», dans Le surréalisme et la peinture, op. cit., p. 75. 136 Ibid., p. 76.

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Rimbaud137 ». Breton semble maintenir ici, tout comme dans « Caractères

de l’évolution moderne et ce qui en participe », une distinction entre la

poésie et la peinture, dont les découvertes avant-gardistes ne se sont pas

produites au même moment : chez Lautréamont et Rimbaud, en poésie,

ces changements se sont faits d’abord par un abandon des règles de

versification et l’utilisation du vers libre. Ces changements ont eu lieu à la

fin du XIXe siècle, et coïncident avec l’apparition du symbolisme et d’autres

mouvements poétiques avant-gardistes, tandis que la peinture symboliste,

à la même époque, demeure malgré tout figurative. Alors que la poésie

s’affranchit des règles formelles, la peinture devient elle aussi moins

académique, plus expressionniste, mais demeure très liée au modèle

extérieur, au réel. Selon Breton, ce « retard » de la peinture sur la poésie

pourrait s’expliquer par les moyens utilisés et les outils nécessaires à la

création – par exemple, le peintre est soumis au marché de l’art,

contrairement au poète, une distinction que Breton avait déjà faite dans

« Distances ». Cette distinction entre l’avant-garde poétique et picturale

expliquerait non seulement son hésitation à caractériser la peinture

surréaliste comme automatique, mais montrerait aussi les raisons pour

lesquelles le surréalisme a d’abord été un mouvement poétique plutôt que

plastique.

Par la suite, dans ce texte, Breton écrit à propos de l’automatisme,

qu’il considère désormais présent dans la peinture :

André Masson tout au début de sa route rencontre l’automatisme. La main du peintre s’aile véritablement avec lui : elle n’est plus celle qui calque les formes des objets mais bien celle qui, éprise de son mouvement propre et de lui seul, décrit les figures involontaires dans lesquelles l’expérience montre que ces formes sont appelées à se réincorporer138.

                                                                                                               137 Ibid., p. 91. 138 Ibid., p. 91-92.

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Tout comme l’esprit du poète guide l’écriture automatique, c’est ici la main

du peintre qui permet à l’artiste de pratiquer l’automatisme. Le tableau

reproduit à côté de cet extrait du texte est Le labyrinthe de Masson (1938),

une œuvre où il est possible de distinguer le pourtour de la figure du

minotaure mais dont l’intérieur demeure un dédale de traits près de

l’abstraction. Cette technique peut aussi rappeler ce que Dali appelait

l’activité paranoïaque-critique (où l’artiste se plongeait dans un état de

demi sommeil). Breton précise que ce peintre « depuis 1936 n’intéresse […]

plus en rien le surréalisme139 », car il considère son œuvre devenue trop

académique et plus assez innovatrice. C’est ce qui fait qu’elle n’a plus de

lien avec le surréalisme, bien qu’au départ certaines de ses explorations

semblaient dignes d’intérêt.

Breton admet donc, au début des années 1940, l’existence de

l’automatisme dans les arts visuels et montre, avec l’exemple de Masson,

comment ce procédé existe en peinture. Breton accorde aussi une grande

importance à l’automatisme dans l’histoire même du surréalisme et son

évolution. Il écrit ceci : « L’automatisme, hérité des médiums, sera demeuré

dans le surréalisme une des deux grandes directions140 ». La deuxième voie

du surréalisme est « la fixation dite “ en trompe l’œil ” […] des images du

rêve141 », que Breton considère comme une voie moins sûre et moins

efficace. Il n’explicite cependant pas cette deuxième voie et ne donne pas

d’exemple concret d’œuvres issues de cette méthode de création. Breton

fait donc de l’automatisme le point central de toute sa réflexion esthétique

sur le surréalisme dans « Genèse et perspective artistiques du

surréalisme » et il en montre l’importance dans le développement des

œuvres surréalistes futures. Il écrit : « La grande circulation physico-

                                                                                                               139 Ibid., p. 102. 140 Ibid., p. 94. 141 Ibid., p. 97.

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mentale dans le surréalisme continue à s’opérer par l’automatisme142 ».

Breton vante ensuite, dans ce texte, les nouveaux talents en peinture, qui

permettront de continuer les explorations surréalistes et de pousser plus

loin l’héritage de Masson. Chez des peintres tels que Matta, Dominguez,

Delvaux et Bellmer, la main du peintre serait guidée par son inconscient,

de la même manière que la main du poète qui se livre à l’automatisme.

L’une des pistes de l’automatisme en peinture se trouverait dans la

technique de la décalcomanie du peintre espagnol Oscar Dominguez.

Breton écrit pour la première fois sur cette technique en 1936 dans un

court texte intitulé « Oscar Dominguez. D’une décalcomanie sans objet

préconçu (Décalcomanie du désir) ». Il y décrit de quelle façon elle se

pratique :

Étendez au moyen d’un large pinceau de la gouache noire, plus ou moins diluée par places, sur une feuille de papier blanc satiné que vous recouvrez aussitôt d’une feuille semblable sur laquelle vous exercez du revers de la main une pression moyenne. Soulevez sans hâte par son bord supérieur cette seconde feuille à la manière dont on procède pour la décalcomanie, quitte à la réappliquer et à la soulever de nouveau jusqu’à séchage à peu près complet. […] Qu’il vous suffise […] d’intituler l’image obtenue en fonction de ce que vous découvrez avec quelque recul pour être sûr de vous être exprimé de la manière la plus personnelle et la plus valable143.

Cette découverte « porte sur la méthode à suivre pour obtenir des champs

d’interprétation idéaux144 ». Elle s’inscrit à la suite des explorations de

Masson et de Dali, et même des collages d’Ernst du début des années

1920. Ici, comme l’œuvre dépend du hasard de la gouache qui s’étend sur

les feuilles de papier, la décalcomanie s’impose comme un mode de

création automatique, et ne dépend plus d’un état de rêve dans lequel le

                                                                                                               142 Ibid., p. 109. 143 André Breton, « Oscar Dominguez. D’une décalcomanie sans objet préconçu (Décalcomanie du désir) [1936] », dans Le surréalisme et la peinture, op. cit., p. 171. 144 Ibid., p. 170.

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poète ou le peintre doit se plonger, comme Breton écrivait lorsqu’il était

question de Masson. L’œuvre, alors le fruit du hasard est, par le fait

même, automatique.

Au cours des années 1930 et jusqu’au début des années 1940,

Breton montre, dans ses différents textes sur l’art, l’évolution des

techniques automatiques en arts visuels, ce qui explique d’ailleurs son

changement d’opinion devant la possibilité d’un automatisme en peinture.

Il formule ensuite ses espoirs en de nouveaux peintres qu’il découvre et

dont les œuvres semblent faire preuve d’automatisme et de sujets avant-

gardistes. Breton montre également les mérites de la peinture surréaliste

en établissant son histoire et sa chronologie, pour dessiner l’évolution et

les perspectives futures du mouvement. Même s’il ne distingue pas

clairement un « style » surréaliste – l’une des difficultés que rencontre le

mouvement dans sa réception critique – il présente un ensemble d’œuvres

et de peintres, leurs techniques et inspirations. Ce texte se donne à lire

comme un bilan des avancées de la peinture surréaliste au tournant des

années 1940, au moment où Breton s’exile aux États-Unis pendant la

Deuxième Guerre mondiale et qu’il découvre des peintres faisant partie

d’une nouvelle génération de surréalistes.

Le surréalisme et la peinture : un manifeste de la peinture?

À la suite de ces observations sur les différents textes sur l’art de

Breton, écrits sur une période d’environ quinze ans (1923-1941), il est

possible de remarquer que les principes défendus demeurent,

étonnamment, assez semblables, ce qui montre une certaine constance

dans sa vision d’un art surréaliste. Bien que certains peintres changent de

statut ou qu’ils apparaissent dans le paysage artistique de l’époque, la

majorité de ceux dont il est question demeure les mêmes, et Breton base

son histoire de l’art surréaliste sur les mêmes figures emblématiques,

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comme Picasso. Un autre aspect qui demeure constant, surtout pendant

les années 1920, est la critique du marché de l’art et des autres critiques.

De plus, les questions soulevées par rapport à l’esthétique et la peinture,

c’est-à-dire les questionnements sur l’automatisme, le modèle intérieur et

l’imagination, sont récurrents dans ses textes. Cette stabilité dans les

idées de Breton montre à quel point sa vision de la peinture surréaliste

reste la même pendant toutes ces années et comment le projet surréaliste

demeure une entreprise, une recherche constante malgré les changements

internes qui ont eu lieu (rejet de certains membres, engagements

politiques du surréalisme). Ces évènements n’affectent pas la vision

d’ensemble de Breton en ce qui concerne les arts visuels. Le principal

changement serait son avis à propos de l’automatisme en peinture, car au

fil des ans, il ouvre la porte de plus en plus à la possibilité de l’application

des procédés automatiques de la poésie à la peinture. Cette nouvelle

position rend possible l’exploration de nouvelles techniques plastiques et

l’inclusion de nouveaux peintres dans le mouvement surréaliste.

Bien que certaines hésitations restent présentes dans les définitions,

les limites de la peinture et de l’automatisme pendant les années 1920, la

plupart des idées mentionnées dans Le surréalisme et la peinture

demeurent cohérentes et constantes dans les autres textes sur l’art de

Breton, – ce qui n’est pas toujours le cas dans tout le surréalisme, il suffit

de penser au Deuxième Manifeste. Ce texte est d’ailleurs le plus complet et

le plus détaillé sur le rôle de la peinture dans le surréalisme. Les

propositions qu’il fait sur la peinture restent les plus audacieuses, malgré

la relative nouveauté de la production picturale surréaliste. Il n’y a donc

pas de raison de croire que la nouveauté de la pratique de la peinture

surréaliste soit un frein à l’affirmation suivante : Le surréalisme et la

peinture serait en quelque sorte le manifeste de la peinture surréaliste, et

par le fait même, un texte central pour l’histoire de la peinture surréaliste.

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Breton fait, dans ce texte, un bilan de la peinture entre 1925 et 1928 et

aborde plusieurs problèmes qui ont été évoqués, notamment dans Les pas

perdus. C’est dans Le surréalisme et la peinture que Breton fait des

déclarations qui resteront centrales dans la formation de la peinture

surréaliste : il établit entre autres les balises de la peinture surréaliste en

évoquant d’abord le malentendu concernant l’imitation du réel dans

l’histoire de la peinture ; bien qu’il ne soit pas le premier à parler d’un

modèle de création non centré sur la reproduction du réel, il fait de cette

affirmation (le rejet du réel au profit de l’imagination) l’un des grands axes

de la création picturale surréaliste. Breton impose enfin les futurs grands

noms du mouvement surréaliste dans Le surréalisme et la peinture.

Nous avons montré dans le chapitre précédent que Le surréalisme et

la peinture est un texte qui allie à la fois la critique et la prose poétique.

Cette hybridité même du texte conduit alors certains chercheurs à penser

qu’il est possible que Le surréalisme et la peinture soit en quelque sorte un

manifeste de la peinture surréaliste, comme Adélaïde Russo, qui écrit :

« […] Le surréalisme et la peinture relève à la fois du traité esthétique, du

catalogue d’exposition, d’un exercice de définition – un manifeste […]145 ».

Ce passage demeure pertinent pour comprendre que par moments, le texte

se veut plus revendicateur d’une esthétique de la peinture et, de ce fait,

pourrait confirmer notre affirmation que Le surréalisme et la peinture est

un texte majeur sur la peinture surréaliste.

Une proposition semblable concernant la dénomination de ce texte a

déjà été faite par José Pierre, mais il y renonce :

Nous avions constaté précédemment que ce qui empêchait Le surréalisme et la peinture d’être véritablement le Manifeste de la peinture surréaliste, c’était l’incertitude de sa relation avec

                                                                                                               145 Adélaïde Russo, « André Breton et les dispositifs du jugement : spéculaire, spéculatif » dans op. cit., p. 169-170.

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l’automatisme, vraisemblablement parce qu’à l’époque de sa rédaction (1925-1927) l’activité proprement automatique des peintres surréalistes était de trop fraîche date pour autoriser des conclusions (on ne répètera jamais trop que le Manifeste de 1924 s’appuyait sur cinq années de pratique de l’écriture automatique)146.

Dans ce passage, la principale raison du refus de José Pierre de considérer

Le surréalisme et la peinture comme un manifeste est qu’il s’agit d’un texte

trop hâtif au sujet d’une peinture encore précoce, en cours de formation.

Cependant, il ne faut pas oublier que le texte ne s’intitule pas La peinture

surréaliste mais Le surréalisme et la peinture. Il existe par là une intention

chez Breton de créer d’abord des liens entre la production picturale de son

époque et le surréalisme, un mouvement qui a officiellement moins d’un

an d’existence au moment où il commence la rédaction de Le surréalisme

et la peinture. Selon José Pierre, l’écriture automatique demandait

plusieurs explorations en raison de la nouveauté de ce procédé. Cela été

fait entre 1919 et 1924, et a ultimement mené à l’écriture du premier

Manifeste, alors qu’une exploration semblable qui n’a pas été effectuée en

peinture.

Pourtant, il faut noter que la peinture surréaliste, quant à elle, ne

voit pas naître de nouvelles techniques – du moins ce n’est pas le cas

pendant les premières années. Les papiers collés et le collage, par exemple,

sont des techniques utilisées depuis plus de dix ans au moment de

l’écriture de Le surréalisme et la peinture. De plus, la peinture surréaliste

possède une particularité qui la distingue des autres avant-gardes, c’est

qu’elle ne se limite pas à une technique utilisée pour créer des œuvres,

mais, comme le relève Kim Grant, elle est constituée d’une multitude de

styles différents, ce qui a été un problème en soi dans sa réception

critique : « The issue of style will become one of the most complex

                                                                                                               146 José Pierre, André Breton et la peinture, op. cit., p. 140.

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problems within the Surrealist movement as well as in the critical

reception of Surrealist art147 ». La peinture surréaliste n’est pas définie par

un trait de pinceau ou une manière de représenter le monde ou les

émotions, mais elle se base sur un état d’esprit de création, du moins

pendant les années 1920. Cela a pour conséquence deux difficultés : celle,

pour les critiques, de reconnaître des œuvres surréalistes et le surréalisme

lui-même comme un mouvement d’avant-garde valide, et la difficulté, pour

Breton, de définir la peinture surréaliste en dehors des sujets et des

techniques utilisés. Cette difficulté que cause le style surréaliste s’explique

aussi par le fait qu’il est hétérogène et donc plus difficile à cerner. Alors

que d’autres mouvements picturaux avant-gardistes sont facilement

reconnaissables visuellement, par exemple, l’impressionnisme par ses

traits de pinceau et ses sujets ou le cubisme par sa multitude des points

de vue et sa palette de couleurs, le surréalisme ne se définit pas par des

techniques visuelles. Cela a pour conséquence que Breton se base plutôt

sur des critères non picturaux, comme le modèle intérieur et l’imagination

de l’artiste :

L’esthétique de Breton dans les années 1920 est tributaire non seulement du mimétisme du rêve, images oniriques soigneusement détaillées, mais avant tout de la poétique de l’image verbale élaborée dans le premier Manifeste […]. Il rejette ainsi la spécificité d’un mode d’expression pictural en définissant la peinture, tout comme l’écriture, comme choc, collision, rencontre d’éléments disparates148.

Cette affirmation, qui peut sembler contradictoire, reflète tout de même les

difficultés qu’a connues Breton dans sa définition même d’une peinture

surréaliste. Alors que pendant les années 1930, Breton accepte l’existence

de techniques automatiques dans les arts visuels, comme la décalcomanie,

dans les années 1920, l’attention est mise principalement sur l’imagination

des peintres et non sur leurs techniques, ce qui provoque alors un

                                                                                                               147 Kim Grant, Surrealism and the visual arts, op. cit., p. 137. 148 Elza Adamowicz, op. cit., p. 43.

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problème dans la réception des œuvres surréalistes, qui est un mouvement

artistique très hétérogène dans ses réalisations, contrairement à certains

mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle.

Ces observations pourraient expliquer entre autres l’hésitation de

José Pierre à considérer Le surréalisme et la peinture comme le manifeste

sur la peinture surréaliste. La difficulté à définir ce qui distingue la

peinture surréaliste des autres écoles et mouvements et à la théoriser

pourrait faire que ce texte ne va pas assez loin, n’est pas assez affirmatif,

contrairement au premier Manifeste, où les avenues possibles de l’écriture

automatique étaient envisagées.

Même si certains chercheurs ne considèrent pas Le surréalisme et la

peinture comme un manifeste de la peinture – après tout, Breton lui non

plus ne le considère pas comme tel – nous pouvons tout de même montrer

comment le texte comporte des caractéristiques et des visées esthétiques

du manifeste. Il faut pour cela retourner en arrière et voir comment les

manifestes d’art se structurent autour d’un même objectif, et plus

précisément comment le Manifeste du surréalisme s’articule afin de dégager

quelques traits du manifeste d’art dans Le surréalisme et la peinture, pour

montrer qu’il s’agit du texte sur la peinture le plus revendicateur de

Breton.

Les manifestes d’art apparaissent au début du XXe siècle avec les

avant-gardes artistiques comme le futurisme et prennent de l’importance

pendant les années suivantes, avec d’autres mouvements d’avant-garde

comme dada. Avec l’apparition d’un tel genre, le manifeste permet, entre

autres, de changer les rapports entre les artistes et le public, mais est

aussi l’occasion pour les artistes de mettre de l’avant leur vision de l’art :

« le manifeste répond aussi à l’intention de l’artiste de s’expliquer en

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expliquant à autrui la signification profonde de son art et la direction,

l’orientation qu’il lui imprime 149 ». Le manifeste demeure malgré tout

difficile à définir, car historiquement, il regroupe plusieurs types de textes,

autant politiques qu’esthétiques. Dans ce sens, le manifeste représente un

défi pour les chercheurs : « Il est vrai que l’analyse des manifestes s’avère

difficile : ils sont d’une part le carrefour des idées en effervescence du

temps, idées philosophiques, idées politiques et idées esthétiques, en

même temps qu’ils sont diffuseurs d’idées nouvelles, spécifiques des

mouvements qu’ils codifient 150 ». Le manifeste demeure un texte

rassemblant les différentes visées et messages que les artistes veulent faire

comprendre au public. De ce fait, bien que nous n’ayons pas une définition

stable du manifeste en tant que tel, nous pouvons malgré tout dégager les

étapes qui font partie du texte, qui sont les suivantes : « rejeter

radicalement le passé, claironner un avenir comme seul acceptable,

exposer / expliquer les rouages du nouveau système151 ». C’est notamment

ce que fait Breton dans le premier Manifeste du surréalisme, qui peut se

diviser en plusieurs parties :

L’œuvre s’organise en quatre mouvements. Une attaque saisissante constate l’inadéquation sans appel de la vie à l’homme […]. Le deuxième mouvement, plus discursif, opère un retour en arrière afin de montrer comment ces vues sur l’homme sont nées chez Breton du problème poétique. […] Le troisième mouvement du Manifeste revient au problème du langage, champ privilégié de l’automatisme, sous l’angle de ses pouvoirs […]. Son quatrième mouvement, plus bref, s’interroge sur “ les applications du surréalisme à l’action ”152.

Dans le Manifeste, Breton franchit bel et bien les étapes nommées plus tôt,

soit rejeter le passé et instaurer un nouveau système, qui est ici le

                                                                                                               149 Noëmi Blumenkranz-Onimus, « Quand les artistes manifestent », dans L’année 1913, L. Brion-Guerry [dir.], Paris, Klincksieck, 1971, p. 352. 150 Ibid., p. 354. 151 Jeanne Demers, Line McMurray, L’enjeu du manifeste. Le manifeste en jeu, Longueuil, Le Préambule (coll. L’univers des discours), 1986, p. 80. 152 Marguerite Bonnet, « Manifeste du surréalisme. Notice » dans Œuvres complètes I, André Breton, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1988, p. 1338-1340.

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nouveau mouvement poétique qu’est le surréalisme. Il termine le Manifeste

en montrant comment le surréalisme peut s’appliquer dans l’écriture et

Poisson soluble, qui accompagne le Manifeste à sa première publication,

sert aussi à illustrer l’automatisme. Le nouveau système que veut imposer

Breton, ultimement, est « un projet plus vaste que celui de la remontée aux

sources perdues de la poésie […] c’est d’une redéfinition de l’homme qu’il

s’agit153 ».

Une structure semblable se trouve aussi dans Le surréalisme et la

peinture. Évidemment, au moment de la publication, en 1928, le

surréalisme n’est plus un mouvement aussi nouveau qu’en 1924, ainsi

Breton n’impose pas totalement un nouveau « système », car il s’agit de la

poursuite du projet surréaliste. Mais cela ne l’empêche pas d’instaurer de

nouveaux paramètres pour la peinture surréaliste. Il est possible de

distinguer plusieurs parties ou mouvements dans le texte, tout comme il y

en avait dans le premier Manifeste. D’abord, Breton commence par

expliquer la nécessité des images visuelles154 et sa fascination pour elles.

Cela le mène à expliquer qu’il existe un problème dans le concept de

l’imitation, c’est-à-dire que « l’erreur commise fut de penser que le modèle

ne pouvait être pris que dans le monde extérieur » (SP-14). Breton rejette le

passé et impose alors sa vision de la peinture en affirmant que « l’œuvre

plastique […] se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera

pas » (SP-15). Les pages qui suivent sont ensuite consacrées aux peintres

qui sont des exemples du surréalisme en peinture. Il explique alors quelles

œuvres et quelles qualités des peintres valent la peine d’être considérées

comme surréalistes, mettant alors en évidence des exemples de sa vision

de la peinture, du « nouveau système ». Bien que Breton ne revendique pas

                                                                                                               153 Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l’aventure surréaliste, op. cit., p. 337. 154 Breton emploie lui-même ce terme dans Le surréalisme et la peinture. Il écrit : « Le besoin de fixer des images visuelles, ces images préexistant ou non à leur fixation, s’est extériorisé de tout temps et a abouti à la formation d’un véritable langage […] » (SP-12)

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ce texte comme étant un manifeste, cette brève analyse des parties qui

constituent Le surréalisme et la peinture montre comment il suit

néanmoins les objectifs de base des manifestes en établissant ses critères

pour évaluer les œuvres des peintres. Bien qu’il ne prescrive pas une façon

de peindre, autre que de s’en remettre à l’imagination des artistes, il

montre, en choisissant d’écrire sur des peintres en particulier, la forme

que doit prendre la peinture dite surréaliste.

Nous pouvons voir que Le surréalisme et la peinture, même s’il ne

porte pas le titre de manifeste et qu’il n’est pas revendiqué comme tel,

demeure un texte qui comporte certaines caractéristiques de ce genre

littéraire. Il est possible d’affirmer que c’est le texte majeur pour le

développement de l’esthétique surréaliste de Breton et pour comprendre

l’évolution et la pensée de Breton par rapport au développement des

moyens surréalistes.

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Conclusion

Dans Le surréalisme et la peinture, nous avons voulu montrer

comment Breton redéfinit le mouvement surréaliste à la lumière des arts

visuels et comment ce texte lui permet de donner une définition de la

peinture surréaliste. Cette étude de Le surréalisme et la peinture de Breton

nous permet donc de le considérer comme le texte central dans le

développement de l’esthétique du surréalisme en peinture pendant la

décennie 1920. Nous avons aussi voulu redonner à ce texte, trop souvent

mis de côté, la place et l’importance dans l’histoire du surréalisme qui lui

reviennent.

En premier lieu, nous avons effectué un survol de l’histoire de la

critique d’art pour mieux saisir dans quel contexte Breton a écrit sur l’art.

Pour cela, nous avons fait ressortir quelques caractéristiques des textes

sur l’art d’écrivains comme Baudelaire, et certains contemporains de

Breton, comme Apollinaire, Raynal, Aragon et Soupault. Cela nous permet

de placer Breton dans une lignée d’écrivains qui abordent comme sujet les

arts visuels. Nous avons également montré que Breton se distancie des

critiques d’art de son époque, qui échappent selon lui à leur rôle, et qu’il

critique le marché de l’art, dominé par la cupidité. Cette distance lui

permet de s’approprier la critique d’art à sa manière.

Ensuite, nous avons aussi montré que Le surréalisme et la peinture

est un texte qui allie plusieurs types de discours, que ce soit la critique,

l’anecdote et la prose poétique. Le modèle intérieur est aussi une notion

centrale qui permet à Breton de classer et juger les œuvres ; il s’agit d’un

terme aussi utilisé par d’autres artistes avant lui, comme le peintre

Kandinsky. Nous pouvons voir que Breton, quand il écrit sur des tableaux,

met l’accent sur l’œuvre pour ensuite glisser lentement vers la prose

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poétique, vers ce que l’œuvre picturale évoque pour lui. Un tel glissement

fait écho à son recueil Poisson soluble, où dans les petits poèmes en prose,

le récit bascule souvent vers une image poétique surréaliste. Le texte

devient alors indépendant de l’œuvre regardée, ce qui n’est pas sans

rappeler The Critic as Artist d’Oscar Wilde, qui affirmait que la critique d’art

était une œuvre soi, indépendante du tableau regardé au départ.

Pour terminer, nous avons aussi relevé dans les textes de 1923 et de

1941 des caractéristiques – la critique du marché de l’art et le choix des

peintres auxquels il porte de l’attention – qui se retrouvent aussi dans Le

surréalisme et la peinture, ce qui prouve à quel point Breton demeure

constant dans ses idées sur la peinture. Le principal changement pendant

ces vingt années est bien entendu la définition de l’automatisme, qui est

au départ un procédé uniquement poétique et devient ensuite utilisé pour

décrire une technique picturale. Le peintre, tout comme le poète, se laisse

guider par sa main pour créer. Nous avons soulevé une dernière question

importante, c’est-à-dire s’il est possible de considérer Le surréalisme et la

peinture comme un manifeste de la peinture. Il est difficile de catégoriser ce

texte dans un genre littéraire en particulier, étant donné qu’il fait alterner

les différents types de discours, mais nous pouvons toutefois dire qu’il

comporte des caractéristiques du manifeste, par ses propositions nouvelles

pour la peinture.

En plus des deux Manifestes du surréalisme que Breton a écrits, ses

textes sur la peinture jouent un rôle important dans la définition et

l’expansion du mouvement surréaliste au niveau international pendant les

décennies qui suivront. De nombreuses expositions sur l’art surréaliste

auront lieu en France et partout dans le monde dès les années 1930. En

écrivant sur l’art, Breton a réussi à imposer les noms de plusieurs artistes

à l’histoire. L’influence qu’a eue Breton sur les arts visuels surréalistes a

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continué de se développer au cours des années suivantes, et il a écrit sur

les arts visuels pendant toute sa vie, même lorsqu’il s’est exilé à New York

au début des années 1940. C’est à cette époque qu’il a découvert, entre

autres, de nombreux artistes tributaires d’une nouvelle génération de

peintres inspirés et héritiers du surréalisme, comme Gorky, Rivera et

Riopelle. Le surréalisme est devenu avec les années le projet global que

Breton désirait. Ce projet avait pour but de lier l’art et la vie, la réalité et la

surréalité, que ce soit au moyen de la poésie, de la peinture et du cinéma.

Déjà Breton écrivait à la fin de Le surréalisme et la peinture : « Nous

sommes très loin, quoi qu’on en dise, très haut et nullement disposés à

revenir sur nos pas, à redescendre. » (SP-72)

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