Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature
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Le statut de lorganisme
dans la philosophie schellingienne de la nature
Jean-Christophe Lemaitre
(Universit de Paris-Sorbonne)
On associe traditionnellement laNaturphilosophieromantique, au sein
de laquelle on fait figurer en bonne place la Naturphilosophie dveloppe
par Schelling partir de 1797, une conception organiciste de la
nature1. Cette conception organiciste de la nature peut tre dfinie par les
caractres suivants2: lorganisme est dabord apprhend, sous limpulsionde la rflexion kantienne mene dans la Critique de la facult de juger,
comme un tre singulier au sein de la nature, cette singularit tant le plus
souvent attribue, entre autres, son caractre finalis. En outre,
lorganisme, au lieu dtre considr comme une exception au sein du rgne
naturel, est rig en paradigme destin penser lensemble des phnomnes
de la nature. Cest ainsi que lorganicit des tresvivants est mobilise pour
rfuter la vision mcaniste de la nature, et pour fournir, loppos de cette
vision, une conception dans laquelle la vie constitue la rfrence principale.
La diffrence entre nature organique et nature inorganique nest pas nie,mais on tente de penser un passage, une volution progressive de lune
lautre, ce qui passe par la reconnaissance, dans les phnomnes physiques
et chimiques, de caractres anticipant, pour ainsi dire, le vivant3. Enfin, et ce
point est distinguer du prcdent, dun point de vue plus spculatif, la
1On peut citer comme particulirement reprsentative de cette interprtation la perspectivedErnst Bloch, pour qui la spcificit de laNaturphilosophie schellingienne rside dans le
primat de la matire organique sur la matire inorganique : Natur als organisierendes
Prinzip Materialismus beim frhen Schelling in Manfred Frank et Gerhard Kurz (d.),Materialen zu Schellings philosophischen Anfngen, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1975,p. 292-304, ici p. 295 (nous traduisons). Plus rcemment, Bernd-Olaf Kppers a plac unouvrage entirement consacr la philosophie schellingienne de la nature sous lgide de lanotion dorganisme : Natur als Organismus. Schellings frhe Naturphilosophie und ihre
Bedeutung fr die moderne Biologie, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1992.2 Nous indiquons ici une dfinition philosophique gnrale de lorganicisme, quil fautdistinguer dun sens plus prcis de cette notion que nous voquerons plus loin propos dudbat quentretiennent certains savants et philosophes franais du dix-neuvime sicle etqui oppose organicisme et vitalisme.3On peut voir une illustration au vingtime sicle dun tel programme organiciste dansle projet dune philosophie de la nature tel quon le trouve formul par Hans Jonas, pourqui la philosophie de la nature est dabord philosophie de la vie. Dans cette perspective,
lorganisme doit tre interprt comme prfigurant lesprit. Voir Organismus und Freiheit.Anstze zu einer philosophischen Biologie, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1973.
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totalit de la nature, du monde, est elle-mme considre comme un
organisme, en un sens qui nest pas simplement mtaphorique ou
analogique. Il sagit en effet de penser le rapport entre le tout et les parties
sur le modle de lorganisation. Lorganicisme est ainsi associ une
pense de la totalit.
On peut demble, partir de cette approche sommaire de
lorganicisme censment caractristique de laNaturphilosophieromantique,
reprer un certain nombre de tensions et de problmes dans le programme
ainsi dfini. Tout dabord, une ambigut se fait jour concernant le rapport
entre lorganique et linorganique. La tendance faire de lorganisme un
paradigme pour la science de la nature induirait spontanment niveler la
diffrence entre inorganique et organique, dans la mesure o un passage
continu de lun lautre semble devoir tre recherch. Pourtant, lacomprhension mme de lorganisation sur laquelle repose cette promotion
de lorganisme comme nouveau paradigme de la science de la nature est
dabord labore partir de la saisie de la spcificit quelle reprsente eu
gard au reste de la nature, explicable sur la base du mcanisme. Dune part,
cest de cette manire que Kant pose le problme dans la dialectique de la
facult de juger tlologique ; dautre part, cest aussi de cette manire quil
est pos par les reprsentants du vitalisme4, qui se saisissent du concept
dorganisation pour dfendre lide dune diffrence de nature entre
phnomnes physiques et chimiques dun ct, et phnomnes organiquesde lautre, le problme consistant ds lors dterminer quel principe ou
quelle instance dans le corps vivant il faut attribuer ce qui en fait la
spcificit. Par ailleurs, on peut galement se demander en quoi la notion
dorganisation, applique dabord des individus spars, peut tre
pertinente pour penser cette fois la totalit. La nature peut-elle rellement
tre pense comme un individuorganique ? Est-ce bien le mme concept
dorganisme que lon retrouve appliqu lindividu et appliqu la
totalit ?
Nous souhaitons dvelopper ces problmes et tenter de rpondre cesquestions en nous plaant au sein de la philosophie de la nature de
Schelling. Ce dernier est en effet traditionnellement considr comme lun
des matres duvre de la Naturphilosophie romantique, et notamment
comme celui qui en fournit une justification et une systmatisation
proprement philosophiques5. Dans la mesure o la rflexion sur lorganisme
4Nous indiquons plus loin ce en quoi consiste ce courant, dabord scientifique, mais dotdimplications philosophiques significatives.5 Tel est par exemple le rle que lui reconnat Georges Gusdorf dans son ouvrage
classique : voirLe savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985, p. 41-52. EmmanuelRenault a cependant remis en cause cette vision des choses en insistant sur la diffrence
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constitue la pierre de touche du projet mme dune philosophie de la nature
en gnral, il convient de sinterroger sur la place exacte que Schelling
attribue aux notions dorganisme et dorganisation dans la philosophie de la
nature quil inaugure en 1797 avec les Ides pour une philosophie de la
nature et laquelle il travaille intensment jusquen 18066. Pour mener
bien une telle clarification, il faut demble souligner que le concept
dorganisme nest pas le seul concept central de la philosophie
schellingienne de la nature ; en effet, lune de ses inspirations
fondamentales rside dans une conception dynamique de la matire, hrite
elle aussi de Kant. Cest ainsi quEmmanuel Renault dcrit juste titre
lambition schellingienne dans sa premire Naturphilosophie, cest--dire
celle des Ides de 1797 et De lme du mondede 1798, comme la volont
d effectuer la synthse des deux sources kantiennes de laNaturphilosophie, lesPremiers principes mtaphysiques de la science de la
nature, et la Critique de la facult de juger7. La question que lon peut se
poser est ds lors de savoir si une telle ambition est effectivement ralise
par Schelling, ou bien sil ny a pas une incompatibilit entre ces deux
inspirations communes, et qui se rvleraient donc potentiellement
concurrentielles. Lenjeu de cet examen rside dans la situation de Schelling
vis--vis de lide dune philosophie de la vie : la place que tient
lorganisme dans la rflexion schellingienne sur la nature en fait-elle un
philosophe de la vie ? La notion de viejoue-t-elle effectivement le rle
entre la Naturphilosophie dveloppe par certains auteurs romantiques (Novalis et Franzvon Baader par exemple, nonobstant les diffrences qui existent entre leurs projetsrespectifs, peuvent tre considrs comme des reprsentants de cette Naturphilosophieromantique) et les philosophies de la nature dveloppes par Schelling et Hegel, dontlintention, loin de fonder un discours pseudo-scienfitique sur des intuitions mystiques oufantasmagoriques, serait de reconstruire philosophiquement le savoir scientifique : voir
Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 19.6 Aprs cette date, Schelling ne rdige plus duvre spcifiquement consacre la
philosophie de la nature (si lon excepte lExposition du procs de la nature, laborependant lhiver 1843-1844 : voir Schellings Smmtliche Werke, Stuttgart-Augsburg, Cotta,1856-1861 (dsormais abrg SW), t. X, p. 303-390), mais les acquis de cette dernirecontinuent de jouer un rle majeur dans sa rflexion ultrieure. Cest le cas par exempledans les Recherches philosophiques sur lessence de la libert humaine de 1809, o lanotion fondamentale du Grund, du fondement, est rattache par Schelling laconceptualisation mene dans la Naturphilosophie : voir SW VII, p. 357, tr. Jean-FranoisCourtine et Emmanuel Martineau in uvres mtaphysiques, Paris, Gallimard, 1980, p.143-144. De la mme manire, dans les leons quil consacre lhistoire de la philosophiemoderne la fin des annes 1820, Schelling expose, sans aucunement les renier, lesdveloppements de sa propre philosophie de la nature : voir Contribution lhistoire de la
philosophie moderne, SW X, p. 99 sq, tr. Jean-Franois Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 116sq.7
Emmanuel Renault, Philosophie chimique. Hegel et la science dynamiste de son temps,Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 100.
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dun concept opratoire et structurant chez Schelling ? Sa conception de
lorganisme est-elle par ailleurs parfaitement cohrente et univoque ?
Afin de rpondre ces questions, il convient de reconstituer les termes
du dbat portant sur la comprhension du vivant tel quil a lieu en amont et
en aval de la dcennie au cours de laquelle Schelling dveloppe sa
Naturphilosophie, et qui dfinit le contexte, la fois historique et
problmatique, dans lequel sinscrit sa rflexion sur lorganisme.
I. Vitalisme et organicisme dans la pense biologique des dix-huitime
et dix-neuvime sicles
Cest au cours du dix-septime sicle que le concept dorganisme
simpose comme concept privilgi pour penser scientifiquement le vivant.Non pas que lorganisme nait pas t auparavant mobilis pour penser le
corps de lanimal : cest bien videmment le cas chez Aristote, mais chez ce
dernier la notion dorganon fait rfrence lide que le corps est
linstrument ou loutil de lme8. Elle ne dsigne pas encore la
fonctionnalit du corps pense de manire radicalement autonome vis--vis
dun principe non corporel comme lme. Comme il est galement bien
connu, cest le dveloppement de la science mcaniste, sous limpulsion de
Descartes, qui met fin un certain modle animiste de la conception du
vivant. La pense de lorganisme entretient ds lors un rapport ambivalentvis--vis du mcanisme : dune part, elle sy oppose en refusant de
concevoir le corps purement et simplement comme de ltendue inerte et en
se montrant attentive aux limites du paradigme de la machine concernant le
corps vivant ; dautre part, le mcanisme contribue tablir les conditions
ncessaires lavnement de la pense de lorganisme, cest--dire dune
conception autonome du vivant, dans la mesure o il libre ce dernier des
lments cosmiques avec lesquels on lapprhendait au Moyen ge, et plus
gnralement de la conception galnique du corps9. La biologie apparat
8 Voir Philippe Huneman, Mtaphysique et biologie. Kant et la constitution du conceptdorganisme, Paris, Kim, 2008, p. 22.9 Leibniz peut illustrer cette position ambivalente, dans la mesure o ltre organis est
pens par lui selon un passage la limite vis--vis de la machine, si lon se rfre laclbre dfinition du corps organique donne au 64 de laMonadologie. Voir sur ce pointHuneman, op. cit., p. 26-30, ainsi que Roselyne Rey, Naissance et dveloppement duvitalisme en France de la deuxime moiti du 18
e sicle la fin du Premier Empire,
Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 55, qui considre la position de Leibniz comme une synthse entre un mcanisme pur fidle Descartes et la postulation dune facultimmatrielle agissant dans le corps, qui est notamment la position dveloppe par Stahl quenous voquerons plus loin. Ce qui distingue la position de Leibniz de lanimisme de Stahl,
cest le fait que chez le second, laction de lme sur le corps est pense commelinteraction causale entre deux substances de statuts ontologiques distincts, ce avec quoi le
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ainsi dabord comme lun des domaines dapplication du mcanisme :
lanatomie offre par exemple un domaine privilgi cette application10.
Mais certains problmes font ressentir les limites du modle mcaniste pour
penser le vivant : cest notamment le cas des questions concernant la
gnration, qui est apparue comme difficilement explicable par la seule
rfrence aux lois du mouvement11. Ce que lon reproche surtout au
mcanisme est de ne pas permettre de comprendre la diffrence entre le
vivant et le non-vivant. Ainsi, le mcanisme fournit dune manire
paradoxale les conditions dmergence de la pense organiciste du vivant
dune part en tant quil rend possible une approche scientifique du vivant et
dautre part en tant quil suscite des critiques et des rserves portant sur sa
capacit rendre compte adquatement des phnomnes de la vie.
tablir la diffrence entre le vivant et linerte, telle est prcisment latche que se fixe Georg Ernst Stahl, qui se montre insatisfait par le
mcanisme, tout en se gardant dun retour aux conceptions alchimiques et
animistes au sens pr-cartsien du terme. Il sagit de reconnatre dans les
corps vivants lexpression dun principe autonome de mouvement, dun
principe de vie en ralit, reconnaissance qui seffectue notamment travers
llaboration dune chimie proprement organique12. Cest ainsi que la
conception stahlienne de lorganisme et du vivant constitue la rfrence
principale de ce que lon appellera en France, partir du dix-huitime
sicle, le vitalisme
13
. Le vitalisme peut dun certain point de vue treconsidr comme une reformulation de lanimisme et la thorie de Stahl
est frquemment dsigne par le terme d animisme , dans la mesure o
il consiste poser lexistence dun principe vital immatriel considr
comme la cause des phnomnes ressortissant spcifiquement la vie
organique. Il partage galement avec lui le rejet du modle mcaniste, dont
lhgmonie dans le domaine de la science du vivant na pas t amoindrie
par la physiologie de Stahl14. Le vitalisme se distingue cependant de
premier, par la notion dharmonie prtablie, rompt dlibrment. Voir sur ce point ReneBouveresse, Spinoza et Leibniz. Lide danimisme universel, Paris, Vrin, 1992, p. 15.10Voir Jacques Roger,Les sciences de la vie dans la pense franaise du XVIIIe sicle. La
gnration des animaux de Descartes lEncyclopdie, Paris, Armand Colin, 1963, p. 206-210.11Voir ibid., p. 219-220, et Huneman, op. cit., p. 24.12 Voir ibid., p. 36-38. Sur lidentification, chez Stahl, de la vie un principe demouvement, et plus prcisment de conservation de mouvement, voir FranoisDuchesneau, G.E. Stahl : Antimcanisme et physiologie in Archives internationalesdhistoire des sciences, 26, 1976, p. 3-26, ici p. 6.13Voir Hendrick C.D. de Wit,Histoire du dveloppement de la biologie , tr. Hendrick C.D.de Wit et Andr Baudire, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes,1993, p. 142-147.14
Sur la manire dont le vitalisme stablit sur le fondement dune critique des limites dumcanisme, voir Rey, op. cit., p. 98-108. Particulirement emblmatique de cette critique se
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lanimisme ancien en tant que la vie est comprise non pas simplement
comme animation du corps par un principe immatriel log en un centre
dtermin, mais comme un ensemble dactivits opres par les organes et
qui confre lorganisme total son caractre vivant15. Cest ainsi que lune
des caractristiques du vitalisme rside dans la thorisation de la notion de
proprits vitales , qui jouera un rle dcisif chez Bichat notamment.
Lune des principales caractristiques de la pense vitaliste rside en effet
dans laffirmation selon laquelle les proprits vitales ont ceci de spcifique
par rapport aux proprits physiques et chimiques quelles sont spontanes,
plus variables, moins rgulires, en un mot contingentes16.
Mais ce que lon dsigne par le terme de vitalisme est loin de
prsenter un visage uniforme, et certaines de ses tendances peuvent,
loppos dune certaine affinit avec lanimisme, sorienter vers uneposition proprement matrialiste. Ces divergences internes la notion mme
de vitalisme indiquentque ladoption dun point de vue vitaliste sur la science
du vivant nimplique pas une option ontologique dtermine ; en effet, le
vitalisme de mme dailleurs que le mcanisme peut saccommoder du
dualisme ontologique de lme et du corps aussi bien que dun monisme
matrialiste17. Cette indiffrence lgard dune dcision ontologique
trouve tre larticle conomie animale de lEncyclopdie, rdig par Mnuret deChambaud, dont Roselyne Rey prsente lesprit gnral de la manire suivante : Lemcanique peut rendre compte de la succession, de lenchanement des fonctions ; il ne
peut expliquer ni mme concevoir leur interdpendance, leur interaction, le fait que "toutconcourt, tout consent, tout conspire ensemble dans le corps" , ibid., p. 105 (la citationentre guillemets est la reformulation, par Mnuret, dun principe hippocratique).15Voir Huneman, op. cit., p. 64, 68. Sur cette diffrence entre animisme et vitalisme, voirgalement Duchesneau, op. cit., p. 26 : le vitalisme est une idologie distincte delanimisme, dans la mesure o il implique un doute ou du moins une suspension de
jugement concernant lunit architectonique de la nature , ainsi que Rey, op. cit., p. 121,qui souligne que le vitalisme dun Mnuret de Chambaud renvoie dos dos mcanisme etanimisme au nom de leur commun maintien du dualisme ontologique, qui les contraint,
pour expliquer le domaine du vivant, tenter de combler le foss ainsi creus entre le
matriel et ce qui relve de lme par des mdiations ou des influences qui sont ds lorsdifficiles accepter thoriquement et confirmer empiriquement.16Sur lirrgularit des proprits vitales chez Bichat, voir Philippe Huneman, Bichat, lavie et la mort, Paris, PUF, 1998, p. 28-30. Sur la manire dont le vitalisme de Bichat est, dece point de vue, annonc par celui de Mnuret de Chambaud, voir Rey, op. cit., p. 106. Lecritre dune moindre rgularit et fixit des lois pour distinguer lorganique delinorganique sera encore dfendue en 1861 par Cournot, qui se rclame du vitalisme : voirAntoine-Augustin Cournot, Trait de lenchanement des ides fondamentales dans les
sciences et dans lhistoire, in uvres compltes, Paris, Vrin, t. III, 1982, p. 206.17 Il faut relever ce propos que le vitalisme est une position avant tout motive par desconsidrations pistmologiques, dune part en ce que cest dabord une insatisfactiondordre pistmologique vis--vis du mcanisme qui suscite llaboration de la positionvitaliste, dautre part en ce que le dveloppement du vitalisme saccompagne de rflexions
pistmologiques prcises concernant les rles respectifs de lobservation et delexprimentation en physiologie. Pour un aperu de ces rflexions, que nous naborderons
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ferme est assez bien exprime par Paul Joseph Barthez, lun des principaux
reprsentants, avec Thophile de Bordeu, du vitalisme franais ou de ce que
lon appelle galement lcole de Montpellier , lorsquil dclare, dans ses
Nouveaux lments de la science de lhommede 1778 : Jappelle principe
vital la cause qui engendre toutes les manifestations de la vie dans le corps
humain. Cette cause porte toutes sortes de noms et lon peut choisir selon
son got 18.
Particulirement reprsentatives de cette indcision savrent tre les
discussions relatives la notion dirritabilit dveloppe par Albrecht von
Haller. Ce dernier dfinit les parties irritables de lorganisme comme celles
qui, lors dun contact avec lextrieur, deviennent plus courtes19.
Lirritabilit dsigne donc une certaine capacit de lorganisme ragir
une stimulation extrieure et sassimile lexcitabilit. Mais selon Hallerlorganisme ne se caractrise pas seulement par la possession de parties
irritables : sont prsentes en lui des parties sensibles par lesquelles cest
lme elle-mme qui entre en contact avec lextrieur. La doctrine de Haller
a suscit un dbat foisonnant au dix-huitime sicle, dbat quil nest pas
question de reconstituer ici. Ce que lon peut indiquer cependant, cest que
linterprtation de lirritabilit, et de son rapport la sensibilit, illustre de
manire particulirement caractristique la diversit des options
philosophiques induites par le vitalisme. Laccent mis par Haller lui-mme
sur lirritabilit, plutt que sur la sensibilit, est le signe dune prise dedistance eu gard lanimisme de Stahl : dfinir le vivant par lirritabilit
revient en effet le dterminer par le biais dune proprit qui ne requiert
pas laction dune me. Pour cette raison, la tendance propre Thophile de
Bordeu didentifier le principe vital fondamental dans la sensibilit est
interprte par Haller comme une rsurgence clandestine de
lanimisme 20. Il ne sagit pas pour autant, dans la perspective hallrienne,
de souscrire une conception matrialiste ni purement mcaniste du
vivant21. Mais le pas sera franchi par certains savants : cest le cas par
exemple de La Mettrie. Celui-ci, dans son Histoire naturelle de lme,
pas ici, et sur limportance du vitalisme dans la constitution de la physiologie commescience rigoureuse, voir Rey, op. cit., p. 148sq, 175, 403-404.18Cit in de Wit, op. cit., p. 143.19 Voir Jrg Jantzen, Physiologische theorien in Schelling, Historisch-kritische
Ausgabe. Ergnzungsband zu Werke band 5 zu 9. Wissenschaftshistorischer Bericht zu
Schellings naturphilosophischen Schriften 1797-1800, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994, p. 375-668, ici p. 404 (ldition critique des uvres de Schelling ralise
par lAcadmie des sciences de Bavire et toujours en cours sera dsormais cite de lamanire suivante : AA (Akademische Ausgabe), suivi du numro de srie en chiffresromains et du numro de tome en chiffres arabes).20
Rey, op. cit., p. 150.21Voir Huneman,Mtaphysique et biologie, op. cit., p. 60.
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ddie Haller, sappuie sur la notion dirritabilit pour postuler une
animation de la matire radicalement indpendante de tout principe
spirituel ou immatriel. Le philosophe franais tente ensuite de rduire tous
les processus psychiques eux-mmes des fonctions corporelles22.
En Allemagne, Alexander von Humboldt dveloppera lui aussi une
position proche du matrialisme partir dune interprtation de la notion
hallrienne dirritabilit. Tout en maintenant lide dune force vitale
destine rendre compte de la diffrence entre nature organique et nature
inorganique, il sappuie conjointement sur le galvanisme (cest--dire la
dcouverte du magntisme animal) et lide selon laquelle lexcitabilit
constitue le caractre essentiel de la vie et de la nature organique, pour
soutenir la thse selon laquelle tout ce qui survient dans la nature
organique peut (comme les modifications de la nature morte) tre jug selondes lois mcaniques et chimiques 23et dfendre une conception que lon
peut qualifier de rductionniste. Humboldt propose ainsi une dfinition
chimique de la vie, et adopte par l une position qui nest plus si loigne de
liatromcanisme du dbut du dix-huitime sicle, directement inspir du
trait De lhomme de Descartes et reprsent notamment par Boerhaave.
Quel rle joue donc la force vitale dans un tel contexte ? En ralit, la force
vitale dsigne un certain agencement entre les parties qui composent les
corps animaux et vgtaux, et cet agencement se trouve tre diffrent, et
mme inverse, celui que lon trouve entre les mmes lments matrielsdans la nature inorganique24.
La position de Humboldt anticipe ainsi sur le dbat qui animera
certains savants franais du dix-neuvime sicle, la suite de llaboration
par Bichat de sa physiologie exprimentale dinspiration vitaliste. Ce dbat
concerne le rapport tablir entre lorganisation proprement dite, cest--
dire lagencement des parties du corps vivant, et le principe vital : la
premire est-elle la condition de la vie, ou bien au contraire la prsence dun
principe vital immatriel est-elle ncessaire lorganisation du corps ? Le
vitalisme stricto sensu penche clairement pour la deuxime option. Cestainsi que Charles-Louis Dumas, auteur dePrincipes de physiologie, o il se
prsente comme un successeur de Barthez, dfinit les forces vitales comme
une facult hyperorganique , dont la fonction est de rendre compte de
22Voir Jantzen, op. cit., p. 417. Haller tiendra se dsolidariser explicitement de La Mettrie(ibid., p. 421).23 Alexander von Humboldt, Versuche ber die gereizte Muskel- und Nervenfaser nebstVermuthungen ber den chemischen Process des Lebens in der Thier- und Pflanzen, Berlin,
1797, p. 49,cit par Jantzen, op. cit., p. 537 (nous traduisons).24Voir ibid., p. 538.
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phnomnes que lorganisation seule choue expliquer25. Dans cette
perspective, la structure organise du corps vivant est une consquence de la
vie elle-mme. Mais cette orientation du vitalisme ne runit pas tous les
suffrages et certains savants dveloppent une position baptise pour la
premire fois par Lon Rostan en 1846 organicisme 26.
La notion dorganicisme, dans le trait de Rostan, recouvre des
lments divers, qui rassemblent la fois des principes physiologiques
gnraux, une certaine pratique de la mdecine, et une conception
proprement philosophique du vivant. Cette dernire repose sur lide selon
laquelle il nexiste dans lhomme que des organes et des fonctions et
les fonctions ne sont que les organes en exercice , cest--dire qu elles
ne sont que des effets 27. Rostan ractive donc une conception
instrumentale de lorganisme, dans laquelle lorgane est essentiellementoutil, dfini par la fonction quil exerce. Rciproquement, les fonctions
vitales (ou ce que les vitalistes ont appel proprits vitales) sont rattaches
un support matriel constitu par les organes. En rsulte une dfinition
elle-mme instrumentale, ou plus exactement opratoire au sens o elle est
dfinie par le fait de pouvoir ou non oprer certaines fonctions , de la vie28.
Ce qui est frappant, cest que cette dfinition organiciste de la vie,
dveloppe dans le cadre dune discussion explicite avec le vitalisme, et en
particulier avec la physiologie de Bichat, sappuie sur la rsurgence dun
modle mcaniste et dune comparaison avec la machine
29
, et sur larduction de la diffrence entre proprits physiques et proprits vitales
une diffrence de degr. Ce que Bichat considrait comme des diffrences
fondamentales des proprits vitales par rapport aux proprits physiques et
chimiques (leur variabilit, leur diversit dun organisme lautre, leur
dure limite, le fait quelles peuvent donner lieu un fonctionnement sain
25Voir Rey, op. cit., p. 386-388. Les phnomnes relevant dune facult hyperorganiquesont la force assimilatrice, la force motrice ou dirritabilit, la sensibilit et la force de
rsistance vitale.26Voir Lon Rostan, Exposition des principes de lorganicisme, Paris, Lab, 1846. Sur lefait que Rostan est le premier employer le terme dorganicisme pour dsigner cettedoctrine, voir Ralf Konersmann, Organizismus in Historisches Wrterbuch der
Philosophie, Basel-Stuttgart, Schwabe & co, Bd 6, 1984, p. 1358-1361, ici p. 1358.27Voir Rostan, op. cit., p. 84-85.28 La vie nest que lensemble, la srie des fonctions ; La vie nest autre chose que ladisposition organique ncessaire au mouvement, ibid., p. 94.29Voir ibid., p. 98. Le principe de la comparaison effectue par Rostan est le suivant : demme que la machine, une fois construite par son artisan, na pas besoin dune forcespcifique pour fonctionner, de mme, les corps vivants, une fois crs par lintelligencesuprme, nont pas besoin de possder en eux-mmes un principe vital distinct de leurorganisation. Ce recours au paradigme de la machine ne doit cependant pas abuser : on voit
quil est plus proche de la comprhension leibnizienne du rapport entre corps organis etproduit de la technique que du modle mcaniste cartsienstricto sensu.
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ou un fonctionnement pathologique) nest pour Rostan que la consquence
de la plus grande complexit des corps organiss30.
La position exprime par Rostan na pas manqu de susciter des
ractions et certains penseurs, comme Cournot ou Boutroux par exemple,
ont tenu raffirmer avec vigueur les principes du vitalisme. La diffrence
entre le point de vue organiciste et le point de vue vitaliste ainsi raffirme
rside dans le fait que lorganisation ne se dfinit pas seulement par
leffectuation de fonctions, mais par linteraction rciproque de la totalit
des fonctions au sein de lunit du corps organique31. Boutroux insiste
notamment sur lide que lorganisme est un systme hirarchis32. Or, pour
rendre compte de cette interaction rciproque, la somme des organes pris
comme tels, savoir comme parties matrielles du corps, quand bien mme
ils prsenteraient un agencement particulier de leur matire ou se verraientattribuer une spontanit dans leffectuation de leurs fonctions respectives,
est insuffisante. Ainsi, il faut avoir recours un principe vital, dont le rle
est dtablir entre les parties de ltre vivant une solidarit, un consensde
ractions harmoniques qui mettent en jeu des forces physiques destines
rester latentes et inefficaces, sans linfluence de ce principe dunit
harmonique, de direction commune et de solidarit 33. La vie nest donc
pas le produit de la fonctionnalit des organes, mais au contraire, le fait que
les organes fonctionnent comme organes dun corps proprement vivant
repose sur la prsence initiale dun principe de vie.Faire de la vie la condition de lorganisation et non linverse conduit
rtablir une diffrence de nature entre les phnomnes physiques et les
phnomnes organiques. Face aux tentatives dexplication de la vie par ses
conditions physiques dapparition, qui ne sont autres, pour Boutroux, que
ptitions de principe34, les vitalistes prfrent revendiquer linintelligibilit
du passage de linorganique lorganique35. Ce faisant, les penseurs
vitalistes chappent ce qui leur apparat comme une inconsquence, ou
comme une dmarche thoriquement insatisfaisante, consistant postuler
dans la matire inerte elle-mme une sorte de qualit occulte, impose dansla perspective rductionniste prcisment par la ncessit dexpliquer la
30Voir ibid., p. 125-126.31Voir Cournot, op. cit., 176, p. 167.32Voir Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, Paris, PUF, 1905, p. 79(cet ouvrage reprend la thse de lauteur rdige initialement en 1874).33Cournot, op. cit., 233, p. 219.34Voir Boutroux, op. cit., p. 83.35Voir Cournot,Matrialisme, vitalisme, rationalisme. Etudes sur lemploi des donnes dela science en philosophie, Paris, Hachette, 1875 (reprint Rome, Bizzarri, 1969), p. 87. Dansle Trait de lenchanement des ides fondamentales dans les sciences et dans lhistoire , il
voque lessence, pour nous incomprhensible, des forces vitales : op. cit., 306, p.286.
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diffrence des phnomnes organiques sans admettre lexistence dun
principe vital immatriel.
Au terme de ce rapide aperu, nous pouvons voir quune pense
spcifique de lorganisme, dans laquelle ce dernier nest compris ni comme
un simple instrument anim par une me, ni comme un agrgat de matire,
est amene se constituer comme vitalisme. Malgr le caractre htroclite
de ce mouvement, lune de ses principales constantes est lopposition,
mthodologique et pistmologique, au mcanisme. Ce qui le caractrise
galement, cest que la rfrence un principe vital, mme si ce dernier est
conu comme quelque chose dimmatriel, doit dboucher sur une
explication scientifique globale de la vie organique et de ses oprations
spcifiques. Mais le caractre immatriel du principe vital et la difficult
penser son mode opratoire au sein de la matire organise
36
conduisentcertains savants dfendre des versions du vitalisme tendant au
matrialisme, ou, comme le fait Rostan, inverser le rapport de priorit
entre les deux notions de vie et dorganisation. Schelling dmontre, dans ses
crits de Naturphilosophie, une connaissance solide des thories
scientifiques de son temps, en particulier de celles concernant la
physiologie. Quel est donc son positionnement dans ces dbats portant sur la
situation de lorganisme, et de la connaissance dont il peut faire lobjet, au
sein de la nature ? Sapparente-t-il une forme de vitalisme, un
organicisme au sens de Rostan ? Surtout, quelle fonction joue lacomprhension scientifique de lorganisme dans lconomie de son systme
philosophique ?
II. La pense schellingienne de lorganisme et de la vie
A. Quelle place pour lorganisme dans une Naturphilosophiedynamiste ?
Ce quil faut constater tout dabord, cest que ltude de la nature
organique noccupe pas demble une place centrale dans la philosophieschellingienne de la nature. En effet, le premier ouvrage de Schelling
consacr la Naturphilosophie parat en 1797 sous le titre, inspir de
Herder, Ides pour une philosophie de la nature ; il est compos dune
introduction dveloppe, consacre aux problmes quune philosophie de
la nature a rsoudre et de deux livres : le premier est plutt descriptif et
expose les thories scientifiques rcentes sur la combustion, llectricit, le
36De ce point de vue, le vitalisme peut tre amen rencontrer des problmes similaires
ceux poss par le dualisme ontologique de lme et du corps, mme si le principe vital nestjamais pens comme une substance au sens mtaphysique du terme.
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magntisme, etc., auxquelles Schelling adhre, tandis que le second est plus
rflexif et porte sur le statut des concepts scientifiques et le projet dun
systme de la science de la nature. Or, dans ces deux livres, qui constituent
le corps de louvrage, Schelling aborde seulement le domaine de la physique
et de la chimie ; la nature organique ny est pas traite. Est seulement
annonc, dans lavant-propos, le projet dune physiologie , qui viendra
complter le systme que doit sefforcer de constituer la philosophie de la
nature. Ce systme repose sur une science fondamentale, la dynamique, elle-
mme prolonge par la chimie. De ce socle fondamental dcoulent des
disciplines drives comme la doctrine gnrale du mouvement, comportant
la statique et la mcanique, et ce que Schelling appelle les principes de la
doctrine de la nature, de la tlologie et de la physiologie 37. On voit donc
que lide dune science de lorganisme nest prsente dans un premiertemps que comme une partie du systme gnral de la nature, fonde sur
une science suprme constitue par la dynamique. Le concept dorganisme
nest donc pas, semble-t-il, destin jouer une fonction opratoire et
architectonique au sein du projet de philosophie de la nature.
En outre, Schelling dveloppe une conception du systme des sciences
de la nature dans laquelle il doit y avoir place pour une science portant sur
ce quil y a de contingent dans la nature. Or nous avons vu prcdemment
que lun des arguments classiques du vitalisme en faveur de la spcificit de
la nature organique par rapport la nature inorganique rside dans lavariabilit, et partant dans une certaine contingence, des lois qui rgissent le
vivant. Mais chez Schelling, en 1797 du moins, la science qui assume cette
contingence sans laquelle un systme de la nature ne serait pas complet
nest pas la science de lorganisme, mais la chimie. Cette fonction accorde
la chimie, et plus largement cette conception dun systme de la nature
englobant les phnomnes envisags dans ce quils ont de contingent, se
situent dans le cadre dune discussion avec Kant. Schelling suit en effet les
indications que donne ce dernier sur la chimie dans les Premiers principes
mtaphysiques de la science de la nature, mais il en tire des conclusionsopposes. En effet, dans la prface aux Anfangsgrnde, Kant refuse la
chimie le statut dune authentique science rationnelle et ne la considre que
comme un art systmatique . Cette mise au ban de la chimie est justifie
par labsence en elle de ce que Kant appelle une partie pure . Pour tre
une vritable science, une discipline doit en effet possder une partie pure,
dans laquelle sont tablis de manire apodictique les principes a prioriqui
37Schelling,Ides pour une philosophie de la nature (dsormais cit Ides), AAI 5, p. 64
(nous traduisons ; lorsque nous citons un texte de Schelling sans indiquer de traductionfranaise publie, la traduction est de nous).
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rendent les phnomnes tudis possibles38. Seule cette partie pure peut
donner la partie empirique dune science la dimension dapodicticit
requise pour constituer une connaissance authentiquement scientifique. Or
la chimie est de part en part empirique, ce qui signifie que les lois que lon
peut dduire des diffrentes exprimentations effectues par le chimiste ne
peuvent tre considres comme ncessaires. Ce trait se manifeste
notamment par limpossibilit dappliquer les mathmatiques aux principes
de la chimie, cest--dire que ses concepts ne peuvent faire lobjet dune
construction, dune prsentation dans lintuition pure. Lun des concepts
fondamentaux de la chimie, lpoque de Kant, est celui daffinit, terme
qui dsigne le rapprochement et lloignement de certaines matires en
vertu de leurs qualits, de leurs densits spcifiques. Or un tel concept ne
peut constituer un principe a priori, car la diversit qualitative de la matirene peut faire lobjet que dune observation empirique39.
Schelling reconnat volontiers, la suite de Kant, le caractre non
mathmatisable et non constructible des principes de la chimie40, mais la
chimie conserve une place dans le systme de la nature dans la mesure o
elle porte sur laspect qualitatifde la matire, dont ne rendent pas compte la
dynamique et la mcanique. La chimie a en effet pour vocation dexpliquer
des mouvements qui soprent dans les corps immobiles et qui ne dpendent
pas du rapport quantitatif des masses au sein de ces corps41. Plus largement,
la chimie accomplit lorientation dynamiste de la Naturphilosophiedans lamesure o elle permet de prendre en compte dans le systme de la nature
non seulement les mouvements produits par le choc, et donc naissant du
mouvement mme, mais encore les mouvements naissant du repos. Les
mouvements observs par le chimiste sont des mouvements autonomes, et
cette autonomie seule peut rendre pleinement justice la notion de force42.
38 Voir Kant, Premiers principes mtaphysiques de la science de la nature, in Kantsgesammelte Schriften, hrsg. von der Kniglich Preussischen Akademie (dsormais cit Ak.suivi du numro de tome en chiffres romains), Berlin, Reimer, 1902 sq, t. IV, p. 469, tr.
Franois de Gandt in uvres philosophiques, Paris, Gallimard, t. II, p. 365-366.39Sur le caractre non constructible des principes de la chimie, voir Mai Lequan, La chimieselon Kant, Paris, PUF, 2000, p. 11-14, repris in Paul Clavier et alii, La philosophie deKant, Paris, PUF, 2003, p. 118-123.40Voir notamment Schelling,Ides,AA I 5, p. 305.41Voir ibid., p. 82-83.42Lune des sources fondamentales de la Naturphilosophieschellingienne est de ce pointde vue la dynamique leibnizienne, et la dfinition complexe de la force qui y estdveloppe, notamment la distinction entre force active et force passive. En attribuant lachimie la tche de rendre compte de la qualit des corps, Schelling se montre fidle aureproche adress par Leibniz au mcanisme dtre incapable, en sappuyant sur unedfinition unilatrale et partielle du mouvement, dexpliquer la diversit des apparencesque nous percevons (Leibniz, De la nature en elle-mme, ou de la force inhrente aux
choses cres et de leurs actions pour servir de confirmation et dclaircissement ladynamique de lauteur, tr. Paul Schrecker in Opuscules choisis, Paris, Vrin, 2001, p. 227).
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Ce complment de la physique dynamique par la chimie est interprt par
Schelling comme le complment dune science du ncessaire par une
science du contingent, mais cette irruption du contingent est indispensable
lesprit mme de la physique dynamique.
Ce qui caractrise en effet la conception dynamiste de la matire
rside en ce quelle est le produit de lactivit de deux forces opposes,
attraction et rpulsion. Mais pour que cette activit se maintienne et pour
que la matire soit mise en mouvement, il faut que lquilibre entre les deux
forces soit constamment rompu. Or cette rupture de lquilibre ne peut, la
manire en quelque sorte du clinamen picurien, avoir lieu en fonction
dune loi ncessaire43. En outre, si la dynamique gnrale expose de manire
systmatique et ncessaire les conditions de limpntrabilit de la matire,
elle nest pas en mesure dindiquer le degr de cohsion que prsente telleou telle matire dtermine. Cette notion de cohsion, qui correspond la
fois lunit et la densit spcifique dun corps, dsigne en effet quelque
chose de contingent au regard des principes gnraux de la dynamique et
cest la chimie, avec les moyens dont elle dispose, savoir
lexprimentation, dexplorer cette cohsion qualitative et variable des
corps44. On voit donc comment le projet dune philosophie de la nature tel
quil est dvelopp par Schelling dans les Ides de 1797 sappuie
principalement sur une conception dynamiste de la matire : cest le
dynamisme qui fournit la Naturphilosophie ses concepts fondamentaux,que les disciplines constituant le systme doivent appliquer et confirmer.
Cest en premier lieu le cas de la chimie, qui phnomnalise la
dynamique gnrale au sens o elle donne lieu une figuration qualitative
du rapport dynamique entre les forces fondamentales travers les ractions
chimiques et le phnomne de la diversit spcifique des matires. La
chimie offre ainsi, dans la mesure mme o elle est une science
exprimentale du contingent, une vrification fconde de l hypothse
dynamiste45. Dans un tel contexte, lide dune science de lorganisme
sinscrit bien dans ce systme de la nature, mais simplement titre de partieconstitutive parmi dautres, et elle savre moins dcisive que la chimie
dans la ralisation dudit systme.
43Voir Schelling,Ides,AAI 5, p. 236.44Voir ibid., p. 238.45 La conception de la matire comme tant le produit de deux forces dattraction et de
rpulsion est en effet prsente comme une hypothse ou une prsupposition dans lesIdes : voir ibid., p. 183sq.
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B. Lusage du concept dorganisme dans la philosophie transcendantale
Pourtant, si ltude de la nature organique est absente des deux livres
qui composent les Ides, le concept dorganisation est en revanche bien
prsent dans la longue introduction de louvrage46, ainsi que dans une uvre
contemporaine, lAperu gnral de la littrature philosophique la plus
rcente, qui, sans tre une uvre de philosophie de la nature proprement
parler, commence en poser les jalons. Quel rle joue exactement la notion
dorganisme dans ces deux textes, la tonalit plus programmatique et
rflexive que les deux livres des Ides, et quest-ce quindique, quant la
manire dont Schelling use de cette notion, le fait quelle ne soit pas
demble centrale dans les textes plus scientifiques ?
Afin de rpondre ces questions, il convient dabord de se penchersur la manire dont est dfini le projet gnral dune philosophie de la
nature. Or, ce que lon constate demble, cest quil est introduit partir
dune rflexion sur un problme relevant proprement de la philosophie
transcendantale, savoir celui de la ralit de notre connaissance. A quelles
conditions le contenu de notre savoir peut-il se voir reconnatre de
lobjectivit ? Le problme se pose de manire plus prcise en termes de
succession : en quoi la succession des reprsentations en nous correspond-
elle la succession relle des phnomnes lextrieur de nous47? Il sagit
alors dviter ce qui apparat Schelling comme deux cueils pour laphilosophie : dune part, rendre compte de lobjectivit de la succession des
reprsentations en nous en postulant un rapport de causalit entre les choses
extrieures et nos reprsentations un tel rapport de causalit se rvle en
effet inintelligible et partant inadquat fonder lobjectivit et la ralit de
la connaissance , dautre part, faire de lenchanement des reprsentations
en nous quelque chose de purement illusoire et inapte viser adquatement
un enchanement rel dans les choses une telle position revient au
scepticisme, mais dans ce dernier cas le problme consiste en ce que la
succession des reprsentations dans lesprit nest pas du tout explique
48
.Face ce double cueil, il ne reste quune solution :
46 Labsence de la notion dorganisme dans le corps de louvrage plaide, selon certainscommentateurs, pour une rdaction postrieure de lintroduction : voir Robert J. Richards,The Romantic Conception of Life. Science and Philosophy in the Age of Goethe , Chicago-London, The University of Chicago Press, 2002, p. 138.47Voir Schelling, Ides, AA, I 5, p. 85. En dfinissant de cette manire le problme de laralit de la connaissance, Schelling renvoie notamment la deuxime analogie delexprience dans la Critique de la raison pure, dans laquelle est aborde la question de laralit objective de la relation causale que lentendement pose entre les phnomnes.48 Lexplication par lhabitude avance par Hume ne fait pour Schelling que reculer la
difficult, dans la mesure o la rgularit de lhabitude exigerait dtre elle-mme fonde etjustifie : voir ibid., p. 89.
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Dduire de la naturede notre esprit et dans cette mesure de lesprit fini en
gnral la ncessit dune succession de ses reprsentations, et afin que cette
succession soit vritablement objective, faire surgir et devenir les choses
mmes en mme temps que cette succession en lui 49.
Il sagit donc de procder une gntisation concomitante du contenu
des reprsentations de lesprit et de la nature hors de lui, seul moyen de
garantir lobjectivit, cest--dire de rendre compte de la ncessit avec
laquelle cette succession nous apparat. Lhorizon de la philosophie
transcendantale, telle quelle se dfinit dans le projet de dpasser les apories
occasionnes par les interprtations errones de Kant, rside donc dans
lidentit entre systme de lesprit et systme de la nature. Or, ce qui est
remarquable dans la dmarche de Schelling, cest quil introduit la notiondorganisation pour caractriser lesprit dun tel projet.
Cest en effet pour montrer comment lidalisme transcendantal
dpasse le point de vue du ralisme dogmatique que Schelling mobilise pour
la premire fois le modle organique. Le dogmatisme a pour caractristique
de poser un rapport de causalit, dune part entre la srie des choses et la
srie des reprsentations, et dautre part pour rendre compte de la succession
des reprsentations dans lesprit. Or le problme vient de ce que le rapport
de cause effet choue rendre intelligible lexistence de la chose quil
prtend expliquer dans la mesure o rside toujours une diffrence insolubleentre la cause et leffet ; le rapport de causalit ne fait que rapprocher deux
lments qui restent pris dans leur altrit lun vis--vis de lautre. Cest
alors que le rapport de cause effet, assimil au mcanisme50, doit tre
destitu au profit dun modle organique. La nature organique offre en effet
lexemple dtres dont l existence nest dpendante daucune
existence autre 51. Lorganisme sauto-produit, en lui tout est
rciproquement cause et effet, il est cause et effet de lui-mme 52.
Schelling sappuie ici sur la dfinition de lorganisme donne par Kant dans
la Critique de la facult de juger53, mais lusage quil en fait rpond
49Ibid.50 Il y a donc une affinit conceptuelle entre le mcanisme sur le plan physique et ledogmatisme sur le plan mtaphysique.51Ibid., p. 93.52Ibid., p. 94.53 Voir Kant, Critique de la facult de juger, 64 et 65, Ak. V, p. 369-376, tr. AlainRenaut, Paris, Flammarion, 1995, p. 361-368. Lorigine kantienne de la dfinitionschellingienne de lorganisme a t souvent remarque par les commentateurs : voirnotamment Manfred Durner, Die Naturphilosophie im 18. Jahrhundert und der
naturwissenschaftliche Unterricht in Tbingen. Zu den Quellen von SchellingsNaturphilosophie in Archiv fr Geschichte der Philosophie, 73, 1991, p. 71-103, et plus
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davantage, en fin de compte, une inspiration leibnizienne. En effet, il
sagit de souligner lautonomie de lesprit dans lactivit reprsentationnelle
qui est la sienne, autonomie que Leibniz a fonde par lharmonie prtablie,
qui libre lactivit de lme de toute explication causale rapporte au corps,
et par la thorie de la monade, comprise comme une substance spirituelle
anime par une activit autonome de reprsentation. Le concept
dorganisme sert ainsi dabord expurger le criticisme de la notion
inconsquente de chose en soi, laquelle repose prcisment sur lide dune
affection, cest--dire dune action de nature causale, des choses sur notre
facult de reprsentation, et nest ce titre que le reliquat dun kantisme mal
compris54.
Lorganisme est donc limage ou lanalogonde lesprit, du point de
vue du caractre spontan de son activit et de la force interne par laquelle ilse produit lui-mme. Comme Schelling le dclare dans lAperu gnral :
seule la vie est lanalogon visible de ltre spirituel 55. La conception
kantienne de lorganisme comme tre finalis vient conforter cette thse : le
jugement tlologique est compris par Schelling comme un jugement dans
lequel forme et matire ne sont pas penses comme spares, mais au
contraire comme unies originairement. En effet, lexistence tlologise
nest-elle pas celle dun tre dans lequel la forme coordonne,
continuellement et avec progressivit, les transformations de la matire ?
Inversement, le dogmatique est celui qui ne parvient pas intuitionner cerapport dunit entre forme et matire et qui se trouve contraint dexpliquer
la forme organique par un enchanement causal daccidents matriels56.
Mais pour Schelling, cette liaison finalise de la matire et de la forme ne
peut tre que de nature idale, au sens o ce nest que pour un esprit quune
telle liaison peut exister. Cela ne signifie pas pour autant quelle nest
quune projection subjective, mais plutt que lobjectivit mme que lon
est contraint de reconnatre la configuration finalise des produits
organiques car ces produits existent bien indpendamment de nous dans la
particulirement p. 74-77 ; Bernhard Rang, Schellings Theorie des Lebens inZeitschriftfr philosophische Forschung, 42, 1988, p. 169-197 (ce dernier insiste aussi sur ce quidistingue lapproche schellingienne de lapproche kantienne : voir p. 170-174).54 Kant niait que les reprsentations fussent des copies des choses en soi. Mais il attribuait
pourtant de la ralit aux reprsentations. Ainsi ctait une consquence ncessaire il nepouvait en gnral y avoir aucune chose en soi, et pour notre reprsentation aucun originalen-dehors delle. Sinon lune et lautre ne pourraient saccorder. : Schelling, Aperu
gnral de la littrature philosophique la plus rcente,AAI 4, p. 80 n. Cest linterprtationreinholdienne de Kant qui est implicitement critique ici par Schelling.55Ibid., p. 115.56 De la mme faon, il est incapable de remonter lidentit synthtique originaire du
concept et de lintuition. On retrouve ici laffinit releve plus haut entre mcanisme etdogmatisme.
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nature est le signe dune homognit originaire entre lesprit et la
nature57. Cest ainsi quil faut comprendre la fameuse assertion qui conclut
lintroduction des Ides : la nature doit tre lesprit visible, lesprit, la
nature invisible , quil convient de complter par la phrase qui la suit
immdiatement : cest l donc, dans lidentit absolue de lesprit en nous
et de la nature en dehors de nous, que doit se rsoudre le problme de savoir
comment une nature lextrieur de nous est possible 58. Lunit de la
nature et de lesprit, que la philosophie de la nature a pour but de mettre au
jour, est donc fixe comme lhorizon dune interrogation dordre rsolument
transcendantal, et lorganisme, en tant que clef de vote de cette unit,
sinscrit lui aussi dans cette perspective transcendantale.
Sur la base de cette conception de lorganisme et du projet
systmatique qui anime la philosophie de la nature, Schelling en vient proposer une dfinition de la vie, qui pourra sappliquer communment
lesprit et lorganisme : la vie se dfinit par le mouvement libre59. Cette
autonomie de la vie, aussi bien spirituelle quorganique, se manifeste par le
fait de ne pas tre exclusivement dpendante dune stimulation extrieure
pour se mettre en action et par la capacit faire retour sur soi. Il y a bien
une forme de passivit, mais cette passivit rsulte de la tendance se faire
objet pour soi-mme, soit de la rflexion. Lquivalent de la rflexion
dans lorganisme est la finalit, le fait dtre par soi-mme
rciproquement cause et effet
60
, dans la mesure o par sa structuretlologise, lorganisme se dtermine de manire autonome vis--vis du
monde extrieur. Pour Schelling, cette autonomie nest pas explicable si
lon adopte une dfinition mcaniste ou matrialiste du vivant, qui rduirait
les fonctions proprement vitales un agencement spcifique des parties
matrielles du corps. Selon lui, une telle explication est insuffisante, car si
lon peut comprendre comment une certaine configuration des nerfs, des
muscles, des fibres, etc., constitue la condition de lexercice des fonctions
vitales, lharmonie complexe ncessaire la bonne excution de ces mmes
fonctions nest pas explique. Schelling adopte donc une positionrsolument vitaliste quant lexplication de la nature organique, au sens o
ce nest pas seulement la configuration matrielle des organes qui peut
57Voir Schelling,Ides,AAI 5, p. 95-98, etAperu,AAI 4, p. 113.58Schelling,Ides,AAI 5, p. 107.59Voir ibid., p. 100, etAperu,AAI 4, p. 115.60Ibid., p. 113. Schelling dclare, quelques lignes plus bas : Si lesprit humain est unenature sorganisant elle-mme, alors rien narrive en lui du dehors, mcaniquement; ce qui
est en lui il se lest form du dedans, selon un principe interne. Par consquent tout en luitend vers le systme, cest--dire vers la finalit absolue.
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expliquer le phnomne de la vie61 et o il est ncessaire de poser
lexistence dun principe non matriel dexplication. Il tend mme vers une
forme danimisme lorsquil dclare que lesprit pens comme principe de
la vie est lme 62. Il sagit cependant moins dun animisme stahlien
que dun animisme leibnizien, fond sur le refus de tout rapport de causalit
entre lme et le corps63.
C. Lorganisme comme paradigme pour la philosophie
On peut donc voir que lintrt pour la notion dorganisation est
motiv chez Schelling par une enqute de nature transcendantale sur les
conditions de la ralit du savoir. Le concept dorganisme nest pas
demble un concept de Naturphilosophie au sens strict, mais un conceptopratoire destin rendre possible lide mme dun systme de la nature
et de lesprit. A ce titre, lorganicit dfinit dabord la systmaticit elle-
mme. Cest en effet en rfrence au modle organique que Schelling pense
le rapport entre les diffrents systmes philosophiques qui ont t
dvelopps au cours de lhistoire et la manire dont ces diffrents systmes
peuvent tre vus comme constituant une unit :
ce systme universel nest pas une chane descendante o les membressont attachs les uns aux autres linfini, mais une organisation dans
laquelle chaque membre particulier est par rapport chaque autre
rciproquement fondement et consquence, moyen et fin 64.
Mais cette unification des diffrents systmes philosophiques par
lindication dun centre perspectif grce auquel ils cessent dapparatre
comme des agrgats disjoints nest possible que pour une philosophie qui
est elle-mme organique dans sa structure : il faut que le systme qui doit
servir de centre pour une histoire de la philosophie soit lui-mme capable
dun dveloppement. Il faut quen lui domine un esprit organisateur 65.
Ainsi, la philosophie schellingienne est bien une philosophie de
lorganisme, non pas tant, en fin de compte, au sens o elle se donnerait
pour tche de fournir une comprhension indite des corps organiss, mais
au sens o elle use dune dfinition reue de lorganisme (reue de Kant en
61La position de Schelling ne sassimile donc pas lorganicisme entendu au sens strict, telque le dfinit Rostan (voirsupra).62Ides,AAI 5, p. 103.63 Schelling prend soin de prciser que le recours la notion dme ne doit pas treinterprt comme ladoption dune position dualiste.64
Schelling,Aperu,AAI 4, p. 98.65Ibid., p. 99.
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loccurrence) afin de rsoudre un certain nombre de problmes
philosophiques, qui ne concernent pas demble la nature en tant que telle ;
elle est mme aussi, et peut-tre surtout, une philosophieorganique, ou une
philosophie tendant se constituer comme un tout organique. La premire
figuration du paradigme de lorganisme doit tre le systme philosophique
lui-mme.
Cette destination organiquede la philosophie sera encore accentue
dans ce quil est convenu dappeler la philosophie de lIdentit , qui est
inaugure en 1801 avec lExposition de mon systme de la philosophie et
qui prend pour point de dpart lidentit absolue dfinie comme indiffrence
du subjectif et de lobjectif. La philosophie de lIdentit se prsente ainsi
comme un systme, destin montrer lunit essentielle des deux versants
de labsolu que sont lidal et le rel, sachant que la distinction de lidal etdu rel est maintenue au niveau formel , cest--dire au niveau de la
manire dont labsolu mme sexprime ou sexpose. Dans un tel systme, le
particulier ne vaut quen tant quil est apprhend comme une image ou une
expression de luniversel. Le concept dorganisme fournit alors un outil
privilgi pour satisfaire cette exigence de systmaticit. Cest notamment
dans les Leons sur la mthode des tudes acadmiques, tenues Ina en
1802 et publies en 1803, que lorganisme joue le rle dun modle
pistmologique bien au-del de la science du vivant comme telle, et mme
de la philosophie de la nature. En effet, cest la totalit du savoir et dessciences que Schelling compare un organisme, et cette comparaison est
destine penser le rapport entre lintuition philosophique gnrale de la
totalit de ltre et la particularisation des savoirs dans les disciplines
drives ; cest ainsi quil dclare : chacun, saisi lui-mme par lesprit du
tout, doit concevoir sa science comme membre dun organisme 66. La tche
de la philosophie est donc de mettre au jour les fondements de cette unit
organique et de permettre la constitution de la diversit des savoirs en une
authentique totalit.
Outre cette considration pistmologique ayant trait lconomie dessavoirs, il y a galement une raison proprement philosophique, tenant la
comprhension mme de lidentit absolue et du rapport entre luniversel et
le particulier, qui recommande lorganisme comme paradigme. Lunit du
tout, permise par ce que Schelling appelle intuition intellectuelle , ne
66 Schelling, Leons sur la mthode des tudes acadmiques, SW V, p. 214, tr. Jean-Franois Courtine et Jacques Rivelaygue in Luc Ferry, Jean-Pierre Pesron et Alain Renaut(d.), Philosophies de lUniversit. Lidalisme allemand et la question de lUniversit,Paris, Payot, 1979, p. 46. Voir galement supra : la formation particulire en vue dune
branche spcialise doit donc tre prcde de la connaissance de la totalit organique dessciences (p. 213, tr. p. 45).
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dbouche pas sur une vision unitaire et indiffrencie, mais doit tre un
guide permettant de voir dans les tres singuliers et individuels autant
dinstanciations de lunit absolue. Or, pour cela, il faut sefforcer de saisir
le singulier dans sa singularit la plus radicale, cest--dire dans son
autonomie vis--vis des autres tres singuliers. Cela passe principalement
par une rupture avec un modle mcanique, fond sur le rapport de
causalit, dans la mesure o rendre compte de lexistence dun phnomne
particulier en le rattachant un autre phnomne particulier comme sa
cause, enferme le processus de connaissance dans une chane indfinie et
sans terme67. Il sagit au contraire de rapporter les phnomnes finis non pas
dautres phnomnes finis, mais linfini lui-mme ; cela nest possible
quen passant dune comprhension de type mcaniste une approche
organiciste, qui seule permet, en comprenant le particulier comme un trequi est la fois cause et effet de lui-mme, qui constitue une totalit close
sur elle-mme, dy reconnatre une image de luniversel et de labsolu. On
voit ainsi de quelle manire les notions relevant au dpart de la science de la
nature (le mcanisme et lorganisme) prennent, dans le systme de
lIdentit, une dimension beaucoup plus large et comment lorganisme y
devient un concept structurant. Schelling dclare en effet, dans les leons
tenues Wrzburg en 1804 : le rapport universel du monde phnomnal
au monde absolu est celui dun organe, et par consquent lorganisme nest
pas un concept particulier, valable seulement pour une espce de choses,mais un concept absolument universel 68.
D. Lorganisme dans la philosophie de la nature : ni vitalisme, ni
mcanisme
Si donc lintrt pour lorganisme se manifeste dabord, chez
Schelling, loccasion dun questionnement transcendantal destin fonder
la possibilit dun authentique systme philosophique, puis prend son essor,
partir de 1801 et de ladoption du systme de lidentit, comme promotionde lorganicit en concept philosophique suprme, la question est de savoir
dans quelle mesure la construction dont la notion dorganisme fait lobjet
dans le domaine de la philosophie de la nature proprement dite est cohrente
ou non avec le statut philosophique et architectonique quelle reoit dans la
67Cette critique du mcanisme est notamment mene dans la onzime desLeonsde 1803 :voir ibid.p. 296-305, tr. p. 133-140.68Schelling, Systme de la philosophie dans son ensemble et de la philosophie de la natureen particulier, SW VI, p. 372. A ce propos, Judith Schlanger affirme juste titre que la
philosophie de lidentit consiste dans luniversalisation de la rationalit de
lorganisme : Schelling et la ralit finie. Essai sur la philosophie de la Nature et delIdentit, Paris, PUF, 1966, p. 149.
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philosophie transcendantale et la philosophie de lIdentit. Le modle
vitaliste mis en uvre dans lintroduction aux Ides et dans lAperu
gnral, et le paradigme organiciste69 revendiqu dans le systme de
lIdentit sont-ils confirms et prpars par la thorie de lorganisme
dveloppe dans le domaine spcifique de la philosophie de la nature ?
Cette thorie est absente, comme nous lavons dit, des Ides pour une
philosophie de la nature, mais la deuxime uvre de Naturphilosophie,
publie en 1798, De lme du monde, une hypothse de la physique
suprieure pour lexplication de lorganisme universel, a, comme son titre
lindique, pour vocation de fonder une science philosophique de
lorganisme, fondation qui se poursuivra dans les uvres rdiges au cours
de lanne suivante, laPremire esquisse dun systme de philosophie de la
nature, et lIntroduction lEsquisse dun systme de philosophie de lanature.
Par certains aspects, lanalyse de la nature organique propose dans
De lme du monde sinscrit dans la continuit de la dfinition de
lorganisation et de la vie donne dans les Ideset dans lAperu. En effet,
la deuxime partie de louvrage, consacre l origine de lorganisme
universel , dfinit lobjet de la recherche comme visant dterminer si,
comme le prtendent certaines thories contemporaines, la vgtation et la
vie doivent tre considres comme desprocessus chimiques70. En 1797 la
chimie constituait le contrepoint indispensable de la physique dynamique entant quelle tait considre comme portant sur ce quil y a de contingent
dans la nature, mais dans luvre de 1798, son statut est mis en question et
elle se voit disputer ce privilge, en concurrence avec une science de
lorganisme. La chimie se voyait doter dun statut particulier dans la mesure
o, au sein mme de la nature inorganique, elle prsente le cas de
mouvements qui ne peuvent pas tre expliqus par le seul mcanisme des
lois du choc ; les mouvements qui constituent le procs chimique reposent
au contraire sur une rupture de lquilibre entre les forces qui constituent la
matire et provoquent par l un devenir de nouvelle matire
71
nonrductible la simple consquence de dplacements spatiaux de matires
dj existantes. Or cette caractristique invite voir une secrte analogie
entre les oprations animales naturelles et les oprations
69Nous utilisons le terme organiciste ici non pas en rfrence sa dfinition prcisedans le domaine de la physiologie, telle que nous lavons tudie chez Rostan par exemple,mais en son sens philosophique gnral que nous avons pos en introduction.70 Schelling, De lme du monde, une hypothse suprieure pour lexplication delorganisme universel, AAI 6, p. 183, tr. Stphane Schmitt, Paris, Presses de lEcole
normale suprieure, 2007, p. 119.71Ibid., p. 188, tr. p. 124.
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chimiques 72. Mais cette analogie peut-elle justifier de considrer les
processus chimiques comme conditions ncessaires et suffisantes du
surgissement de la vie ?
Cest sur une telle analogie que se fondent les thories de la
Lebenskraft, ou force vitale , reprsentatives du vitalisme de la fin du
dix-huitime sicle : en effet, elles refusent lexplication mcaniste du
vivant et y substituent le postulat dun principe sui generisprsent dans la
matire organise, principe qui se manifeste notamment dans les oprations
chimiques effectues dans lorganisme. Mais cest au nom du caractre
seulement analogique de cette explication du vivant que Schelling va tre
conduit critiquer les thories de la Lebenskraft, et se dmarquer en
consquence du vitalisme, ou du moins en proposer une version originale.
En ralit, la critique de Schelling porte simultanment sur deux points : ilsagit dune part de montrer que la chimie est insuffisante rendre compte
de la vie organique et dautre part de souligner le caractre insatisfaisant de
lide mme dune force vitale immanente la matire pour expliquer le
vivant. Le premier versant de la critique sadresse prioritairement aux
versions les plus matrialistes de la thorie de la Lebenskraft73.
Largument que Schelling oppose dabord lide selon laquelle la vie
pourrait tre explique par la seule rfrence aux processus chimiques qui
surviennent dans lorganisme est simple : dans la mesure o les processus
chimiques sont identiques dans les corps inertes et dans les corps vivants, ilsne peuvent dterminer eux seuls le caractre vivant des corps organiss. Il
faut donc statuer quelque chose de plus dans lorganisme :
le processus proprement chimique de la vie [] ne nous explique pas
comment la nature elle-mme maintient encore en quelque sorte sa volontdans ces effets inertes de forces aveugles dans ltre vivant, ce qui est rvl
par la structure, conforme une fin, de la matire animale, et qui nest
72Ibid.73 De mme que le courant dsign par le terme de vitalisme nest pas parfaitementhomogne et peut recouvrir des options pistmologiques et philosophiques assezdiffrentes, la Lebenskraft a reu des interprtations sensiblement divergentes, dontcertaines peuvent aller jusqu une forme de matrialisme. Cest le cas par exemple de celledAlexander von Humboldt que nous avons voque plus haut, ou encore de JohannChristian Reilque Schelling vise particulirement dans ces passages de Lme du monde.Sur Reil, voir Jantzen, Physiologischen Theorien , op. cit., p. 521, 553-559, et ReinhardMocek, Johann Christian Reil in Thomas Bach et Olaf Breidbach (d.),
Naturphilosophie nach Schelling, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2005, p.459-505 (en particulier p. 483-486 sur le caractre matrialiste de sa conception de la forcevitale, et p. 486-488 sur la polmique entre Reil et Schelling). Il faut rappeler ici que Reil
nest pas linventeur de la notion de Lebenskraft, qui a dabord t forge par JohannFriedrich Blumenbach.
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manifestement explicable que par un principe rsidant en dehors de la sphredu processus chimique et nentrantpas dans ce processus 74.
Ce quchoue expliquer le procs chimique, cest donc le caractre
finalis des produits organiques. Cette critique de la tendance expliquer lavie par la seule chimie est complte par la dnonciation dune
comprhension incohrente de la notion mme de matire qui caractrise
lide de force vitale. En effet, inscrire dans la matire animale un principe
comme la force vitale pour expliquer pourquoi les procs chimiques
donnent lieu la vie dans certains tres et pas dans dautres contrevient
luniversalit et la ncessit des lois de la nature : La nature ne peut []
suspendre aucune loi gnrale, et si des processus chimiques se produisent
dans une organisation, ils doivent le faire daprs les mmes lois que dans la
nature inanime 75. Schelling soulve ici lun des points problmatiques decertaines versions du vitalisme : vouloir rendre compte de la spcificit de la
vie ne doit pas conduire instaurer une rupture trop grande entre nature
inorganique et nature organique, ou pire, doter la matire elle-mme de
proprits destines expliquer la vie, proprits qui ne sont ds lors rien
dautre que des qualits occultes, voire une sorte de pouvoir magique 76.
Une telle dmarche savre scientifiquement dsastreuse, puisquen
soustrayant compltement lorganisme aux lois gnrales de la nature, elle
fait de lapparition de la vie un phnomne absolument contingent,
irrductible toute explication a priori. Inversement, faire reposer lesphnomnes vitaux sur la seule opration des processus chimiques interdit
de poser une quelconque forme de libert et dcart par rapport aux lois de
la physique. Cest alors que Schelling sefforce de proposer une position
mdiane, intermdiaire entre le vitalisme inconsquent de la Lebenskraftet
le mcanisme exacerb jusquau matrialisme. Lesprit gnral de la
position quil entend dfendre consiste dans lide que le fondement de la
vie, quon le pense comme purement matriel, comme chimique ou comme
un principe immatriel, ne peut tre contenu unilatralement dans la matire
animale comme telle, mais il ne peut pas non plus rsider exclusivement en
dehors delle. Schelling dveloppe donc un point de vue qui mane dune
74Schelling,De lme du monde,AAI 6, p. 204-205, tr. p. 139.75Ibid., p. 190, tr. p. 127. On trouve une critique similaire dans la Premire esquisse dun
systme de philosophie de la nature : voirAAI 7, p. 126.76
Schelling,De lme du monde,AA I 6, p. 215, tr. p. 149 ; voir aussi Premire esquisse ,AA, I 7, p. 300.
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critique conjointe du mcanisme et du vitalisme77, mais sur quelle
conception positive de la nature organique cette critique dbouche-t-elle ?
E. Pour une dfinition dynamiste de lorganisme
Pour le comprendre, il convient de revenir sur ce qui manque aux
thories de la Lebenskraft. Schelling leur reconnat le mrite davoir
compris que cest seulement par une action de nature chimique que la
manire dont lorganisme se maintient comme vivant est explicable78, mais
le problme vient de ce quelles nont pas vu que ce maintien mme ne peut
venir uniquement des lois du procs chimique, et donc de la matire animale
en tant que telle, et quil faut prsupposer quelque chose lextrieur de
lorganisme pour le faire. Cest ainsi que Schelling est amen proposerune conception proprement dynamistede la vie, qui repose sur une polarit
de principes opposs, vis--vis desquels le procs chimique constitue
seulement une condition ngative et non suffisante. Il faut prciser que si la
deuxime partie de Lme du monde est consacre la science de
lorganisme, toute la premire partie, qui sintitule Sur la premire force
dans la nature , expose la fondation de la philosophie de la nature sur une
conception dynamiste de la matire marque par un modle de polarit. La
matire est considre comme le produit dune dualit de forces ou de
principes opposs, et au sein de cette dualit, lun des principes joue le rledun principe ngatif, lautre, dun principe positif. Dans un tel contexte, ce
nest pas prioritairement lorganisme qui fournit le paradigme principal,
mais plutt llectricit et le magntisme. Schelling affirme que le premier
principe dune thorie philosophique de la nature consiste rechercher
la polarit et le dualisme dans toute la nature79. La distinction entre un
principe positif et un principe ngatif au sein de lopposition duale est
fonde sur lide selon laquelle toute action dans la nature est une action
rciproque80. Concrtement, il y a une tendance de la nature rechercher
lquilibre, et inversement une tendance rompre cet quilibre et rtablirle conflit.
Que faut-il conclure de ces principes gnraux en ce qui concerne
lexplication du vivant ? Ce quil faut expliquer, cest la diffrence entre les
procs chimiques tels quils se produisent dans la matire inerte et tels quils
77Sur ce point, voir Marie-Luise Heuser-Keler, Die Produktivitt der Natur. SchellingsNaturphilosophie und das neue Paradigma der Selbstorganisation in den
Naturwissenschaften, Berlin, Duncker & Humblot, 1986, p. 47-48.78Voir Schelling,Premire esquisse,AAI 7, p. 121.79
Schelling,De lme du monde,AAI 6, p. 151, tr. p. 89.80Ibid., p. 99, tr. p. 37.
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se produisent dans les corps organiss. Cette diffrence consiste en ce que,
alors que dans le cas de la matire inerte, le procs chimique, qui procde
dune perturbation de lquilibre, nest que temporaire, il est
perptuellement entretenu dans lorganisme. Mais do vient cette capacit
qua la vie de [maintenir] lquilibre continuellement perturb dans le
corps animal 81? En dautres termes, comment le processus reste
indfiniment processus et ne se sdimente jamais dfinitivement en un
produit ? Lide dune force vitale nest quun asile de lignorance pour
Schelling, et provient dune mauvaise comprhension de la notion mme de
force : la postulation dune force unique est impuissante expliquer la vie ;
celle-ci ne peut apparatre que dans un libre jeu de forcescontinuellement
entretenu par une certaine influence externe 82.
La solution rside alors dans lapplication du modle de polarit quirgit toute la nature. Le modle de polarit appliqu lorganisme conduit
affirmer que les causes du phnomne vital se partagent entre causes
positives et causes ngatives ; les causes ngatives (comme les processus
chimiques propres au corps organique par exemple) rsident lintrieur de
lorganisme lui-mme, les causes positives lui sont extrieures83. Schelling
se rfre alors au concept hallrien dirritabilit ou dexcitabilit, qui
prsente lavantage de ne pas relever du mcanisme, sans reposer, comme
chez Stahl notamment, sur la supposition de principes immatriels84. Mais
ce que Haller lui-mme na pas clairement vu, et que Schelling exploite ici,est le fait que lirritabilit repose fondamentalement sur un dualisme. Ce
dualisme permet de distinguer entre une cause positive et une cause ngative
de la vie, et par l met en jeu la relation entretenue par lorganisme avec le
monde extrieur, avec ce que lon appellera plus tard son milieu ou son
environnement. Ce que Schelling cherche viter dans lexplication de la
manire dont une stimulation extrieure suscite le processus vital, cest
dune part de postuler un seul principe (quil soit matriel ou immatriel) et
dautre part dexpliquer la stimulation par le seul exercice dune influence
extrieure
85
. Il faut donc penser un modle dans lequel laction extrieure ne
81Ibid., p. 190, tr. p. 126.82Ibid., p. 254, tr. p. 182.83Voir ibid., p. 192, 194-195, tr. p. 128, 130-131. Plus loin, au terme dune analyse quilserait fastidieux de reproduire ici, Schelling identifie la cause positive de la vie dansloxygne, eu gard au rle quil joue dans le systme sanguin : ibid., p. 235-236, tr. p. 167.84 Voir Premire esquisse, AA I 7, p. 172 : lessence de lorganisme consiste danslexcitabilit [Erregbarkeit] . Voir galement ibid., p. 126, o Schelling indique quilsagit de dpasser la fois le matrialisme physiologiste et limmatrialisme physiologistedans un troisime systme qui runit ce que chacun a de vrai. Sur lhommage Haller, voir
De lme du monde,AAI 6, p. 193, tr. p. 129.85
Cest une telle erreur qua commise notamment le mdecin cossais John Brown dans saconception de lexcitabilit : il fait reposer le dclenchement des processus vitaux sur la
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produit pas seulement un effet dans lorganisme, mais, en mme temps
quelle produit un tel effet, dclenche en lui une activit sui generisau sens
o sa nature et les effets quelle produit elle-mme ne dpendent pas
seulement de ce qui est contenu dans laction extrieure. Par l srige un
rapport de rciprocit entre lorganisme et son environnement, dont la
caractristique rside en ce que celui-l est le medium par lequel sexerce
linfluence de celui-ci, cest--dire que lorganisme se dispose activement,
pour ainsi dire, recevoir linfluence qui sexerce sur lui de lextrieur. Il
doit donc y avoir une dualit originaire dans lorganisme, qui implique une
double manire de ragir vis--vis du monde extrieur. Cette dualit se
manifeste sous la forme de la distinction entre systme nerveux et systme
musculaire, cest--dire entre sensibilit et irritabilit :
le vivant se distingue de linerte seulement dans la mesure o celui-ci estrceptif toute impression, alors que pour celui-l est dterminepar avance
par sa propre nature une sphrespcifiquede rceptivit, car par la sphre desa rceptivit est galement dtermine pour lorganisme la sphre de son
activit 86.
Le propre de lorganisme est donc, de manire au premier abord
paradoxale, de ntre pas sensible tout ce qui agit sur lui : il y a une
diffrence entre des phnomnes matriels extrieurs qui le laissent non
ractif, et dautres qui suscitent de sa part une raction spcifique ; cettediffrence sexplique par lirritabilit, savoir une certaine capacit se
mouvoir, interne et propre lorganisme. Le rapport de rciprocit entre
sensibilit et irritabilit offre donc une instanciation particulire de la
polarit gnrale qui rgit la nature dans son ensemble. Est-ce dire que
lorganisme nest quun exemple parmi dautres du dynamisme ? Ou bien
lorganisme se voit-il tout de mme attribuer un statut spcifique au sein de
laNaturphilosophie ?
F. Peut-il y avoir un primat de lorganisme dans une philosophie
dynamiste de la nature ?
Il y a notre sens deux critres principaux pour valuer le statut
paradigmatique ou non de la notion dorganisme au sein de la philosophie
de la nature : le premier concerne la manire dont est pense larticulation
entre nature inorganique et nature organique (celle-ci constitue-t-elle une
seule stimulation extrieure, sans prendre en considration la capacit interne de
lorganisme rpondre cette stimulation (voir ibid., p. 195-196, tr. p. 131).86Ibid., p. 181.
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sorte de sommet dans le rgne naturel ?) ; le second porte sur la possibilit
de transposer ce qui est dit de lorganisme individuel la totalit de la
nature (la nature dans son ensemble peut-elle tre pense sur le modle de
lorganisme ?).
En ce qui concerne le premier aspect, la position de Schelling est
assez subtile et complexe, et manifeste l encore un rapport distanci
lgard du vitalisme. En effet, dans lIntroduction lEsquisse dun systme
de philosophie de la nature, le philosophe dclare que le problme que
sefforce de rsoudre la Naturphilosophie consiste ramener une
formule commune la construction de la nature organique et celle de la
nature inorganique 87. Mais pour ce faire, il faut dabord penser la
diffrence entre nature inorganique et nature organique, et le passage de
lune lautre. Comme nous lavons vu, la vie consiste constammentempcher QUE lindiffrence soit atteinte88. Mais sur quoi repose
exactement ce pouvoir de la vie ? Empcher que lindiffrence soit atteinte
implique, de manire obvie, que de la diffrence soit constamment
rinjecte afin que le conflit ne spuise jamais. Ce qui caractrise donc la
nature organique, cest quen elle, ce qui apparat comme produit (ltre
organique singulier) ne doit jamais cesser dtre productif 89. De ce point
de vue, il y a bien une supriorit de la nature organique sur la nature
inorganique : la premire phnomnalise pour ainsi dire len soi de la
nature, au sens o elle est la prsentification de lessence mme dudynamisme, dont la nature inorganique ne dlivre que des figurations dans
lesquelles la productivit sest teinte pour laisser place un simple produit.
En principe, la productivit ne peut apparatre comme telle, dans la mesure
o elle repose sur lopposition de forces. Or une force, par dfinition, nest
rien de sensible et de phnomnal, elle nest apprhendable que par les
effets quelle produit. La nature organique est donc une sorte de tentative de
la nature dans son ensemble pour transcender la sparation entre
productivit et produit, et prsenter la productivit dans un produit. Elle est,
selon lexpression de Schelling, le produit la secondepuissance
90
.Cette diffrence de puissance repose sur le fait que la nature organique
ractive le processus de productivit partir de la dernire tape de ce que