Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

download Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

of 34

Transcript of Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    1/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    3

    Le statut de lorganisme

    dans la philosophie schellingienne de la nature

    Jean-Christophe Lemaitre

    (Universit de Paris-Sorbonne)

    On associe traditionnellement laNaturphilosophieromantique, au sein

    de laquelle on fait figurer en bonne place la Naturphilosophie dveloppe

    par Schelling partir de 1797, une conception organiciste de la

    nature1. Cette conception organiciste de la nature peut tre dfinie par les

    caractres suivants2: lorganisme est dabord apprhend, sous limpulsionde la rflexion kantienne mene dans la Critique de la facult de juger,

    comme un tre singulier au sein de la nature, cette singularit tant le plus

    souvent attribue, entre autres, son caractre finalis. En outre,

    lorganisme, au lieu dtre considr comme une exception au sein du rgne

    naturel, est rig en paradigme destin penser lensemble des phnomnes

    de la nature. Cest ainsi que lorganicit des tresvivants est mobilise pour

    rfuter la vision mcaniste de la nature, et pour fournir, loppos de cette

    vision, une conception dans laquelle la vie constitue la rfrence principale.

    La diffrence entre nature organique et nature inorganique nest pas nie,mais on tente de penser un passage, une volution progressive de lune

    lautre, ce qui passe par la reconnaissance, dans les phnomnes physiques

    et chimiques, de caractres anticipant, pour ainsi dire, le vivant3. Enfin, et ce

    point est distinguer du prcdent, dun point de vue plus spculatif, la

    1On peut citer comme particulirement reprsentative de cette interprtation la perspectivedErnst Bloch, pour qui la spcificit de laNaturphilosophie schellingienne rside dans le

    primat de la matire organique sur la matire inorganique : Natur als organisierendes

    Prinzip Materialismus beim frhen Schelling in Manfred Frank et Gerhard Kurz (d.),Materialen zu Schellings philosophischen Anfngen, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1975,p. 292-304, ici p. 295 (nous traduisons). Plus rcemment, Bernd-Olaf Kppers a plac unouvrage entirement consacr la philosophie schellingienne de la nature sous lgide de lanotion dorganisme : Natur als Organismus. Schellings frhe Naturphilosophie und ihre

    Bedeutung fr die moderne Biologie, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1992.2 Nous indiquons ici une dfinition philosophique gnrale de lorganicisme, quil fautdistinguer dun sens plus prcis de cette notion que nous voquerons plus loin propos dudbat quentretiennent certains savants et philosophes franais du dix-neuvime sicle etqui oppose organicisme et vitalisme.3On peut voir une illustration au vingtime sicle dun tel programme organiciste dansle projet dune philosophie de la nature tel quon le trouve formul par Hans Jonas, pourqui la philosophie de la nature est dabord philosophie de la vie. Dans cette perspective,

    lorganisme doit tre interprt comme prfigurant lesprit. Voir Organismus und Freiheit.Anstze zu einer philosophischen Biologie, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1973.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    2/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    4

    totalit de la nature, du monde, est elle-mme considre comme un

    organisme, en un sens qui nest pas simplement mtaphorique ou

    analogique. Il sagit en effet de penser le rapport entre le tout et les parties

    sur le modle de lorganisation. Lorganicisme est ainsi associ une

    pense de la totalit.

    On peut demble, partir de cette approche sommaire de

    lorganicisme censment caractristique de laNaturphilosophieromantique,

    reprer un certain nombre de tensions et de problmes dans le programme

    ainsi dfini. Tout dabord, une ambigut se fait jour concernant le rapport

    entre lorganique et linorganique. La tendance faire de lorganisme un

    paradigme pour la science de la nature induirait spontanment niveler la

    diffrence entre inorganique et organique, dans la mesure o un passage

    continu de lun lautre semble devoir tre recherch. Pourtant, lacomprhension mme de lorganisation sur laquelle repose cette promotion

    de lorganisme comme nouveau paradigme de la science de la nature est

    dabord labore partir de la saisie de la spcificit quelle reprsente eu

    gard au reste de la nature, explicable sur la base du mcanisme. Dune part,

    cest de cette manire que Kant pose le problme dans la dialectique de la

    facult de juger tlologique ; dautre part, cest aussi de cette manire quil

    est pos par les reprsentants du vitalisme4, qui se saisissent du concept

    dorganisation pour dfendre lide dune diffrence de nature entre

    phnomnes physiques et chimiques dun ct, et phnomnes organiquesde lautre, le problme consistant ds lors dterminer quel principe ou

    quelle instance dans le corps vivant il faut attribuer ce qui en fait la

    spcificit. Par ailleurs, on peut galement se demander en quoi la notion

    dorganisation, applique dabord des individus spars, peut tre

    pertinente pour penser cette fois la totalit. La nature peut-elle rellement

    tre pense comme un individuorganique ? Est-ce bien le mme concept

    dorganisme que lon retrouve appliqu lindividu et appliqu la

    totalit ?

    Nous souhaitons dvelopper ces problmes et tenter de rpondre cesquestions en nous plaant au sein de la philosophie de la nature de

    Schelling. Ce dernier est en effet traditionnellement considr comme lun

    des matres duvre de la Naturphilosophie romantique, et notamment

    comme celui qui en fournit une justification et une systmatisation

    proprement philosophiques5. Dans la mesure o la rflexion sur lorganisme

    4Nous indiquons plus loin ce en quoi consiste ce courant, dabord scientifique, mais dotdimplications philosophiques significatives.5 Tel est par exemple le rle que lui reconnat Georges Gusdorf dans son ouvrage

    classique : voirLe savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985, p. 41-52. EmmanuelRenault a cependant remis en cause cette vision des choses en insistant sur la diffrence

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    3/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    5

    constitue la pierre de touche du projet mme dune philosophie de la nature

    en gnral, il convient de sinterroger sur la place exacte que Schelling

    attribue aux notions dorganisme et dorganisation dans la philosophie de la

    nature quil inaugure en 1797 avec les Ides pour une philosophie de la

    nature et laquelle il travaille intensment jusquen 18066. Pour mener

    bien une telle clarification, il faut demble souligner que le concept

    dorganisme nest pas le seul concept central de la philosophie

    schellingienne de la nature ; en effet, lune de ses inspirations

    fondamentales rside dans une conception dynamique de la matire, hrite

    elle aussi de Kant. Cest ainsi quEmmanuel Renault dcrit juste titre

    lambition schellingienne dans sa premire Naturphilosophie, cest--dire

    celle des Ides de 1797 et De lme du mondede 1798, comme la volont

    d effectuer la synthse des deux sources kantiennes de laNaturphilosophie, lesPremiers principes mtaphysiques de la science de la

    nature, et la Critique de la facult de juger7. La question que lon peut se

    poser est ds lors de savoir si une telle ambition est effectivement ralise

    par Schelling, ou bien sil ny a pas une incompatibilit entre ces deux

    inspirations communes, et qui se rvleraient donc potentiellement

    concurrentielles. Lenjeu de cet examen rside dans la situation de Schelling

    vis--vis de lide dune philosophie de la vie : la place que tient

    lorganisme dans la rflexion schellingienne sur la nature en fait-elle un

    philosophe de la vie ? La notion de viejoue-t-elle effectivement le rle

    entre la Naturphilosophie dveloppe par certains auteurs romantiques (Novalis et Franzvon Baader par exemple, nonobstant les diffrences qui existent entre leurs projetsrespectifs, peuvent tre considrs comme des reprsentants de cette Naturphilosophieromantique) et les philosophies de la nature dveloppes par Schelling et Hegel, dontlintention, loin de fonder un discours pseudo-scienfitique sur des intuitions mystiques oufantasmagoriques, serait de reconstruire philosophiquement le savoir scientifique : voir

    Hegel. La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001, p. 19.6 Aprs cette date, Schelling ne rdige plus duvre spcifiquement consacre la

    philosophie de la nature (si lon excepte lExposition du procs de la nature, laborependant lhiver 1843-1844 : voir Schellings Smmtliche Werke, Stuttgart-Augsburg, Cotta,1856-1861 (dsormais abrg SW), t. X, p. 303-390), mais les acquis de cette dernirecontinuent de jouer un rle majeur dans sa rflexion ultrieure. Cest le cas par exempledans les Recherches philosophiques sur lessence de la libert humaine de 1809, o lanotion fondamentale du Grund, du fondement, est rattache par Schelling laconceptualisation mene dans la Naturphilosophie : voir SW VII, p. 357, tr. Jean-FranoisCourtine et Emmanuel Martineau in uvres mtaphysiques, Paris, Gallimard, 1980, p.143-144. De la mme manire, dans les leons quil consacre lhistoire de la philosophiemoderne la fin des annes 1820, Schelling expose, sans aucunement les renier, lesdveloppements de sa propre philosophie de la nature : voir Contribution lhistoire de la

    philosophie moderne, SW X, p. 99 sq, tr. Jean-Franois Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 116sq.7

    Emmanuel Renault, Philosophie chimique. Hegel et la science dynamiste de son temps,Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 100.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    4/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    6

    dun concept opratoire et structurant chez Schelling ? Sa conception de

    lorganisme est-elle par ailleurs parfaitement cohrente et univoque ?

    Afin de rpondre ces questions, il convient de reconstituer les termes

    du dbat portant sur la comprhension du vivant tel quil a lieu en amont et

    en aval de la dcennie au cours de laquelle Schelling dveloppe sa

    Naturphilosophie, et qui dfinit le contexte, la fois historique et

    problmatique, dans lequel sinscrit sa rflexion sur lorganisme.

    I. Vitalisme et organicisme dans la pense biologique des dix-huitime

    et dix-neuvime sicles

    Cest au cours du dix-septime sicle que le concept dorganisme

    simpose comme concept privilgi pour penser scientifiquement le vivant.Non pas que lorganisme nait pas t auparavant mobilis pour penser le

    corps de lanimal : cest bien videmment le cas chez Aristote, mais chez ce

    dernier la notion dorganon fait rfrence lide que le corps est

    linstrument ou loutil de lme8. Elle ne dsigne pas encore la

    fonctionnalit du corps pense de manire radicalement autonome vis--vis

    dun principe non corporel comme lme. Comme il est galement bien

    connu, cest le dveloppement de la science mcaniste, sous limpulsion de

    Descartes, qui met fin un certain modle animiste de la conception du

    vivant. La pense de lorganisme entretient ds lors un rapport ambivalentvis--vis du mcanisme : dune part, elle sy oppose en refusant de

    concevoir le corps purement et simplement comme de ltendue inerte et en

    se montrant attentive aux limites du paradigme de la machine concernant le

    corps vivant ; dautre part, le mcanisme contribue tablir les conditions

    ncessaires lavnement de la pense de lorganisme, cest--dire dune

    conception autonome du vivant, dans la mesure o il libre ce dernier des

    lments cosmiques avec lesquels on lapprhendait au Moyen ge, et plus

    gnralement de la conception galnique du corps9. La biologie apparat

    8 Voir Philippe Huneman, Mtaphysique et biologie. Kant et la constitution du conceptdorganisme, Paris, Kim, 2008, p. 22.9 Leibniz peut illustrer cette position ambivalente, dans la mesure o ltre organis est

    pens par lui selon un passage la limite vis--vis de la machine, si lon se rfre laclbre dfinition du corps organique donne au 64 de laMonadologie. Voir sur ce pointHuneman, op. cit., p. 26-30, ainsi que Roselyne Rey, Naissance et dveloppement duvitalisme en France de la deuxime moiti du 18

    e sicle la fin du Premier Empire,

    Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 55, qui considre la position de Leibniz comme une synthse entre un mcanisme pur fidle Descartes et la postulation dune facultimmatrielle agissant dans le corps, qui est notamment la position dveloppe par Stahl quenous voquerons plus loin. Ce qui distingue la position de Leibniz de lanimisme de Stahl,

    cest le fait que chez le second, laction de lme sur le corps est pense commelinteraction causale entre deux substances de statuts ontologiques distincts, ce avec quoi le

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    5/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    7

    ainsi dabord comme lun des domaines dapplication du mcanisme :

    lanatomie offre par exemple un domaine privilgi cette application10.

    Mais certains problmes font ressentir les limites du modle mcaniste pour

    penser le vivant : cest notamment le cas des questions concernant la

    gnration, qui est apparue comme difficilement explicable par la seule

    rfrence aux lois du mouvement11. Ce que lon reproche surtout au

    mcanisme est de ne pas permettre de comprendre la diffrence entre le

    vivant et le non-vivant. Ainsi, le mcanisme fournit dune manire

    paradoxale les conditions dmergence de la pense organiciste du vivant

    dune part en tant quil rend possible une approche scientifique du vivant et

    dautre part en tant quil suscite des critiques et des rserves portant sur sa

    capacit rendre compte adquatement des phnomnes de la vie.

    tablir la diffrence entre le vivant et linerte, telle est prcisment latche que se fixe Georg Ernst Stahl, qui se montre insatisfait par le

    mcanisme, tout en se gardant dun retour aux conceptions alchimiques et

    animistes au sens pr-cartsien du terme. Il sagit de reconnatre dans les

    corps vivants lexpression dun principe autonome de mouvement, dun

    principe de vie en ralit, reconnaissance qui seffectue notamment travers

    llaboration dune chimie proprement organique12. Cest ainsi que la

    conception stahlienne de lorganisme et du vivant constitue la rfrence

    principale de ce que lon appellera en France, partir du dix-huitime

    sicle, le vitalisme

    13

    . Le vitalisme peut dun certain point de vue treconsidr comme une reformulation de lanimisme et la thorie de Stahl

    est frquemment dsigne par le terme d animisme , dans la mesure o

    il consiste poser lexistence dun principe vital immatriel considr

    comme la cause des phnomnes ressortissant spcifiquement la vie

    organique. Il partage galement avec lui le rejet du modle mcaniste, dont

    lhgmonie dans le domaine de la science du vivant na pas t amoindrie

    par la physiologie de Stahl14. Le vitalisme se distingue cependant de

    premier, par la notion dharmonie prtablie, rompt dlibrment. Voir sur ce point ReneBouveresse, Spinoza et Leibniz. Lide danimisme universel, Paris, Vrin, 1992, p. 15.10Voir Jacques Roger,Les sciences de la vie dans la pense franaise du XVIIIe sicle. La

    gnration des animaux de Descartes lEncyclopdie, Paris, Armand Colin, 1963, p. 206-210.11Voir ibid., p. 219-220, et Huneman, op. cit., p. 24.12 Voir ibid., p. 36-38. Sur lidentification, chez Stahl, de la vie un principe demouvement, et plus prcisment de conservation de mouvement, voir FranoisDuchesneau, G.E. Stahl : Antimcanisme et physiologie in Archives internationalesdhistoire des sciences, 26, 1976, p. 3-26, ici p. 6.13Voir Hendrick C.D. de Wit,Histoire du dveloppement de la biologie , tr. Hendrick C.D.de Wit et Andr Baudire, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes,1993, p. 142-147.14

    Sur la manire dont le vitalisme stablit sur le fondement dune critique des limites dumcanisme, voir Rey, op. cit., p. 98-108. Particulirement emblmatique de cette critique se

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    6/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    8

    lanimisme ancien en tant que la vie est comprise non pas simplement

    comme animation du corps par un principe immatriel log en un centre

    dtermin, mais comme un ensemble dactivits opres par les organes et

    qui confre lorganisme total son caractre vivant15. Cest ainsi que lune

    des caractristiques du vitalisme rside dans la thorisation de la notion de

    proprits vitales , qui jouera un rle dcisif chez Bichat notamment.

    Lune des principales caractristiques de la pense vitaliste rside en effet

    dans laffirmation selon laquelle les proprits vitales ont ceci de spcifique

    par rapport aux proprits physiques et chimiques quelles sont spontanes,

    plus variables, moins rgulires, en un mot contingentes16.

    Mais ce que lon dsigne par le terme de vitalisme est loin de

    prsenter un visage uniforme, et certaines de ses tendances peuvent,

    loppos dune certaine affinit avec lanimisme, sorienter vers uneposition proprement matrialiste. Ces divergences internes la notion mme

    de vitalisme indiquentque ladoption dun point de vue vitaliste sur la science

    du vivant nimplique pas une option ontologique dtermine ; en effet, le

    vitalisme de mme dailleurs que le mcanisme peut saccommoder du

    dualisme ontologique de lme et du corps aussi bien que dun monisme

    matrialiste17. Cette indiffrence lgard dune dcision ontologique

    trouve tre larticle conomie animale de lEncyclopdie, rdig par Mnuret deChambaud, dont Roselyne Rey prsente lesprit gnral de la manire suivante : Lemcanique peut rendre compte de la succession, de lenchanement des fonctions ; il ne

    peut expliquer ni mme concevoir leur interdpendance, leur interaction, le fait que "toutconcourt, tout consent, tout conspire ensemble dans le corps" , ibid., p. 105 (la citationentre guillemets est la reformulation, par Mnuret, dun principe hippocratique).15Voir Huneman, op. cit., p. 64, 68. Sur cette diffrence entre animisme et vitalisme, voirgalement Duchesneau, op. cit., p. 26 : le vitalisme est une idologie distincte delanimisme, dans la mesure o il implique un doute ou du moins une suspension de

    jugement concernant lunit architectonique de la nature , ainsi que Rey, op. cit., p. 121,qui souligne que le vitalisme dun Mnuret de Chambaud renvoie dos dos mcanisme etanimisme au nom de leur commun maintien du dualisme ontologique, qui les contraint,

    pour expliquer le domaine du vivant, tenter de combler le foss ainsi creus entre le

    matriel et ce qui relve de lme par des mdiations ou des influences qui sont ds lorsdifficiles accepter thoriquement et confirmer empiriquement.16Sur lirrgularit des proprits vitales chez Bichat, voir Philippe Huneman, Bichat, lavie et la mort, Paris, PUF, 1998, p. 28-30. Sur la manire dont le vitalisme de Bichat est, dece point de vue, annonc par celui de Mnuret de Chambaud, voir Rey, op. cit., p. 106. Lecritre dune moindre rgularit et fixit des lois pour distinguer lorganique delinorganique sera encore dfendue en 1861 par Cournot, qui se rclame du vitalisme : voirAntoine-Augustin Cournot, Trait de lenchanement des ides fondamentales dans les

    sciences et dans lhistoire, in uvres compltes, Paris, Vrin, t. III, 1982, p. 206.17 Il faut relever ce propos que le vitalisme est une position avant tout motive par desconsidrations pistmologiques, dune part en ce que cest dabord une insatisfactiondordre pistmologique vis--vis du mcanisme qui suscite llaboration de la positionvitaliste, dautre part en ce que le dveloppement du vitalisme saccompagne de rflexions

    pistmologiques prcises concernant les rles respectifs de lobservation et delexprimentation en physiologie. Pour un aperu de ces rflexions, que nous naborderons

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    7/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    9

    ferme est assez bien exprime par Paul Joseph Barthez, lun des principaux

    reprsentants, avec Thophile de Bordeu, du vitalisme franais ou de ce que

    lon appelle galement lcole de Montpellier , lorsquil dclare, dans ses

    Nouveaux lments de la science de lhommede 1778 : Jappelle principe

    vital la cause qui engendre toutes les manifestations de la vie dans le corps

    humain. Cette cause porte toutes sortes de noms et lon peut choisir selon

    son got 18.

    Particulirement reprsentatives de cette indcision savrent tre les

    discussions relatives la notion dirritabilit dveloppe par Albrecht von

    Haller. Ce dernier dfinit les parties irritables de lorganisme comme celles

    qui, lors dun contact avec lextrieur, deviennent plus courtes19.

    Lirritabilit dsigne donc une certaine capacit de lorganisme ragir

    une stimulation extrieure et sassimile lexcitabilit. Mais selon Hallerlorganisme ne se caractrise pas seulement par la possession de parties

    irritables : sont prsentes en lui des parties sensibles par lesquelles cest

    lme elle-mme qui entre en contact avec lextrieur. La doctrine de Haller

    a suscit un dbat foisonnant au dix-huitime sicle, dbat quil nest pas

    question de reconstituer ici. Ce que lon peut indiquer cependant, cest que

    linterprtation de lirritabilit, et de son rapport la sensibilit, illustre de

    manire particulirement caractristique la diversit des options

    philosophiques induites par le vitalisme. Laccent mis par Haller lui-mme

    sur lirritabilit, plutt que sur la sensibilit, est le signe dune prise dedistance eu gard lanimisme de Stahl : dfinir le vivant par lirritabilit

    revient en effet le dterminer par le biais dune proprit qui ne requiert

    pas laction dune me. Pour cette raison, la tendance propre Thophile de

    Bordeu didentifier le principe vital fondamental dans la sensibilit est

    interprte par Haller comme une rsurgence clandestine de

    lanimisme 20. Il ne sagit pas pour autant, dans la perspective hallrienne,

    de souscrire une conception matrialiste ni purement mcaniste du

    vivant21. Mais le pas sera franchi par certains savants : cest le cas par

    exemple de La Mettrie. Celui-ci, dans son Histoire naturelle de lme,

    pas ici, et sur limportance du vitalisme dans la constitution de la physiologie commescience rigoureuse, voir Rey, op. cit., p. 148sq, 175, 403-404.18Cit in de Wit, op. cit., p. 143.19 Voir Jrg Jantzen, Physiologische theorien in Schelling, Historisch-kritische

    Ausgabe. Ergnzungsband zu Werke band 5 zu 9. Wissenschaftshistorischer Bericht zu

    Schellings naturphilosophischen Schriften 1797-1800, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994, p. 375-668, ici p. 404 (ldition critique des uvres de Schelling ralise

    par lAcadmie des sciences de Bavire et toujours en cours sera dsormais cite de lamanire suivante : AA (Akademische Ausgabe), suivi du numro de srie en chiffresromains et du numro de tome en chiffres arabes).20

    Rey, op. cit., p. 150.21Voir Huneman,Mtaphysique et biologie, op. cit., p. 60.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    8/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    10

    ddie Haller, sappuie sur la notion dirritabilit pour postuler une

    animation de la matire radicalement indpendante de tout principe

    spirituel ou immatriel. Le philosophe franais tente ensuite de rduire tous

    les processus psychiques eux-mmes des fonctions corporelles22.

    En Allemagne, Alexander von Humboldt dveloppera lui aussi une

    position proche du matrialisme partir dune interprtation de la notion

    hallrienne dirritabilit. Tout en maintenant lide dune force vitale

    destine rendre compte de la diffrence entre nature organique et nature

    inorganique, il sappuie conjointement sur le galvanisme (cest--dire la

    dcouverte du magntisme animal) et lide selon laquelle lexcitabilit

    constitue le caractre essentiel de la vie et de la nature organique, pour

    soutenir la thse selon laquelle tout ce qui survient dans la nature

    organique peut (comme les modifications de la nature morte) tre jug selondes lois mcaniques et chimiques 23et dfendre une conception que lon

    peut qualifier de rductionniste. Humboldt propose ainsi une dfinition

    chimique de la vie, et adopte par l une position qui nest plus si loigne de

    liatromcanisme du dbut du dix-huitime sicle, directement inspir du

    trait De lhomme de Descartes et reprsent notamment par Boerhaave.

    Quel rle joue donc la force vitale dans un tel contexte ? En ralit, la force

    vitale dsigne un certain agencement entre les parties qui composent les

    corps animaux et vgtaux, et cet agencement se trouve tre diffrent, et

    mme inverse, celui que lon trouve entre les mmes lments matrielsdans la nature inorganique24.

    La position de Humboldt anticipe ainsi sur le dbat qui animera

    certains savants franais du dix-neuvime sicle, la suite de llaboration

    par Bichat de sa physiologie exprimentale dinspiration vitaliste. Ce dbat

    concerne le rapport tablir entre lorganisation proprement dite, cest--

    dire lagencement des parties du corps vivant, et le principe vital : la

    premire est-elle la condition de la vie, ou bien au contraire la prsence dun

    principe vital immatriel est-elle ncessaire lorganisation du corps ? Le

    vitalisme stricto sensu penche clairement pour la deuxime option. Cestainsi que Charles-Louis Dumas, auteur dePrincipes de physiologie, o il se

    prsente comme un successeur de Barthez, dfinit les forces vitales comme

    une facult hyperorganique , dont la fonction est de rendre compte de

    22Voir Jantzen, op. cit., p. 417. Haller tiendra se dsolidariser explicitement de La Mettrie(ibid., p. 421).23 Alexander von Humboldt, Versuche ber die gereizte Muskel- und Nervenfaser nebstVermuthungen ber den chemischen Process des Lebens in der Thier- und Pflanzen, Berlin,

    1797, p. 49,cit par Jantzen, op. cit., p. 537 (nous traduisons).24Voir ibid., p. 538.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    9/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    11

    phnomnes que lorganisation seule choue expliquer25. Dans cette

    perspective, la structure organise du corps vivant est une consquence de la

    vie elle-mme. Mais cette orientation du vitalisme ne runit pas tous les

    suffrages et certains savants dveloppent une position baptise pour la

    premire fois par Lon Rostan en 1846 organicisme 26.

    La notion dorganicisme, dans le trait de Rostan, recouvre des

    lments divers, qui rassemblent la fois des principes physiologiques

    gnraux, une certaine pratique de la mdecine, et une conception

    proprement philosophique du vivant. Cette dernire repose sur lide selon

    laquelle il nexiste dans lhomme que des organes et des fonctions et

    les fonctions ne sont que les organes en exercice , cest--dire qu elles

    ne sont que des effets 27. Rostan ractive donc une conception

    instrumentale de lorganisme, dans laquelle lorgane est essentiellementoutil, dfini par la fonction quil exerce. Rciproquement, les fonctions

    vitales (ou ce que les vitalistes ont appel proprits vitales) sont rattaches

    un support matriel constitu par les organes. En rsulte une dfinition

    elle-mme instrumentale, ou plus exactement opratoire au sens o elle est

    dfinie par le fait de pouvoir ou non oprer certaines fonctions , de la vie28.

    Ce qui est frappant, cest que cette dfinition organiciste de la vie,

    dveloppe dans le cadre dune discussion explicite avec le vitalisme, et en

    particulier avec la physiologie de Bichat, sappuie sur la rsurgence dun

    modle mcaniste et dune comparaison avec la machine

    29

    , et sur larduction de la diffrence entre proprits physiques et proprits vitales

    une diffrence de degr. Ce que Bichat considrait comme des diffrences

    fondamentales des proprits vitales par rapport aux proprits physiques et

    chimiques (leur variabilit, leur diversit dun organisme lautre, leur

    dure limite, le fait quelles peuvent donner lieu un fonctionnement sain

    25Voir Rey, op. cit., p. 386-388. Les phnomnes relevant dune facult hyperorganiquesont la force assimilatrice, la force motrice ou dirritabilit, la sensibilit et la force de

    rsistance vitale.26Voir Lon Rostan, Exposition des principes de lorganicisme, Paris, Lab, 1846. Sur lefait que Rostan est le premier employer le terme dorganicisme pour dsigner cettedoctrine, voir Ralf Konersmann, Organizismus in Historisches Wrterbuch der

    Philosophie, Basel-Stuttgart, Schwabe & co, Bd 6, 1984, p. 1358-1361, ici p. 1358.27Voir Rostan, op. cit., p. 84-85.28 La vie nest que lensemble, la srie des fonctions ; La vie nest autre chose que ladisposition organique ncessaire au mouvement, ibid., p. 94.29Voir ibid., p. 98. Le principe de la comparaison effectue par Rostan est le suivant : demme que la machine, une fois construite par son artisan, na pas besoin dune forcespcifique pour fonctionner, de mme, les corps vivants, une fois crs par lintelligencesuprme, nont pas besoin de possder en eux-mmes un principe vital distinct de leurorganisation. Ce recours au paradigme de la machine ne doit cependant pas abuser : on voit

    quil est plus proche de la comprhension leibnizienne du rapport entre corps organis etproduit de la technique que du modle mcaniste cartsienstricto sensu.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    10/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    12

    ou un fonctionnement pathologique) nest pour Rostan que la consquence

    de la plus grande complexit des corps organiss30.

    La position exprime par Rostan na pas manqu de susciter des

    ractions et certains penseurs, comme Cournot ou Boutroux par exemple,

    ont tenu raffirmer avec vigueur les principes du vitalisme. La diffrence

    entre le point de vue organiciste et le point de vue vitaliste ainsi raffirme

    rside dans le fait que lorganisation ne se dfinit pas seulement par

    leffectuation de fonctions, mais par linteraction rciproque de la totalit

    des fonctions au sein de lunit du corps organique31. Boutroux insiste

    notamment sur lide que lorganisme est un systme hirarchis32. Or, pour

    rendre compte de cette interaction rciproque, la somme des organes pris

    comme tels, savoir comme parties matrielles du corps, quand bien mme

    ils prsenteraient un agencement particulier de leur matire ou se verraientattribuer une spontanit dans leffectuation de leurs fonctions respectives,

    est insuffisante. Ainsi, il faut avoir recours un principe vital, dont le rle

    est dtablir entre les parties de ltre vivant une solidarit, un consensde

    ractions harmoniques qui mettent en jeu des forces physiques destines

    rester latentes et inefficaces, sans linfluence de ce principe dunit

    harmonique, de direction commune et de solidarit 33. La vie nest donc

    pas le produit de la fonctionnalit des organes, mais au contraire, le fait que

    les organes fonctionnent comme organes dun corps proprement vivant

    repose sur la prsence initiale dun principe de vie.Faire de la vie la condition de lorganisation et non linverse conduit

    rtablir une diffrence de nature entre les phnomnes physiques et les

    phnomnes organiques. Face aux tentatives dexplication de la vie par ses

    conditions physiques dapparition, qui ne sont autres, pour Boutroux, que

    ptitions de principe34, les vitalistes prfrent revendiquer linintelligibilit

    du passage de linorganique lorganique35. Ce faisant, les penseurs

    vitalistes chappent ce qui leur apparat comme une inconsquence, ou

    comme une dmarche thoriquement insatisfaisante, consistant postuler

    dans la matire inerte elle-mme une sorte de qualit occulte, impose dansla perspective rductionniste prcisment par la ncessit dexpliquer la

    30Voir ibid., p. 125-126.31Voir Cournot, op. cit., 176, p. 167.32Voir Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, Paris, PUF, 1905, p. 79(cet ouvrage reprend la thse de lauteur rdige initialement en 1874).33Cournot, op. cit., 233, p. 219.34Voir Boutroux, op. cit., p. 83.35Voir Cournot,Matrialisme, vitalisme, rationalisme. Etudes sur lemploi des donnes dela science en philosophie, Paris, Hachette, 1875 (reprint Rome, Bizzarri, 1969), p. 87. Dansle Trait de lenchanement des ides fondamentales dans les sciences et dans lhistoire , il

    voque lessence, pour nous incomprhensible, des forces vitales : op. cit., 306, p.286.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    11/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    13

    diffrence des phnomnes organiques sans admettre lexistence dun

    principe vital immatriel.

    Au terme de ce rapide aperu, nous pouvons voir quune pense

    spcifique de lorganisme, dans laquelle ce dernier nest compris ni comme

    un simple instrument anim par une me, ni comme un agrgat de matire,

    est amene se constituer comme vitalisme. Malgr le caractre htroclite

    de ce mouvement, lune de ses principales constantes est lopposition,

    mthodologique et pistmologique, au mcanisme. Ce qui le caractrise

    galement, cest que la rfrence un principe vital, mme si ce dernier est

    conu comme quelque chose dimmatriel, doit dboucher sur une

    explication scientifique globale de la vie organique et de ses oprations

    spcifiques. Mais le caractre immatriel du principe vital et la difficult

    penser son mode opratoire au sein de la matire organise

    36

    conduisentcertains savants dfendre des versions du vitalisme tendant au

    matrialisme, ou, comme le fait Rostan, inverser le rapport de priorit

    entre les deux notions de vie et dorganisation. Schelling dmontre, dans ses

    crits de Naturphilosophie, une connaissance solide des thories

    scientifiques de son temps, en particulier de celles concernant la

    physiologie. Quel est donc son positionnement dans ces dbats portant sur la

    situation de lorganisme, et de la connaissance dont il peut faire lobjet, au

    sein de la nature ? Sapparente-t-il une forme de vitalisme, un

    organicisme au sens de Rostan ? Surtout, quelle fonction joue lacomprhension scientifique de lorganisme dans lconomie de son systme

    philosophique ?

    II. La pense schellingienne de lorganisme et de la vie

    A. Quelle place pour lorganisme dans une Naturphilosophiedynamiste ?

    Ce quil faut constater tout dabord, cest que ltude de la nature

    organique noccupe pas demble une place centrale dans la philosophieschellingienne de la nature. En effet, le premier ouvrage de Schelling

    consacr la Naturphilosophie parat en 1797 sous le titre, inspir de

    Herder, Ides pour une philosophie de la nature ; il est compos dune

    introduction dveloppe, consacre aux problmes quune philosophie de

    la nature a rsoudre et de deux livres : le premier est plutt descriptif et

    expose les thories scientifiques rcentes sur la combustion, llectricit, le

    36De ce point de vue, le vitalisme peut tre amen rencontrer des problmes similaires

    ceux poss par le dualisme ontologique de lme et du corps, mme si le principe vital nestjamais pens comme une substance au sens mtaphysique du terme.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    12/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    14

    magntisme, etc., auxquelles Schelling adhre, tandis que le second est plus

    rflexif et porte sur le statut des concepts scientifiques et le projet dun

    systme de la science de la nature. Or, dans ces deux livres, qui constituent

    le corps de louvrage, Schelling aborde seulement le domaine de la physique

    et de la chimie ; la nature organique ny est pas traite. Est seulement

    annonc, dans lavant-propos, le projet dune physiologie , qui viendra

    complter le systme que doit sefforcer de constituer la philosophie de la

    nature. Ce systme repose sur une science fondamentale, la dynamique, elle-

    mme prolonge par la chimie. De ce socle fondamental dcoulent des

    disciplines drives comme la doctrine gnrale du mouvement, comportant

    la statique et la mcanique, et ce que Schelling appelle les principes de la

    doctrine de la nature, de la tlologie et de la physiologie 37. On voit donc

    que lide dune science de lorganisme nest prsente dans un premiertemps que comme une partie du systme gnral de la nature, fonde sur

    une science suprme constitue par la dynamique. Le concept dorganisme

    nest donc pas, semble-t-il, destin jouer une fonction opratoire et

    architectonique au sein du projet de philosophie de la nature.

    En outre, Schelling dveloppe une conception du systme des sciences

    de la nature dans laquelle il doit y avoir place pour une science portant sur

    ce quil y a de contingent dans la nature. Or nous avons vu prcdemment

    que lun des arguments classiques du vitalisme en faveur de la spcificit de

    la nature organique par rapport la nature inorganique rside dans lavariabilit, et partant dans une certaine contingence, des lois qui rgissent le

    vivant. Mais chez Schelling, en 1797 du moins, la science qui assume cette

    contingence sans laquelle un systme de la nature ne serait pas complet

    nest pas la science de lorganisme, mais la chimie. Cette fonction accorde

    la chimie, et plus largement cette conception dun systme de la nature

    englobant les phnomnes envisags dans ce quils ont de contingent, se

    situent dans le cadre dune discussion avec Kant. Schelling suit en effet les

    indications que donne ce dernier sur la chimie dans les Premiers principes

    mtaphysiques de la science de la nature, mais il en tire des conclusionsopposes. En effet, dans la prface aux Anfangsgrnde, Kant refuse la

    chimie le statut dune authentique science rationnelle et ne la considre que

    comme un art systmatique . Cette mise au ban de la chimie est justifie

    par labsence en elle de ce que Kant appelle une partie pure . Pour tre

    une vritable science, une discipline doit en effet possder une partie pure,

    dans laquelle sont tablis de manire apodictique les principes a prioriqui

    37Schelling,Ides pour une philosophie de la nature (dsormais cit Ides), AAI 5, p. 64

    (nous traduisons ; lorsque nous citons un texte de Schelling sans indiquer de traductionfranaise publie, la traduction est de nous).

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    13/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    15

    rendent les phnomnes tudis possibles38. Seule cette partie pure peut

    donner la partie empirique dune science la dimension dapodicticit

    requise pour constituer une connaissance authentiquement scientifique. Or

    la chimie est de part en part empirique, ce qui signifie que les lois que lon

    peut dduire des diffrentes exprimentations effectues par le chimiste ne

    peuvent tre considres comme ncessaires. Ce trait se manifeste

    notamment par limpossibilit dappliquer les mathmatiques aux principes

    de la chimie, cest--dire que ses concepts ne peuvent faire lobjet dune

    construction, dune prsentation dans lintuition pure. Lun des concepts

    fondamentaux de la chimie, lpoque de Kant, est celui daffinit, terme

    qui dsigne le rapprochement et lloignement de certaines matires en

    vertu de leurs qualits, de leurs densits spcifiques. Or un tel concept ne

    peut constituer un principe a priori, car la diversit qualitative de la matirene peut faire lobjet que dune observation empirique39.

    Schelling reconnat volontiers, la suite de Kant, le caractre non

    mathmatisable et non constructible des principes de la chimie40, mais la

    chimie conserve une place dans le systme de la nature dans la mesure o

    elle porte sur laspect qualitatifde la matire, dont ne rendent pas compte la

    dynamique et la mcanique. La chimie a en effet pour vocation dexpliquer

    des mouvements qui soprent dans les corps immobiles et qui ne dpendent

    pas du rapport quantitatif des masses au sein de ces corps41. Plus largement,

    la chimie accomplit lorientation dynamiste de la Naturphilosophiedans lamesure o elle permet de prendre en compte dans le systme de la nature

    non seulement les mouvements produits par le choc, et donc naissant du

    mouvement mme, mais encore les mouvements naissant du repos. Les

    mouvements observs par le chimiste sont des mouvements autonomes, et

    cette autonomie seule peut rendre pleinement justice la notion de force42.

    38 Voir Kant, Premiers principes mtaphysiques de la science de la nature, in Kantsgesammelte Schriften, hrsg. von der Kniglich Preussischen Akademie (dsormais cit Ak.suivi du numro de tome en chiffres romains), Berlin, Reimer, 1902 sq, t. IV, p. 469, tr.

    Franois de Gandt in uvres philosophiques, Paris, Gallimard, t. II, p. 365-366.39Sur le caractre non constructible des principes de la chimie, voir Mai Lequan, La chimieselon Kant, Paris, PUF, 2000, p. 11-14, repris in Paul Clavier et alii, La philosophie deKant, Paris, PUF, 2003, p. 118-123.40Voir notamment Schelling,Ides,AA I 5, p. 305.41Voir ibid., p. 82-83.42Lune des sources fondamentales de la Naturphilosophieschellingienne est de ce pointde vue la dynamique leibnizienne, et la dfinition complexe de la force qui y estdveloppe, notamment la distinction entre force active et force passive. En attribuant lachimie la tche de rendre compte de la qualit des corps, Schelling se montre fidle aureproche adress par Leibniz au mcanisme dtre incapable, en sappuyant sur unedfinition unilatrale et partielle du mouvement, dexpliquer la diversit des apparencesque nous percevons (Leibniz, De la nature en elle-mme, ou de la force inhrente aux

    choses cres et de leurs actions pour servir de confirmation et dclaircissement ladynamique de lauteur, tr. Paul Schrecker in Opuscules choisis, Paris, Vrin, 2001, p. 227).

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    14/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    16

    Ce complment de la physique dynamique par la chimie est interprt par

    Schelling comme le complment dune science du ncessaire par une

    science du contingent, mais cette irruption du contingent est indispensable

    lesprit mme de la physique dynamique.

    Ce qui caractrise en effet la conception dynamiste de la matire

    rside en ce quelle est le produit de lactivit de deux forces opposes,

    attraction et rpulsion. Mais pour que cette activit se maintienne et pour

    que la matire soit mise en mouvement, il faut que lquilibre entre les deux

    forces soit constamment rompu. Or cette rupture de lquilibre ne peut, la

    manire en quelque sorte du clinamen picurien, avoir lieu en fonction

    dune loi ncessaire43. En outre, si la dynamique gnrale expose de manire

    systmatique et ncessaire les conditions de limpntrabilit de la matire,

    elle nest pas en mesure dindiquer le degr de cohsion que prsente telleou telle matire dtermine. Cette notion de cohsion, qui correspond la

    fois lunit et la densit spcifique dun corps, dsigne en effet quelque

    chose de contingent au regard des principes gnraux de la dynamique et

    cest la chimie, avec les moyens dont elle dispose, savoir

    lexprimentation, dexplorer cette cohsion qualitative et variable des

    corps44. On voit donc comment le projet dune philosophie de la nature tel

    quil est dvelopp par Schelling dans les Ides de 1797 sappuie

    principalement sur une conception dynamiste de la matire : cest le

    dynamisme qui fournit la Naturphilosophie ses concepts fondamentaux,que les disciplines constituant le systme doivent appliquer et confirmer.

    Cest en premier lieu le cas de la chimie, qui phnomnalise la

    dynamique gnrale au sens o elle donne lieu une figuration qualitative

    du rapport dynamique entre les forces fondamentales travers les ractions

    chimiques et le phnomne de la diversit spcifique des matires. La

    chimie offre ainsi, dans la mesure mme o elle est une science

    exprimentale du contingent, une vrification fconde de l hypothse

    dynamiste45. Dans un tel contexte, lide dune science de lorganisme

    sinscrit bien dans ce systme de la nature, mais simplement titre de partieconstitutive parmi dautres, et elle savre moins dcisive que la chimie

    dans la ralisation dudit systme.

    43Voir Schelling,Ides,AAI 5, p. 236.44Voir ibid., p. 238.45 La conception de la matire comme tant le produit de deux forces dattraction et de

    rpulsion est en effet prsente comme une hypothse ou une prsupposition dans lesIdes : voir ibid., p. 183sq.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    15/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    17

    B. Lusage du concept dorganisme dans la philosophie transcendantale

    Pourtant, si ltude de la nature organique est absente des deux livres

    qui composent les Ides, le concept dorganisation est en revanche bien

    prsent dans la longue introduction de louvrage46, ainsi que dans une uvre

    contemporaine, lAperu gnral de la littrature philosophique la plus

    rcente, qui, sans tre une uvre de philosophie de la nature proprement

    parler, commence en poser les jalons. Quel rle joue exactement la notion

    dorganisme dans ces deux textes, la tonalit plus programmatique et

    rflexive que les deux livres des Ides, et quest-ce quindique, quant la

    manire dont Schelling use de cette notion, le fait quelle ne soit pas

    demble centrale dans les textes plus scientifiques ?

    Afin de rpondre ces questions, il convient dabord de se penchersur la manire dont est dfini le projet gnral dune philosophie de la

    nature. Or, ce que lon constate demble, cest quil est introduit partir

    dune rflexion sur un problme relevant proprement de la philosophie

    transcendantale, savoir celui de la ralit de notre connaissance. A quelles

    conditions le contenu de notre savoir peut-il se voir reconnatre de

    lobjectivit ? Le problme se pose de manire plus prcise en termes de

    succession : en quoi la succession des reprsentations en nous correspond-

    elle la succession relle des phnomnes lextrieur de nous47? Il sagit

    alors dviter ce qui apparat Schelling comme deux cueils pour laphilosophie : dune part, rendre compte de lobjectivit de la succession des

    reprsentations en nous en postulant un rapport de causalit entre les choses

    extrieures et nos reprsentations un tel rapport de causalit se rvle en

    effet inintelligible et partant inadquat fonder lobjectivit et la ralit de

    la connaissance , dautre part, faire de lenchanement des reprsentations

    en nous quelque chose de purement illusoire et inapte viser adquatement

    un enchanement rel dans les choses une telle position revient au

    scepticisme, mais dans ce dernier cas le problme consiste en ce que la

    succession des reprsentations dans lesprit nest pas du tout explique

    48

    .Face ce double cueil, il ne reste quune solution :

    46 Labsence de la notion dorganisme dans le corps de louvrage plaide, selon certainscommentateurs, pour une rdaction postrieure de lintroduction : voir Robert J. Richards,The Romantic Conception of Life. Science and Philosophy in the Age of Goethe , Chicago-London, The University of Chicago Press, 2002, p. 138.47Voir Schelling, Ides, AA, I 5, p. 85. En dfinissant de cette manire le problme de laralit de la connaissance, Schelling renvoie notamment la deuxime analogie delexprience dans la Critique de la raison pure, dans laquelle est aborde la question de laralit objective de la relation causale que lentendement pose entre les phnomnes.48 Lexplication par lhabitude avance par Hume ne fait pour Schelling que reculer la

    difficult, dans la mesure o la rgularit de lhabitude exigerait dtre elle-mme fonde etjustifie : voir ibid., p. 89.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    16/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    18

    Dduire de la naturede notre esprit et dans cette mesure de lesprit fini en

    gnral la ncessit dune succession de ses reprsentations, et afin que cette

    succession soit vritablement objective, faire surgir et devenir les choses

    mmes en mme temps que cette succession en lui 49.

    Il sagit donc de procder une gntisation concomitante du contenu

    des reprsentations de lesprit et de la nature hors de lui, seul moyen de

    garantir lobjectivit, cest--dire de rendre compte de la ncessit avec

    laquelle cette succession nous apparat. Lhorizon de la philosophie

    transcendantale, telle quelle se dfinit dans le projet de dpasser les apories

    occasionnes par les interprtations errones de Kant, rside donc dans

    lidentit entre systme de lesprit et systme de la nature. Or, ce qui est

    remarquable dans la dmarche de Schelling, cest quil introduit la notiondorganisation pour caractriser lesprit dun tel projet.

    Cest en effet pour montrer comment lidalisme transcendantal

    dpasse le point de vue du ralisme dogmatique que Schelling mobilise pour

    la premire fois le modle organique. Le dogmatisme a pour caractristique

    de poser un rapport de causalit, dune part entre la srie des choses et la

    srie des reprsentations, et dautre part pour rendre compte de la succession

    des reprsentations dans lesprit. Or le problme vient de ce que le rapport

    de cause effet choue rendre intelligible lexistence de la chose quil

    prtend expliquer dans la mesure o rside toujours une diffrence insolubleentre la cause et leffet ; le rapport de causalit ne fait que rapprocher deux

    lments qui restent pris dans leur altrit lun vis--vis de lautre. Cest

    alors que le rapport de cause effet, assimil au mcanisme50, doit tre

    destitu au profit dun modle organique. La nature organique offre en effet

    lexemple dtres dont l existence nest dpendante daucune

    existence autre 51. Lorganisme sauto-produit, en lui tout est

    rciproquement cause et effet, il est cause et effet de lui-mme 52.

    Schelling sappuie ici sur la dfinition de lorganisme donne par Kant dans

    la Critique de la facult de juger53, mais lusage quil en fait rpond

    49Ibid.50 Il y a donc une affinit conceptuelle entre le mcanisme sur le plan physique et ledogmatisme sur le plan mtaphysique.51Ibid., p. 93.52Ibid., p. 94.53 Voir Kant, Critique de la facult de juger, 64 et 65, Ak. V, p. 369-376, tr. AlainRenaut, Paris, Flammarion, 1995, p. 361-368. Lorigine kantienne de la dfinitionschellingienne de lorganisme a t souvent remarque par les commentateurs : voirnotamment Manfred Durner, Die Naturphilosophie im 18. Jahrhundert und der

    naturwissenschaftliche Unterricht in Tbingen. Zu den Quellen von SchellingsNaturphilosophie in Archiv fr Geschichte der Philosophie, 73, 1991, p. 71-103, et plus

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    17/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    19

    davantage, en fin de compte, une inspiration leibnizienne. En effet, il

    sagit de souligner lautonomie de lesprit dans lactivit reprsentationnelle

    qui est la sienne, autonomie que Leibniz a fonde par lharmonie prtablie,

    qui libre lactivit de lme de toute explication causale rapporte au corps,

    et par la thorie de la monade, comprise comme une substance spirituelle

    anime par une activit autonome de reprsentation. Le concept

    dorganisme sert ainsi dabord expurger le criticisme de la notion

    inconsquente de chose en soi, laquelle repose prcisment sur lide dune

    affection, cest--dire dune action de nature causale, des choses sur notre

    facult de reprsentation, et nest ce titre que le reliquat dun kantisme mal

    compris54.

    Lorganisme est donc limage ou lanalogonde lesprit, du point de

    vue du caractre spontan de son activit et de la force interne par laquelle ilse produit lui-mme. Comme Schelling le dclare dans lAperu gnral :

    seule la vie est lanalogon visible de ltre spirituel 55. La conception

    kantienne de lorganisme comme tre finalis vient conforter cette thse : le

    jugement tlologique est compris par Schelling comme un jugement dans

    lequel forme et matire ne sont pas penses comme spares, mais au

    contraire comme unies originairement. En effet, lexistence tlologise

    nest-elle pas celle dun tre dans lequel la forme coordonne,

    continuellement et avec progressivit, les transformations de la matire ?

    Inversement, le dogmatique est celui qui ne parvient pas intuitionner cerapport dunit entre forme et matire et qui se trouve contraint dexpliquer

    la forme organique par un enchanement causal daccidents matriels56.

    Mais pour Schelling, cette liaison finalise de la matire et de la forme ne

    peut tre que de nature idale, au sens o ce nest que pour un esprit quune

    telle liaison peut exister. Cela ne signifie pas pour autant quelle nest

    quune projection subjective, mais plutt que lobjectivit mme que lon

    est contraint de reconnatre la configuration finalise des produits

    organiques car ces produits existent bien indpendamment de nous dans la

    particulirement p. 74-77 ; Bernhard Rang, Schellings Theorie des Lebens inZeitschriftfr philosophische Forschung, 42, 1988, p. 169-197 (ce dernier insiste aussi sur ce quidistingue lapproche schellingienne de lapproche kantienne : voir p. 170-174).54 Kant niait que les reprsentations fussent des copies des choses en soi. Mais il attribuait

    pourtant de la ralit aux reprsentations. Ainsi ctait une consquence ncessaire il nepouvait en gnral y avoir aucune chose en soi, et pour notre reprsentation aucun originalen-dehors delle. Sinon lune et lautre ne pourraient saccorder. : Schelling, Aperu

    gnral de la littrature philosophique la plus rcente,AAI 4, p. 80 n. Cest linterprtationreinholdienne de Kant qui est implicitement critique ici par Schelling.55Ibid., p. 115.56 De la mme faon, il est incapable de remonter lidentit synthtique originaire du

    concept et de lintuition. On retrouve ici laffinit releve plus haut entre mcanisme etdogmatisme.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    18/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    20

    nature est le signe dune homognit originaire entre lesprit et la

    nature57. Cest ainsi quil faut comprendre la fameuse assertion qui conclut

    lintroduction des Ides : la nature doit tre lesprit visible, lesprit, la

    nature invisible , quil convient de complter par la phrase qui la suit

    immdiatement : cest l donc, dans lidentit absolue de lesprit en nous

    et de la nature en dehors de nous, que doit se rsoudre le problme de savoir

    comment une nature lextrieur de nous est possible 58. Lunit de la

    nature et de lesprit, que la philosophie de la nature a pour but de mettre au

    jour, est donc fixe comme lhorizon dune interrogation dordre rsolument

    transcendantal, et lorganisme, en tant que clef de vote de cette unit,

    sinscrit lui aussi dans cette perspective transcendantale.

    Sur la base de cette conception de lorganisme et du projet

    systmatique qui anime la philosophie de la nature, Schelling en vient proposer une dfinition de la vie, qui pourra sappliquer communment

    lesprit et lorganisme : la vie se dfinit par le mouvement libre59. Cette

    autonomie de la vie, aussi bien spirituelle quorganique, se manifeste par le

    fait de ne pas tre exclusivement dpendante dune stimulation extrieure

    pour se mettre en action et par la capacit faire retour sur soi. Il y a bien

    une forme de passivit, mais cette passivit rsulte de la tendance se faire

    objet pour soi-mme, soit de la rflexion. Lquivalent de la rflexion

    dans lorganisme est la finalit, le fait dtre par soi-mme

    rciproquement cause et effet

    60

    , dans la mesure o par sa structuretlologise, lorganisme se dtermine de manire autonome vis--vis du

    monde extrieur. Pour Schelling, cette autonomie nest pas explicable si

    lon adopte une dfinition mcaniste ou matrialiste du vivant, qui rduirait

    les fonctions proprement vitales un agencement spcifique des parties

    matrielles du corps. Selon lui, une telle explication est insuffisante, car si

    lon peut comprendre comment une certaine configuration des nerfs, des

    muscles, des fibres, etc., constitue la condition de lexercice des fonctions

    vitales, lharmonie complexe ncessaire la bonne excution de ces mmes

    fonctions nest pas explique. Schelling adopte donc une positionrsolument vitaliste quant lexplication de la nature organique, au sens o

    ce nest pas seulement la configuration matrielle des organes qui peut

    57Voir Schelling,Ides,AAI 5, p. 95-98, etAperu,AAI 4, p. 113.58Schelling,Ides,AAI 5, p. 107.59Voir ibid., p. 100, etAperu,AAI 4, p. 115.60Ibid., p. 113. Schelling dclare, quelques lignes plus bas : Si lesprit humain est unenature sorganisant elle-mme, alors rien narrive en lui du dehors, mcaniquement; ce qui

    est en lui il se lest form du dedans, selon un principe interne. Par consquent tout en luitend vers le systme, cest--dire vers la finalit absolue.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    19/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    21

    expliquer le phnomne de la vie61 et o il est ncessaire de poser

    lexistence dun principe non matriel dexplication. Il tend mme vers une

    forme danimisme lorsquil dclare que lesprit pens comme principe de

    la vie est lme 62. Il sagit cependant moins dun animisme stahlien

    que dun animisme leibnizien, fond sur le refus de tout rapport de causalit

    entre lme et le corps63.

    C. Lorganisme comme paradigme pour la philosophie

    On peut donc voir que lintrt pour la notion dorganisation est

    motiv chez Schelling par une enqute de nature transcendantale sur les

    conditions de la ralit du savoir. Le concept dorganisme nest pas

    demble un concept de Naturphilosophie au sens strict, mais un conceptopratoire destin rendre possible lide mme dun systme de la nature

    et de lesprit. A ce titre, lorganicit dfinit dabord la systmaticit elle-

    mme. Cest en effet en rfrence au modle organique que Schelling pense

    le rapport entre les diffrents systmes philosophiques qui ont t

    dvelopps au cours de lhistoire et la manire dont ces diffrents systmes

    peuvent tre vus comme constituant une unit :

    ce systme universel nest pas une chane descendante o les membressont attachs les uns aux autres linfini, mais une organisation dans

    laquelle chaque membre particulier est par rapport chaque autre

    rciproquement fondement et consquence, moyen et fin 64.

    Mais cette unification des diffrents systmes philosophiques par

    lindication dun centre perspectif grce auquel ils cessent dapparatre

    comme des agrgats disjoints nest possible que pour une philosophie qui

    est elle-mme organique dans sa structure : il faut que le systme qui doit

    servir de centre pour une histoire de la philosophie soit lui-mme capable

    dun dveloppement. Il faut quen lui domine un esprit organisateur 65.

    Ainsi, la philosophie schellingienne est bien une philosophie de

    lorganisme, non pas tant, en fin de compte, au sens o elle se donnerait

    pour tche de fournir une comprhension indite des corps organiss, mais

    au sens o elle use dune dfinition reue de lorganisme (reue de Kant en

    61La position de Schelling ne sassimile donc pas lorganicisme entendu au sens strict, telque le dfinit Rostan (voirsupra).62Ides,AAI 5, p. 103.63 Schelling prend soin de prciser que le recours la notion dme ne doit pas treinterprt comme ladoption dune position dualiste.64

    Schelling,Aperu,AAI 4, p. 98.65Ibid., p. 99.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    20/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    22

    loccurrence) afin de rsoudre un certain nombre de problmes

    philosophiques, qui ne concernent pas demble la nature en tant que telle ;

    elle est mme aussi, et peut-tre surtout, une philosophieorganique, ou une

    philosophie tendant se constituer comme un tout organique. La premire

    figuration du paradigme de lorganisme doit tre le systme philosophique

    lui-mme.

    Cette destination organiquede la philosophie sera encore accentue

    dans ce quil est convenu dappeler la philosophie de lIdentit , qui est

    inaugure en 1801 avec lExposition de mon systme de la philosophie et

    qui prend pour point de dpart lidentit absolue dfinie comme indiffrence

    du subjectif et de lobjectif. La philosophie de lIdentit se prsente ainsi

    comme un systme, destin montrer lunit essentielle des deux versants

    de labsolu que sont lidal et le rel, sachant que la distinction de lidal etdu rel est maintenue au niveau formel , cest--dire au niveau de la

    manire dont labsolu mme sexprime ou sexpose. Dans un tel systme, le

    particulier ne vaut quen tant quil est apprhend comme une image ou une

    expression de luniversel. Le concept dorganisme fournit alors un outil

    privilgi pour satisfaire cette exigence de systmaticit. Cest notamment

    dans les Leons sur la mthode des tudes acadmiques, tenues Ina en

    1802 et publies en 1803, que lorganisme joue le rle dun modle

    pistmologique bien au-del de la science du vivant comme telle, et mme

    de la philosophie de la nature. En effet, cest la totalit du savoir et dessciences que Schelling compare un organisme, et cette comparaison est

    destine penser le rapport entre lintuition philosophique gnrale de la

    totalit de ltre et la particularisation des savoirs dans les disciplines

    drives ; cest ainsi quil dclare : chacun, saisi lui-mme par lesprit du

    tout, doit concevoir sa science comme membre dun organisme 66. La tche

    de la philosophie est donc de mettre au jour les fondements de cette unit

    organique et de permettre la constitution de la diversit des savoirs en une

    authentique totalit.

    Outre cette considration pistmologique ayant trait lconomie dessavoirs, il y a galement une raison proprement philosophique, tenant la

    comprhension mme de lidentit absolue et du rapport entre luniversel et

    le particulier, qui recommande lorganisme comme paradigme. Lunit du

    tout, permise par ce que Schelling appelle intuition intellectuelle , ne

    66 Schelling, Leons sur la mthode des tudes acadmiques, SW V, p. 214, tr. Jean-Franois Courtine et Jacques Rivelaygue in Luc Ferry, Jean-Pierre Pesron et Alain Renaut(d.), Philosophies de lUniversit. Lidalisme allemand et la question de lUniversit,Paris, Payot, 1979, p. 46. Voir galement supra : la formation particulire en vue dune

    branche spcialise doit donc tre prcde de la connaissance de la totalit organique dessciences (p. 213, tr. p. 45).

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    21/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    23

    dbouche pas sur une vision unitaire et indiffrencie, mais doit tre un

    guide permettant de voir dans les tres singuliers et individuels autant

    dinstanciations de lunit absolue. Or, pour cela, il faut sefforcer de saisir

    le singulier dans sa singularit la plus radicale, cest--dire dans son

    autonomie vis--vis des autres tres singuliers. Cela passe principalement

    par une rupture avec un modle mcanique, fond sur le rapport de

    causalit, dans la mesure o rendre compte de lexistence dun phnomne

    particulier en le rattachant un autre phnomne particulier comme sa

    cause, enferme le processus de connaissance dans une chane indfinie et

    sans terme67. Il sagit au contraire de rapporter les phnomnes finis non pas

    dautres phnomnes finis, mais linfini lui-mme ; cela nest possible

    quen passant dune comprhension de type mcaniste une approche

    organiciste, qui seule permet, en comprenant le particulier comme un trequi est la fois cause et effet de lui-mme, qui constitue une totalit close

    sur elle-mme, dy reconnatre une image de luniversel et de labsolu. On

    voit ainsi de quelle manire les notions relevant au dpart de la science de la

    nature (le mcanisme et lorganisme) prennent, dans le systme de

    lIdentit, une dimension beaucoup plus large et comment lorganisme y

    devient un concept structurant. Schelling dclare en effet, dans les leons

    tenues Wrzburg en 1804 : le rapport universel du monde phnomnal

    au monde absolu est celui dun organe, et par consquent lorganisme nest

    pas un concept particulier, valable seulement pour une espce de choses,mais un concept absolument universel 68.

    D. Lorganisme dans la philosophie de la nature : ni vitalisme, ni

    mcanisme

    Si donc lintrt pour lorganisme se manifeste dabord, chez

    Schelling, loccasion dun questionnement transcendantal destin fonder

    la possibilit dun authentique systme philosophique, puis prend son essor,

    partir de 1801 et de ladoption du systme de lidentit, comme promotionde lorganicit en concept philosophique suprme, la question est de savoir

    dans quelle mesure la construction dont la notion dorganisme fait lobjet

    dans le domaine de la philosophie de la nature proprement dite est cohrente

    ou non avec le statut philosophique et architectonique quelle reoit dans la

    67Cette critique du mcanisme est notamment mene dans la onzime desLeonsde 1803 :voir ibid.p. 296-305, tr. p. 133-140.68Schelling, Systme de la philosophie dans son ensemble et de la philosophie de la natureen particulier, SW VI, p. 372. A ce propos, Judith Schlanger affirme juste titre que la

    philosophie de lidentit consiste dans luniversalisation de la rationalit de

    lorganisme : Schelling et la ralit finie. Essai sur la philosophie de la Nature et delIdentit, Paris, PUF, 1966, p. 149.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    22/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    24

    philosophie transcendantale et la philosophie de lIdentit. Le modle

    vitaliste mis en uvre dans lintroduction aux Ides et dans lAperu

    gnral, et le paradigme organiciste69 revendiqu dans le systme de

    lIdentit sont-ils confirms et prpars par la thorie de lorganisme

    dveloppe dans le domaine spcifique de la philosophie de la nature ?

    Cette thorie est absente, comme nous lavons dit, des Ides pour une

    philosophie de la nature, mais la deuxime uvre de Naturphilosophie,

    publie en 1798, De lme du monde, une hypothse de la physique

    suprieure pour lexplication de lorganisme universel, a, comme son titre

    lindique, pour vocation de fonder une science philosophique de

    lorganisme, fondation qui se poursuivra dans les uvres rdiges au cours

    de lanne suivante, laPremire esquisse dun systme de philosophie de la

    nature, et lIntroduction lEsquisse dun systme de philosophie de lanature.

    Par certains aspects, lanalyse de la nature organique propose dans

    De lme du monde sinscrit dans la continuit de la dfinition de

    lorganisation et de la vie donne dans les Ideset dans lAperu. En effet,

    la deuxime partie de louvrage, consacre l origine de lorganisme

    universel , dfinit lobjet de la recherche comme visant dterminer si,

    comme le prtendent certaines thories contemporaines, la vgtation et la

    vie doivent tre considres comme desprocessus chimiques70. En 1797 la

    chimie constituait le contrepoint indispensable de la physique dynamique entant quelle tait considre comme portant sur ce quil y a de contingent

    dans la nature, mais dans luvre de 1798, son statut est mis en question et

    elle se voit disputer ce privilge, en concurrence avec une science de

    lorganisme. La chimie se voyait doter dun statut particulier dans la mesure

    o, au sein mme de la nature inorganique, elle prsente le cas de

    mouvements qui ne peuvent pas tre expliqus par le seul mcanisme des

    lois du choc ; les mouvements qui constituent le procs chimique reposent

    au contraire sur une rupture de lquilibre entre les forces qui constituent la

    matire et provoquent par l un devenir de nouvelle matire

    71

    nonrductible la simple consquence de dplacements spatiaux de matires

    dj existantes. Or cette caractristique invite voir une secrte analogie

    entre les oprations animales naturelles et les oprations

    69Nous utilisons le terme organiciste ici non pas en rfrence sa dfinition prcisedans le domaine de la physiologie, telle que nous lavons tudie chez Rostan par exemple,mais en son sens philosophique gnral que nous avons pos en introduction.70 Schelling, De lme du monde, une hypothse suprieure pour lexplication delorganisme universel, AAI 6, p. 183, tr. Stphane Schmitt, Paris, Presses de lEcole

    normale suprieure, 2007, p. 119.71Ibid., p. 188, tr. p. 124.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    23/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    25

    chimiques 72. Mais cette analogie peut-elle justifier de considrer les

    processus chimiques comme conditions ncessaires et suffisantes du

    surgissement de la vie ?

    Cest sur une telle analogie que se fondent les thories de la

    Lebenskraft, ou force vitale , reprsentatives du vitalisme de la fin du

    dix-huitime sicle : en effet, elles refusent lexplication mcaniste du

    vivant et y substituent le postulat dun principe sui generisprsent dans la

    matire organise, principe qui se manifeste notamment dans les oprations

    chimiques effectues dans lorganisme. Mais cest au nom du caractre

    seulement analogique de cette explication du vivant que Schelling va tre

    conduit critiquer les thories de la Lebenskraft, et se dmarquer en

    consquence du vitalisme, ou du moins en proposer une version originale.

    En ralit, la critique de Schelling porte simultanment sur deux points : ilsagit dune part de montrer que la chimie est insuffisante rendre compte

    de la vie organique et dautre part de souligner le caractre insatisfaisant de

    lide mme dune force vitale immanente la matire pour expliquer le

    vivant. Le premier versant de la critique sadresse prioritairement aux

    versions les plus matrialistes de la thorie de la Lebenskraft73.

    Largument que Schelling oppose dabord lide selon laquelle la vie

    pourrait tre explique par la seule rfrence aux processus chimiques qui

    surviennent dans lorganisme est simple : dans la mesure o les processus

    chimiques sont identiques dans les corps inertes et dans les corps vivants, ilsne peuvent dterminer eux seuls le caractre vivant des corps organiss. Il

    faut donc statuer quelque chose de plus dans lorganisme :

    le processus proprement chimique de la vie [] ne nous explique pas

    comment la nature elle-mme maintient encore en quelque sorte sa volontdans ces effets inertes de forces aveugles dans ltre vivant, ce qui est rvl

    par la structure, conforme une fin, de la matire animale, et qui nest

    72Ibid.73 De mme que le courant dsign par le terme de vitalisme nest pas parfaitementhomogne et peut recouvrir des options pistmologiques et philosophiques assezdiffrentes, la Lebenskraft a reu des interprtations sensiblement divergentes, dontcertaines peuvent aller jusqu une forme de matrialisme. Cest le cas par exemple de celledAlexander von Humboldt que nous avons voque plus haut, ou encore de JohannChristian Reilque Schelling vise particulirement dans ces passages de Lme du monde.Sur Reil, voir Jantzen, Physiologischen Theorien , op. cit., p. 521, 553-559, et ReinhardMocek, Johann Christian Reil in Thomas Bach et Olaf Breidbach (d.),

    Naturphilosophie nach Schelling, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2005, p.459-505 (en particulier p. 483-486 sur le caractre matrialiste de sa conception de la forcevitale, et p. 486-488 sur la polmique entre Reil et Schelling). Il faut rappeler ici que Reil

    nest pas linventeur de la notion de Lebenskraft, qui a dabord t forge par JohannFriedrich Blumenbach.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    24/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    26

    manifestement explicable que par un principe rsidant en dehors de la sphredu processus chimique et nentrantpas dans ce processus 74.

    Ce quchoue expliquer le procs chimique, cest donc le caractre

    finalis des produits organiques. Cette critique de la tendance expliquer lavie par la seule chimie est complte par la dnonciation dune

    comprhension incohrente de la notion mme de matire qui caractrise

    lide de force vitale. En effet, inscrire dans la matire animale un principe

    comme la force vitale pour expliquer pourquoi les procs chimiques

    donnent lieu la vie dans certains tres et pas dans dautres contrevient

    luniversalit et la ncessit des lois de la nature : La nature ne peut []

    suspendre aucune loi gnrale, et si des processus chimiques se produisent

    dans une organisation, ils doivent le faire daprs les mmes lois que dans la

    nature inanime 75. Schelling soulve ici lun des points problmatiques decertaines versions du vitalisme : vouloir rendre compte de la spcificit de la

    vie ne doit pas conduire instaurer une rupture trop grande entre nature

    inorganique et nature organique, ou pire, doter la matire elle-mme de

    proprits destines expliquer la vie, proprits qui ne sont ds lors rien

    dautre que des qualits occultes, voire une sorte de pouvoir magique 76.

    Une telle dmarche savre scientifiquement dsastreuse, puisquen

    soustrayant compltement lorganisme aux lois gnrales de la nature, elle

    fait de lapparition de la vie un phnomne absolument contingent,

    irrductible toute explication a priori. Inversement, faire reposer lesphnomnes vitaux sur la seule opration des processus chimiques interdit

    de poser une quelconque forme de libert et dcart par rapport aux lois de

    la physique. Cest alors que Schelling sefforce de proposer une position

    mdiane, intermdiaire entre le vitalisme inconsquent de la Lebenskraftet

    le mcanisme exacerb jusquau matrialisme. Lesprit gnral de la

    position quil entend dfendre consiste dans lide que le fondement de la

    vie, quon le pense comme purement matriel, comme chimique ou comme

    un principe immatriel, ne peut tre contenu unilatralement dans la matire

    animale comme telle, mais il ne peut pas non plus rsider exclusivement en

    dehors delle. Schelling dveloppe donc un point de vue qui mane dune

    74Schelling,De lme du monde,AAI 6, p. 204-205, tr. p. 139.75Ibid., p. 190, tr. p. 127. On trouve une critique similaire dans la Premire esquisse dun

    systme de philosophie de la nature : voirAAI 7, p. 126.76

    Schelling,De lme du monde,AA I 6, p. 215, tr. p. 149 ; voir aussi Premire esquisse ,AA, I 7, p. 300.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    25/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    27

    critique conjointe du mcanisme et du vitalisme77, mais sur quelle

    conception positive de la nature organique cette critique dbouche-t-elle ?

    E. Pour une dfinition dynamiste de lorganisme

    Pour le comprendre, il convient de revenir sur ce qui manque aux

    thories de la Lebenskraft. Schelling leur reconnat le mrite davoir

    compris que cest seulement par une action de nature chimique que la

    manire dont lorganisme se maintient comme vivant est explicable78, mais

    le problme vient de ce quelles nont pas vu que ce maintien mme ne peut

    venir uniquement des lois du procs chimique, et donc de la matire animale

    en tant que telle, et quil faut prsupposer quelque chose lextrieur de

    lorganisme pour le faire. Cest ainsi que Schelling est amen proposerune conception proprement dynamistede la vie, qui repose sur une polarit

    de principes opposs, vis--vis desquels le procs chimique constitue

    seulement une condition ngative et non suffisante. Il faut prciser que si la

    deuxime partie de Lme du monde est consacre la science de

    lorganisme, toute la premire partie, qui sintitule Sur la premire force

    dans la nature , expose la fondation de la philosophie de la nature sur une

    conception dynamiste de la matire marque par un modle de polarit. La

    matire est considre comme le produit dune dualit de forces ou de

    principes opposs, et au sein de cette dualit, lun des principes joue le rledun principe ngatif, lautre, dun principe positif. Dans un tel contexte, ce

    nest pas prioritairement lorganisme qui fournit le paradigme principal,

    mais plutt llectricit et le magntisme. Schelling affirme que le premier

    principe dune thorie philosophique de la nature consiste rechercher

    la polarit et le dualisme dans toute la nature79. La distinction entre un

    principe positif et un principe ngatif au sein de lopposition duale est

    fonde sur lide selon laquelle toute action dans la nature est une action

    rciproque80. Concrtement, il y a une tendance de la nature rechercher

    lquilibre, et inversement une tendance rompre cet quilibre et rtablirle conflit.

    Que faut-il conclure de ces principes gnraux en ce qui concerne

    lexplication du vivant ? Ce quil faut expliquer, cest la diffrence entre les

    procs chimiques tels quils se produisent dans la matire inerte et tels quils

    77Sur ce point, voir Marie-Luise Heuser-Keler, Die Produktivitt der Natur. SchellingsNaturphilosophie und das neue Paradigma der Selbstorganisation in den

    Naturwissenschaften, Berlin, Duncker & Humblot, 1986, p. 47-48.78Voir Schelling,Premire esquisse,AAI 7, p. 121.79

    Schelling,De lme du monde,AAI 6, p. 151, tr. p. 89.80Ibid., p. 99, tr. p. 37.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    26/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    28

    se produisent dans les corps organiss. Cette diffrence consiste en ce que,

    alors que dans le cas de la matire inerte, le procs chimique, qui procde

    dune perturbation de lquilibre, nest que temporaire, il est

    perptuellement entretenu dans lorganisme. Mais do vient cette capacit

    qua la vie de [maintenir] lquilibre continuellement perturb dans le

    corps animal 81? En dautres termes, comment le processus reste

    indfiniment processus et ne se sdimente jamais dfinitivement en un

    produit ? Lide dune force vitale nest quun asile de lignorance pour

    Schelling, et provient dune mauvaise comprhension de la notion mme de

    force : la postulation dune force unique est impuissante expliquer la vie ;

    celle-ci ne peut apparatre que dans un libre jeu de forcescontinuellement

    entretenu par une certaine influence externe 82.

    La solution rside alors dans lapplication du modle de polarit quirgit toute la nature. Le modle de polarit appliqu lorganisme conduit

    affirmer que les causes du phnomne vital se partagent entre causes

    positives et causes ngatives ; les causes ngatives (comme les processus

    chimiques propres au corps organique par exemple) rsident lintrieur de

    lorganisme lui-mme, les causes positives lui sont extrieures83. Schelling

    se rfre alors au concept hallrien dirritabilit ou dexcitabilit, qui

    prsente lavantage de ne pas relever du mcanisme, sans reposer, comme

    chez Stahl notamment, sur la supposition de principes immatriels84. Mais

    ce que Haller lui-mme na pas clairement vu, et que Schelling exploite ici,est le fait que lirritabilit repose fondamentalement sur un dualisme. Ce

    dualisme permet de distinguer entre une cause positive et une cause ngative

    de la vie, et par l met en jeu la relation entretenue par lorganisme avec le

    monde extrieur, avec ce que lon appellera plus tard son milieu ou son

    environnement. Ce que Schelling cherche viter dans lexplication de la

    manire dont une stimulation extrieure suscite le processus vital, cest

    dune part de postuler un seul principe (quil soit matriel ou immatriel) et

    dautre part dexpliquer la stimulation par le seul exercice dune influence

    extrieure

    85

    . Il faut donc penser un modle dans lequel laction extrieure ne

    81Ibid., p. 190, tr. p. 126.82Ibid., p. 254, tr. p. 182.83Voir ibid., p. 192, 194-195, tr. p. 128, 130-131. Plus loin, au terme dune analyse quilserait fastidieux de reproduire ici, Schelling identifie la cause positive de la vie dansloxygne, eu gard au rle quil joue dans le systme sanguin : ibid., p. 235-236, tr. p. 167.84 Voir Premire esquisse, AA I 7, p. 172 : lessence de lorganisme consiste danslexcitabilit [Erregbarkeit] . Voir galement ibid., p. 126, o Schelling indique quilsagit de dpasser la fois le matrialisme physiologiste et limmatrialisme physiologistedans un troisime systme qui runit ce que chacun a de vrai. Sur lhommage Haller, voir

    De lme du monde,AAI 6, p. 193, tr. p. 129.85

    Cest une telle erreur qua commise notamment le mdecin cossais John Brown dans saconception de lexcitabilit : il fait reposer le dclenchement des processus vitaux sur la

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    27/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    29

    produit pas seulement un effet dans lorganisme, mais, en mme temps

    quelle produit un tel effet, dclenche en lui une activit sui generisau sens

    o sa nature et les effets quelle produit elle-mme ne dpendent pas

    seulement de ce qui est contenu dans laction extrieure. Par l srige un

    rapport de rciprocit entre lorganisme et son environnement, dont la

    caractristique rside en ce que celui-l est le medium par lequel sexerce

    linfluence de celui-ci, cest--dire que lorganisme se dispose activement,

    pour ainsi dire, recevoir linfluence qui sexerce sur lui de lextrieur. Il

    doit donc y avoir une dualit originaire dans lorganisme, qui implique une

    double manire de ragir vis--vis du monde extrieur. Cette dualit se

    manifeste sous la forme de la distinction entre systme nerveux et systme

    musculaire, cest--dire entre sensibilit et irritabilit :

    le vivant se distingue de linerte seulement dans la mesure o celui-ci estrceptif toute impression, alors que pour celui-l est dterminepar avance

    par sa propre nature une sphrespcifiquede rceptivit, car par la sphre desa rceptivit est galement dtermine pour lorganisme la sphre de son

    activit 86.

    Le propre de lorganisme est donc, de manire au premier abord

    paradoxale, de ntre pas sensible tout ce qui agit sur lui : il y a une

    diffrence entre des phnomnes matriels extrieurs qui le laissent non

    ractif, et dautres qui suscitent de sa part une raction spcifique ; cettediffrence sexplique par lirritabilit, savoir une certaine capacit se

    mouvoir, interne et propre lorganisme. Le rapport de rciprocit entre

    sensibilit et irritabilit offre donc une instanciation particulire de la

    polarit gnrale qui rgit la nature dans son ensemble. Est-ce dire que

    lorganisme nest quun exemple parmi dautres du dynamisme ? Ou bien

    lorganisme se voit-il tout de mme attribuer un statut spcifique au sein de

    laNaturphilosophie ?

    F. Peut-il y avoir un primat de lorganisme dans une philosophie

    dynamiste de la nature ?

    Il y a notre sens deux critres principaux pour valuer le statut

    paradigmatique ou non de la notion dorganisme au sein de la philosophie

    de la nature : le premier concerne la manire dont est pense larticulation

    entre nature inorganique et nature organique (celle-ci constitue-t-elle une

    seule stimulation extrieure, sans prendre en considration la capacit interne de

    lorganisme rpondre cette stimulation (voir ibid., p. 195-196, tr. p. 131).86Ibid., p. 181.

  • 8/14/2019 Le statut de l'organisme dans la philosophie schellingienne de la nature

    28/34

    Klesis revue philosophique 2013 : 25 Philosophies de la nature

    30

    sorte de sommet dans le rgne naturel ?) ; le second porte sur la possibilit

    de transposer ce qui est dit de lorganisme individuel la totalit de la

    nature (la nature dans son ensemble peut-elle tre pense sur le modle de

    lorganisme ?).

    En ce qui concerne le premier aspect, la position de Schelling est

    assez subtile et complexe, et manifeste l encore un rapport distanci

    lgard du vitalisme. En effet, dans lIntroduction lEsquisse dun systme

    de philosophie de la nature, le philosophe dclare que le problme que

    sefforce de rsoudre la Naturphilosophie consiste ramener une

    formule commune la construction de la nature organique et celle de la

    nature inorganique 87. Mais pour ce faire, il faut dabord penser la

    diffrence entre nature inorganique et nature organique, et le passage de

    lune lautre. Comme nous lavons vu, la vie consiste constammentempcher QUE lindiffrence soit atteinte88. Mais sur quoi repose

    exactement ce pouvoir de la vie ? Empcher que lindiffrence soit atteinte

    implique, de manire obvie, que de la diffrence soit constamment

    rinjecte afin que le conflit ne spuise jamais. Ce qui caractrise donc la

    nature organique, cest quen elle, ce qui apparat comme produit (ltre

    organique singulier) ne doit jamais cesser dtre productif 89. De ce point

    de vue, il y a bien une supriorit de la nature organique sur la nature

    inorganique : la premire phnomnalise pour ainsi dire len soi de la

    nature, au sens o elle est la prsentification de lessence mme dudynamisme, dont la nature inorganique ne dlivre que des figurations dans

    lesquelles la productivit sest teinte pour laisser place un simple produit.

    En principe, la productivit ne peut apparatre comme telle, dans la mesure

    o elle repose sur lopposition de forces. Or une force, par dfinition, nest

    rien de sensible et de phnomnal, elle nest apprhendable que par les

    effets quelle produit. La nature organique est donc une sorte de tentative de

    la nature dans son ensemble pour transcender la sparation entre

    productivit et produit, et prsenter la productivit dans un produit. Elle est,

    selon lexpression de Schelling, le produit la secondepuissance

    90

    .Cette diffrence de puissance repose sur le fait que la nature organique

    ractive le processus de productivit partir de la dernire tape de ce que