Le Sphinx - Extrait
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philippe-guiheneuc -
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Philippe Guihneuc
Le Sphinx
Roman
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Comme un feu d'artifice
Le Matre d'uvre gravissait lentement les derniers mtres
qui le sparaient de sa victime.
Il montait d'un pas rgulier, profitant de chaque instant.
C'tait une belle matine de juin. L'air chaud et poussireux
tait lourd d'une odeur familire de sve et de terre sche. Le
chant strident des cigales l'accompagnait. Il se retourna. Tout
en bas, la ville tait crase de soleil, noye dans une brume
de chaleur. Il avait appris aimer ce paysage. Il sourit, inspira
profondment et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, ce fut
pour s'efforcer de graver chaque dtail. C'tait la dernire
fois.
Plus haut, il croisa un groupe de touristes. Ils s'taient arrts
le long du chemin, pour se reposer un peu. Il les salua
poliment mais personne ne lui rpondit. Leurs visages rouges
ruisselaient de sueur. Des hommes et des femmes, plutt
gs. La plupart taient encombrs de gros sacs, d'appareils
photo, de btons de marche. Il eut envie d'changer quelques
-
mots avec eux, de leur dire que le sommet tait proche, mais
il n'en fit rien. Son temps tait compt. Il reprit sa lente
ascension.
Il parvint au sommet de l'escalier de pierre brute. Devant la
lourde grille entrebille, une pancarte indiquait en lettres
dores: "Cathdrale Notre Dame de La Garde, entre ouverte
au public de 7h 19h", puis juste en-dessous : "Interdit aux
colporteurs et aux mendiants". Un homme en habits sales
tait allong sur le bas-ct, dans l'ombre relative d'un
laurier. Il dormait. Une bouteille de verre vide, sans tiquette,
dpassait de la poche de sa veste. Pose sur le bord du
chemin, sa casquette invitait l'aumne. Il y dposa une
pice.
Il franchit le portail. La cathdrale lui apparut alors dans toute
son insolente beaut.
Des annes auparavant, au cours de sa premire visite, il
avait ressenti un choc physique en dcouvrant l'difice.
Aujourd'hui encore, aprs toutes ces heures passes
l'observer, le jauger, une motion complexe l'treignait. S'y
mlaient tonnement, humilit, tendresse, et quelque chose
d'autre encore qui se refusait sa comprhension et le
-
laissait assoiff. Ensuite, comme une vague qui balayait tout,
venait le jugement esthtique. L'difice tait-il trop troit, ou
trop haut? Il n'avait jamais su le dire, mais quelque chose
dans ses dimensions le drangeait. C'tait assurment une
masse considrable, juxtaposition de lignes de pierres
blanches et noires dun effet saisissant. Un colosse zbr,
gorg de soleil, classique d'apparence mais confusment
difforme, sensuel, arrogant, magnifique.
Il y avait dj foule sur le parvis. Dans une irrvrencieuse
pagaille, des dizaines de groupes de toutes nationalits
s'agglutinaient autour de pancartes barioles et numrotes.
Le Matre d'uvre scruta les visages un un. Des grappes
d'enfants tournoyaient en hurlant entre les jambes de
touristes, l'un avec un sandwiche la main, un autre
parcourant les pages d'un guide touristique, un autre encore
cherchant la meilleure vue pour une photographie souvenir.
En lger contrebas, des cars et des voitures, manuvrant
tant bien que mal dans l'espace rduit du petit parking,
soulevaient des nuages de poussire. Ce lieu grouillant de vie
tranchait avec l'austrit du flanc de la montagne qui avait
entour d'une paix profonde sa monte solitaire. Pour
-
autant, la popularit du lieu de culte ne gnait pas le Matre
d'uvre. Il n'avait jamais t habit par le sentiment
religieux. Il lui paraissait raisonnable qu'on puisse aimer et
glorifier le Seigneur aussi srement par un rire, mme gras,
que par la plus mouvante des prires.
Il fit le tour du btiment d'un pas tranquille. Il connaissait
l'emplacement de chaque camra de scurit et les ignora
soigneusement. Sa barbe blanche et son panama masquaient
largement ses traits.
A l'angle sud-est, o la vue tait moins belle et o personne
ne s'arrtait jamais, il contempla pensivement la base de la
faade, cache par un bosquet d'arbustes.
Puis il reprit sa marche jusqu' revenir son point de dpart.
La chaleur avait encore augment, et la foule sur le parvis
continuait de grossir. Secouristes et ambulanciers taient sur
le qui-vive. L'ge des plerins, la fatigue cause par la
monte, la temprature excessive, le manque d'air par
promiscuit, l'excitation du but atteint, tout concourait
augmenter les risques de syncope, ou pire.
C'tait un bel endroit pour mourir.
-
Pris d'une brusque inspiration, le Matre d'uvre suivit un
groupe qui se dirigeait vers l'escalier de la crypte. En passant
devant la rambarde, il crut voir une ombre bouger sous les
marches. Protg par les touristes qui l'entouraient, il fouilla
l'obscurit. Personne. Rassur, il se fondit dans le groupe
suivant.
La guide fit une pause mi-chemin de l'escalier.
- Fonde au Ve sicle par Saint Jean Cassien, difie au XIXe
sicle dans l'extravagant style romano-byzantin, Notre Dame
de la Garde domine de sa masse monumentale toute
l'agglomration de Marseille.
Elle se contentait de rciter consciencieusement le texte
officiel, voix haute et claire, s'accompagnant de gestes
amples, visibles de tous.
- C'est la Bonne Mre. Elle est vnre par toute une rgion
et chante par les potes. Chre au cur de Marius et Fanny,
elle veille chaque jour sur l'activit turbulente de la ville. Elle
en reflte l'excentricit et la dmesure, car les Marseillais
sont connus pour possder ces qualits au plus haut degr (Il
y eut quelques rires). Monumentale, inclassable,
exceptionnelle, la Bonne Mre reoit prs de deux millions de
-
visiteurs par an. Elle n'est pas seulement un lieu de
plerinage, une tape sur le chemin de Saint Jacques: c'est
lme de Marseille, la fiert de tout un pays. Messieurs-
dames, je vous en prie, conclut-elle en reprenant l'ascension.
Parvenus au premier palier, ils traversrent un pont de bois,
au milieu duquel ils firent une nouvelle halte.
- Comme vous le constatez, on naccde pas la cathdrale
par une porte, comme partout ailleurs, mais par un pont. Et si
vous regardez bien les chanes l-haut, vous verrez que le
pont peut tre remont. Et qu'est-ce qu'un pont qu'on peut
remonter?
Un garon leva la main:
- Un pont-levis!
- Exactement, sourit la guide. C'est qu'ici, on ne fait pas les
choses comme tout le monde. Tout d'abord, un pont-levis
c'est plutt de l'ouvrage militaire. On construit un pont-levis
quand on pense que le btiment pourrait tre l'objet d'une
attaque. Or je vous le rappelle, Notre Dame est un difice
religieux. Bizarre, non? En fait, l'explication est simple. La
cathdrale a t btie une priode o l'on aimait puiser son
-
inspiration dans les racines du pass. C'est l'poque dite
"romantique". Voyez par exemple Neuschwannstein en
Bavire, ce chteau qui ressemble un chteau de conte de
fes. Il a t construit la mme poque.
Elle se pencha par-dessus la rambarde.
- Vous me direz, il y a une autre voie d'accs. Mais elle est
gure moins insolite! Elle consiste passer par le restaurant
du rez-de-chausse. Dans le pays, un proverbe dit qu'on ne
prie pas moins bien le ventre vide, mais pas mieux non plus.
Maintenant, vous savez pourquoi! A prsent, je vais vous
demander encore un petit effort. Il reste quelques marches
gravir pour arriver au Saint des Saints. Mais croyez-moi, vous
ne le regretterez pas.
Les derniers degrs taient effectivement les plus durs. Ils
dbouchrent en sueur sur le palier suprieur, et s'arrtrent
peine pour admirer les deux battants de la porte d'entre,
pourtant somptueusement dcors. Ils entrrent dans la
basilique.
A l'intrieur, l'air tait irrespirable.
-
La nef, qui paraissait deux fois plus vaste l'intrieur que vue
de l'extrieur, tait pleine craquer d'une foule remuante et
bruyante. Il s'carta de son groupe, glissa discrtement le
long du mur et trouva une position relativement isole
derrire un pilastre de marbre polychrome.
Il prit d'abord le temps d'observer les visages dans le public.
Une ligne continue de plerins passait devant les exvotos
incrusts hauteur d'yeux dans le marbre. Dautres plaques
aux lettres dores rappelaient les actions de grce de la
communaut vanglique. Une femme ge, dont les
vtements et les mains trahissaient l'origine rurale,
murmurait une prire muette, les yeux levs vers la statue de
Notre Dame. Un couple tchait de dchiffrer les lourds
symboles sotriques et les textes cyrilliques qui serpentaient
sur les murs. Une mre, son nouveau-n dans les bras,
parcourait lentement le flanc nord tapiss de tableaux
reprsentant, selon les cas, des scnes de dvotion ou des
temptes en mer. Du plafond, constitu par trois demi-
sphres entirement recouvertes de peinture dor et de
motifs finement ouvrags, pendaient de longues processions
-
de petits navires, pour la plus grande joie des enfants, cous
tordus vers le ciel, regards avides.
Sans ostentation, le Matre d'uvre se concentra pendant
une minute sur vers le sol tapiss de carreaux de mosaques
orientales. On aurait dit qu'il priait.
Puis il se leva et se dirigea tranquillement vers la sortie.
Dehors, il consulta sa montre. Il avait le temps. Il se promena
nonchalamment sur le belvdre. Contrairement aux
badauds qui admiraient le panorama donnant sur la baie, il
s'intressa longuement la faade de la basilique, chaussant
ses lunettes de soleil quand il devait fixer un point trop
lumineux. A cette heure et sur cette esplanade de pierre
blanche qui refltait violemment l'intensit des rayons,
personne ne restait longtemps. Malgr le vent lger, il cuisait
debout, mais au moins le lieu tait-il relativement dsert.
Quand il n'y tint plus, il descendit dans la crypte. Il accueillit
avec reconnaissance les bouffes d'air frais qui, ds l'entre,
lui caressrent le visage. Quand ses yeux se furent habitus
la pnombre, il avana dans la trave centrale et s'assit
silencieusement. C'tait le seul lieu de recueillement de toute
la cathdrale du moins aux heures de visite. Moins connue
-
que la basilique, parce que beaucoup plus sobre, la crypte
tait aussi moins frquente. Sous les votes sombres et
basses, une vingtaine de personnes taient assises sur les
bancs. La plupart priaient, tte basse et mains croises. Il
s'abandonna au silence apaisant.
En quittant la crypte, il passa la main sur l'paule gauche de la
statue de Pie IX. C'tait, parat-il, un gage de bonne fortune.
Plutt que de reprendre l'escalier de mille marches osseuses
flanc de colline qu'il avait emprunt l'aller, il descendit par
l'entrelacs de ruelles qui menaient, via la rue Vauvenargues
puis la rue de la Croix, jusqu'au Vieux Port. Trente minutes
plus tard, ayant entirement contourn le U des
embarcadres, il se trouvait en face, Place Jules Verne. Il tait
une heure moins le quart, il avait faim. Dans un fast food
asiatique l'entre de la Canebire, il avait achet une sorte
de sandwich base de lgumes et de poulet frit. La photo sur
l'affiche du menu lui avait donn l'eau la bouche. Il
s'accroupit sur la premire marche du large escalier qui
montait par gradins successifs vers le quartier du Panier,
dcapsula une canette de coca et but longues gorges. Tout
-
en ouvrant le papier gras qui protgeait son sandwich, il
balaya l'horizon autour de lui.
La Place tait vaste, plante d'arbres et entirement dalle. Il
avait choisi cet emplacement longtemps auparavant. Ainsi, il
avait un il sur la ville sa gauche, en enfilade du Vieux Port
et de la Canebire qui tirait ses jambes presque jusqu' lui;
et sur Notre Dame de la Garde, juste en face, flche dresse
au sommet de la colline. Le point de vue tait parfait.
Il n'tait pas seul, ce qui tait galement une bonne chose. A
sa gauche, une dizaine de mtres seulement, deux
amoureux taient tendrement enlacs. Ils taient trs jeunes,
peut-tre mme la fille tait-elle mineure. Devant lui, debout
sur le trottoir, une femme et ses trois enfants admiraient le
paysage. La petite fille jouait avec quelque chose qu'elle avait
dans la main. Les deux garons lorgnaient les bateaux d'un air
perplexe. Il se retourna. Plus haut, des adolescents
partageaient les reliefs d'un pique-nique. Ils parlaient fort
mais ne semblaient pas vraiment agressifs. Un vieux
Monsieur dont le crne osseux tait protg par un bret
semblait chercher un second souffle l'ombre d'un platane.
La chaleur tait de plus en plus accablante, mme sous les
-
arbres. Le Matre d'uvre but encore une gorge de coca. Il
tait presque l'heure. De la poche de son veston, il sortit un
appareil oblong, noir et lisse. Il en ta le clapet. Il restait
moins d'une minute.
Une dernire fois, il leva les yeux vers la Bonne Mre. Elle
resplendissait de soleil au sommet de son piton calcaire, en
plein cur de la cit qu'elle surplombait sur son esplanade
rocheuse et dsole. Au sommet du campanile, on distinguait
parfaitement la statue de la Vierge Marie. La Bonne Mre, qui
protge ses enfants Il repensa une jeune fille qu'il avait
remarque dans la crypte. Un dtail lui revint: elle portait des
vtements gothiques, cape et jean noirs, tee-shirt noir avec
des motifs d'elfes et de dragons. Etonnant comme la
mmoire pouvait faire ressurgir des dtails anodins aux
moments les plus improbables. De quoi se souviendrait-il,
aprs coup? Quelles images resteraient, quels souvenirs
disparatraient?
Une alarme vibra dans la poche de son pantalon. Le botier
noir confirma qu'il ne restait que quelques secondes. Il eut un
lger pincement au cur, puis, quand l'cran afficha "0", il
-
dbloqua une scurit, composa un code quatre chiffres et
appuya sur un bouton.
Il ne se passa rien pendant une longue seconde, puis l'horizon
se brouilla et, un court instant plus tard, un son pouvantable
branla la place. C'tait un roulement de tonnerre qui
paraissait venir la fois du Ciel et des entrailles de la terre.
Les vitres tremblrent, certaines explosrent. Terrifis, des
passants se jetrent au sol. Puis ce fut le silence, aussi
immdiatement qu'tait venu le bruit.
Le Matre d'uvre se surprit considrer la situation d'un il
strictement professionnel.
Les trois enfants sur le trottoir se mirent hurler tue-tte.
Aussitt aprs, un cri d'pouvante, glacer le sang, s'leva du
haut de la place, bientt suivi de nombreux hurlements.
"Regarde!" s'poumonait le garon amoureux. "Regarde! L!
La cathdrale!". Tout autour, les mmes cris ou hurlements
retentissaient, pousss par des centaines de bouches grandes
ouvertes. Certains tombaient genoux, d'autres se tordaient
les mains, sans mme s'en rendre compte.
Le Matre d'uvre rangea discrtement son appareil dans sa
poche, puis il se leva et marcha vers le haut de la place, pas
-
saccads, comme si lui aussi tait pris de panique. Mais il
observait soigneusement autour de lui.
Il parvint la hauteur du vieil homme au bret. L'homme
tait horrifi. Les deux bras croiss sur la poitrine, il
murmurait "Bonne Mre! Bonne Mre!". Il tremblait
tellement que ses jambes le lchrent. Le Matre d'uvre se
prcipita vers lui, le rattrapant au dernier moment. Son
regard tait hagard. La bouche ouverte, il balbutiait des mots
incohrents. "Oui oui, restez tranquille, quelqu'un va venir",
dit doucement le Matre d'uvre. Il reprit sa progression.
Les adolescents dvalaient la place en direction du port,
laissant sur place la nappe et les couverts. Une fille le frla.
Son visage tait baign de larmes. Ses cheveux blonds
flottaient au vent, comme une couronne de flammes.
Parvenu Place des Augustines, o sa berline l'attendait,
moteur au ralenti, il se retourna et porta un ultime regard
sur son uvre.
C'tait du bon travail. L o Notre Dame se tenait encore,
orgueilleuse et fire, quelques secondes auparavant, il n'y
avait plus qu'un amas de dbris en flammes, envelopp d'un
pais nuage de fume et de corolles de cendres, qui
-
montaient lentement dans le ciel bleu azur. De gros
morceaux de rochers continuaient de dbouler le long de la
colline, avant de heurter violemment les faades des maisons
ou des immeubles en contrebas. Pris de panique, les
habitants du quartier d'Estienne d'Orves refluaient en masse
vers le Vieux Port, tandis que sur la Canebire et dans les
environs, la Ville semblait ptrifie. Des milliers de pitons
figs comme des statues de pierre taient tourns vers le
trou obscne et fumeux o tant de vies et tant de prires
avaient disparu en un instant.
Les premires sirnes des pompiers retentirent. C'tait
l'heure. Il s'engouffra dans la voiture et fit signe au chauffeur
de rouler. Il disparut dans la circulation.
-
Effets et consquences
Le Monde 14 Juin
Au surlendemain de latroce attentat qui a presque
totalement dtruit la cathdrale Notre Dame de la Garde et
provoqu une vague d'indignation partout dans le monde, le
bilan des pertes humaines continue de salourdir. Les chiffres
officiels font dsormais tat de 347 morts, 513 blesss dont
une quarantaine dans un tat critique et une centaine de
disparus. Plusieurs centaines de tmoins sont suivis par les
services psychologiques de la Ville. Il est malheureusement
craindre que la liste des victimes continue de sallonger.
Sur place, les quipes de sauveteurs se relaient en
permanence pour tenter de retrouver des survivants, mais
aussi pour extraire les cadavres des dcombres avant que les
risques d'pidmie ne soient trop importants. C'est une
course contre la montre qui est engage, une course contre la
mort. Avec les heures qui passent, lespoir samenuise. En fin
daprs-midi hier, une femme a pu tre arrache sa gangue
de gravats. Bien quen tat de choc et extrmement fatigue,
-
elle a tmoign de son calvaire. Au moment o la machine
infernale explosait, quand des tonnes de pierres, de bton et
de verre seffondraient au-dessus de sa tte, elle a pu
sabriter sous une colonne de granit qui, en tombant, a form
une arche miraculeuse. Cest cette arche qui, sans doute, lui a
sauv la vie. Tous nont pas eu cette chance. Un peu plus
tard, sur les indications de la survivante, un couple et leur
petit garon ont pu tre dgags. Pour eux,
malheureusement, il tait trop tard.
() De fait, selon lattache de presse du Ministre de
lIntrieur, malgr les moyens extraordinaires dploys pour
retrouver la trace du ou des terroristes, aucun indice srieux
nest encore remont la surface. Lenqute mobilise en
permanence sept inspecteurs chevronns et des centaines de
policiers. Il parat vident dsormais que lattentat a t
men avec un soin extrme, tant dans sa prparation que
dans son excution. Si lon en croit Alain Barbier, Directeur de
lINVT1 qui sexprimait hier sur TF1, "La dmolition dun
btiment aussi complexe et tendu que Notre Dame de La
Garde relve de limpossible, tout au moins de lexploit". Pour
1 Institut National de la Veille sur le Terrorisme
-
Barbier, lorganisation a d tre si mticuleuse quil est
impossible dimaginer qu'il y ait eu une erreur de timing : "Il
est vident que les terroristes ont fait sauter les bombes au
moment prcis quils avaient choisi, c'est--dire en fin de
matine, heure de grand passage. Ils nignoraient pas que la
basilique serait noire de monde".
LEclair 17 Juin Mais que font les politiques? Editorial de
Gilles Dervieux
Ne restez pas chez vous bien cloitrs, bien au chaud, sortez
vite! Courrez, courrez les yeux levs vers le ciel, et ne vous
arrtez que quand la nuit toile brillera au-dessus de vos
ttes! Sinon quoi ? Sinon qui sait ce qui peut vous tomber
dessus ? Un pan de mur ? La structure embrase dun
immeuble en flammes ? Le World Trade Center ? Et mme la
vote cleste, qui len empcherait ?
Au sommet de la colline o la Bonne Mre tendait autrefois
sa grande silhouette, il ny a plus quun plateau lunaire,
encombr de dbris informes. Cest un paysage de ruine et de
-
dsolation qui tord les tripes. "Vous qui entrez, abandonnez
toute esprance". Des dcombres mergent, a et l, des
morceaux de charpente mtallique o flottent parfois des
restes de tissus brls par le feu. Charg de cendres et de
poussire, lair est infect. Il rgne sur le plateau un silence
spulcral, peine drang par le bruit des pelles et des
pioches. Les hommes travaillent sans un mot, les ordres sont
donns voix basse, pour ne pas perdre la plus petite chance
dentendre ne serait-ce quun son plaintif qui percerait des
profondeurs. "Cest terrible dire", ma confi un secouriste
au bord des larmes, "On sait, quand on marche sur tous ces
cailloux, quil y a des gens l-dessous. Et comme on sait quil
doit y en avoir plus dune centaine, on se doute bien quils ne
sont pas tous morts. Au moment o on est l parler, eux
sont quelque part en-dessous, souffrir et esprer".
Parler, prorer: voil ce que font les politiques. A commencer
par notre pimpante Prsidente de la Rpublique. A peine lue
en lieu et place de lAutre, le Dshrit qui sen est all queue
et tte basse avant mme la fin de son mandat, Catherine
Braneyre s'est appropri la douleur nationale. Prsente le
jour mme sur les lieux du drame, elle a depuis multipli les
-
shows tlviss. Elle ne recule dcidment devant aucun
sacrifice. Hier soir encore, interviewe par Fox News, elle a
pris la pose. Les yeux au bord des larmes, notre ardente
florentine, toute gonfle de calculs, de manigances et de
stratagmes, a pourfendu le Mal coups de menaces
grandiloquentes et de promesses bravaches.
Qui la croirait, pour un peu? Tout le monde. N'est-ce pas l
qu'est nich Satan? On l'imagine tapi au creux des pierres
brises du plateau maudit. C'est une erreur: Satan n'aime pas
les morts ils sont dj rtir chez lui, qu'en ferait-il de plus
? Il aime le vivant, il aime les mots et la colre.
Rien ne nous sera pargn. Ce n'est pas seulement la perte
des proches. Ce n'est pas seulement la croix sur le tableau
des disparus, ou les restes odieusement mconnaissables.
C'est surtout l'indcence de nos responsables qui se pavanent
dans les medias et dont l'attitude grandguignolesque
cautionne la honteuse mollesse d'une police qui, au
surlendemain du drame, n'a toujours pas avanc (voir
encadr).
-
En tout tat de cause et sans prjug, il est temps que les
choses changent, et pour cela comptez sur moi, votre
Informateur patent mais non mandat, votre dvou,
Gilles Dervieux.
Le Parisien, 19 Juin
() Lentement mais srement, le choc fait place d'autres
sentiments, o la colre est en bonne place. Sur la colline
s'tend dsormais une affreuse cicatrice. Rester insensible
ce spectacle est impossible. La manifestation prvue demain
pourrait tre la plus importante jamais vue en France. Les
boutiques restent fermes sans quaucune date de
rouverture n'ait t donne. Il faudra bien que la vie
reprenne son cours. Mais, pour le moment, les Marseillais
pleurent leurs morts et, dj, des voix slvent pour
rclamer justice.
Le Ministre de lIntrieur est attendu demain aprs-midi au
Parlement pour une session extraordinaire consacre aux
retombes de lattentat de Marseille. La sance sera
retransmise en intgralit et en direct sur Canal 14, et
-
partiellement sur d'autres chanes. Le Ministre devra
notamment justifier des progrs ou absence de progrs - de
l'enqute, et expliquer la gestion trs controverse de l'action
humanitaire.
Le Monde 22 Juin Un point presse chahut
Dj 10 jours depuis lattentat de Marseille. Un laps de temps
suffisant pour fouiller entirement les dcombres et dclarer
la fin des recherches ; pour que les corps retrouvs soient
enterrs ; pour que la Mairie donne son accord un projet de
rhabilitation. 240 heures pour que tout un peuple descende
dans la rue et crie son indignation. Pour que l'ensemble des
medias du pays affichent leur unanime haine de la haine. 240
heures pour pleurer, mais aussi pour sindigner. Car les
meurtriers courent toujours.
Hier soir, 20h15. Des centaines de personnes se sont masses
devant la Capitainerie du Vieux Port, o le procureur
Frdrique Deseynes est attendue pour le point presse. Dans
la foule, certains ont perdu un fils, une mre, un ami. Comme
Mireille, qui faisait chaque jour la navette entre la poste et la
-
cathdrale. Par chance, elle tait sur la route quand la bombe
a explos. Mais elle a laiss l-bas ses collgues, ses amies.
Elle grne leurs prnoms un un, Chantal, Lucienne,
Elizabeth, et se remet pleurer en se tordant les mains dans
un mouchoir depuis longtemps dchir. Elle est console,
tant bien que mal, par d'autres visages meurtris. Il y a l des
survivants dsempars, des proches qui veulent comprendre.
D'autres sont simplement venus pour soutenir, pour aider.
Tous demandent des comptes. Dans l'aprs-midi, une folle
rumeur a couru. Les terroristes ont t dmasqus et arrts.
"C'est une branche d'Al Qaida", a affirm quelqu'un. Des
algriens, dit un autre. Non, des pakistanais, nous dit-on plus
tard. La fbrilit est palpable, l'attente insoutenable. Un
gendarme en faction est press de questions. Il finit par
reconnatre qu'il ne sait rien, qu'il faut interroger les
enquteurs.
Dans la salle presse, l'ambiance est encore plus tendue qu'
l'extrieur. Plus d'une centaine de journalistes se tassent dans
un local prvu pour trente. Qu'importe. On note en se
servant du dos du voisin, on dicte en protgeant le micro
dans sa veste. Quand le procureur et son quipe entrent et
-
montent sur l'estrade, des dizaines de perches se tendent, les
flashes crpitent, puis un profond silence se fait tandis que le
procureur fait signe qu'elle va parler. On attend une
rvlation.
Peine perdue. Alors qu'elle a tenu le haut du pav les
premiers jours, monopolisant l'attention et multipliant les
interventions dans les medias, le procureur se contente d'une
brve dclaration avant de cder la parole son officier en
charge des oprations, le commissaire Tarrondo.
Difficile de trouver deux personnalits plus diamtralement
opposes que ces deux-l. Frdrique Deseynes a de l'allure,
c'est une femme lgante aux tenues sophistiques et
voyantes, qui sait habilement luder les questions difficiles; le
commissaire parat n'avoir pas dormi ni chang de vtements
depuis plusieurs jours. Mais il ne cherche pas esquiver. Ses
premiers mots sont pour reconnatre qu'en dpit d'un travail
de fourmi, ses hommes n'ont pas encore trouv de piste qui
permettrait de remonter jusqu' l'identit du ou des
criminels. D'une voix lasse, il numre les difficults
rencontres.
-
Un terrain boulevers: "Habituellement, on trouve
rapidement quelques indices sur le lieu d'un crime. Ces
indices nous suggrent des pistes de travail. Comme par
exemple un dclencheur calcin, des traces dazote ou de
propane, ou mme un objet laiss par erreur la chose est
courante. Mais dans le cas prsent, tout est enfoui sous
plusieurs mtres de gravats. On ne sait pas prcisment o
taient places les charges, ni mme combien il y en avait".
Les prcieuses cassettes des camras de surveillance, dont on
a beaucoup parl ces deux derniers jours, et qui alimentaient
tant despoirs, n'ont pas t retrouves. Il est probable
quelles ne le seront jamais.
Une signature indchiffrable: "Les mthodes employes ne
ressemblent rien de connu. Nous pouvons d'ores et dj
carter les terroristes traditionnels, ceux que nous
connaissons bien et dont les frappes portent la signature.
Mais cela signifie aussi que cela peut tre n'importe qui
d'autre".
L'absence de mobile: "Nous avons reu des centaines de
revendications ou dnonciations hautement fantaisistes.
Nous ne savons pas si la motivation est religieuse, ou
-
culturelle, ou politique. Il peut galement s'agir de l'uvre
d'un fou, ou d'une secte Aucun mobile n'est exclure ce
jour".
Des tmoignages inexploitables: "Aucun des quelques 200
interrogatoires auxquels nous avons procd n'est
directement utilisable". En clair, personne na rien vu ou
entendu dinhabituel avant les explosions. Aucun
comportement trange, fil ou boitier suspect na t repr
par les gardiens. Parmi les visiteurs prsents sur place, ce
jour-l ou les jours prcdents, personne na rien remarqu.
Plus encore que les autres, cet aveu d'impuissance a
dclench une tempte de questions dans la salle. Comment
le ou les terroristes ont-ils pu placer sur les lieux des charges
et des systmes de mise feu, sans que quiconque remarque
la moindre anomalie dans un btiment visit par des milliers
de touristes et photographie sous toutes les coutures ?
"Pourtant, nous avons pass des centaines d'heures
examiner les milliers de photographies ou de films saisis par
nos services, ou spontanment verss par le public notre
connaissance. Rien n'en est sorti, du moins pour le moment".
-
Silence radio dans les communauts: "Un vnement d'une
telle importance gnre habituellement un "bruit" avant
mme qu'il n'arrive, dans les cercles interlopes de la ville, ou
dans les communauts. Dans notre cas, c'est le calme plat.
Pas de bruit avant coureur, pas de rumeur, pas de lgende
urbaine. Il n'existe aucun rapport des services de
renseignement ayant fait tat d'un risque terroriste de ce
type et de cette amplitude au cours des derniers mois. Sinon,
vous pouvez me croire, j'en aurais t averti. Dans cette
affaire, tous les services de l'ensemble des Administrations
fonctionnent main dans la main, sous notre Direction".
A la question "Etes-vous en train de nous dire que malgr
tous les moyens mis en uvre, vous n'avez strictement
aucune piste aujourd'hui?", il a rpondu sans sourciller: "Oui,
Monsieur, c'est exactement ce que j'essaie de vous dire",
rponse qui a videmment provoqu un vritable toll. Le
procureur Deseynes s'est alors empresse de reprendre le
micro: "Une enqute est une recherche de longue haleine. On
essaie dans certaines directions, on prlve, on analyse, on
observe, on compare. Parfois a s'avre rapidement positif,
parfois pas; mais alors on essaie autre chose. En fin de
-
compte, si on y met le temps et l'nergie, on finit par trouver.
Nous trouverons". Et de citer en exemple un syndrome
psychologique (sic) sappliquant aux victimes dattentats, qui
ont tendance refouler les souvenirs des vnements
traumatiques auxquels ils ont t confronts, jusqu' ce que
leur inconscient ait "digr" l'information. "Je ne serais pas
surprise que, d'ici quelque jours, une bulle remonte la
surface et nous ouvre de nouvelles voies de recherche. Il faut
tre patient".
D'une faon ou d'une autre, le contenu de sa dclaration
avait d filtrer hors de la salle, car quand Frdrique
Deseynes sortit quelques secondes plus tard, sa voiture fut
copieusement siffle et chahute par la foule masse dans la
cour de la Capitainerie. Le procureur en sera finalement
quitte pour quelques raflures et une belle frayeur. Mais tout
porte croire que de la patience, beaucoup n'en auront pas.
L'Eclair 1er Juillet - En exclusivit Lattentat de Marseille
revendiqu dans nos colonnes !
-
Dans le courrier reu ce matin par la rdaction de L'Eclair,
parmi les factures (trop nombreuses!) et le courrier des
lecteurs (jamais assez volumineux!), se trouvait une lettre
dactylographie sur une feuille A4 de couleur orange. Le
texte, sibyllin, aurait pu tre produit par n'importe quel
illumin, mais il tait prcd d'une ligne qui dcrit de faon
trs prcise un dispositif de mise feu. L'une de nos sources
dans les milieux de l'enqute a confirm que le dispositif en
question est bien celui utilis pour l'attentat de Marseille.
Mieux, cette information technique n'a t dcouverte que
trs rcemment par les inspecteurs. Elle navait pas encore
t divulgue la presse. IL EST DONC TRES PROBABLE QUE
L'AUTEUR DE CE COURRIER N'EST AUTRE QUE L'AUTEUR DE
L'ATTENTAT, un individu nomm "Phix" ou "Le Phix" et qui
s'autoproclame "Gardien du Temple Blanc", quoi que cela
signifie.
A dire vrai, il est difficile de dire s'il s'agit vritablement d'une
revendication le sens mme du texte est trs mystrieux et
devra tre interprt par des spcialistes mais il est fait
mention de dsastres, et des "tours paennes" qui
-
s'crouleront, ce qui voque invitablement les lugubres
images du site de Marseille.
EN EXCLUSIVITE DANS L'ECLAIR, nous vous prsentons ci-
dessous cet trange texte. Outre la ligne dcrivant le
dispositif explosif (que nous avons blanchie pour des raisons
de scurit videntes!!!), il comprend une dclaration, une
annotation cabalistique et un pome. Le pome pourrait lui-
mme tre une sorte de code, de cl, mais rien n'est moins
sr et pour ouvrir quelle porte? Vous trouverez nos
premires analyses en pages 2, 3 et 5, et un dossier spcial
dirig par Gilles Dervieux en pages intrieures.
Moi, le Phix, Gardien du Temple Blanc, ai port le Verbe dans
la Cit de la Guerre.
Le Principe Universel dit: la Nouvelle Ere approche. La Toile
Cleste de Gaya entrera de nouveau en rsonance, ou le monde
disparatra dans les abmes. Les Adeptes btiront de nouvelles
Voix de Pierre, ou le monde disparatra dans les abmes.
Le Principe Universel dit: humains, prosternez-vous. Chassez
les Artifices, ou le monde disparatra dans les abmes.
Il y aura 7 Marches: Mldhra, puis Svdhihna, j,
Viuddha, Anhata, Maipra et Sahasrra. Quand l'Homme
aura franchi la 7e marche, les trompettes retentiront et les tours
paennes s'crouleront. Alors viendra l'Heure des Btisseurs.
-
Le Principe Universel dit: ne craignez pas les crocs de la meute,
mais tremblez devant l'Apocalypse.
La Voie de l'Homme s'est teinte et doit tre ranime. Les
Lgions ressuscites sortiront de terre et crieront: "Dlivrance!".
Alors viendra la Nouvelle Ere.
Phix
bm8002, c7x7, 30,61%
Les Ravages Vus du Ciel
Cest le mea que nul nentend,
Dieu fut son serment.
Il dchiffrera les rcits,
La Ride du manuscrit,
Herms en lettres de tte
Qui se rptent.
Soumis, sans le sou,
Glaive qui se garde des coups,
Sans noblesse, bas et blme,
Emblme
Portant une juste cause au fol,
Guess What's next?
Juste au-dessus du sol.
Vague qui tout emporte,
Nettoie les lgions de cloportes,
Ne laisse quune trace en fin de texte.
-
Lemonde.fr 2 Juillet Aprs les rvlations d'hier, L'Eclair saisi par la justice
A peine sorti de presse, l'hebdomadaire L'Eclair2 a t retir
des kiosques et la Direction du journal devrait faire l'objet de
poursuites pour entrave la justice, divulgation du secret de
l'instruction et atteinte l'ordre public, a dclar ce matin le
porte-parole du procureur de la Rpublique Frdrique
Deseynes. La Socit des Journalistes a immdiatement
publi un communiqu de soutien l'Eclair et son rdacteur
en chef, Gilles Dervieux. Lequel, convoqu hier aprs-midi la
PJ marseillaise "comme tmoin", n'en tait pas encore sorti
ce midi.
Rappelons que la lettre de revendication publie hier par
l'hebdomadaire satirique a dclench une tempte
mdiatique sans prcdent. La saisie du journal n'a pas
empch la lettre d'tre immdiatement reprise sur des
milliers de supports presse et Internet. Seuls les medias
institutionnels se sont abstenus de reprendre le contenu de
2 L'Eclair est un hebdomadaire politique de type satirique cr il y a trois ans, en raction la suppose
implication du Canard Enchan dans l'Affaire Hassenkov qui a provoqu la dmission du prcdent Chef de l'Etat. Aprs un bon dmarrage, L'Eclair a connu des difficults et reste trs en-de des tirages de son illustre confrre.
-
l'trange revendication - trange mais authentique comme
l'ont confirm les services du procureur.
De son ct, le commissaire Tarrondo, qui est en charge de
l'enqute, a admis que "La revendication est trs crdible",
sans aller jusqu' la retenir dfinitivement. "Le tempo et
lobjet sont parfaitement en phase : lauteur a laiss la
police le temps de dcouvrir le procd, sans lui laisser celui
de rendre ses conclusions publiques. Cela implique un certain
niveau de connaissance des procdures denqute". Il a
cependant fait remarquer que la lettre tait adresse
nominativement Gilles Dervieux, ce qui tait inhabituel et
plutt surprenant.
Une enqute interne a galement t diligente par les
services de police pour identifier l'informateur qui a confirm
l'Eclair la nature du dispositif explosif, sans informer sa
hirarchie de l'existence de la lettre de revendication et de sa
parution imminente. Cette fuite apparat comme une
nouvelle tche sur un dossier dont la gestion a dj t trs
critique. Des rumeurs persistantes annoncent le
remplacement imminent du commissaire Tarrondo la tte
de l'enqute.
-
Libration 4 Juillet Les Mystres de Phix
() Sur le fond, le dchiffrage de la lettre avance lentement.
Le "Temple Blanc" dont le Phix se dit le Gardien ne
correspond aucune organisation connue. La dnomination
voque la franc-maonnerie, mais la Grande Loge de France a
catgoriquement condamn l'attentat et exclu l'ide qu'il ait
pu tre organis par des Frres. Le Grand Matre a rappel
que la franc-maonnerie visait depuis toujours des objectifs
humanistes et que la violence allait l'encontre de ses
principes fondamentaux.
En revanche, il est dsormais acquis que le texte s'inspire
pour une bonne part du mouvement New Age. Qu'il s'en
revendique semble cependant moins vident bien qu'il soit
fait mention d'une "Nouvelle Ere", terminologie qui a pu tre
emprunte de nombreux courants. Il faut d'abord
dterminer dans quelle mesure Phix ne cherche pas nous
induire en erreur , tempre Frdrique Deseynes, qui
reconnat pourtant, en off, que la rfrence est suffisamment
prcise pour donner un nouveau souffle lenqute. Jusqu'
prsent, la police privilgiait la thse dun attentat islamiste.
-
Marseille est une ville cosmopolite o les communauts
musulmanes notamment les salafistes, rputs pour leur
activisme - sont fortement reprsentes. La cible vise par
lattentat une basilique aurait pu renforcer cette
hypothse. La revendication de Phix la remet donc
srieusement en question, sans toutefois l'carter
dfinitivement.
Les enquteurs sont par ailleurs perplexes quand au sens du
Pome, et plus encore sur la brve annotation qui le prcde.
"Il est difficile de retirer quoi que ce soit de ce galimatias",
reconnaissait l'un d'eux, hier soir sur les ondes de nos
confrres de RTL. "La seule chose qui saute vraiment aux
yeux, c'est le "What's next", seul vers en anglais, et plac de
telle faon que la rime est bizarrement interrompue". Le
texte est actuellement tudi par les cryptologues de la
DCRI3.
Enfin, on n'en sait pas beaucoup plus sur la signature:
Phix . Il n'existe pas de Phix dans les annales
judiciaires, mais les experts criminologues estiment qu'il
pourrait s'agir d'un nom ou d'un prnom tronqu (comme
3 Direction Centrale du Renseignement Intrieur
-
"Philippe X") pour protger l'identit du terroriste. D'autre
part, on a dcouvert, accole la signature, une image
spcifique de taille trs rduite, appose au tampon encreur.
Il s'agit probablement d'un signe de reconnaissance destin
authentifier l'auteur. Ce qui laisse supposer que Phix pourrait
ne pas en rester l L'hypothse d'attentats en srie fait
d'autant plus froid dans le dos que celui de Marseille a t
d'une violence inoue. Dans les milieux de l'enqute, on
avoue demi-mots qu'une course contre la montre est
engage pour dcrypter le texte de la revendication, qui
apparat de plus en plus certainement comme une sorte de
code dcrivant le prochain attentat. "Si c'est bien le cas, Phix
nous invite un lugubre jeu de piste", a dclar un
inspecteur.
-
Symboles
Gettysburg, 3 juillet 1863.
Deux jours plus tt, les armes sudistes commandes par
Robert Edward Lee ont enfonc les lignes nordistes, qui se
sont replies vaille que vaille sur la petite colline de Cemetery
Ridge. L va se drouler une bataille dcisive pour l'avenir de
l'Amrique. Dans trente minutes, vers 13h, Lee donnera
l'ordre ses batteries d'ouvrir le feu, puis vers 15h les
fantassins de Pickett monteront au pas de charge lassaut
des positions ennemies. Sils parviennent briser leur ligne
de dfense, ce sera la victoire finale. Washington, capitale
fdrale, nest qu quelques kilomtres. Lincoln n'aura pas
d'autre choix que de reconnatre la lgitime existence des
Etats Confdrs. A tout jamais, il n'y aura pas une Amrique,
mais deux nations, l'une esclavagiste au sud, l'autre
abolitionniste au nord.
A quoi aurait ressembl le monde si les Etats Unis, tels que
nous les connaissons, n'avaient pas exist? L'Allemagne
aurait-elle gagn la premire Guerre Mondiale? La crise de 29
-
aurait-elle t vite? Hitler serait peut-tre rest un peintre
rat, la seconde Guerre Mondiale n'aurait jamais eu lieu, et
vraisemblablement, se dit Antoine, je ne serais pas n.
Mais en cette fin de matine de 1863, la charge de Pickett va
se muer en droute. Sur les 12 000 fantassins monts
l'assaut de Cemetery Ridge, seuls 150 atteignent le muret de
pierre qui constitue la premire ligne de dfense des
fdraux. Ils y laisseront tous la vie. Au total, 7 000 hommes
tomberont en moins d'une heure. Un carnage, surtout pour
l'poque. Dj affaiblie par des semaines de combat au cours
desquelles elle a ralis des prouesses face un adversaire
suprieur en nombre et en matriel, larme sudiste ne se
relvera pas de cette saigne. Lee ordonnera la retraite
quelques heures plus tard. La chance du Sud est passe. Les
derniers mois de la guerre verront les forces confdres
s'affaiblir chaque jour davantage, jusqu' la reddition, le 9
avril 1865.
Je suis n parce que Pickett a chou, et me voici aujourd'hui
charg de refaire l'histoire, et si possible d'en changer le
cours. Amusant! se dit Antoine en souriant. Amusant et
dangereux. A ce stade du Jeu, la victoire tait une question de
-
dtails. Pas question de se laisser aller de charmantes
uchronies existentialistes susceptibles de fragiliser, ne serait-
ce que lointainement, sa dtermination. Il fit le vide et se
concentra nouveau sur la Carte.
Comment permettre Lee de remporter la bataille?
Trois mois aprs que les Organisateurs lui avaient adress le
Rules & Instructions Book et le manuel d'utilisation du logiciel
de simulation, il n'avait toujours pas la rponse. Trois mois
passs tudier le plan de bataille sous tous ses aspects:
forces en prsence, topographie, conditions climatiques,
objectifs militaires, faits de guerre, menaces et
opportunits puis laborer sa stratgie.
Ou plutt ses stratgies, car il n'avait pas dfinitivement
arrt son choix. Tout dpendrait de l'attitude de ses
adversaires.
Du point de vue strictement militaire, la situation tait
simple. Plac la tte des armes du sud, Antoine/Lee
disposait pour l'heure dune force de combat plus puissante
que celle des nordistes, dirige par Tannhuser-
Aldrin/Meade. Cette supriorit numrique ne durerait pas.
Antoine navait pas dautre choix que lattaque. Mais
-
lhistoire avait enseign que la tactique de Lee tait voue
l'chec. Il fallait donc imaginer un autre plan de bataille. Et il
ne disposerait pas de beaucoup de temps pour se dcider.
Dans le simulateur, une seconde quivalait 10 secondes de
la ralit historique.
La principale difficult venait de ce que ses adversaires
taient certainement arrivs la mme conclusion que lui. Ils
savaient, tout comme lui, que ses options taient peu
nombreuses. A moins de mettre sur pied un plan de bataille
extrmement original, donc risqu, ses mouvements ne les
surprendraient pas. D'autant que Tannhuser et Aldrin
n'taient pas prcisment des dbutants.
Bien quil ne les ait jamais rencontrs physiquement, il les
connaissait parfaitement. Il avait dj jou deux fois contre
Aldrin (une partie pique de World Extension, et un
championnat du monde de Scrabble), et une fois au Mah-jong
contre Tannhuser, dans un Tournoi Elite. Antoine ignorait
qui ils taient vritablement Tannhuser et Aldrin n'taient
que des pseudonymes, lui-mme ayant choisi celui d'dipe
et o ils vivaient. Peut-tre occupaient-ils le mme
appartement, ou bien taient-ils distants de plusieurs milliers
-
de kilomtres. Rien ne prouvait qu'ils taient des hommes,
comme leur pseudo le suggrait. En raison des critres de
slection pour Jouer sur GameZone, ils avaient trs
probablement plus de trente ans (lui-mme en avait trente
deux), mais ce n'tait qu'une probabilit
Antoine avait reu plusieurs rapports dtaills sur le
comportement en jeu du duo. Il s'agissait de documents non
officiels, transmis par ses amis du rseau, spectateurs de
parties prcdentes. Tannhuser tait opinitre, lent, tenace,
peu imaginatif mais retors et obstin. Sa vision stratgique
tait limite mais son sens tactique, indniable. A l'inverse,
Aldrin tait capable d'improvisations gniales, de stratagmes
brillants, mais son manque de patience en faisait un
adversaire peu redoutable lorsqu'il jouait en solo, et son
classement mondial tait mdiocre.
Le duo tait donc admirablement complmentaire.
Lheure du dbut du combat se rapprochait. A 13h, le mode
pause serait dsactiv, les Joueurs pourraient prendre la main
sur les troupes et donner leurs ordres.
L'Ecran de Combat tait divis en plusieurs secteurs. Sur celui
de droite, les spectateurs changeaient des messages et
-
chattaient. Les paris taient lancs. La cote dAntoine tait
nettement plus faible que celle de ses adversaires. En effet
l'Histoire le dsignait comme la future victime. Il tait
impossible de s'emparer du bastion ennemi par la force
brute, mais ne pas agir tait aussi inconfortable car les
renforts nordistes allaient affluer continuellement, tandis que
lui-mme ne pourrait compter sur aucun soutien. Enfin, le
niveau d'indiscipline de ses Gnraux paramtr tel
qu'observ au cours de la bataille relle constituait un
problme proccupant, dans la mesure o il affecterait
sensiblement la qualit d'excution de son plan. Ce qui
restreignait encore sa marge de manuvre. Mais tout
compte fait, la position de challenger tait bonne prendre. Il
lui appartenait de prendre l'initiative, ce qui lui convenait.
Il avait dcouvert GameZone plusieurs annes auparavant, et
s'y tait inscrit de la seule faon possible: en tant invit par
un Membre. Le site tait cach derrire d'autres sites. Pour y
accder, il fallait cliquer sur un lien invisible d'une page de
publicit pour un produit nettoyant, puis entrer un identifiant
et un mot de passe. Une liste de "chambres" tait alors
propose. A chaque chambre correspondait un Jeu. Pour
-
entrer dans la chambre, il fallait rsoudre une nigme. Soit
pour jouer, soit pour observer. Leur difficult dpendait de la
volont des Organisateurs plus ou moins filtrer les
participants et les spectateurs.
Nul ne savait qui avait cr le site de GameZone, ni qui il
appartenait ni mme s'il avait un propritaire. Les Membres
taient tris sur le volet dans une population de joueurs
chevronns, quelle que soit leur origine ou les jeux dont ils
s'taient fait une spcialit. Chaque Membre disposait d'une
rserve de Crdits dont l'importance variait en fonction de
son implication, de son anciennet et de son classement. Les
Crdits ne pouvaient tre utiliss que pour parier au cours
d'une partie, pour accder directement comme spectateur
un Jeu - sans avoir rpondre l'nigme du sas ou pour
obtenir d'un autre Membre de l'aide dans le dveloppement
d'un nouveau Jeu.
Les parties les plus rputes, celles dont l'accs tait le plus
difficile, taient les Reconstitutions historiques. Celle de
Gettysburg avait demand plus de neuf mois de travail
plusieurs Membres. Elle figurait parmi les plus
impressionnantes mais d'autres avaient demand une
-
nergie encore plus considrable. Pour ce type de parties, les
Organisateurs passaient un accord avec des sponsors,
socits prives exceptionnellement autorises afficher leur
partenariat avec GameZone le temps du Jeu, et qui
contribuaient gnralement financer le temps consacr par
les Organisateurs sa cration. Pour ces socits, il s'agissait
moins de faire de la publicit que de poser une option sur
une production prometteuse, en vue de l'industrialiser.
Pour Gettysburg, seuls une dizaine de Joueurs avaient t
invits disputer le Tournoi. Aucun ne s'tait dsist.
L'ordinateur avait ensuite tir au hasard et choisi Tannhuser
contre Antoine. Tannhuser avait demand tre assist par
Aldrin, ce qu'Antoine et les Organisateurs avaient accept. Si
la partie s'avrait concluante, il n'y en aurait pas de seconde.
Le Jeu serait "rang au placard" ou revendu l'industrie du
jeu vido. Mais il tait rare que la premire partie soit
parfaite. On dcouvrait des bugs plus ou moins handicapants;
certains spectateurs apportaient des prcisions historiques,
d'autres formulaient des ides pour donner plus d'intensit
aux combats; d'autres encore suggraient des amliorations
visuelles. Les Organisateurs modifiaient certains paramtres
-
et une seconde joute, mettant aux prises deux nouveaux
protagonistes, tait organise. Le nom de "Tournoi" tait
donc largement exagr, puisqu'il tait rare que le vainqueur
d'un duel dispute une seconde manche. Cependant, les
Organisateurs attribuaient en fin de compte un titre de
"Champion du Tournoi" celui ou celle qui, sur l'ensemble
des parties disputes, avait donn le plus de frissons au
public. Ce titre tait particulirement recherch, et pas
seulement pour le prestige qu'il procurait. Le nombre de
Crdits accord un Vainqueur lui donnait un accs libre
l'ensemble des Jeux de GameZone pendant une trs longue
priode. Pour un Joueur, le titre de Champion d'une
Reconstitution tait le Graal qui couronnait une carrire.
Sur l'cran de combat, la zone rserve au chat se mit
clignoter. Des caractres rouges dfilrent le couleur
d'Aldrin.
- Salut, dipe. Alors, tu es prt ? Tu te donnes quelles
chances de gagner?
Antoine consulta lhorloge. Il ne restait qu'une poigne de
secondes avant le start. Il se demanda ce qui pouvait motiver
le fantasque et imprvisible Aldrin chercher le dialogue.
-
- Aucun homme n'est jamais assez fort pour ce calcul,
rpondit-il.
- Mme toi, dipe? Mais dis-moi, alors: pourquoi as-tu choisi
ce pseudo idiot?
Antoine tiqua. Le coin suprieur droit annonait que prs de
80 000 visiteurs assistaient la partie. "Les Jeux du Cirque
Rome", pensa Antoine, puis il crivit sa rponse:
- Parce que je tue les btes cornes. Ceux qui ont plus de
chance au jeu qu'en amour.
Sa rponse dclencha des "lol" dans la zone spectateurs.
L'horloge virtuelle afficha 13:00. L'image du champ de bataille
s'anima soudain.
La simulation tait d'une exceptionnelle qualit. Sur la colline,
une brise venant de l'est caressait chaque brin d'herbe. Les
feuillages des arbres se balanaient doucement. La bche
d'un chariot renvers claquait au vent. Dans le ciel d'un bleu
limpide, une formation d'oiseaux migrateurs passait
lentement. On entendait siffler un merle, et au loin, une
cloche sonna.
-
Au mme instant Paris, vers 22h30, Jasmine, Christopher et
Mario, trois ados du quartier Batignolles, se retrouvrent
comme chaque soir devant la grille du parc Cardinet, deux
pas du boulevard Berthier. Quelques annes plus tt, toute
la zone, anciennement occupe par les hangars de la SNCF et
une multitude d'usines et d'ateliers, avait fait l'objet
d'ambitieux programmes de ramnagement, d'abord en
complexe Olympique, puis aprs l'chec de la candidature
parisienne aux JO, en immeubles dits de "logements sociaux".
Mais la Mairie socialiste avait perdu les lections municipales
et tout avait t remis en question. Faute d'un projet
consensuel, le parc Cardinet restait donc cet immense terrain
vague zbr de rails rouills, peupl de btiments dlabrs,
entour de cltures et ceint de murs de briques couverts de
tags.
Ils longrent le parc sur une centaine de mtres, jusqu' une
ruelle sombre. Ils s'assurrent que personne ne les observait,
puis ils se glissrent furtivement par une brche qu'ils avaient
pratique dans le grillage plusieurs semaines auparavant.
Dissimule derrire des broussailles, l'ouverture chappait
la vigilance des cantonniers.
-
Une fois l'intrieur de la zone interdite, il valait mieux ne
pas traner. Leur refuge tait situ l'autre extrmit du parc.
Ils se mirent aussitt en mouvement, avanant rapidement
malgr leurs besaces. Elles taient charges de trsors: barres
chocolates, MP3, jeux vido, coca et cigarettes. La belle vie,
loin des parents, loin des rgles idiotes imposes par les
adultes.
Ils taient excits et nerveux. La nuit, le parc grouillait de SDF
et de junkies. Il y avait aussi des bandes de jeunes dcids
en dcoudre avec d'autres bandes pour la possession de ce
territoire dsol de friches industrielles envahies par les
broussailles et les herbes folles. Une fois dans le refuge, ils se
savaient l'abri. Non pas qu'il offrit une protection contre un
ventuel agresseur, mais parce qu'il tait si bien cach, nich
au sein des ruines d'une vieille fabrique entirement
recouverte de terre et de ronces, que jusqu'alors personne ne
l'avait approch moins de cent pas.
Il faisait noir, cette nuit-l. Ils avanaient la lueur de leurs
torches, silencieusement et aussi vite qu'ils en taient
capables, sur un mauvais chemin o, tout moment, ils
risquaient de trbucher sur une racine, un squelette de
-
mobylette ou un entrelacs de fougres. Soudain, alors qu'ils
longeaient la clairire l'olienne, Christopher, qui menait le
groupe, s'arrta brusquement.
- Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? murmura Mario, le cur battant
la chamade.
Christopher se contenta de tendre le bras vers l'olienne.
C'tait une vieille machine qui trnait au milieu d'un champ
d'herbes jaunes. Elle avait t installe au dbut des annes
80 mais n'tait plus utilise depuis longtemps. Il n'en restait
que la structure de mtal tordu de 20 mtres de hauteur,
dont plus d'une barre menaait de tomber. Pourtant, ses
pales rouilles et dformes tournaient encore par grand
vent, comme ce soir. Elle mettait une plainte lugubre. Mais
ce n'tait pas cela qui avait attir l'attention de Christopher.
L'olienne avait t transforme.
En un horrible arbre de Nol.
Elle tait entirement illumine par des guirlandes
d'ampoules et des projecteurs au sol. Elle brillait de mille
feux, aussi impressionnante que la Grande Roue de la Foire
du Trne. L'armature tait entirement emmaillote dans
une trange toile d'araigne dont les fils grossiers taient
-
faits de matires et de couleurs indfinissables. Ses pieds
s'enfonaient dans une dune blanchtre d'o mergeaient a
et l des objets aux contours improbables.
Ils s'approchrent.
Ils comprirent d'abord que ce qu'ils avaient pris pour une
toile tait une simple illusion d'optique. Placs o ils taient
maintenant, moins de vingt mtres de la structure, ils
voyaient que l'olienne tait recouverte de bouts de bois
briss et de rubans de papier lacrs, couverts de motifs
colors. Ils s'approchrent encore, jusqu' toucher la base de
la structure. Elle tait tapisse d'un matelas d'un bon mtre
d'paisseur de cailloux et de blocs de pierre ou de mtal, et
d'une paisse couche de poussire grise.
Un cri pouvantable transpera la nuit tranquille. Ils
sursautrent et Jasmine hurla. Mais ce n'tait que la roue +
qui, pousse par une rafale, avait gmi un court instant.
- Bordel de merde! jura Christopher.
- Regarde, qu'est-ce que c'est que a?
Mario dsignait un objet qui mergeait du sol cendr. Sa
forme tait reconnaissable: un bras, bris au niveau du
-
poignet. Non loin de l, ils reconnurent une tte d'albtre,
clate et le nez bris, mais portant toujours une belle
chevelure boucle. Plus loin, une main agrippant un disque;
puis une paule de marbre, et ailleurs un pied sur son socle.
L, une plaque de pierre sculpte reprsentant Dieu sur son
trne, entour de figurines dont la plupart avait t effaces
coups de marteau ou de burin. En soufflant sur la poussire,
Jasmine distingua la scne partiellement pargne d'un
moine captur par des dmons dans un grand filet. Il y avait
aussi des concrtions mtalliques, et des objets de cuivre
qu'on avait visiblement pass dans une broyeuse infernale.
Alors ils comprirent qu'ils foulaient un cimetire de statues et
de sculptures, et ils levrent les yeux.
Les rubans de papiers colors qui enveloppaient la vieille
olienne taient des fragments de toiles, des peintures
horriblement dchires, et les bouts de bois, des morceaux
de cadres dsarticuls. Jasmine leva la main vers l'une des
charpies qui pendait tristement et tournoyait sous l'effet du
vent. On y voyait encore les traits d'un homme portant un
chapeau haut de forme, assis une table avec des cartes la
main. A quelques mtres d'elle, Christopher tentait de
-
reconstituer une image partir de plusieurs lanires: un
homme revtu d'une cuirasse, accueilli par des indignes aux
bras chargs d'or, avec en arrire-fond trois grands navires.
C'tait comme un arbre cartoons. Mario s'tait longuement
arrt sur une reprsentation terrible d'un squelette levant
une pe sur un homme agenouill devant un gibet, lequel
faisait penser une longue fleur sans ptale. Il contourna le
pilier de l'olienne jusqu' un ruban rouge et noir, plus pais
que les autres.
- H! Mais je connais, ce truc l! Je l'ai vu en classe!
L'toffe tait d'une douceur exquise. Elle portait de
nombreuses traces de brlure du mme feu qui en avait
consum la plus grande partie, car Mario tenait de toute
vidence un reliquat de ce qui avait d tre une immense
tapisserie mais les motifs se dessinaient encore nettement
sur les parties saines.
- Et je sais comment elle s'appelle! C'est La Dame la Licorne!
Pour une raison qu'il ne put s'expliquer, il eut soudainement
envie de pleurer.
-
Au mme instant, sur le blog de Gilles Dervieux, rdacteur en
chef de L'Eclair, un internaute publia un post de quelques
lignes. Quelques secondes plus tard, un moteur Google
dclencha une alerte dans toutes les salles de presse
abonnes au service. Le contenu du post fut immdiatement
repris sur des centaines, puis des milliers de sites
d'information. En quelques secondes, la nouvelle avait fait le
tour du monde.
-
Tel un lapin dans son terrier
Le Jeu, c'tait un rythme trouver. Ainsi, tandis que
d'vidence les nordistes s'activaient consolider leurs
positions, Antoine s'installa confortablement dans son
fauteuil, alluma une cigarette et laissa son esprit flotter
librement, tout en profitant du paysage plus vrai que nature
recr par les Organisateurs de Gettysburg.
C'tait donc cela, Cemetery Ridge. Pas grand-chose, en vrit.
Le lieu o les espoirs des Rebelles scessionnistes avaient pris
fin n'avait rien d'impressionnant. Les quelques photographies
d'archives qu'il avait consultes avant la partie ne montraient
qu'une prairie en pente douce. La ralit tait peine moins
plate. Un vaste champ d'herbes hautes et de fleurs, au sol
ingal, jalonn de quelques pommiers isols. Une campagne
comme une autre, un endroit o, le dimanche, les habitants
des environs devaient venir pique-niquer.
L'autre ct du champ tait ceintur par un muret. Les
Fdraux s'y taient abrits.
-
Dans Gettysburg, les seules vues dont les Joueurs disposaient
taient celles de Lee et Meade en 1863, autrement dit le
panorama que leurs seuls yeux pouvaient voir. Antoine/Lee
avana jusqu' la lisire du bois qui protgeait ses troupes,
puis il longea le sous-bois. Au passage du cavalier, les
hommes se levaient, saluaient ou lanaient des vivats: "Vive
le Gnral!", "A bas les Fdraux!". Les personnages taient
moins ralistes que le paysage, et les hourras manquaient
d'imagination et de varit. Cependant les dveloppeurs
avaient su reprsenter la ferveur que le passage de Lee
provoquait parmi ses hommes. D'une On sentait chez eux un
grand espoir, la hauteur de la peur immense qui prcde la
bataille. En 1863, plusieurs milliers d'entre eux s'taient fait
faucher par la mitraille au milieu de ce champ baign de
soleil.
Il regagna sa tente de commandement et consulta la carte
des oprations, o les rgiments gris et bleus taient
reprsents par des symboles. Un officier les dplaait
mesure que les rapports transmis par les observateurs
signalaient des mouvements de troupes.
-
Progressivement libr de toute contrainte et du stress initial,
son esprit se focalisait sur sa proccupation essentielle: la
meilleure stratgie possible. C'tait comme si ses penses
creusaient des milliers de tunnels, forant dans toutes les
directions jusqu' ce cur palpitant, nud de la dcision
prendre. Il suffisait d'tre patient.
Certains mouvements de troupes saccads, hsitants, lui
confirmrent quAldrin s'occupait des troupes sur les flancs
est et ouest, les moins exposs, les plus mobiles, les plus
susceptibles dtre utiliss dans une opration coup de poing
essentiellement les rgiments de Newton, Sykes, Slocum et
Williams. En revanche, le front principal paraissait mieux
-
organis. Il tait donc probablement aux ordres de Tann.
C'tait d'ailleurs la position la plus facile dfendre ce qui
correspondait sa personnalit - et celle sur laquelle, en
1863, Lee avait concentr lessentiel de ses efforts. Tann
devait galement tenir la colonne vertbrale de larme
fdrale, c'est--dire la route de Baltimore qui dlivrait
hommes, munitions et vivres aux combattants du nord.
Antoine dcida de tout miser sur cette interprtation.
Les rangs des spectateurs continuaient de grossir. Du coin de
lil, Antoine remarqua que Vicky venait dentrer dans la
salle. Son idogramme clignotait, comme pour l'encourager.
Son cur battit un peu plus vite, mais il se reconcentra
aussitt. Aprs un long moment de rflexion, Antoine
communiqua enfin ses instructions ses Gnraux. Juste
aprs, il se dtendit. C'tait toujours ainsi: faire un choix le
rongeait, mais une fois la dcision prise, toute pression
s'envolait. Il ne regrettait jamais ce qu'il avait dit ou fait.
Assumer une dcision n'tait pas pour lui une question de
principe, qui engage un courage moral, mais une attitude
naturelle. Lorsqu'il se rendait compte qu'il s'tait tromp ou
qu'il avait commis une erreur, il ne se morfondait pas
-
longtemps. Il pouvait en regretter les consquences, mais de
son point de vue il existait toujours un ou plusieurs moyens
d'en attnuer les effets voire mme de les retourner en sa
faveur. Antoine tait un esprit spontanment positif. Il en
tait conscient et savait que c'tait l, sans doute, sa
principale qualit en tant que Joueur.
Dans la salle, les conversations par chat s'taient
interrompues, comme si les spectateurs avaient devin que
l'Arme confdre allait attaquer. Soudain, appliquant les
ordres d'Antoine, les canons sudistes firent feu.
La simulation tait d'un ralisme stupfiant. Limmense
grondement des batteries dartillerie rsonna dans toute sa
pice. Sur ses crans de contrle plusieurs ordinateurs
disposs en parallle, certains se concentrant sur certaines
parties de la bataille, dautres analysant les statistiques du
combat et sur lcran principal, la fume recouvrit
rapidement une partie importante du terrain. Il fut bientt
impossible de voir autre chose que le rougeoiement lointain
des bouches feu nordistes qui ripostaient aux tirs
confdrs.
-
En 1863, cause de la fume dgage par ses propres
canons, Lee navait pu procder une bonne estimation des
dgts que son tir de barrage avait inflig lennemi. Le
silence progressif des batteries nordistes lui avait donn
l'impression que les rangs fdraux taient dcims. Il avait
ordonn aux fantassins de Pickett de charger. Ctait un
pige. Les canons nordistes avaient repris de plus belle,
faisant un carnage dans les rangs confdrs.
Mais cette mme fume qui avait aveugl Lee pouvait aussi le
cacher aux yeux de son rival. Tandis que les boulets
pleuvaient autour d'eux, Antoine commena faire refluer
son corps dinfanterie vers larrire, puis le faire glisser le
long de la colline. Il avait pralablement largi la ligne de ses
batteries dartillerie. La fume stendait maintenant sur une
plus large distance, masquant compltement le mouvement
encerclant des confdrs.
Il sagissait cependant dune manuvre extrmement
complexe excuter. Non seulement ses troupes devaient
procder avec prcaution ce qui obligeait Antoine se
montrer intraitable avec ses officiers, et les surveiller de
prs mais il devait, dans le mme temps, dtourner
-
lattention de ses deux adversaires. Il ordonna donc au
Gnral Ewell de se sacrifier en attaquant massivement
lest. Il savait quEwell renclerait il lavait fait maintes
reprises pendant la vraie bataille de Gettysburg mais cela
navait aucune importance. La vrit de la bataille se situait
ailleurs, au niveau de la route d'approvisionnement. Antoine
devait avancer couvert le plus lentement possible, puis
surgir violemment contre les troupes masses au sud-ouest
de Cemetery Ridge.
Le public, qui disposait d'images des deux camps et de vues
du ciel, devait maintenant avoir compris la stratgie
confdre. Antoine se demanda comment les spectateurs
ragissaient. Et ce que Vicky pensait. Evidemment, ce stade
du jeu, les protagonistes n'avaient pas accs la moindre
information extrieure. La zone des chats et des messages
tait grise.
Antoine sinterrogeait aussi sur ce que ses adversaires
mijotaient, de leur ct. Il ne tarda pas le dcouvrir.
Au moment o il estimait avoir mass suffisamment
dhommes pour prendre la route dassaut, les troupes quil
avait laisses derrire lui pour protger les canons subirent
-
une attaque surprise par l'arrire. Les nordistes taient
parvenus, en un temps record, contourner ses dfenses par
louest. Antoine fut tent dabandonner son plan initial, de
retourner illico en arrire pour protger ses artilleurs. Il se
retint. Le sacrifice des canons tait encore bien peu en
regard de ce qu'il esprait gagner. Si mme ce n'tait pas un
coup de bluff la manire d'Aldrin.
Un courrier lui parvint, port par une estafette. Une seule
ligne, signe par Meade: "Nous proposons une reddition sans
condition". Son Lee virtuel dchira le papier en affichant une
moue de ddain plutt crdible.
Il attendit encore quelques minutes, le temps que la situation
au nord sclaircisse. Comme il lavait espr, lassaut
nordiste avait t de courte dure. Pourtant, les officiers
sudistes quil commandait taient branls et certains se
demandaient dj sil tait prudent de poursuivre. Ewell
profita de ce flottement pour ordonner son rgiment de
battre en retraite, sans quAntoine lui en ait donn lordre. Le
front nord dgag, lennemi allait se concentrer sur le sud et
dcouvrir son stratagme. Il tait temps dagir.
-
Antoine disposa sa troupe dinfanterie en deux colonnes, puis
il lana l'ordre d'attaque. Lui-mme resta en arrire, mi-
chemin entre son point de dpart et le lieu des combats. Il
gardait ainsi une certaine libert de manuvre, mais en
contrepartie il ne verrait rien de l'assaut crucial que ses
troupes allaient engager.
Les spectateurs, en revanche, ne perdirent pas une miette du
spectacle. Plusieurs crans retransmettaient les images,
comme sil y avait plusieurs camras sur place. Une
journaliste, spcialise dans les reconstitutions historiques,
commentait les manuvres en voix off. Cependant, les
images vido retransmettaient des actions de combats qui,
en elles-mmes, ne signifiaient pas grand-chose. Des soldats
habills de gris s'lanaient contre les positions dfendues
par d'autres soldats vtus d'uniformes bleus. Ailleurs, sur une
autre scne, un petit groupe de fantassins camoufls
Confdrs? Fdraux? progressait lentement. Ailleurs
encore, c'tait une mle en plein bois, o l'on ne distinguait
pas les couleurs. On avait parfois l'impression que les
nordistes prenaient le dessus, puis on se rendait compte que
non, c'tait plutt le contraire. Heureusement, certains des
-
crans proposaient une reprsentation symbolique des
units, ce qui permettait aux spectateurs de suivre le
droulement gnral des oprations et de rattacher un
contexte topographique et un enjeu militaire chaque scne.
Antoine avait confi le commandement de la Division
Anderson, un officier que Lee considrait comme lun des
plus prometteurs. Il resta sans nouvelle pendant un long
quart d'heure, puis vint un messager. Anderson n'avait pas
failli sa rputation: la position tait prise.
Larme fdrale tait dsormais entirement encercle.
Antoine eut un instant de triomphe. Il pouvait presque lire,
dans limmobilit des troupes nordistes, la stupfaction
dAldrin et Tann.
A partir de l, les vnements se succdrent grande
vitesse, comme une ligne de dominos qui s'croulent. Des
renforts venant de Baltimore, ignorant tout du changement
de situation, furent cueillis froid et durent dcamper.
Anderson captura trois chariots de ravitaillement et plusieurs
caisses de munitions, ainsi que des mitrailleuses Remington.
Dans le mme temps, Antoine donnait l'ordre d'intensifier le
tir de barrage de ses batteries de canon. Il fit galement
-
porter la nouvelle l'ensemble de ses Gnraux. Le moral de
ses troupes augmenta considrablement, tandis que celui de
Meade s'effondrait brutalement. Comme prvu, les deux
rgiments dassaut dAldrin se dcomposrent en un instant.
Ils taient coups de leurs lignes, en territoire ennemi, et
majoritairement composs de soldats dmoraliss,
conscients d'avoir t sacrifis. Si, comme il le supposait,
Aldrin dirigeait les rgiments les plus aux nord, il suffisait de
leur mettre une forte pression pour quils craquent
compltement. Aldrin tait hors course.
Sur le terrain, la partie n'tait pas encore gagne. Certes, les
flancs de l'arme nordiste se dlitaient vue d'il. Mais le
Nord pouvait encore s'en sortir, condition de briser
lencerclement. Antoine prit le temps de soigneusement
rvaluer ses positions, tout en continuant de pilonner
Meade avec les obus que Washington lui livrait, fort
commodment, par la route de Baltimore. Tann tait pris au
pige comme un rat. Le temps quil se rorganise, il aurait
perdu un quart de ses effectifs, et la moiti de ses points de
moral. La troupe fdrale serait au bord de la droute dans
moins dune heure.
-
Le got d'une belle victoire lui venait la bouche. C'tait ce
moment particulier o l'on comprend que tous les efforts
consentis, qui pouvaient dboucher sur un chec, vont
trouver leur rcompense. C'est le baiser accord par la
femme qui s'est longtemps refuse, l'accord verbal de
l'acheteur au terme d'une ngociation pre et fertile en
rebondissements, l'essai qui couronne une longue
domination territoriale. Le meilleur moment, pour un
chasseur, n'est pas celui o l'on considre la bte abattue,
mais celui o on sent qu'on l'a touche.
Antoine rdigeait mentalement une proposition de reddition
quand, tout dun coup, tout steignit.
La premire pense qui lui vint lesprit tait que la partie
continuait. Qu'il soit ou non connect, ses soldats taient
programms pour suivre les instructions quil leur avait
donns. Le problme, ctait que cela ne tiendrait pas
longtemps. Ds que Tann se rendrait compte quAntoine
ntait plus aux commandes, il reprendrait du poil de la bte.
Prives de chef et dinstructions cohrentes, ses armes se
dsagrgeraient. Il fallait que le courant revienne
immdiatement.
-
Il se rappela alors que chez lui, une coupure de courant tait
thoriquement impossible. Du moins, sa console multi-
ordinateurs tait l'abri grce une batterie de secours
situe au sous-sol de l'immeuble, qui se mettait en marche
automatiquement en cas d'interruption lectrique. Il tait
rigoureusement impossible que les crans s'teignent, et
pourtant ils taient noirs.
Le Cyclope avait dit en riant qu'il faudrait une explosion
atomique pour tout teindre.
Depuis longtemps, un cauchemar hantait ses nuits. Il montait
dans une tour, o vivaient des rfugis. Une guerre clatait.
Des avions survolaient la ville en pleine nuit, puis une bombe
nuclaire clatait. A cause de ce rve rcurrent, une part de
lui tait convaincue de la proximit d'un holocauste nuclaire.
Il avait appris que, dans certains cas, leffet thermique et le
souffle taient prcds par leffet Compton : un souffle
lectromagntique tellement puissant quil annihilait toute
installation lectrique ou lectronique sur un primtre de
plusieurs dizaines de kilomtres carrs.
Il s'aplatit sur le sol, se protgeant la tte avec les bras. Au
bout d'un instant, il se trouva compltement idiot. Il tait en
-
plein Paris. Si une bombe avait explos, il serait dj mort.
Pour se rassurer, il se dirigea maladroitement, dans le noir,
jusqu la radio piles de sa table. Il lalluma : elle
fonctionnait et nannonait pas la fin du monde. Il lteignit.
Les battements de son cur se ralentirent. Il nen demeurait
pas moins que la coupure de courant, conjugue la mise
hors circuit de sa batterie de secours, tait tout fait
inexplicable. La batterie tait peut-tre hors dusage. Le
Cyclope lui avait pourtant assur qu'elle tait neuve. Quoi
qu'il en soit, il fallait faire quelque chose, et vite. Le Cyclope
saurait quoi faire. Il s'apprtait sortir de sa pice pour
rejoindre la porte d'entre quand il entendit le bruit.
Quelquun marchait dans le couloir. Des pas feutrs.
La chemise dAntoine fut immdiatement inonde de sueur.
Etant donn les systmes de scurit dont il avait entour
son appartement, la prsence dun intrus tait une autre
impossibilit qui ne pouvait avoir qu'une seule signification.
Il allait mourir.
Il se glissa lentement sous la table, puis couta. Il y avait
plusieurs personnes. Il crut distinguer une silhouette travers
les stores de la porte vitre. Puisquils avaient coup le
-
courant, ils avaient probablement vrifi quil tait bien
prsent dans lappartement. Inutile de chercher jouer
cache-cache, ils finiraient par le trouver. Il se dplaa avec
dinfinies prcautions vers le meuble de gauche, o se
trouvait un revolver charg. Il allait latteindre quand une voix
son oreille dit calmement : Ne bougez plus. Au mme
moment, il sentit un objet froid senfoncer dans son
omoplate. Par rflexe, il leva les coudes. Ne bougez plus ,
rpta lhomme.
Antoine sentit, plutt quil ne vit, dautres silhouettes
pntrer dans la pice. Quelquun le palpa rapidement, puis
lui braqua une lampe torche sur le visage et lui demanda sil
tait bien Antoine Frenque. Il fut incapable de rpondre.
Lautre le prit par le col, le fora lui faire face et lui reposa la
question, plus brutalement. Il portait une cagoule noire.
Ptrifi, Antoine ne put rpondre que par un grognement et
un hochement de tte. Lautre lobserva encore un instant,
qui lui parut une ternit, puis il relcha son treinte. Il fit un
signe de tte son comparse. Antoine sentit alors une vive
brulure derrire la nuque et linstant daprs, tout devint
noir.
-
Prisonnier n17
Il fut rveill par un grincement mtallique. Il ouvrit
prudemment les yeux et les referma aussitt, le temps de
s'habituer la lumire crue.
Il tait sangl sur une chaise, dans une petite pice aux murs
entirement nus. En face de lui, une table en formica.
Derrire la table, une sorte d'ogresse lisait Marie-Claire.
C'tait une dame aux dimensions considrables. Elle portait
un pull rouge vif et un bolro, ainsi qu'une jupe dont le motif
cossais tait assorti au bolro. Les proportions du bolro
taient assez vastes pour en faire un dessus de lit. L'norme
tte de la gante tait surmonte du plus gros chignon
qu'Antoine eut jamais vu.
Elle tait concentre sur sa lecture, une moue agitant parfois
les bords de ses lvres. Antoine se garda de l'interrompre.
Elle leva les yeux de son journal et croisa son regard. Ils se
jaugrent un moment. Puis elle reposa le magazine et se leva.
La chaise grina douloureusement.
-
La gante contourna la table et vint se placer juste devant
Antoine, prcde par une trs forte odeur de rose, de bleuet
et de lilas qui, bizarrement, voquait les bals du dimanche.
Son visage, qu'Antoine pouvait maintenant admirer de trs
prs, tait recouvert d'une paisse couche de fond de teint
blanchtre. Un grain de beaut de la taille d'un haricot saillait
de son cou.
- Quel jour on est? demanda l'ogresse d'une voix caverneuse.
Antoine la fixait btement sans comprendre. Elle dut reposer
la question.
- Mardi enfin, je crois.
Elle soutint son regard un instant, avant de fixer brivement
un point situ derrire lui, au-dessus de sa tte. "Une
camra", songea-t-il. Elle revint lui.
- Quel est votre nom?
- Antoine. Et vous? Gertrud? Sieglinde?
Elle ne montra aucun signe d'humour. Elle se contenta de le
dvisager longuement, avant de soupirer et quitter son
champ visuel. Il entendit son pas pesant s'loigner derrire lui
et disparatre.
-
- H! lana-t-il. Revenez, Frulein! Je ne voulais pas vous
fcher!... H! Laissez-moi au moins le magazine!
Silence. Au bout d'un moment, il se hasarda tourner la tte.
A l'exception du mobilier, la pice tait totalement nue. Peut-
tre le petit botier noir en face de lui, l'angle du mur et du
plafond, tait-il une camra; il ne pouvait en tre certain. Sa
vue tait encore brouille. Il avait mal la tte et
horriblement soif.
- Il y a quelqu'un? cria-t-il.
Personne ne rpondit. Il se sentait infiniment las, et il tait
terroris. Il se remmora l'enlvement. Qui pouvaient bien
tre les kidnappeurs? Que lui voulaient-ils? Quelle que soit la
rponse, ils avaient besoin de lui vivant. C'tait dj a.
Pourquoi l'avoir kidnapp chez lui? Est-ce que cela n'aurait
pas t plus facile de le prendre dans la rue, ou mme la
librairie? Des types qui, comme eux, connaissaient son
systme de scurit et n'avaient aucun mal le dsactiver,
auraient pu le cueillir mille fois un moment et dans un
endroit plus appropris. A moins qu'il n'y ait eu urgence.
Mais quelle urgence?
-
Il envisagea des dizaines d'hypothses sans parvenir aucune
conclusion. Quoi qu'il en soit, quelqu'un finirait bien par venir
lui dire ce qu'on attendait de lui.
L'attente se prolongeait. Il ne doutait pas que ses nerfs
taient volontairement mis l'preuve. On le "prparait"
avant un interrogatoire, simplement en le laissant seul avec
lui-mme, avec ses craintes, ses doutes, ses angoisses. Un
cocktail beaucoup plus efficace dlier les langues que
n'importe quelle torture physique.
Il se fora donc penser autre chose. Ce n'tait pas si
difficile, en fin de compte. Ses premires penses allrent
Vicky; il se demanda comment elle et les autres spectateurs
avaient vcu sa disparition. Ils navaient peut-tre d'abord
rien vu. Les soldats avaient continu de se battre. Au bout
d'un moment, leur immobilit avait fait natre des soupons.
Puis Tann avait d lancer une srie d'attaques sans
rencontrer de raction. Les Organisateurs n'avaient
certainement pas manqu de constater qu'il s'tait
dconnect. Ils lui avaient probablement envoy des
messages dalerte, puis de semonce, puis de menaces. A ce
stade, Tann avait vraisemblablement bris l'encerclement et
-
dbord Lee de tous cts. La Victoire lui avait finalement t
accorde.
Le chasseur qui part la chasse...
Plus proccupant encore voire dramatique, si sa situation
prsente ne relativisait pas les choses -, Antoine allait
certainement faire l'objet d'une exclusion de GameZone. Or
GameZone n'tait pas pour lui qu'un espace de jeux. C'tait
sa communaut, ses amis, un lieu de dialogue avec des
personnes de toutes origines, de toutes nationalits, de
toutes obdiences, mais qui partageaient la mme passion.
C'tait aussi le sentiment d'appartenance une lite. Antoine
n'en prouvait aucun orgueil, mais il devait reconnatre que
les changes avec ses pairs taient plus riches et plus denses
qu'avec bon nombre de collgues et proches de ses vies
prive ou professionnelle.
Quelqu'un le frla, qu'il n'avait pas entendu venir. C'tait une
jeune fille. Elle s'assit en face de lui sur la chaise martyrise.
Il aurait aim dire quelque chose, n'importe quoi, une
plaisanterie montrant qu'il n'tait absolument pas paralys
par la peur, mais aucun mot ne put sortir. Il tait
littralement terroris, et il tait absolument subjugu.
-
La jeune fille tait magnifique. Splendide, superbe,
somptueuse, les adjectifs se bousculaient mais aucun ne lui
rendait grce. Et pas seulement quand on la comparat la
femme-chose qui l'avait prcde. Elle n'tait pas trs grande
mais sa silhouette, dont les courbes taient mises en valeur
par une combinaison moulante, aurait rendu fou l'ascte le
plus intraverti. Son visage au teint ple, splendidement
encadr par une chevelure sombre aux reflets bleus qui
tombait en cascade sur des paules fines et bien dessines,
tait un ovale parfait o de grands yeux en amande, d'un vert
limpide, brillaient intensment. Une petite chose tout fait
exquise. Elle ne s'tait pas assise sur la chaise, elle s'y tait
pose, avec une grce et une lgance infinies, et semblait
maintenant y flotter en suspension. Elle jeta un bref regard
Antoine dont le rythme cardiaque fit un nouveau bond, ce
qu'il n'aurait pas cru possible -, et posa sur la table une
chemise cartonne qu'elle ouvrit avec dlicatesse, comme s'il
s'agissait d'un objet trs ancien,