Le Sphinx - Extrait

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Philippe Guihéneuc Le Sphinx Roman

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Premiers chapitres du thriller Le Sphinx

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Philippe Guihéneuc

Le Sphinx

Roman

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Comme un feu d'artifice

Le Maître d'Œuvre gravissait lentement les derniers mètres

qui le séparaient de sa victime.

Il montait d'un pas régulier, profitant de chaque instant.

C'était une belle matinée de juin. L'air chaud et poussiéreux

était lourd d'une odeur familière de sève et de terre sèche. Le

chant strident des cigales l'accompagnait. Il se retourna. Tout

en bas, la ville était écrasée de soleil, noyée dans une brume

de chaleur. Il avait appris à aimer ce paysage. Il sourit, inspira

profondément et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, ce fut

pour s'efforcer de graver chaque détail. C'était la dernière

fois.

Plus haut, il croisa un groupe de touristes. Ils s'étaient arrêtés

le long du chemin, pour se reposer un peu. Il les salua

poliment mais personne ne lui répondit. Leurs visages rouges

ruisselaient de sueur. Des hommes et des femmes, plutôt

âgés. La plupart étaient encombrés de gros sacs, d'appareils

photo, de bâtons de marche. Il eut envie d'échanger quelques

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mots avec eux, de leur dire que le sommet était proche, mais

il n'en fit rien. Son temps était compté. Il reprit sa lente

ascension.

Il parvint au sommet de l'escalier de pierre brute. Devant la

lourde grille entrebâillée, une pancarte indiquait en lettres

dorées: "Cathédrale Notre Dame de La Garde, entrée ouverte

au public de 7h à 19h", puis juste en-dessous : "Interdit aux

colporteurs et aux mendiants". Un homme en habits sales

était allongé sur le bas-côté, dans l'ombre relative d'un

laurier. Il dormait. Une bouteille de verre vide, sans étiquette,

dépassait de la poche de sa veste. Posée sur le bord du

chemin, sa casquette invitait à l'aumône. Il y déposa une

pièce.

Il franchit le portail. La cathédrale lui apparut alors dans toute

son insolente beauté.

Des années auparavant, au cours de sa première visite, il

avait ressenti un choc physique en découvrant l'édifice.

Aujourd'hui encore, après toutes ces heures passées à

l'observer, à le jauger, une émotion complexe l'étreignait. S'y

mêlaient étonnement, humilité, tendresse, et quelque chose

d'autre encore qui se refusait à sa compréhension et le

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laissait assoiffé. Ensuite, comme une vague qui balayait tout,

venait le jugement esthétique. L'édifice était-il trop étroit, ou

trop haut? Il n'avait jamais su le dire, mais quelque chose

dans ses dimensions le dérangeait. C'était assurément une

masse considérable, juxtaposition de lignes de pierres

blanches et noires d’un effet saisissant. Un colosse zébré,

gorgé de soleil, classique d'apparence mais confusément

difforme, sensuel, arrogant, magnifique.

Il y avait déjà foule sur le parvis. Dans une irrévérencieuse

pagaille, des dizaines de groupes de toutes nationalités

s'agglutinaient autour de pancartes bariolées et numérotées.

Le Maître d'œuvre scruta les visages un à un. Des grappes

d'enfants tournoyaient en hurlant entre les jambes de

touristes, l'un avec un sandwiche à la main, un autre

parcourant les pages d'un guide touristique, un autre encore

cherchant la meilleure vue pour une photographie souvenir.

En léger contrebas, des cars et des voitures, manœuvrant

tant bien que mal dans l'espace réduit du petit parking,

soulevaient des nuages de poussière. Ce lieu grouillant de vie

tranchait avec l'austérité du flanc de la montagne qui avait

entouré d'une paix profonde sa montée solitaire. Pour

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autant, la popularité du lieu de culte ne gênait pas le Maître

d'Œuvre. Il n'avait jamais été habité par le sentiment

religieux. Il lui paraissait raisonnable qu'on puisse aimer et

glorifier le Seigneur aussi sûrement par un rire, même gras,

que par la plus émouvante des prières.

Il fit le tour du bâtiment d'un pas tranquille. Il connaissait

l'emplacement de chaque caméra de sécurité et les ignora

soigneusement. Sa barbe blanche et son panama masquaient

largement ses traits.

A l'angle sud-est, où la vue était moins belle et où personne

ne s'arrêtait jamais, il contempla pensivement la base de la

façade, cachée par un bosquet d'arbustes.

Puis il reprit sa marche jusqu'à revenir à son point de départ.

La chaleur avait encore augmenté, et la foule sur le parvis

continuait de grossir. Secouristes et ambulanciers étaient sur

le qui-vive. L'âge des pèlerins, la fatigue causée par la

montée, la température excessive, le manque d'air par

promiscuité, l'excitation du but atteint, tout concourait à

augmenter les risques de syncope, ou pire.

C'était un bel endroit pour mourir.

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Pris d'une brusque inspiration, le Maître d'Œuvre suivit un

groupe qui se dirigeait vers l'escalier de la crypte. En passant

devant la rambarde, il crut voir une ombre bouger sous les

marches. Protégé par les touristes qui l'entouraient, il fouilla

l'obscurité. Personne. Rassuré, il se fondit dans le groupe

suivant.

La guide fit une pause à mi-chemin de l'escalier.

- Fondée au Ve siècle par Saint Jean Cassien, édifiée au XIXe

siècle dans l'extravagant style romano-byzantin, Notre Dame

de la Garde domine de sa masse monumentale toute

l'agglomération de Marseille.

Elle se contentait de réciter consciencieusement le texte

officiel, à voix haute et claire, s'accompagnant de gestes

amples, visibles de tous.

- C'est la Bonne Mère. Elle est vénérée par toute une région

et chantée par les poètes. Chère au cœur de Marius et Fanny,

elle veille chaque jour sur l'activité turbulente de la ville. Elle

en reflète l'excentricité et la démesure, car les Marseillais

sont connus pour posséder ces qualités au plus haut degré (Il

y eut quelques rires). Monumentale, inclassable,

exceptionnelle, la Bonne Mère reçoit près de deux millions de

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visiteurs par an. Elle n'est pas seulement un lieu de

pèlerinage, une étape sur le chemin de Saint Jacques: c'est

l’âme de Marseille, la fierté de tout un pays. Messieurs-

dames, je vous en prie, conclut-elle en reprenant l'ascension.

Parvenus au premier palier, ils traversèrent un pont de bois,

au milieu duquel ils firent une nouvelle halte.

- Comme vous le constatez, on n’accède pas à la cathédrale

par une porte, comme partout ailleurs, mais par un pont. Et si

vous regardez bien les chaînes là-haut, vous verrez que le

pont peut être remonté. Et qu'est-ce qu'un pont qu'on peut

remonter?

Un garçon leva la main:

- Un pont-levis!

- Exactement, sourit la guide. C'est qu'ici, on ne fait pas les

choses comme tout le monde. Tout d'abord, un pont-levis

c'est plutôt de l'ouvrage militaire. On construit un pont-levis

quand on pense que le bâtiment pourrait être l'objet d'une

attaque. Or je vous le rappelle, Notre Dame est un édifice

religieux. Bizarre, non? En fait, l'explication est simple. La

cathédrale a été bâtie à une période où l'on aimait puiser son

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inspiration dans les racines du passé. C'est l'époque dite

"romantique". Voyez par exemple Neuschwannstein en

Bavière, ce château qui ressemble à un château de conte de

fées. Il a été construit à la même époque.

Elle se pencha par-dessus la rambarde.

- Vous me direz, il y a une autre voie d'accès. Mais elle est

guère moins insolite! Elle consiste à passer par le restaurant

du rez-de-chaussée. Dans le pays, un proverbe dit qu'on ne

prie pas moins bien le ventre vide, mais pas mieux non plus.

Maintenant, vous savez pourquoi! A présent, je vais vous

demander encore un petit effort. Il reste quelques marches à

gravir pour arriver au Saint des Saints. Mais croyez-moi, vous

ne le regretterez pas.

Les derniers degrés étaient effectivement les plus durs. Ils

débouchèrent en sueur sur le palier supérieur, et s'arrêtèrent

à peine pour admirer les deux battants de la porte d'entrée,

pourtant somptueusement décorés. Ils entrèrent dans la

basilique.

A l'intérieur, l'air était irrespirable.

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La nef, qui paraissait deux fois plus vaste à l'intérieur que vue

de l'extérieur, était pleine à craquer d'une foule remuante et

bruyante. Il s'écarta de son groupe, glissa discrètement le

long du mur et trouva une position relativement isolée

derrière un pilastre de marbre polychrome.

Il prit d'abord le temps d'observer les visages dans le public.

Une ligne continue de pèlerins passait devant les exvotos

incrustés à hauteur d'yeux dans le marbre. D’autres plaques

aux lettres dorées rappelaient les actions de grâce de la

communauté évangélique. Une femme âgée, dont les

vêtements et les mains trahissaient l'origine rurale,

murmurait une prière muette, les yeux levés vers la statue de

Notre Dame. Un couple tâchait de déchiffrer les lourds

symboles ésotériques et les textes cyrilliques qui serpentaient

sur les murs. Une mère, son nouveau-né dans les bras,

parcourait lentement le flanc nord tapissé de tableaux

représentant, selon les cas, des scènes de dévotion ou des

tempêtes en mer. Du plafond, constitué par trois demi-

sphères entièrement recouvertes de peinture d’or et de

motifs finement ouvragés, pendaient de longues processions

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de petits navires, pour la plus grande joie des enfants, cous

tordus vers le ciel, regards avides.

Sans ostentation, le Maître d'œuvre se concentra pendant

une minute sur vers le sol tapissé de carreaux de mosaïques

orientales. On aurait dit qu'il priait.

Puis il se leva et se dirigea tranquillement vers la sortie.

Dehors, il consulta sa montre. Il avait le temps. Il se promena

nonchalamment sur le belvédère. Contrairement aux

badauds qui admiraient le panorama donnant sur la baie, il

s'intéressa longuement à la façade de la basilique, chaussant

ses lunettes de soleil quand il devait fixer un point trop

lumineux. A cette heure et sur cette esplanade de pierre

blanche qui reflétait violemment l'intensité des rayons,

personne ne restait longtemps. Malgré le vent léger, il cuisait

debout, mais au moins le lieu était-il relativement désert.

Quand il n'y tint plus, il descendit dans la crypte. Il accueillit

avec reconnaissance les bouffées d'air frais qui, dès l'entrée,

lui caressèrent le visage. Quand ses yeux se furent habitués à

la pénombre, il avança dans la travée centrale et s'assit

silencieusement. C'était le seul lieu de recueillement de toute

la cathédrale – du moins aux heures de visite. Moins connue

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que la basilique, parce que beaucoup plus sobre, la crypte

était aussi moins fréquentée. Sous les voûtes sombres et

basses, une vingtaine de personnes étaient assises sur les

bancs. La plupart priaient, tête basse et mains croisées. Il

s'abandonna au silence apaisant.

En quittant la crypte, il passa la main sur l'épaule gauche de la

statue de Pie IX. C'était, paraît-il, un gage de bonne fortune.

Plutôt que de reprendre l'escalier de mille marches osseuses

à flanc de colline qu'il avait emprunté à l'aller, il descendit par

l'entrelacs de ruelles qui menaient, via la rue Vauvenargues

puis la rue de la Croix, jusqu'au Vieux Port. Trente minutes

plus tard, ayant entièrement contourné le U des

embarcadères, il se trouvait en face, Place Jules Verne. Il était

une heure moins le quart, il avait faim. Dans un fast food

asiatique à l'entrée de la Canebière, il avait acheté une sorte

de sandwich à base de légumes et de poulet frit. La photo sur

l'affiche du menu lui avait donné l'eau à la bouche. Il

s'accroupit sur la première marche du large escalier qui

montait par gradins successifs vers le quartier du Panier,

décapsula une canette de coca et but à longues gorgées. Tout

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en ouvrant le papier gras qui protégeait son sandwich, il

balaya l'horizon autour de lui.

La Place était vaste, plantée d'arbres et entièrement dallée. Il

avait choisi cet emplacement longtemps auparavant. Ainsi, il

avait un œil sur la ville à sa gauche, en enfilade du Vieux Port

et de la Canebière qui étirait ses jambes presque jusqu'à lui;

et sur Notre Dame de la Garde, juste en face, flèche dressée

au sommet de la colline. Le point de vue était parfait.

Il n'était pas seul, ce qui était également une bonne chose. A

sa gauche, à une dizaine de mètres seulement, deux

amoureux étaient tendrement enlacés. Ils étaient très jeunes,

peut-être même la fille était-elle mineure. Devant lui, debout

sur le trottoir, une femme et ses trois enfants admiraient le

paysage. La petite fille jouait avec quelque chose qu'elle avait

dans la main. Les deux garçons lorgnaient les bateaux d'un air

perplexe. Il se retourna. Plus haut, des adolescents

partageaient les reliefs d'un pique-nique. Ils parlaient fort

mais ne semblaient pas vraiment agressifs. Un vieux

Monsieur dont le crâne osseux était protégé par un béret

semblait chercher un second souffle à l'ombre d'un platane.

La chaleur était de plus en plus accablante, même sous les

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arbres. Le Maître d'œuvre but encore une gorgée de coca. Il

était presque l'heure. De la poche de son veston, il sortit un

appareil oblong, noir et lisse. Il en ôta le clapet. Il restait

moins d'une minute.

Une dernière fois, il leva les yeux vers la Bonne Mère. Elle

resplendissait de soleil au sommet de son piton calcaire, en

plein cœur de la cité qu'elle surplombait sur son esplanade

rocheuse et désolée. Au sommet du campanile, on distinguait

parfaitement la statue de la Vierge Marie. La Bonne Mère, qui

protège ses enfants… Il repensa à une jeune fille qu'il avait

remarquée dans la crypte. Un détail lui revint: elle portait des

vêtements gothiques, cape et jean noirs, tee-shirt noir avec

des motifs d'elfes et de dragons. Etonnant comme la

mémoire pouvait faire ressurgir des détails anodins aux

moments les plus improbables. De quoi se souviendrait-il,

après coup? Quelles images resteraient, quels souvenirs

disparaîtraient?

Une alarme vibra dans la poche de son pantalon. Le boîtier

noir confirma qu'il ne restait que quelques secondes. Il eut un

léger pincement au cœur, puis, quand l'écran afficha "0", il

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débloqua une sécurité, composa un code à quatre chiffres et

appuya sur un bouton.

Il ne se passa rien pendant une longue seconde, puis l'horizon

se brouilla et, un court instant plus tard, un son épouvantable

ébranla la place. C'était un roulement de tonnerre qui

paraissait venir à la fois du Ciel et des entrailles de la terre.

Les vitres tremblèrent, certaines explosèrent. Terrifiés, des

passants se jetèrent au sol. Puis ce fut le silence, aussi

immédiatement qu'était venu le bruit.

Le Maître d'Œuvre se surprit à considérer la situation d'un œil

strictement professionnel.

Les trois enfants sur le trottoir se mirent à hurler à tue-tête.

Aussitôt après, un cri d'épouvante, à glacer le sang, s'éleva du

haut de la place, bientôt suivi de nombreux hurlements.

"Regarde!" s'époumonait le garçon amoureux. "Regarde! Là!

La cathédrale!". Tout autour, les mêmes cris ou hurlements

retentissaient, poussés par des centaines de bouches grandes

ouvertes. Certains tombaient à genoux, d'autres se tordaient

les mains, sans même s'en rendre compte.

Le Maître d'Œuvre rangea discrètement son appareil dans sa

poche, puis il se leva et marcha vers le haut de la place, à pas

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saccadés, comme si lui aussi était pris de panique. Mais il

observait soigneusement autour de lui.

Il parvint à la hauteur du vieil homme au béret. L'homme

était horrifié. Les deux bras croisés sur la poitrine, il

murmurait "Bonne Mère! Ô Bonne Mère!". Il tremblait

tellement que ses jambes le lâchèrent. Le Maître d'Œuvre se

précipita vers lui, le rattrapant au dernier moment. Son

regard était hagard. La bouche ouverte, il balbutiait des mots

incohérents. "Oui oui, restez tranquille, quelqu'un va venir",

dit doucement le Maître d'Œuvre. Il reprit sa progression.

Les adolescents dévalaient la place en direction du port,

laissant sur place la nappe et les couverts. Une fille le frôla.

Son visage était baigné de larmes. Ses cheveux blonds

flottaient au vent, comme une couronne de flammes.

Parvenu Place des Augustines, où sa berline l'attendait,

moteur au ralenti, il se retourna et porta un ultime regard

sur son œuvre.

C'était du bon travail. Là où Notre Dame se tenait encore,

orgueilleuse et fière, quelques secondes auparavant, il n'y

avait plus qu'un amas de débris en flammes, enveloppé d'un

épais nuage de fumée et de corolles de cendres, qui

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montaient lentement dans le ciel bleu azur. De gros

morceaux de rochers continuaient de débouler le long de la

colline, avant de heurter violemment les façades des maisons

ou des immeubles en contrebas. Pris de panique, les

habitants du quartier d'Estienne d'Orves refluaient en masse

vers le Vieux Port, tandis que sur la Canebière et dans les

environs, la Ville semblait pétrifiée. Des milliers de piétons

figés comme des statues de pierre étaient tournés vers le

trou obscène et fumeux où tant de vies et tant de prières

avaient disparu en un instant.

Les premières sirènes des pompiers retentirent. C'était

l'heure. Il s'engouffra dans la voiture et fit signe au chauffeur

de rouler. Il disparut dans la circulation.

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Effets et conséquences

Le Monde – 14 Juin

Au surlendemain de l’atroce attentat qui a presque

totalement détruit la cathédrale Notre Dame de la Garde et

provoqué une vague d'indignation partout dans le monde, le

bilan des pertes humaines continue de s’alourdir. Les chiffres

officiels font désormais état de 347 morts, 513 blessés – dont

une quarantaine dans un état critique – et une centaine de

disparus. Plusieurs centaines de témoins sont suivis par les

services psychologiques de la Ville. Il est malheureusement à

craindre que la liste des victimes continue de s’allonger.

Sur place, les équipes de sauveteurs se relaient en

permanence pour tenter de retrouver des survivants, mais

aussi pour extraire les cadavres des décombres avant que les

risques d'épidémie ne soient trop importants. C'est une

course contre la montre qui est engagée, une course contre la

mort. Avec les heures qui passent, l’espoir s’amenuise. En fin

d’après-midi hier, une femme a pu être arrachée à sa gangue

de gravats. Bien qu’en état de choc et extrêmement fatiguée,

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elle a témoigné de son calvaire. Au moment où la machine

infernale explosait, quand des tonnes de pierres, de béton et

de verre s’effondraient au-dessus de sa tête, elle a pu

s’abriter sous une colonne de granit qui, en tombant, a formé

une arche miraculeuse. C’est cette arche qui, sans doute, lui a

sauvé la vie. Tous n’ont pas eu cette chance. Un peu plus

tard, sur les indications de la survivante, un couple et leur

petit garçon ont pu être dégagés. Pour eux,

malheureusement, il était trop tard.

(…) De fait, selon l’attachée de presse du Ministre de

l’Intérieur, malgré les moyens extraordinaires déployés pour

retrouver la trace du ou des terroristes, aucun indice sérieux

n’est encore remonté à la surface. L’enquête mobilise en

permanence sept inspecteurs chevronnés et des centaines de

policiers. Il paraît évident désormais que l’attentat a été

mené avec un soin extrême, tant dans sa préparation que

dans son exécution. Si l’on en croit Alain Barbier, Directeur de

l’INVT1 qui s’exprimait hier sur TF1, "La démolition d’un

bâtiment aussi complexe et étendu que Notre Dame de La

Garde relève de l’impossible, tout au moins de l’exploit". Pour

1 Institut National de la Veille sur le Terrorisme

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Barbier, l’organisation a dû être si méticuleuse qu’il est

impossible d’imaginer qu'il y ait eu une erreur de timing : "Il

est évident que les terroristes ont fait sauter les bombes au

moment précis qu’ils avaient choisi, c'est-à-dire en fin de

matinée, heure de grand passage. Ils n’ignoraient pas que la

basilique serait noire de monde".

L’Eclair – 17 Juin – Mais que font les politiques? Editorial de

Gilles Dervieux

Ne restez pas chez vous bien cloitrés, bien au chaud, sortez

vite! Courrez, courrez les yeux levés vers le ciel, et ne vous

arrêtez que quand la nuit étoilée brillera au-dessus de vos

têtes! Sinon quoi ? Sinon qui sait ce qui peut vous tomber

dessus ? Un pan de mur ? La structure embrasée d’un

immeuble en flammes ? Le World Trade Center ? Et même la

voûte céleste, qui l’en empêcherait ?

Au sommet de la colline où la Bonne Mère étendait autrefois

sa grande silhouette, il n’y a plus qu’un plateau lunaire,

encombré de débris informes. C’est un paysage de ruine et de

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désolation qui tord les tripes. "Vous qui entrez, abandonnez

toute espérance". Des décombres émergent, ça et là, des

morceaux de charpente métallique où flottent parfois des

restes de tissus brûlés par le feu. Chargé de cendres et de

poussière, l’air est infect. Il règne sur le plateau un silence

sépulcral, à peine dérangé par le bruit des pelles et des

pioches. Les hommes travaillent sans un mot, les ordres sont

donnés à voix basse, pour ne pas perdre la plus petite chance

d’entendre ne serait-ce qu’un son plaintif qui percerait des

profondeurs. "C’est terrible à dire", m’a confié un secouriste

au bord des larmes, "On sait, quand on marche sur tous ces

cailloux, qu’il y a des gens là-dessous. Et comme on sait qu’il

doit y en avoir plus d’une centaine, on se doute bien qu’ils ne

sont pas tous morts. Au moment où on est là à parler, eux

sont quelque part en-dessous, à souffrir et espérer".

Parler, pérorer: voilà ce que font les politiques. A commencer

par notre pimpante Présidente de la République. A peine élue

en lieu et place de l’Autre, le Déshérité qui s’en est allé queue

et tête basse avant même la fin de son mandat, Catherine

Braneyre s'est approprié la douleur nationale. Présente le

jour même sur les lieux du drame, elle a depuis multiplié les

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shows télévisés. Elle ne recule décidément devant aucun

sacrifice. Hier soir encore, interviewée par Fox News, elle a

pris la pose. Les yeux au bord des larmes, notre ardente

florentine, toute gonflée de calculs, de manigances et de

stratagèmes, a pourfendu le Mal à coups de menaces

grandiloquentes et de promesses bravaches.

Qui la croirait, pour un peu? Tout le monde. N'est-ce pas là

qu'est niché Satan? On l'imagine tapi au creux des pierres

brisées du plateau maudit. C'est une erreur: Satan n'aime pas

les morts – ils sont déjà à rôtir chez lui, qu'en ferait-il de plus

? Il aime le vivant, il aime les mots et la colère.

Rien ne nous sera épargné. Ce n'est pas seulement la perte

des proches. Ce n'est pas seulement la croix sur le tableau

des disparus, ou les restes odieusement méconnaissables.

C'est surtout l'indécence de nos responsables qui se pavanent

dans les medias et dont l'attitude grandguignolesque

cautionne la honteuse mollesse d'une police qui, au

surlendemain du drame, n'a toujours pas avancé (voir

encadré).

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En tout état de cause et sans préjugé, il est temps que les

choses changent, et pour cela comptez sur moi, votre

Informateur patenté mais non mandaté, votre dévoué,

Gilles Dervieux.

Le Parisien, 19 Juin

(…) Lentement mais sûrement, le choc fait place à d'autres

sentiments, où la colère est en bonne place. Sur la colline

s'étend désormais une affreuse cicatrice. Rester insensible à

ce spectacle est impossible. La manifestation prévue demain

pourrait être la plus importante jamais vue en France. Les

boutiques restent fermées sans qu’aucune date de

réouverture n'ait été donnée. Il faudra bien que la vie

reprenne son cours. Mais, pour le moment, les Marseillais

pleurent leurs morts et, déjà, des voix s’élèvent pour

réclamer justice.

Le Ministre de l’Intérieur est attendu demain après-midi au

Parlement pour une session extraordinaire consacrée aux

retombées de l’attentat de Marseille. La séance sera

retransmise en intégralité et en direct sur Canal 14, et

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partiellement sur d'autres chaînes. Le Ministre devra

notamment justifier des progrès – ou absence de progrès - de

l'enquête, et expliquer la gestion très controversée de l'action

humanitaire.

Le Monde – 22 Juin – Un point presse chahuté

Déjà 10 jours depuis l’attentat de Marseille. Un laps de temps

suffisant pour fouiller entièrement les décombres et déclarer

la fin des recherches ; pour que les corps retrouvés soient

enterrés ; pour que la Mairie donne son accord à un projet de

réhabilitation. 240 heures pour que tout un peuple descende

dans la rue et crie son indignation. Pour que l'ensemble des

medias du pays affichent leur unanime haine de la haine. 240

heures pour pleurer, mais aussi pour s’indigner. Car les

meurtriers courent toujours.

Hier soir, 20h15. Des centaines de personnes se sont massées

devant la Capitainerie du Vieux Port, où le procureur

Frédérique Deseynes est attendue pour le point presse. Dans

la foule, certains ont perdu un fils, une mère, un ami. Comme

Mireille, qui faisait chaque jour la navette entre la poste et la

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cathédrale. Par chance, elle était sur la route quand la bombe

a explosé. Mais elle a laissé là-bas ses collègues, ses amies.

Elle égrène leurs prénoms un à un, Chantal, Lucienne,

Elizabeth, et se remet à pleurer en se tordant les mains dans

un mouchoir depuis longtemps déchiré. Elle est consolée,

tant bien que mal, par d'autres visages meurtris. Il y a là des

survivants désemparés, des proches qui veulent comprendre.

D'autres sont simplement venus pour soutenir, pour aider.

Tous demandent des comptes. Dans l'après-midi, une folle

rumeur a couru. Les terroristes ont été démasqués et arrêtés.

"C'est une branche d'Al Qaida", a affirmé quelqu'un. Des

algériens, dit un autre. Non, des pakistanais, nous dit-on plus

tard. La fébrilité est palpable, l'attente insoutenable. Un

gendarme en faction est pressé de questions. Il finit par

reconnaître qu'il ne sait rien, qu'il faut interroger les

enquêteurs.

Dans la salle presse, l'ambiance est encore plus tendue qu'à

l'extérieur. Plus d'une centaine de journalistes se tassent dans

un local prévu pour trente. Qu'importe. On note en se

servant du dos du voisin, on dicte en protégeant le micro

dans sa veste. Quand le procureur et son équipe entrent et

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montent sur l'estrade, des dizaines de perches se tendent, les

flashes crépitent, puis un profond silence se fait tandis que le

procureur fait signe qu'elle va parler. On attend une

révélation.

Peine perdue. Alors qu'elle a tenu le haut du pavé les

premiers jours, monopolisant l'attention et multipliant les

interventions dans les medias, le procureur se contente d'une

brève déclaration avant de céder la parole à son officier en

charge des opérations, le commissaire Tarrondo.

Difficile de trouver deux personnalités plus diamétralement

opposées que ces deux-là. Frédérique Deseynes a de l'allure,

c'est une femme élégante aux tenues sophistiquées et

voyantes, qui sait habilement éluder les questions difficiles; le

commissaire paraît n'avoir pas dormi ni changé de vêtements

depuis plusieurs jours. Mais il ne cherche pas à esquiver. Ses

premiers mots sont pour reconnaître qu'en dépit d'un travail

de fourmi, ses hommes n'ont pas encore trouvé de piste qui

permettrait de remonter jusqu'à l'identité du ou des

criminels. D'une voix lasse, il énumère les difficultés

rencontrées.

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Un terrain bouleversé: "Habituellement, on trouve

rapidement quelques indices sur le lieu d'un crime. Ces

indices nous suggèrent des pistes de travail. Comme par

exemple un déclencheur calciné, des traces d’azote ou de

propane, ou même un objet laissé par erreur – la chose est

courante. Mais dans le cas présent, tout est enfoui sous

plusieurs mètres de gravats. On ne sait pas précisément où

étaient placées les charges, ni même combien il y en avait".

Les précieuses cassettes des caméras de surveillance, dont on

a beaucoup parlé ces deux derniers jours, et qui alimentaient

tant d’espoirs, n'ont pas été retrouvées. Il est probable

qu’elles ne le seront jamais.

Une signature indéchiffrable: "Les méthodes employées ne

ressemblent à rien de connu. Nous pouvons d'ores et déjà

écarter les terroristes traditionnels, ceux que nous

connaissons bien et dont les frappes portent la signature.

Mais cela signifie aussi que cela peut être n'importe qui

d'autre".

L'absence de mobile: "Nous avons reçu des centaines de

revendications ou dénonciations hautement fantaisistes.

Nous ne savons pas si la motivation est religieuse, ou

Page 27: Le Sphinx - Extrait

culturelle, ou politique. Il peut également s'agir de l'œuvre

d'un fou, ou d'une secte… Aucun mobile n'est à exclure à ce

jour".

Des témoignages inexploitables: "Aucun des quelques 200

interrogatoires auxquels nous avons procédé n'est

directement utilisable". En clair, personne n’a rien vu ou

entendu d’inhabituel avant les explosions. Aucun

comportement étrange, fil ou boitier suspect n’a été repéré

par les gardiens. Parmi les visiteurs présents sur place, ce

jour-là ou les jours précédents, personne n’a rien remarqué.

Plus encore que les autres, cet aveu d'impuissance a

déclenché une tempête de questions dans la salle. Comment

le ou les terroristes ont-ils pu placer sur les lieux des charges

et des systèmes de mise à feu, sans que quiconque remarque

la moindre anomalie dans un bâtiment visité par des milliers

de touristes et photographie sous toutes les coutures ?

"Pourtant, nous avons passé des centaines d'heures à

examiner les milliers de photographies ou de films saisis par

nos services, ou spontanément versés par le public à notre

connaissance. Rien n'en est sorti, du moins pour le moment".

Page 28: Le Sphinx - Extrait

Silence radio dans les communautés: "Un évènement d'une

telle importance génère habituellement un "bruit" avant

même qu'il n'arrive, dans les cercles interlopes de la ville, ou

dans les communautés. Dans notre cas, c'est le calme plat.

Pas de bruit avant coureur, pas de rumeur, pas de légende

urbaine. Il n'existe aucun rapport des services de

renseignement ayant fait état d'un risque terroriste de ce

type et de cette amplitude au cours des derniers mois. Sinon,

vous pouvez me croire, j'en aurais été averti. Dans cette

affaire, tous les services de l'ensemble des Administrations

fonctionnent main dans la main, sous notre Direction".

A la question "Etes-vous en train de nous dire que malgré

tous les moyens mis en œuvre, vous n'avez strictement

aucune piste aujourd'hui?", il a répondu sans sourciller: "Oui,

Monsieur, c'est exactement ce que j'essaie de vous dire",

réponse qui a évidemment provoqué un véritable tollé. Le

procureur Deseynes s'est alors empressée de reprendre le

micro: "Une enquête est une recherche de longue haleine. On

essaie dans certaines directions, on prélève, on analyse, on

observe, on compare. Parfois ça s'avère rapidement positif,

parfois pas; mais alors on essaie autre chose. En fin de

Page 29: Le Sphinx - Extrait

compte, si on y met le temps et l'énergie, on finit par trouver.

Nous trouverons". Et de citer en exemple un syndrome

psychologique (sic) s’appliquant aux victimes d’attentats, qui

ont tendance à refouler les souvenirs des évènements

traumatiques auxquels ils ont été confrontés, jusqu'à ce que

leur inconscient ait "digéré" l'information. "Je ne serais pas

surprise que, d'ici à quelque jours, une bulle remonte à la

surface et nous ouvre de nouvelles voies de recherche. Il faut

être patient".

D'une façon ou d'une autre, le contenu de sa déclaration

avait dû filtrer hors de la salle, car quand Frédérique

Deseynes sortit quelques secondes plus tard, sa voiture fut

copieusement sifflée et chahutée par la foule massée dans la

cour de la Capitainerie. Le procureur en sera finalement

quitte pour quelques éraflures et une belle frayeur. Mais tout

porte à croire que de la patience, beaucoup n'en auront pas.

L'Eclair – 1er Juillet - En exclusivité – L’attentat de Marseille

revendiqué dans nos colonnes !

Page 30: Le Sphinx - Extrait

Dans le courrier reçu ce matin par la rédaction de L'Eclair,

parmi les factures (trop nombreuses!) et le courrier des

lecteurs (jamais assez volumineux!), se trouvait une lettre

dactylographiée sur une feuille A4 de couleur orangée. Le

texte, sibyllin, aurait pu être produit par n'importe quel

illuminé, mais il était précédé d'une ligne qui décrit de façon

très précise un dispositif de mise à feu. L'une de nos sources

dans les milieux de l'enquête a confirmé que le dispositif en

question est bien celui utilisé pour l'attentat de Marseille.

Mieux, cette information technique n'a été découverte que

très récemment par les inspecteurs. Elle n’avait pas encore

été divulguée à la presse. IL EST DONC TRES PROBABLE QUE

L'AUTEUR DE CE COURRIER N'EST AUTRE QUE L'AUTEUR DE

L'ATTENTAT, un individu nommé "Phix" ou "Le Phix" et qui

s'autoproclame "Gardien du Temple Blanc", quoi que cela

signifie.

A dire vrai, il est difficile de dire s'il s'agit véritablement d'une

revendication – le sens même du texte est très mystérieux et

devra être interprété par des spécialistes – mais il est fait

mention de désastres, et des "tours païennes" qui

Page 31: Le Sphinx - Extrait

s'écrouleront, ce qui évoque inévitablement les lugubres

images du site de Marseille.

EN EXCLUSIVITE DANS L'ECLAIR, nous vous présentons ci-

dessous cet étrange texte. Outre la ligne décrivant le

dispositif explosif (que nous avons blanchie pour des raisons

de sécurité évidentes!!!), il comprend une déclaration, une

annotation cabalistique et un poème. Le poème pourrait lui-

même être une sorte de code, de clé, mais rien n'est moins

sûr – et pour ouvrir quelle porte? Vous trouverez nos

premières analyses en pages 2, 3 et 5, et un dossier spécial

dirigé par Gilles Dervieux en pages intérieures.

Moi, le Phix, Gardien du Temple Blanc, ai porté le Verbe dans

la Cité de la Guerre.

Le Principe Universel dit: la Nouvelle Ere approche. La Toile

Céleste de Gaya entrera de nouveau en résonance, ou le monde

disparaîtra dans les abîmes. Les Adeptes bâtiront de nouvelles

Voix de Pierre, ou le monde disparaîtra dans les abîmes.

Le Principe Universel dit: humains, prosternez-vous. Chassez

les Artifices, ou le monde disparaîtra dans les abîmes.

Il y aura 7 Marches: Mūlādhāra, puis Svādhiṣṭhāna, Ājñā,

Viśuddha, Anāhata, Maṇipūra et Sahasrāra. Quand l'Homme

aura franchi la 7e marche, les trompettes retentiront et les tours

païennes s'écrouleront. Alors viendra l'Heure des Bâtisseurs.

Page 32: Le Sphinx - Extrait

Le Principe Universel dit: ne craignez pas les crocs de la meute,

mais tremblez devant l'Apocalypse.

La Voie de l'Homme s'est éteinte et doit être ranimée. Les

Légions ressuscitées sortiront de terre et crieront: "Délivrance!".

Alors viendra la Nouvelle Ere.

Phix

bm8002, c7x7, ■30,61%

Les Ravages Vus du Ciel

C’est le mea que nul n’entend,

Dieu fut son serment.

Il déchiffrera les récits,

La Ride du manuscrit,

Hermès en lettres de tête

Qui se répètent.

Soumis, sans le sou,

Glaive qui se garde des coups,

Sans noblesse, bas et blême,

Emblème

Portant une juste cause au fol,

Guess What's next?

Juste au-dessus du sol.

Vague qui tout emporte,

Nettoie les légions de cloportes,

Ne laisse qu’une trace en fin de texte.

Page 33: Le Sphinx - Extrait

Lemonde.fr – 2 Juillet – Après les révélations d'hier, L'Eclair

saisi par la justice

A peine sorti de presse, l'hebdomadaire L'Eclair2 a été retiré

des kiosques et la Direction du journal devrait faire l'objet de

poursuites pour entrave à la justice, divulgation du secret de

l'instruction et atteinte à l'ordre public, a déclaré ce matin le

porte-parole du procureur de la République Frédérique

Deseynes. La Société des Journalistes a immédiatement

publié un communiqué de soutien à l'Eclair et à son rédacteur

en chef, Gilles Dervieux. Lequel, convoqué hier après-midi à la

PJ marseillaise "comme témoin", n'en était pas encore sorti

ce midi.

Rappelons que la lettre de revendication publiée hier par

l'hebdomadaire satirique a déclenché une tempête

médiatique sans précédent. La saisie du journal n'a pas

empêché la lettre d'être immédiatement reprise sur des

milliers de supports presse et Internet. Seuls les medias

institutionnels se sont abstenus de reprendre le contenu de

2 L'Eclair est un hebdomadaire politique de type satirique créé il y a trois ans, en réaction à la supposée

implication du Canard Enchaîné dans l'Affaire Hassenkov qui a provoqué la démission du précédent Chef de l'Etat. Après un bon démarrage, L'Eclair a connu des difficultés et reste très en-deçà des tirages de son illustre confrère.

Page 34: Le Sphinx - Extrait

l'étrange revendication - étrange mais authentique comme

l'ont confirmé les services du procureur.

De son côté, le commissaire Tarrondo, qui est en charge de

l'enquête, a admis que "La revendication est très crédible",

sans aller jusqu'à la retenir définitivement. "Le tempo et

l’objet sont parfaitement en phase : l’auteur a laissé à la

police le temps de découvrir le procédé, sans lui laisser celui

de rendre ses conclusions publiques. Cela implique un certain

niveau de connaissance des procédures d’enquête". Il a

cependant fait remarquer que la lettre était adressée

nominativement à Gilles Dervieux, ce qui était inhabituel et

plutôt surprenant.

Une enquête interne a également été diligentée par les

services de police pour identifier l'informateur qui a confirmé

à l'Eclair la nature du dispositif explosif, sans informer sa

hiérarchie de l'existence de la lettre de revendication et de sa

parution imminente. Cette fuite apparaît comme une

nouvelle tâche sur un dossier dont la gestion a déjà été très

critiquée. Des rumeurs persistantes annoncent le

remplacement imminent du commissaire Tarrondo à la tête

de l'enquête.

Page 35: Le Sphinx - Extrait

Libération – 4 Juillet – Les Mystères de Phix

(…) Sur le fond, le déchiffrage de la lettre avance lentement.

Le "Temple Blanc" dont le Phix se dit le Gardien ne

correspond à aucune organisation connue. La dénomination

évoque la franc-maçonnerie, mais la Grande Loge de France a

catégoriquement condamné l'attentat et exclu l'idée qu'il ait

pu être organisé par des Frères. Le Grand Maître a rappelé

que la franc-maçonnerie visait depuis toujours des objectifs

humanistes et que la violence allait à l'encontre de ses

principes fondamentaux.

En revanche, il est désormais acquis que le texte s'inspire

pour une bonne part du mouvement New Age. Qu'il s'en

revendique semble cependant moins évident – bien qu'il soit

fait mention d'une "Nouvelle Ere", terminologie qui a pu être

empruntée à de nombreux courants. « Il faut d'abord

déterminer dans quelle mesure Phix ne cherche pas à nous

induire en erreur », tempère Frédérique Deseynes, qui

reconnaît pourtant, en off, que la référence est suffisamment

précise pour donner un nouveau souffle à l’enquête. Jusqu'à

présent, la police privilégiait la thèse d’un attentat islamiste.

Page 36: Le Sphinx - Extrait

Marseille est une ville cosmopolite où les communautés

musulmanes – notamment les salafistes, réputés pour leur

activisme - sont fortement représentées. La cible visée par

l’attentat – une basilique – aurait pu renforcer cette

hypothèse. La revendication de Phix la remet donc

sérieusement en question, sans toutefois l'écarter

définitivement.

Les enquêteurs sont par ailleurs perplexes quand au sens du

Poème, et plus encore sur la brève annotation qui le précède.

"Il est difficile de retirer quoi que ce soit de ce galimatias",

reconnaissait l'un d'eux, hier soir sur les ondes de nos

confrères de RTL. "La seule chose qui saute vraiment aux

yeux, c'est le "What's next", seul vers en anglais, et placé de

telle façon que la rime est bizarrement interrompue". Le

texte est actuellement étudié par les cryptologues de la

DCRI3.

Enfin, on n'en sait pas beaucoup plus sur la signature:

« Phix ». Il n'existe pas de « Phix » dans les annales

judiciaires, mais les experts criminologues estiment qu'il

pourrait s'agir d'un nom ou d'un prénom tronqué (comme

3 Direction Centrale du Renseignement Intérieur

Page 37: Le Sphinx - Extrait

"Philippe X") pour protéger l'identité du terroriste. D'autre

part, on a découvert, accolée à la signature, une image

spécifique de taille très réduite, apposée au tampon encreur.

Il s'agit probablement d'un signe de reconnaissance destiné à

authentifier l'auteur. Ce qui laisse supposer que Phix pourrait

ne pas en rester là… L'hypothèse d'attentats en série fait

d'autant plus froid dans le dos que celui de Marseille a été

d'une violence inouïe. Dans les milieux de l'enquête, on

avoue à demi-mots qu'une course contre la montre est

engagée pour décrypter le texte de la revendication, qui

apparaît de plus en plus certainement comme une sorte de

code décrivant le prochain attentat. "Si c'est bien le cas, Phix

nous invite à un lugubre jeu de piste", a déclaré un

inspecteur.

Page 38: Le Sphinx - Extrait

Symboles

Gettysburg, 3 juillet 1863.

Deux jours plus tôt, les armées sudistes commandées par

Robert Edward Lee ont enfoncé les lignes nordistes, qui se

sont repliées vaille que vaille sur la petite colline de Cemetery

Ridge. Là va se dérouler une bataille décisive pour l'avenir de

l'Amérique. Dans trente minutes, vers 13h, Lee donnera

l'ordre à ses batteries d'ouvrir le feu, puis vers 15h les

fantassins de Pickett monteront au pas de charge à l’assaut

des positions ennemies. S’ils parviennent à briser leur ligne

de défense, ce sera la victoire finale. Washington, capitale

fédérale, n’est qu’à quelques kilomètres. Lincoln n'aura pas

d'autre choix que de reconnaître la légitime existence des

Etats Confédérés. A tout jamais, il n'y aura pas une Amérique,

mais deux nations, l'une esclavagiste au sud, l'autre

abolitionniste au nord.

A quoi aurait ressemblé le monde si les Etats Unis, tels que

nous les connaissons, n'avaient pas existé? L'Allemagne

aurait-elle gagné la première Guerre Mondiale? La crise de 29

Page 39: Le Sphinx - Extrait

aurait-elle été évitée? Hitler serait peut-être resté un peintre

raté, la seconde Guerre Mondiale n'aurait jamais eu lieu, et

vraisemblablement, se dit Antoine, je ne serais pas né.

Mais en cette fin de matinée de 1863, la charge de Pickett va

se muer en déroute. Sur les 12 000 fantassins montés à

l'assaut de Cemetery Ridge, seuls 150 atteignent le muret de

pierre qui constitue la première ligne de défense des

fédéraux. Ils y laisseront tous la vie. Au total, 7 000 hommes

tomberont en moins d'une heure. Un carnage, surtout pour

l'époque. Déjà affaiblie par des semaines de combat au cours

desquelles elle a réalisé des prouesses face à un adversaire

supérieur en nombre et en matériel, l’armée sudiste ne se

relèvera pas de cette saignée. Lee ordonnera la retraite

quelques heures plus tard. La chance du Sud est passée. Les

derniers mois de la guerre verront les forces confédérées

s'affaiblir chaque jour davantage, jusqu'à la reddition, le 9

avril 1865.

Je suis né parce que Pickett a échoué, et me voici aujourd'hui

chargé de refaire l'histoire, et si possible d'en changer le

cours. Amusant! se dit Antoine en souriant. Amusant et

dangereux. A ce stade du Jeu, la victoire était une question de

Page 40: Le Sphinx - Extrait

détails. Pas question de se laisser aller à de charmantes

uchronies existentialistes susceptibles de fragiliser, ne serait-

ce que lointainement, sa détermination. Il fit le vide et se

concentra à nouveau sur la Carte.

Comment permettre à Lee de remporter la bataille?

Trois mois après que les Organisateurs lui avaient adressé le

Rules & Instructions Book et le manuel d'utilisation du logiciel

de simulation, il n'avait toujours pas la réponse. Trois mois

passés à étudier le plan de bataille sous tous ses aspects:

forces en présence, topographie, conditions climatiques,

objectifs militaires, faits de guerre, menaces et

opportunités… puis à élaborer sa stratégie.

Ou plutôt ses stratégies, car il n'avait pas définitivement

arrêté son choix. Tout dépendrait de l'attitude de ses

adversaires.

Du point de vue strictement militaire, la situation était

simple. Placé à la tête des armées du sud, Antoine/Lee

disposait pour l'heure d’une force de combat plus puissante

que celle des nordistes, dirigée par Tannhäuser-

Aldrin/Meade. Cette supériorité numérique ne durerait pas.

Antoine n’avait pas d’autre choix que l’attaque. Mais

Page 41: Le Sphinx - Extrait

l’histoire avait enseigné que la tactique de Lee était vouée à

l'échec. Il fallait donc imaginer un autre plan de bataille. Et il

ne disposerait pas de beaucoup de temps pour se décider.

Dans le simulateur, une seconde équivalait à 10 secondes de

la réalité historique.

La principale difficulté venait de ce que ses adversaires

étaient certainement arrivés à la même conclusion que lui. Ils

savaient, tout comme lui, que ses options étaient peu

nombreuses. A moins de mettre sur pied un plan de bataille

extrêmement original, donc risqué, ses mouvements ne les

surprendraient pas. D'autant que Tannhäuser et Aldrin

n'étaient pas précisément des débutants.

Bien qu’il ne les ait jamais rencontrés physiquement, il les

connaissait parfaitement. Il avait déjà joué deux fois contre

Aldrin (une partie épique de World Extension, et un

championnat du monde de Scrabble), et une fois au Mah-jong

contre Tannhäuser, dans un Tournoi Elite. Antoine ignorait

qui ils étaient véritablement – Tannhäuser et Aldrin n'étaient

que des pseudonymes, lui-même ayant choisi celui d'Œdipe –

et où ils vivaient. Peut-être occupaient-ils le même

appartement, ou bien étaient-ils distants de plusieurs milliers

Page 42: Le Sphinx - Extrait

de kilomètres. Rien ne prouvait qu'ils étaient des hommes,

comme leur pseudo le suggérait. En raison des critères de

sélection pour Jouer sur GameZone, ils avaient très

probablement plus de trente ans (lui-même en avait trente

deux), mais ce n'était qu'une probabilité…

Antoine avait reçu plusieurs rapports détaillés sur le

comportement en jeu du duo. Il s'agissait de documents non

officiels, transmis par ses amis du réseau, spectateurs de

parties précédentes. Tannhäuser était opiniâtre, lent, tenace,

peu imaginatif mais retors et obstiné. Sa vision stratégique

était limitée mais son sens tactique, indéniable. A l'inverse,

Aldrin était capable d'improvisations géniales, de stratagèmes

brillants, mais son manque de patience en faisait un

adversaire peu redoutable lorsqu'il jouait en solo, et son

classement mondial était médiocre.

Le duo était donc admirablement complémentaire.

L’heure du début du combat se rapprochait. A 13h, le mode

pause serait désactivé, les Joueurs pourraient prendre la main

sur les troupes et donner leurs ordres.

L'Ecran de Combat était divisé en plusieurs secteurs. Sur celui

de droite, les spectateurs échangeaient des messages et

Page 43: Le Sphinx - Extrait

chattaient. Les paris étaient lancés. La cote d’Antoine était

nettement plus faible que celle de ses adversaires. En effet

l'Histoire le désignait comme la future victime. Il était

impossible de s'emparer du bastion ennemi par la force

brute, mais ne pas agir était aussi inconfortable car les

renforts nordistes allaient affluer continuellement, tandis que

lui-même ne pourrait compter sur aucun soutien. Enfin, le

niveau d'indiscipline de ses Généraux – paramétré tel

qu'observé au cours de la bataille réelle – constituait un

problème préoccupant, dans la mesure où il affecterait

sensiblement la qualité d'exécution de son plan. Ce qui

restreignait encore sa marge de manœuvre. Mais tout

compte fait, la position de challenger était bonne à prendre. Il

lui appartenait de prendre l'initiative, ce qui lui convenait.

Il avait découvert GameZone plusieurs années auparavant, et

s'y était inscrit de la seule façon possible: en étant invité par

un Membre. Le site était caché derrière d'autres sites. Pour y

accéder, il fallait cliquer sur un lien invisible d'une page de

publicité pour un produit nettoyant, puis entrer un identifiant

et un mot de passe. Une liste de "chambres" était alors

proposée. A chaque chambre correspondait un Jeu. Pour

Page 44: Le Sphinx - Extrait

entrer dans la chambre, il fallait résoudre une énigme. Soit

pour jouer, soit pour observer. Leur difficulté dépendait de la

volonté des Organisateurs à plus ou moins filtrer les

participants et les spectateurs.

Nul ne savait qui avait créé le site de GameZone, ni à qui il

appartenait – ni même s'il avait un propriétaire. Les Membres

étaient triés sur le volet dans une population de joueurs

chevronnés, quelle que soit leur origine ou les jeux dont ils

s'étaient fait une spécialité. Chaque Membre disposait d'une

réserve de Crédits dont l'importance variait en fonction de

son implication, de son ancienneté et de son classement. Les

Crédits ne pouvaient être utilisés que pour parier au cours

d'une partie, pour accéder directement comme spectateur à

un Jeu - sans avoir à répondre à l'énigme du sas – ou pour

obtenir d'un autre Membre de l'aide dans le développement

d'un nouveau Jeu.

Les parties les plus réputées, celles dont l'accès était le plus

difficile, étaient les Reconstitutions historiques. Celle de

Gettysburg avait demandé plus de neuf mois de travail à

plusieurs Membres. Elle figurait parmi les plus

impressionnantes – mais d'autres avaient demandé une

Page 45: Le Sphinx - Extrait

énergie encore plus considérable. Pour ce type de parties, les

Organisateurs passaient un accord avec des sponsors,

sociétés privées exceptionnellement autorisées à afficher leur

partenariat avec GameZone le temps du Jeu, et qui

contribuaient généralement à financer le temps consacré par

les Organisateurs à sa création. Pour ces sociétés, il s'agissait

moins de faire de la publicité que de poser une option sur

une production prometteuse, en vue de l'industrialiser.

Pour Gettysburg, seuls une dizaine de Joueurs avaient été

invités à disputer le Tournoi. Aucun ne s'était désisté.

L'ordinateur avait ensuite tiré au hasard et choisi Tannhäuser

contre Antoine. Tannhäuser avait demandé à être assisté par

Aldrin, ce qu'Antoine et les Organisateurs avaient accepté. Si

la partie s'avérait concluante, il n'y en aurait pas de seconde.

Le Jeu serait "rangé au placard" ou revendu à l'industrie du

jeu vidéo. Mais il était rare que la première partie soit

parfaite. On découvrait des bugs plus ou moins handicapants;

certains spectateurs apportaient des précisions historiques,

d'autres formulaient des idées pour donner plus d'intensité

aux combats; d'autres encore suggéraient des améliorations

visuelles. Les Organisateurs modifiaient certains paramètres

Page 46: Le Sphinx - Extrait

et une seconde joute, mettant aux prises deux nouveaux

protagonistes, était organisée. Le nom de "Tournoi" était

donc largement exagéré, puisqu'il était rare que le vainqueur

d'un duel dispute une seconde manche. Cependant, les

Organisateurs attribuaient en fin de compte un titre de

"Champion du Tournoi" à celui ou celle qui, sur l'ensemble

des parties disputées, avait donné le plus de frissons au

public. Ce titre était particulièrement recherché, et pas

seulement pour le prestige qu'il procurait. Le nombre de

Crédits accordé à un Vainqueur lui donnait un accès libre à

l'ensemble des Jeux de GameZone pendant une très longue

période. Pour un Joueur, le titre de Champion d'une

Reconstitution était le Graal qui couronnait une carrière.

Sur l'écran de combat, la zone réservée au chat se mit à

clignoter. Des caractères rouges défilèrent – le couleur

d'Aldrin.

- Salut, Œdipe. Alors, tu es prêt ? Tu te donnes quelles

chances de gagner?

Antoine consulta l’horloge. Il ne restait qu'une poignée de

secondes avant le start. Il se demanda ce qui pouvait motiver

le fantasque et imprévisible Aldrin à chercher le dialogue.

Page 47: Le Sphinx - Extrait

- Aucun homme n'est jamais assez fort pour ce calcul,

répondit-il.

- Même toi, Œdipe? Mais dis-moi, alors: pourquoi as-tu choisi

ce pseudo idiot?

Antoine tiqua. Le coin supérieur droit annonçait que près de

80 000 visiteurs assistaient à la partie. "Les Jeux du Cirque à

Rome", pensa Antoine, puis il écrivit sa réponse:

- Parce que je tue les bêtes à cornes. Ceux qui ont plus de

chance au jeu qu'en amour.

Sa réponse déclencha des "lol" dans la zone spectateurs.

L'horloge virtuelle afficha 13:00. L'image du champ de bataille

s'anima soudain.

La simulation était d'une exceptionnelle qualité. Sur la colline,

une brise venant de l'est caressait chaque brin d'herbe. Les

feuillages des arbres se balançaient doucement. La bâche

d'un chariot renversé claquait au vent. Dans le ciel d'un bleu

limpide, une formation d'oiseaux migrateurs passait

lentement. On entendait siffler un merle, et au loin, une

cloche sonna.

Page 48: Le Sphinx - Extrait

Au même instant à Paris, vers 22h30, Jasmine, Christopher et

Mario, trois ados du quartier Batignolles, se retrouvèrent

comme chaque soir devant la grille du parc Cardinet, à deux

pas du boulevard Berthier. Quelques années plus tôt, toute

la zone, anciennement occupée par les hangars de la SNCF et

une multitude d'usines et d'ateliers, avait fait l'objet

d'ambitieux programmes de réaménagement, d'abord en

complexe Olympique, puis après l'échec de la candidature

parisienne aux JO, en immeubles dits de "logements sociaux".

Mais la Mairie socialiste avait perdu les élections municipales

et tout avait été remis en question. Faute d'un projet

consensuel, le parc Cardinet restait donc cet immense terrain

vague zébré de rails rouillés, peuplé de bâtiments délabrés,

entouré de clôtures et ceint de murs de briques couverts de

tags.

Ils longèrent le parc sur une centaine de mètres, jusqu'à une

ruelle sombre. Ils s'assurèrent que personne ne les observait,

puis ils se glissèrent furtivement par une brèche qu'ils avaient

pratiquée dans le grillage plusieurs semaines auparavant.

Dissimulée derrière des broussailles, l'ouverture échappait à

la vigilance des cantonniers.

Page 49: Le Sphinx - Extrait

Une fois à l'intérieur de la zone interdite, il valait mieux ne

pas traîner. Leur refuge était situé à l'autre extrémité du parc.

Ils se mirent aussitôt en mouvement, avançant rapidement

malgré leurs besaces. Elles étaient chargées de trésors: barres

chocolatées, MP3, jeux vidéo, coca et cigarettes. La belle vie,

loin des parents, loin des règles idiotes imposées par les

adultes.

Ils étaient excités et nerveux. La nuit, le parc grouillait de SDF

et de junkies. Il y avait aussi des bandes de jeunes décidés à

en découdre avec d'autres bandes pour la possession de ce

territoire désolé de friches industrielles envahies par les

broussailles et les herbes folles. Une fois dans le refuge, ils se

savaient à l'abri. Non pas qu'il offrit une protection contre un

éventuel agresseur, mais parce qu'il était si bien caché, niché

au sein des ruines d'une vieille fabrique entièrement

recouverte de terre et de ronces, que jusqu'alors personne ne

l'avait approché à moins de cent pas.

Il faisait noir, cette nuit-là. Ils avançaient à la lueur de leurs

torches, silencieusement et aussi vite qu'ils en étaient

capables, sur un mauvais chemin où, à tout moment, ils

risquaient de trébucher sur une racine, un squelette de

Page 50: Le Sphinx - Extrait

mobylette ou un entrelacs de fougères. Soudain, alors qu'ils

longeaient la clairière à l'éolienne, Christopher, qui menait le

groupe, s'arrêta brusquement.

- Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? murmura Mario, le cœur battant

la chamade.

Christopher se contenta de tendre le bras vers l'éolienne.

C'était une vieille machine qui trônait au milieu d'un champ

d'herbes jaunes. Elle avait été installée au début des années

80 mais n'était plus utilisée depuis longtemps. Il n'en restait

que la structure de métal tordu de 20 mètres de hauteur,

dont plus d'une barre menaçait de tomber. Pourtant, ses

pales rouillées et déformées tournaient encore par grand

vent, comme ce soir. Elle émettait une plainte lugubre. Mais

ce n'était pas cela qui avait attiré l'attention de Christopher.

L'éolienne avait été transformée.

En un horrible arbre de Noël.

Elle était entièrement illuminée par des guirlandes

d'ampoules et des projecteurs au sol. Elle brillait de mille

feux, aussi impressionnante que la Grande Roue de la Foire

du Trône. L'armature était entièrement emmaillotée dans

une étrange toile d'araignée dont les fils grossiers étaient

Page 51: Le Sphinx - Extrait

faits de matières et de couleurs indéfinissables. Ses pieds

s'enfonçaient dans une dune blanchâtre d'où émergeaient ça

et là des objets aux contours improbables.

Ils s'approchèrent.

Ils comprirent d'abord que ce qu'ils avaient pris pour une

toile était une simple illusion d'optique. Placés où ils étaient

maintenant, à moins de vingt mètres de la structure, ils

voyaient que l'éolienne était recouverte de bouts de bois

brisés et de rubans de papier lacérés, couverts de motifs

colorés. Ils s'approchèrent encore, jusqu'à toucher la base de

la structure. Elle était tapissée d'un matelas d'un bon mètre

d'épaisseur de cailloux et de blocs de pierre ou de métal, et

d'une épaisse couche de poussière grise.

Un cri épouvantable transperça la nuit tranquille. Ils

sursautèrent et Jasmine hurla. Mais ce n'était que la roue +

qui, poussée par une rafale, avait gémi un court instant.

- Bordel de merde! jura Christopher.

- Regarde, qu'est-ce que c'est que ça?

Mario désignait un objet qui émergeait du sol cendré. Sa

forme était reconnaissable: un bras, brisé au niveau du

Page 52: Le Sphinx - Extrait

poignet. Non loin de là, ils reconnurent une tête d'albâtre,

éclatée et le nez brisé, mais portant toujours une belle

chevelure bouclée. Plus loin, une main agrippant un disque;

puis une épaule de marbre, et ailleurs un pied sur son socle.

Là, une plaque de pierre sculptée représentant Dieu sur son

trône, entouré de figurines dont la plupart avait été effacées

à coups de marteau ou de burin. En soufflant sur la poussière,

Jasmine distingua la scène partiellement épargnée d'un

moine capturé par des démons dans un grand filet. Il y avait

aussi des concrétions métalliques, et des objets de cuivre

qu'on avait visiblement passé dans une broyeuse infernale.

Alors ils comprirent qu'ils foulaient un cimetière de statues et

de sculptures, et ils levèrent les yeux.

Les rubans de papiers colorés qui enveloppaient la vieille

éolienne étaient des fragments de toiles, des peintures

horriblement déchirées, et les bouts de bois, des morceaux

de cadres désarticulés. Jasmine leva la main vers l'une des

charpies qui pendait tristement et tournoyait sous l'effet du

vent. On y voyait encore les traits d'un homme portant un

chapeau haut de forme, assis à une table avec des cartes à la

main. A quelques mètres d'elle, Christopher tentait de

Page 53: Le Sphinx - Extrait

reconstituer une image à partir de plusieurs lanières: un

homme revêtu d'une cuirasse, accueilli par des indigènes aux

bras chargés d'or, avec en arrière-fond trois grands navires.

C'était comme un arbre à cartoons. Mario s'était longuement

arrêté sur une représentation terrible d'un squelette levant

une épée sur un homme agenouillé devant un gibet, lequel

faisait penser à une longue fleur sans pétale. Il contourna le

pilier de l'éolienne jusqu'à un ruban rouge et noir, plus épais

que les autres.

- Hé! Mais je connais, ce truc là! Je l'ai vu en classe!

L'étoffe était d'une douceur exquise. Elle portait de

nombreuses traces de brûlure – du même feu qui en avait

consumé la plus grande partie, car Mario tenait de toute

évidence un reliquat de ce qui avait dû être une immense

tapisserie – mais les motifs se dessinaient encore nettement

sur les parties saines.

- Et je sais comment elle s'appelle! C'est La Dame à la Licorne!

Pour une raison qu'il ne put s'expliquer, il eut soudainement

envie de pleurer.

Page 54: Le Sphinx - Extrait

Au même instant, sur le blog de Gilles Dervieux, rédacteur en

chef de L'Eclair, un internaute publia un post de quelques

lignes. Quelques secondes plus tard, un moteur Google

déclencha une alerte dans toutes les salles de presse

abonnées au service. Le contenu du post fut immédiatement

repris sur des centaines, puis des milliers de sites

d'information. En quelques secondes, la nouvelle avait fait le

tour du monde.

Page 55: Le Sphinx - Extrait

Tel un lapin dans son terrier

Le Jeu, c'était un rythme à trouver. Ainsi, tandis que

d'évidence les nordistes s'activaient à consolider leurs

positions, Antoine s'installa confortablement dans son

fauteuil, alluma une cigarette et laissa son esprit flotter

librement, tout en profitant du paysage plus vrai que nature

recréé par les Organisateurs de Gettysburg.

C'était donc cela, Cemetery Ridge. Pas grand-chose, en vérité.

Le lieu où les espoirs des Rebelles sécessionnistes avaient pris

fin n'avait rien d'impressionnant. Les quelques photographies

d'archives qu'il avait consultées avant la partie ne montraient

qu'une prairie en pente douce. La réalité était à peine moins

plate. Un vaste champ d'herbes hautes et de fleurs, au sol

inégal, jalonné de quelques pommiers isolés. Une campagne

comme une autre, un endroit où, le dimanche, les habitants

des environs devaient venir pique-niquer.

L'autre côté du champ était ceinturé par un muret. Les

Fédéraux s'y étaient abrités.

Page 56: Le Sphinx - Extrait

Dans Gettysburg, les seules vues dont les Joueurs disposaient

étaient celles de Lee et Meade en 1863, autrement dit le

panorama que leurs seuls yeux pouvaient voir. Antoine/Lee

avança jusqu'à la lisière du bois qui protégeait ses troupes,

puis il longea le sous-bois. Au passage du cavalier, les

hommes se levaient, saluaient ou lançaient des vivats: "Vive

le Général!", "A bas les Fédéraux!". Les personnages étaient

moins réalistes que le paysage, et les hourras manquaient

d'imagination et de variété. Cependant les développeurs

avaient su représenter la ferveur que le passage de Lee

provoquait parmi ses hommes. D'une On sentait chez eux un

grand espoir, à la hauteur de la peur immense qui précède la

bataille. En 1863, plusieurs milliers d'entre eux s'étaient fait

faucher par la mitraille au milieu de ce champ baigné de

soleil.

Il regagna sa tente de commandement et consulta la carte

des opérations, où les régiments gris et bleus étaient

représentés par des symboles. Un officier les déplaçait à

mesure que les rapports transmis par les observateurs

signalaient des mouvements de troupes.

Page 57: Le Sphinx - Extrait

Progressivement libéré de toute contrainte et du stress initial,

son esprit se focalisait sur sa préoccupation essentielle: la

meilleure stratégie possible. C'était comme si ses pensées

creusaient des milliers de tunnels, forant dans toutes les

directions jusqu'à ce cœur palpitant, nœud de la décision à

prendre. Il suffisait d'être patient.

Certains mouvements de troupes saccadés, hésitants, lui

confirmèrent qu’Aldrin s'occupait des troupes sur les flancs

est et ouest, les moins exposés, les plus mobiles, les plus

susceptibles d’être utilisés dans une opération coup de poing

– essentiellement les régiments de Newton, Sykes, Slocum et

Williams. En revanche, le front principal paraissait mieux

Page 58: Le Sphinx - Extrait

organisé. Il était donc probablement aux ordres de Tann.

C'était d'ailleurs la position la plus facile à défendre – ce qui

correspondait à sa personnalité - et celle sur laquelle, en

1863, Lee avait concentré l’essentiel de ses efforts. Tann

devait également tenir la colonne vertébrale de l’armée

fédérale, c'est-à-dire la route de Baltimore qui délivrait

hommes, munitions et vivres aux combattants du nord.

Antoine décida de tout miser sur cette interprétation.

Les rangs des spectateurs continuaient de grossir. Du coin de

l’œil, Antoine remarqua que Vicky venait d’entrer dans la

salle. Son idéogramme clignotait, comme pour l'encourager.

Son cœur battit un peu plus vite, mais il se reconcentra

aussitôt. Après un long moment de réflexion, Antoine

communiqua enfin ses instructions à ses Généraux. Juste

après, il se détendit. C'était toujours ainsi: faire un choix le

rongeait, mais une fois la décision prise, toute pression

s'envolait. Il ne regrettait jamais ce qu'il avait dit ou fait.

Assumer une décision n'était pas pour lui une question de

principe, qui engage un courage moral, mais une attitude

naturelle. Lorsqu'il se rendait compte qu'il s'était trompé ou

qu'il avait commis une erreur, il ne se morfondait pas

Page 59: Le Sphinx - Extrait

longtemps. Il pouvait en regretter les conséquences, mais de

son point de vue il existait toujours un ou plusieurs moyens

d'en atténuer les effets – voire même de les retourner en sa

faveur. Antoine était un esprit spontanément positif. Il en

était conscient et savait que c'était là, sans doute, sa

principale qualité en tant que Joueur.

Dans la salle, les conversations par chat s'étaient

interrompues, comme si les spectateurs avaient deviné que

l'Armée confédérée allait attaquer. Soudain, appliquant les

ordres d'Antoine, les canons sudistes firent feu.

La simulation était d'un réalisme stupéfiant. L’immense

grondement des batteries d’artillerie résonna dans toute sa

pièce. Sur ses écrans de contrôle – plusieurs ordinateurs

disposés en parallèle, certains se concentrant sur certaines

parties de la bataille, d’autres analysant les statistiques du

combat – et sur l’écran principal, la fumée recouvrit

rapidement une partie importante du terrain. Il fut bientôt

impossible de voir autre chose que le rougeoiement lointain

des bouches à feu nordistes qui ripostaient aux tirs

confédérés.

Page 60: Le Sphinx - Extrait

En 1863, à cause de la fumée dégagée par ses propres

canons, Lee n’avait pu procéder à une bonne estimation des

dégâts que son tir de barrage avait infligé à l’ennemi. Le

silence progressif des batteries nordistes lui avait donné

l'impression que les rangs fédéraux étaient décimés. Il avait

ordonné à aux fantassins de Pickett de charger. C’était un

piège. Les canons nordistes avaient repris de plus belle,

faisant un carnage dans les rangs confédérés.

Mais cette même fumée qui avait aveuglé Lee pouvait aussi le

cacher aux yeux de son rival. Tandis que les boulets

pleuvaient autour d'eux, Antoine commença à faire refluer

son corps d’infanterie vers l’arrière, puis à le faire glisser le

long de la colline. Il avait préalablement élargi la ligne de ses

batteries d’artillerie. La fumée s’étendait maintenant sur une

plus large distance, masquant complètement le mouvement

encerclant des confédérés.

Il s’agissait cependant d’une manœuvre extrêmement

complexe à exécuter. Non seulement ses troupes devaient

procéder avec précaution – ce qui obligeait Antoine à se

montrer intraitable avec ses officiers, et à les surveiller de

près – mais il devait, dans le même temps, détourner

Page 61: Le Sphinx - Extrait

l’attention de ses deux adversaires. Il ordonna donc au

Général Ewell de se sacrifier en attaquant massivement à

l’est. Il savait qu’Ewell renâclerait – il l’avait fait à maintes

reprises pendant la vraie bataille de Gettysburg – mais cela

n’avait aucune importance. La vérité de la bataille se situait

ailleurs, au niveau de la route d'approvisionnement. Antoine

devait avancer à couvert le plus lentement possible, puis

surgir violemment contre les troupes massées au sud-ouest

de Cemetery Ridge.

Le public, qui disposait d'images des deux camps et de vues

du ciel, devait maintenant avoir compris la stratégie

confédérée. Antoine se demanda comment les spectateurs

réagissaient. Et ce que Vicky pensait. Evidemment, à ce stade

du jeu, les protagonistes n'avaient pas accès à la moindre

information extérieure. La zone des chats et des messages

était grisée.

Antoine s’interrogeait aussi sur ce que ses adversaires

mijotaient, de leur côté. Il ne tarda pas à le découvrir.

Au moment où il estimait avoir massé suffisamment

d’hommes pour prendre la route d’assaut, les troupes qu’il

avait laissées derrière lui pour protéger les canons subirent

Page 62: Le Sphinx - Extrait

une attaque surprise par l'arrière. Les nordistes étaient

parvenus, en un temps record, à contourner ses défenses par

l’ouest. Antoine fut tenté d’abandonner son plan initial, de

retourner illico en arrière pour protéger ses artilleurs. Il se

retint. Le sacrifice des canons était encore bien peu en

regard de ce qu'il espérait gagner. Si même ce n'était pas un

coup de bluff à la manière d'Aldrin.

Un courrier lui parvint, porté par une estafette. Une seule

ligne, signée par Meade: "Nous proposons une reddition sans

condition". Son Lee virtuel déchira le papier en affichant une

moue de dédain plutôt crédible.

Il attendit encore quelques minutes, le temps que la situation

au nord s’éclaircisse. Comme il l’avait espéré, l’assaut

nordiste avait été de courte durée. Pourtant, les officiers

sudistes qu’il commandait étaient ébranlés et certains se

demandaient déjà s’il était prudent de poursuivre. Ewell

profita de ce flottement pour ordonner à son régiment de

battre en retraite, sans qu’Antoine lui en ait donné l’ordre. Le

front nord dégagé, l’ennemi allait se concentrer sur le sud et

découvrir son stratagème. Il était temps d’agir.

Page 63: Le Sphinx - Extrait

Antoine disposa sa troupe d’infanterie en deux colonnes, puis

il lança l'ordre d'attaque. Lui-même resta en arrière, à mi-

chemin entre son point de départ et le lieu des combats. Il

gardait ainsi une certaine liberté de manœuvre, mais en

contrepartie il ne verrait rien de l'assaut crucial que ses

troupes allaient engager.

Les spectateurs, en revanche, ne perdirent pas une miette du

spectacle. Plusieurs écrans retransmettaient les images,

comme s’il y avait plusieurs caméras sur place. Une

journaliste, spécialisée dans les reconstitutions historiques,

commentait les manœuvres en voix off. Cependant, les

images vidéo retransmettaient des actions de combats qui,

en elles-mêmes, ne signifiaient pas grand-chose. Des soldats

habillés de gris s'élançaient contre les positions défendues

par d'autres soldats vêtus d'uniformes bleus. Ailleurs, sur une

autre scène, un petit groupe de fantassins camouflés –

Confédérés? Fédéraux? – progressait lentement. Ailleurs

encore, c'était une mêlée en plein bois, où l'on ne distinguait

pas les couleurs. On avait parfois l'impression que les

nordistes prenaient le dessus, puis on se rendait compte que

non, c'était plutôt le contraire. Heureusement, certains des

Page 64: Le Sphinx - Extrait

écrans proposaient une représentation symbolique des

unités, ce qui permettait aux spectateurs de suivre le

déroulement général des opérations et de rattacher un

contexte topographique et un enjeu militaire à chaque scène.

Antoine avait confié le commandement de la Division à

Anderson, un officier que Lee considérait comme l’un des

plus prometteurs. Il resta sans nouvelle pendant un long

quart d'heure, puis vint un messager. Anderson n'avait pas

failli à sa réputation: la position était prise.

L’armée fédérale était désormais entièrement encerclée.

Antoine eut un instant de triomphe. Il pouvait presque lire,

dans l’immobilité des troupes nordistes, la stupéfaction

d’Aldrin et Tann.

A partir de là, les évènements se succédèrent à grande

vitesse, comme une ligne de dominos qui s'écroulent. Des

renforts venant de Baltimore, ignorant tout du changement

de situation, furent cueillis à froid et durent décamper.

Anderson captura trois chariots de ravitaillement et plusieurs

caisses de munitions, ainsi que des mitrailleuses Remington.

Dans le même temps, Antoine donnait l'ordre d'intensifier le

tir de barrage de ses batteries de canon. Il fit également

Page 65: Le Sphinx - Extrait

porter la nouvelle à l'ensemble de ses Généraux. Le moral de

ses troupes augmenta considérablement, tandis que celui de

Meade s'effondrait brutalement. Comme prévu, les deux

régiments d’assaut d’Aldrin se décomposèrent en un instant.

Ils étaient coupés de leurs lignes, en territoire ennemi, et

majoritairement composés de soldats démoralisés,

conscients d'avoir été sacrifiés. Si, comme il le supposait,

Aldrin dirigeait les régiments les plus aux nord, il suffisait de

leur mettre une forte pression pour qu’ils craquent

complètement. Aldrin était hors course.

Sur le terrain, la partie n'était pas encore gagnée. Certes, les

flancs de l'armée nordiste se délitaient à vue d'œil. Mais le

Nord pouvait encore s'en sortir, à condition de briser

l’encerclement. Antoine prit le temps de soigneusement

réévaluer ses positions, tout en continuant de pilonner

Meade avec les obus que Washington lui livrait, fort

commodément, par la route de Baltimore. Tann était pris au

piège comme un rat. Le temps qu’il se réorganise, il aurait

perdu un quart de ses effectifs, et la moitié de ses points de

moral. La troupe fédérale serait au bord de la déroute dans

moins d’une heure.

Page 66: Le Sphinx - Extrait

Le goût d'une belle victoire lui venait à la bouche. C'était ce

moment particulier où l'on comprend que tous les efforts

consentis, qui pouvaient déboucher sur un échec, vont

trouver leur récompense. C'est le baiser accordé par la

femme qui s'est longtemps refusée, l'accord verbal de

l'acheteur au terme d'une négociation âpre et fertile en

rebondissements, l'essai qui couronne une longue

domination territoriale. Le meilleur moment, pour un

chasseur, n'est pas celui où l'on considère la bête abattue,

mais celui où on sent qu'on l'a touchée.

Antoine rédigeait mentalement une proposition de reddition

quand, tout d’un coup, tout s’éteignit.

La première pensée qui lui vint à l’esprit était que la partie

continuait. Qu'il soit ou non connecté, ses soldats étaient

programmés pour suivre les instructions qu’il leur avait

donnés. Le problème, c’était que cela ne tiendrait pas

longtemps. Dès que Tann se rendrait compte qu’Antoine

n’était plus aux commandes, il reprendrait du poil de la bête.

Privées de chef et d’instructions cohérentes, ses armées se

désagrègeraient. Il fallait que le courant revienne

immédiatement.

Page 67: Le Sphinx - Extrait

Il se rappela alors que chez lui, une coupure de courant était

théoriquement impossible. Du moins, sa console multi-

ordinateurs était à l'abri grâce à une batterie de secours

située au sous-sol de l'immeuble, qui se mettait en marche

automatiquement en cas d'interruption électrique. Il était

rigoureusement impossible que les écrans s'éteignent, et

pourtant ils étaient noirs.

Le Cyclope avait dit en riant qu'il faudrait une explosion

atomique pour tout éteindre.

Depuis longtemps, un cauchemar hantait ses nuits. Il montait

dans une tour, où vivaient des réfugiés. Une guerre éclatait.

Des avions survolaient la ville en pleine nuit, puis une bombe

nucléaire éclatait. A cause de ce rêve récurrent, une part de

lui était convaincue de la proximité d'un holocauste nucléaire.

Il avait appris que, dans certains cas, l’effet thermique et le

souffle étaient précédés par l’effet Compton : un souffle

électromagnétique tellement puissant qu’il annihilait toute

installation électrique ou électronique sur un périmètre de

plusieurs dizaines de kilomètres carrés.

Il s'aplatit sur le sol, se protégeant la tête avec les bras. Au

bout d'un instant, il se trouva complètement idiot. Il était en

Page 68: Le Sphinx - Extrait

plein Paris. Si une bombe avait explosé, il serait déjà mort.

Pour se rassurer, il se dirigea maladroitement, dans le noir,

jusqu’à la radio à piles de sa table. Il l’alluma : elle

fonctionnait et n’annonçait pas la fin du monde. Il l’éteignit.

Les battements de son cœur se ralentirent. Il n’en demeurait

pas moins que la coupure de courant, conjuguée à la mise

hors circuit de sa batterie de secours, était tout à fait

inexplicable. La batterie était peut-être hors d’usage. Le

Cyclope lui avait pourtant assuré qu'elle était neuve. Quoi

qu'il en soit, il fallait faire quelque chose, et vite. Le Cyclope

saurait quoi faire. Il s'apprêtait à sortir de sa pièce pour

rejoindre la porte d'entrée quand il entendit le bruit.

Quelqu’un marchait dans le couloir. Des pas feutrés.

La chemise d’Antoine fut immédiatement inondée de sueur.

Etant donné les systèmes de sécurité dont il avait entouré

son appartement, la présence d’un intrus était une autre

impossibilité qui ne pouvait avoir qu'une seule signification.

Il allait mourir.

Il se glissa lentement sous la table, puis écouta. Il y avait

plusieurs personnes. Il crut distinguer une silhouette à travers

les stores de la porte vitrée. Puisqu’ils avaient coupé le

Page 69: Le Sphinx - Extrait

courant, ils avaient probablement vérifié qu’il était bien

présent dans l’appartement. Inutile de chercher à jouer à

cache-cache, ils finiraient par le trouver. Il se déplaça avec

d’infinies précautions vers le meuble de gauche, où se

trouvait un revolver chargé. Il allait l’atteindre quand une voix

à son oreille dit calmement : « Ne bougez plus. » Au même

moment, il sentit un objet froid s’enfoncer dans son

omoplate. Par réflexe, il leva les coudes. « Ne bougez plus »,

répéta l’homme.

Antoine sentit, plutôt qu’il ne vit, d’autres silhouettes

pénétrer dans la pièce. Quelqu’un le palpa rapidement, puis

lui braqua une lampe torche sur le visage et lui demanda s’il

était bien Antoine Férenque. Il fut incapable de répondre.

L’autre le prit par le col, le força à lui faire face et lui reposa la

question, plus brutalement. Il portait une cagoule noire.

Pétrifié, Antoine ne put répondre que par un grognement et

un hochement de tête. L’autre l’observa encore un instant,

qui lui parut une éternité, puis il relâcha son étreinte. Il fit un

signe de tête à son comparse. Antoine sentit alors une vive

brulure derrière la nuque et l’instant d’après, tout devint

noir.

Page 70: Le Sphinx - Extrait

Prisonnier n°17

Il fut réveillé par un grincement métallique. Il ouvrit

prudemment les yeux et les referma aussitôt, le temps de

s'habituer à la lumière crue.

Il était sanglé sur une chaise, dans une petite pièce aux murs

entièrement nus. En face de lui, une table en formica.

Derrière la table, une sorte d'ogresse lisait Marie-Claire.

C'était une dame aux dimensions considérables. Elle portait

un pull rouge vif et un boléro, ainsi qu'une jupe dont le motif

écossais était assorti au boléro. Les proportions du boléro

étaient assez vastes pour en faire un dessus de lit. L'énorme

tête de la géante était surmontée du plus gros chignon

qu'Antoine eut jamais vu.

Elle était concentrée sur sa lecture, une moue agitant parfois

les bords de ses lèvres. Antoine se garda de l'interrompre.

Elle leva les yeux de son journal et croisa son regard. Ils se

jaugèrent un moment. Puis elle reposa le magazine et se leva.

La chaise grinça douloureusement.

Page 71: Le Sphinx - Extrait

La géante contourna la table et vint se placer juste devant

Antoine, précédée par une très forte odeur de rose, de bleuet

et de lilas qui, bizarrement, évoquait les bals du dimanche.

Son visage, qu'Antoine pouvait maintenant admirer de très

près, était recouvert d'une épaisse couche de fond de teint

blanchâtre. Un grain de beauté de la taille d'un haricot saillait

de son cou.

- Quel jour on est? demanda l'ogresse d'une voix caverneuse.

Antoine la fixait bêtement sans comprendre. Elle dut reposer

la question.

- Mardi… enfin, je crois.

Elle soutint son regard un instant, avant de fixer brièvement

un point situé derrière lui, au-dessus de sa tête. "Une

caméra", songea-t-il. Elle revint à lui.

- Quel est votre nom?

- Antoine. Et vous? Gertrud? Sieglinde?

Elle ne montra aucun signe d'humour. Elle se contenta de le

dévisager longuement, avant de soupirer et quitter son

champ visuel. Il entendit son pas pesant s'éloigner derrière lui

et disparaître.

Page 72: Le Sphinx - Extrait

- Hé! lança-t-il. Revenez, Fräulein! Je ne voulais pas vous

fâcher!... Hé! Laissez-moi au moins le magazine!

Silence. Au bout d'un moment, il se hasarda à tourner la tête.

A l'exception du mobilier, la pièce était totalement nue. Peut-

être le petit boîtier noir en face de lui, à l'angle du mur et du

plafond, était-il une caméra; il ne pouvait en être certain. Sa

vue était encore brouillée. Il avait mal à la tête et

horriblement soif.

- Il y a quelqu'un? cria-t-il.

Personne ne répondit. Il se sentait infiniment las, et il était

terrorisé. Il se remémora l'enlèvement. Qui pouvaient bien

être les kidnappeurs? Que lui voulaient-ils? Quelle que soit la

réponse, ils avaient besoin de lui vivant. C'était déjà ça.

Pourquoi l'avoir kidnappé chez lui? Est-ce que cela n'aurait

pas été plus facile de le prendre dans la rue, ou même à la

librairie? Des types qui, comme eux, connaissaient son

système de sécurité et n'avaient aucun mal à le désactiver,

auraient pu le cueillir mille fois à un moment et dans un

endroit plus appropriés. A moins qu'il n'y ait eu urgence.

Mais quelle urgence?

Page 73: Le Sphinx - Extrait

Il envisagea des dizaines d'hypothèses sans parvenir à aucune

conclusion. Quoi qu'il en soit, quelqu'un finirait bien par venir

lui dire ce qu'on attendait de lui.

L'attente se prolongeait. Il ne doutait pas que ses nerfs

étaient volontairement mis à l'épreuve. On le "préparait"

avant un interrogatoire, simplement en le laissant seul avec

lui-même, avec ses craintes, ses doutes, ses angoisses. Un

cocktail beaucoup plus efficace à délier les langues que

n'importe quelle torture physique.

Il se força donc à penser à autre chose. Ce n'était pas si

difficile, en fin de compte. Ses premières pensées allèrent à

Vicky; il se demanda comment elle et les autres spectateurs

avaient vécu sa disparition. Ils n’avaient peut-être d'abord

rien vu. Les soldats avaient continué de se battre. Au bout

d'un moment, leur immobilité avait fait naître des soupçons.

Puis Tann avait dû lancer une série d'attaques sans

rencontrer de réaction. Les Organisateurs n'avaient

certainement pas manqué de constater qu'il s'était

déconnecté. Ils lui avaient probablement envoyé des

messages d’alerte, puis de semonce, puis de menaces. A ce

stade, Tann avait vraisemblablement brisé l'encerclement et

Page 74: Le Sphinx - Extrait

débordé Lee de tous côtés. La Victoire lui avait finalement été

accordée.

Le chasseur qui part à la chasse...

Plus préoccupant encore – voire dramatique, si sa situation

présente ne relativisait pas les choses -, Antoine allait

certainement faire l'objet d'une exclusion de GameZone. Or

GameZone n'était pas pour lui qu'un espace de jeux. C'était

sa communauté, ses amis, un lieu de dialogue avec des

personnes de toutes origines, de toutes nationalités, de

toutes obédiences, mais qui partageaient la même passion.

C'était aussi le sentiment d'appartenance à une élite. Antoine

n'en éprouvait aucun orgueil, mais il devait reconnaître que

les échanges avec ses pairs étaient plus riches et plus denses

qu'avec bon nombre de collègues et proches de ses vies

privée ou professionnelle.

Quelqu'un le frôla, qu'il n'avait pas entendu venir. C'était une

jeune fille. Elle s'assit en face de lui sur la chaise martyrisée.

Il aurait aimé dire quelque chose, n'importe quoi, une

plaisanterie montrant qu'il n'était absolument pas paralysé

par la peur, mais aucun mot ne put sortir. Il était

littéralement terrorisé, et il était absolument subjugué.

Page 75: Le Sphinx - Extrait

La jeune fille était magnifique. Splendide, superbe,

somptueuse, les adjectifs se bousculaient mais aucun ne lui

rendait grâce. Et pas seulement quand on la comparaît à la

femme-chose qui l'avait précédée. Elle n'était pas très grande

mais sa silhouette, dont les courbes étaient mises en valeur

par une combinaison moulante, aurait rendu fou l'ascète le

plus intraverti. Son visage au teint pâle, splendidement

encadré par une chevelure sombre aux reflets bleus qui

tombait en cascade sur des épaules fines et bien dessinées,

était un ovale parfait où de grands yeux en amande, d'un vert

limpide, brillaient intensément. Une petite chose tout à fait

exquise. Elle ne s'était pas assise sur la chaise, elle s'y était

posée, avec une grâce et une élégance infinies, et semblait

maintenant y flotter en suspension. Elle jeta un bref regard à

Antoine – dont le rythme cardiaque fit un nouveau bond, ce

qu'il n'aurait pas cru possible -, et posa sur la table une

chemise cartonnée qu'elle ouvrit avec délicatesse, comme s'il

s'agissait d'un objet très ancien, très rare et très fragile.

Antoine se rendit compte qu'il devait avoir les yeux exorbités

et l'air complètement idiot. Il se rappela qu'il était

présentement sanglé sur une chaise, après avoir été kidnappé

Page 76: Le Sphinx - Extrait

par des individus cagoulés qui lui avaient injecté quelque

chose dont il sentait encore les effets douloureux dans ses

muscles. La jeune fille était peut-être très jolie, mais elle

faisait partie d'une bande de sales types.

Elle lisait le dossier sans avoir l'air de remarquer sa présence.

Le front plissé par la concentration, elle parcourait lentement

chaque feuillet en se mordillant doucement une lèvre

inférieure qu'Antoine trouvait admirablement pulpeuse et

désespérément attirante.

Il se racla la gorge.

- Je tiens à signaler que votre troll s'est libéré et qu'il rôde

dans les couloirs, dit-il. Il était assis à votre place il y a moins

d'un quart d'heure.

Elle leva les yeux sur lui, les sourcils toujours froncés. Dieu

qu'elle était belle.

- Ce n'est pas très gentil pour Geneviève, Monsieur Férenque,

lâcha-t-elle finalement en retournant à sa lecture.

Bien sûr, sa voix était cristalline, presque enfantine. Quel que

soit le Créateur de cette merveille en face de moi, se dit

Antoine, il n'a pas raté son coup. Pourquoi fallait-il toujours

Page 77: Le Sphinx - Extrait

que ce soient les mêmes qui aient tout, et les autres rien, ou

pas grand-chose? Lui-même n'était pas exactement laid, mais

peu s'en fallait. Trop grand, trop maigre, le nez trop long, des

yeux quelconques, la peau sèche, la bouche comme un trait,

le cheveu terne et des mains osseuses, le tout dans le

désordre, comme une pagaille d'homme.

- Geneviève, quel prénom charmant, reprit-il. Et vous?

Elle ne répondit pas. Elle ne fit pas même mine d'avoir

entendu. Cela faisait partie du jeu, sans doute. Au terme

d'une longue et éprouvante attente, on donnait le spectacle

de son impuissance au regard d'une beauté. Puis celle-ci, qui

était à peine sortie de l'adolescence et aurait pu passer pour

sa fille, se comportait avec lui comme s'il était un enfant

impatient et capricieux. Après l'angoisse, l'humiliation. Il avait

beau le savoir, c'était quand même énervant.

- Bien, dit-elle enfin en sortant un stylo. Je vais vous poser

quelques questions simples, Monsieur Férenque. Il vous suffit

d'y répondre avec sincérité. Plus vite nous aurons…

- Oui, mais d'abord j'ai soif, l'interrompit-il.

Page 78: Le Sphinx - Extrait

Il y eut un silence. Elle semblait soupeser sa demande avec

soin, sans manifester la moindre émotion.

- Bien sûr, répondit-elle. Je comprends. Mais il faut d'abord

répondre à…

- Rien du tout. Je répondrai à vos questions quand j'aurai bu

un grand verre d'eau. Je veux aussi que vous me détachiez et

que vous me disiez qui vous êtes, et ce que vous me voulez.

Elle marqua un nouveau temps d'arrêt, cette fois ponctué

d'une infime hausse du sourcil gauche. Elle le considérait

comme s'il était un crapaud qui venait de lui adresser le

bonjour.

- Et je veux votre numéro de portable, ajouta-t-il.

Cette fois, elle rit. Mais pas longtemps. Juste un hoquet de

surprise, après quoi elle reprit son air lisse et calme.

- Monsieur Férenque, répondit-elle d'une voix souriante mais

ferme, je vois que vous n'avez pas saisi dans quelle situation

vous vous trouvez. Je vais vous poser ces questions, que cela

vous plaise ou non. Vous y répondrez ou vous n'y répondrez

pas, c'est votre choix. Si vous ne vous montrez pas coopératif,

nous attendrons que vous le deveniez. C'est une simple

Page 79: Le Sphinx - Extrait

question de temps, Monsieur Férenque. En fin de compte,

croyez-moi, vous répondrez aux questions comme si votre vie

en dépendait. Car c'est exactement de cela qu'il s'agit.

Comprenez-vous?

Il déglutit.

- Maintenant, reprit-elle, je vais commencer. Nous en avons

pour une trentaine de minutes. Au terme de notre entretien,

si j'estime que vous avez répondu sincèrement, je ferai en

sorte qu'on vous donne à boire. Avez-vous une autre

question, ou une autre remarque, avant que nous ne

débutions?

Il secoua la tête. La femme-enfant avait des griffes. D'ailleurs,

il n'était plus du tout certain qu'elle soit si jeune qu'elle lui

avait paru au premier abord. Mais qui diable était-elle donc,

et pour qui travaillait-elle?

- Parfait. Je vais vous demander de répondre le plus

rapidement possible, sans réfléchir. Etes-vous prêt?

- Oui.

- Vous appelez-vous Antoine Férenque?

- Oui.

Page 80: Le Sphinx - Extrait

Elle marqua un léger temps d'hésitation, et poursuivit:

- Quel est votre âge?

- 32 ans.

- Quelle est votre profession?

- Libraire.

- Etes-vous propriétaire d'une librairie?

- Non, j'en suis simple salarié.

- Où est-elle située?

- Au 34 rue d'Enghien.

- A Paris?

- Oui, à Paris.

Elle avait une façon bizarre de conduire l'interrogatoire.

Après chacune de ses réponses, elle inscrivait une croix ou un

signe sur un carnet dont il ne pouvait pas voir le contenu. Puis

elle prenait le temps de lire la question suivante, qu'elle lui

posait de mémoire, les yeux rivés sur lui. Elle ne le quittait

pas du regard tant qu'il n'avait pas fini de répondre. Puis elle

revenait à son carnet, cochait une case et passait à la

question suivante. Sa méthode à la fois rigoureuse et scolaire

aurait fait sourire Antoine s'il n'était ligoté sur une chaise.

Page 81: Le Sphinx - Extrait

Parfois, elle écrivait une courte annotation. Il ne parvint pas à

comprendre ce qui, dans telle réponse, pouvait justifier

qu'elle s'y attarde plus longuement. D'autant que les

renseignements demandés étaient d'ordre général et que ses

kidnappeurs connaissaient déjà probablement les réponses.

Mais alors, à quoi rimait ce cirque?

Cependant l'interrogatoire prenait lentement un tour plus

inquisiteur. Comme on le fait d'un homard qui ne se rend pas

compte qu'il cuit dans la casserole parce que la température

monte progressivement, on espérait anesthésier sa méfiance

en l'amenant peu à peu vers les sujets les plus délicats.

- Vous arrive-t-il de prendre de la drogue?

- Je fume et je bois du café.

- Vous arrive-t-il de consommer des drogues illégales, je veux

dire illégales en France?

- Non.

- Diriez-vous que vous avez beaucoup d'amis?

- Non, pas vraiment. Tout dépend de ce que vous entendez

par "amis".

Et plus tard:

Page 82: Le Sphinx - Extrait

- Diriez-vous que les hommes politiques sont des escrocs?

- Non, quelques uns ne le sont pas.

- Avez-vous menti depuis le début de cet échange?

- "Echange"? Vous avez de ces mots!

- Veuillez répondre, Monsieur Férenque.

- Non, je n'ai pas menti jusqu'à présent. Il y a encore

beaucoup de questions?

- Etes-vous membre d'une association? D'un collectif?

- Non.

- D'un parti? D'une congrégation? D'un mouvement

idéologique?

- Non.

- D'une secte? D'un club privé, d'un syndicat? D'une

organisation de quelque nature que ce soit?

- Pas du tout.

Elle s'interrompit plus longuement, cette fois. Puis elle le fixa

pendant un moment, de ses yeux verts éblouissants.

- Vous mentez, n'est-ce pas? souffla-t-elle.

Page 83: Le Sphinx - Extrait

- Tout le temps, répondit-il du tac au tac. C'est plus fort que

moi.

- Je ne crois pas. Mais vous avez menti à la dernière question.

- Puisque vous le dites.

Il aurait aimé l'étrangler. L'étrangler, ou la déshabiller, il ne

savait pas.

Les questions reprirent, de plus en plus précises. Par principe,

par défi, il ne facilitait pas les choses à son interlocutrice,

répondant de travers, ou à côté, ou de façon ambigüe. Il

savait que cela pourrait lui faire du tort, mais il en avait assez.

La colère montait, et avec la colère, son esprit sarcastique

reprenait le dessus.

- Diriez-vous que vos opinions politiques vous situent à

gauche?

- A gauche de quoi?

- Avez-vous déjà participé à des manifestations?

- Non.

- Avez-vous fait le service militaire?

- J'ai été exempté.

- Pourquoi? Quel était le motif?

Page 84: Le Sphinx - Extrait

- Je voyais des cafards partout. Ils ont dit que j'étais fou, je

vous demande un peu?

- Avez-vous déjà manipulé une arme?

- Absolument.

- Quelle arme?

- Un ouvre-huître. Je tue chaque année des quantités

d'huîtres, à l'occasion de Noël.

- Avez-vous des contacts dans les milieux terroristes?

- Pas à ma connaissance, répondit-il d'une voix lasse. Ah

pardon! Je fais erreur. Je vous ai, vous!

Sans prévenir, elle ferma soudainement calepin et chemise.

- Merci, Monsieur Férenque. Ce sera tout pour le moment.

D'un mouvement leste, elle se leva et sortit de la pièce. Elle

avait été si rapide qu'il en resta interdit.

De longues minutes s'écoulèrent en silence.

De nouveau, il était seul. Son seul horizon était la chaise

qu'elle avait occupé un instant auparavant. Il flottait encore

dans l'air un reste de son parfum, vite évanoui et remplacé

par une odeur âcre et forte. Celle de sa transpiration à lui. Il

Page 85: Le Sphinx - Extrait

se rendit alors compte qu'il était inondé de sueur. Il suait

d'angoisse à pleines gouttes.

Il ne s'était jamais senti aussi seul.

Sil sortit de la cellule, dont la porte était ouverte. Sanglé

comme il l'était, Antoine Férenque ne risquait pas de

s'échapper. Elle passa sans un mot devant les gardes de

service, jusqu'à la porte d'un monte-charge qu'elle appela en

composant un code. Tandis qu'elle attendait, elle sentit le

regard des deux hommes la dévisager avec appétit. La cabine

arriva enfin. Elle y entra. Au moment où la porte se refermait,

elle tendit le bras et leur fit un doigt d'honneur. Leurs rires

obscènes accompagnèrent sa montée.

Parvenue au deuxième sous-sol, elle s'engagea dans un long

corridor sale, éclairé au néon, parcouru de filins électriques et

de tuyaux d'où pendaient des bandes de gaze. Une soufflerie

charriait un air fétide en poussant de grands "whouf"

réguliers. Sil marchait sans se presser en évitant les flaques.

Les quelques secondes de son trajet ne seraient pas de trop

Page 86: Le Sphinx - Extrait

pour trouver un sens aux impressions contradictoires que lui

inspirait le détenu de la cellule n°17.

Une seule réponse comptait vraiment: la dernière. Il fallait

partir de là, parce que c'était celle qu'attendait Ektar. Pour le

reste, c'était juste troublant.

Elle prit un coude à gauche et parvint devant une petite porte

noire. Elle composa un code – pas le même que

précédemment – et attendit patiemment. La porte s'ouvrit

sans un bruit sur une cage d'ascenseur entièrement vitrée.

Elle y pénétra, leva les bras et fit un tour sur elle-même.

Après de multiples essais de toutes sortes de technologies

haut de gamme, de l'empreinte rétinienne à la

reconnaissance vocale, on n'avait pas trouvé mieux

finalement qu'une bonne vieille caméra et un simple code à

quatre chiffres pour sécuriser les niveaux stratégiques.

Elle appuya sur le bouton -6. La porte coulissa

silencieusement. La fermeture à vérin hydraulique émit un

bruit de succion, puis la cage afficha rapidement le symbole

des étages, jusqu'à l'arrêt, matérialisé par un discret carillon.

La descente avait duré moins de deux secondes. La porte

s'ouvrit sur un long couloir aux murs blanc satin ponctués par

Page 87: Le Sphinx - Extrait

des tableaux de maîtres. Le sol était revêtu d'une épaisse

moquette beige. Elle enleva ses escarpins et la foula pieds

nus. Elle adorait ça et pouvait se le permettre.

Tout en avançant, elle remarqua que les lieux étaient

inhabituellement déserts. Les portes des bureaux étaient

fermées. Personne au coin café. Parvenue devant le bureau

d'Ektar, elle frappa et entra. La pièce était vide.

- Il est en salle de réunion, ma chérie, dit une grosse voix

derrière lui.

C'était Geneviève, la secrétaire d'Ektar. Elle était assise

derrière son bureau, un gobelet de coca à la main. Elle

penchait la tête en avant pour regarder Sil par-dessus ses

lunettes en demi-lune. Elle paraissait attendre une réaction.

- Elle est là, n'est-ce pas? murmura Sil.

Geneviève hocha silencieusement la tête. Une grimace de

dégoût tordit ses traits.

- Oh oui. Les souris se sont carapatées dans leurs trous,

ajouta-t-elle en désignant les portes closes dans le couloir.

Ektar n'avait pas l'air très content.

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- Bien sûr. Et je suppose qu'ils m'attendent, maintenant, dit

Sil d'une voix résignée.

- Comme le Messie, ma chérie. Comme le Messie.