Le Socialisme

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  • Le Socialisme tude conomique et sociologique

    ditions M.-Th. Gnin Librairie de Mdicis Paris (1938)

    par Ludwig von Mises

    traduit de l'allemand par Paul Bastier, Andr Terrasse et Franois Terrasse

    Il s'agit de la traduction en franais (Librairie de Mdicis, 626 pages), parue en 1938, de la deuxime dition rvise en 1936 de l'ouvrage Socialism : An Economic and Sociological Analysis dont la premire dition allemande tait parue en 1922 sous le titre Die Gemeinwirtschaft : Untersuchungen ber den Sozialismus (la deuxime dition allemande, rvise, tant parue en 1932). La traduction comprend les modifications et ajouts de l'dition anglaise. partir de 1951, les ditions anglaises ont incorpor en pilogue l'ouvrage Planned Chaos (Le Chaos du planisme).

    Paris, mars 2011

    Institut Coppet

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    Cette uvre est diffuse sous

    licence Creative Commons

  • Table des matires

    Prface de l'dition franaise ......................................................................... 6

    Prface ......................................................................................................... 11

    Introduction ................................................................................................. 20

    Premire partie : libralisme et socialisme ..................................................... 28

    Chapitre premier La proprit .................................................................. 29

    Chapitre II Le socialisme ......................................................................... 46

    Chapitre III Ordre social et constitution politique ................................... 58

    Chapitre IV Ordre social et constitution familiale ................................... 74

    Deuxime partie : l'conomie de la communaut socialiste .......................... 92

    Section I L'tat socialiste isol ..................................................................... 93

    Chapitre premier Nature de l'conomie .................................................... 93

    Chapitre II Les caractristiques du mode de production socialiste ........ 110

    Chapitre III La rpartition des revenus .................................................. 130

    Chapitre IV L'conomie collective l'tat statique ................................ 140

    Chapitre V L'insertion de l'individu dans la communaut sociale du travail ....................................................................................................................... 160

    Chapitre VI L'conomie collective dynamique ...................................... 170

    Chapitre VII L'impraticabilit du socialisme ......................................... 183

    Section II La communaut socialiste et les changes extrieurs ................ 191

    Chapitre premier Socialisme mondial et socialisme national ................ 191

    Chapitre II Le problme des migrations et le socialisme ....................... 195

  • Chapitre III La politique commerciale trangre des communauts socialistes ....................................................................................................... 199

    Section III Les diverses conceptions de lidal socialiste et les conceptions pseudo-socialistes .............................................................................................. 203

    Chapitre premier Les diverses conceptions de l'idal socialiste ............ 203

    Chapitre II Les conceptions pseudo-socialistes ..................................... 224

    Troisime partie : la doctrine de l'inluctabilit du socialisme ................... 237

    Section I L'volution sociale ...................................................................... 238

    Chapitre premier Le chiliasme socialiste ............................................... 238

    Chapitre II La socit ............................................................................. 245

    Chapitre III La lutte comme facteur de l'volution sociale .................... 267

    Chapitre IV Opposition de classes et lutte de classes ............................ 279

    Chapitre V Le matrialisme historique .................................................. 301

    Section II La concentration du capital et la constitution des monopoles, tape prliminaire du socialisme ....................................................................... 308

    Chapitre premier Position du problme ................................................. 308

    Chapitre II La concentration des tablissements .................................... 312

    Chapitre III La concentration des entreprises ........................................ 316

    Chapitre IV La concentration des fortunes ............................................ 318

    Chapitre V Les monopoles et leurs effets .............................................. 328

    Quatrime partie : le socialisme comme exigence morale ........................... 336

    Chapitre premier Le socialisme et la morale .......................................... 337

    Chapitre II Le socialisme comme manation de l'asctisme .................. 345

    Chapitre III Christianisme et socialisme ................................................ 350

    Chapitre IV Du socialisme moral, et du no-criticisme en particulier ... 368

  • Chapitre V La dmocratie conomique .................................................. 379

    Chapitre VI La morale capitaliste .......................................................... 387

    Cinquime partie : le destructionnisme ........................................................ 390

    Chapitre premier Les facteurs du destructionnisme ............................... 391

    Chapitre II Les mthodes du destructionnisme ...................................... 401

    Chapitre III La lutte contre le destructionnisme .................................... 428

    Conclusion ........................................................................................................ 437

    La signification historique du socialisme moderne ................................... 437

    Appendice ......................................................................................................... 441

    Epilogue : le chaos du planisme ..................................................................... 447

    Remarques dintroduction ............................................................................. 448

    1. L'interventionnisme est vou l'chec ...................................................... 449

    2. Le caractre dictatorial, antidmocratique et socialiste de l'interventionnisme ............................................................................................. 455

    3. Socialisme et communisme ....................................................................... 465

    4. L'agressivit de la Russie .......................................................................... 474

    5. L'hrsie de Trotsky .................................................................................. 481

    6. La libration des dmons ........................................................................... 486

    7. Le fascisme ................................................................................................ 492

    8. Le nazisme (National-Socialisme) ............................................................ 496

    9. Les enseignements de l'exprience sovitique .......................................... 500

    10. La prtendue invitabilit du socialisme ................................................. 506

  • Prface de l'dition franaise

    Trop peu de pages me sont accordes pour que je puisse caractriser et situer une uvre que je connais travers l'enseignement crit et oral de son auteur. Je m'en console en pensant que Ludwig von Mises n'a nul besoin d'tre prsent ni, videmment, aux spcialistes, ni mme au large public qui s'intresse aux questions conomiques et sociales. Son renom mondial n'a pas t acquis grand renfort de propagande politique, ou par l'emploi de cette rclame publicitaire la tentation de laquelle quelques savants authentiques ne rsistent pas. La vigueur de la pense, l'tendue et la prcision de la documentation, la nettet et la sincrit de l'expression, le courage de l'enqute, ont seuls acquis une large audience l'homme et l'uvre. Peut-tre ce volume donnera-t-il au Franais le got de lire deux autres contributions importantes de Ludwig von Mises qu'il serait bon de traduire aussi : La thorie de la monnaie et des instruments de circulation1 et Les problmes fondamentaux de l'conomie nationale2

    Ludwig von Mises a t l'lve de Bhm-Bawerk, dont il m'a souvent parl Vienne en voquant avec chaleur le gnie de ce chercheur qui fut aussi un grand veilleur et propagateur d'ides. Il a transmis, en l'enrichissant, le legs du matre viennois, une nouvelle cole autrichienne, au sein de laquelle quelques-uns des plus remarquables travailleurs sont ses lves. Il a transform et amlior sur plusieurs points la thorie montaire, la thorie des crises, la critique mthodologique, les conceptions relatives aux rapports de l'conomie et de la sociologie. Il est demeur lui-mme, en employant, avec vigueur et libert, les merveilleux appareils d'analyse de cette cole autrichienne, dont on prophtisait tort l'puisement au dbut du XXe sicle et qui, aprs avoir abandonn tout vain particularisme de mthode et toute inutile querelle de prsentation, continue de s'illustrer avec Hans Mayer, Strigl, Morgenstern, von Hayek, von Haberler, Ammon, Machlup, Rosenstein-Rhodan, A. Mahr.

    .

    Ces savants, dont plusieurs ont t forms ou influencs par Ludwig von Mises, dmontrent, par le fait, combien il est vain d'opposer les esprits abstraits et les esprits concrets en conomie politique. Tous ont une trs haute culture purement thorique. Tous ont une connaissance profonde de la sociologie la plus moderne. Tous manient les mthodes statistiques et savent tirer de l'observation empirique ce qu'elle peut donner.

    Pour les Viennois la fameuse querelle des mthodes est teinte. Elle a eu sa fonction historique. Elle est aujourd'hui dpasse. Elle a livr un enseignement

    1 Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, Munich-Leipzig, Duncker et Humblot, 2e dition, 1924.

    2 Grundprobleme der Nationalkonomie, Ina, G. Fischer, 1933.

  • fondamental : Il est galement vain de se rapprocher de la vie sans construire la science, ou de construire la science sans se rapprocher de la vie3

    *

    .

    Ludwig von Mises apport une contribution exceptionnelle la critique du socialisme. Le prsent ouvrage en forme l'essentiel4

    Une critique du socialisme doit partir d'une dfinition correcte du phnomne, et user d'une mthode acceptable par quiconque, par les socialistes comme par leurs adversaire.

    .

    *

    Pour ce qui est de la dfinition, je saisis l'occasion d'insister ici sur une distinction que j'ai propose ailleurs5

    Si le terme socialisme a un sens c'est parce qu'il exprime une certaine relation entre un esprit ou un ensemble de fins, et un systme ou ensemble de rgles et d'institution.

    .

    L'galit effective entre les hommes, le plus parfait dveloppement de l'tre humain comme individu ou son accomplissement comme personne, le progrs dfini d'une manire ou d'une autre, la meilleure organisation de la socit ne sont pas des idaux propres du socialisme. Un libral, un interventionniste, un catholique social en sont galement anims et s'efforcent de les raliser.

    Une des tricheries intellectuelles du socialisme moderne consiste mettre l'accent sur l'esprit dont il est anim, en prsentant comme accessoires les rgles et les institutions qui en oprent la ralisation. Le socialisme par ce moyen se prsente comme le seul porte-parole de la conscience morale dans le monde contemporain. Il escamote ou estompe les vritables difficults, qui rsident dans les rapports entre un certain esprit et un systme conomique de contenu dtermin bas par exemple sur l'appropriation collective des moyens de production.

    3 La formule est de F. Carli, Teoria generale della economia politica nazionale, Milan, 1931.

    4 On trouvera une autre contribution importante de L. von Mises (traduite par Robert Goetz-Girey, charg de cours la facult de Droit de Caen) dans l'ouvrage collectif, paratre en 1938 la librairie de Mdicis : L'conomie planifie en systme collectiviste. Dans la contribution en question L. von Mises rsume ses positions thoriques concernant le calcul conomique en rgime socialiste .

    5 Il socialismo tedesco, Rivista italiana di scienze economiche, fvrier 1936.

  • Il ne faut donc pas pousser l'extrme la distinction d'Henri de Man et de plusieurs autres doctrinaires entre socialisme et socialisation. La socialisation n'est pas tout le socialisme. Mais le socialisme n'est pas indpendant de la socialisation. Il ne cesse d'tre une morale sociale (que tous, socialistes ou non, peuvent accepter) et ne commence tre socialisme que lorsqu'il affirme le lien entre un esprit et un systme ; quand il dit par exemple : l'galit, la libert, le plein dveloppement de la personnalit humaine ne peuvent s'accomplir que dans un systme fond sur l'appropriation et sur la gestion collective . Exagrer la distinction entre socialisme et socialisation jusqu' en parler comme de deux ralits indpendantes est un moyen, pour ceux qui se disent anims de l'esprit socialiste de s'excuser, quand ils ont eu le pouvoir, d'avoir si peu socialis le systme.

    Beaucoup d'esprits conservateurs adoptent un expdient inverse de celui qui est en usage dans le camp socialiste. Ils ont tendance considrer le socialisme principalement ou exclusivement comme un systme conomique, en relguant ou en oubliant l'esprit et l'idal qu'il affirme. Ainsi se trouve lud le problme de conscience que le socialisme a la fonction historique de poser.

    Cette distinction que l'on omet souvent de faire, permet de rduire les usurpations dont les partis, les groupes et les chefs socialistes sont coutumiers. Elle permet aussi aux hommes de bonne foi de distinguer entre les valeurs humaines dont le mouvement ouvrier est le porteur et les constructions du marxisme ou du socialisme.

    *

    Pour discuter le socialisme considr comme systme, il faut se mettre d'accord sur une mthode qui puisse tre accepte par toutes les parties.

    Longtemps on a fait une comparaison sous le rapport de la productivit ou de la justice, entre le libralisme ou le capitalisme et le socialisme. Mises a eu le mrite de se demander si le socialisme en tant que systme conomique est possible. Il l'a fait en se posant la question, trs longuement examine au cours de cet ouvrage , du calcul conomique (Wirtschaftsrechnung).

    Aujourd'hui le calcul conomique est issu d'un march et d'un systme unitaire de prix. Les prix ne crent pas des tensions. Ils expriment des rapports de raret relative. Ils tablissent continuellement un lien entre les apprciations subjectives de tous les agents conomiques et le march. Ces prix sont tout fait diffrents d'apprciations ou d'estimations administratives. Ils sont des instruments de calcul prcieux, moins parce qu'ils expriment en monnaie toutes les relations des biens et des services avec les besoins sur le march, ces relations tant relles et non imposes ou imagines.

  • Ces prix sont possibles parce que des centres d'intrts opposs ou du moins distincts s'affrontent sur march. Dans un tat socialiste qui offre et demande tous les moyens de production, a lieu une sorte de confusion des parties qui interviennent au march de ces moyens de production. Un prix vritable ne peut donc ni se concevoir ni se pratiquer.

    Cette ligne essentielle de l'argumentation ne rend pas compte de son dtail et de ses ramifications. Je n'ignore pas que la thse de Mises a soulev les discussions les plus passionnes soit chez les conomistes (surtout de langue allemande et anglaise), soit dans le camp socialiste6

    Il importe en ce point de bien s'entendre et de savoir ce que l'on dsigne par autonomie des exploitations conomiques au sein d'un socialisme planifi. Ce qui importe ce n'est ni l'indpendance technique, ni l'indpendance juridico-administrative de ces exploitations, mais bien leur indpendance proprement conomique. Cette dernire ne peut se dfinir que par le droit reconnu chaque exploitation d'accepter et de refuser tel prix, telle combinaison de prix, telle opration d'achat ou de vente, en s'inspirant d'un intrt ou d'un avantage conomique calculs et apprcis par rapport elles-mmes, et non par rapport tout un ensemble. Si l'on prcise ainsi les termes, on aperoit qu'il y a une contradiction intime dans les essais de planification dcentralisatrice.

    . Je n'ignorai pas davantage que les no-socialistes, Heimann en particulier ont, dans plusieurs publications essay de montrer que la proprit collective est conciliable avec un socialisme dcentralisateur.

    *

    Le socialisme est monopoleur.

    Entre autres monopole, il prtend constituer celui de l'intelligence et de l'humaine bont.

    La doctrine la plus informe, la plus indigente, la construction thorique la plus anmique, le raisonnement le plus plaisant, se parent de prestiges, lorsqu'ils peuvent revtir l'uniforme socialiste. Nous avons une thorie du pouvoir d'achat , une thorie des rapports du prix et du cot , une thorie des relations entre la dvaluation et le commerce extrieur , auxquelles des hrauts du front populaire souhaiteraient que ne ft plus attach leur nom. De cela il restera seulement la preuve que la France, au XXe sicle, eut des socialistes qui ne rappelaient que de fort loin les Saint-Simon et les Proudhon.

    6 A l'examen de cette discussion je consacre une partie d'un cours profess l'cole pratique des Hautes

    tudes, comme supplant de mon matre et ami G. Pirou. Ce cours sera publi chez Domat-Montchrestien en 1939.

  • En face d'un socialisme infcond de politiciens et de bavards qui ont t surpris successivement par leur succs, par l'aptitude du public franais absorber les tartarinades, et enfin par leur propre impuissance transformer effectivement les rapports sociaux, se dveloppe un mouvement ouvrier vigoureux, sincre, dans lequel tous les hommes de bonne foi placent une partie de leurs espoirs.

    Puisse le prsent livre atteindre non seulement un groupe de spcialistes mais encore tout le public cultiv et surtout l'lite de la classe ouvrire et des groupements syndicaux qui y puisera des indications prcises et positives pour l'action.

    Franois Perroux

    Professeur la facult de Droit de Paris

  • Prface

    L'ide essentielle du socialisme socialisation des moyens de production, avec le corollaire : direction homogne de l'ensemble de la production assure par un organe de la socit, ou plus exactement de l'tat a-t-elle t ou non conue clairement avant le milieu du XIXe sicle, c'est une question controverse. Pour y rpondre il faudrait d'abord savoir si cette revendication d'une administration homogne des moyens de production de tout l'univers doit tre regarde comme un des caractres essentiels de la pense socialiste constructive. Les anciens socialistes considraient l'autarcie de petits territoires comme conforme la nature et un change de biens dpassant les frontires de ces territoires comme artificiel et nuisible la fois. C'est seulement aprs que les libre-changistes anglais eurent dmontr les avantages de la division du travail internationale, et aprs que la propagande du mouvement d Cobden eut rendu ces ides populaires, c'est alors seulement que les socialistes en sont venus peu peu largir le socialisme de village et de district pour le transformer en socialisme national, puis en socialisme mondial. En tous cas, sauf sur ce point, l'ide fondamentale du socialisme s'tait, ds le second quart du XIXe sicle, dveloppe clairement et les projets d'un ordre social socialiste, conus par ces crivains que la terminologie marxiste appelle aujourd'hui socialistes utopiques , taient devenus matire examen scientifique. L'examen scientifique rduisit nant l'ide socialiste. Les utopistes n'avaient pas russi inventer, difier un systme social capable de rsister la critique des conomistes et des sociologues. Il tait ais de dcouvrir les faiblesses de leurs projets. On prouva qu'une socit organise d'aprs les principes des utopistes ne pouvait ni vivre ni uvrer, et qu'elle ne pourrait certes pas effectuer ce qu'on attendait d'elle. Vers le milieu du XIXe

    Ce fut le moment o Marx entra en scne, tout nourri de dialectique hglienne. Il est facile d'abuser de la mthode hglienne, lorsqu'on entend plier la pense au service d'ides fantaisistes, d'imaginations arbitraires, et de redondances mtaphysiques, pour prouver tout ce qui agre telle ou telle politique. Marx y trouva sans peine un moyen de tirer le socialisme du discrdit o il tait tomb. Puisque la science et la pense logique portaient tmoignage contre le socialisme, il s'agissait de trouver un systme qui protget le socialisme contre la dsagrable critique des savants et des logiciens. C'tait l la tche que le marxisme s'effora d'accomplir. Il use de trois moyens. Il dnie la logique son caractre obligatoire, gnral, valant pour tous les hommes et toutes les poques. La pense est fonction de la classe sociale o vit le penseur, elle est une superstructure idologique de leurs intrts de classe. Cette pense, qui rfutait l'ide socialiste, Marx la dvoile comme pense bourgeoise , comme apologtique du capitalisme. En

    sicle l'ide du socialisme semblait morte et bien morte. La science, par une argumentation rigoureusement logique, en avait montr le nant, et les porte-parole du socialisme taient impuissants opposer cette argumentation des contre-arguments de quelque valeur.

  • second lieu, le marxisme enseigne que le processus dialectique mne fatalement au socialisme. Le but et la fin de toute l'histoire est, dit-il, la socialisation des moyens de production par l'expropriation des expropriateurs en tant que ngation de la ngation. Le marxisme prtend enfin qu'il est inadmissible que l'on s'occupe, comme le firent les utopistes, de l'organisation de cette Terre Promise du socialisme qui verra le jour avec une inluctable ncessit. Bien plus, il serait dcent que la science renont toute tude sur le caractre et l'essence du socialisme, puisque celui-ci est inluctable.

    Jamais dans l'histoire doctrine ne remporta une victoire aussi rapide ni aussi complte que ces trois principes du marxisme. On mconnut parfois l'ampleur et la dure de ce succs, parce qu'on s'est habitu ne considrer comme marxistes que ceux qui sont formellement inscrits l'un des partis appels marxistes par les membres mmes qui le composent, ceux qui se sont engags observer la lettre les doctrines de Marx et d'Engels conformment aux interprtations qu'en donne la secte, les considrer comme la somme de toute science sociale et comme norme suprme de l'action politique. Mais si l'on voulait dsigner du nom de marxistes tous ceux qui admettent : la pense conditionne par l'esprit de classe, l'inluctabilit du socialisme, le caractre non scientifique des tudes sur la nature et le fonctionnement de la socit socialiste, l'on trouverait l'est du Rhin trs peu de non-marxistes et dans l'Europe occidentale et les tats-Unis beaucoup plus de partisans que d'adversaires du marxisme. Les croyants chrtiens combattent le matrialisme des marxistes, les monarchistes leur rpublicanisme, les nationalistes leur internationalisme, mais ils prtendent tre socialistes et affirment que c'est prcisment leur socialisme qui est le bon, le socialisme qui doit venir, qui apportera le bonheur et le contentement, et que le socialisme des autres n'a pas la vritable origine de classe qui distingue le leur. Et ils n'oublient pas de se conformer la dfense, exprime par Marx, d'tudier scientifiquement l'organisation de l'ordre conomique socialiste. Ils cherchent interprter les phnomnes de l'conomie actuelle de telle sorte qu'il leur soit possible de montrer l'volution vers le socialisme comme tant une ncessit invitable du processus historique. Non seulement les marxistes, mais aussi la plupart de ceux qui se prtendent antimarxistes, mais dont la pense est compltement imprgne de marxisme ont pris leur compte les dogmes arbitraires, tablis sans preuves, aisment rfutables, de Marx. Et quand ils arrivent au pouvoir, ils gouvernent et travaillent tout fait dans le sens socialiste.

    L'incomparable succs du marxisme est d au fait qu'il promet l'accomplissement des rves et des dsirs trs anciens de l'humanit et l'assouvissement de ses ressentiments inns. Il promet le paradis sur terre, un pays de Cocagne plein de bonheur et de jouissance, et, rgal plus savoureux pour les dshrits, l'abaissement de tous ceux qui sont plus forts et meilleurs que la masse. Il enseigne comment on met au rancart la logique et la pense, pour ce qu'elles montrent la sottise de ces rves de flicit et de vengeance. De toutes les ractions, qui s'en prennent la souverainet, due au rationalisme, de la pense scientifique

  • sur la vie et l'action, le marxisme est la plus radicale. Il est antilogique, antiscience, antipense. Du reste son fondement le plus remarquable est l'interdiction de la pense et de la recherche scientifique, c'est--dire de la pense et de la recherche scientifique concernant l'organisation et le fonctionnement de l'conomie socialiste. Par un procd qui caractrise sa rancune contre la science le marxisme s'est donn le nom de moralisme scientifique . En tendant, avec un indiscutable succs sa souverainet sur la vie et l'action la science a acquis un prestige dont le marxisme veut tirer parti pour sa lutte contre l'emploi de la science dans l'organisation de l'conomie sociale. Les bolchvistes ne cessent de rpter que la religion est un opium pour le peuple. Ce qu'il y a de sr, c'est que le marxisme est un opium pour la haute classe intellectuelle, pour ceux qui pourraient penser et qu'il veut sevrer de la pense.

    Dans le prsent ouvrage on a tent (en dpit de l'interdiction marxiste que, depuis des annes, personne a peu prs n'a os enfreindre) d'examiner les problmes touchant l'organisation de la socit socialiste avec les moyens de la pense scientifique, c'est--dire avec l'outillage de la sociologie et de l'conomie politique. C'est avec gratitude que j'voque la mmoire des savants qui, par leurs recherches, ont fray la voie moi comme d'autres. Je peux constater avec satisfaction que j'ai russi lever l'interdiction que le marxisme avait jete sur l'tude scientifique de ces problmes. Des questions, ngliges jusqu'ici, sont passes au premier plan de l'intrt scientifique et les dbats sur le socialisme et le capitalisme ont t ports sur un terrain nouveau. Autrefois on s'tait content de vagues exposs sur les bienfaits qu'apporterait le socialisme, tandis que dsormais il s'agissait d'tudier fond l'organisation de la socit socialiste. Les problmes ayant t poss une bonne fois, on ne pouvait plus maintenant s'y drober.

    Dans de nombreux livres et articles les socialistes de toute observance, depuis les extrmistes bolchvistes jusqu'aux esthtes socialistes du monde civilis, ont d'abord essay de rfuter mes raisonnements et mes penses. Sans succs du reste. Ils ne sont mmes pas arrivs produire, pour tayer leur point de vue, quelque argument que je n'eusse pas dj moi-mme tudi et rfut. La discussion scientifique des problmes fondamentaux du socialisme se meut aujourd'hui exactement dans le cadre et sur le plan de mes recherches.

    L'argumentation par laquelle j'ai dmontr que dans la communaut socialiste le calcul conomique n'tait pas possible, ont, comme il fallait s'y attendre, retenu surtout l'attention. J'avais dj, deux ans avant la premire dition de mon ouvrage, publi cette partie de mon travail dans le premier fascicule du tome XLVII de l'Archiv fr Sozialwissenschaft. Et aussitt, non seulement dans les pays de langue allemande mais aussi ltranger une trs vive discussion s'tait engage au sujet de ces problmes jusque-l peine effleurs. On peut dire que la discussion est close. Mon point de vue n'est gure contest aujourd'hui.

  • Peu aprs la publication de la premire dition, le chef de l'cole socialiste de la chaire, le professeur Henri Herkner, successeur de Gustav Schmoller, publia un article dans lequel il donnait, pour l'essentiel, son assentiment ma critique du socialisme7. L'article d'Herkner provoqua une vritable tempte parmi les socialistes et leur suite littraire. Au milieu des catastrophes de la Ruhr et de lhyperinflation clata une polmique pour laquelle on trouva bientt le nom de : crise de la politique sociale . Le rsultat de ces discussions fut, il est vrai, bien maigre. La strilit de l'idologie socialiste, qu'un ardent socialiste dut lui-mme constater8

    Cependant, il ne suffit pas d'tudier scientifiquement les problmes du socialisme. Il faut aussi dtruire les prjugs que la conception socialiste-tatiste en honneur sme sur la route pour empcher qu'on accde une considration impartiale de ces problmes. Celui qui entre en lice pour les mesures socialistes passe pour un ami du bien, du noble, du moral, pour un champion dsintress d'une rforme ncessaire, bref, pour un homme qui sert son peuple et l'humanit tout entire, et par-dessus tout, pour un vritable et intrpide savant. Celui qui s'approche du socialisme avec les critres de la pense scientifique est mis au ban comme dfenseur du mauvais principe, comme malfaiteur, comme mercenaire stipendi des intrts particuliers, gostes, d'une classe sociale nuisible au bien public, comme ignorant. Car, c'est ce qu'il y a de curieux dans cette manire de penser : ce qui doit tre la conclusion de l'enqute, savoir lequel du socialisme ou du capitalisme sert le mieux le bien public, est tranch ds l'abord, comme une chose qui va de soi, par un acte de foi pur et simple en faveur du socialisme et par une rprobation du capitalisme. Ce ne sont pas des arguments qu'on oppose aux rsultats des travaux de l'conomie politique, mais ce pathos moral dont parlait en 1872 l'invitation au congrs d'Eisenbach, et auquel recourent toujours les socialistes et les tatistes, parce qu'ils n'ont rien rpondre la critique que la science fait de leur doctrine.

    , clata au grand jour. Par contre les excellents travaux de Pohle, Adolf Weber, Rpke, Halm, Sulzbach, Brutzkus, Robbins, Hutt, Withers, Benn... attestrent la fcondit des tudes scientifiques, impartiales, des problmes du socialisme.

    L'ancien libralisme, fond sur l'conomie politique classique, avait affirm que la situation matrielle des salaris ne pourrait tre amliore, de faon durable et gnrale, que grce une cration abondante et une accumulation persvrante de capital, que peut seul assurer l'ordre social capitaliste reposant sur la proprit prive des moyens de production. L'conomie politique subjective de notre poque

    7 Cf. Herkner, Socialpolitische Wandlungen in der wissenschaftlichen Nationalkonomie ( Der

    Arbeitgeber , 13e anne, p. 35).

    8 Cf. Cassau, Die sozialistische Ideenwelt vor und nach dem Krieg, Festgabe fr Lujo Brentano zum 80. Geburstag, Munich, 1925, t. I, pp. 149...

  • a approfondi et confirm cette conception par sa thorie du salaire. Sur ce point le libralisme moderne est donc tout fait d'accord avec l'ancien libralisme. Le socialisme croit avoir trouv dans la socialisation des moyens de production un systme qui procurerait tous la richesse. Il s'agit d'examiner de sang-froid cette antinomie de deux conceptions. Ce n'est pas avec de la passion et avec des lamentations soi-disant morale qu'on avancera d'un pas.

    Il est vrai que pour beaucoup le socialisme aujourd'hui est avant tout article de foi. Mais la critique scientifique a pour tche primordiale de dtruire les fausses croyances.

    Pour soustraire l'idal socialiste au danger d'tre pulvris par la critique scientifique, on a essay rcemment de formuler autrement que d'habitude le concept : socialisme. D'accord avec l'ensemble des crivains scientifiques j'ai adopt la convention suivante : Le socialisme reprsente une politique, qui veut difier un ordre social, dans lequel la proprit des moyens de production est socialise. A mon avis il faut lire l'histoire avec des yeux d'aveugle pour ne point voir que, dans les cent dernires annes, c'est cela et pas autre chose qu'on entendait par socialisme, et que le grand mouvement socialiste tait et est socialiste dans ce sens. Mais il ne s'agit pas de se disputer pour des questions de terminologie. Si jamais quelqu'un avait la fantaisie d'appeler socialiste une socit idale qui resterait attache la proprit prive des moyens de production, libre lui. On peut toujours appeler chien un chat, et appeler la lune soleil. Substituer des expressions usuelles, connues exactement, leur contraire, ne laisserait pas d'tre peu pratique, et donnerait lieu bien des malentendus. Ce qui fait l'objet de mon tude, c'est le problme de la socialisation de la proprit des moyens de production, c'est--dire le problme qui depuis cent ans a provoqu d'acharns combats, le problme ' de notre temps.

    On ne peut pas luder le problme de la dfinition du socialisme en dclarant que le concept socialisme renferme encore autre chose que la socialisation des moyens de production, et qu'on s'efforce par exemple de le raliser pour des motifs d'un ordre diffrent ou un autre but religieux ou autre li au premier. Les uns partisans du socialisme ne veulent entendre parler de socialisme, que si la socialisation des moyens de production est poursuivie pour de nobles motifs. Les autres -adversaires prsums du socialisme ne veulent entendre parler de socialisme que si cette socialisation est envisage pour des motifs non nobles . Les socialistes croyants n'appellent socialisme que celui qui est li la religion, les socialistes athes que celui qui entend supprimer et la proprit et Dieu. Mais le problme du fonctionnement possible ou impossible d'un ordre social et conomique socialiste n'a rien voir avec le fait que les socialistes veuillent ou non adorer Dieu, ou que leurs aspirations proviennent de motifs que Monsieur X ou Z juge, de son point de vue subjectif, nobles ou non nobles. Chaque groupe du grand mouvement socialiste revendique naturellement pour lui le vritable socialisme, les

  • autres groupes tant videmment sur la fausse route. Je crois avoir expos, dans mon tude, tout ce qu'il y avait dire au sujet de ces prtentions.

    Dans cette caractristique des diffrences spcifiques des diverses tendances socialistes, leurs rapports avec l'ide de la dmocratie et avec l'ide de la dictature jouaient un rle important. Je n'ai rien ajouter ce que j'en ai dit dans les chapitres relatifs ces questions (Ire Chapitre III Ordre social et constitution politique

    Partie, , IIe Partie, IIIe Chapitre premier Les diverses

    conceptions de l'idal socialiste section,

    et IVe Chapitre V La dmocratie conomique

    Partie, ). Il suffit de noter ici que l'conomie planifie, que les amis de la

    dictature veulent difier, est tout aussi socialiste que le socialisme propag par ceux qui s'intitulent social-dmocrates.

    L'ordre social capitaliste est la ralisation de ce qu'on devrait appeler dmocratie conomique. Mais cette expression due, si je ne me trompe, lord Passfield et sa femme, Mrs. Beatrice Webb, est employe exclusivement pour dsigner un tat de chose o les ouvriers en tant que producteurs, et non pas les consommateurs, auraient dcider ce que l'on doit produire et de quelle manire. Un tel tat de choses serait aussi peu dmocratique qu'une constitution sociale o les fonctionnaires et les soldats, et non l'ensemble du peuple, auraient dcider de la politique du gouvernement. Ce serait peu prs le contraire de ce que nous avons l'habitude d'appeler dmocratie. Lorsqu'on dit de la socit capitaliste qu'elle est une dmocratie de consommateurs, on veut dire par l que le droit, attribu aux chefs d'entreprises et aux capitalistes, de disposer des moyens de production ne peut s'obtenir autrement que par le vote, renouvel chaque jour sur le march, des consommateurs. Tout enfant qui prfre un jouet un autre met son bulletin de vote dans l'urne d'o sortira finalement, comme lu, le captain of Industry . Dans cette dmocratie, il est vrai, n'existe pas l'galit du droit de vote mais le droit de vote plural. Mais la facult de disposer d'un nombre important de suffrages, qui implique qu'on dispose d'un revenu important, ne peut son tour tre acquise et maintenue que si on a fait ses preuves et justifi le choix. Bien que la consommation des riches dont on exagre souvent l'importance par rapport la consommation de la masse, pse plus lourd dans la balance que celles des pauvres, c'est dj un rsultat du choix, en ce sens que dans la socit capitaliste la richesse ne peut tre acquise et maintenue qu'en satisfaisant les consommateurs de la manire la mieux approprie leurs besoins. Ainsi la richesse des commerants qui russissent est-elle toujours le rsultat d'un plbiscite des consommateurs et la richesse acquise ne peut tre conserve que si elle est employe de la manire que les consommateurs estiment, de leur point de vue, tre la plus convenable. L'homme moyen est, dans ses dcisions de consommateur, beaucoup plus expert et plus incorruptible que comme lecteur. Il y a, parat-il, des lecteurs, qui ayant choisir entre protectionnisme et libre-change, entre talon-or et inflation, ne sont pas capables d'entrevoir toutes les consquences de leur vote. La tche de l'acheteur qui a choisir entre plusieurs marques de bire ou de chocolat est assurment plus facile.

  • Une particularit du mouvement socialiste est la recherche d'expressions nouvelles pour dsigner la constitution de l'tat idal. A la place d'une appellation prime on en lance dans la circulation une nouvelle, qui sans doute recle la solution dfinitive de l'insoluble problme fondamental du socialisme jusqu'au jour o l'on s'aperoit, que, sauf le nom, rien n'a chang. Le slogan le plus rcent est : capitalisme d'tat. Cette enveloppe nouvelle cache simplement ce que l'on appelait conomie planifie et socialisme d'tat. Or capitalisme d'tat, conomie planifie et socialisme d'tat ne diffrent que sur des points accessoires de l'idal classique du socialisme galitaire. L'on ne prte pas assez attention ce fait. Dans ce livre on tudiera toutes les formes possibles de l'tat socialiste, sans distinction.

    Le syndicalisme cependant diffre foncirement du socialisme. Il a donc fait l'objet d'une tude particulire (IIe Partie, IIIe 4. Le syndicalisme section, chap. II, ).

    J'espre que ces remarques suffiront pour empcher un lecteur press et superficiel de croire que mon enqute et ma critique ne portent que sur le socialisme marxiste. Toutes les fractions du socialisme ont t trs fortement influences par le marxisme. Je lui consacre donc plus de pages qu'aux autres nuances socialistes. Mais je crois n'avoir rien laiss de ct de tout ce qui est en relation profonde avec les problmes essentiels, je crois avoir expos tout ce qui tait ncessaire l'analyse et la critique des particularits que prsentent les programmes socialistes non marxistes.

    Mon livre est une enqute scientifique et non un ouvrage de polmique politique. Autant que possible, j'vite dlibrment de traiter des questions conomiques d'actualit et de discuter la politique des gouvernements et des partis, pour tudier les problmes de principe. Cependant je crois que prcisment de cette manire je cherche prparer, pour la politique des dernires annes et plus encore pour celle de demain, une base srieuse d'observation et de connaissance. Celui-l seulement est en mesure de comprendre ce qui ce passe autour de nous, qui a repens, du point de vue critique, les ides socialistes jusque dans leurs dernires consquences.

    L'habitude d'crire et de parler des faits de la politique conomique, sans tudier fond par la pense et jusque dans leurs dernires consquences les problmes qui y sont inclus, cette habitude a enlev toute valeur intellectuelle la discussion publique des questions vitales intressant la socit humaine, et elle a conduit la politique sur des voies qui mnent la destruction de toute civilisation. La proscription de l'conomie politique dcrte d'abord par l'cole historique allemande puis aujourd'hui par l Institutionnalisme amricain a fait tomber en dsutude l'exercice de la rflexion et de la pense appliques aux problmes de la socit et de l'conomie sociale. Nos contemporains croient qu'on peut juger, sans prparation, toutes les questions qui font l'objet de sciences telles que l'conomie politique et la sociologie. On se figure qu'un chef d'entreprises et un employ de syndicat, peuvent, rien que par leur fonction, avoir assez de comptence pour

  • dcider de questions intressant l'conomie politique. Le prestige usurp, dont le praticien de cet acabit (et chose curieuse, souvent un praticien dont l'activit a caus des checs vidents, voire la banqueroute) jouit aujourd'hui comme conomiste doit enfin tre renvers. On ne doit point, par faiblesse ou courtoisie mal place, se contenter de compromis. Il faut dmasquer cet amateur bavard, ce faux conomiste, qui n'est qu'un ignorant.

    La solution de chacune des nombreuses questions actuelles de la politique conomique demande des oprations de pense que celui-l seul peut faire, qui embrasse tout l'enchanement des phnomnes conomiques. Seules des expriences et des enqutes historiques, qui ramnent aux fondements de la science, ont une valeur vraiment pratique. Les ouvrages qui s'occupent de questions phmres, qui se perdent dans le dtail, qui ne voient pas le gnral et le ncessaire, qui ne prtent attention qu'au particulier et l'accidentel, ne rendent aucun service.

    On entend dire aussi : Toutes les tudes scientifiques sur le socialisme ne servent rien. Elles ne s'adressent qu'au petit nombre de personnes capables de suivre un raisonnement scientifique. Elles resteront toujours lettre morte pour les masses. Les slogans socialistes rsonnent agrablement, attirent les masses qui dsirent violemment le socialisme ; dans leur aveuglement c'est de lui qu'elles attendent le salut ; il leur promet d'assouvir leurs ressentiments. Ainsi l'on continuera travailler l'avnement du socialisme, et l'on vouera la ruine certaine la civilisation difie pendant des milliers d'annes par les peuples occidentaux. L'avenir inluctable qui nous attend, c'est le chaos, la misre, la nuit de la barbarie.

    Je ne partage pas du tout cette manire de voir. Sans doute il pourrait en tre ainsi, mais il peut en tre autrement. Sans doute la plupart des hommes sont incapables de suivre un raisonnement difficile, et l'on n'apprendra pas ceux qui saisissent tout juste les choses les plus simples comprendre les compliques. Seulement les masses, prcisment parce qu'elles ne peuvent pas penser par elles-mmes, obissent la direction de ceux qu'on appelle les gens cultivs. Si l'on arrive convaincre ces derniers, la partie est gagne. Mais je ne veux pas rpter ce que je dis un autre endroit de ce livre9

    Je sais trs bien que cela peut sembler une gageure de vouloir aujourd'hui, par une dmonstration logique, convaincre les adeptes passionns de l'ide socialiste de l'absurdit et de la folie de leurs conceptions. Je sais trs bien qu'ils ne veulent pas entendre, qu'ils ne veulent pas voir, et que surtout, ils ne veulent pas penser, inaccessibles tout argument. Mais de nouvelles gnrations grandissent, aux yeux

    .

    9 Cf. ci-dessous Ve partie, chap. III, 3. La lutte des ides.

  • ouverts, l'intelligence ouverte. Elles considreront les choses sans partialit, sans parti pris, pour agir bon escient. Ce livre s'adresse elles.

    Plusieurs gnrations de politique somme toute librale ont accru puissamment la richesse mondiale. Le capitalisme a hauss les conditions d'existence des masses un degr de bien-tre que nos anctres n'auraient jamais pu souponner. L'interventionnisme et les mouvements pour raliser le socialisme sont l'uvre depuis quelques annes pour faire crouler l'difice de l'conomie mondiale fonde sur la division du travail. Nous sommes au bord d'un abme qui menace d'engloutir notre civilisation. La culture humaine disparatra-t-elle pour toujours ? Ou bien russira-t-on encore au dernier moment viter la catastrophe et retrouver l'unique voie du salut, la voie qui mne la reconnaissance intgrale de la proprit prive des moyens de production ? Cela dpendra des ides qui animeront la gnration de demain.

    L. v. MISES

  • Introduction

    1. Le succs des ides socialistes

    Socialisme, tel est le mot d'ordre de notre temps. Aujourd'hui l'ide socialiste rgne sur les esprits. Les masses lui sont attaches, elle pntre la pense et le sentiment de tous, elle donne son style notre poque que l'histoire dnommera l're du socialisme10

    Sans doute l'dification de l'tat socialiste, tel qu'il rpondrait l'idal socialiste, n'est point encore acheve. Mais depuis plus d'une gnration la politique de peuples civiliss n'a pas d'autre but que la ralisation progressive du socialisme. Dans ces dernires annes la politique de socialisation n'a cess d'accrotre la puissance de son action. Certains peuples ont entrepris de mettre d'un seul coup en pratique, et jusque dans ses plus extrmes consquences, le programme socialiste. Sous nos yeux le bolchvisme russe a accompli une uvre dont on peut discuter la signification, mais qui, ne ft-ce que pour son destin grandiose, comptera parmi les vnements les plus remarquables qu'ait enregistrs l'histoire. Ailleurs on n'est pas all si loin. Chez les autres peuples l'accomplissement des plans socialistes a t entrav seulement par les contradictions internes du socialisme et par l'impossibilit de sa ralisation. Mais ils ont cherch eux aussi le faire progresser autant que les circonstances le permettaient. Nulle part le socialisme ne rencontre d'opposition foncire. Trouverait-on aujourd'hui un parti influent qui ne ft dlibrment le champion de la proprit individuelle pour ce qui est des moyens de production ? A notre poque le mot capitalisme a pris un sens nettement pjoratif. Mme les adversaires du socialisme n'chappent pas l'emprise de ses ides. Prenez ces partis qui s'intitulent bourgeois ou paysans . Ils entendent combattre le socialisme au nom des intrts particuliers de leurs classes et reconnaissent ainsi indirectement la justesse des parties essentielles de la conception socialiste. Car opposer au programme socialiste le seul fait qu'il lse les intrts particuliers d'une fraction de l'humanit, c'est le reconnatre implicitement. Reprocher l'organisation conomique et sociale, fonde sur la proprit prive des moyens de production, de ne pas assez tenir compte des intrts de la communaut, de favoriser seulement certaines couches, d'entraver la productivit et, pour cette raison exiger, avec les partisans des diverses tendances de politique sociale et de rformisme social l'intervention de l'tat dans tous les domaines de l'conomie politique, qu'est tout

    .

    10 Ds aujourd'hui l'on est en droit d'affirmer que la philosophie socialiste moderne n'est pas autre chose

    que la reconnaissance consciente et catgorique de principes sociaux, auxquels pour la plupart on se conformait dj inconsciemment. L'histoire conomique de ce sicle est une numration presque ininterrompue des progrs du socialisme. Cf. Sidney Webb : Die historische Evolution (Collection des Rformateurs socialistes anglais. Fabian Essays, dition Grundwald, Leipzig, 1897), p. 44.

  • cela sinon une adhsion de principe au programme socialiste ? Et si l'on objecte au rgime socialiste, que, pour l'instant, en raison de l'imperfection de la nature humaine, il est encore impraticable, ou que, tant donn la situation conomique actuelle il est inopportun de mettre ds maintenant le socialisme en pratique, cela encore quivaut une reconnaissance des ides socialistes. Le nationalisme lui-mme ne nie pas le socialisme. Il lui reproche seulement d'tre international . Le nationalisme veut combiner le socialisme avec les penses d'imprialisme et de lutte contre les peuples trangers ; il n'est pas socialiste international, mais socialisme national. En ralit lui aussi est adepte du socialisme11

    Les tenants du socialisme ne sont pas seulement les bolcheviks et leurs amis en dehors de la Russie, ni ceux qui adhrent l'une des nombreuses varits du socialisme. Tous ceux qui considrent le rgime socialiste comme suprieur, conomiquement et moralement, au rgime fond sur la proprit prive des moyens de production, il faut les ranger au nombre des socialistes, quand bien mme, pour des raisons actuelles ou permanentes, ils cherchent un compromis entre leur idal socialiste et certains intrts ou aspirations particuliers, dont ils se croient les reprsentants. Si l'on prend l'expression : socialiste, au sens large, on reconnatra sans peine qu'aujourd'hui la grande majorit des gens se trouvent du ct socialiste. Bien peu se proclament partisans des principes du libralisme qui voit dans le rgime fond sur la proprit prive des moyens de production la seule forme possible de l'conomie nationale.

    .

    On s'est habitu n'appeler socialiste que la politique qui vise raliser immdiatement et compltement le programme socialiste. On dnie cette appellation tous les partisans des tendances qui veulent atteindre le mme but, mais avec mesure et par tapes. On va jusqu' traiter d'ennemis du socialisme ceux qui entendent ne mettre le socialisme en pratique qu'avec certaines restrictions. Or rien mieux que ces constatations ne saurait prouver l'ampleur du succs des ides socialistes. Cette acception du mot a pu s'acclimater, parce qu'il n'y a plus pour ainsi dire de vritables adversaires du socialisme. Mme en Angleterre, patrie du libralisme, et qui grce sa politique librale a grandi et s'est enrichie, on ne sait

    11 Fr. W. Foerster fait remarquer que le mouvement a ft son vritable triomphe dans les coeurs des

    classes possdantes ; et c'est ce qui enlve ces classes la force morale ncessaire pour rsister . (Cf. Foerster, Christentum und Klassenkampf, Zrich, 1908, pp. 11 et suiv.) Ds 1869 Prince-Smith constatait que les ides socialistes avaient trouv des adhrents dans les milieux des chefs d'entreprise. Il crit que parmi les hommes d'affaires, quelque singulier que cela paraisse, il y en a qui ont une notion si confuse de leur propre action au sein de l'conomie nationale, qu'ils tiennent pour plus ou moins fondes les conceptions socialistes. Ne se rendant pas compte de tout ce qui milite contre elles, ils n'ont pas la conscience tranquille, comme s'ils taient contraints d'avouer que leurs gains sont raliss au dtriment de leurs ouvriers. D'o leurs hsitations et leur embarras croissant. Et cela est le pire. Notre civilisation conomique sera singulirement menace si ses reprsentants les plus autoriss ne puisaient plus dans le sentiment de leur parfait bon droit le courage ncessaire pour en dfendre les bases avec la plus opinitre nergie. (Cf. Prince-Smith, uvres compltes, t. Ier, Berlin, 1877, p. 362. Prince-Smith n'tait point, il est vrai, homme discuter d'une manire critique les thories socialistes.

  • plus aujourd'hui exactement en quoi consiste le libralisme. Les libraux anglais d'aujourd'hui sont plus ou moins des socialistes modrs12

    La puissance du bolchvisme repose sur l'clatant succs qu'ont remport les ides socialistes depuis une trentaine d'annes. Ce n'est point les canons ou les mitrailleuses dont disposent les soviets qui font la force du bolchvisme, mais le fait que ses ides sont accueillies dans le monde entier avec sympathie. Beaucoup de socialistes tiennent pour prmature l'entreprise bolchvique et attendent seulement de l'avenir la ralisation du socialisme. Cependant aucun d'entre eux n'chappe l'influence des peuples par lesquelles la III

    . L'Allemagne n'a jamais eu d'poque vraiment librale ; par sa politique antilibrale elle s'est affaiblie et appauvrie ; et de nos jours l'on y trouverait peine une vague notion de ce qu'est vraiment le libralisme.

    e

    2. La critique scientifique du socialisme

    Internationale appelle tous les peuples la lutte contre le capitalisme. Sur toute la terre le bolchvisme fait battre les curs. Chez les faibles et les tides il rencontre cette sympathie mle d'effroi et d'admiration qu'un aptre courageux veille dans l'esprit d'opportunistes anxieux. Les audacieux et les logiques ne rougissent pas de saluer en lui l'aurore d'une re nouvelle.

    Les socialistes ont pris comme point de dpart de leurs doctrines la critique de l'organisation bourgeoise de la socit. Du reste nul n'ignore qu'ils ont procd assez maladroitement. Ils ont mconnu les connexions les plus importantes du mcanisme conomique ; ils n'ont montr aucune comprhension pour la fonction remplie par les diffrents organes d'un ordre social fond sur la proprit prive des moyens de production. Il n'tait pas difficile de montrer toutes les fautes commises par les thoriciens socialistes dans leur analyse du processus conomique. On a prouv que toutes leurs doctrines conomiques ne faisaient que masquer des erreurs grossires. Savoir si la socit capitaliste est plus ou moins dfectueuse ne suffit pas pour dcider si le socialisme serait capable d'instaurer quelque chose de meilleur sa place. Il ne suffit pas d'avoir dmontr l'imperfection d'un tat social fond sur la proprit prive des moyens de production et crateur d'un monde qui n'est pas le meilleur des mondes. Il faut encore prouver que l'organisation socialiste serait meilleure. Cette preuve bien peu de socialistes ont essay de l'administrer. Ceux qui l'ont tent l'on fait le plus souvent sans aucune mthode scientifique, parfois mme avec une grande lgret. La science du socialisme n'a pas dpass les premiers ttonnements. La faute en est prcisment cette fraction du socialisme qui a pris le nom de socialisme scientifique . Le marxisme ne s'est pas content de montrer l'avnement du socialisme comme une ncessit inluctable de l'volution de la socit. S'il n'avait fait que cela, il n'aurait pu

    12 Le programme officiel des libraux anglais le montre nettement. Cf. Britain's Industrial Future being the

    Report of the Liberal Industrial Inquiry, Londres, 1928.

  • exercer sur l'tude scientifique des problmes sociaux une influence aussi pernicieuse qu'indniable. S'il s'tait born indiquer le rgime socialiste comme la forme la plus parfaite de la vie sociale, il n'et pas encore t aussi nocif qu'il le fut en vinant par toute sorte de tours de passe-passe l'tude scientifique des problmes sociologiques et en empoissonnant l'atmosphre intellectuelle de l'poque.

    D'aprs la conception marxiste la conscience est dtermine par l'existence collective. Les ides qu'un auteur exprime sont dtermines par son appartenance telle ou telle classe sociale. Il n'est pas en son pouvoir de dborder sa classe et de librer sa pense de la tendance qui lui prescrit son intrt de classe13. On conteste ainsi la possibilit d'une science gnrale, valable pour tous les hommes sans distinction de classe. Aussi Dietzgen tait-il consquent, lorsqu'il se mit difier une logique proltarienne14. Car la vrit est l'apanage de la science proltarienne. Les penses de la logique proltarienne ne sont pas des penses partisanes, mais tout simplement les consquences de la logique15. C'est ainsi que le marxisme se protge contre toute critique dsagrable. Il ne rfute pas l'adversaire, il se contente de le traiter de bourgeois16

    13 La science existe seulement dans la tte des savants. Or ceux-ci sont des produits de la socit d'o ils ne

    peuvent sortir et qu'ils ne peuvent dpasser. Kautsky, Die soziale Revolution,, 3ed., Berlin, 1891, II, p. 39.

    . Pour critiquer les travaux de ceux qui pensent autrement le marxisme reprsente leurs auteurs comme tant les valets vendus de la bourgeoisie. Marx et Engels n'ont jamais essay de rfuter leurs adversaires par des arguments ; ils les ont bafous, insults, vilipends, calomnis et leurs successeurs n'ont fait que renchrir. Leur polmique attaque la personne de l'adversaire et jamais ses dmonstrations. Bien peu ont rsist de pareils procds de combat. Il en est peu, trs peu, qui aient eu le courage d'affronter le socialisme en usant de cette critique que le penseur scientifique a le devoir d'appliquer partout avec rigueur. C'est la raison pour laquelle partisans et adversaires du socialisme ont observ scrupuleusement l'interdiction promulgue par le marxisme de discuter

    14 Cf. Dietzgen, Briefe ber Logik, spezielle demokratish-proletarische Logik (Internat, Bibliothek, tome 22, 2e d., Stuttgart, 1903, II, p. 112) : Enfin la logique mriterait dj d'pithte de proltarienne, parce que pour la comprendre, il est indispensable de surmonter tous les prjugs ou s'englue le monde bourgeois.

    15 Ibid.

    16 Par une ironie piquante de l'histoire, Marx lui-mme n'a pas vit ce traitement. Untermann trouve que la pense de penseurs proltariens types de l'observance marxiste contient encore des survivances d'poques intellectuelles primes. Ces survivances seront d'autant pus fortes, que les tapes de la pense de ces hommes avant leur conversion au marxisme et dans un milieu bourgeois ou aristocratique auront t plus longues, ce qui fut notamment le cas pour Marx, Engels, Plechanow, Kautsky, Mring et autres marxistes minents. (Cf. Untermann, Die logischen Mngle des engeren Marxismus, Munich, 1910, p. 125.) Et dans son ouvrage : Zur Psychologie des Sozialismus, nouvelle dition, Ina, 1927, p. 17, De Man crit : pour comprendre les particularits et les diffrences de doctrine il ne faut pas oublier ct du fond social gnral sur lequel un penseur se dtache, son destin conomique et social, par exemple, le destin bourgeois de Marx, ancien tudiant des universits .

  • d'une manire prcise les conditions conomiques et sociales de l'tat socialiste. En indiquant que la socialisation des moyens de production est d'une part la fin vers laquelle tend incessamment l'volution conomique avec la ncessit des lois naturelles, d'autre part que cette socialisation est le but de son effort politique, le marxisme tablit, dans ses traits essentiels l'image de la socit socialiste, fonde sur une srie d'arguments lims, avait le but suivant : empcher que dans une discussion sur la structure d'une des formes possibles de la socit socialiste les faiblesses de la doctrine marxiste n'apparussent trop clairement. Une mise nu de ce qu'il y a d'essentiel dans la socit socialiste et pu devenir dangereuse pour la ferveur avec laquelle les masses attendaient du socialisme la dlivrance de tous les maux terrestres. Ce fut une des plus adroites manuvres de Marx, d'touffer ces enqutes dangereuses qui avaient caus la ruine de toutes les thories socialistes antrieures. Si le socialisme a pu, la fin du XIXe sicle et au commencement du XXe

    On ne saurait mieux justifier cet expos qu'en citant un passage des uvres d'Hermann Cohen. Cet crivain est l'un de ceux qui, dans les dernires dcades avant la guerre, exercrent l'influence la plus forte sur la vie intellectuelle de l'Allemagne. Aujourd'hui, crit Cohen, personne n'est plus assez sot pour se montrer rfractaire au bon fon D de la question sociale et donc, mme d'une manire dguise, l'inluctable ncessit d'une politique sociale. Il n'y a plus que les gens de mauvaise volont ou de bonne volont insuffisante. C'est seulement cette manire de pense dfectueuse qui explique la prtention par laquelle on essaie de porter le trouble dans le parti socialiste en lui demandant de drouler en spectacle public le tableau de son tat de l'avenir. A la place des revendications morales on met le tableau de l'tat, alors que la conception de l'tat dcoule de la conception du droit. En bouleversant les conceptions l'on confond l'thique socialiste avec la posie des utopies. Or l'thique n'est pas la posie, et l'ide n'a pas besoin d'image pour tre vraie. Son image c'est la ralit, qui ne peut natre que d'aprs le modle fourni par l'thique mme. L'idalisme de justice du socialisme est devenu aujourd'hui une vrit courante de la conscience publique, quoiqu'elle ne soit encore qu'un secret de Polichinelle. Il n'y a plus que l'gosme, ennemi de tout idal, la cupidit la plus crue c'est--dire le vritable matrialisme pour lui refuser crance

    , parvenir au premier rang des partis politiques, il le doit cette interdiction de discuter et d'approfondir ce qu'est la socit socialiste.

    17

    17 Cf. Cohen, Introduction, avec supplment critique, la neuvime dition de l'Histoire du Matrialisme

    (Geschichte des Materialismus) de Friedrich Albert Lange, 3e dition augmente, Laipzig, 1914, p. 115. Cf. galement Natorp, Sozialpdagogik, 4e dition, Leipzig, 1920, p. 201.

    . Celui qui pensait et crivait ainsi tait considr par beaucoup comme le plus grand et le plus hardi penseur allemand de son temps, et les adversaires de sa doctrine eux-mmes avaient de l'estime pour son activit intellectuelle.

  • Et prcisment pour cette raison l'on doit souligner que Cohen non seulement admet sans aucune critique pralable toutes les revendications socialistes, mais qu'il traite d'individus moralement mprisables tous ceux qui songent porter le trouble dans le socialisme de parti en exigeant des claircissements sur les problmes de la constitution conomique du socialisme . Qu'un penseur qui autrement dans sa critique ne mnage rien, rfrne toute audace devant une puissante idole de son temps, c'est l un phnomne qu'on peut observer assez souvent dans l'histoire intellectuelle. On fait le mme reproche Kant, le grand modle de Cohen18

    Celui qui ne se soumettait pas sans restriction cette contrainte tait maudit et hors la loi. Et ainsi d'anne en anne l'ide socialiste gagna du terrain, sans que personne et pens examiner fond ses conditions. Si bien qu'il arriva un jour o le socialisme marxiste, ayant pris le pouvoir, se mit en devoir d'excuter intgralement son programme et dut reconnatre alors qu'il n'avait pas la moindre notion de ce vers quoi ses efforts avaient tendu pendant des dizaines et des dizaines d'annes.

    . Mais qu'un philosophe reproche leur mauvaise volont, leur pense mdiocre, leur cupidit crue, non seulement ceux qui sont d'une autre opinion que lui, mais ceux qui oseraient poser une question sur un problme dangereux pour les tout-puissants, voil qui heureusement n'est pas frquent dans l'histoire de la philosophie.

    La discussion des problmes de l'conomie socialiste n'est pas seulement d'une importance capitale si l'on veut saisir l'opposition qui spare la politique librale de la politique socialiste. Sans elle l'on ne saurait concevoir la situation qui s'est tablie depuis qu'a commenc le mouvement d'tatisation et de municipalisation. L'conomie politique, par une troitesse de vue comprhensible mais regrettable, a jusqu'ici exclusivement tudi le mcanisme d'une conomie fonde sur la proprit prive des moyens de production. Il s'est ainsi produit une lacune qui ne peut subsister plus longtemps.

    Savoir si la socit doit tre construite sur le fondement de la proprit prive ou sur celui de la proprit collective des moyens de production est un problme politique que la science ne pourra jamais rsoudre ; elle ne peut formuler aucun jugement sur la valeur ou la non-valeur des formes d'organisation de la socit. Cependant elle seule est en mesure, par une tude des effets prcis de certaines institutions, de crer des bases grce auxquelles nous pourrons progresser dans la connaissance de la socit. L'homme d'action, le politique, ngligent parfois sans y prter attention les rsultats de ce travail ; le penseur, lui, ne cessera jamais de fouiller les dernires choses encore accessibles notre examen. Aussi bien c'est la pense qui finalement dtermine l'action.

    18 Cf. Anton Menger, Neue Sittenlehre, Ina, 1905, p. 45. pp. 62...

  • 3. Les mthodes conomico-sociologiques et psychologico-culturelles de critique du socialisme

    Pour traiter les problmes que le socialisme pose la science deux mthodes se prsentent.

    On peut considrer le socialisme d'un point de vue philosophique et culturel, en essayant de le classer dans l'ensemble des phnomnes culturels. L'enqute alors se porte sur son ascendance spirituelle, on examine ses rapports avec toutes les autres formes o se manifeste la vie sociale, on pntre jusqu' ses sources caches dans l'me de chaque individu ; on s'efforce de la comprendre en tant que phnomne de masses. On tudie ses prolongements dans la religion et la philosophie, l'art et la littrature. On s'efforce de dmontrer dans quelles relations il se trouve avec les sciences naturelles et les sciences morales de son temps. On le considre en tant que style de vie, extriorisation de l'tat d'me, expression de conceptions thiques et esthtiques. C'est la voie psychologico-historique. Voie trs frquente avec production de livres et articles trs nombreux.

    On ne peut jamais juger a priori une mthode scientifique. Une seule pierre de touche vrifie sa valeur : le succs. Il est fort possible que la mthode psychologique historique puisse contribuer la solution des problmes poss la science par le socialisme. Jusqu' prsent ses rsultats sont peu satisfaisants. Cela est d non seulement l'insuffisance et aux prjugs politiques de ceux qui l'ont employe, mais avant tout au fait que l'tude des problmes doit tre entreprise d'abord du point de vue de la sociologie et de l'conomie politique et seulement aprs du point de vue de la psychologie et de l'histoire culturelle. En effet le socialisme a pour programme la transformation de la constitution sociale et conomique selon un certain idal. Si l'on veut se rendre compte de l'influence qu'il exerce dans les autres domaines de la vie intellectuelle et culturelle, il faut d'abord avoir mis en pleine clart son importance sociale et conomique. Tant qu'il subsiste l-dessus quelque doute, il serait puril d'aborder son interprtation historique, culturelle et psychologique. On ne peut rien crire d'exact au sujet de ses rpercussions sur la religion et sur la vie publique, tant qu'on a une image indcise de sa vritable essence. Il n'est pas admissible de discourir sur le socialisme avant d'avoir d'abord tudi fond le mcanisme d'un ordre conomique reposant sur la proprit collective des moyens de production.

    On s'en aperoit clairement pour chacun des points o intervient l'examen psychologique culturel historique. On admet que le socialisme est la dernire consquence du concept d'galit dmocratique sans avoir rflchi ce que signifient exactement : Dmocratie et galit et quels sont leurs rapports, sans avoir approfondi si le socialisme se rattache en premire ligne, ou pas du tout, l'ide d'galit. Tantt l'on dit que le socialisme est une raction du sentiment contre la dvastation des mes produite par le rationalisme insparable du capitalisme, tantt l'on dit que son but est de raliser dans la vie publique le parfait rationalisme que le

  • capitalisme est impuissant jamais atteindre19

    Les enqutes menes dans cet ouvrage seront consacres aux problmes du socialisme touchant la sociologie et l'conomie politique. Ils doivent tre examins avant les problmes de psychologie culturelle. C'est seulement d'aprs les rsultats d'un pareil travail que l'on peut entreprendre une enqute sur la psychologie culturelle du socialisme. C'est seulement grce ces enqutes que l'on trouvera une base solide pour des crits, plus agrables videmment au grand public, sur la valeur gnrale, humaine, du systme intellectuel socialiste.

    . Inutile de parler de ceux qui enveloppent leurs dductions culturelles sur le socialisme dans une mystique confuse et des phrases obscures.

    19 Muckle (Das Kulturideal des Sozialismus, Munich, 1919) va mme jusqu' attendre du socialisme

    l'avnement de la parfaite rationalisation de la vie conomique et la libration de la plus terrible des barbaries : le rationalisme capitaliste (pp. 208 et 213).

  • Premire partie : libralisme et socialisme

  • Chapitre premier La proprit

    1. Nature de la proprit

    Considre en tant que catgorie sociologique, la proprit apparat comme la facult de dcider de l'emploi des biens conomiques. Est propritaire celui qui dispose d'un bien conomique.

    Les conceptions de la proprit sont donc diffrentes pour la sociologie et pour la science juridique. Du reste cela va de soi et l'on peut seulement s'tonner que cela soit encore perdu de vue parfois. Du point de vue de la sociologie et de l'conomie politique la proprit s'entend de la possession des biens qu'exigent les buts conomiques des hommes20

    La proprit est un tout unitaire pour le droit qui ne fait pas de diffrence, qu'il s'agisse de biens de premier ordre ou d'ordre suprieur, de biens de consommation, ou de biens d'usage. Le formalisme du droit dtach de toute base conomique apparat ici sous un jour cru. Sans doute le droit ne peut pas ignorer tout fait les diffrences conomiques qui entrent en jeu. Si la proprit du sol occupe une position spciale, c'est prcisment en raison de la position du sol lui-mme en tant que moyen de production. Plus nettement dans le droit de proprit les diffrences conomiques se manifestent en un certain nombre de situations qui pour la sociologie quivalent la proprit, mais qui pour le droit n'ont avec elle qu'un rapport de parent, par exemple, les servitudes, en particulier la jouissance des fruits et l'usufruit. Cependant, d'une faon gnrale dans le droit et cela est conforme son essence la similitude formelle ne laisse pas apparatre la diffrence matrielle.

    . On peut dsigner cette possession comme tant la proprit naturelle ou la proprit primitive, tant donn qu'elle reprsente un rapport purement physique de l'homme avec les biens et qu'elle est indpendante de l'existence des relations sociales entre les hommes et de l'existence d'un ordre rgl par le droit. L'importance de la notion juridique de la proprit consiste prcisment dans la diffrence qu'elle tablit entre cette possession physique et la proprit dtermine juridiquement. Le droit reconnat des propritaires et des possesseurs, qui ne disposent pas de la possession naturelle, qui ne possdent pas, mais qui devraient possder. Du point de vue juridique le vol reste propritaire, le voleur ne peut jamais acqurir la proprit. Du point de vue conomique la possession naturelle importe seule et l'importance conomique du droit de proprit juridique consiste seulement dans l'appui qu'il prte l'obtention, au maintien et au recouvrement de la possession naturelle.

    20 Cf. Bhm-Bawerk, Rechte und Verhltnisse vom Standpunkte der volkswirtschaftlichen Gterlehre,

    Inspruck, 1881, p. 37.

  • Du point de vue de l'conomie la proprit ne constitue pas une unit homogne. La proprit en biens de jouissance et la proprit en biens de production diffrent sur bien des points et dans ces deux groupes il faut encore considrer s'il s'agit de biens d'usage ou de biens de consommation.

    Les biens de premier ordre, les biens de jouissance21

    Il en va un peu autrement pour les biens d'usage, c'est--dire ces biens de jouissance qui peuvent tre utiliss plus d'une fois. Ils peuvent servir plusieurs hommes les uns aprs les autres. Ici aussi l'on doit considrer comme possesseurs ceux qui sont en mesure de les utiliser pour leur usage personnel. Dans ce sens le possesseur d'une chambre est celui qui l'habite ; les possesseurs du Mont Blanc, en tant que site naturel, tous ceux qui le visitent pour y jouir des charmes de la montagne ; possesseurs d'un tableau tous ceux qui se dlectent le regarder

    servent directement la satisfaction des besoins. En tant que biens de consommation (c'est--dire qui ne peuvent, d'aprs leur nature mme, tre utilis qu'une fois et qui puisent ainsi leur qualit de bien) leur valeur en tant que proprit rside seulement dans leur possibilit de consommation. Le propritaire peut laisser ce bien se gter sans l'utiliser, ou mme le dtruire, il peut l'changer ou en faire cadeau ; dans tous ces cas il dispose de l'emploi de ces biens qui ne peut tre partag.

    22

    La possession des biens de production ne sert qu'indirectement la jouissance. Ces biens trouvent leur emploi dans la production de biens de jouissance. De l'union habilement concerte des biens productifs et du travail sortent finalement les biens de jouissance. C'est dans cette facult de servir indirectement satisfaire des besoins, que rside le caractre des biens de production. La possession naturelle des biens de production est la possibilit de les employer dans la production. Ce n'est qu'en tant que leur possession mne finalement une possession de biens de jouissance, qu'elle a une importance conomique.

    . Les services que rendent ces sortes de biens peuvent tre partags ; c'est pourquoi la proprit naturelle de ces biens est aussi divisible.

    Lorsque les biens de consommation sont mrs pour l'usage, leur possession pour un homme rside en ceci qu'il les consomme. Des biens d'usage prts tre employs permettent plusieurs possessions successives dans le temps, mais si plusieurs personnes en font usage en mme temps la jouissance en est trouble,

    21 Dans le prsent chapitre, nous adopterons la terminologie suivante pour qualifier les diverses espces de

    biens. Nous distinguerons entre les biens de production (Produktivgter) et les biens de jouissance (Genussgter). Les biens de jouissance se divisent leur tour en biens de consommation (Verbrauchsgter) qui une fois consomms n'existent plus (par exemple une orange, un sac de bl) et les biens d'usage (Gebrauchsgter) qui peuvent tre utiliss un nombre indtermin de fois (par exemple une voiture, un lit). (Note du Traducteur).

    22 Cf. Fetter, The Principles of Economics, 3e dit. New-York, 1913, p. 40o.

  • sinon mme rendue impossible par la nature du bien. Plusieurs personnes peuvent considrer en mme temps un tableau, quoique la jouissance de l'un puisse tre gne par la prsence d'autres personnes ct de lui qui lui prennent peut-tre l'emplacement le plus favorable. Mais plusieurs personnes ne peuvent porter la fois un mme habit.

    Ainsi la possession des biens de jouissance, qui conduit la satisfaction d'un besoin rsultant de la nature de chaque bien considr, n'est pas plus divisible que ne le sont les usages qu'on en peut faire. Il en rsulte qu'en ce qui concerne les biens de consommation, la proprit naturelle qu'en peut avoir un individu exclut a priori celle de tous les autres, tandis que, pour les biens d'usage, cette exclusion, si elle n'est plus absolue, existe tout au moins un moment dtermin du temps en ce qui concerne la jouissance intgrale de ces biens. Pour ce qui est des biens de jouissance, on ne saurait concevoir au point de vue conomique autre chose que leur possession naturelle par des individus. Ils ne peuvent tre la proprit naturelle que d'un seul homme ; et cela d'une faon absolue en ce qui concerne les biens de consommation, et, en ce qui concerne les biens d'usage tout au moins un moment dtermin du temps et sous le rapport de leur jouissance intgrale. Ici encore la proprit est proprit prive en ce sens qu'elle prive tous les autres des avantages qui dcoulent de la disposition d'un bien dtermin.

    C'est pourquoi il serait totalement absurde de vouloir supprimer ou mme simplement rformer la proprit des biens de jouissance. On est sans force contre les faits naturels : une pomme une fois mange est dfinitivement consomme, un habit que l'on porte finit par s'user. La coproprit par plusieurs individus, la proprit commune par tous les individus est impossible en ce qui concerne les biens de jouissance. Ce qu'on a coutume d'appeler communaut de biens ne peut s'entendre pour les biens de jouissance qu'avant la jouissance. Elle est rompue ds l'instant o le bien est consomm ou utilis. A ce moment la possession du bien devient exclusive. La communaut des biens ne peut tre rien d'autre qu'un principe rglant l'appropriation des biens prlevs sur un stock commun. Chacun des camarades est propritaire de cette partie de l'ensemble du stock qu'il a le droit d'employer pour son usage personnel. Peu importe du point de vue conomique que cette utilisation soit rgle juridiquement a priori ou bien qu'elle soit le rsultat d'un partage ou mme qu'elle n'ait jamais lieu, ou enfin que la consommation ait t ou non prcde d'un partage en bonne et due forme ; au point de vue matriel, mme sans partage, chacun est propritaire de son lot.

    La communaut des biens ne peut supprimer la proprit des biens de jouissance ; elle peut seulement modifier leur mode de rpartition. Comme toutes les rformes qui ne s'appliquent qu'aux biens de jouissance, elle se borne ncessairement instituer un mode de rpartition nouveau du stock existant. Ses effets cessent avec l'puisement de ce stock. Elle est incapable de remplir les greniers vides. C'est l une tche qui relve de ceux qui disposent des biens de production et du travail. Si ces derniers ne sont pas satisfaits de ce qu'on leur offre,

  • l'afflux des biens qui doit reconstituer les stocks s'arrte. C'est pourquoi toute tentative pour modifier la rpartition des biens de jouissance doit s'tendre la disposition des biens de production.

    La possession des biens de production, contrairement celle des biens de jouissance, est par sa nature divisible. Dans la production isole, sans division du travail, la divisibilit des moyens de production ne serait pas diffrente de ce qu'est celle des biens de jouissance sous quelque rgime conomique que ce soit. Elle ne va pas au del de la divisibilit des utilisations que comporte le bien. En d'autres termes, ce stade, parmi les biens de production, ceux de consommation ne permettent aucun partage de la possession, tandis que ceux d'usage peuvent tre partags dans la mesure o leur nature le permet. La possession de crales ne peut tre que celle d'un individu, tandis qu'un marteau peut avoir plusieurs possesseurs successifs et qu'un cours d'eau peut faire fonctionner plusieurs moulins. Jusqu'ici donc aucune particularit dans la possession ne distingue les biens de production. Par contre, dans la production fonde sur la division du travail, la possession des biens de production se prsente sous un double aspect. Les buts de l'conomie exigent alors que la possession des biens de production qui interviennent dans le processus de la division du travail ait toujours un double caractre : un caractre physique immdiat et un caractre social mdiat. D'un ct le bien appartient celui qui le dtient et l'exploite matriellement. D'un autre ct il appartient celui qui, sans en avoir la disposition matrielle et juridique, est en mesure d'utiliser les produits ou les services de ce bien par voies d'change ou d'achat. En ce sens, dans la socit fonde sur la division du travail, la proprit naturelle des biens de production est partage entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destine sa production. L'agriculteur qui se suffit lui-mme et demeure en dehors du cycle des changes sociaux peut appeler sien son champ, sa charrue, ses bufs en ce sens qu'ils ne servent qu' lui. L'agriculteur dont l'entreprise s'insre dans le cycle des changes, qui produit pour le march et y effectue ses achats, est dans un autre sens propritaire des moyens de production dont il se sert. Il n'est pas matre de la production dans le mme sens que le paysan autarcique. Il ne rgle pas lui-mme sa production : ce sont ceux pour qui il travaille, les consommateurs, qui le font. Dans ce systme ce ne sont pas les producteurs mais les consommateurs qui assignent ses buts l'conomie.

    Mais les propritaires des moyens de production ne sont pas davantage en mesure de mettre directement au service de la production la possession matrielle qu'ils ont des moyens de production. tant donn que toute la production requiert le groupement de diffrents moyens de production, une partie des propritaires des moyens de productions doivent transmettre d'autres leur proprit naturelle pour permettre ces derniers de raliser les combinaisons ncessaires la production. Les capitalistes et les propritaires fonciers, les travailleurs mettent les uns et les autres leurs capitaux, leurs terres, leur travail la disposition de l'entrepreneur qui a la direction immdiate du processus de la production. Ds lors les entrepreneurs dirigent l'conomie en fonction des exigences des consommateurs qui ne sont

  • d'ailleurs que les dtenteurs des moyens de production : capitalistes, propritaires fonciers, travailleurs. Mais du produit obtenu revient chaque facteur une part qui est conomiquement proportionnelle sa participation dans la production.

    Il s'ensuit donc que la proprit naturelle des biens de production diffre essentiellement de la proprit naturelle des biens de jouissance. Pour possder un bien de production au sens conomique, c'est--dire pour l'utiliser aux fins conomiques auxquelles il est destin, il ne faut pas en avoir la mme possession physique que celle que l'on doit avoir des biens de consommation pour les consommer ou les utiliser. Pour boire du caf je n'ai pas besoin de possder une plantation au Brsil, un vapeur et une brlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables pour qu'une tasse de caf arrive sur ma table. Il suffit que d'autres possdent ces moyens de production et les emploient mon intention. Dans une socit fonde sur la division du travail, personne n'a la proprit exclusive des moyens de production, aussi bien des moyens matriels que des moyens humains, c'est--dire du travail. Tous les moyens de production sont au service de la collectivit constitue par tous ceux qui participent aux changes. Si, faisant abstraction du rapport qui existe entre les entrepreneurs et les propritaires qui mettent la disposition de ces derniers leurs moyens de production pour qu'ils les utilisent, on ne veut pas parler ici d'un partage de la proprit entre les propritaires des moyens de production et les consommateurs, on devrait plutt attribuer la proprit tout entire au sens naturel aux consommateurs et ne voir dans les entrepreneurs que les grants du bien d'autrui23

    Mais nous nous loignerions trop de la terminologie courante en parlant ainsi : pour viter toute quivoque, il est prfrable d'viter autant que possible les mots nouveaux et de n'employer en aucun cas une acception nouvelle des expressions qui ont un sens usuel trs prcis. Aussi, renonant toute terminologie spciale, nous nous contenterons de souligner ici une fois de plus que la nature de la proprit des biens de production dans la socit fonde sur la division du travail diffre de celle qu'elle est dans une conomie trangre aux changes et de la nature de la proprit des biens de consommation dans quelque systme conomique que ce soit. Du reste, dans l'expos qui suivra, nous entendrons

    .

    23 Cf. les vers d'Horace :

    Si proprium est quod quis libra mercatus et aere est, Quaedam, si credis consultis, mancipat usus : Qui te pascit ager, tuus est ; et vilicus Orbi Cum segetes occat tibi mox frumenta daturas, Te dominum sentit, das nummos : accipis uvam Pullos ova, cadum temeti.

    (Ep. 2 vers 158-163). C'est Efferts qui le premier a attir l'attention des conomistes sur ce passage (Arbeit und Boden, Nouvelle dition, Berlin, 1897, tome I, pp. 72, 79 sqq.).

  • toujours par proprit des moyens de production, la possibilit d'en disposer immdiatement.

    2. Violence et contrat

    La possession physique des biens conomiques qui du point de vue sociologique constitue l'essence de la proprit naturelle n'a pu prendre naissance que par l'occupation. La proprit n'tant pas un phnomne indpendant de la volont et de l'action humaines, on ne peut pas concevoir comment elle aurait pu se constituer l'origine si ce n'est pas l'appropriation d'un bien sans matre. Une fois constitue elle dure aussi longtemps que son objet, jusqu'au jour o elle est abandonn par un acte de volont du propritaire ou jusqu'au jour o elle lui est retire contre sa volont. Le premier cas est celui o l'alination est volontaire ; le second se prsente lorsque le bien disparat d'une faon naturelle, par exemple quand une bte s'gare, ou qu'il est ravi par la force son possesseur par un autre individu.

    Toute proprit procde d'une occupation et d'une violence. Faisons abstraction des lments dus au travail inclus dans les biens, et considrons seulement en eux les lments naturels, remontons en arrire pour rechercher le titre juridique d'un propritaire rgulier, nous arriverons forcment un moment o la proprit est ne du fait qu'on s'est appropri une partie d'un bien accessible tous, moins que nous ne rencontrions dj auparavant une expropriation par la violence du prcdent possesseur dont la proprit se laisse aussi ramener en dernire analyse une expropriation ou un rapt. Tout droit ramne une violence effective. Toute proprit fut l'origine expropriation ou rapt. On peut fort bien concder cela aux adversaires de la proprit qui parlent de considrations fondes sur le droit naturel. Du reste ces considrations n'apportent pas la moindre preuve touchant la ncessit, l'opportunit, et la justification morale de la suppression de la proprit.

    La proprit naturelle n'a pas compter sur sa reconnaissance par les concitoyens du propritaire. En fait la proprit naturelle est tolre tant que la force manque pour la renverser. Elle subsiste jusqu'au jour o un plus puissant s'en empare. Ne de l'arbitraire elle doit chaque instant redouter une force plus puissante. C'est ce que la doctrine des droits naturels a appel la guerre de tous contre tous. Cette guerre s'achve par la reconnaissance de l'tat de choses rel, considr comme digne d'tre maintenu. De la violence nat le droit.

    La doctrine des droits naturels a commis une erreur. Elle a envisag ce passage d'un tat de choses et de lutte animale une socit humaine comme tant le rsultat d'une action consciente des buts atteindre et des moyens d'y parvenir. On serait arriv ainsi la conclusion du contrat social qui donna naissance la communaut de l'tat et au droit. Le rationalisme avait fait justice une fois pour toutes de la veille conception qui ramne toutes les inspirations de l'tat une

  • intervention divine ou une inspiration divine chez l'homme ; il ne lui restait plus sa disposition d'autre explication24

    Il ne fallait vraiment pas trop d'esprit pour montrer que le droit et l'tat ne pouvaient tre ramens des contrats primitifs. On n'avait vraiment pas besoin de sortir tout l'arsenal scientifique de la science historique pour assurer que jamais dans l'histoire l'on ne trouve trace d'un contrat social. Dans la connaissance que l'on peut tirer des parchemins ou des inscriptions, la science exacte tait coup sr suprieure au rationalisme des XVII

    . Comment voudrait-on que tout ce qui a amen la socit son tat actuel et partant, est considr comme utile et raisonnable, comment voudrait-on que tout cela ait pris naissance, sinon par suite d'un choix conscient, dtermin par la connaissance de son utilit et de sa raison ? Aujourd'hui nous avons notre disposition d'autres schmas de pense. Nous parlons de la slection naturelle dans la lutte pour la vie et de la transmission hrditaire de qualits acquises, sans avancer du reste d'un seul pas de plus vers les nigmes suprmes que les thologiens ou les rationalistes. Nous pouvons expliquer ainsi la naissance et le dveloppement des institutions sociales. Nous dirons : elles favorisent la lutte pour la vie ; ceux qui les ont adoptes et perfectionnes sont mieux mme de surmonter les dangers de l'existence que ceux dont les institutions sociales ne sont pas dveloppes. Aujourd'hui il serait vraiment oiseux de montrer nouveau l'insuffisance d'une telle interprtation. L'poque o l'on s'en contentait, pensant qu'elle rsolvait tous les problmes de l'existence et du devenir, est depuis longtemps rvolue. Avec elle pas un pas de plus qu'avec la thologie et le rationalisme. Nous sommes arrivs au point o les sciences particulires aboutissent la science gnrale, o la grande question de la philosophie commence et o... toute notre sagesse est au bout de son rouleau.

    e et XVIIIe

    L'conomie d'un pays exige une stabilit des rapports sociaux, parce qu'elle est une entrep