Le Secret de Louise- 1º parte

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1º parte le secret de louise

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  • CHAPITRE

    1

    Je m'appelle Louise de Maisonblanche, j'ai seize

    ans.

    Je suis pensionnaire la Maison Royale de Saint-

    Louis Saint-Cyr

    1

    , sise une lieue de Versailles.

    Mme de Maintenon a fond cette institution pour

    instruire deux cent cinquante jeunes filles nobles

    dont les parents se sont ruins au service du Roi.

    Toutes les provinces de France sont reprsentes.

    Mon amie Jeanne est originaire du Prigord, Hor-

    tense de Bretagne, Isabeau vient du Languedoc et

    Charlotte du Vivarais. Cette dernire a t accueillie

    1. La maison d'ducation de Saint-Cyr prit le nom de Maison Royale d'ducation de

    Saint-Louis en l'honneur du Roi. On l'appelle donc indistinctement maison de Saint-Cyr

    (lieu de sa construction) ou Maison de Saint-Louis (nom vritable de l'institution).

    7

  • Saint-Cyr pour lui faire oublier son ancienne reli-

    gion, le calvinisme

    1

    , et conforter sa conversion au

    sein de l'glise catholique. Mais Charlotte a l'me

    rebelle et j'ai vite devin que cet enfermement loin

    de sa famille et de son fianc lui coterait.

    La plupart d'entre nous sommes arrives Saint-

    Cyr entre notre septime et notre douzime anne.

    Mon cas est un peu diffrent puisque j'ai fait

    partie de la quinzaine de fillettes que Mme de

    Maintenon hbergeait dans le premier tablisse-

    ment ouvert Rueil en 1682. Je ne me souviens pas

    avoir connu la tendresse des bras d'une mre, ni

    l'autorit d'un pre.

    Je me revois en train de garder des oies et des

    cochons dans une campagne lointaine et pluvieuse

    chez un fermier qui me battait lorsqu'il revenait

    saoul du march. Sa femme et ses sept enfants

    taient tout aussi plaindre que moi. Nous ne man-

    gions pas tous les jours notre faim et l'hiver nous

    avions froid. Avec Joseph, mon frre de lait, nous

    courions la fort pour marauder du bois mort.

    l'automne nous cueillions en cachette quelques

    girolles, parfois des bolets en nous cachant des

    gardes du seigneur du lieu. S'ils nous avaient sur-

    pris, 'aurait t le fouet et peut-tre mme la pri-

    son. Mais, lorsque la neige recouvrait la campagne,

    1. On appelle aussi les pratiquants de la religion de Calvin les huguenots, les protes-

    tants ou les adeptes de la RPR (religion prtendue rforme).

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  • nous nous blottissions autour de la chemine o se

    consumait trop rapidement une maigre bche en

    grignotant quelques chtaignes ou en buvant une

    soupe d'herbes qui nous donnait l'illusion d'avoir

    l'estomac plein.

    Je m'entendais bien avec Joseph et nous n'tions

    pas les derniers pour faire des btises, voler les

    pommes dans les vergers, grappiller les pis

    d'avoine tombs des charrues aprs la moisson ou

    nous battre coups de boules de neige pour nous

    rchauffer.

    Parfois je pense lui. J'aimerais bien savoir ce

    qu'il est devenu. Est-il seulement encore en vie ?

    Un hiver, Marguerite peine ge d'un an et Gus

    qui avait un an de moins que Joseph n'ont pas

    rsist au froid et la faim et ils sont morts d'une

    fivre tierce. Celle que j'appelais maman pleura et

    gmit trois jours durant.

    Elle m'avait souvent rpt qu'elle n'tait point

    ma mre, mais comme je n'en avais pas, je pensais

    navement qu'en l'appelant ainsi, elle le devien-

    drait. Car mme si elle ne prodiguait gure de ten-

    dresse ses enfants, elle les aimait.

    Tous les six mois environ, une belle jeune femme

    nous rendait visite les bras chargs de victuailles.

    Elle m'intimidait et me fascinait.

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  • La nourrice me poussait dans le dos en

    m'ordonnant :

    Louise, va embrasser ta mre.

    Je ne croyais pas que cette femme ft ma mre.

    Elle tait trop bien habille, coiffe et farde, et son

    parfum musqu me tournait un peu la tte. Pour-

    quoi aurais-je eu une mre si belle alors que j'tais

    si misrable ?

    Je m'approchais, gauche et timide, les yeux car-

    quills d'admiration. Elle ne m'embrassait pas, pas-

    sait simplement un doigt gant sur ma joue, mais

    je me souviens l'avoir entendue dire :

    Pauvre enfant, vous n'tes pas ne sous une

    bonne toile et pourtant !

    J'ai longtemps imagin qu'une mchante sorcire

    m'avait jet un sort pour que je croupisse dans ce

    lieu infme et que la belle dame tait une sorte de

    fe qui, tt ou tard, viendrait me dlivrer. Dans les

    moments les plus durs, je me rconfortais en me

    disant qu'un jour cette mauvaise toile devien-

    drait enfin une bonne toile et que j'irais

    rejoindre ma fe.

    Sans nul doute, ce rve m'a aide vivre.

    Aprs le dpart de la belle jeune femme, le mari

    de la nourrice se moquait de moi. Il plongeait dans

    un simulacre de rvrence, m'appelait Princesse

    et m'ordonnait d'aller curer la fosse purin, ou

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  • d'excuter d'autres tches tout aussi ingrates. Il me

    regardait faire en se tenant les ctes de rire.

    Et puis, un matin, un carrosse s'est arrt dans

    la cour, faisant caqueter les poules affoles et bous-

    culant le cochon qui se vautrait dans la boue. J'ai

    immdiatement pens que ma fe venait me

    chercher.

    Ce n'tait point elle.

    Un homme est descendu de la voiture, a tendu

    une lettre et une bourse au fermier et, en quelques

    minutes, j'ai quitt l'endroit o j'avais vcu sept

    ans. Je dis l'endroit , parce que, encore

    aujourd'hui, je n'ai aucune ide du lieu o se sont

    droules les premires annes de ma vie. Mon

    dpart ne provoqua aucune motion chez ma nour-

    rice et son mari, quelques larmes de Fanchon et de

    Lisette, les plus jeunes.

    Joseph me tendit la main et me dit :

    Au revoir, Louise, et que Dieu te garde. Pense

    moi de temps en temps.

    Je ne t'oublierai pas, lui rpondis-je.

    Je ne l'ai pas oubli je ne sais tout simplement

    pas o le chercher pour lui donner de mes nou-

    velles et avoir des siennes.

    Aprs une journe entire de voiture o l'homme

    assis ct de moi ne m'adressa pas la parole, nous

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  • arrivmes aux premires maisons d'une ville. Je

    n'avais jamais quitt la masure de ma nourrice et

    tout ce que je voyais par la fentre me parut mer-

    veilleux.

    Le carrosse s'arrta enfin dans la cour d'une

    grande btisse blanche. Je fus immdiatement

    conduite dans un salon o, bien que nous fussions

    au printemps, la chemine tait allume. Une

    femme richement vtue tait assise dans un fau-

    teuil. Due, je constatai que ce n'tait point la

    jeune femme qui me visitait chez ma nourrice.

    Celle-ci tait beaucoup plus ge, bien qu'une

    somptueuse robe de moire bleue au corsage orn

    de fines dentelles lui donnt fire allure. Lorsqu'elle

    me vit, elle leva les yeux au ciel et s'exclama :

    Dieu que vous tes sale !

    Je baissai la tte, honteuse de me prsenter ainsi

    dans cette pice o tout respirait le luxe. J'avais

    mille questions poser, mais, videmment, je me

    tus, d'autant que je m'exprimais fort mal en fran-

    ais. Je ne parlais alors que le patois.

    Bientt, une autre femme entra et s'entretint

    avec la premire un long moment. Elle saisit mon

    visage entre son pouce et son index et, le tournant

    vers la dame assise dans le fauteuil, lui fit admirer

    mes yeux. Cette dernire opina du chef et ajouta :

    Oui, vous avez raison, ce sont ses yeux.

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  • Aprs quoi, on me conduisit dans une pice o

    un baquet de bois recouvert d'un linge blanc et

    rempli d'eau chaude m'attendait. Une jeune fille

    me lava en m'apprenant sur-le-champ des mots de

    franais : eau , baquet , drap .

    Depuis, j'ai assist de nombreuses arrives

    comme la mienne et j'ai souvent aid nos ma-

    tresses laver les petites dbarques de leur pro-

    vince. Je le fais toujours avec plaisir, en me

    remmorant mon premier jour dans l'institution de

    Mme de Maintenon.

    Je me liai immdiatement d'amiti avec Jeanne

    de Montesquiou. Nous avions le mme ge et des

    lits contigus dans la vaste chambre o s'alignaient

    les vingt lits des plus jeunes. Elle venait de Gas-

    cogne. Son pre, mousquetaire, tait mort au ser-

    vice du Roi, son frre avait intgr la compagnie

    des cadets et sa mre avait sollicit pour sa fille une

    place Rueil. Au dbut, l'loignement de sa famille

    et de sa province lui arrachait des sanglots. Je la

    consolais de mon mieux. Contrairement beau-

    coup de mes camarades, je me sentis immdiate-

    ment bien Rueil. Hormis l'amiti de Joseph, je

    n'avais rien regretter. Je mangeais ma faim, je

    n'avais plus ni froid ni peur, j'tais propre, vtue

    de beaux linges, je dormais dans des draps blancs

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  • et, en plus, on m'apprenait compter, lire,

    crire en franais.

    cette poque, jamais je ne me suis demand

    pourquoi j'avais t choisie pour bnficier de tout

    ce bien-tre. Je pensais simplement que la bonne

    toile dont m'avait parl la belle dame brillait enfin

    pour moi.

    Il me semblait que Mme de Maintenon, qui diri-

    geait notre maison, prouvait pour ma modeste per-

    sonne un peu d'affection. Elle prodiguait ses

    conseils toutes, mais de temps en temps elle me

    caressait les cheveux ou la joue, gestes dont elle

    tait avare pour mes compagnes.

    Nous ne restmes que deux ans Rueil. Lorsque

    j'y entrai, nous tions une quinzaine, mais petit

    petit le chiffre atteignit soixante et la maison

    s'avra trop exigu.

    Le dmnagement Noisy reste un souvenir

    inoubliable. Il se fit en grand train d'quipages et

    nous nous sommes toutes prises pendant quelques

    instants pour de vritables marquises. Le Roi nous

    avait prt ses carrosses et nous tions escortes

    par les suisses de sa garde. Des charrettes transpor-

    taient nos effets, dont de gros meubles de bois que

    le Roi nous avait offerts.

    Pendant les deux lieues du trajet, les paysans,

    tonns devant notre caravane mais reconnaissant

    les cussons royaux sur nos carrosses, taient leur

    14

  • chapeau et criaient : Vive le Roi ! ce qui nous

    mettait au comble du bonheur. Les plus hardies

    d'entre nous passaient la main par l'ouverture de

    la portire et saluaient comme si elles avaient t

    des princesses. Heureusement, Mme de Maintenon

    et Mme de Brinon, la suprieure, ne les aperurent

    pas. Cette attitude, si peu humble, aurait attir leur

    colre sur les friponnes.

    Nous franchmes les trois portiques ouverts dans

    les murs de pierre artistiquement ouvrage dlimi-

    tant trois cours successives et nous dcouvrmes le

    chteau. Il n'tait pas trs vaste, pourtant il

    m'blouit. J'avais du mal imaginer que c'tait

    dans ce lieu magnifique que j'allais vivre. J'tais

    plus habitue aux masures qu'aux chteaux.

    Regardez, Jeanne, comme c'est beau !

    m'exclamai-je.

    Chez moi, c'est bien plus grand et bien plus

    beau, soupira mon amie.

    Oh, Jeanne, point de nostalgie ce jour d'hui !

    Laissez-moi savourer le plaisir de dcouvrir un

    endroit si magnifique.

    C'est Noisy que Mme de Maintenon dcida de

    nous rpartir en quatre classes reconnaissables la

    couleur du ruban fich dans nos coiffures et agr-

    mentant notre bustier et notre jupe : rouge pour

    les petites, vert puis jaune pour les deux classes

    intermdiaires et bleu pour les plus grandes.

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  • J'obtins des rubans rouges que je trouvais du plus

    bel effet sur notre robe brune. Et lorsqu'on nous

    expliqua que nous pouvions gagner d'autres rubans

    en tant bonne lve, je me promis de faire tous les

    efforts possibles pour recevoir cette rcompense et

    avoir la robe la plus enrubanne.

    Hortense arriva de sa Bretagne l'anne de mes

    onze ans. Elle venait de perdre sa mre et sa sur

    du cholra, et son pre, ruin par les guerres, ne

    pouvait plus assurer sa subsistance. J'apprciais son

    calme, sa douceur et nous devnmes rapidement

    amies, d'autant que nous tions toutes les deux

    dans la classe verte.

    Depuis que j'avais quitt la masure de ma nour-

    rice, ma vie me paraissait aussi douce que le miel.

    Parfois mme, ce nouvel tat de batitude m'inqui-

    tait. Chaque jour je remerciais le ciel pour cette

    sorte de miracle qu'il avait accompli en ma faveur.

    Mon plus beau souvenir de Noisy est celui de la

    visite du Roi un aprs-dne

    1

    de l't 1685. Il ne

    s'tait pas fait annoncer et s'tait arrt dans notre

    maison au retour de Marly

    2

    . Nous tions en rcra-

    tion dans le jardin.

    1. Aprs-midi. l'poque, on djeunait le matin, on dnait vers onze heures et on

    soupait vers six heures du soir. (S'crit aussi aprs-dner .)

    2. Marly tait un chteau o le Roi aimait se retirer pour se reposer des fastes de

    Versailles.

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  • Lorsque Mme de Brinon aperut le carrosse

    royal, elle frappa dans ses mains pour nous ras-

    sembler.

    Voir le Roi, l'approcher, lui faire la rvrence

    tait un si grand honneur et un si grand bonheur

    que nous en tions trs excites.

    Le Roi descendait dj de voiture lorsque Jeanne

    et moi, qui tions dans le fond du jardin, arrivmes,

    essouffles et un peu cheveles. Est-ce l'motion

    ou la prcipitation, je ne sais mais je me pris les

    pieds dans mon jupon et, au lieu de m'incliner dans

    une parfaite rvrence, je m'croulai devant le Roi.

    La honte me rougit le visage. Sa Majest ne fut pas

    offusque par ma maladresse, au contraire, il rit et

    m'aida me relever. Je gardai les yeux baisss

    comme on me l'avait appris. Il me souleva lgre-

    ment le menton de sa main gante et chercha mon

    regard.

    Mme de Brinon, confuse, prsenta ses excuses,

    qu'il balaya d'un geste autoritaire avant de

    s'enqurir :

    Et qui est cette charmante enfant ?

    Louise de Maisonblanche, sire.

    Ah, souffla-t-il simplement.

    Mais l'expression de son visage changea. Je ne

    sus s'il fallait y lire de la contrarit ou de la com-

    passion.

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  • Prcdant les hommes de sa suite, il remonta

    l'alle de sa dmarche ample et majestueuse, remer-

    ciant de gracieux sourires mes compagnes qui plon-

    geaient tour tour dans une rvrence impeccable.

  • CHAPITRE

    2

    Noisy se rvla son tour rapidement trop

    petit.

    Saint-Cyr fut bti en dix-huit mois et nous y

    emmnagemes en juillet 1686. Le dmnagement

    de Noisy Saint-Cyr fut encore plus spectaculaire

    que le prcdent. Nous tions prsent cent vingt-

    quatre et il y avait encore plus de meubles entas-

    ser dans les charrettes.

    Si j'avais aim Noisy, j'adorai vraiment la Maison

    Royale de Saint-Louis. Construite spcialement

    pour nous par Jules Hardouin-Mansart, tout y tait

    plus vaste, plus beau, plus commode. Lorsque nous

    en franchmes le seuil, notre tonnement ne connut

    plus de bornes.

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