LE SECOND PROCÈS DE SOCRATE

Alain Badiou

PRÉSENTATION

Branle-bas de combat au comité de rédaction de Révolution. Alors qu’on hésitait quant aux gros titres du lendemain, tous plus soporifiques les uns que les autres, un scoop se présente aux journalistes : le procès en appel de Socrate s’ouvre à huis clos dans trois jours à Athènes.

La tragédie classique se mêle aux réflexions philosophiques et politiques sur la société d’aujourd’hui, à l’ère des médias – révélant ainsi l’actualité de la pensée platonicienne et communiste.

“ACTES SUD – PAPIERS” Collection dirigée par Claire David

ALAIN BADIOU

Philosophe, dramaturge, essayiste, romancier, penseur politique, passionné de mathématiques fondamentales et de logique formelle, Alain Badiou est aujourd’hui considéré dans les universités du monde entier comme l’un des plus grands philosophes français vivants. Dans les années 1960, il s’engage en politique et devient l’un des intellectuels les plus actifs du maoïsme français. Fidèle à ses convictions, il reste aujourd’hui encore un ardent défenseur du communisme. Il est actuellement professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm où il a fondé le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine.

Ses pièces Ahmed le subtil (1994), Ahmed philosophe suivi de Ahmed se fâche (1995, rééd. 1997), et Les Citrouilles (1996) sont publiées aux éditions Actes Sud-Papiers. Illustration de couverture : © GraphicaArtis / Corbis À l’initiative de Christian Schiaretti, France Culture et le Théâtre National Populaire se sont associés pour cette commande d’écriture à Alain Badiou, dans la perspective d’une création radiophonique puis d’une mise en scène. © ACTES SUD, 2015pour la traduction françaiseISSN 0298-0592ISBN 978-2-330-05269-0

LE SECOND PROCÈS DE SOCRATE

Alain Badiou

PERSONNAGES

Le comité éditoriaL du journaL RÉVOLUTIONPaul, chef de la rédaction

Béatrice, journalisteIvan, journaliste

Madeleine, journalisteKevin Rouletabille, journaliste, unique représentant de la presse internationale au procès en appel de Socrate, unique public auto-

risé de ce procès

La cour d’appeL du tribunaL d’athènesPaulos, président de la Cour

Béatricia, jugesseIvanos, juge

Magdalena, secrétaireCalliclès, procureur

Le gendarme, assurant au procès à la fois le maintien de l’ordreet la représentation de Socrate absent

L’accusé et ses défenseursSocrate (ou quelqu’un qui s’appelle ainsi)

Maître Xénophon, avocat de SocrateMaître Platon, avocat de Socrate

Maître Aristophane, avocat de Socrate

Le peupLe, teL que contingentLe marchand de fromages, installé dans le hall de la cour d’appel

La femme de ménage, qui balaie la salle d’audience

Il y a donc dix-sept personnages. Mais si on superpose quatre des jour-nalistes (tous sauf Rouletabille) aux trois juges et à la secrétaire de la Cour, ce que le texte autorise fortement sans le rendre obligatoire, il faut finalement treize acteurs.

Les passages entre guillemets, dans le texte, sont directement tirés, avec quelques distorsions nécessaires, d’œuvres de Xénophon, noté X. (Le Ban quet, L’Apologie de Socrate, Les Mémorables), d’Aristophane, noté A. (Les Nuées), de Platon noté P. (L’Apologie de Socrate, Criton, Gorgias) et de La République de Platon d’Alain Badiou noté P. AB. L’endroit précis d’où le texte est tiré est indiqué en note de bas de page.

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I

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Dans la salle des conférences de rédaction du journal Révolution, en fin d’après-midi, pour fixer la maquette du journal du lendemain. Deux journalistes, Ivan et Béatrice, entrent. Ce sont les premiers. Ils conti-nuent visiblement une discussion commencée dehors.

IVAN. Tu le sais bien, ça ne peut pas durer comme ça.

BÉATRICE. “Comme ça”, “comme ça” ! C’est quoi, ça, “comme ça” ?

IVAN. Tu le sais bien. Et même, tiens : tu le sais très bien. Comme ça, ça veut dire que c’est comme ça et pas autrement.

BÉATRICE. Et tu peux me dire ce que ça veut dire “autrement” ? Autrement que quoi ? Si c’est comme ça parce que c’est pas au -trement, eh ben moi, Béatrice, si je ne sais pas comment c’est, autre-ment, je ne sais pas non plus ce que c’est que ça. Ivan, je te le dis, et c’est vachement sérieux : désormais, il faut que tout soit bien clair entre nous.

IVAN. Complètement d’accord. Il faut désormais que ça soit comme ça et pas autrement.

BÉATRICE. Tu vois bien ! Tu t’en sors pas, mon pauvre ! Tu fais des tautologies.

IVAN. Des tauto quoi ?

BÉATRICE. Des tautologies. Tu dis qu’entre nous, je dis bien dans notre histoire à toi et à moi ; ou plutôt d’ailleurs à moi et à toi, parce que si on compte sur toi pour notre histoire à moi et à toi, on n’ira pas loin, on ne compte que sur moi, à la fin. Toi, tu fais que dire que notre histoire ça doit être ça et pas autrement. Mais quand tu dis “ça

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et pas autrement”, j’insiste sur “et”, si “pas autrement” c’est juste-ment “ça”, alors quand tu dis “ça et pas autrement”, tu dis deux fois la même chose. Et alors notre histoire à moi et à toi, notre histoire à nous, quoi, notre histoire intime, elle n’avance pas d’un poil. Et c’est ça que tu veux. Que nous, au niveau de l’intime, on n’avance pas d’un poil.

IVAN. C’est pas une tautologie.

BÉATRICE. Quoi donc qui n’est pas une tautologie ?

IVAN. Dire deux fois la même chose. C’est pas une tautologie, dire deux fois la même chose.

BÉATRICE. C’est quoi, alors ?

IVAN. C’est une redondance.

BÉATRICE. Et qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, dans mon histoire intime de femme, tu vois, dans mon sujet, dont tu te fous éperdument du reste, de mon sujet ? (Geste de protestation d’Ivan.) Si si, tu t’en fous… Qu’est-ce que ça peut faire pour moi comme femme et comme sujet que mon mec fasse des redondances et pas des tautologies ?

IVAN. Ça fait qu’une redondance, c’est pas une tautologie. Même pour l’intime d’une femme, c’est pas une tautologie.

BÉATRICE. C’est bien toi, ça. Tu es vraiment comme ça…

IVAN. Oui, comme ça et pas autrement. Si tu me permets une re -don dance.

BÉATRICE. T’es vraiment le macho typique. Rien pour l’intime, tout pour les mots. Rien pour ce qui est vraiment vraiment réel, tout pour le baratin.

IVAN. Macho ou pas, une redondance, c’est pas une tautologie.

BÉATRICE. Eh bien, puisque c’est comme ça, va dans ton coin torcher un article avec un titre alléchant : “Redondance et tautolo-gie dans la vie amoureuse des couples modernes.” Je vois ça d’ici en première page. Ça va s’arracher dans les kiosques.

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IVAN. Mais c’est la vérité ! C’est la pure vérité ! Tu dois d’abord reconnaître la vérité, si on veut que notre histoire soit comme ça et pas autrement ! Dire deux fois la même chose sous deux formes différentes, c’est une redondance. Dire… Dire… Tiens, dire “une femme est une femme”, ça c’est une tautologie, une vraie. T’as rien qui redonde, dans “une femme est une femme”.

BÉATRICE. La femme qui est une femme te dit d’aller te faire foutre. La redondance dit à la tautologie d’aller se faire foutre. Voilà.

Elle sort en claquant la porte. Ivan s’assied dans un coin, songeur.

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Même lieu. Après un temps où Ivan médite seul, entrent Paul et Made-leine. Eux aussi semblent continuer une scène commencée dehors.

MADELEINE (passant devant Ivan avachi, négligemment). Salut, Ivan. T’as pas l’air d’avoir la forme. (Revenant vers Paul avant qu’Ivan ait pu répondre quoi que ce soit.) Franchement, c’est pas clair. Mon vieux Paul, il y a des moments où je ne te comprends pas. On ne change pas le titre d’un journal qui marche ! Tout le monde le dit : la presse écrite, c’est du passé, c’est foutu, tous les jeunes sont sur Internet. Et pourtant, notre Révolution, ça marche ! Tu devrais te frotter les mains !

PAUL (vers Ivan). Salut Ivan. T’as pas l’air glorieux, ce matin. (Reve-nant vers Madeleine sans attendre de réponse.) Le mot “révolution”, c’est ringard aujourd’hui. Déjà, tiens, franchement, Libération, c’est pas formidable. “Libération” de qui, de quoi ? Toi-même, sois franche tu le lis souvent, Libération ? Ça t’a libéré de quelque chose ? Alors Révolution, c’est pire. Regarde, même les révolutions qui se passent dans le monde, la grande presse ne les appelle plus vraiment des révolutions. Il faut y mettre des petites fleurs, des choses jolies. On parle du “Printemps arabe”, de la “révolution des Œillets”, de “la Révolution orange”, de “la révolution de Velours”… Déjà, la révo-lution sexuelle, c’était mieux que la révolution tout court, tu vas pas me dire le contraire. C’était emballant, la révolution sexuelle.

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MADELEINE. Tu vas quand même pas appeler notre canard Le Sexuel !

PAUL. Non, charrie pas ! Je veux seulement dire que la révolution industrielle, la révolution Internet, la révolution avec un adjectif qui va avec le monde comme il est, ça, d’accord. Sexuel, ou industriel, ou Internet, ça va dans le sens des choses. Mais “révolution” tout sec, c’est ringard. T’es pas d’accord ?

MADELEINE. Ce que je vois, c’est que Révolution – comme titre d’un journal, hein, pas comme une horreur totalitaire avec des têtes coupées, bien sûr, uniquement comme titre d’un journal – ça sonne bien, ça fait à la fois sérieux et agissant. D’ailleurs, tous les mots qui finissent par “tion” font de bons titres pour les journaux : La Nation, Libération, L’Action, L’Information… Même pour un jour-nal de curés, il y aurait de bons titres, en “tion” : La Bénédiction, La Visitation…

PAUL. L’Inondation…

MADELEINE. Qu’est-ce que tu racontes ?

PAUL. Un journal sur le réchauffement climatique, la hausse du niveau de la mer, les pluies torrentielles… Un truc mensuel… L’Inondation mensuelle. Ça ferait peur…

MADELEINE. Tu te fiches de moi.

PAUL. Un peu. Mais Révolution, surtout sans adjectif, c’est vraiment ringard. Socrate l’a déjà dit, d’ailleurs, ça date pas d’aujourd’hui.

MADELEINE. Tu cites toujours Socrate quand tu es embêté.

PAUL. Mais il l’a dit ! Il l’a dit, mon prof de philo citait souvent ce truc. Il a dit : “La Révolution est l’Idée devenue violence. Bien supé-rieure est la Réforme, qui est la violence devenue Idée.” Là, chapeau !

MADELEINE (méfiante). Il a vraiment dit ça, Socrate ?

PAUL. Bien sûr ! Et c’est formidable ! “La Réforme est la violence devenue Idée !” On voit ça tous les jours. T’as qu’à voir les vrais politiques, aujourd’hui. Ils ont une petite idée, et toc ! C’est une réforme, et en avant ! Même si l’idée est une toute petite idée, ça

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marche. Une idée, tiens, une idée sur les crottes de chien qui salissent les trottoirs, hop ! C’est une violence contre les piétons, les crottes de chien. Avec la petite idée, ça devient aussi sec une réforme de la loi sur le ramassage des ordures. Il était vraiment fort, Socrate, il a vu que c’est la réforme qui compte, pas la révolution.

MADELEINE. Alors, appelle notre canard Réformation.

PAUL. C’est pas beau. On dirait un truc protestant.

MADELEINE. Tu n’es jamais content.

PAUL. Comme Socrate ! Il a dit qu’il aimait mieux être un homme mécontent qu’un pourceau satisfait.

MADELEINE. Finalement, tu veux changer le titre du journal parce que tu n’es pas un cochon.

PAUL. Peut-être que je suis un cochon mécontent !

Ils rient.

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Même lieu. Béatrice revient, passe devant Ivan sans le regarder.

BÉATRICE (à Paul). C’est pas maintenant, le comité ? On perd son temps, ici !

PAUL. Si si, on commence. Où est Kevin ? Il roule encore sa bille je ne sais où ?

BÉATRICE. Je l’ai croisé tout à l’heure, il m’a dit qu’il avait un mes-sage urgentissime venant d’Athènes, et puis il a disparu.

MADELEINE (à Paul). C’est Socrate qui veut te filer une réforme.

BÉATRICE. Alors, on commence ? Socrate il est mort et enterré, nous on a tout un canard à monter.

PAUL. OK, on y va. (Tout le monde s’assied autour d’une table, Paul dans un fauteuil visiblement présidentiel. Il prend du reste immédiate-ment un ton sérieux et autoritaire. Il compulse des dossiers, des notes.)

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Pour demain, on a quatre titres possibles à mettre en première. Voyons. (Il met des lunettes et regarde ses notes.) D’abord, le naufrage du cargo près de Zanzibar, avec plein de fioul partout ; l’arrivée du tour de Corse en patin à roulettes, avec quelques violences à cause d’une manifestation nationaliste ; les élections générales en Austra-lie ; le lancement de la nouvelle tablette T’as vu T’as su.MADELEINE. Tavutazu, c’est japonais ?BÉATRICE. Tu retardes sérieusement, ma chérie ! C’est le must de l’électronique française ! C’est : “Si tu as vu, sous-entendu la nou-velle tablette, tu as su, sous-entendu tout ce que tu voulais savoir.”MADELEINE. Franchement, on va faire une première minable ! Le patin à roulettes en Corse, vous imaginez les sondages là-dessus ? Le Tavutazu, c’est de la pub, rien d’autre. L’Australie… Vous savez ce qu’il a dit, le candidat australien du (avec l’accent anglais snob) Labour Party ? Il a dit que l’Australie, c’était le trou du cul du monde. Et le fioul à Zanzibar, c’est trop loin, c’est chez des Noirs que personne ne connaît, on s’en tape. Vous voyez une page du genre “Tavutazu ton Zanzi à roulettes sur le trou du cul du monde” ?Pendant l’intervention de Madeleine, Kevin Rouletabille est entré silen-cieusement. Adossé à la porte, il regarde les quatre autres.

PAUL. Et alors qu’est-ce tu proposes, toi ? C’est bien joli tout ça, dénigrer, critiquer, rejeter. Mais ensuite, où on va ? Comme l’a dit Socrate : “Refuser n’a de valeur que si on sait ce qu’on accepte.”IVAN (impressionné). Il a dit ça, Socrate ?BÉATRICE. Il n’a pas dit que des trucs qui marchent, ton Socrate. Dans l’Antiquité, ils avaient pas la vie moderne, c’étaient largement des ploucs, les antiques. Il faut voir comment on traitait les femmes.PAUL. Là, tu exagères. Ils ont eu peut-être le plus grand poète femme de tous les temps, l’immense Sapho. Ils ont eu une mathé-maticienne de génie, Hypatie. Les chrétiens, les juifs et les musul-mans, leur Dieu, jusqu’à aujourd’hui, c’est un vieux mâle barbu. Tandis que chez les Grecs, ils avaient des dieux femmes tant qu’on en veut. Ça allait de la cocotte comme Vénus à la philosophe comme Athéna, en passant par la mémé-popote comme Junon et la jeune

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fille imbuvable comme Diane. Question féminisme, ils peuvent s’aligner, les modernes.

IVAN. Sur le point du féminisme, ça se discute. Sur le plan de la logique, Socrate, c’est pas toujours formidable. Il a dit, par exemple : “La seule chose que je sais c’est que je ne sais rien.” Mais s’il ne savait vraiment rien, ce qui s’appelle rien, hein, le néant, alors il ne pou-vait pas savoir qu’il ne savait rien. Et donc, il croyait forcément, à tort, qu’il savait quelque chose. Son histoire de rien savoir que le néant de savoir ne marche pas.

BÉATRICE. Dites donc, les gars ! La pendule avance ! On va pas faire la première page sur Socrate, les déesses grecques et la logique antique. C’est franchement pas l’actualité.

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ROULETABILLE (avançant brusquement devant tous les autres, d’un air tragique). Eh bien, justement, si. C’est l’actualité. Je dirais même : l’actualité la plus brûlante. Pas une minute à perdre. Nous avons l’allumette pour allumer le feu grec.

Surprise générale. Après un bref silence total, les voix se mêlent : “quoi ?”, “d’où il sort ?”, “c’est bien du Rouletabille, ça”, “kekséksa ?”, etc. Finale-ment, la voix de Paul domine le tumulte.

PAUL. De quoi tu nous parles, là, monsieur Kevin Rouletabille, de l’air d’un soldat qui revient du front pour raconter une guerre dont personne n’a entendu parler ?

ROULETABILLE (d’un ton de plus en plus tragique et pressant). J’ai des tuyaux sûrs venus directs d’Athènes. Le procès en appel de Socrate s’ouvre à huis clos dans trois jours. Ce sera tenu secret en tout cas jusqu’à la première audience.

Un instant de silence stupéfait.

PAUL. Mon cher Rouletabille, on a ici un journal à faire, ce n’est pas le moment de se foutre de notre gueule. Pour le cas où – bien

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que vous soyez journaliste à Révolution – vous ne le sauriez pas, on travaille, ici.

IVAN. La mort de Socrate est peut-être la mort la plus célèbre de toute l’histoire intellectuelle mondiale ! C’est le plus fameux des cadavres, Socrate ! Sincèrement, tu as mal choisi ton scoop.

ROULETABILLE. Après-demain, je dis bien après-demain, il est pro-bable que tout le monde, je dis bien tout le monde, dans le monde entier, apprendra que le second procès de Socrate va commencer. J’ai un tuyau sensationnel qui a quarante-huit heures d’avance, et vous refusez d’en faire votre première ? Vous voulez vraiment que j’aille le vendre au New York Times ?

BÉATRICE. Attends, attends, Kevin. Y a un truc, là. Socrate est mort en gros depuis deux mille cinq cents ans, tu le sais comme nous. Et tu nous parles de son procès ? C’est dingue !

ROULETABILLE. Mon tuyau est sûr, certain, en béton armé. Socrate n’est pas mort et va être rejugé.

MADELEINE. Enfin ! On n’est pas des demeurés ! Socrate est le plus mort des morts. Il y a plus de récits de sa mort que de la mort de n’importe qui, sauf celle de Jésus, et encore.

PAUL. C’est évident, monsieur Rouletabille. Contrairement au Christ, qui n’a pas beaucoup causé avant de mourir sur la croix, Socrate a fait un vrai discours, et même plusieurs, avant de boire le poison. Il a parlé de sa mort au moment de mourir, Socrate. Il a même dit exactement ça : “Je bois la ciguë droit dans mes bottes devant vous, pour que vous puissiez dire à l’humanité tout entière que Socrate est mort debout.”

BÉATRICE (soupçonneuse). Il a parlé dans ces termes, Socrate ?

ROULETABILLE. Certainement pas. À la fin du procès, il a été recon-duit dans sa prison secrète, et il y est toujours.

MADELEINE. Kevin ! Tu sais que je t’aime bien, tu en as même eu des preuves.

PAUL (mécontent). Quel genre de preuves, exactement ?

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MADELEINE. Ce n’est pas le sujet. Ce que je veux dire à Kevin, c’est ça : tu sais bien, toi-même, que ce que tu racontes est impos-sible. Alors, je te le demande, sérieusement : quel jeu tu joues ?ROULETABILLE. Je vous dis ce que je sais. Socrate passe en cour d’appel dans trois jours. Il n’est pas mort.IVAN. Mais c’est pas logique, ça ! Même un Socrate ne peut pas être à la fois mort et non mort ! Il y a le principe de non-contradic-tion, tout de même !PAUL. Et comment expliquez-vous, monsieur Rouletabille, cette survie totalement impossible ?ROULETABILLE. Socrate n’est pas mort pour la simple raison que la loi lui interdisait de mourir.BÉATRICE. Interdit de mourir ? Qu’est-ce que ça veut dire ?ROULETABILLE. Vous savez tous, je crois, qu’après son procès, Socrate a refusé de s’évader, comme des amis haut placés le lui pro-posaient. Platon raconte tout ça très bien dans le dialogue Criton. Il a dit en substance, avec une dignité et une élévation impression-nantes, ceci : j’obéirai aux lois de ma cité même si ma condamna-tion est injuste. Je boirai la mortelle ciguë. Ce que Platon ne dit pas, c’est qu’en même temps, Socrate, sans doute dans un humain – trop humain – moment de faiblesse, a accepté de faire appel. Or, une vieille loi athénienne précise qu’à quiconque a été condamné à mort et a fait appel, il est formellement interdit de mourir entre le premier procès, en première instance, et le second procès, en appel. La raison est assez évidente : mourir entre les deux procès serait pratiquement se moquer de la cour d’appel, puisqu’elle ne servirait plus à rien. Vous comprenez ? Socrate ayant juré d’obéir à toutes les lois de la cité s’est trouvé dans l’impossibilité juridique de mourir.PAUL (sarcastique). Il a tenu le coup deux mille cinq cents ans ? Tu m’étonnes ! Là, tu m’en bouches un coin.ROULETABILLE. Pour des gens comme Socrate ou Emmanuel Kant, le respect de la Loi, la loi de la cité, ou la loi morale, l’emporte toujours sur les vulgaires obligations de la nature. Socrate a d’abord pensé que, moralement, il était obligé de mourir. Mais avec cette

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histoire d’appel, il s’est trouvé coincé, parce qu’il était cette fois moralement obligé de ne pas mourir.Long silence.BÉATRICE. Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne dans cette histoire à mourir debout. Pourquoi le procès en appel a-t-il attendu deux mille cinq cents ans ? Je sais bien que la justice est lente, mais là, c’est le pompon ! C’est plus que lent, c’est du sur-place millénaire.ROULETABILLE. Mon tuyau, sur ce point, m’a dit qu’il ne pou-vait pas tout me dire. Il semble que cette difficulté sera examinée en détail à l’audience parce que les avocats vont soutenir qu’il y a prescription.PAUL. Je veux, qu’il y a prescription ! Après plus de deux mille ans !IVAN. Sauf si les juges estiment que Socrate a commis un crime contre l’humanité. Ils sont imprescriptibles.PAUL. Je vois pas quel crime contre l’humanité aurait commis notre Socrate !IVAN. Tout simplement d’avoir provoqué une épidémie incurable à échelle de l’humanité tout entière dans le temps comme dans l’es-pace : une épidémie de philosophie.MADELEINE. Mais la philosophie c’est tout de même pas comme le virus du sida !IVAN. C’est toi qui le dis. Mais un grand bonhomme comme Nietzsche a écrit, je le cite, que “le philosophe est le criminel des cri-minels”, et qu’il mérite d’être fusillé. Non, la chose doit être discutée. Soutenir que Socrate est un malfaiteur grandiose, c’est une opinion comme une autre. Après tout, plein de Grecs pensaient qu’il en était un.ROULETABILLE. On verra bien. En tout cas, des avocats vont affirmer qu’il y a prescription, parce que Socrate, étant depuis des siècles vivant dans la réalité quoique juridiquement mort, ne peut plus être jugé. Surtout parce que tous les témoins contemporains des faits, eux, pourrissent sous la terre depuis des siècles. Or sans

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ces témoins, vont dire les avocats, le procès est impossible. Je vous le jure, mon tuyau tient la route.

PAUL. Bon. Écoute-moi, écoute-moi bien, Kevin Rouletabille. Tu vas partir à Athènes par le prochain avion. Tu vas enquêter sur place immédiatement, tu réveilles tout le monde, et surtout ton fameux tuyau. Nous, ici, on prépare le titre, la maquette, tout. Au plus tard à cinq heures du matin, tu nous donnes le feu vert, ou pas, pour le scoop Socrate. Mais je te jure que si tu nous dis à cinq heures du matin que tout compte fait ton tuyau est crevé. Ou pire encore si on apprend, après la parution du numéro de demain de Révolution, que tout ça c’est du flan, tu feras bien de rester caché tout le reste de ta bon dieu de vie dans les égouts d’Athènes.

IVAN. Y en a pas.

PAUL. Quoi ?

IVAN. Des égouts, à Athènes, c’est pas comme à Rome. À Rome, à cause des empereurs, y avait des égouts gigantesques. Mais à Athènes, à cause de la démocratie, y en avait pas, il y a deux mille cinq cents ans. Je veux dire de vrais égouts modernes.

BÉATRICE. Mais on parle de Kevin aujourd’hui, et pas des temps antiques où il n’y avait rien de moderne.

IVAN. Aujourd’hui, avec le tuyau de Kevin, on sait que c’est hier, aujourd’hui. Le moderne, c’est l’antique. Vu que Socrate est vivant, toute l’Athènes et toute la Grèce de Socrate sont vivantes aussi. Et des égouts modernes, y en a pas.

PAUL. Alors, qu’il se cache dans les chiottes du Parthénon.

IVAN. Y en a pas. Du moins des double-vé-cés avec une chasse et du papier, y en a pas, au Parthénon.

MADELEINE. Tout de même ! Au Parthénon ! Avec les millions de touristes ! Forcément il y a des toilettes.

IVAN (sévère). Ne plaisantez pas avec ça ! Dans l’Athènes qui est antique, le Parthénon, c’est pas pour les touristes. C’est un temple. C’est pour les dieux. C’est sacré. Il est interdit de faire ses besoins

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non seulement dans le Parthénon, mais à cinq cents mètres alen-tour. Et donc, des vé-cés, y en a pas.

PAUL (exaspéré). La barbe, Ivan ! Tout ton fatras d’Antiquité, tu peux te le mettre où je pense. Qu’il se fourre dans n’importe quel trou athé-nien, monsieur Kevin Rouletabille. Parce que si toute cette histoire de Socrate est une galéjade, Kevin Rouletabille, je vous extermine.

MADELEINE. Ce sera quoi, le titre pour la première page ? “Socrate, le mort vivant” ?

BÉATRICE. Comme au cinéma : “Socrate, le retour”.

MADELEINE. Ou dans un tout autre style : “Socrate confie à Révo-lution : « Je ne pouvais pas, moralement, mourir deux fois. »”

PAUL. Non, non, et non. Il faut faire sobre, les copains. Dans le journalisme, plus la nouvelle est extravagante, plus il faut être sobre. Socrate l’a dit lui-même : “Si tu annonces une chose terrible ou incroyable, soit calme comme une nuit d’été.”

ROULETABILLE. Il a dit ça, Socrate ?

BÉATRICE. On s’en fout de ce qu’il a dit, ce cadavre ambulant. Nous on est sur la brèche, le titre, c’est demain.

PAUL. Un titre neutre, factuel, pas de pathos, rien que des nouvelles précises. Juste un peu de pédagogie à la clef. Voilà ce que ça donne, notez-le tous : “Le second procès de Socrate, le fameux philosophe de l’Antiquité, s’ouvre après-demain à Athènes, en présence de l’ac-cusé.” Le titre occupe toute la une.

ROULETABILLE (très déçu). C’est vachement plat, ce placard !

PAUL (furieux). Tu n’es pas encore dans l’avion, Kevin Rouletabille ? Cours, mon vieux, vole …

IVAN. … et nous venge…

MADELEINE. … du désastre que ce sera si tout ça est bidon.

Rouletabille part en courant.

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PAUL (solennel). Chers amis, nous jouons notre existence journalis-tique sur un coup de dés. Comme Socrate l’a dit : “L’homme peut être défini comme le seul bipède sans plumes auquel il arrive des tuiles.”MADELEINE, IVAN ET BÉATRICE (figés, ensemble). Il a dit ça, So -crate ?Le rideau tombe.