Le savoir moralisateur d'Eugénie Grandet

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The South Carolina Modern Language Review Volume 3, Number 1 Le savoir moralisateur d’Eugénie Grandet by Steven Urquhart Queen's University Souvent placé au rang des chefs-d’oeuvre de la littérature française du XIX e siècle, Eugénie Grandet a fait davantage pour la réputation d’Honoré de Balzac qu’aucun autre roman. 1 Ecrit en 1833, ce texte qui fait partie des Scènes de la vie de province, a suscité au fil des années de nombreuses lectures variées et des analyses d’ordre thématique, génétique, psychanalytique, comparatif et formel. Bien que ces analyses aient contribué grandement à notre compréhension des personnages, de la richesse du texte et du talent de l’écrivain, il existe toujours une problématique importante de l’oeuvre à explorer, notamment celle de la morale du texte. Dans l’étude d’Eugénie Grandet, la tendance naturelle semble être de tout simplement constater que c’est un roman de moeurs. En effet, presque toutes les études sur le texte, quel que soit l’objet particulier de leur analyse, ont souligné l’importance de la critique par rapport à l’avarice, la vanité et l’égoïsme qui caractérisent les personnages tels que M. Grandet et son neveu Charles ainsi que les conséquences de tels défauts. Quant aux personnages principaux féminins du récit que le narrateur prend plutôt en pitié, on remarque en examinant de près le texte qu’elles aussi ont leurs propres défauts et qu’à la fin du roman, Madame Grandet et Eugénie, comme les hommes du récit, connaissent une fin malheureuse. Quoique l’idée

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Le savoir moralisateur d’Eugénie Grandet

by Steven Urquhart

Queen's University

Souvent placé au rang des chefs-d’œuvre de la littérature française du XIXe

siècle, Eugénie Grandet a fait davantage pour la réputation d’Honoré de Balzac qu’aucun

autre roman.1 Ecrit en 1833, ce texte qui fait partie des Scènes de la vie de province, a

suscité au fil des années de nombreuses lectures variées et des analyses d’ordre

thématique, génétique, psychanalytique, comparatif et formel. Bien que ces analyses aient

contribué grandement à notre compréhension des personnages, de la richesse du texte et

du talent de l’écrivain, il existe toujours une problématique importante de l’œuvre à

explorer, notamment celle de la morale du texte. Dans l’étude d’Eugénie Grandet, la

tendance naturelle semble être de tout simplement constater que c’est un roman de

mœurs. En effet, presque toutes les études sur le texte, quel que soit l’objet particulier de

leur analyse, ont souligné l’importance de la critique par rapport à l’avarice, la vanité et

l’égoïsme qui caractérisent les personnages tels que M. Grandet et son neveu Charles

ainsi que les conséquences de tels défauts. Quant aux personnages principaux féminins

du récit que le narrateur prend plutôt en pitié, on remarque en examinant de près le texte

qu’elles aussi ont leurs propres défauts et qu’à la fin du roman, Madame Grandet et

Eugénie, comme les hommes du récit, connaissent une fin malheureuse. Quoique l’idée

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de l’ascension spirituelle de ces deux femmes à travers le renoncement à la vie terrestre -

interprétation de certains critiques - justifie leur sort et constitue une lecture tout à fait

plausible de la morale du texte,2 l’auteur semble faire une observation plus profonde, au-

delà de cette explication transparente sur la nature de la corruption humaine. Etant donné

l’ambiguïté qui marque le dénouement de l’œuvre, il convient donc de réexaminer cette

question à travers une remise en cause de la chute irrémédiable des personnages

principaux du roman et d’essayer de dégager en quoi consiste exactement l’agent clé qui

donne accès au bonheur dans la société balzacienne telle qu’elle est décrite dans Eugénie

Grandet.

Monsieur Grandet : peut-on trop savoir ?

Si on commence par examiner la description de M. Grandet, le personnage

masculin le plus important du roman, une des observations que l’on fait, c’est que le

narrateur intervient à plusieurs reprises dans le récit pour souligner l’animalité, la cruauté,

l’avarice et le caractère mystérieux de ce dernier. En conséquence de ce fait, le lecteur a

tendance à établir un rapport direct entre le caractère lamentable du vieil homme et sa

folie, vers la fin du texte. Certes, la rétribution divine ou bien la justice poétique, qui

punit la bassesse et le despotisme de Grandet, joue un rôle important dans sa chute, mais

réflexion faite, il faut constater que ce dernier ne change vraiment pas de caractère tout au

long du roman et qu’en dépit de son comportement tyrannique, il vit beaucoup plus

longtemps que sa femme, qui est visiblement plus pieuse que lui. En effet, en analysant le

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déclin de Grandet, on s’aperçoit qu’à part son obsession de l’or, il existe une autre force

qui exerce une influence fatale sur sa santé, c’est-à-dire le savoir.

Dès le début du roman, on remarque le fait que M. Grandet détient un savoir fort

important qui lui permet de véritablement tout diriger à sa guise dans la communauté.

Bien que Grandet n’ait pas l’érudition de ses voisins (le notaire M. Cruchot et le

banquier, M. des Grassins), son expérience de la vie lui a fourni une certaine

compréhension des usages du monde et un savoir-faire dont il tire profit pour parvenir

dans les affaires. Selon Max Andréoli, le père Grandet « constitue tout un monde » (16)

dans la mesure où il contrôle ce qui se passe autour de lui par une sorte d’omniscience

permanente des événements. Cette idée d’un univers ‘grandien’ où le vieil homme se

trouve présent ou mêlé à tout les événements de la région est reprise par Le Huenen et

Perron, qui caractérisent Grandet de « l’absolu du voir » (219). Autrement dit, les

connaissances et les calculs du vieillard lui accordent un pouvoir qu’il n’hésite pas à

exercer sur ceux qui l’entourent. L’importance du savoir et de l’ignorance dans le roman

est mise en évidence dès le début par le narrateur qui décrit le ‘bonhomme’ comme

« sachant lire, écrire et compter » (30) et, qui, par conséquent, met en valeur ses

capacités ainsi que sa compétence dans les activités commerciales de la région. Cette

lucidité chez Grandet est également démontrée dans la sphère privée par les membres de

la famille qui, en avouant « Il voit tout » (63), confirment que rien n’échappe à Grandet à

la maison.

Dans Eugénie Grandet, le savoir dénote à la fois, le statut social et économique

des personnages et constitue pour le vieil avare un outil qui lui permet de manipuler ses

semblables dans le commerce du vin, et donc de s’enrichir. En effet, pour tromper ses

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pareils, le vieil homme joue de son bégaiement, stratégie qui fait parler l’autre et donne

l’occasion d’apprendre des nouvelles potentiellement profitables sans dévoiler ses

propres renseignements sur les affaires.3 L’intelligence de Grandet se manifeste

également dans son silence ainsi que dans le jeu d’indécision : « je ne sais pas, je ne peux

pas, je ne veux pas, nous verrons cela » (36). Véritable source de pouvoir, le savoir agit

aussi comme une force motrice dans la vie de Grandet et détermine ses actions. Homme

extrêmement cachottier, « Eugénie et sa mère ne savaient rien de la fortune de Grandet »

(55) il profite de ses compétences pour donner l’apparence de ne rien savoir, et affecte

pendant tout le récit d’être plutôt ignorant. Cependant, il s’avère que c’est précisément

cette clarté d’esprit dont celui-ci abuse pour arriver à ses fins et tout contrôler qui

entraîne sa chute vers la fin du roman.

On voit le premier pas que Grandet fait vers sa fin malheureuse lorsqu’il apprend

qu’Eugénie n’a plus l’argent qu’il lui a donné au cours des années pour son anniversaire.

Bien que Grandet soit vexé par la perte de l’argent, en regardant de près, on remarque

qu’il semble davantage s’emporter parce qu’il ne ‘sait’ pas ce que sa fille en a fait.

Outragé, il montre sa frustration et rend explicite le rôle que le savoir jouera dans sa

déchéance en déclarant à Eugénie : « chez moi, quelqu’un aura pris ton or ! le seul or

qu’il y avait ! et je ne saurai pas qui ? » (167). Plus loin dans son discours, il reprend cette

idée lorsqu’il déclare : « Que diable, un chef de famille doit savoir où va l’or de sa

maison » (169), et confirme l’impuissance qu’il éprouve devant ce manque

d’information. Sans savoir qui a pris l’or, ni où il se trouve, Grandet n’est pas capable

d’agir et ne peut récupérer son argent. Dans cette scène, il faut également noter qu’en

ôtant par son silence ce pouvoir cognitif à Grandet, Eugénie non seulement prive son père

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du contrôle des circonstances, mais provoque aussi des émotions chez celui-ci. L’ironie

de cette situation se révèle également lorsque Grandet, soupçonnant son neveu, se sent

trahi par Charles alors que ce dernier n’a fait qu’emprunter l’argent qui lui a été offert. En

vérité, il semblerait que Grandet voie en son neveu son double (n’ont-ils pas tous les deux

épousé une riche héritière et ne parlent-ils pas le même langage) et l’idée d’être le dupe

de son rival au niveau du savoir-faire le rend furieux.4 En effet, on constate que le jeu

dont il s’agit dans Eugénie Grandet n’est pas qui a le plus d’argent, mais plutôt qui sait le

plus et que savoir, c’est pouvoir agir.

Cette première privation du savoir à laquelle Grandet doit faire face, semble

ébranler sa confiance et le fait douter de ses compétences. Ce fait se révèle par la suite

dans la description du manque d’exactitude dans les calculs faits par le vieil homme :

« Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres » (172). L’affaiblissement de

Grandet se voit encore une fois lorsqu’on apprend qu’Eugénie deviendra héritière de sa

mère défunte. En analysant le discours de Grandet, on remarque qu’il semble avoir oublié

les circonstances de l’héritage, faits qu’il connaissait parfaitement comme il le montre

dans ses emportements contre sa fille : « je ne peux pas te déshériter, nom d’un tonneau »

(167).5 Le narrateur confirme de telles observations et note combien ces défaillances

affectent Grandet : « la succession ouverte était une première mort pour lui » (183).

Effectivement, l’accumulation de lacunes dans la clairvoyance du bonhomme a des

conséquences néfastes sur sa santé non seulement mentale, mais aussi physique. En

demandant à Eugénie de signer les documents qui la dépouillent de l’héritage maternel et

de ses droits sur la propriété, Grandet exprime sans détour qu’il est dépendant du savoir :

« je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis » (184), et « mon enfant, tu donnes

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la vie à ton père » (186). Ces proclamations illustrent qu’une compréhension totale des

actions d’autrui, et surtout de son propre avenir, est vitale pour le vieil avare.

Visiblement indispensable au vieillard, le savoir, restitué grâce à la signature de l’acte

officiel par Eugénie, permet à Grandet de continuer à vivre pendant cinq ans.6

Cependant, on s’aperçoit que sa santé commence à se détériorer au fur et à mesure qu’il

perd la maîtrise de ses connaissances et que la fin de l’apprentissage d’Eugénie semble

entraîner sa mort. Le narrateur met en relief le caractère « robuste » de l’état physique de

Grandet lorsqu’il initie Eugénie aux habitudes de la maison et, par la suite, il souligne la

paralysie du vieil homme, conséquence apparente du transfert de ses secrets à sa fille.

Aveuglé et paranoïaque dans ses derniers jours, faute de connaître l’état de ses comptes et

le déroulement des événements autour de lui, on note que Grandet subit le pire sort des

obsédés, la folie. En fait, ses derniers mots à Eugénie témoignent de sa crainte de

l’inconnu et illustrent combien sa capacité de tout savoir lui était un moyen de

survie : « Tu me rendras compte de ça là-bas » (189). Au cours de la vie de Grandet, le

savoir constitue une stratégie d’offensive et surtout de défense, et que la perte de cet

artifice de protection laisse le vieil homme vulnérable et précipite sa mort. En fin de

compte, ce n’est pas l’avarice tout simplement qui a provoqué la chute ultime de Grandet,

mais plutôt son désir excessif de tout savoir et de tout contrôler.

Charles Grandet et le savoir-faire

En passant à l’examen du deuxième personnage masculin du roman, Charles, le neveu de

Grandet, on découvre que lui aussi, malgré tous ses efforts pour réussir dans la vie, se

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trouve malheureux à la fin du récit. Jeune homme intelligent, mondain et ambitieux,

Charles manifeste une certaine arrogance quand il arrive en province chez les Grandet.

Ayant grandi et fait ses études dans la métropole, il est décrit comme quelqu’un qui a

connu la corruption du monde et possède grâce à son éducation un certain savoir-vivre.7

Ses vêtements et ses manières donnent l’image de quelqu’un qui est sûr de soi, mais c’est

justement cette confiance qui le mène à sa perte. Une analyse de sa chute démontre que le

savoir pour Charles est en fait une force trompeuse qui ne lui apporte qu’une série de

déceptions.

Lorsque le jeune dandy arrive chez Grandet, il est immédiatement déçu de ne pas

retrouver « la vie de château », (59) et par la suite, découvre son monde bouleversé par la

nouvelle du suicide de son père, incapable de supporter le déshonneur de la faillite. Pour

Charles, tout comme pour son père, la connaissance des impressions et des opinions des

autres représente une valeur incommensurable. Après avoir brièvement pleuré la mort de

son père, Charles se ressaisit rapidement et montre son caractère plutôt superficiel en

s’inquiétant davantage de l’effet de la ruine sur son rang social que de la perte d’un père :

« Mon honneur ?…cria le jeune homme » (103). La découverte de la banqueroute de son

père qui fait réfléchir Charles à sa chute sociale ainsi qu’aux conséquences qui

s’ensuivent constitue le premier pas du jeune homme vers une fin malheureuse.

Dans la description de Charles, le penchant du jeune homme pour la corruption, et à

l’instar de son oncle, son envie de se montrer supérieur aux autres par le savoir sont mise

en relief : « Les germes de l’économie politique à l’usage parisien, latents en son cœur,

ne devaient pas tarder à y fleurir » (135). En fait, le narrateur suggère que Charles, une

fois conscient et en possession d’un certain savoir-faire, va en profiter aux dépens de ses

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semblables. Vers la fin du roman, l’allusion à la nature corruptible de Charles s’avère

juste, et le lecteur apprend que les expériences de celui-ci lors de son séjour aux Indes

l’ont transformé en un homme cosmopolite « infatigable, audacieux, avide » (196), et que

son éducation relativiste a supprimé ses principes moraux : « Il n’eut plus de notions

fixes sur le juste et l’injuste » (196). Cette nouvelle compréhension des usages du monde

rend le jeune homme égoïste et très conscient de l’état de son rang dans la société qu’il

cherche coûte que coûte à rétablir. Absorbé par cette idée, Charles se lie d’amitié avec la

famille aristocrate des Aubrion lors de son retour en France, et par la suite, décide de

s’engager dans « un mariage de convenance » avec la fille, une jeune marquise laide qu’il

« n’aime pas le moins du monde [. . .] » (202) afin d’obtenir un titre de noblesse. Grâce à

cette décision, on remarque davantage les efforts de Charles pour manipuler l’opinion des

membres de la société à son égard et pour se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

Dans la partie du roman qu’Evelyne Bloch Dano appelle « la fin des illusions »,8

on s’aperçoit à quel point l’ambition, et surtout le décalage entre ce que Charles croit

savoir et ses véritables connaissances, entraînent sa chute définitive. Le narrateur exprime

cette idée en informant le lecteur que Charles est dupe de son propre jeu de savoir et

d’apparences car les Aubrion, malgré leur position privilégiée à la cour, se retrouvent

criblés de dettes. En effet, c’est une nouvelle inattendue qui apporte le coup fatal aux

desseins de Charles et rend son avenir tout à fait malheureux. En découvrant qu’Eugénie

l’a acquitté de ses obligations envers les créanciers, et enfin, de la faillite de son père,

Charles « frappé tout à coup par une réflexion lumineuse » se rend compte qu’il est la

victime de ces propres croyances. En demandant si « elle est donc riche ? » (210) pour

vérifier la réalité de ses craintes, le jeune homme découvre qu’il s’est gravement trompé

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dans ses projets et qu’il est le responsable de sa propre ruine. Bien que le narrateur

n’élabore pas sur cette révélation, ni sur le sort de Charles, le lecteur comprend qu’à

cause de cette nouvelle, Charles connaîtra d’amers regrets et devra se résigner à épouser

une femme, issue d’une famille dépouillée de sa fortune, et dont il a horreur. Le rôle fatal

que joue le savoir dans cette situation ironique est davantage mis en valeur par

l’apparente franchise de Charles dans sa lettre à Eugénie, stratagème pour se

déculpabiliser qui le rend d’autant plus hypocrite. La fin regrettable du jeune homme

suggère que le savoir, que ce soit par son acquisition ou par sa perte, constitue un agent

trompeur qui porte malheur au neveu de Grandet, devenu la victime de ses propres ruses.

Le sort des femmes : Madame Grandet

Ayant examiné l’agent qui provoque la fin malencontreuse des personnages

masculins d’Eugénie Grandet, il convient maintenant de revoir précisément en quoi

consiste le sort plutôt malheureux des femmes dans le roman. Est-ce que le savoir est

également responsable de leur chute ou bien, s’agit-il d’autres causes ? Dans la deuxième

partie du récit, Mme Grandet, la femme de l’avare, meurt tragiquement en dépit de son

caractère innocent et pieux dont le narrateur fait l’éloge à maintes reprises. Bonne mère et

épouse, Mme Grandet, au début de l’histoire, est dépeinte comme une femme entièrement

soumise avec « [u]ne douceur angélique [. . .] une piété rare, une inaltérable égalité

d’âme » (48) et comme « une dévote qui ne sait pas coudre deux idées » (65). Désignée

par son « ilotisme », elle incarne l’image stéréotypée de la femme provinciale qui ignore

les intérêts du village ainsi que ceux de son mari.

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Le début de la fin de Madame Grandet se déclenche lorsque Eugénie lui apprend

qu’elle a offert son argent à son cousin Charles. La confession de sa fille agit comme une

rupture, voire un bouleversement dans la vie ignorante de cette femme, ce qui est évident

dans la description de cette scène tragique : « Madame Grandet fut alors initiée au terrible

secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor d’Eugénie » (159). A l’inverse de

son mari, l’ingénuité semble faire vivre Madame Grandet dont la santé s’altère après

qu’elle a eu connaissance du secret de sa fille. Son mari remarque cette

transformation chez sa femme en disant : « comme tu commences l’année, Madame

Grandet ? Tu n’as jamais tant parlé » (160). Quoique l’acquisition du savoir semble

donner à la mère d’Eugénie le don de la parole, on note toutefois qu’en même temps cette

nouvelle lui coupe l’appétit et lui enlève ses forces : « Je n’ai pas faim. Je suis toute

malingre [. . .] » (163). En effet, d’une femme silencieuse et saine, elle devient une

femme quelque peu rebelle, mais mourante.

Cette nouvelle condition physique et mentale de Madame Grandet, provoquée par

la révélation d’Eugénie, se transforme subitement en une maladie fatale devant la colère

et les menaces de Grandet qui enferme sa fille dans sa chambre. En effet, on remarque à

ce propos que l’intuition féminine de Madame Grandet, qui lui a permis de soupçonner le

caractère potentiellement diabolique de son époux : « elle avait, à d’imperceptibles

signes, pressenti la tempête intérieure qui agitait Grandet [. . .] » (76), se mue, par le biais

des connaissances acquises, en un savoir explicite de la cruauté dont son mari est capable.

Après l’emportement de Grandet, le narrateur met en évidence les conséquences du

discernement inaccoutumé de la brave femme : « Excitée par la crise nerveuse où elle se

trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développait sa tendresse et son intelligence, la

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perspicacité de Madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe

de son mari [. . .] » (169). Ce nouvel état d’esprit fait ressortir l’instinct maternel de cette

femme qui défend Eugénie devant l’exaspération de son mari en gardant le silence et en

refusant de trahir la confidence de sa fille. On constate que cet acte compromet

l’honnêteté de Madame Grandet qui, en cette occasion, abuse comme son mari de son

savoir. En parlant à Eugénie, elle lui dit : « tu m’as fait faire un mensonge » (170). C’est

d’ailleurs ce qui, selon Anne-Marie Smith-DiBiasio, provoque la mort de la mère

d’Eugénie : « She dies from identifying literally with her daughter and her physical

vulnerability before the blows of her terrible father » (57). En effet, la reconnaissance du

comportement tyrannique de son mari semble entraîner la mort de Madame Grandet qui

n’arrive pas à supporter la réalité des circonstances de sa vie.

Tout au long de cet épisode, il semblerait que la prise de conscience de Madame

Grandet agisse comme une sorte de poison qui peu à peu sape sa vitalité. A travers la

description de cette femme mourante, et ses dernières paroles, on se rend compte de la

portée fatale de sa nouvelle lucidité : « Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche

comme elle, seule au milieu du monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses

trésors » (184). Autrefois ignorante du monde, Madame Grandet découvre vers la fin de

sa vie la corruption sociale et l’importance des intérêts personnels, connaissances qui

provoquent sa mort. Avant d’expirer, elle confirme la portée fatale de son expérience de

la réalité en disant à sa fille : « il n’y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras un jour »

(184). Dans cette déclaration frappante qui préfigure la fin malheureuse de sa fille, on

constate le rôle malsain que joue la perte d’innocence dans la vie de Madame Grandet,

qui semble empoisonnée par la reconnaissance de ses pressentiments. De même que les

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personnages masculins du roman, la femme du vieil avare subit le malheur qu’apporte le

savoir.

Le sort d’Eugénie

A l’instar des autres membres de sa famille, la fille de Madame Grandet, Eugénie,

le personnage principal du roman, connaît un sort solitaire et plutôt désolant. Malgré les

efforts de la jeune fille tout au long de sa jeunesse pour devenir heureuse, à la fin du récit,

on remarque qu’elle reprend les habits de sa mère et qu’elle retombe dans les vieilles

habitudes de son père.9 En effet, elle ne parvient pas à s’échapper de l’atmosphère

gluante, voire immuable de Saumur, et ainsi marque non seulement le recommencement

du cercle vicieux de la vie provinciale, mais aussi l’apogée de la tragédie bourgeoise de

l’époque.

Au début du roman, le narrateur décrit Eugénie comme une jeune demoiselle

pieuse, naïve et sans culture, qui ne s’aperçoit aucunement de la monotonie de son

existence : « une ignorante fille sans cesse occupée à rapetasser des bas, à ravauder la

garde-robe de son père, et dont la vie s’était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir

dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure [. . .] » (62). Pareille à sa mère, elle

est entièrement soumise à la volonté de son père et ne semble prétendre à rien en dehors

de sa vie rurale. Le portrait peu flatteur d’Eugénie, jeune fille de la campagne sans

éducation est renforcé à deux reprises par Madame des Grassins qui la dénomme « une

petite sotte » (65) et « une niaise, une fille sans fraîcheur » (70).

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Cependant, lors de son anniversaire et de l’arrivée de son cousin, Charles, un

Parisien de qui la jeune fille semble tomber instantanément amoureuse, elle subit une

transformation physique et psychologique. Dans cet épisode, qui a suscité de nombreux

commentaires, on découvre que ce n’est pas tellement un véritable sentiment d’amour

pour Charles qui provoque le changement chez Eugénie, mais plutôt la nouveauté de son

cousin.10 Le narrateur confirme cette idée par la description de l’état cognitif de la jeune

fille : « Il lui avait plus surgi d’idées en un quart d’heure qu’elle n’en avait eu depuis

qu’elle était au monde » (63). Agissant à la fois comme un portail qui ouvre sur le monde

et un miroir, Charles éveille en Eugénie « la plénitude de son intelligence et de ses

désirs » (82), lui permettant de prendre conscience non seulement de son apparence, mais

aussi de l’état de la société dans laquelle elle vit. Par sa simple présence, Charles fait

s’épanouir le savoir d’Eugénie et libère sa cousine de son aveuglement précédent : « Pour

la première fois, elle eut dans le cœur de la terreur à l’aspect de son père, [et] vit en lui le

maître de son sort [. . .] » (82). Cette clairvoyance la libère en grande partie de la tyrannie

paternelle, et on remarque qu’elle passe du statut d’objet dans le récit à celui d’actant qui

désormais dirige son propre destin. Pour Hope Christiansen, cette nouvelle conscience se

manifeste sous forme de regard : « Not only does Eugénie begin to see almost

immediately, she also becomes a functioning member of the social group. [. . .] For

Eugénie, starting to see implies being able to act independently » (154). En effet, Eugénie

est émancipée par cette vision et gagne, en agissant à son gré, une certaine autonomie par

rapport à son père.

Pendant le séjour de Charles dans la maison Grandet, le narrateur ne cesse de

souligner à quel point l’éveil du savoir chez Eugénie pique sa curiosité, caractéristique

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qui pousse celle-ci vers l’indépendance et par conséquent, à compromettre sa vertu. En

fait, à plusieurs reprises dans cette partie du roman, le lecteur est témoin de la corruption

que provoque le nouveau savoir d’Eugénie. Après de nombreuses questions posées à son

père, ce qui lui apprend la signification de la mort et de la faillite déshonorante de son

oncle, Eugénie commence à s’interroger sur la valeur réelle de l’argent et se rend compte,

en faisant ses propres calculs, que Grandet pourrait libérer Charles de ses dettes, mais ne

veut pas lui rendre ce service. Le narrateur met en évidence l’épanouissement du savoir

chez la jeune fille en soulignant sa perte d’innocence : « Instruite, la Vertu calcule aussi

bien que le Vice. [. . .] Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna [. .

.] » (110). En apprenant la signification des circonstances de l’arrivée et du départ de

Charles, Eugénie réfléchit et reconnaît ses intérêts personnels, sentiments plutôt égoïstes

qui semblent provoquer son engagement non-sollicité dans cette affaire entre son père et

son cousin.

Cette perversion de la jeune fille par la lucidité est davantage révélée lorsqu’elle

veille constamment sur Charles, éprouvant le besoin d’être au courant non seulement de

l’état de sa santé, mais aussi de sa vie personnelle. L’importance du savoir pour Eugénie

ressort pleinement quand elle découvre les lettres privées de Charles. Quoique l’amour

semble aveugler Eugénie, son hésitation devant cette découverte inattendue et tentante

montre qu’il s’agit davantage d’une forte envie de connaître le passé de son cousin que

d’une impulsion amoureuse irréfléchie. En effet, il apparaît que sa nouvelle conscience

du monde engendre chez elle l’envie, voire le besoin de tout savoir et par conséquent, elle

ne peut s’empêcher d’ouvrir et de lire la correspondance intime de son cousin. Le

narrateur remarque l’effet de cette obsession sur Eugénie et suggère sa corruption

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définitive : « Pour la première fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son

coeur. Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. La passion, la curiosité

l’emportèrent » (130). Devant la révélation de l’état financier de Charles, Eugénie devient

victime de ses intérêts personnels et décide de lui offrir son argent, ce qui attire par la

suite la colère de son père. Dans le cas d’Eugénie, le savoir représente une force qui

produit de faux espoirs chez la jeune fille et déclenche une série de malheurs dans sa vie

qui, malgré ses efforts pour les réparer, contribuent à son infortune.11

Après la mort de sa mère, il semblerait qu’Eugénie se sente coupable et que par la

signature de l’acte (dont elle n’a pas voulu connaître les détails) donnant les droits de

l’héritage à son père, elle essaie d’évacuer sa lucidité afin de retourner à son innocence

première. Mais ce geste la conduira inévitablement à être initiée aux « secrets du

ménage » que son père éprouve le besoin de lui confier. En fait, le renoncement au savoir

absolu chez Grandet et la passivité d’Eugénie devant une telle instruction semblent

assurer la fin tragique de la jeune femme. Le narrateur souligne l’influence paternelle :

« [Grandet] l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si

visiblement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la

dépense, et l’institua la maîtresse au logis » (187), et on note le rapport de réciprocité

entre l’acquisition et la perte des connaissances chez ces deux personnages, ainsi que les

conséquences irrémédiablement négatives qui déterminent le lot d’Eugénie. Vers la fin du

roman, on se rend compte qu’en refusant l’héritage maternel, la jeune demoiselle hérite

de son père et malgré sa richesse, elle finit par vivre « comme avait vécu la pauvre

Eugénie Grandet, n’allum[ant] le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui

permettait d’allumer le foyer de la salle, et l’étei[gnant] conformément au programme en

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vigueur dans ses jeunes années » (213). Ayant assimilé l’état d’esprit de son père,

Eugénie agit par habitude et semble ironiquement perdre la capacité d’exprimer ses

propres pensées.

Dans les dernières pages du roman, on est témoin de l’effet définitivement néfaste

du savoir dans la vie d’Eugénie : elle est trahie par Charles et valorisée par les habitants

du village uniquement pour son argent.12 En citant directement les paroles d’Eugénie, le

narrateur souligne de manière explicite le désespoir de celle-ci qui comprend le triste état

de son existence en disant à la domestique Nanon : « Il n’y a que toi qui m’aimes [. . .] »

(214). Bien que Alexander Fischler et Max Andréoli insistent sur la résignation comme

une forme d’indépendance pour Eugénie,13 on constate malgré tout qu’elle est la victime

de l’épanouissement de ses propres connaissances et qu’elle est condamnée à un sort

encore plus malheureux que celui suggéré au début du roman. Dans cette fin tragique,

non seulement Eugénie n’arrive pas à s’échapper de la réalité monotone et immuable de

sa vie provinciale, mais elle est aliénée pour toujours dans la société.

La morale de l’histoire

Ayant examiné la déchéance des personnages principaux du roman, il faut

désormais s’interroger sur la morale de l’histoire. Bien que cette question suscite de

nombreuses réponses selon l’interprétation du texte, en considérant la raison du sort

plutôt malheureux des personnages, nous avons vu que le mécanisme commun qui

déclenche la chute de ces derniers, est le savoir. Chez les hommes, la perte de ce savoir

entraîne un sort tragique, alors qu’au contraire pour les deux principaux personnages

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féminins, c’est l’acquisition du savoir qui entraîne leur triste fin. Que ce soit sous forme

de clairvoyance ou de compétence pratique, le savoir semble marquer la vie des

personnages de façon irrémédiable et enfin les réduire au niveau d’esclaves. Elément

négatif, voire fatal, la pensée agit en grande partie dans le roman comme une force plutôt

trompeuse, empoisonnée et destructrice.

Cela étant dit, on remarque par contre que l’état opposé, c’est-à-dire l’ignorance,

paraît offrir la clé du bonheur dans la société provinciale, telle qu’elle est décrite dans

Eugénie Grandet. Cette observation s’éclaire si l’on considère que le seul personnage du

roman qui réussit dans le récit à mener une existence heureuse, est la Grande Nanon.14

De tous les membres de la communauté rurale de Saumur, la domestique de la maison

Grandet est décrite comme une femme ingénue : « le cœur simple, la tête étroite de

Nanon ne pouvaient contenir qu’un sentiment et une idée » (44-45). Le père Grandet qui

la traite comme une enfant confirme cette intuition en disant : « Tu es bête, Nanon » (84).

A l’opposé de ses semblables dans le village, dont l’envie de tout savoir constitue une

sorte de panoptisme qui se développe dans une atmosphère fermée, « les commerçants se

trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations,

commentaires, espionnages continuels », (30) Nanon ne s’occupe guère des affaires

d’autrui. Quoiqu’elle possède certaines connaissances, elle ne prend jamais conscience de

sa valeur matérielle, et donc reste pour ainsi dire, en dehors du jeu de savoir, qui finit par

déjouer les intérêts des participants. Au début du roman, on remarque que Nanon ne joue

pas aux cartes avec les voisins,15 et que sa compréhension du fonctionnement de la

maison Grandet ne provoque pas chez elle une prise de conscience de son état pitoyable

de domestique. En expliquant l’incapacité de Nanon à réfléchir sur sa propre condition :

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« Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir » (144), le narrateur met en

relief la maîtrise des instincts par la raison, ce qui, pour l’auteur, semble impliquer une

pensée calculée et une vision tendue vers l’avenir.

Parmi les « trois cœurs purs » (55) de la maison Grandet, Nanon est la seule à

connaître un sort favorable. Bien que chacun des personnages féminins montre une

certaine bonté et une « ignorance dans [sa] naïveté » (55), il faut constater que Nanon,

contrairement à Eugénie et à sa mère, maintient cette simplicité d’esprit, ce qui lui permet

de jouir du moment et de vivre heureuse : « Ni la Grande Nanon, ni Cornoiller n’ont

assez d’esprit pour comprendre les corruptions du monde » (214). En terminant ainsi son

roman, Balzac semble suggérer que non seulement le savoir entraîne la chute des

individus, mais aussi que l’ignorance représente le bonheur dans la société décrite dans

Eugénie Grandet. Quoique Eugénie soit le personnage principal du texte, Nanon semble,

par sa simplicité et la modération de ses passions, fournir un modèle idéal, mais ironique,

du savoir-vivre en société.

Tout compte fait, en analysant le déclin des personnages principaux d’Eugénie

Grandet, il paraît que Balzac s’est souscrit à l’expression anglaise « ignorance is

bliss » et qu’il a utilisé cette connaissance pour créer un roman moralisateur dénonçant la

corruption collective de la société. A une époque où le débat sur le progrès social tenait

une place considérable dans les discussions parmi les savants de la société, l’écrivain

semble s’interroger davantage sur « l’Affreuse condition de l’homme » (55), c’est-à-dire

la lutte entre l’âme et l’esprit chez l’être humain où l’individu se trouve tiraillé entre une

existence mondaine corrompue et une vie heureuse, mais ignorante. Question au centre

du roman qui visiblement préoccupait l’écrivain, elle lui a permis non seulement de

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mettre en cause le matérialisme de son temps, mais aussi de se demander si vraiment le

progrès se définit à partir d’un savoir individuel plus important. S’il y a une morale à

apprendre en lisant le roman, cela en est peut-être une et Balzac, homme religieux et

auteur habile, semble traiter d’une telle problématique à travers la structure même du

roman qui s’impose au lecteur comme un défi : Balzac dévoile la signification de tous les

événements du récit à l’exception du dénouement. Ainsi, il tend habilement un piège à la

fois esthétique et éthique au lecteur naïf qui, à l’instar de certains personnages du récit, se

laisse aller à son envie de tout savoir et qui découvre enfin la morale troublante

d’Eugénie Grandet.

Notes 1 Pierre Citron, dans sa préface à Eugénie Grandet, mentionne cet aspect et base ce jugement sur la recherche de P.-G. Castex. 2 Je pense ici à Alexander Fischler et à Max Andréoli qui voient le sort des deux femmes d’une manière plutôt positive. Le contraste entre la chute des personnages masculins du texte et le bonheur divin de ces femmes constituent pour eux, en quelque sorte la morale du texte. 3 Selon Philippe Dufour « le bégaiement apparaît une stratégie ». Il explique dans son article les nombreux effets du parler de M. Grandet. 4 On remarque la ressemblance entre Charles et Grandet également par le parallélisme de leur langage. Grandet déclare au jeune homme « Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. Les pères meurent avant les enfants » (98), et dans la lettre à Eugénie, Charles dit, « La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder » (200). 5 A ce moment, Grandet sait qu’il ne peut pas déshériter sa fille, un fait qu’il semble oublier plus tard. Curieusement, lors d’une discussion avec M. Cruchot, il est surpris que sa fille soit en mesure de le déshériter. 6 Balzac explique que « cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père » (187). 7 « Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d’y paraître avec la supériorité d’un jeune homme à la mode, de désespérer l’arrondissement par son luxe, d’y faire époque, et d’y imposer les inventions de la vie parisienne » (58). 8 Bloch Dano découpe Eugénie Grandet en épisodes et leur donne chacun un titre qui selon son contexte. 9 Eugénie se conforme « au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère » (213). 10 Le narrateur explique : « aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour : ‘Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi’ » (81). 11 Ici, je fais référence à l’épisode où Eugénie signe les documents la dépouillant de son héritage dans ce qui paraît comme un effort pour se purger de son savoir et retrouver son innocence. A la fin du roman, bien que le narrateur parle de son ascension spirituelle, on comprend que l’existence d’Eugénie est irrémédiablement changée.

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12 Le narrateur explique « Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle [Eugénie]. Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond, dont la famille commence à cerner la riche veuve [. . .] » (214). 13 Fischler (« Show and Rumor ») et Andréoli citent l’expression « Nous verrons » prononcée par Eugénie, et l’interprètent comme une affirmation de son indépendance et une manière de vivre en société. 14 Le narrateur explique : « En moins d’un mois, elle passa de l’état de fille à celui de femme » (190), et cite directement l’opinion favorable des gens du village à l’égard de Nanon et de son mariage avec Cornoiller. 15 On remarque que Nanon ne participe pas au jeu de cartes, mais qu’elle file de la laine. Le narrateur dit : « ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la Grande Nanon [. . .] » (55).

Ouvrages cités Amossy, Ruth et Elisheva Rosen. « Les ‘Clichés’ dans Eugénie Grandet ou les ‘négatifs’ du réalisme balzacien ». Littérature 25 (1977) : 114-28. - - -. « La Configuration du dandy dans Eugénie Grandet ». L’Année Balzacienne (1975) : 247-61. Andréoli, Max. « A propos d’une lecture d’Eugénie Grandet : Science et intuition ». L’Année Balzacienne 16 (1995) : 9-38. Balzac, Honoré de. Eugénie Grandet. 1833. Ed. Pierre Citron. Paris: Flammarion, 1964. Berthier, Philippe. La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de Balzac. Paris : Hachette, 1998. Bloch-Dano, Evelyne. Eugénie Grandet : Honoré de Balzac. Paris : Nathan, 1995. Castex, P-G. « Aux sources d’Eugénie Grandet ». Revue d’histoire littéraire de la France 64 (1964) : 73-94. Christiansen, Hope. « Exchanging Glances : Learning Visual Communication in Balzac’s Eugénie Grandet ». European Romantic Review 6.2 (1996) : 153-61. Conroy, William Jr. « Imaginistic Metamorphosis in Balzac’s Eugénie Grandet ». Nineteenth-Century French Studies 7 (1979) : 192-201. Dufour, Philippe. « Les Avatars du langage dans Eugénie Grandet ». L’Année Balzacienne 16 (1995) : 39-61. Fischler, Alexander. « Eugénie Grandet’s Career as Heavenly Exile ». Essays in Literature 16.2 (1989) : 271-80. - - -. « Show and Rumor : The Worldly Scales in Eugénie Grandet ». International Fiction Review 8.2 (1981) : 98-105.

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