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ÉTUDE ORIGINALE Médecine palliative 4 N° 1 – Février 2005 Med Pal 2005; 4: 4-9 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés Le psychologue et la relation d’aide en clinique palliative : un complément indispensable à la prise en charge médico-chirurgicale Hélène Brocq, Psychologue clinicienne, Hôpital Archet 1, Nice. Summary Psychological support in palliative care: an indispensable complement to medicosurgical care Patient desires, expressed in words, always have a subjective component. Deciphering the underlying psychic processes is thus a crucial part of healthcare. What the patient says and thinks is often the only material healthcare givers have to con- struct a symptom relieving care plan. Excepting the specific time devoted to listening to the patient, often in an interdisci- plinary context, nothing distinguishes pain care from palliative care. The role of the psychologist-clinician and the modalities of the listening process appear to be an essential element dif- ferentiating practices. Mots clés : palliative care, pain, listening, supportive relation- ship, psychologist, psychology. Résumé La demande des patients passe par la parole, porteuse de sub- jectivité. En clinique palliative, les processus psychiques sous- jacents et leur décryptage constituent, selon nous, un enjeu ca- pital du soin. Ce que dit et pense le malade est le matériel, le plus souvent exclusif, sur lequel toute l’équipe va « prendre ap- pui » pour travailler au soulagement des symptômes… En dehors de ce travail d’écoute spécifique, réalisé à plusieurs en interdis- ciplinarité, rien ne permet de différencier un médecin de la dou- leur, d’un médecin exerçant dans le domaine des soins palliatifs. La place du psychologue clinicien et les modalités d’organisa- tion de l’écoute, nous apparaissent comme un élément essentiel de différenciation des pratiques. Mots clés : soins palliatifs, douleur, écoute, relation d’aide, psy- chologue, psychologie. Introduction L’annonce d’un diagnostic de maladie grave et poten- tiellement mortelle est, pour le patient, un événement de vie à fort potentiel traumatique car il y a alors pour lui passage brutal d’une position de vie bien intériorisée, celle du « bien portant », à une autre, nouvelle et beaucoup moins confortable, celle du malade. Cette déchirure dans la trajectoire existentielle peut déclencher une angoisse mas- sive, sidérante, et se traduire par un véritable « décro- chage », une sorte de plongée dans le vide, notamment lors- que les supports de l’identité sont fragiles, mal construits ou mal intégrés [1, 2]. En faisant passer la réalité de la menace de mort du dehors au-dedans du corps du ma- lade, la parole du médecin « effracte » les limites corporelles et crée un trouble psychologique d’une rare violence. Propulsé dans le vide et l’angoisse, le malade peut y entraîner sa famille car la maladie de l’un renvoie à la peur de la maladie de l’autre, mais aussi et surtout à la peur de perdre. Comme l’explique le Pr Philippe Jeammet, ce qui va inscrire la réalité de la mort dans notre psyché ce sont toutes les expériences de perte et de séparation que nous allons traverser tout au long de notre vie [3]. L’angoisse de mort déclenchée par l’annonce d’un dia- gnostic grave s’inscrit donc d’emblée au cœur de l’histoire relationnelle et affective du patient, au cœur de ses atta- chements, de ses investissements… Cette angoisse rai- sonne forcément en chacun de nous et peut s’avérer par- ticulièrement déstabilisante pour qui choisit de s’en approcher et de l’écouter. Pour les équipes médicales et paramédicales, les choses ne sont pas simples non plus car il leur faut « faire face » à la mort des malades, parfois à leur douleur (rappelons que certaines douleurs « échappent » encore aujourd’hui aux traitements antalgiques), souvent à leur souffrance et à celle de leur famille… Brocq H. Le psychologue et la relation d’aide en clinique palliative : un com- plément indispensable à la prise en charge médico-chirurgicale. Med Pal 2005; 4: 4-9. Adresse pour la correspondance : Hélène Brocq, Hôpital Archet 1, 6 e étage, Service du Pr Claude Desnuelle, Fédéra- tion Neurosciences cliniques, Route de Saint Antoine de Ginestière, BP 3079, 06202 Nice Cedex 3. e-mail : [email protected]

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© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

Le psychologue et la relation d’aide en clinique palliative : un complément indispensable à la prise en charge médico-chirurgicale

Hélène Brocq, Psychologue clinicienne, Hôpital Archet 1, Nice.

Summary

Psychological support in palliative care: an indispensable complement to medicosurgical care

Patient desires, expressed in words, always have a subjective component. Deciphering the underlying psychic processes is thus a crucial part of healthcare. What the patient says and thinks is often the only material healthcare givers have to con-struct a symptom relieving care plan. Excepting the specific time devoted to listening to the patient, often in an interdisci-plinary context, nothing distinguishes pain care from palliative care. The role of the psychologist-clinician and the modalities of the listening process appear to be an essential element dif-ferentiating practices.

Mots clés :

palliative care, pain, listening, supportive relation-ship, psychologist, psychology.

Résumé

La demande des patients passe par la parole, porteuse de sub-jectivité. En clinique palliative, les processus psychiques sous-jacents et leur décryptage constituent, selon nous, un enjeu ca-pital du soin. Ce que dit et pense le malade est le matériel, le plus souvent exclusif, sur lequel toute l’équipe va « prendre ap-pui » pour travailler au soulagement des symptômes… En dehors de ce travail d’écoute spécifique, réalisé à plusieurs en interdis-ciplinarité, rien ne permet de différencier un médecin de la dou-leur, d’un médecin exerçant dans le domaine des soins palliatifs. La place du psychologue clinicien et les modalités d’organisa-tion de l’écoute, nous apparaissent comme un élément essentiel de différenciation des pratiques.

Mots clés :

soins palliatifs, douleur, écoute, relation d’aide, psy-chologue, psychologie.

Introduction

L’annonce d’un diagnostic de maladie grave et poten-tiellement mortelle est, pour le patient, un événement devie à fort potentiel traumatique car il y a alors pour luipassage brutal d’une position de vie bien intériorisée, celledu « bien portant », à une autre, nouvelle et beaucoupmoins confortable, celle du malade. Cette déchirure dans latrajectoire existentielle peut déclencher une angoisse mas-sive, sidérante, et se traduire par un véritable « décro-chage », une sorte de plongée dans le vide, notamment lors-que les supports de l’identité sont fragiles, mal construitsou mal intégrés [1, 2]. En faisant passer la réalité dela menace de mort du dehors au-dedans du corps du ma-lade, la parole du médecin « effracte » les limites corporelleset crée un trouble psychologique d’une rare violence.

Propulsé dans le vide et l’angoisse, le malade peut yentraîner sa famille car la maladie de l’un renvoie à la

peur de la maladie de l’autre, mais aussi et surtout à lapeur de perdre. Comme l’explique le Pr Philippe Jeammet,ce qui va inscrire la réalité de la mort dans notre psychéce sont toutes les expériences de perte et de séparationque nous allons traverser tout au long de notre vie [3].

L’angoisse de mort déclenchée par l’annonce d’un dia-gnostic grave s’inscrit donc d’emblée au cœur de l’histoirerelationnelle et affective du patient, au cœur de ses atta-chements, de ses investissements… Cette angoisse rai-sonne forcément en chacun de nous et peut s’avérer par-ticulièrement déstabilisante pour qui choisit de s’enapprocher et de l’écouter.

Pour les équipes médicales et paramédicales, les chosesne sont pas simples non plus car il leur faut « faire face »à la mort des malades, parfois à leur douleur (rappelonsque certaines douleurs « échappent » encore aujourd’huiaux traitements antalgiques), souvent à leur souffrance età celle de leur famille…

Brocq H. Le psychologue et la relation d’aide en clinique palliative : un com-

plément indispensable à la prise en charge médico-chirurgicale. Med Pal 2005;

4: 4-9.

Adresse pour la correspondance :

Hélène Brocq, Hôpital Archet 1, 6e étage, Service du Pr Claude Desnuelle, Fédéra-

tion Neurosciences cliniques, Route de Saint Antoine de Ginestière, BP 3079,

06202 Nice Cedex 3.

e-mail : [email protected]

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Être confronté, au quotidien, à la détresse morale etaffective ne manque pas de réveiller des inquiétudes etdes angoisses, parfois des blessures anciennes, même lors-que celles-ci ont été soigneusement enfouies par des an-nées de pratique… [4].

Pourtant le risque serait de rendre pathologique ce quine l’est pas.

Il est parfaitement normal d’être bouleversé par l’an-nonce d’un diagnostic de maladie grave, d’être affligé parla perte d’un enfant, d’un parent ou par les suites drama-tiques d’un accident corporel… Il est tout aussi normal deformuler une demande d’aide d’ordre psychologique,lorsqu’on se sent débordé par la détresse et l’angoisse in-hérentes à la situation que l’on est en train de vivre.

La notion de « catastrophe individuelle » que nous ten-tons pourtant de dégager, ne doit surtout pas se traduirepar une « médicalisation » excessive de la souffrance psy-chique, ce qui conduirait les soignants à une lecture médi-cale, symptomatique des troubles anxio-dépressifs présen-tés. De cette lecture, la plupart du temps, découle une priseen charge médicamenteuse qui, à elle seule, ne suffit pas…

Notre expérience auprès de patients atteints de tumeurcérébrale nous a permis, à plusieurs reprises, de valider lanécessité d’une approche d’emblée pluridisciplinaire etglobale de ces malades, dont le pronostic reste malheu-reusement, encore aujourd’hui, le plus souvent catastro-phique.

Les circonstances, souvent brutales, d’apparition despremiers symptômes, l’annonce du diagnostic sur un con-texte de crise, la nécessaire intervention neurochirurgicaleavec toutes les angoisses qu’elle suscite, le passage obligéen réanimation, la désorganisation psychosomatique enfin de vie en font, à l’évidence, un cancer à haut risquede décompensation psychologique.

C’est pourquoi il nous a paru nécessaire, dans ce nu-méro spécial, d’insister, en équipe, sur le besoin d’uneprise en charge précoce et spécialisée de ces malades, deleurs familles, tout en accordant une attention toute par-ticulière aux équipes qui les accompagnent.

Cette idée de réaliser un numéro spécial de MédecinePalliative est née d’une volonté commune d’associer nosréflexions, notre expérience clinique, parfois aussi notrevécu sur la souffrance psychique de ces malades, de leursfamilles.

Notre rencontre avec d’autres équipes lors des journéesde l’ANOCEF qui se sont déroulées à Monaco en jan-vier 2004, notre volonté de nous associer à ces équipes,ce jour-là, de combiner ensemble nos forces pour fairebouger à plusieurs les esprits, pour bousculer les résistan-ces qui perdurent, pour que plus d’humanité, plus de ten-dresse circule entre nous et le malade ont grandement fa-cilité les choses.

Pour concrétiser ce numéro, nous sommes allés puiserdans le travail à la fois très technique et tellement humaindes infirmiers et aides-soignants de la réanimation neu-rochirurgicale du C.H.U de Nice, nous sommes partis à larencontre d’une famille en grande souffrance psychologi-que et nous avons choisi d’exposer, à propos de cette ren-contre, tout ce qu’il est encore possible de faire quand iln’y a plus rien à faire, puis nous sommes allés à la ren-contre de la réalité du travail des soignants de l’hospita-lisation à domicile, pour y découvrir, là encore au traversd’un exemple clinique, la détresse d’une famille et le tra-vail que peut réaliser une psychologue au sein d’uneéquipe départementale de soins palliatifs…

Enfin, nous sommes allés puiser des idées, des ressour-ces supplémentaires et complémentaires dans le travailexemplaire d’une infirmière coordinatrice des soins, cellede la « Maison » de Gardanne et nous avons pu découvrirtoutes les stratégies de soutien qu’elle a, par amour del’autre, inventé au fil des ans pour soutenir son équipe.

Mais la première des choses est sans doute de rappelerque des textes existent désormais pour soutenir ce travailde liens qui n’est pas toujours reconnu et valorisé commeil se devrait.

Le cadre juridique existe pour que la parole autour dela souffrance du malade en fin de vie, celle de sa famille,circule et devienne un objet de soins à part entière…

Après que la prise en charge de la douleur physiqueait fait l’objet d’une attention toute particulière, il étaitnormal que la souffrance psychique le soit à son tour…

L’organisation de l’écoute en clinique palliative : un enjeu capital du soin

La demande des patients passe par la parole, porteusede subjectivité [5].

En clinique palliative, les processus psychiques sous-jacents et leur décryptage constituent un enjeu capital dusoin.

Ce que dit et pense le malade est le matériel, le plussouvent exclusif, sur lequel toute l’équipe va « prendre ap-pui » pour travailler au soulagement des symptômes… Endehors de ce travail d’écoute spécifique, réalisé à plu-sieurs, en interdisciplinarité, rien ne permet de différencierun médecin de la douleur, d’un médecin exerçant dans ledomaine des soins palliatifs.

Les modalités d’organisation de l’écoute nous appa-raissent donc comme un élément essentiel de différencia-tion des pratiques et un enjeu capital du soin.

« Dans le cadre clinique, la médecine palliative se ré-vèle très proche de la clinique classique dans la mesureoù la tâche principale du travail médical est d’évaluer et

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de traiter les symptômes et les douleurs du patient. Ladéfinition du rôle médical est limitée à une expertise cli-nique et à une maîtrise de la douleur. Le médecin n’in-tervient ici que pour soulager une personne et fonde l’es-sentiel de sa légitimité sur cette logique de confort. Danscette perspective, les soins palliatifs sont perçus commeune « partie intégrante de la médecine » somatique et ré-duits à une médecine des douleurs de fin de vie. » [6].

En clinique palliative, au travers de l’organisation del’écoute, se pose, en filigrane, une question essentielle,celle de la place de chacun mais aussi et surtout celle dupartage des savoirs entre les différents praticiens de lapluridisciplinarité.

Cette nécessaire redéfinition ne manque pas de déclen-cher, dans les équipes, des prises de position de l’ordre de

la revendication identitaire, l’unexpliquant qu’il est forcément audessus parce qu’il a fait plusd’années d’études que l’autre,l’autre se sentant « dépossédé »du pouvoir de maîtrise que luiconfère habituellement la hiérar-chie médicale hospitalière, unautre encore se sentant « déva-

lué » lorsqu’on réintroduit dans sa pratique sa propre sub-jectivité, un autre enfin qui croit avoir résolu le problèmeen organisant à lui tout seul la pluridisciplinarité…

Ces crispations identitaires génèrent beaucoup de ten-sions, parfois de la violence.

Elles correspondent à un mal être en lien avec l’exer-cice même de la pratique palliative car « confrontés à laperte d’une partie de leurs prérogatives et de leurs fonc-tions (absence de perspective curative, faiblesse du con-tenu technique), les médecins éprouvent une difficulté àdélimiter un rôle spécifique et stable dans l’équipe. » [6].

Pour replacer la parole du malade au centre du dispositifde soins, il faut, me semble-t-il, penser les lieux d’écoutemais aussi penser la place du psychologue clinicien.

Cela présuppose, de la part de l’équipe, une reconnais-sance de la compétence spécifique du psychologue, unrespect de sa différence, de son altérité, mais aussi et sur-tout

un respect de son autonomie

[7].Pour une équipe médicale, accepter de reconnaître que

l’écoute du psychologue est différente de celle du méde-cin, même psychiatre, me semble être un facteur facilitantla prise en compte de la subjectivité dans la dynamiquedu soin.

Spécificités de la clinique palliative

Selon nous, la clinique palliative est sous tendue parune expérience paradoxale qui consiste, pour le patient,

à continuer à vivre et à investir (notamment les momentsprésents) tout en sachant qu’il va mourir [8].

Cette expérience sollicite sa capacité à être seul, inter-roge la constitution et la stabilisation d’un objet interne ets’articule avec le processus plus général de la séparation.

La position dépressive occupe une place centrale danscette expérience.

C’est elle qui conditionne la nature du vécu de la pertecar l’angoisse dépressive peut être vécue sur un mode plusou moins narcissique et catastrophique, ou plus ou moinsobjectal, selon le degré de structuration de l’appareil psy-chique et selon son niveau d’intégration [9].

Dans le domaine de la cancérologie, des soins palliatifsmais aussi dans bien d’autres domaines le médecin, aussicontenant soit-il, peut ne pas suffire à « endiguer » lesémergences anxieuses et la souffrance psychique.

Même si l’équipe qui accueille et entoure le malade semontre chaleureuse, prévenante et attentive, même si lessoignants sont à l’écoute, dans certaines situations (no-tamment celles où le pronostic vital est en jeu), le fait depouvoir consulter

librement

un psychologue peut s’avérerun complément indispensable à la prise en charge médi-cale [7].

Donner une information claire et précise sur la mala-die, sur les symptômes, sur les effets secondaires et lestraitements, n’élimine pas forcément le vécu subjectif, lespeurs et les angoisses. Certaines résistent à toutes les ap-proches rationnelles.

Dans des situations à fort potentiel traumatique, parlerde son vécu à un spécialiste ne crée pas de l’angoisse (con-trairement à certaines idées reçues) mais permet, au con-traire, de l’évacuer.

Si la prescription de traitements anxiolytiques ou an-tidépresseurs peut, parfois, être nécessaire, la plupart dutemps, elle doit être coordonnée à des entretiens régulierset à une approche plus psychologique. Sinon les rechutesanxieuses ne sont pas rares.

Le médecin, qu’il soit hospitalier ou libéral, son équipe,mais aussi le médecin généraliste qui garde souvent uneplace privilégiée auprès du patient et de sa famille, doi-vent amener le malade à comprendre qu’il est légitimed’être inquiet et de souffrir face à certaines situations. Ilest tout aussi légitime de vouloir et de pouvoir en parlerà un spécialiste, comme le psychologue.

Dans les cas les plus graves, notamment lorsque laperte de l’espoir n’a pas pu se « négocier » d’un point devue intra psychique et que l’on assiste à un mouvementde bascule radical et clivé entre espoir et désespoir, la« capacité à rêver » du malade se brise, ce qui laisse lepatient aux prises avec des affects d’angoisse non média-tisés [8].

Nous tentons de dégager la notion de « catastrophe individuelle ».

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La douleur dépressive ne pouvant plus être intégréedans les structures psychiques, elle prend

de facto

une va-leur hautement traumatique.

Dès lors, le rôle du préconscient s’efface (temporaire-ment ou durablement) et le double sens des mots n’estplus accessible. Le patient bascule dans un monde où lesassociations s’appauvrissent, ou les rêves se « squelletti-sent » et où,

in fine

, « dire c’est faire apparaître la chose ».Dans un tel contexte, l‘appel désespéré à l’autre risque

de passer par les symptômes les plus biologiques ducorps, dont la douleur [2].

« Difficilement analysable, difficilement interprétable,cette souffrance appelle d’abord et avant tout une pré-sence et un partage d’affects car il n’y a pas véritablementde mots pour parler ce qui brise le continuum de la rela-tion à la vie. La douleur est bien évidemment à son pa-roxysme lorsque cette rupture de la continuité existen-tielle ne peut pas être compensée par l’investissementpositif d’objets internes protecteurs. Dans ce cas précis lesmots manquent et le malade est atteint dans sa capacitéà penser et à élaborer les affects.

En l’absence d’un soin et d’une prise en charge spé-cialisée, cette souffrance nourrit des mouvements psy-choaffectifs intenses qui peuvent déconstruire durable-ment l’unité psychosomatique. » [8].

Dans le cadre d’une consultation psychosomatique ap-profondie, le psychologue pourra apprécier la part psy-chodynamique et structurelle qui sous tend l’angoisse dé-pressive mais aussi la part inhérente aux défaillances etau manque à être d’un environnement médical trop dur,trop froid qui ne parvient pas à aménager une circulationpositive des affects et une place pour une écoute empa-thique de la souffrance psychique.

La médecine occidentale est fondée, encore de nosjours, sur une séparation entre ce qu’éprouve le maladeet la représentation scientifique de la maladie.

Jean-Louis Pedinielli rappelle à ce propos deux célè-bres formules de Leriche qui illustrent parfaitement cetteposition : « si l’on veut définir la maladie, il faut la dés-humaniser », « dans la maladie, ce qu’il y a de moins im-portant au fond, c’est l’homme. » [10].

L’absence de reconnaissance (et donc de prise encharge) de la souffrance morale et existentielle que génèrela maladie grave, crée chez le malade, chez sa famille maisaussi chez les équipes soignantes, une souffrance singu-lière, un chaos, qui peuvent être, du point de vue psychi-que, d’une violence tout aussi destructrice que peut l’êtrela violence physique.

Le visage du néant et de la mère morte alimente legouffre du désespoir, nous dit Jean Begoin, qui assimilele désespoir à la pulsion de mort. Il ajoute : « lorsque l’en-fant ressent que les projections de ses états les plus in-tenses tels que l’extase et la rage sont précipitées dans le

néant au lieu d’être saisies par un être humain vivant quiy répond de manière appropriée… cet enfant acquiert lesentiment qu’il existe un espace à l’intérieur de la mèredans lequel il ne peut projeter ses états de détresse. » [11].

Pour que la parole circule au sein d’un service desoins, il faut un cadre contenant, sécurisant, respectueuxde celui qui parle, de celui qui écoute… Il faut avoir enviede placer l’écoute au cœur du dispositif de soins…

Cette organisation singulière, nécessaire à l’accompa-gnement de la fin de vie, présuppose l’abandon d’unschéma d’organisation vertical, pour investir un schémahorizontal, beaucoup plus souple, où chacun a sa place etrespecte l’autre dans sa compétence spécifique.

Elle exclut la violence et les prises de pouvoir intem-pestives…

Faut-il des psychologues dans les unités de psycho-oncologie et de soins de support ?

Vouloir placer le médecin (psychiatre ou autre) commele référent médical du psychologue au sein d’unités ditesde psycho-oncologie ou de soins de support, correspondà une autre logique, à une autre manière de penser le soinqui s’avère plus verticale, plus hiérarchisée.

Cette organisation « calque » en tout point le modèlemédical classique. Elle permetaux médecins de « réinvestir »une position « dominante », lessoignants redevenant, dans cesystème, « dépendant » de laprescription médicale.

Cette réaffirmation de l’auto-rité, ce besoin impérieux et ma-nifeste de se démarquer du restede l’équipe, révèle en fait la difficulté qu’ont certains mé-decins à se positionner et à exister face à une culture soi-gnante qui, dans la pratique palliative en tout cas, restemajoritairement dominante [6].

En ce qui concerne l’écoute, le médecin doit savoirqu’il est totalement absurde de vouloir prescrire du psy-chologue ou des séances de psychologie comme on pres-crit des gouttes ou des médicaments, sauf bien évidem-ment s’il s’agit de prescrire des séances de thérapiescomportementales qui visent à « éradiquer », à faire tairele symptôme.

Mais la visée de la psychologie comportementale, trèsprésente dans le domaine de la cancérologie, n’est pas lavisée de la psychologie clinique et on ne peut pas « in-féoder » la pratique du psychologue clinicien à celle dumédecin sans prendre le risque de « dénaturer » la pre-mière…

La position dépressive occupe une place centrale dans cette expérience.

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Car il s’agit de deux pratiques qui s’opposent en toutpoint.

En effet la première, la pratique médicale, cherche àfaire taire le symptôme (ce qui est normal et nécessaire)tandis que la seconde, la pratique du psychologue clini-cien, vise tout au contraire à le laisser parler, « à l’écou-ter » dans tout ce qu’il a de plus subjectif, de plus singu-lier (ce qui est à notre avis tout aussi normal etnécessaire)…

C’est pour cette raison que le psychologue doit garderson autonomie au sein de l’équipe médicale et paramédi-cale.

Être autonome ne veut pas dire être au dessus ou endessous mais à côté, aux côtés. Cette position constitueun élément de différenciation qui permet la libre circula-tion de la parole. Elle autorise une prise en compte de ladimension intersubjective dans la dynamique du soin.

Antoine Bioy nous rappelle qu’on entend par « iatro-génie » tous les actes et attitudes qui se révèlent nocifs

pour un patient pris en chargepar la médecine, alors qu’en fait,ce terme renvoie initialement àtout ce qui est produit par la mé-decine [12].

Effets des traitements, placedu toucher lors d’une ausculta-tion, mais aussi effets relation-nels et impact psychique d’une

parole échangée avec le malade.Peut-on réellement se priver de l’analyse de ces di-

mensions lorsqu’on prend en charge un patient ?Le psychologue peut être celui qui amène l’équipe à

réfléchir sur ces dimensions, certes subjectives, mais si im-portantes dans l’accompagnement individuel, intime, d’unmalade. Un rôle cependant mal perçu ou parfois mal ac-cepté par certains.

Ainsi, l’organisation de la prise en charge des maladesen fin de vie par le monde médical peut avoir une con-séquence directe, iatrogène, particulièrement dévastatrice,sur la pratique clinique des psychologues cliniciens : Lesmalades en arrivent à avoir peur de nous ! « Si je vois lepsychologue, c’est que je vais mourir » nous disent-ils…Ou encore, sur un ton plus ironique et sarcastique : « Tiensvoilà le prêtre laïque ! ». Des paroles parfois prononcéesen miroir de ce que l’équipe pense et transmet, le plussouvent malgré elle, au patient.

La clinique de la fin de vie ne se nourrit pas de pouvoiret de hiérarchie (médicale ou autre) mais, au contraire, derespect, du respect de tous (patients, soignants, familles,bénévoles…) dans leurs difficultés, dans leurs manques àêtre et leurs faiblesses…

Elle fait de la libre circulation de la parole une con-dition indispensable à sa réussite.

Dans les

staffs

dits de soins palliatifs, la parole de lafemme de service, de l’aide soignant, du psychologue oude la secrétaire a autant de valeur que celle du médecin.

La clinique de la fin de vie présuppose l’acceptationd’un travail sur notre propre organisation psychique, surnos propres mécanismes de défense, un refus de la toutepuissance et de l’omnipotence que sous tendent les mou-vements d’idéalisation qui sont par essence des mouve-ments artificiels et instables car ils ne sont jamais issusd’une relation à l’objet élaborée.

Elle requiert de la part des soignants la capacité devivre ensemble le paradoxe de la fin de vie, maisaussi parfois de le « souffrir » à travers l’expériencela plus aride de frustration intellectuelle et métaphorique.Il s’agit d’accéder en équipe à l’interdépendance, niveaurelationnel optimal, par opposition à une conceptionduelle et asymétrique de la relation au malade [8].

Conclusion

Notre pratique clinique, notre écoute des malades, deleurs familles, parfois aussi des équipes qui les soignent,confirme le bien fondé d’une reconnaissance et d’uneprise en charge précoce de l’angoisse.

Cette expérience très enrichissante me conforte dansl’idée qu’il faut des psychologues cliniciens, non pas dansles unités de psycho-oncologie ou de soins de supportmais dans les services de médecine ou de chirurgie, dèsl’annonce du diagnostic.

En effet, lorsque tout au long de la maladie, il ne peutpratiquement être rien dit de cette souffrance (notammentparce que le médecin manque de temps), il arrive fré-quemment que la plainte au niveau de la douleur orga-nique augmente, notamment en fin de vie et l’expériencemontre que cette part-là de la douleur ne peut malheu-reusement pas être calmée avec de la morphine… [2].

Le psychologue mais aussi l’équipe dans son ensemble(et nous insistons pour rappeler toute l’importance du soininfirmier dans cette prise en charge) va agir, tout au longde la maladie, comme une sorte de « Moi Auxiliaire » ca-pable d’accueillir et de reprendre les sensations violentesdu malade (mais aussi de sa famille) pour leur en restituer,autant que faire se peut, une représentation organisée,apaisée…

De la qualité de la relation contenant-contenu quenous serons capables d’aménager, entre nous, en équipe,dépendra la capacité du malade à élaborer les sensationset les émotions, à tolérer l’angoisse et à penser…

À nous de filtrer, de lier et de contenir ensemble lesmouvements d’espoir et de désespoir du malade, de sa fa-mille… À nous de rassembler, en équipe, un malade quimeurt, et de « rétablir » une continuité psychique, une pa-

Être autonome ne veut pas dire être au dessus ou en dessous mais à côté, aux côtés.

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role. Car c’est dans l’interaction positive aux soignantsque le malade et sa famille pourront ancrer leur désir devivre, ou plutôt de continuer à vivre malgré tout…

L’organisation singulière dans la pluridisciplinarité parl’interdisciplinarité devra tenir compte de ces différentsfacteurs et créer les conditions d’une « consensualité par-tagée » entre espoir et désespoir.

Il s’agit d’instaurer, dès l’annonce du diagnostic, untravail psychologique qui consiste à aider le patient

« àmettre du sens, à construire une représentation de ce quin’en a pas, et de l’engager à accepter ce qui semble nepas pouvoir l’être »

explique Antoine Bioy [12].En guise de conclusion et pour renforcer notre propos,

citons une fois de plus cette malade qui, en décem-bre 2000, lors des États Généraux des malades du cancer,nous invitait, nous soignants, à réfléchir sur notre prati-que clinique.

Elle nous interpellait de la manière suivante :

« Je suisun être physique, psychique, un être subtil et spirituel.Comment m’avez-vous traitée ? »

Remerciements :

Remerciements au Pr M. Chatel et au Pr P. Paquis pour leurinvitation à participer aux sessions paramédicales du congrès de l’ANOCEFqui s’est déroulé à Monaco au mois de Janvier 2004.

Références

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2. Brocq H. Angoisse de mort et violence du désespoir dans lamaladie cancéreuse. A propos de la souffrance psychique desmalades. Douleurs 2002 ; 3 : 79-84.

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