Le PS et le nucléaire

2
Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet Nucléaire : quand le PS virait de bord Par Jade Lindgaard Article publié le dimanche 15 mai 2011 Deux événements se télescopent ces jours-ci avec la commémo- ration des trente ans de mai 1981 deux mois après l’accident nucléaire de Fukushima, le 11 mars 2011. Rien à voir ? Pas si sûr. Alors que la catastrophe japonaise relance en France le débat quasi éteint sur le choix du nucléaire, se repose la question du sou- tien historique de la gauche aux politiques de l’atome. En 1981, le programme nucléaire hexagonal est déjà bien lancé. Mais c’est sous les deux septennats de François Mitterrand qu’il va prendre toute son ampleur : sur les 58 réacteurs que compte aujourd’hui le pays, 38 sont mis en service entre mai 1981 et 1995, année de l’alternance présidentielle. Pourtant la critique du nucléaire faisait bien partie du programme de campagne du candidat Mitterrand : les 110 propositions (au rang 38 et 40) promettent un référendum et, en attendant, un gel des nouvelles constructions de centrales, ainsi qu’une loi garantis- sant le contrôle des citoyens et des élus. Le 5 mai 1981, lors d’un débat télévisé face au président sortant, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand défend une diversification de l’approvision- nement énergétique, à l’aide du charbon (c’était il y a trente ans, avant la découverte du changement climatique), des énergies re- nouvelables et des économies d’énergie. Voici l’extrait : Débat télévisé entre Giscard et Mitterrand, le 5... par Mediapart Débat télévisé entre Giscard et Mitterrand, le 5 mai 1981. Mais à l’automne 1981, les socialistes au pouvoir refusent de mettre en œuvre leurs promesses. Pierre Mauroy, le premier mi- nistre, annonce au Parlement que le gouvernement entend faire construire six nouvelles tranches nucléaires chaque année et clôt le débat en engageant la responsabilité de son gouvernement de- vant les élus sur son « programme d’indépendance énergétique » le 7 octobre. Les parlementaires ne peuvent pas voter sur la politique énergétique de l’exécutif, contraints d’approuver ou de rejeter le gouvernement dans sa totalité. La manœuvre législa- tive sonne le glas des espoirs des opposants au nucléaire. « Dans les tribunes de l’Assemblée j’assistais à ce discours, c’était une grosse surprise... je suis sorti pleurer avant la fin », se souvient Bernard Laponche, physicien très opposé à l’atome, et à l’époque responsable syndical à la CFDT. «Je crois que tu n’as pas compris !» C’est d’autant plus une surprise que, contrairement à Matignon, la majorité des socialistes est favorable à une baisse de la part du nucléaire dans le modèle énergétique français. Pierre Mauroy n’a pas seulement déçu les écologistes, il a aussi désavoué ses cama- rades du PS. Cet épisode méconnu de l’histoire du parti est au- jourd’hui raconté par Paul Quilès, ancien directeur de campagne de François Mitterrand en 1981 et surtout ancien délégué national à l’énergie. A l’époque, cet ancien cadre du pétrolier Shell est le « monsieur économie d’énergie » du PS et un opposant résolu de la stratégie « tout nucléaire ». Pendant la campagne, il est parvenu à amender le projet du PS pour y intégrer deux propositions : la baisse du nombre de tranches et l’abandon du projet de surgénéra- teur (un nouveau type de réacteur). Soumis au vote des militants, l’« amendement Quilès » est adoubé par la majorité des militants. C’est ce texte que le jeune député Quilès s’apprête à défendre en octobre 1981 auprès des députés, dont l’immense majorité ? on est en pleine vague rose ? sont des élus PS. « Le groupe socialiste se retrouve dans une grande salle du troisième sous-sol de l’Assem- blée nationale, se souvient-il aujourd’hui, l’ambiance est chaude. A la tribune, se trouvent le premier ministre Pierre Mauroy, le mi- nistre des finances, Jacques Delors, le ministre du budget, Laurent Fabius, le premier secrétaire du PS, Lionel Jospin, et le ministre de la recherche, Jean-Pierre Chevènement. Un incident se pro- duit avec Pierre Mauroy. Dans les coulisses, il me prend à par- tie : ?Quilès, ton truc là... ?, je l’interromps : ?C’est pas mon truc , mais la politique du parti... ?, mais il me coupe : ?Je crois que tu n’as pas compris : on n’est plus sous la IVe République! Ce ne sont pas les parlementaires ni les partis qui prennent les décisions graves : c’est le gouvernement ?.» Pourtant, en 1978, le parti socialiste avait tout à fait officielle- ment défendu « une autre politique de l’énergie » dans un livre très novateur pour l’époque, critiquant le lien entre consomma- tion d’énergie et croissance, défendant les économies d’énergie et rejetant « le développement massif et incontrôlé de l’électro nu- cléaire ». Le parti de François Mitterrand y défend au contraire « un développement modéré du nucléaire, avec un nombre de sites limité, transition vers une société moins gaspilleuse en énergie et dans laquelle les énergies nouvelles assureraient une part im- portante des besoins ». L’année suivante, il soutient la « pétition nationale pour une autre politique de l’énergie » qui fédère une partie des écologistes. La fermeture de Plogoff, promesse improvisée C’est un tout autre discours que tient Pierre Mauroy devant les députés le 7 octobre 1981 : « Le mythe de Prométhée est toujours vivant. Nos civilisations ne se développent que par des transgres- sions. Et même lorsque nous nous effrayons de notre propre au- dace, nous devons savoir que nous serions bien davantage culpa- bilisés si, demain, nos enfants étaient en droit de nous reprocher de ne pas leur avoir donné une source de richesse qui était à notre portée. » Que dit le socialiste nordiste du risque nucléaire, pour ses travailleurs et ses riverains ? « N’oublions pas, à l’heure où nous évoquons les risques, réels au demeurant, de l’énergie nu- cléaire, que le pays a longtemps accepté en silence de bâtir sa puissance sur la mort brutale des coups de grisou, sur la mort 1

description

Article publié sur le site MEDIAPART. "Nucléaire : quand le PS virait de bord", par Jade Lindgaard, 15 mai 2011.

Transcript of Le PS et le nucléaire

Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet

Nucléaire : quand le PS virait de bordPar Jade LindgaardArticle publié le dimanche 15 mai 2011

Deux événements se télescopent ces jours-ci avec la commémo-ration des trente ans de mai 1981 deux mois après l’accidentnucléaire de Fukushima, le 11 mars 2011. Rien à voir ? Pas sisûr. Alors que la catastrophe japonaise relance en France le débatquasi éteint sur le choix du nucléaire, se repose la question du sou-tien historique de la gauche aux politiques de l’atome. En 1981,le programme nucléaire hexagonal est déjà bien lancé. Mais c’estsous les deux septennats de François Mitterrand qu’il va prendretoute son ampleur : sur les 58 réacteurs que compte aujourd’huile pays, 38 sont mis en service entre mai 1981 et 1995, année del’alternance présidentielle.Pourtant la critique du nucléaire faisait bien partie du programmede campagne du candidat Mitterrand : les 110 propositions (aurang 38 et 40) promettent un référendum et, en attendant, un geldes nouvelles constructions de centrales, ainsi qu’une loi garantis-sant le contrôle des citoyens et des élus. Le 5 mai 1981, lors d’undébat télévisé face au président sortant, Valéry Giscard d’Estaing,François Mitterrand défend une diversification de l’approvision-nement énergétique, à l’aide du charbon (c’était il y a trente ans,avant la découverte du changement climatique), des énergies re-nouvelables et des économies d’énergie. Voici l’extrait :Débat télévisé entre Giscard et Mitterrand, le 5... par MediapartDébat télévisé entre Giscard et Mitterrand, le 5 mai 1981.Mais à l’automne 1981, les socialistes au pouvoir refusent demettre en œuvre leurs promesses. Pierre Mauroy, le premier mi-nistre, annonce au Parlement que le gouvernement entend faireconstruire six nouvelles tranches nucléaires chaque année et clôtle débat en engageant la responsabilité de son gouvernement de-vant les élus sur son « programme d’indépendance énergétique» le 7 octobre. Les parlementaires ne peuvent pas voter sur lapolitique énergétique de l’exécutif, contraints d’approuver ou derejeter le gouvernement dans sa totalité. La manœuvre législa-tive sonne le glas des espoirs des opposants au nucléaire. « Dansles tribunes de l’Assemblée j’assistais à ce discours, c’était unegrosse surprise... je suis sorti pleurer avant la fin », se souvientBernard Laponche, physicien très opposé à l’atome, et à l’époqueresponsable syndical à la CFDT.

«Je crois que tu n’as pas compris !»

C’est d’autant plus une surprise que, contrairement à Matignon,la majorité des socialistes est favorable à une baisse de la part dunucléaire dans le modèle énergétique français. Pierre Mauroy n’apas seulement déçu les écologistes, il a aussi désavoué ses cama-rades du PS. Cet épisode méconnu de l’histoire du parti est au-jourd’hui raconté par Paul Quilès, ancien directeur de campagnede François Mitterrand en 1981 et surtout ancien délégué nationalà l’énergie. A l’époque, cet ancien cadre du pétrolier Shell est le «

monsieur économie d’énergie » du PS et un opposant résolu de lastratégie « tout nucléaire ». Pendant la campagne, il est parvenuà amender le projet du PS pour y intégrer deux propositions : labaisse du nombre de tranches et l’abandon du projet de surgénéra-teur (un nouveau type de réacteur). Soumis au vote des militants,l’« amendement Quilès » est adoubé par la majorité des militants.C’est ce texte que le jeune député Quilès s’apprête à défendre enoctobre 1981 auprès des députés, dont l’immense majorité ? on esten pleine vague rose ? sont des élus PS. « Le groupe socialiste seretrouve dans une grande salle du troisième sous-sol de l’Assem-blée nationale, se souvient-il aujourd’hui, l’ambiance est chaude.A la tribune, se trouvent le premier ministre Pierre Mauroy, le mi-nistre des finances, Jacques Delors, le ministre du budget, LaurentFabius, le premier secrétaire du PS, Lionel Jospin, et le ministrede la recherche, Jean-Pierre Chevènement. Un incident se pro-duit avec Pierre Mauroy. Dans les coulisses, il me prend à par-tie : ?Quilès, ton truc là... ?, je l’interromps : ?C’est pas mon truc, mais la politique du parti... ?, mais il me coupe : ?Je crois que tun’as pas compris : on n’est plus sous la IVe République ! Ce nesont pas les parlementaires ni les partis qui prennent les décisionsgraves : c’est le gouvernement ?.»

Pourtant, en 1978, le parti socialiste avait tout à fait officielle-ment défendu « une autre politique de l’énergie » dans un livretrès novateur pour l’époque, critiquant le lien entre consomma-tion d’énergie et croissance, défendant les économies d’énergie etrejetant « le développement massif et incontrôlé de l’électro nu-cléaire ». Le parti de François Mitterrand y défend au contraire «un développement modéré du nucléaire, avec un nombre de siteslimité, transition vers une société moins gaspilleuse en énergieet dans laquelle les énergies nouvelles assureraient une part im-portante des besoins ». L’année suivante, il soutient la « pétitionnationale pour une autre politique de l’énergie » qui fédère unepartie des écologistes.La fermeture de Plogoff, promesse improvisée

C’est un tout autre discours que tient Pierre Mauroy devant lesdéputés le 7 octobre 1981 : « Le mythe de Prométhée est toujoursvivant. Nos civilisations ne se développent que par des transgres-sions. Et même lorsque nous nous effrayons de notre propre au-dace, nous devons savoir que nous serions bien davantage culpa-bilisés si, demain, nos enfants étaient en droit de nous reprocherde ne pas leur avoir donné une source de richesse qui était à notreportée. » Que dit le socialiste nordiste du risque nucléaire, pourses travailleurs et ses riverains ? « N’oublions pas, à l’heure oùnous évoquons les risques, réels au demeurant, de l’énergie nu-cléaire, que le pays a longtemps accepté en silence de bâtir sapuissance sur la mort brutale des coups de grisou, sur la mort

1

Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet

lente de la silicose, sur le sacrifice de générations de mineurs. »Sur l’échelle de la souffrance sociale, le nucléaire est jugé moinsgrave, et donc plus acceptable que le coût du charbon en vies hu-maines.Mais c’est ensuite que l’allocution prend un tour plus renversant.Alors que depuis des mois les socialistes dénoncent le manquede démocratie du système énergétique et l’absence de débat, lechef du gouvernement annonce que les municipalités qui s’op-poseraient d’aventure à l’installation d’un site nucléaire sur leurterritoire seraient court-circuitées par les régions et par l’Etat pourpasser au-dessus du désaccord : « Si les conseils municipauxdonnent un avis défavorable, il appartiendra au conseil régionalde se réunir et de trancher. Il pourra ou non confirmer l’implan-tation proposée, ou en suggérer une autre, ou refuser tout équi-pement nucléaire dans la région. En dernier ressort, et dans undélai d’un mois, le Gouvernement saisira le Parlement s’il estimequ’un équipement est néanmoins indispensable. »

Tout est dit. Finalement, la seule concession qu’accorde la gaucheau pouvoir aux anti-nucléaires est l’arrêt de la centrale de Plogoff,

en Bretagne, qui avait fédéré un important mouvement d’opposi-tion. Le 28 mai 1981, Louis Le Pensec, ministre de la mer, an-nonce à la sortie du conseil des ministres la suspension du projet.François Mitterrand en avait fait la promesse le 9 avril 1981, lorsd’un meeting à Brest. Mais même là, il s’en est fallu de peu, etcet engagement a manqué ne pas voir le jour, raconte Paul Quilès,qui se souvient qu’avant et après de prendre la parole devant lasalle, le futur président de la République s’était montré plus quecirconspect sur le sujet. Il le raconte dans cette vidéo :Paul Quilès par Mediapart

L’ancien directeur de campagne ne sera jamais ministre de l’éner-gie du gouvernement socialiste. « J’avais l’establishment contremoi. Nous avions bien d’autres soucis : la peine de mort, les na-tionalisations, les fuites de capitaux... la question énergétique estpassée au second plan. »

A la veille de l’élection de 2012, et alors que la position du futurcandidat socialiste sur le nucléaire reste incertaine, cette décep-tion historique hante les mémoires des écologistes d’aujourd’hui.

Le journal MEDIAPART est édité par la Société Éditrice de Mediapart (SAS). Capital social : 4 017 200 e.Immatriculation : no 500 631 932 RCS Paris. Numéro de CPPAP : en cours.Président : Edwy Plenel. Directeur éditorial : François Bonnet.Rédaction et administration : 8 passage Brulon, 75012 Paris.Courriel : contact@mediapart. f r . Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90.

2