LE PROCES DE LA DOULEUR

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LE PROCES DE LA DOULEUR Patrick Triadou LES DOULEURS DU DRAGON 1 c' 1 est dans les années soixante-dix que les Chinois ont fait connaître au reste du monde la possibilité de réaliser des interventions chirurgicales sous acupuncture. Cette décou- verte a surpris l'Occident habitué à utiliser des analgésiques et des anesthésiques chimiques. Elle a remis au goût du jour l'étude des mécanismes de la douleur et a stimulé les recherches concernant la mystérieuse représentation de l'organisme que propose la médecine traditionnelle chinoise, ainsi que la non moins surprenante technique de traitement qui consiste à faire appel à l'insertion d'aiguilles dans le corps pour recouvrer la santé. Cinq milleinterventions réalisées en Europe ontpermis de tester l'analgésie acupuncturale. Utilisées seules ou en combinaison avec l'administration de myorelaxants et d'antalgiques, les aiguilles sont stimulées manuellementou à l'aided'appareils électriques pour ne pas gêner le chirurgien. Plusieurs facteurs interviennent dans la prévision des résultats et dans la sélection des malades : stabilité du système végétatif, seuil de réponse élevé pour la douleur, stabilité des para- 146 REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1995

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Patrick Triadou

LES DOULEURSDU DRAGON

1c' 1est dans les années soixante-dix que les Chinois ont faitconnaître au reste du monde la possibilité de réaliser desinterventions chirurgicales sous acupuncture. Cette décou­

verte a surpris l'Occident habitué à utiliser des analgésiques et desanesthésiques chimiques. Elle a remis au goût du jour l'étude desmécanismes de la douleur et a stimulé les recherches concernantla mystérieuse représentation de l'organisme que propose lamédecine traditionnelle chinoise, ainsi que la non moins surprenantetechnique de traitement qui consiste à faire appel à l'insertiond'aiguilles dans le corps pour recouvrer la santé.

Cinq mille interventions réalisées enEurope ontpermis de testerl'analgésie acupuncturale. Utilisées seules ou en combinaison avecl'administration de myorelaxants et d'antalgiques, les aiguilles sontstimulées manuellement ou àl'aide d'appareils électriques pourne pasgêner le chirurgien. Plusieurs facteurs interviennent dans la prévisiondes résultats et dans la sélection des malades : stabilité du systèmevégétatif, seuil de réponse élevé pour la douleur, stabilité des para-

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mètres cardiovasculaires, importance réduite des masses musculaireset adipeuses pour éviter les manœuvres chirurgicales importantes aucours des interventions abdominales. La courte durée des opérations(inférieure à une heure) semble enfin être un élément déterminant. Dessuccès ont couronné les traitements de cataractes, de glaucomes,d'affections de l'oreille, l'ablation des amygdales, de la thyroïde ou dusein.Siles résultatsont encore été satisfaisantspour des césariennes oudes hystérectomies, ils ont été insuffisantsdans les cas d'interventionsportant sur l'estomac, la vésicule biliaire ou le côlon.

De nombreux travaux, s'inspirant des quelques connaissancesscientifiques actuellement disponibles sur les mécanismes de ladouleur, ont été consacrés, chez l'homme et dans des modèlesanimaux, à la compréhension de l'analgésie acupuncturale. Desmodifications de concentrations de messagers chimiques impliquésdans le contrôle de la douleur ont été constatées, après stimulationde points d'acupuncture, au niveau de zones précises du cerveauet dans le liquide céphalorachidien. Ces études ont amené àproposer des modèles impliquant plusieurs voies nerveuses dansle contrôle de la transmission du message douloureux. Le cortexcérébral n'est pas resté étranger à cette modélisation et sesdifférentes aires de représentation du corps peuvent expliquer ladisposition dans l'espace du système des méridiens d'acupuncture.Si ces différents travaux ont permis de faire un premier pas, il fautbien reconnaître que nous sommes encore loin de pouvoir disposeren Occident comme en Chine d'une théorie unifiée des mécanismesde la douleur, ou peut-être faudrait-il dire des douleurs. Les raisonsd'un tel constat, qui n'a rien de pessimiste, sont à rechercher dansla complexité de l'organisation du système nerveux et la multiplicitéapparente des voies de transmission de l'information dans lessystèmes biologiques, sans parler des dimensions purement psychi­ques ou culturelles des douleurs.

Si la Chine n'a pas connu de religions, deux des écoles quiont vu le jour à partir du Ve siècle avant notre ère ont fini parstructurer la pensée et proposer des visions de l'homme, de la sociétéet du monde environnant : les taoïstes et les confucéens. Le termetaoïsme fait référence au Dao (selon le système pin yin detranscription officielle de la république populaire de Chine), quisignifie littéralement la voie, le chemin, et désigne la façon dont

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spontanément marchent le monde et la vie. Le sage taoïste retrouveà l'œuvre dans son corps les différentes forces qui président aufonctionnement cyclique et régulé de la nature. Peu préoccupé parla vie sociale, il arrive au décours d'une ascèse mentale à prendreconscience du Dao et à s'y identifier. Il modèle sa conduite sur cellede la nature et, se cantonnant dans l'aspect le plus efficace de l'actionqu'est la non-intervention (wu wez), il fait de sa pensée le réceptaclevide dans lequel le Dao peut se loger. Il est ainsi disponible pourvivre pleinement le présent. Avant tout intéressés par l'aspectdynamique des phénomènes, les taoïstes n'ont pas retenu la barrièrede la visibilité et n'ont pas fermement distingué les choses du corpset de l'esprit. Cela ne signifie pas que les activités de l'esprit n'aientpas été prises en compte - des termes les désignant existent dansle vocabulaire chinois - mais que les Chinois n'ont pas mis en placeun monde d'idées et ont bien plus été attirés par la compréhensiondu changement et des relations entre les phénomènes que par leurdéfinition et leur analyse en tant qu'objet réifié. Ce mode dereprésentation, s'il n'a pas la claire apparence d'une pièce d'anato­mie, n'est pas pour autant flou et désordonné. Il tire sa cohérence,non de la logique inscrite dans le discours, mais du procès régulieret ordonné qui, de tout temps, a permis à la nature d'alterner sesmanifestations. La douleur morale, de ce point de vue, devient unenon-acceptation du présent tel qu'il est. Zhuang zi, un des plusgrands penseurs de cette école, n'affirme-t-il pas lui-même, devantla mine stupéfaite d'un ami venu lui rendre visite après le décès deson épouse et le découvrant en train de joyeusement jouer de lamusique, qu'après s'être initialement laissé aller à un moment dedésespoir il avait réalisé qu'elle était retournée au vide d'où elle avaitémergé, et que cela était parfaitement naturel. C'est dans ce cadreintellectuel que sont apparus en Chine les premiers naturalistescueilleurs de simples et les premiers alchimistes, et que s'estconstituée la tradition médicale.

Confucius est le grand sage que s'est donné la Chine. S'il n'apas laissé d'écrits, ses disciples ont fait office de scribes et ontrecueilli sa pensée dans les Entretiens. Plusieurs auteurs, dontMencius, ont ensuite perpétué sa tradition et ont fini par formerl'école confucéenne. Soucieux des problèmes de leur époque, ceshommes se sont évertués à préciser les notions de vertu d'humanité

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(ren) , d'homme de bien (jun zi), d'équité Cyl) ainsi qu'à penserl'ordre social, qu'ils modèlent sur les rites, l'organisation familialeet le culte des ancêtres. Conscients qu'il est nécessaire de remplirles ventres avant d'enseigner la morale au peuple, ils se présententcomme des conseillers des princes puis des empereurs, auprèsdesquels ils jouent le rôle de fonctionnaires d'un Etat dont ilsstructurent la gestion et l'orthodoxie de pensée en organisantl'enseignement des classiques. Les sources de la douleur, dans cecontexte, s'identifient aux malheurs du peuple, au revers de l'Etatface aux barbares, à la faillite de l'ordre moral, à la disparition despratiques rituelles avec leurs vertus d'harmonisation sociale et à ladisparition de la famille, qui interdit la communication avec lesancêtres, au cours d'un culte garantissant la continuité de l'ordreet de la culture. Taoïsme et confucianisme ont alternativementinspiré les poètes, qui ont exprimé la douleur causée par laséparation d'avec un ami ou une femme chers à leur cœur. La poésie,mode majeur d'expression en Chine, a également été influencée parle bouddhisme, qui est la troisième grande école de pensée.

Bouddha et la conscience de la douleur

Bien que d'origine étrangère, puisque le Bouddha historiquea vécu dans le nord de l'Inde au voisinage de l'actuel Népal, lebouddhisme du Grand Véhicule, qui a pénétré en Chine au débutde notre ère et surtout à partir du Ve siècle, a fini par y occuperune place plus importante que dans sa patrie d'origine, avant degagner le Japon et le Tibet.Ayant provoqué des réactions de la partdes penseurs taoïstes et participé au déclenchement du mouvementnéo-confucéen au XIe et au XIIe siècle, le bouddhisme a été la sourcede plusieurs écoles, parmi lesquelles on compte l'école Chan(méditation, Dhyâna ou Zen en japonais, « subitisme »), qui a leplus séduit les Occidentaux par son radicalisme anti-intellectuel.

Si ce n'est pas ici le lieu de dresser le tableau de la vasteinfluence qu'a eue le bouddhisme dans l'expression artistique etdans la vie sociale chinoises, nous désirons attirer l'attention sur laplace particulière qu'il a donnée à la douleur dans la prise de

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conscience de la dimension humaine ultime. LeBouddha historiqueSiddhârta Gautama, fils de roi, fut élevé en prince jusqu'au jour où,quittant son palais et ses plaisirs raffinés, il découvrit successivementla maladie, la vieillesse, la mort et l'ascèse. Ces découvertesl'amenèrent à penser que tout était douleur dans le mondephénoménal, qui lui-même n'était qu'apparence. Après une pre­mière tentative d'ascèse trop dure et infructueuse, il finit pardécouvrir la voie juste, qui le conduisit à l'illumination (nirvana).La cessation de la douleur, qui accompagne la sortie du cycle desréincarnations, se produit au moment de l'éveil de la conscienceà la nature de Bouddha, qui est présente dans chaque être et queseule l'ignorance voile. De ce point de vue, le Bouddha a pu êtreconsidéré au Tibet comme le premier médecin.

Des médicaments qui «chassent levent et l'humidité»

Si nous quittons les grands cadres de la pensée chinoise pouraborder la vision médicale de la douleur en Chine, nous sommesd'emblée confrontés àune conception de l'homme qui lui est propre.Parmi les solutions thérapeutiques que cette médecine traditionnellea proposées aux souffrances, certaines comme l'utilisation demédicaments ne nous sont pas étrangères. Cette remarque doit êtreimmédiatement tempérée par la vocation que confère aux médica­ments la première matière médicale chinoise. La matière médicalede Shennong (empereur mythique, héros civilisateur) comporte troiscent soixante-cinq médicaments répartis en trois classes, supérieure,intermédiaire et inférieure, dont seule la dernière est destinée à traiterles maladies, les deux premières étant réservées à l'entretien de lavie, qui, de tout temps, a été une préoccupation majeure en Chine,comme le montre encore aujourd'hui la pratique d'un certainnombre d'enchaînements de mouvements que rythme la respiration.

Le champ d'application des plus de quatre mille plantes quecomporte la matière médicale chinoise actuelle est vaste, mais il restedifficile à cerner dans cette présentation succincte, car il faudraitrentrer dans le détail de la nosologie chinoise traditionnelle, qui esttrès différente de la nôtre. Que dire, en effet, en quelques mots, de

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médicaments « qui chassent le vent et l'humidité )), ce dernier chapitrede la pathologie pouvant qualifier certaines formes d'arthralgiescomme des prurits ou des mycoses, affections individualisées par lescaractères insidieux et traînants de leurs manifestations. Il existenéanmoins des médicaments facilement abordables comme lesvermifuges ou les purgatifs et ceux permettant de calmer la toux, ladiarrhée ou l'esprit. L'action antispasmodique de Scopolia tanguticaa été découverte au début des années quatre-vingt alors qu'on disait,il y a deux mille ans, qu' (( elleservait à soigner les maux de ventre )).

Rarement prescrits de manière individuelle, les médicamentss'intègrent dans des prescriptions où ilsoccupent des positions hiérar­chiques en fonction de l'importance de leur rôle dans l'effet recherchéet où certains contrecarrent les effets indésirables d'autres, dont laprésence est néanmoins indispensable. Sila notion de toxicité n'avaitpas échappé aux médecins chinois, qui s'étaient armés pour s'enprémunir, la prescription de ces recettes thérapeutiques répond àdesrègles qui obligent à pénétrer la physiologie, la physiopathologie,comme l'élaboration d'un diagnostic dans le cadre de cette médecine.

L'ensemble, bien que non scientifique, reflète un certain degréde cohérence. Le classement hiérarchique des médicaments quenous évoquions plus haut rappelle la conception de l'acte médicalprésentée dans le Classique de l'interne de l'empereur jaune(empereur mythique, héros civilisateur). Cet ouvrage retrace, sousforme d'un dialogue entre le maître céleste Qi Bo (grade dans lahiérarchie taoïste) et l'empereur jaune, l'initiation de ce dernier àl'art de guérir par le premier. Les médecins se répartissent enmédecins supérieurs, capables de détecter la maladie avant qu'ellene survienne et donc de la prévenir, et en petits artisans besogneuxqui ne savent que traiter les maladies une fois qu'elles se sontdéclarées. Ce tableau merveilleux, qui permet à l'authentique maîtrede l'art de déceler dès l'examen du teint ou la prise des pouls auxtrois emplacements du poignet le dysfonctionnement dont souffreson patient, rappelle l'intérêt des Chinois pour la maîtrise des aspectssubtils, non encore actualisés, des phénomènes. Il permet égalementde comprendre les anciens traités de stratégies militaires oùl'important était de gagner la guerre sans livrer bataille, et quiservirent de livre de chevet à Mao Zedong au moment de la LongueMarche. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les médecins, oublieux

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des parties anatomiques, aient concentré leurs efforts, pour décrirele fonctionnement du corps, sur les mouvements du Qi (souffle,énergie, en fait intraduisible). S'il est possible d'agir sur le Qi, il estbeaucoup plus difficile d'être efficace sur une lésion pathologiqueayant pris forme. Lesage, évitant les excès de toutes sortes, conformesa conduite au Dao des saisons. Prompt à se mobiliser au printempset en été, il se couche tôt et se lève tard en hiver, tout en restreignantson activité. Sachant, de plus, se débarrasser des mille préoccupa­tions de son esprit, il en retrouve la véritable nature et sait épargnerson Qi. Cette hygiène de vie physique et mentale constitue unevéritable médecine préventive, source de longévité, et évitant lasurvenue des douleurs. Ces leçons de sagesse, dont nous aurionssûrement à tirer quelques bénéfices, du fait des stress de toutesorigines qui empoisonnent notre vie quotidienne d'homme modernedans l'environnement rentable de nos grandes cités, ne résumentpas, bien entendu, la médecine chinoise traditionnelle, qui, elle aussi,a eu à affronter la douleur.

L'autre solution que les Chinois ont trouvée pour guérir lesmaladies a, en revanche, de quoi surprendre. L'acupuncture est uneinvention proprement chinoise qui n'a jamais vu le jour ailleurs, etil faut bien avouer que l'idée de traiter des maladies en enfonçantdes aiguilles à certains emplacements du corps a de quoi surprendre.L'acupuncture est inséparable, en Chine, de la moxibustion (zhenJiu) qui consiste à chauffer certains points de la peau à l'aide decônes ou d'un bâtonnet d'armoise incandescents.

Tonification ou dispersion

Succédant aux poinçons de pierre signalés par la tradition etmis à jour par les archéologues, les aiguilles, qui sont apparues avecle développement de la métallurgie, sont de taille et de diamètreplus ou moins grands en fonction de la profondeur des points àatteindre. Elles sont à l'heure actuelle stérilisées et vendues dans unconditionnement ne permettant qu'un seul usage. L'action thérapeu­tique des aiguilles, qui sont maniées selon les techniques de« tonification »ou de «dispersion» suivant que le diagnostic est (pour

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simplifier) faiblesse de l'organisme ou invasion par l'agent patho­gène, se produit au niveau des points d'acupuncture. Ces points,qui se détectent facilement à la palpation et se caractérisent par unemodification de la résistance électrique de la peau, que mettentaujourd'hui en évidence différents appareils disponibles dans lecommerce, sont pour la plupart regroupés sur les trajets desvaisseaux-méridiens qui sillonnent le corps. Ils sont traditionnelle­ment conçus comme étant des trous ou des cavernes. Ces trousmettent en relation l'intérieur du corps avec le monde environnant.Les cavernes sont à la fois les endroits où le Ciel et la Terrecommuniquent et les emplacements au sein des montagnes où seretiraient les sages pour méditer. Les montagnes, qui sont le lieupar excellence de la rencontre des Qi du Ciel et de la Terre,représentent un thème fréquemment évoqué en poésie et consti­tuent une pièce maîtresse de la peinture de paysages. Sièges de l'actethérapeutique, les points d'acupuncture sont également la ported'entrée des agents pathogènes lorsqu'ils ne fonctionnent pasnormalement du fait d'une défaillance du Qi défensif. Ils disposentchacun d'un nom principal et de plusieurs noms secondaires, alorsque les éléments de la forme corporelle qui ne bénéficient pas d'unenomenclature détaillée sont regroupés en cinq catégories : chairs,muscles-tendons, os, vaisseaux et peau.

Si la médecine chinoise est connue en Europe depuis que lesJésuites ont tenté d'évangéliser la Chine et le Japon au XVIIe siècle,l'acupuncture n'a pénétré la pratique médicale occidentale qu'audébut de ce siècle. On l'utilise pour lutter contre la douleur, maisla douleur ne constitue pas per se un chapitre de la nosologiechinoise. Elle apparaît en revanche dans de nombreux tableauxcliniques, syndromes ou maladies, que les médecins chinois ontretenus pour décrire la pathologie. Comprendre les « mécanismes »

de la douleur oblige à faire une incursion dans la physiologie etla physiopathologie chinoises. De façon très générale, on peut direque tout obstacle à la circulation du Qi peut être source de douleur.Les Chinois ont, de tout temps, été très vigilants au bon état defonctionnement du réseau hydrographique nécessaire à l'agriculture.Yu le grand, un autre héros civilisateur, s'est rendu célèbre pouravoir su dompter les eaux et les crues des grands fleuves, quireviennent fréquemment comme métaphores pour désigner les

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vaisseaux-méridiens du corps. Si le corps a une forme, ce n'est pascet aspect que les médecins chinois ont privilégié pour le penser.Pour eux, le corps est avant tout un conglomérat de Qi aux multiplesfonctions particularisées. Ces Qi le traversent de part en part et ycirculent de manière cyclique pendant vingt-quatre heures.

Le réseau des vaisseaux-méridiens (jing tua), qui regroupeplusieurs systèmes de canaux parfaitement individualisés, s'organisepour l'essentiel autour des douze vaisseaux principaux. Chacund'entre eux connaît un afflux préférentiel de Qi au cours d'une desdouze heures chinoises de la journée. Ils décrivent le tronc, la têteet les membres, et disposent de trajets superficiels sur lesquels sontlocalisés les points d'acupuncture, comme de trajets profonds quiles mettent en relation avec les organes pleins et creux auxquelsils sont individuellement affectés. Ces organes, définis par leursfonctions plus que par leurs structures, sont responsables del'ensemble des activités métaboliques de l'organisme et sont mis enrelation par la théorie des correspondances avec les cinq agents etles six Qi climatiques qui rendent compte du fonctionnement dumonde environnant. Le poumon, par exemple, qui est l'organe dela respiration, le maître du Qi, correspond à l'agent métal qui, avecl'automne, régit le mouvement de descente du Qi, tout comme cettesaison se caractérise par rapport aux autres par la chute des feuilleset l'enfouissement de la vie dans les profondeurs de la terre, effectivependant l'hiver. Le corps est un microcosme régi par les mêmesrègles de fonctionnement que le macrocosme et aux saisons de lanature correspondent les composants du corps. Ace schéma de basese superpose l'ensemble des fonctions métaboliques propres del'organisme qui permettent l'élaboration du Qi, du sang, des liquidesorganiques et de l'essence. Les différents aspects de l'activitépsychique sont répartis entre les organes qui deviennent dès lorsles grands organisateurs de la physiologie. Les Chinois ont ainsiprivilégié une vision dynamique du corps dans lequel les organes­fonctions occupent la profondeur, tandis que les éléments de laforme corporelle se situent en périphérie et n'ont qu'un intérêtrestreint, dans la mesure où ils échappent au changement, qui estla base de la perception de l'aspect subtil du corps, qui a retenuleur attention. Centre et périphérie sont reliés par le réseau desvaisseaux-méridiens.

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La théorie médicale chinoise est souvent présentée, enOccident et en Chine, comme la théorie du yin yang et des cinqagents. Si la théorie des cinq agents s'apparente à la successionordonnée des saisons, qui amène à concevoir l'anomalie en termesd'arrivée en avance ou en retard des caractéristiques du mondephénoménal par rapport aux moments des saisons, la théorie duyin yang invite à une vision dualiste et relationnelle du réel et ducorps. Yin et yang, dont les graphies évoquent les aspects ensoleilléset ombragés de la montagne, favorisent, comme les cinq agents, laréférence temps pour penser le vivant. Ils n'existent que l'un parrapport à l'autre et s'engendrent mutuellement, comme la secondemoitié de l'année succède à la première. La prédominance de l'un,tout comme la prédominance d'un des cinq agents, interdirait auprocessus naturel de se poursuivre et causerait des manifestationspathologiques dont le signal serait l'apparition de la douleur. Yinet yang, qui constituent ainsi les deux phases d'un processus régulé,qualifient aussi bien le temps que l'espace du monde naturel et ducorps. Au Ciel yang correspond l'initiative que la Terre yin réifie.L'homme et le jour sont yang quand la femme et la nuit sont yin.Créant des catégories, ils mettent en place les relations qui régissentleurs rapports. Les parties hautes et gauches du corps sont yangquand les parties basses et droites sont yin. Les méridiens commeles organes sont yin ou yang. Cette réflexion s'appuie sur unraisonnement analogique et peut constamment ramener n'importequel phénomène à l'unité. Ce bref survol de la théorie médicalechinoise peut servir d'introduction à la compréhension des concep­tions de la pathologie et des manifestations douloureuses, quiconditionnent le choix des médicaments, comme des pointsd'acupuncture pour les traiter.

Les causes des maladies se répartissent en trois catégories :externes, internes, ni externes ni internes (blessures, intoxications...).Les causes internes sont les émotions et les causes externes sontles Qi climatiques (froid, vent, chaleur, sécheresse et humidité). Cesdifférentes causes sont classées en yin ou yang et sont affectées auxcinq agents par la théorie des correspondances. Les émotions etles Qi climatiques ne deviennent pathogènes que lorsqu'ils sontexcessifs et empêchent le déroulement du processus naturel régulé.

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Sur le plan thérapeutique, un excès de yang ou la manifestationdébordante d'un agent amèneront à choisir des points d'acupunctureou des médicaments susceptibles de renforcer l'aspect yin del'organisme ou un autre agent. Cette idée de dérégulation a étéconceptualisée au VIlle siècle avec les termes de Qi orthodoxe(zheng Qt) et de Qi pathogène (xie Ql). Leterme pathogène évoqueici une métaphore militaire et désigne aussi ce qui n'est là ni au bonmoment ni au bon endroit. L'examen clinique, qui comprendl'analyse du teint, de la langue, du comportement, des bruits du corpset surtout l'examen des pouls aux trois emplacements du poignet,permet, avec les règles diagnostiques, de localiser l'anomalie à unestructure-fonction du corps (organe, vaisseaux-méridiens...) et d'enpréciser la nature (atteinte par le froid, excès de yang...). Lesrésultatsde cette enquête autorisent le choix des médicaments ou des pointsd'acupuncture qui sont susceptibles d'éliminer l'agent pathogène oude rétablir la fonction déficiente. Pour chacun des médicamentscomme pour les points d'acupuncture sont données des propriétéset des listes de symptômes qu'ils peuvent combattre. On distinguedeux sortes de points d'acupuncture : des points qui se retrouventsur tous les vaisseaux-méridiens et dont certains correspondent auxcinq agents, et d'autres, spécifiques d'un méridien donné. Chacunde ces points a des propriétés thérapeutiques particulières et, pourles points spécifiques, elles rappellent les fonctions du vaisseau­méridien sur lequel ils sont situés, ou de l'organe qui est relié à cevaisseau-méridien.

Le vaisseau-méridien tai yang qui est relié à la vessie,correspond par exemple à la couche énergétique la plus superficiellede l'organisme. Première cible de l'attaque par le vent-froid, causede torticolis, il compte dans sa symptomatologie des douleurs dela nuque et des céphalées accompagnées de sensation de froid, defrissons, de fièvre et de rhinorrhée. La douleur est ici localisée surle trajet du méridien qui passe au niveau de la nuque et de la tête.La technique thérapeutique consiste à provoquer une sudation pouréliminer l'agent pathogène, responsable de ce nous qualifierions desyndrome grippa1. La vessie, ici, ne désigne pas la vessie telle quenous l'entendons, mais une fonction de répartition et de contrôled'émission des liquides en généra1. Un chapitre entier du Classiquede l'interne est consacré aux lombalgies, qui, en fonction du trajet

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et de la nature des douleurs, sont affectées à tel ou tel vaisseau­méridien de jambe dont elles reproduisent le cheminement. Lediagnostic conditionne ici le choix des points et l'efficacitéthérapeutique. Il est d'ailleurs assez banal de constater que, s'iln'existe pas de preuves anatomiques de l'existence des vaisseaux­méridiens, de nombreuses douleurs suivent dans leurs irradiationsles trajets de ces canaux. Si une douleur du flanc fait facilementévoquer une atteinte du foie, de la vésicule biliaire ou de leursvaisseaux-méridiens, une douleur plus profonde et de localisationdifférente peut amener à incriminer le dysfonctionnement d'un autreorgane ou vaisseau-méridien, qui sera qualifié, par exemple,d'atteinte par la chaleur, secondaire à tel processus pathogèneémotionnel causant un déficitde l'aspect yin de la structure-fonctiontouchée.

L'acupuncture,complément de la médecine scientifique

Cet aperçu d'aspects culturels et médicaux du vécu et de laconception de la douleur si différents de ceux auxquels noussommes habitués doit être complété par un regard sur l'Asiecontemporaine. Si la médecine scientifique occidentale a, depuislongtemps maintenant, été acceptée au Japon et en Chine, lamédecine traditionnelle continue d'y être pratiquée et connaît mêmeà l'heure actuelle une nouvelle expansion au pays du Soleil-Levant.Les raisons de cette situation ne semblent pas être, comme onpourrait le penser à propos de la Chine, de nature purementéconomique, culturelle ou idéologique, mais plutôt résulter del'efficacité et du tri astucieux fait entre les indications relatives deces deux formes de médecine. L'utilisation de l'imagerie informati­que dans l'aide au diagnostic traditionnel, des techniques destimulations électriques, comme l'intérêt des organismes internatio­naux et des grandes firmes pharmaceutiques pour les produits desmédecines traditionnelles semblent aller dans ce sens. L'appréciationde l'efficacité de l'acupuncture par des techniques scientifiquesconnaît, de plus, aujourd'hui, un regain d'intérêt en Occident,

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comme en témoigne la création récente du journal ofAlternativeand Complementary Medicine, qui vise à évaluer ces dernières. Ala demande du NIH (National Institute for Health), un médecin del'université d'Oxford a réalisé une métaanalyse de seize étudesportant sur le traitement de l'asthme par acupuncture. Se fondantsur la réduction du nombre de crises et la diminution des besoinsen médicaments, il conclut à une certaine efficacitéde l'acupuncturedans 62 % des cas.

L'effet placebo, dont on sait l'importance en médecineoccidentale, a été pris en compte grâce à l'utilisation de « pointsfantômes» qui ne sont pas censés produire de résultats. Sila majoritédes manœuvres d'acupuncture s'avère pouvoir avoir un effet aprèscette réévaluation, l'auteur ne tire aucune conclusion définitive, et2,5 millions de dollars ont été affectés par le NIH pour descompléments d'étude sur les résultats obtenus par l'acupuncturedans le traitement de l'asthme. De tels travaux permettront de mieuxdéfinir les champs d'application de l'acupuncture et sa complémen­tarité éventuelle avec la médecine scientifique. Ce n'est pas, en effet,parce que les mécanismes d'action de l'acupuncture ne sont pasencore élucidés qu'elle n'est pas pour autant efficacedans un certaindomaine de la pathologie.

Patrick Triadou

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