Le Problème de La Mélancholie Anxieuse

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LE PROBLÈME DE LA MÉLANCOLIE ANXIEUSE Frédéric Pellion ERES | Cliniques méditerranéennes 2007/2 - n° 76 pages 287 à 296 ISSN 0762-7491 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2007-2-page-287.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pellion Frédéric, « Le problème de la mélancolie anxieuse », Cliniques méditerranéennes, 2007/2 n° 76, p. 287-296. DOI : 10.3917/cm.076.0287 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.187.245.23 - 13/05/2014 20h27. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.187.245.23 - 13/05/2014 20h27. © ERES

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Frédéric Pellion.

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LE PROBLÈME DE LA MÉLANCOLIE ANXIEUSE Frédéric Pellion ERES | Cliniques méditerranéennes 2007/2 - n° 76pages 287 à 296

ISSN 0762-7491

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2007-2-page-287.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pellion Frédéric, « Le problème de la mélancolie anxieuse »,

Cliniques méditerranéennes, 2007/2 n° 76, p. 287-296. DOI : 10.3917/cm.076.0287

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Frédéric Pellion

Le problème de la mélancolie anxieuse

Le problème dont je vous propose de débattre a initialement été posé parSigmund Freud, dans son « Manuscrit G » de 1896, en ces termes : « Lamélancolie se combine typiquement avec une angoisse grave » (Freud, 1956c,p. 93) 1. Pas de mélancolie sans angoisse, donc.

J’ai choisi cette phrase car elle bouscule opportunément nos habitudesde pensée, qui résument si souvent la clinique de la souffrance psychique àune projection des symptômes du patient sur la grille, le tableau, de l’exis-tence psychique contemporaine – tableau dont, depuis les deux livres deSören Kierkegaard, Le concept de l’angoisse (Kierkegaard, 1935) et le Traité dudésespoir (Kierkegaard, 1949), les deux entrées les plus communes sontl’anxiété et la dépression. Elle suggère en effet une participation de la mélan-colie, prise en tant que « type » clinique – avec, bien sûr, la part d’abstractionque ce terme emporte –, à ces deux dimensions simultanément. Ce qui consti-tue la mélancolie comme médiation, troisième terme, entre dépression etanxiété, et indique en même temps une réelle différence de nature entremélancolie et dépression.

*Notre problème est donc une pièce à conviction du vaste dossier de ce

qui distingue mélancolie et dépression.Rouvrons quelques minutes ce dossier. Les classifications psychiatriques

actuelles ont tendance à rapprocher, voire à confondre, mélancolie et dépres-sion 2. Au point que l’une de ces classifications, l’ICD-10, publiée en 1992,

Cliniques méditerranéennes, 76-2007

Frédéric Pellion, psychiatre, praticien hospitalier, Centre hospitalier Sainte-Anne, 17 rue Broussais,75674 Paris ; psychanalyste, 4, rue Jean Ferrandi, 75006 Paris.1. Intervention au stage « Angoisses et dépressions », Collège clinique de Paris, 25 janvier 2006.2. Depuis le DSM III-R, publié en 1987, les « épisodes dépressifs » ne sont plus dorénavant rangésque selon leur « intensité », en « légers », « moyens », et « sévères » (American Psychiatric Asso-ciation. DSM III-R, Critères diagnostiques, tr. fr., Paris, Masson, 1989).

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recommande de tout simplement d’abandonner le terme « mélancolie » pourle remplacer par l’expression « syndrome somatique » (1993, p. 100). Tour depasse-passe terminologique qui rappelle beaucoup celui de Jean ÉtienneDominique Esquirol, en 1820 : « [Il faut] laisser le mot mélancolie aux mora-listes et aux poètes, qui, dans leurs expressions, ne sont pas obligés à autantde sévérité que les médecins » (Esquirol, 1976, p. 78).

La sévérité, le sérieux, n’excluent toutefois pas, me semble-t-il, l’atten-tion aux faits de langage, qui sont aussi des données concrètes ; et, de fait, lesdiscours tenus dans la mélancolie et dans la dépression non seulement se dis-tinguent, mais s’opposent.

Le soubassement de l’énoncé dépressif est une logique du manque, del’incomplétude, de l’insuffisance ; mais, quand la dépression n’est pas mélan-colique, d’une insuffisance en relation, d’une insuffisance en rapport. Ce rap-port suppose un second terme, un « ce qui devrait être » – ou à un « ce quidevrait être eu ». Et cette mise en relation, en rapport, donne crédit à l’idéede Freud d’un conflit actif entre le plaignant 3 et ce second terme, que ce der-nier nomme « idéal du moi » (Freud, 2005).

Rompant avec la statufication post-freudienne de cet idéal – à laquelleparticipe, entre autres, le mythe kleinien de l’« objet total » (Klein, 1968) –,Lacan a insisté sur sa dissémination en une « constellation d’insignes »(Lacan, 1966b, p. 679) où se diffractent les conditions de l’« assentiment del’Autre » (Lacan, 1991, p. 434).

Cette dissémination de l’idéal est tout à fait cohérente avec l’hypothèsede sa teneur symbolique, langagière. Mais elle est aussi cohérente avec uneautre hypothèse, formulée par Lacan en 1960, et selon laquelle le discoursdépressif relève toujours, en dernière analyse, d’un « céder sur son désir »(Lacan, 1986, p. 370). En effet, céder sur son désir, c’est délaisser le savoirencore informulé, inarticulé – il conviendrait de dire préconscient – qu’on ade ce désir, au profit de l’intimidation qui fixe le sujet à ce qui figure son idéal(Pellion, 2000c). En d’autres termes, s’en tenir à la dépression comme mala-die, voire ratifier le fantasme du handicap dépressif, c’est perdre toute chancede savoir quelque chose des signifiants qui balisent le lieu du désir. On com-prend ainsi que Lacan ait pu être amené, à peu près quinze ans plus tard, àradicaliser la thèse du « céder sur son désir » par celle du « rejet de l’incons-cient » (Lacan, 2001, p. 526) – rejet qui apparaît alors comme un corollaire,parmi d’autres, de la « sévérité » médicale.

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3. Il vaudrait peut-être mieux écrire « le plaintif ».

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La logique mélancolique est d’un autre ordre que celle-ci, en ce que lemanque y est beaucoup moins apparent. Le mélancolique va en effet jus-qu’au point de non-retour où se profère, par exemple, cette phrase : « Tout ceque je dis est faux 4. »

Cette sentence démontre que l’absolutisme de la folie, que le « Tout », ici,signe, n’a pas besoin d’autre chose que du reniement de la vérité communepour s’exprimer. Alors que cette vérité commune, qui se fonde sur un « Cer-taines choses, parmi ce que je dis, pense, ou crois, sont peut-être vraies »,demeure en fonction dans la dépression – ce qui fait en particulier que ledéprimé, au contraire du mélancolique, s’estime fondé à se plaindre de sonétat. L’énoncé « Tout ce que je dis est faux » manifeste au contraire qu’il n’y adans la mélancolie pas de vrai, aucun vrai. Elle se situe en cela à un momentlogiquement opposé de celui de la paranoïa : le mécanisme fondamental decette dernière, l’interprétation, se nourrit au contraire de la vérité – soit, commele faisait remarquer Freud dès 1901, d’un « Il y a du vrai dans tout cela »(Freud, 1986a, p. 273). (De même, l’hallucination, en tant qu’elle véhicule de lacertitude, peut à la limite être considérée comme un cas particulier d’interpré-tation, comme une interprétation se produisant malgré le sujet (Pellion, 2000b).)

C’est-à-dire que le sujet mélancolique est privé même du recours d’êtrepersécuté. Il faudrait pour cela quelque chose préalablement délimité comme« premier extérieur » (Freud, 1992), voire comme « monde extérieur réel »(Freud, 1995), selon les expressions de Freud. Soit quelque chose qui soitpourvu d’un minimum de consistance « ontologique ».

Je pense pouvoir éviter ici le reproche d’Esquirol, car au moins un psy-chiatre a déjà fait usage de ce mot. Il s’agit de Jules Cotard, qui, en 1880, dansun article portant le titre – oh combien assorti à notre propos ! – de « Dudélire hypocondriaque dans une forme grave de mélancolie anxieuse »(Cotard, 1880), consigne les « négations métaphysiques » (Cotard, 1880,p. 171) de ses mélancoliques. Il y fait aussi valoir ses intuitions de l’atteinteradicale de la vérité dans la mélancolie, et de ce que doit la vérité du mondeà ce qui en ordonne la consistance symbolique. Et, deux ans plus tard, il pré-cise encore que ces négations portent en premier sur les éléments abstraits ouliés aux abstractions de la culture que sont Dieu, bien sûr, mais aussi les« notaires », les « médecins », les « tribunaux », etc. (Cotard, 1882, p. 283-284).

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4. F. Pellion, Mélancolie et vérité, chapitre 2, Paris, PUF, 2000. Il suffit donc à un sujet ordinaired’être mélancolique pour produire des énoncés analogues à ceux que l’on rencontre dans lesmanuels de logique, où ils paraissent fabriqués. (En l’occurrence, cet énoncé-ci se superposeassez bien au paradoxe du menteur, connu depuis l’Antiquité et largement commenté par Lacandans son Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973,spécialement les p. 127-129.)

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Voici donc introduit dans notre débat un terme nouveau, celui de vérité,et, corrélativement, une nouvelle ligne de partage des symptômes, qui paraîtse déduire des seules combinatoires du symbolique, et ainsi se rendre indé-pendante de la gradation des affects qui va de l’anxiété à la dépression.

On peut en effet soutenir que la proposition « Tout ce que je dis est faux »unifie la diversité des manifestations de la vieille affection mélancolique : lesmanifestations mélancoliques propres à chaque époque interpréteraient ainsiles butées du moment quant à la vérité (Pellion, 2000a). Les symptômes de lamélancolie sont en effet toujours insérés là où les manquements de la vérité àson devoir de concordance sont le plus criants. L’acedia et la mélancolied’amour sont deux formes bien documentées de cette insertion de la maladiedans l’inconsistance de l’Autre : l’acte d’aimer Dieu et l’acte d’aimer unefemme – actes dont la codification, au reste, n’a cessé de varier au cours dessiècles – sont à l’évidence des actes de foi, ou, pour parler comme René Des-cartes, des actes où se conjuguent volonté et entendement, c’est-à-dire les deuxdimensions les plus radicalement inconciliables du sujet (Guenancia, 1999).Pour le dire autrement, ce sont des actes où le risque du sujet se mesure trèsexactement à l’aune de l’improbabilité de l’objet que celui-ci s’est choisi.

Deux questions se posent alors. D’abord, comment est-il alors possibleque la proposition nucléaire qui affirme « tout ce que je dis est faux » – et quirelève, donc, du registre de la pensée –, ait pu se rabattre, en environ un siècleet demi, sur la collection des manifestations matérielles de la dépression ?Ensuite, comment l’anxiété selon Freud « typique » de la mélancolie rejoint-elle cette pathologie de la vérité ?

Les manifestations matérielles de la mélancolie regroupent des atteintesdu corps dont certaines sont reportées presque telles quelles de l’antiquemaladie vers les classifications récentes. Ainsi de celles que vise l’expressionprécédemment citée de « syndrome somatique », ou encore, dans leDSM-III-R, de celles qui contribuent à isoler, au sein des dépressions dites« sévères », un « type mélancolique 5 » résiduel.

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5. Dont, parmi les neuf items qui le spécifient, six réfèrent directement ou indirectement à l’acti-vité du corps : « Présence d’au moins cinq des symptômes suivants : 1) Perte d’intérêt ou de plai-sir pour toutes ou presque toutes les activités ; 2) Manque de réactivité aux stimulationshabituellement agréables […] ; 3) Dépression régulièrement plus marquée le matin ; 4) Réveilmatinal précoce […] ; 5) Agitation ou ralentissement psychomoteur (non limité à des plaintessubjectives) ; 6) Anorexie ou perte de poids significative […] ; 7) Absence de perturbation signi-ficative de la personnalité avant la survenue du premier épisode dépressif majeur ; 8) Un ou plu-sieurs épisodes dépressifs majeurs antérieur(s) suivi(s) par une rémission complète ou presquecomplète ; 9) Bonne réponse antérieure à un traitement antidépresseur somatique spécifique etadéquat (par ex. tricycliques, électrochocs, IMAO, lithium) » (American Psychiatric Association.DSM III-R, Critères diagnostiques, Paris, Masson, 1989, p. 152).

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Les phénomènes que ces items décrivent sont pris très au sérieux par lapsychanalyse aussi : « hémorragie libidinale », pour Freud (1956c, p. 97) ;« rupture au joint le plus intime du sentiment de la vie, pour Lacan (1966a,p. 558). Mais, quand le seul regard médical les délimite, on néglige d’exami-ner le parallèle entre leur « marche 6 » et le déploiement fautif des idées ; ainside la succession décrite par Cotard entre idées de damnation, d’immortalitéet d’incurabilité – que l’on oublie trop souvent de rechercher, alors qu’ellesrendent, selon moi, raison de nombre d’échecs thérapeutiques –, puis néga-tions corporelles (Cotard, 1882). Et cette même négligence finit par rendreaveugle à toute détermination qui ne soit pas purement corporelle.

Comment, donc, la protestation originelle contre l’absence de vérité enl’Autre – un exemple antique en est le procès instruit contre l’inconduitesexuelle de Zeus par Héraclès mélancolique dans la tragédie d’Euripide(Sophocle, 1967, et Pellion, 2000a, chapitre 15) – s’est-elle trouvée retournéecontre le corps propre du protestataire ?

L’auto-reproche mélancolique isolé par Freud (Freud, 1989) – ce miracled’équilibre notionnel, encore tout du domaine de la pensée, mais déjà assi-gné au-dedans du sujet lui-même –, se tient à l’apogée de cette trajectoire. Etle foyer en est une figure que nous avons déjà entraperçue, celle de Descartes.En effet, le statut de « premier principe » (Descartes, 1953, p. 147) donné parDescartes au cogito, y compris s’agissant de démontrer l’existence de Dieu,produit un sujet inédit : ce sujet s’est certes approprié un peu de vérité, maisau prix d’admettre qu’une part de celle-ci, la causalité, ait trouvé refuge chezl’Autre divin (Guenancia, 1999). Par la grâce de cette amputation, Descartesa pu nous faire parvenir le premier récit d’une interprétation de rêve pro-duite simultanément au rêve par le rêveur lui-même (Pellion, 2000a, cha-pitre 3). De sorte qu’à partir de lui, la cause est en Dieu, certes, mais la véritéà l’intérieur… du rêveur. Et il suffit dès lors de négliger l’un des termes decette symbiose (Lacan, 1966e) pour dissoudre le délire des négations dans laphraséologie, due à Jules Séglas – un exact contemporain de Freud –, d’une« altération du sens organique de la personnalité », et la mélancolie dans la« dépression » ([Pellion, 2000a), chapitre 13). À partir de ce moment, la causede la maladie est hébergée elle aussi à l’intérieur du rêveur, mais de soncorps.

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6. « On ne suit pas avec assez de soin, en général, la marche des maladies mentales », Jean-PaulFalret, « De la folie circulaire », Des maladies mentales et des asiles d’aliénés, Paris, Baillière, 1864,p. 470.

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La dislocation cartésienne de la vérité est ainsi partie prenante de cetterésorption de la pensée dans l’étendue que manifeste le rabattement de lamélancolie psychique sur la dépression médicale. Freud lui-même, qui a finipar promouvoir l’idée qu’une vérité « historique » puisse être aussi recevableque la vérité « matérielle » conforme aux idéaux de la science, en a d’ailleurslui aussi, à sa manière, pris acte (Freud, 1985, 1986b).

Mais cette dislocation fait de la vérité qu’il faudrait le déchet de lamachine à concevoir cartésienne. C’est dans ce contexte que Lacan propose,par le truchement de son objet a, spécifié comme « impossible à concevoir »Lacan, 1965-1966 leçon du 5 janvier 1966, c’est-à-dire soustrait à la juridictiondu cogito, une manière de penser la vérité surmontant la nostalgie de l’an-tique adequatio rei et intellectus (Pellion, 2000a, chapitre 4) tout en inversant larépartition cartésienne entre vérité et cause. En effet, la vérité, une fois rame-née à être, en tout et pour tout, un manque, une perte, une « cession » (Lacan,2004, p. 375) propres à chacun, ne saurait rien valoir qui soit échangeable –sauf au travers de ce qu’elle occasionne, de ce qu’elle cause.

On saisit alors pourquoi les paradoxes logiques à l’instant évoquésmènent la mélancolie au voisinage de l’objet a, c’est-à-dire au lieu même de« cette sorte de torsion à laquelle l’organisation de la vie semble l’obliger »(Lacan, 2004, p. 327).

*

En 1963, Lacan donnait cette indication quant à la valeur de cet objet apour l’explication des symptômes mélancoliques : « Si nous ne distinguonspas l’objet a du i(a), nous ne pouvons pas concevoir ce que Freud […] articulepuissamment […] sur la différence radicale qu’il y a entre manie et deuil. Cerapport à a par où se distingue tout ce qui est du cycle “manie-mélancolie”de tout ce qui est du cycle “idéal”, de la référence “deuil ou désir”, nous nepouvons le saisir que dans l’accentuation de la différence de fonction du apar rapport au i(a), plus enracinante pour le sujet que n’importe quelle autrerelation » (Lacan, 2004, p. 388).

Voici qui corrobore l’opposition développée tout à l’heure entre dépres-sion et mélancolie ; mais surtout, qui éclaire ce mélange propre à la mélanco-lie de troubles de la causalité libidinale (a) et de l’imaginaire (i(a)) – cesderniers incluant les symptômes corporels évoqués tout à l’heure 7.

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7. Cette indication a été prolongée par la suggestion que la parenthèse isolant l’objet de son« masque » narcissique dans la notation i(a) pourrait être homogène à la coupure signifiante, iso-lant l’un de l’autre les registres du réel et de l’imaginaire, que provoque le Nom-du-père(M. Czermak, Passions de l’objet, Paris, Association freudienne internationale, 1996).

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L’objet a, Lacan nous l’a appris, est l’objet « cause du désir » (Lacan, 1966c,p. 691), c’est-à-dire la conséquence dernière de l’« étiologie sexuelle » (Freud,1956a]. Or, cette étiologie sexuelle, point d’Archimède de la psychanalyse, estelle-même indissociable du phénomène clinique de l’angoisse (Freud, 1956b).Tandis que les phénomènes de pensée mélancoliques, et en particulier lafaillite de la vérité, relèvent, en dernière analyse, d’une pathologie de la cause.Qu’ont en effet en commun l’auto-reproche, les idées d’incurabilité, et enfincette « toute-puissance » qui intéressa tant le dernier Cotard (1987, 1988) ?Rien, si ce n’est un rejet par le sujet de tout ce qui pourrait le situer dans lemonde autrement que comme seule et unique cause de lui-même. Or, causede soi-même, causa sui, c’est la lettre même de la doctrine médiévale concer-nant Dieu ; ce qui n’est pas indifférent si l’on veut bien se souvenir des démê-lés séculaires du mélancolique dit acédique avec ce dernier.

Mais prenons plutôt, pour terminer, un exemple plus contemporain decette pathologie de la cause. Tel patient, mélancolique, et à qui il avait étéproposé de prolonger quelques jours encore les soins hospitaliers, pourconsolider une amélioration déjà assez nette, faisait cette réponse : « Vous megardez aussi longtemps pour être sûr de ne jamais me revoir. » La réponse necorrespond clairement pas à la question posée 8 ; elle répond plutôt à unemésinterprétation de la question, qui fait rétroactivement entendre cettequestion comme ayant dissimulé une « intention de rejet » (Lacan, 1966a,p. 535). Or, il me semble que, si quelque chose est rejeté ici, c’est plutôt leprincipe même d’un lien de causalité entre les soins et le mieux-être, alorsmême que ce dernier est tout à fait reconnu par le patient. Ce lien causal esten somme « impossible à concevoir ». Voici selon moi où se situe le « manquedu manque » (Lacan, 2004, p. 53) qui provoque l’angoisse mélancolique :dans le manque d’une cause qui serait Autre que le sujet. Cette pathologie dela cause est donc la version mélancolique de la non-« extraction de l’objet a »(Lacan, 1966a, p. 551-552 et n. 1).

Du point de vue épistémique, la mise à nu de cette maladie de la causen’est pas le moindre des « bienfaits » (Fedida, 2001) de la mélancolie ; peu dechoses à attendre, de ce fait, dans son abord thérapeutique par la psychana-lyse, du côté de La poursuite de la vérité (Quine, 1993), si ce n’est un foisonne-ment des figures du nonsense, du rien et du vide (Kristeva, 1987) qui ne

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8. En effet, cette phrase fut prononcée sur un ton d’inquiétude qui, selon moi, permet d’exclureque s’en soit formulée dans l’esprit du patient une version plus développée, disant par exemple :« Vous me gardez aussi longtemps pour parfaire mes soins, et ce dans l’espoir de m’éviter unerechute. » La phrase aurait alors été dite avec soulagement et acquiescement ; au contraire, l’in-quiétude provient précisément de ce que la signification intermédiaire – « pour parfaire messoins » – demeure impensable pour le patient.

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diffère pas fondamentalement de la pure et simple « fuite des idées » quedécrivait Ludwig Binswanger (Biswanger, 1987). Car l’association véritable-ment libre, au sens freudien d’une association mue par le désir inconscient –en tant que celui-ci est un produit de la « cause introduite dans le sujet 9 » –,n’est possible qu’à un sujet chez qui l’objet a, qui à la fois en oriente le flux eten circonscrit le parcours, est en fonction. Mieux vaut donc – et là s’ouvriraitun autre chapitre, proprement clinique, voire thérapeutique – s’employer àrendre cet objet à sa fonction de cause manquante ; ce qui demande bien sou-vent, pour terminer sur cette seule indication, de s’en saisir très concrètement(Pellion, 2003).

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RésuméLes nosographies actuelles ont tendance à brouiller la distinction entre dépression etanxiété de la même manière que celle entre dépression et mélancolie. Partant d’uneindication de Freud relative à l’intrication entre angoisse et mélancolie, on essaiera derestaurer la véritable portée de ces deux distinctions ; mais il faudra pour cela faire ledétour par ce que pourrait être une formule stable de la position mélancolique.

Mots clésAngoisse, causalité, dépression, mélancolie, objet a, vérité.

THE PROBLEM OF ANXIOUS MELANCHOLY

AbstractCurrent nosographies tend to blur the distinction between depression and anxiety inthe same way that the do that between depression and melancholia. Starting from anindication of Freud’s related to the blending of anguish and melancholia, we shall tryto restore the true meaning of these two distinctions. To do so, we must make a detourthrough what could be called a stable formula for the melancholic position.

KeywordsAnguish, causality, depression, melancholia, object a, truth.

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