Le Père Etienne Isnard, premier historiographe de Toulon...

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LE PERE ETIENNE ISNARD PREMIER HISTORIOGRAPHE DE TOULON (1591 - 1656) Depuis une cinquantaine d'années. la Société des Amis du Vi eux- Toulon. possède dans ses réserves. le manuscrit de la première histoire de Toulon. Elle a été rédigée dans le second quart du XVII' siècle par un religieux d'origine toulonnaise. le père minime Etienne Isnard. S'i}. a été souvent exploité par des historiens de cette ville tant au qu'au XXI: siècle, notamment par le Docteur Gustave Lambert 1 et le chanoine Bouisson 2, il n'a jamais. à notre connaissance du moins, fait l'objet d'une étude quelque peu détaillée . C'est pourquoi il nouS a paru opportun de mettre à profit l'occasion de la tenue à Toulon du congrès de la Fédération historique de Provence sur l'historiographie pour en dire quelques mots et le tirer un instant de l'oubli. Après quelques informations biographiques sur l'auteur nous analyse- rons le manuscrit lui-même et terminerons sur le problème que soulève une copie partielle de ce même manuscrit effectuée au XVIII(' siècle. Le père Etienne Isnard est né à Toulon le 17 janvier 1591. Il est fils de Jean-Pierre et de Louise de Valserre. Par son père il appartient à une famille bourgeoise qui a donné plusieurs consuls à la commune. Par sa mère il appartient à la bonne bourgeoisie locale toulonnaise. Agé de quinze ans, en 1606, il entre chez les Minimes d'Aix. Neuf ans après, en 1615, il est ordonné prêtre. Ses supérieurs l'envoient aussitôt prêcher dans le Poitou où il se révèle prédicateur honnête J. 1. G. LAMBERT, Histoire de Tou/o. (4 tomes), Toulon, 1886-87-90-92 2. E. BOUISSON. HiJtoire des ivequeJ de Toulon. Toulon (1927) 3. J. RIT, « Etude sur la famille des Isnards (Les Isnards de Ury. Les Isnards de Cancelade})) dans Bulletins deJ Amis du Vieux-Toulon (J925), Nf 7 et Nf 8, p. 181 sq. et p 21l-248 4. E. BOUJSSON, «L'histoire de Toulon par le P. lsnard, minime et les origines chr(-tiennes de Toulon Il dans Bulletin deJ ArchiveJdll dioâJe dt FrijuJ-Tolllon (1935). nO ) 5. p.90- 102.

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LE PERE ETIENNE ISNARD PREMIER HISTORIOGRAPHE DE TOULON

(1591 - 1656)

Depuis une cinquantaine d 'années. la Société des Amis du Vieux­Toulon. possède dans ses réserves. le manuscrit de la première histoire de Toulon. Elle a été rédigée dans le second quart du XVII' siècle par un religieux d'origine toulonnaise. le père minime Etienne Isnard. S'i}. a été souvent exploité par des historiens de cette ville tant au XIX~ qu'au XXI: siècle, notamment par le Docteur Gustave Lambert 1 et le chanoine Bouisson 2, il n'a jamais. à notre connaissance du moins, fait l'objet d'une étude quelque peu détaillée . C'est pourquoi il nouS a paru opportun de mettre à profit l'occasion de la tenue à Toulon du congrès de la Fédération historique de Provence sur l'historiographie pour en dire quelques mots et le tirer un instant de l'oubli .

Après quelques informations biographiques sur l'auteur nous analyse­rons le manuscrit lui-même et terminerons sur le problème que soulève une copie partielle de ce même manuscrit effectuée au XVIII(' siècle.

Le père Etienne Isnard est né à Toulon le 17 janvier 1591. Il est fils de Jean-Pierre et de Louise de Valserre. Par son père il appartient à une famille bourgeoise qui a donné plusieurs consuls à la commune. Par sa mère il appartient à la bonne bourgeoisie locale toulonnaise. Agé de quinze ans, en 1606, il entre chez les Minimes d'Aix. Neuf ans après, en 1615, il est ordonné prêtre. Ses supérieurs l'envoient aussitôt prêcher dans le Poitou où il se révèle prédicateur honnête J.

1. G. LAMBERT, Histoire de Tou/o. (4 tomes), Toulon, 1886-87-90-92 2. E. BOUISSON. HiJtoire des ivequeJ de Toulon. Toulon (1927) 3. J. RIT, « Etude sur la famille des Isnards (Les Isnards de Ury. Les Isnards de

Cancelade})) dans Bulletins deJ Amis du Vieux-Toulon (J925), Nf 7 et Nf 8, p. 181 sq. et p 21l-248

4. E. BOUJSSON, «L'histoire de Toulon par le P. lsnard , minime et les origines chr(-tiennes de Toulon Il dans Bulletin deJ ArchiveJdll dioâJe dt FrijuJ-Tolllon (1935). nO ) 5. p.90- 102.

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Deux ou trois ans après ses débuts, pour raisons de santé, semble-t-il, il rejoint à Aix son couvent d'origine. En 1627 et 1628 on l'y voit exercer les fonctions de co-recteur. En 1630, cherchant alors à se rapprocher de sa famille il se retire chez les Minimes de Toulon dont le couvent a été ouvert dès 1609. Jusqu'à sa mort, il ne quittera plus celte ville.

Dès son retour, dans la petite patrie, il commence à rassembler les matériaux qui vont lui permettre d'écrire l'histoire de sa vaIe natale. La lecture du manuscrit par les références qu'il contient fait apparaître qu'ils sont de deux sortes. Pour la longue période qui s'étend des premiers occupants du sol jusqu'au début du XIIl' siècle le père lsnard puise dans les grands ouvrages des historiens provençaux de son siècle: Papon, Ruffi, Bouche, etc. Il applique à Toulon ce que ceux-ci ont dit de la Provence en général. Il ne dédaigne pas non plus les auteurs de l'Antiquité et notamment Strabon. A partir du XIlI' siècle , il va chercher ses informations directement dans les fonds locaux qu'il a à sa disposition: archives communales, archives de Sainte-Marie-de-la-Seds, la cathédrale toulonnaise et enfin les minutiers des notaires de l'époque. Malheureusement, par manque d'esprit de synthèse, il n'en tire pas toujours ce qu'il aurait pu en tirer. Mais en homme d'histoire consciencieux. il ne manque jamais de citer avec précision les références des citations qu'il est amené à faire.

Enfin, entre 1630 et le 24 octobre 1656, jour de son décès, il rédige son œuvre. Elle restera un monument inachevé. La dernière page traite des événements toulonnais survenus en l'année 1481. Les cent soixante-quinze ans que Toulon. en tant que ville provençale vient de vivre sous l'autorité du roi de France, ne sont pas abordés.

A la mort du père lsnard, les Minimes toulonnais jugent inutile de conserver ce manuscrit dans leurs archives. Ils l'offrent aux héritiers naturels de leur frère . Ceux-ci vont le conserver jalousement pendant deux siècles et demi, n'en autorisant que la copie partielle du XVIII' siècle dont nous avons parlé. Dans la seconde moitié du XIX~ siècle. par voie d'héritage sans doute. le manuscrit tombe en des mains moins jalouses. Le docteur Gustave Lambert, qui va publier vers 1890 la première histoire sérieuse de Toulon des origines aux Etats généraux de 1789, est autorisé à le consulter. Il ne s'en fera pas faute. Dans sa préface, il critiquera sévèrement le père Isnard mais cela ne l'empêchera pas de le citer constamment car, ayant pu vérifier les références de son prédécesseur, il avoue qu'elles se sont toujours révélées exactes. Au début du XX~ siècle le manuscrit devient la propriété du Dr Arnoux qui en fait par la suite don à la Société des Amis du Vieux­Toulon qui le détient encore. C'est alors que l'abbé Emile Bouisson le consulte pour écrire son Histoire des Evêques de Toulon et pour diverses autres publications. Lui aussi ne manque pas d'emprunter souvent à son prédécesseur.

Ce manuscrit se présente sous la forme d'un volume de 2 ~ cm de largeur sur 39 cm de longueur conservé dans une reliure moderne. li compte

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deux cents pages écrites de la main du père Isnard réparties en seize cahiers foliotés. Les fos l. 2, 3, et les f"s 3 3 à 48 manquent. Le texte qu'ils comportaient se trouve reproduit sur des pages dactylographiées. Nous ignorons si cette dactylographie a été faite d'après le manuscrit original et avant cancellation. pour cause de trop grande vétusté. ou si les fos manquant déjà, on a recopié le texte de la copie du XVIIl'.

Les fos de la main du père Isnard sont d'une écriture facilement lisible. Une lecture attentive d'une heure ou deux suffit pour en assimiler les formes de graphie. Le premier tiers de ce manuscrit a beaucoup souffert des injures du temps. Sous l'action de l'humidité de nombreux feuillets se sont dangereusement amincis et il faut les manier avec précaution si on ne veut pas les déchirer. L'acidité de l'encre aussi avec laquelle écrivait le père les a souvent rongés jusqu'à les percer. Un travail de restauration s'imposerait auquel les maigres ressources des Amis du Vieux-Toulon ne permettront jamais de faire face et , dans un avenir prochain, l'œuvre sera devenue inutilisable.

Le père Isnard a divisé cette œuvre selon un plan que ne renieraient point les historiens modernes. Il l'a divisée en six livres. Le premier traite de ce que nous appelons aujourd'hui la préhistoire ou la protohistoire. Le père Isnard s'est contenté de l'intituler: " De Tolon indépendant et vivant sous ses loix ,,(foS 1 à 14). On y assite à la vie idyllique des Camatuliciens puis des Phocéens dans une campagne toulonnaise qui évoque un paradis perdu. Le second livre traite de : Ct' Tolon soumis aux Romains ». Le vilain Télo­Martius fait bien souffrir les autochtones pour la plus grande gloire et la prospérité de Rome. Le troisième livre aborde les grandes invasions du v' siècle et le haut Moyen Age. On y parle de Talon soumis aux rois de Bourgogne, aux Goths de France et d'Italie (f"s 24 à 48). Cette sombre période est évoquée par un historien que n'étouffe pas l'esprit critique: les Ostrogoths ravagent Téta-Martius. Ils font subir le martyre à Saint­Cyprien évangélisateur de la bonne terre toulonnaise. Un peu plus tard, Charles-Martel qui a battu les Arabes à Poitiers vient avec ses bandes ravager aussi Tolon. Fort heureusement Charlemagne viendra réparer cette injustice et reconstruire la ville.

Avec le quatrième livre (foS 49 à 80) le père Isnard aborde: " To"m soumis aux comtes de Provence de la maison de Boso II, des comtes de Barcelone et des rois d'Aragon ". Il est question de l'expulsion des Sarrasins du Fraxinet notamment. Quand le livre s'achève le lecteur a été conduit jusqu'en l'an 1239. Le cinquième livre traite de:" Tolon soumis aux comtes de Provence de la première maison d 'Anjou" (f"s 81 à 140). L'auteur étudie pour Toulon la période qui recouvre les règnes de Charles 1", Charles II, Robert et enfin celui de la reine Jeanne jusqu'à sa mort. Le sixième et dernier livre enfin, traite de : " Tolon soumis aux comtes de Provence de la seconde maison d'anjou, rois de Jérusalem, Naples, Aragon, etc. "C'est la partie la plus importante du manuscrit. Elle se développe sur 174 f"s et nous mène jusqu'en 1481.

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La présentation de chacun de ces six livres est invariable. L'auteur une fois le titre inscrit rédige un « avant-discours" dans lequel il relate quels événements d'histoire générale provençale ont amené le changement de maison régnante. La suite du livre est divisée en chapitres. Mais, contre toute attente, chacun de ces chapitres ne s'articule pas autour d'un centre unique d'intérêt. Le principe chronologique prévaut. Chaque chapitre correspond à la durée d'un épiscopat toulonnais et, dans ce cadre, l'auteur indique, année après année, les élements de la vie toulonnaise qu'il a cru devoir retenir. Cette division d'une histoire civile par épiscopat amène inconsciemment l'auteur à trahir ses titres. Ce n'est pas une histoire de Toulon qu'il présente mais une histoire religieuse de cette ville. Ce qui prévaut à longueur de pages ce sont les démêlés de l'église toulonnaise avec les autorités consulaires.

La présentation même des chapitres à l'intérieur de chaque livre prépare d'ailleurs le lecteur à s'imprégner de l'optique choisie par l'historiographe. en haut et à droite du fo se trouve toujours indiqué],« an de Jésus-Christ » dans lequel vont se situer les événements qui VOnt être rapportés. Au-dessous de cet an de J .-c. figure le nom de l'évêque en charge du diocèse à ce moment-là, tandis qu'à gauche figure le nom du pape du moment. Quant au titre du chapitre lui-même. encadré par ces deux pieuses informations. il se répète d'un [0 l'autre.

Le développement du chapitre se fait par paragraphes très souvent numérotés et titrés comme dans certains manuels scolaires contemporains. Il arrive quelquefois que ces titres et ces numérotations se trouvent regroupés en tête de chapitre où ils constituent comme un sommaire de ce qui va être dit. Entre ces numérotations marginales le Père Isnard donne les références des documents qu'il cite et, souvent. les recopie in extenso, inscrivant alors dans la panie de page qui leur fait face son propre commentaire. Un te! procédé visuel de présentation permet immédiatement au lecteur contemporain de s'apercevoir que la majeure panie de l'œuvre du père Isnard ne présente aucun intérêt . Son seul avantage est de montrer la culture générale d'un père minime de l'époque.

Par contre, tout change à partir du cinquième livre. L'auteur a eu accès. comme nous l'avons dit, à des sources locales. le manuscrit devient plus intéressant. Non point par le texte même du père Isnard : il n'a pas d'esprit critique et il continue d'accepter les fables les plus invraisemblables (massacre par exemple des Juifs toulonnais en 1347 parce qu'un juif toulonnais serait venu crier dans la cathédrale, en plein office des Rameaux que Jésus-Christ n'êtait pas fils de Dieu), mais parce qu'il fait d'abondantes citations de documents intéressant l'histoire toulonnaise aujourd'hui à jamais disparus. Leur étude permettrait certainement de présenter un aperçu de l'histoire religieuse toulonnaise pour cette période. qui reste encore à faire.

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Il arrive aussi quelquefois, trOp rarement hélas, que le père Isnard se pane t~moin des événements qu'il relate. Alors. il devient intéressant. En 1306, par exemple, le comte Robert a entouré Toulon d'une première ceinture de fortifications. Trois siècles après, Henri IV, pour agrandir sa ville. décide de faire sauter cette ceinture et d'en bâtir une nouvelle plus vaste. Isnard pendant son enfance a vu les fortifications de Robert. Il en donne le tracé ; il en donne le tracé; il en décrit l'aspect : « J'ai vu, écrit-il. !cngtemps les fenilres de la maison de ma naissance et les autres voisines de long en long de la rue Saint-Michel qui est aujourd'hui où étaient les vieux fossés susdits, estre dans 'es vieilles murailles du costé du 'evant, plusieurs desquelles quo.Y qu'é1/evée à l'ordinaire des autres maisons du cœur de la ville étaient treillissées de fer .. , )), Grâce à lui nous apprenons encore, ce qu'aucun document d'archives ne nous avait dit, qu'en 1628, époque à laquelle il retourne à Toulon, les murailles du roi Robert ont bien été abattues, les ·fossés comblés. mais que les portes qui naguère donnaient accès à la ville sont encore debout. De même il nous assure avoir vu, au cours de fouilles pratiquées là où les érudits du XIXC: siècle situaient la teinturerie de pourpre de Téla-Martius. sortir des tombeaux romains et des frises où s'inscrivaient encore les trous pour les tenons des inscriptions en bronze qu'elles avaient portées. Il n'en a malheureusement laissé aucun croquis.

Telle fut la vie. Telle est l'œuvre laissée par le père Isnard. Il nous reste à dire un mot de la copie qui en a été faite au XVIIIe' siècle.

Cette copie est incomplète. Elle s'arrête à l'année 1391. L'œuvre du père Isnard se poursuit jusqu'en 1481. Elle est aussi partielle. Le copiste souvent omet de reproduire les sommaires des chapitres. D'autres fois il les remplace par un autre de son cru où le nom de l'évêque cité par Isnard est remplacé par un autre qui lui semble plus conforme à la vérité historique.

Le manuscrit conservé aux Amis du Vieux-Toulon comporte seize cahiers . Le copiste du XVIII' siècle, après bien des pages laissées en blanc. (on ne sait trop pourquoi}. présente un résumé de trente-sept cahiers qui conduisent jusqu'au règne d'Henri IV. Ces vingt et un cahiers manquants ont-ils réellement été rédigés par le père Isnard et se sont-ils perdus? A­t-il envisagé de les écrire et la mort l'en a-t-elle empêché? Le copiste a-t- il envisagé d'écrire la partie que n'avait pu faire l'historiographe originel? On se perd en conjectures sur la vraie réponse à fournir.

Maurice JEAN.