LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782081390515.pdf · On...

48

Transcript of LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782081390515.pdf · On...

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ

Des outils pour comprendre.Des idées pour agir.

CHRIS ANDERSONFree. Comment marche l’économie du gratuit.

DAN ARIELYC’est (vraiment ?) moi qui décide. Les raisons cachées denos choix.

BRIAN M. CARNEY ET ISAAC GETZLiberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succèsdes entreprises

CHARLES DUHIGGLe Pouvoir des habitudes. Changer un rien pour tout changer.

MALCOLM GLADWELLLe Point de bascule. Comment faire une grande différence avecde très petites choses.

NICOLAS GUÉGUENPsychologie du consommateur.

CHIP & DAN HEATHComment faire les bons choix.

DANIEL KAHNEMANSystème 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée.

DANIEL PINKConvainquez qui vous voudrez. L’étonnante vérité sur notrecapacité d’influence.La Vérité sur ce qui nous motive.

CAROL TAVRIS ET ELIOTT ARONSONPourquoi j’ai toujours raison et les autres ont tort.

Roy F. Baumeister& John Tierney

Le pouvoirde la volonté

La nouvelle sciencedu self-control

Préface de Jean-François BonnefonTraduit de l’anglais par Margaret Rigaud

Édition originale :Willpower : Rediscovering the Greatest Human Strength,

New York, Penguin Press, 2011.Copyright © 2011 Roy F. Baumeister & John Tierney.

All rights reserved.Postface :

Roy F. Baumeister, A. William Crescioni et Jessica L. Alquist,« Free Will as Advanced Action Control for Human Social Life

and Culture »,Neuroethics, no 4, 2001, p. 1-11.

Copyright © Springer Science & Business Media B. V. 2010.All rights reserved.

Copyright © 2014 Éditions Markus Hallerpour la traduction française, publiée à Genève.

www.markushaller.com© Flammarion, « Champs », 2017, pour cette édition.

ISBN : 978-2-0813-9051-5

À nos enfants, Athena et Luke

PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE

La volonté, thème central de l’ouvrage de Baumeister etTierney, peut caractériser aussi bien les personnes que lesdécisions. Lorsque l’on dit d’une personne qu’elle manquede volonté, on veut généralement dire qu’elle fait preuvede peu de persévérance face aux difficultés, ou bien qu’ellese laisse trop facilement séduire par les choix les plusfaciles. L’idée de difficulté, d’effort, n’est donc jamais bienloin lorsque l’on évoque la volonté. Faire preuve devolonté, lorsque l’on prend une décision, c’est faire l’effortd’aller contre quelque chose. Mais contre quoi ?

Pour le comprendre, il est utile de commencer paresquisser (voire caricaturer) certaines conceptions contem-poraines de la rationalité humaine. Entre d’abord en scèneHomo economicus, la créature parfaitement rationnelledont chaque décision est mathématiquement optimale, ausens où elle lui garantit le meilleur cocktail de bénéfices etde risques, de conséquences désirables atteintes et deconséquences indésirables évitées. Homo economicus saitce qu’il veut, sait comment l’obtenir et prend ses décisionsen conséquence. La volonté ne tient aucun rôle dans sesdécisions. En effet, elles ne demandent pas d’effort parti-culier, et Homo economicus n’a jamais besoin d’allercontre son inclination première, puisque son inclinationpremière est toujours la meilleure.

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ10

Bien entendu, Homo economicus n’existe pas. Il n’estqu’une fiction utilisée pour construire des modèlesmathématiques de la décision, qui n’ont pas vocation àimiter la décision humaine. On sait en effet que leshumains ne décident pas comme le ferait Homo econo-micus. Les humains comprennent mal les probabilités,calculent mal les risques, et se laissent influencer par desfacteurs auxquels ils feraient mieux de rester insensibles.Le plus grand démolisseur du mythe d’Homo economi-cus est sans conteste Daniel Kahneman, qui a reçu en2002 le prix Nobel d’économie pour la somme de sontravail sur les « biais de décisions » observables chez leshumains 1.

Les travaux de Daniel Kahneman ont eu un grandretentissement, grâce à des exemples merveilleusementchoisis qui, tout en étant d’apparence simple, peuventinduire en erreur les statisticiens et les décideurs les plusaguerris. Leur succès a été tel qu’ils ont parfois donnélieu à des exagérations, comme celle-ci : non seulementles humains ne décident pas de façon parfaitementrationnelle, mais leurs décisions ne reflètent jamais quedes biais inconscients sur lesquels ils n’ont aucuncontrôle. Nous rencontrons là une autre conceptionextrême (et, rappelons-le, caricaturale) de la rationalitéhumaine. Selon cette conception, les humains sont lesjouets d’une multitude de biais inconscients, dont l’unou l’autre s’applique à toute décision. Ces biais sontconnus et catalogués par les psychologues, mais opèrentà l’insu de la personne qui prend une décision. Làencore, la volonté ne joue aucun rôle : la décisionconsiste à accepter passivement le choix effectué par l’unou l’autre de nos biais inconscients.

Si la volonté joue un rôle dans nos décisions, c’estparce que nous ne sommes ni le jouet passif de nos biais

PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE 11

inconscients, ni le parfaitement rationnel Homo econo-micus. Nous sommes en quelque sorte entre les deux.Nous sommes dotés de la capacité de prendre des déci-sions rapides, intuitives, sur la base de mécanismesinconscients ; mais nous sommes aussi dotés de la capa-cité d’aller contre notre inclination première au prix d’uneffort de volonté. Mais d’où vient cette inclination pre-mière, et pourquoi utiliser notre volonté pour y résister ?

Pour répondre à ces questions, il est utile de se tournervers la nature, et de comprendre ce qui a fait le succèsphénoménal de notre espèce, la seule dans le règneanimal à avoir colonisé la planète entière. Nos capacitésde décision sont comme notre pouce opposable : le pro-duit de millions d’années d’évolution, des outils biolo-giques merveilleusement adaptés à relever le défi de lasurvie et de la reproduction dans notre environnementnaturel, ancestral. Comme tous les autres animaux, nousdisposons de prédispositions comportementales nouspermettant de réagir rapidement et efficacement lorsquecela est nécessaire. Nous ne prenons pas le temps deréfléchir à la vue d’un serpent : nous faisons instantané-ment un bond en arrière. Quand notre jeune enfanttombe à l’eau, nous plongeons pour le sauver, sans avoird’abord pesé le pour et le contre de cette décision.

Ces décisions sont si rapides qu’elles ressemblent à desréflexes. Notre cerveau a évolué de façon à les prendreautomatiquement, exactement comme le système ner-veux des autres animaux a évolué de façon à leur faireadopter tel ou tel comportement dans telle ou telle situa-tion. Ce qui nous distingue, toutefois, c’est notre capa-cité à aller contre ces décisions automatiques, si nousavons le temps de nous y préparer. Imaginez un candidatà un jeu télévisé, qui peut gagner une somme importanteen prenant dans ses mains un serpent qu’il sait inoffensif.Au prix d’un effort de volonté, ce candidat peut faire

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ12

taire sa programmation biologique (fuir le serpent) etadopter le comportement qu’il sait consciemment être leplus profitable.

Voilà donc le rôle de la volonté : aller contre nos réflexes,nos intuitions, et leur substituer un comportement quinous semble mieux adapté à la situation, ou mieux adaptéà nos buts à long terme, au-delà de l’instant présent. Lavolonté n’est qu’un outil, ni bon ni mauvais. Elle peut êtreutilisée pour faire du mal, comme lorsqu’un soldats’entraîne à surmonter sa répugnance naturelle à blesser età tuer. Mais elle peut aussi, et souvent, être utilisée pouraméliorer notre destin personnel comme celui des per-sonnes qui nous entourent. L’ouvrage que vous allez lire endonnera de très nombreux exemples. On y parlera du rôlede la volonté dans les décisions judiciaires, dans les déci-sions financières, mais aussi dans le domaine de la santé oude la famille. Certains exemples sembleront parfois tri-viaux, comme les expériences où la volonté consiste à lais-ser sa main le plus longtemps possible dans l’eau froide,ou bien à persévérer le plus longtemps possible à faire descalculs inutiles. Ces expériences sont pourtant nécessaires,afin d’isoler en laboratoire la forme la plus pure de lavolonté, avant d’appliquer ces résultats au monde com-plexe qui nous entoure.

Ni bonne ni mauvaise en elle-même, la volonté estl’outil par excellence d’une humanité qui se méfie d’elle-même, mais qui croit en sa capacité d’agir mieux. C’estla quête de ce mieux agir qui est racontée dans ce livre.Comme dans toutes les quêtes, nous rencontrerons deshéros, des obstacles, des exploits. Nous croiserons laroute de l’artiste David Blaine, dont les performancesstupéfiantes nous ouvrent de nouvelles perspectives surce qu’un être humain peut endurer à force de volonté.Nous rencontrerons le gourou de l’organisation DavidAllen, qui a transformé la modeste « liste de choses à

PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE 13

faire » en un véritable art martial de la volonté. Nousapprendrons à nous méfier de la fatigue et des émotions,à nous appuyer sur la force de l’habitude, et à mettre lesnouvelles technologies au service de notre volonté.

Pour les lecteurs qui voudront poursuivre plus loinleur exploration, tout un monde sera à découvrir. Eneffet, la volonté tient une place grandissante dans lesrecherches sur le comportement, aussi bien en économiequ’en neurosciences, en psychologie qu’en philosophiemorale. On lui donne parfois des noms savants, commele « contrôle exécutif » ou l’« inhibition cognitive », maisl’idée essentielle est toujours la même. Dans tous lesdomaines de la pensée, que l’on cherche à démêler levrai du faux, le bien du mal, les bonnes décisions desmauvaises, on se trouve face au même dilemme : accepternotre intuition, ou engager un coûteux effort mentalpour l’ignorer, sans savoir si la situation est de celles oùl’intuition nous pousse à l’erreur.

Ce dilemme serait d’autant plus difficile à résoudreque, comme le soutiennent Baumeister et Tierney, lavolonté s’épuise à l’instar d’un muscle. À vouloirremettre systématiquement en question son intuition ouson inclination première, on épuiserait sa volonté, aurisque de s’en trouver dépourvu au moment où l’on enaurait le plus besoin. Ce phénomène d’épuisement de lavolonté, et les façons d’y remédier, sont d’une brûlanteactualité dans les sciences du comportement. Le plus belusage de ce livre serait de s’en servir comme ported’entrée vers ce débat scientifique sans cesse renouvelé.

Jean-François Bonnefon,docteur en psychologie cognitive,directeur de recherches au CNRS

Toulouse, le 17 mai 2014

INTRODUCTION

Quelle que soit la notion de succès que l’on ait – unefamille unie, de bons amis, une carrière épanouissante,une santé de fer, ou la liberté de s’adonner à ses pas-sions –, elle va généralement de pair avec deux ou troisautres qualités. En psychologie, lorsqu’on cherche à isolerles qualités personnelles qui permettent de prédire quequelqu’un va « réussir » sa vie, deux traits de personnalitéreviennent régulièrement : l’intelligence et le self-control.Jusqu’à présent, les chercheurs n’ont toujours pas trouvécomment développer durablement l’intelligence, mais ilsont découvert – ou du moins, redécouvert – commentapprendre à mieux se contrôler.

C’est de cela qu’il s’agit dans ce livre. Selon nous, c’estpar ses recherches sur la volonté et le self-control que lapsychologie a le plus de chances de contribuer au bien-être de l’humanité. Grâce à la volonté, les hommes et lasociété sont capables de changer en surface et en profon-deur. Comme l’écrit Charles Darwin dans La Descen-dance de l’homme, « Nous atteignons le plus haut degréde culture morale auquel il soit possible d’arriver, quandnous reconnaissons que nous devons contrôler toutes nospensées 1 ». Mais la notion victorienne de volonté étanttombée dans le discrédit par la suite, certains psycho-logues du XXe siècle en vinrent à douter de sa réalité.Baumeister lui-même était plutôt sceptique au départ.

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ16

Mais c’était avant de voir la volonté à l’œuvre dans sonlaboratoire, c’est-à-dire avant d’observer qu’elle donne laforce de persévérer, de constater qu’on perd son self-control quand elle s’épuise, et de comprendre que cetteénergie mentale dépend du glucose dans le sang. Bau-meister et ses collaborateurs ont découvert que la volontéest comme un muscle, en ce sens qu’elle se fatigue quandon en fait un usage trop intensif, mais qu’elle peut aussise développer quand on l’exerce. Depuis que les expé-riences de Baumeister ont permis de démontrer – pourla première fois – l’existence de la volonté, les sciencessociales se sont mises à l’étudier de très près, et aujour-d’hui, les expériences menées dans le cadre de cesrecherches figurent parmi les plus citées en psychologie.Ce que Baumeister et ses collègues dans le monde entieront découvert, c’est qu’il n’y a pas de meilleur moyend’améliorer sa vie que d’apprendre à développer savolonté.

En effet, ils se sont aperçus que la plupart des pro-blèmes sérieux auxquels nous sommes confrontés dansnotre vie personnelle comme dans notre vie profession-nelle relèvent d’un manque de self-control : achats etemprunts compulsifs, violences impulsives, échec sco-laire, léthargie au travail, alcoolisme et toxicomanie, ali-mentation malsaine, manque d’exercice, anxiétéchronique, crises de colère, etc. Il existe une corrélationentre le manque de self-control et presque tous les trau-matismes individuels imaginables : la perte de ses amis,le licenciement, le divorce, la prison. Ne pas savoir secontrôler, c’est potentiellement perdre ses chances degagner l’US Open de tennis, comme l’a montré la criseque Serena Williams a piquée en 2009. C’est aussi ris-quer de détruire sa carrière, comme les hommes poli-tiques adultères ne cessent de le découvrir. Enfin, lemanque de self-control a contribué à l’épidémie de prêts

INTRODUCTION 17

et d’investissements à haut risque qui a dévasté le systèmefinancier, ainsi qu’aux lendemains incertains quiattendent tant de gens qui (tout comme leurs dirigeantspolitiques) n’ont pas su mettre assez d’argent de côtépour leurs vieux jours.

Demandez aux gens de vous énumérer leurs qualitésprincipales, et ils se targueront souvent d’honnêteté, degentillesse, d’humour, de créativité ou de courage, voireparfois même de modestie. Mais personne ne se vantejamais d’avoir du self-control. Quand des chercheurs ontprésenté une liste de vertus à plus d’un million de per-sonnes du monde entier en leur demandant lesquelles ilspossédaient, le self-control est arrivé bon dernier, derrièretoutes les autres qualités personnelles sur lesquelles ilsfaisaient des recherches 2. Ce questionnaire se composaitd’une liste d’environ vingt-cinq « traits de caractère posi-tifs » mais parmi tous ces attributs, le self-control étaitcelui dans lequel ces personnes se reconnaissaient lemoins souvent. Inversement, quand ces personnesétaient interrogées sur leurs défauts, le manque de self-control venait en tête de liste.

Les tentations étant plus nombreuses que jamais, ellessont souvent difficiles à gérer. Même quand on est physi-quement bien présent au bureau à l’heure, comme il sedoit, on peut à tout moment se laisser déconcentrer parun clic sur sa souris ou par un coup de fil. Il suffit devérifier ses courriels, d’aller sur Facebook, de se rendresur un site de potins, ou de jouer à un jeu vidéo pourremettre n’importe quelle tâche à plus tard. L’internautemoyen visite plus de 35 sites Internet par jour. Quandon fait des achats en ligne, six minutes de folie suffisentpour faire exploser son budget pour le reste de l’année.Les tentations ne disparaissent jamais. On croit souventque la volonté est une force extraordinaire qu’on nedéploie que dans les périodes de crise, mais ce n’est pas

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ18

ce que Baumeister et ses collègues ont découvert récem-ment, en observant un groupe de plus de deux centspersonnes en Allemagne centrale 3. On avait équipé cesAllemands de bipeurs qui se déclenchaient au hasard septfois par jour, afin qu’ils notent leurs moindres enviesà ce moment précis, ou celles qu’ils avaient ressentiesrécemment. Menée par Wilhelm Hofmann, cette étudequi a demandé un travail énorme compte plus de dixmille rapports sur tous ces moments vécus du matin ausoir.

Le désir s’est révélé être la norme, et non pas l’excep-tion. Environ une personne sur deux disait avoir enviede quelque chose quand son bipeur se déclenchait. Deplus, une personne sur quatre rapportait avoir convoitéquelque chose dans les minutes précédentes. Il s’agissaitsouvent de désirs auxquels elles essayaient de résister. Leschercheurs en ont conclu qu’en dehors des périodes oùnous dormions, nous passions plus d’une heure sur cinqà résister à nos envies – ce qui revient à trois à quatreheures par jour. Pour dire les choses plus simplement, sion tapait sur l’épaule de cinq personnes à n’importe quelmoment de la journée, l’une d’entre elles serait en trainde faire un effort de volonté pour résister à un désir. Etc’est sans compter tous les autres moments où l’on faitappel à la volonté, parce qu’elle sert aussi à autre chose,comme par exemple prendre des décisions.

Dans l’étude du bipeur, le désir auquel les personnesrésistaient était d’abord l’envie de manger, suivie del’envie de dormir, puis de l’envie de se distraire – parexemple en faisant une pause au travail pour faire unpuzzle ou un jeu au lieu d’écrire un rapport. Le désirsexuel venait ensuite dans cette liste des impulsions aux-quelles on résiste le plus, suivi de près par l’envie d’avoird’autres sortes d’interactions, comme vérifier ses cour-riels, se rendre sur des sites de réseaux sociaux, surfer sur

INTRODUCTION 19

Internet, écouter de la musique ou regarder la télévision.Ces sujets disaient déployer diverses stratégies pour résis-ter à la tentation. Le plus souvent, ils cherchaient à s’endistraire ou à passer à autre chose, même si certainsessayaient de réprimer leurs désirs ou tentaient de seforcer à y résister. Dans l’ensemble, ils succombaient àune tentation sur six environ. Ils réussissaient relative-ment bien à éviter les siestes, le sexe et l’envie de dépen-ser de l’argent, mais ils savaient moins bien s’abstenir demanger et de boire des boissons sucrées. Les efforts qu’ilsfaisaient pour résister aux charmes de la télévision et dela toile, ainsi qu’au chant d’autres sirènes médiatiques, sesoldaient par un échec presque une fois sur deux.

Ces résultats peuvent sembler décourageants, et cetteproportion d’échecs n’est peut-être pas glorieuse d’unpoint de vue historique. Bien que nous ne puissionsjamais savoir à quel point nos ancêtres devaient secontrôler à l’époque où les bipeurs et la psychologieexpérimentale n’existaient pas encore, il est probable queleur combat contre la tentation ait été moins ardu quele nôtre. Au Moyen Âge, la plupart des gens étaient despaysans qui passaient de longues et mornes journées detravail dans les champs, souvent tout en ingurgitant desquantités prodigieuses de bière. Comme ils ne passaientpas leur temps à essayer d’obtenir une promotion au tra-vail ou à tenter de grimper dans l’échelle sociale, ilsn’avaient pas besoin de faire preuve de diligence – nid’une grande sobriété, d’ailleurs. Les tentations ne cou-raient pas les rues dans leurs villages, hormis l’alcool, lesexe, ou tout simplement le laisser-aller. On était ver-tueux pour éviter de se disgracier en public, plutôt quepour chercher à atteindre la perfection humaine. Dansl’Église catholique du Moyen Âge, le salut dépendait del’appartenance au groupe et de l’observation des rites tra-ditionnels, plutôt que d’une volonté héroïque.

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ20

Mais quand les paysans se sont mis à quitter leursterres pour aller dans les villes au XIXe siècle, ils se sontlibérés de l’emprise des églises de village, de la pressionsociale et des croyances universelles. La Réforme protes-tante avait rendu la religion plus individualiste, et lesLumières avaient affaibli la croyance en toutes sortes dedogmes. À l’époque victorienne, le déclin des certitudesmorales et des institutions rigides de l’Europe du MoyenÂge avaient donné conscience aux gens de vivre à uneépoque de transition. On débattait beaucoup de la ques-tion de savoir si la moralité survivrait à la fin de la reli-gion 4. Les victoriens qui remettaient les préceptesreligieux en question sur le plan théorique continuaientnéanmoins souvent à faire semblant de rester fidèles àleur culte, pensant qu’il était de leur devoir de préserverla moralité au nom de l’ordre public. Il est facile de semoquer de leur pruderie et de leur hypocrisie aujour-d’hui – ainsi, par exemple, les « jupes » qu’ils mettaientaux « jambes » des tables, afin qu’elles ne montrent pasleurs « chevilles » ! Il ne fallait surtout pas risquer d’agui-cher les gens ! Quand on lit leurs sermons solennels surDieu et sur le devoir, et quand on pense à leurs théoriesencore plus extravagantes sur la sexualité, on comprendque si la philosophie d’Oscar Wilde attirait tant sescontemporains, c’est parce qu’elle les autorisait à se lais-ser vivre un peu : « Je résiste à tout sauf à la tentation 5. »Mais vu le nombre de nouvelles tentations, on n’avaitpas besoin d’être névrosé pour se mettre en quête denouvelles sources de force intérieure. S’inquiétant dudéclin de la moralité et de la concentration des patholo-gies sociales dans les centres urbains, ils étaient en quêtede quelque chose de plus tangible que la grâce divine ; cequ’ils cherchaient, c’était une force intérieure qui puissemême protéger les athées.

INTRODUCTION 21

S’ils se sont mis à parler de la « force de la volonté »,c’est à cause de l’idée populaire qui veut qu’elle impliqueune certaine énergie – l’équivalent physiologique de lavapeur qui alimentait la révolution industrielle, enquelque sorte. Les gens cherchaient à augmenter leurstock de volonté en obéissant aux exhortations du Bri-tannique Samuel Smiles, auteur de Self-Help : ou carac-tère, conduite et persévérance, ouvrage de développementpersonnel qui fit un tabac des deux côtés de l’Atlantiqueau XIXe siècle. Rappelant à ses lecteurs que « le génie,c’est la patience », il affirmait que, d’Isaac Newton à Sto-newall Jackson, tous les grands hommes avaient menéleurs projets à bien « à force d’abnégation et de persévé-rance 6 ». Un autre gourou de l’ère victorienne, le pasteuraméricain Frank Channing Haddock, publia un best-seller international qui s’intitulait simplement The Powerof The Will (Le Pouvoir de la volonté). Cherchant à adop-ter un ton scientifique, il en faisait « une énergie qui peutaugmenter en quantité et se développer qualitative-ment 7 ». Il n’avait toutefois aucune idée de ce qu’était lavolonté, et disposait d’encore moins de preuves à appor-ter à sa théorie. Un chercheur un peu plus établi eut uneidée semblable : il s’agissait de Sigmund Freud, qui éla-bora une théorie selon laquelle le moi repose sur desactivités mentales qui demandent un transfert d’énergie.

Cependant, après Freud, la recherche se montra, dansl’ensemble, indifférente au modèle freudien de l’énergiedu moi. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que le laboratoire deBaumeister se mette à faire des recherches systématiquessur cette source d’énergie. Jusque-là, et durant la plusgrande partie du XXe siècle, les psychologues, les éduca-teurs et l’intelligentsia en général n’avaient eu de cessede remettre son existence en question.

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ22

Le déclin de la volonté

Il suffit d’éplucher les annales de la recherche universi-taire et de passer en revue les livres de développementpersonnel qu’on trouve dans les aéroports pour voir qu’ily a déjà un bon moment que l’idée de devoir « se forgerle caractère », si répandue au XIXe siècle, n’est plus à lamode. Et si la sévérité excessive de l’époque victorienneest partiellement responsable du déclin de cette fascina-tion pour la volonté au XXe siècle, les transformationséconomiques et les deux guerres mondiales que ce sièclea connues ont également eu leur rôle à jouer. C’est àl’obstination et au sens du « devoir » un peu excessif desgrands hommes de l’époque que l’on a attribué le car-nage en continu de la Première Guerre mondiale et legâchis de toutes ces vies brisées. En Amérique commedans la plus grande partie de l’Europe de l’Ouest, lesintellectuels prêchaient une perspective moins intransi-geante sur la vie, sauf en Allemagne, hélas, où ils élabo-rèrent une « psychologie de la volonté » pour aider cepays qui peinait à se reconstruire après la guerre. Ce futlà le thème qui allait être adopté par les nazis, dont lerassemblement de 1934 figure dans un film de propa-gande tristement célèbre, Le Triomphe de la volonté, deLeni Riefenstahl. L’obéissance absolue de la masse à unsociopathe que prônait l’idéologie nazie était bien loindu concept de force morale individuelle des victoriens,mais personne ne remarqua la différence. Si les nazisdevaient représenter le triomphe de la volonté, alors dansce cas… Difficile de faire pire, en termes de communica-tion que d’invoquer l’approbation personnelle d’AdolfHitler.

Finalement, le déclin de la volonté ne semblait pas siregrettable que cela, et d’autres forces accélérèrent encoresa chute après la guerre. Les progrès de la technologie

INTRODUCTION 23

ayant entraîné une baisse des prix alors même que les ban-lieues s’étaient enrichies, il était vital pour l’économie destimuler la demande. À la pointe du progrès, la nouvelleindustrie publicitaire poussa les gens à tout vouloir, toutde suite. La sociologie parla de l’« extra-détermination »d’une génération plus influencée par l’opinion des voi-sins que par des convictions morales affirmées. On envint à considérer qu’il était naïf de se focaliser sur l’indi-vidu, comme le faisaient les livres de développement per-sonnel si intransigeants de l’ère victorienne. Lesnouveaux best-sellers étaient des ouvrages optimistes :Comment se faire des amis, de Dale Carnegie ou La Puis-sance de la pensée positive, de Norman Vincent Peale 8.Carnegie passe ainsi huit pages à expliquer commentsourire à ses lecteurs. Souriez comme il faut pour qu’onait chaud au cœur en pensant à vous, expliquait-il, parceque vous êtes assuré du succès dès qu’on croit en vous.Quant à Peale (pour ne citer que lui), sa méthode étaitencore plus facile.

« En physique, le facteur de base, c’est la force. Enpsychologie, c’est le désir », écrit Peale. « Qui croit ausuccès et le veut est déjà en bonne position pour réus-sir 9. » De même, Napoleon Hill réussit à vendre desmillions d’exemplaires de son livre Réfléchissez et devenezriche, en demandant à ses lecteurs de décider combiend’argent ils voulaient, d’écrire cette somme sur unefeuille de papier, et de se croire « en possession de cetargent 10 ». Les livres de ces gourous allaient continuer àse vendre jusqu’à la fin du siècle, et cette philosophiehédoniste se résumait en un slogan : « Pour réussir, ilfaut y croire 11. »

Dans les années 1950, un psychanalyste nommé AllenWheelis remarqua cette transformation de la personna-lité et décida de rompre le silence sur ce qu’il considéraitcomme le secret de polichinelle de sa profession : les

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ24

thérapies freudiennes n’étaient plus aussi efficaces qu’ellesauraient dû l’être. Wheelis décrivit la transformation dela structure de la personnalité dans un livre qui fit date :The Quest for Identity 12 (La Quête de l’identité). Dansl’ensemble, les patients de Freud étaient des victoriensissus de la classe moyenne et extrêmement volontaires,ce qui signifiait que leurs thérapeutes avaient du mal àfaire tomber les défenses dont ils s’entouraient farouche-ment, et peinaient à ouvrir une brèche dans leur concep-tion du bien et du mal. Dans ses thérapies, Freudcherchait surtout à essayer de pénétrer dans leur for inté-rieur et à leur faire comprendre pourquoi ils étaientnévrosés et malheureux : une fois que ces personnesavaient pris conscience de l’origine de leur problème,elles changeaient assez facilement. Au milieu duXXe siècle, par contre, l’armure de la personnalité desgens n’était plus la même. Selon Wheelis et ses collègues,ils prenaient plus rapidement conscience de ce qui lesfaisait souffrir qu’à l’époque de Freud, mais ensuite leurthérapie finissait souvent par stagner, voire par échouer.Comme ils avaient une personnalité moins affirmée queles victoriens, ils n’avaient pas la force de passer à l’actionet de changer leur vie une fois qu’ils avaient prisconscience de ce qu’ils devaient faire. Bien que Wheelis aiteu recours à une terminologie freudienne quand il parlaitdu déclin du surmoi dans la société occidentale, ce qu’ildécrivait était essentiellement un affaiblissement de lavolonté – et l’on n’était même pas encore dans les années1960, l’époque où la génération du baby-boom allaitatteindre sa maturité avec cette devise contre-culturelle :« Si ça te plaît, fonce. »

La culture populaire de la génération égocentrique desannées 1970 continua à prôner le plaisir, et un nombretoujours croissant de chercheurs en sciences sociales– dont l’influence allait arriver à son apogée à la fin du

INTRODUCTION 25

XXe siècle – avança de nouveaux arguments contre lavolonté. En général, c’est hors de l’individu que lessciences sociales recherchent les causes des comporte-ments aberrants, souvent d’ailleurs pour les mettre sur ledos de la pauvreté, de manques relatifs, de l’oppression,ou alors d’autres failles de l’environnement ou du sys-tème économique et politique. Il est souvent plus facilepour tout le monde de se mettre en quête d’explicationsreposant sur des facteurs externes et c’est tout parti-culièrement vrai des chercheurs universitaires, quicraignent d’être « politiquement incorrects » et perçuscomme « blâmant les victimes » s’ils laissent entendreque c’est en nous qu’il faut chercher la cause de nosproblèmes. Les problèmes sociaux peuvent aussi semblerplus faciles à corriger que les défauts de la personnalité,du moins quand on est un chercheur en sciences socialeset qu’on tente de les résoudre en proposant de nouvellespolitiques et des programmes inédits.

La psychologie se méfie en général de l’idée même quel’on puisse faire un effort conscient pour se contrôler.Selon les disciples de Freud, les forces et les processusqui gouvernent la majeure partie du comportement desêtres humains adultes relèvent de l’inconscient. Ainsi,Burrhus Frederic Skinner n’attachait pas beaucoupd’importance au soi conscient ni à toutes sortes d’autresprocessus mentaux, pensant qu’ils servaient seulement àla mise en place des contingences de renforcement. Ilsuggère dans Par-delà la liberté et la dignité 13 que l’onne saurait comprendre la nature humaine sans dépasserles valeurs éculées auxquelles il fait allusion dans le titrede ce livre. Bien qu’un grand nombre des théories deSkinner aient été discréditées, certains aspects de sonapproche ont été adoptés par des psychologues convain-cus que le cerveau conscient est subordonné au cerveauinconscient. Les théories modernes de la personnalité en

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ26

vinrent alors à considérer le rôle de la volonté si négli-geable qu’on ne cherchait plus à l’évaluer et qu’on n’enparlait même plus. Certains chercheurs en neurosciencesaffirment d’ailleurs avoir prouvé qu’elle n’existe pas. Denombreux philosophes refusent d’employer ce terme :quand ils se penchent sur le grand problème philoso-phique du libre arbitre, ils préfèrent débattre de la libertéd’action plutôt que de celle de la volonté, parce qu’ilsdoutent de l’existence même de la volonté. Ainsi,certains parlent dédaigneusement de la « prétenduevolonté ». Récemment, des chercheurs ont même com-mencé à plaider pour une réforme du système judiciaire,afin d’en expurger les notions éculées de libre arbitre etde responsabilité.

Quand Baumeister s’est embarqué dans sa carrière enpsychologie sociale à Princeton, dans les années 1970, ilpartageait ce scepticisme envers la volonté. À l’époque,ses collègues ne s’intéressaient pas tant au self-controlqu’à l’estime de soi. Baumeister fut un des pionniers deces recherches, qui montraient que plus on a confianceen ses aptitudes et plus on se tient en haute estime, pluson a tendance à être heureux et à réussir. Pourquoi doncne pas aider tout le monde à réussir en cherchant à aiderles gens à croire en eux ? Cet objectif paraissait tout à faitraisonnable aux psychologues comme aux masses, qui semirent à acheter des livres populaires sur l’estime de soiet l’« empowerment » (autonomisation), notamment desbest-sellers comme D’accord avec soi et les autres et L’Éveilde votre puissance intérieure. Cependant, rien de tout celane donna grand-chose, que ce soit à l’intérieur ou àl’extérieur du laboratoire. De plus, des sondages interna-tionaux 14 montraient qu’aux États-Unis, les élèves dequatrième avaient beau avoir une très haute opinion deleurs capacités en mathématiques, leurs performances

INTRODUCTION 27

étaient très inférieures à celles d’élèves coréens, japonaiset autres qui avaient moins confiance en eux.

Cependant, dans les années 1980, la recherche com-mença à s’intéresser à ce qu’on appelle en psychologie la« régulation émotionnelle », c’est-à-dire le self-control.La maîtrise de soi ne devait pas sa résurrection à desthéoriciens scientifiques, ceux-ci persistant à penser quela volonté n’était qu’un concept éculé remontant àl’époque victorienne. Toutefois, quelques psychologuesne cessaient de se heurter à un phénomène qui y ressem-blait vraiment beaucoup, que ce soit dans leursrecherches en laboratoire ou sur le terrain.

Le retour de la volonté

Les grandes théories ne valent pas cher en psychologie.On croit souvent que cette discipline avance à coupd’eurêkas, mais ce n’est généralement pas ainsi que celase passe. Ce qui est difficile, en psychologie, ce n’est pasd’avoir des idées. Tout le monde a sa petite théorie pourexpliquer le pourquoi de nos actions, et c’est à causede cela que les psychologues en ont par-dessus la têted’entendre les gens rejeter leurs découvertes d’un « magrand-mère le savait déjà ». Ce ne sont pas les théoriesqui font progresser la psychologie, mais ceux quitrouvent des façons ingénieuses de les mettre à l’épreuve.Ce fut le cas par exemple de Walter Mischel 15, quin’était pas plus un théoricien de la régulation émotion-nelle que ses collègues de recherche. Ce n’est d’ailleursque des années plus tard qu’ils se mirent à parler de leursrésultats en termes de self-control ou de volonté.

Alors qu’ils étudiaient comment un enfant apprend àremettre la satisfaction de ses désirs à plus tard, ils imagi-nèrent une nouvelle façon d’observer ce processus chezles enfants de quatre ans. Après avoir fait entrer chaque

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ28

enfant tout seul dans une pièce, on lui montrait unChamallow et on lui proposait un marché, avant de lelaisser seul. L’enfant était libre de manger son Chamal-low quand il le voulait, mais s’il attendait le retour duchercheur, on lui en donnerait un second. Certains deces enfants dévoraient tout de suite leur Chamallow,alors que d’autres essayaient d’y résister avant de finir parcraquer, et que d’autres encore réussissaient à se retenirpendant quinze minutes, à l’idée d’une plus grosserécompense. C’est en général en se forçant à penser àautre chose que ces derniers y parvenaient. Or, cettedécouverte était déjà intéressante en elle-même àl’époque de ces expériences, dans les années 1960.

Cependant, grâce au hasard de la vie, Mischel fit uneautre découverte des années plus tard, alors que ses fillesfaisaient leurs études à l’université de Stanford, dansl’école où il avait mené les expériences du Chamallow.Bien que Mischel soit passé à autre chose, car il avaitterminé ces expériences depuis longtemps, ses filles luiparlaient souvent des étudiants avec qui elles faisaientleurs études. Il remarqua que les enfants qui n’avaientpas su attendre pour avoir un deuxième Chamallow sem-blaient rencontrer plus de difficultés que les autres, quece soit dans leurs études ou dans la vie. Afin de voirs’il s’agissait là d’une tendance, Mischel et ses collèguesreprirent contact avec des centaines de vétérans de cesexpériences. Ils découvrirent que les performances sco-laires de ceux qui avaient manifesté le plus de volonté àl’âge de quatre ans étaient meilleures que celles desautres. Ceux qui avaient réussi à s’abstenir de mangerleur Chamallow pendant quinze minutes entières avaientobtenu 210 points de plus à leur examen d’entrée à l’uni-versité (SAT) que ceux qui s’étaient laissé tenter au boutde trente secondes. Les enfants qui avaient su fairepreuve de volonté dans ces expériences étaient devenus

INTRODUCTION 29

des adultes plus appréciés de leurs pairs et de leurs pro-fesseurs. Ils gagnaient plus d’argent. Ils avaient un indicede masse corporelle inférieur, ce qui donnait à penserqu’ils seraient moins enclins à prendre du poids àl’approche de la cinquantaine. Ils avaient égalementmoins tendance à avoir des problèmes de toxicomanie.

Ces résultats ont changé la donne, parce que d’unpoint de vue statistique, les évaluations effectuées pen-dant l’enfance permettent très rarement de faire lesmoindres prédictions sur ce qui se passera à l’âge adulte.Cette absence de corrélation a d’ailleurs contribué à dis-créditer la psychanalyse freudienne aux yeux de la psy-chologie, cette approche soulignant l’importance de lapetite enfance et fondant la personnalité de l’adulte surces premières expériences. Dans les années 1990, MartinSeligman a mené une enquête 16 sur ces recherches quimontre qu’il est pratiquement impossible de prouver defaçon concluante que les événements de la petite enfanceaient un impact causal sur la personnalité de l’adulte,sauf peut-être en cas de traumatisme sérieux et de malnu-trition grave. Les rares corrélations significatives qu’il anotées entre les statistiques obtenues dans l’enfance et àl’âge adulte semblent surtout refléter des tendances géné-tiques innées – avoir un naturel souriant ou ronchon,par exemple. Il est bien possible qu’avoir assez de volontépour résister à un Chamallow ait également une dimen-sion génétique. Toutefois, il semble que l’éducationpuisse accroître la volonté, ce qui en fait un des raresatouts acquis dans l’enfance dont on puisse bénéficiertout au long de sa vie. Les bénéfices que l’on tire de lavolonté paraissent d’autant plus remarquables quand onévalue l’ensemble des avantages que donne le self-control, comme l’a fait Baumeister dans Losing Control 17

(Perdre le contrôle), le livre de recherche qu’il a écrit en1994, en collaboration avec sa femme, Dianne Tice, en

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ30

poste à l’université Case Western Reserve, comme lui, etTodd Heatherton, professeur à Harvard.

« L’échec de la régulation émotionnelle est la plusgrande pathologie sociale de notre époque » : telle est laconclusion qu’ils tirent d’un nombre croissant de don-nées démontrant le rôle que cet échec joue dans le tauxélevé de divorces, de violences conjugales, de criminalité,ainsi que dans toute une série d’autres problèmes. Celivre a poussé la recherche à multiplier les expériences etles études sur cette question, et en particulier à mettreen place une échelle de self-control permettant d’évaluerla maîtrise de soi dans les tests de personnalité. Desrecherches comparant les notes obtenues par des étu-diants à une bonne trentaine de traits de personnalitéont montré que seul le self-control permet de prédire leurmoyenne mieux que le hasard 18. La maîtrise de soi serévèle également un meilleur indicateur des perfor-mances de ces étudiants aux examens que leur QI etque leurs résultats à l’examen d’entrée (SAT). Bien quel’intelligence pure et simple soit naturellement un atout,cette étude montre que le self-control compte encoreplus, parce qu’il aide les étudiants à se rendre plus régu-lièrement aux cours, à se mettre à leurs devoirs plus tôt,et à passer plus de temps à travailler et moins de tempsà regarder la télévision.

Au travail, les cadres qui obtiennent de bons résultatsdans les tests de self-control sont plus appréciés de leurssubordonnés comme de leurs pairs. Savoir se contrôler,c’est aussi avoir une capacité exceptionnellement déve-loppée de former et de maintenir des liens gratifiantsavec les autres. Il est également démontré que c’est aussiêtre plus à même de comprendre ce que ressentent lesautres et de se mettre à leur place. C’est avoir plus destabilité émotionnelle, et être moins enclin à l’anxiété, àla dépression, à la paranoïa, à la psychose, aux troubles

INTRODUCTION 31

obsessionnels compulsifs, aux troubles des comporte-ments alimentaires, à l’abus d’alcool, ainsi qu’à d’autresmaux. C’est se fâcher moins souvent, et si l’on se fâche,c’est avec moins d’agressivité verbale ou physique. Aucontraire, manquer de self-control c’est avoir plus ten-dance à se montrer violent envers son conjoint, et à serendre régulièrement coupable de divers autres délits,comme l’a démontré June Tangney, avec qui Baumeistera élaboré une échelle de self-control pour les tests depersonnalité 19. Grâce aux tests de self-control qu’elle afait passer à des prisonniers et au suivi qu’elle a assurépendant des années après leur sortie de prison, Tangneya montré que ceux qui ne savaient pas se dominer avaientplus tendance à commettre de nouveaux délits et àretourner en prison après leur libération 20.

C’est en 2010 qu’on a publié les résultats les plusconcluants sur l’importance du self-control. Dans uneétude à long terme très détaillée 21, dont l’envergure etla minutie dépassaient toutes les expériences précédentes,une équipe internationale de chercheurs a suivi millejeunes néo-zélandais de la naissance à l’âge de trente-deux ans. Cette étude évalue le self-control de chacun deces enfants selon plusieurs critères : elle se fonde à la foissur les observations des chercheurs et sur les problèmesdont se plaignaient ces enfants eux-mêmes, ainsi queleurs parents et leurs enseignants. Cette méthode apermis à ces chercheurs de mesurer le self-control de cesjeunes avec beaucoup de fiabilité, et de l’évaluer à l’aunede l’extraordinaire diversité de leurs destinées, de l’ado-lescence à l’âge adulte. En grandissant, les enfants quisavaient le mieux se contrôler sont devenus des adultesjouissant d’une meilleure santé physique, et ont été,entre autres, moins enclins à l’obésité et aux maladiessexuellement transmissibles. Ils avaient même de

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ32

meilleures dents. Il semblerait, en effet, qu’avoir du self-control, ce soit aussi se brosser les dents et se servir dufil dentaire. Bien que la maîtrise de soi n’ait pas eud’impact sur la dépression chez les adultes, ceux quimanquaient de self-control avaient plus tendance àl’alcoolisme et à la toxicomanie. Les enfants qui nesavaient pas se discipliner finissaient plus souvent parvivre des vies vouées à la précarité financière. Ils occu-paient des emplois relativement mal payés, avaient peud’argent à la banque, et étaient moins enclins à être pro-priétaires de leur domicile ou à mettre de l’argent de côtépour leur retraite. Ils avaient également plus tendance àélever leurs enfants dans des familles monoparentales,sans doute parce qu’ils avaient eu plus de mal à accepterla discipline que demande une relation à long terme. Parcontre, les enfants qui se contrôlaient le mieux avaientbeaucoup plus tendance à avoir un mariage stable et àélever leurs enfants à deux. Enfin, et surtout, les enfantsqui ne savaient pas se dominer ont plus souvent fini enprison. Plus de 40 % des enfants qui avaient le plus demal à se maîtriser avaient déjà été condamnés pour undélit à l’âge de trente-deux ans, alors que ce n’était le casque pour 12 % de ceux qui avaient fait montre de beau-coup de discipline dans leur jeunesse.

Bien que certaines de ces divergences soient liées àl’intelligence, à la classe sociale et au milieu culturel, cequi n’est pas surprenant, ces résultats ne changent pas dutout au tout quand on prend ces facteurs en compte.Dans une étude suivante, les mêmes chercheurs se sontpenchés sur des frères et sœurs issus de la même famille,afin de comparer des enfants ayant grandi dans des cir-constances semblables. Les résultats obtenus étaient tou-jours les mêmes : ce sont les membres d’une fratrie quiavaient le moins de self-control dans l’enfance qui s’ensortaient le moins bien à l’âge adulte. Ils étaient plus

INTRODUCTION 33

touchés par la maladie et par la pauvreté, et avaient plustendance à avoir fait un séjour en prison. Ces résultatsne sauraient être plus clairs : la maîtrise de soi est unatout vital et l’une des clés de la réussite dans la vie.

Évolution et étiquette

Tandis que la psychologie découvrait les avantages dela maîtrise de soi, l’anthropologie et les neurosciencess’attachaient à comprendre son évolution. Le cerveauhumain se distingue en particulier par la taille et la com-plexité de ses lobes frontaux, et on a longtemps penséqu’il s’agissait là d’un avantage évolutionnaire crucial, etque c’était à cela que l’on devait l’intelligence qui nouspermet de résoudre les problèmes qui se posent à nousdans notre environnement. Il paraissait logique de penserqu’un animal plus futé ait plus de chances de survivre etde se reproduire qu’un animal stupide. Cependant, ungrand cerveau consomme beaucoup d’énergie. En effet,bien que le cerveau d’un être humain adulte ne constitueque 2 % de son corps, il est responsable de plus de 20 %de ses dépenses énergétiques. Comme un animal a seule-ment intérêt à avoir plus de matière grise si cela luipermet d’augmenter suffisamment son apport caloriquepour assurer le bon fonctionnement du cerveau, la com-munauté scientifique ne comprenait pas comment le cer-veau rendait service à l’animal. Pour quelle raisonexactement notre patrimoine génétique avait-il favoriséle développement de notre cerveau, et en particulier lapuissance de nos lobes frontaux ?

Une des premières théories que l’on a avancées pourexpliquer l’augmentation de la taille du cerveau invo-quait les bananes, ainsi que d’autres fruits riches en calo-ries. Les brouteurs d’herbe n’ont pas besoin de faire un

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ34

gros effort de réflexion pour savoir où trouver leur pro-chain repas. Par contre, même si un arbre est couvert debananes parfaitement mûres, rien ne dit qu’il en resteraencore une semaine plus tard, ou qu’il ne restera pas qued’infâmes choses brunes et molles. Comme les consom-mateurs de bananes ont besoin d’un plus grand cerveaupour se souvenir de l’emplacement des fruits mûrs, etcomme les bananes peuvent alimenter le cerveau en calo-ries, il paraissait tout à fait plausible – du moins, enthéorie – de penser qu’il y avait un lien entre le dévelop-pement du cerveau et la cueillette des fruits. Malheureu-sement, cette idée a été démentie par les résultats del’étude que l’anthropologue Robin Dunbar a menée surle cerveau de divers animaux qui avaient des régimesalimentaires différents. Il n’existait pas de corrélationentre la taille du cerveau d’un animal et son alimenta-tion. Dunbar en conclut donc que l’évolution de la tailledu cerveau n’était pas liée à l’environnement naturel,mais à quelque chose d’encore plus important pour lasurvie : la vie sociale 22. Plus le cerveau d’un animal estgrand, plus ses réseaux sociaux sont importants et com-plexes. Cette idée a permis de repenser l’Homo sapiens.Si de tous les primates, ce sont les êtres humains qui ontles lobes frontaux les plus développés, c’est parce quenous formons de plus grands groupes sociaux, et c’estapparemment cela qui explique pourquoi nous avons leplus besoin de self-control. On croit souvent que lavolonté est une force importante pour le développementpersonnel, qu’il s’agisse de faire un régime sans craquer,de respecter ses délais professionnels, de se motiver poursortir faire de la course à pied ou d’arrêter de fumer. Orce n’est probablement pas cela qui explique pourquoi lavolonté s’est tant développée chez nos ancêtres. Les pri-mates sont des animaux sociaux qui doivent savoir secontrôler s’ils veulent s’entendre avec les autres membres

INTRODUCTION 35

de leur groupe. Ils dépendent les uns des autres pour lanourriture dont ils ont besoin pour survivre. Quand ilspartagent la nourriture, c’est souvent au plus grand et auplus fort des mâles que revient le premier choix, et lesautres doivent attendre leur tour plus ou moins long-temps, suivant leur statut. Pour un animal appartenantà un tel groupe, survivre sans se faire agresser par lesautres, c’est savoir se retenir de manger immédiatement.

Si le cerveau des chimpanzés et des singes était de lamême taille que celui d’un écureuil, ils ne seraient jamaistranquilles quand ils mangent, et ils risqueraient dedépenser plus de calories à se battre que n’en contiendraitleur repas.

Bien que certains primates aient la capacité mentalede faire preuve d’un certain respect de l’étiquette àl’heure des repas, ils n’ont pas beaucoup de self-controlcomparés aux êtres humains. Les primatologues pensentque les plus intelligents des primates non humains sontcapables de se projeter vingt minutes environ dansl’avenir – c’est-à-dire suffisamment longtemps pour lais-ser le mâle dominant manger son repas, mais pas assezlongtemps pour réfléchir à ce qui va se passer après lerepas. (Certains animaux, comme les écureuils parexemple, enfouissent instinctivement de la nourrituredans le sol pour la retrouver plus tard, mais il s’agit làde comportements programmés, et non pas de plansd’épargne conscients.) Une expérience a montré quequand on nourrit des singes une fois par jour à midi, ilsn’apprennent jamais à mettre de la nourriture de côtépour plus tard. Bien qu’on les ait laissés libres de se servirà volonté quand on leur apportait à manger à midi, ilsse contentaient de manger à leur faim. Ensuite, soit ilsoubliaient la nourriture qui restait, soit ils la gaspillaienten s’en servant dans leurs bagarres. Ils se réveillaient affa-més tous les matins, parce qu’il ne leur venait jamais à

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ36

l’idée de conserver un peu de nourriture pour leur repasdu soir ou leur petit déjeuner 23.

Les êtres humains sont plus avisés, grâce au développe-ment du cerveau chez nos ancêtres du genre Homo, il y adeux millions d’années. Le fonctionnement du self-control est en grande partie inconscient. Quand on a unrepas d’affaires, on n’a pas besoin de se retenir consciem-ment de manger la viande qui se trouve dans l’assiette deson patron. Le cerveau inconscient ne cesse de nous aiderà éviter les comportements sociaux désastreux, et commeson fonctionnement est aussi subtil que puissant, certainspsychologues pensent que c’est lui qui mène le jeu. Or, sicertains chercheurs attachent tant d’importance àl’inconscient, c’est parce qu’ils commettent une erreurfondamentale en divisant le comportement en unités tou-jours plus infimes et toujours plus brèves, ce qui les pousseà identifier des réactions trop rapides pour que le cerveauconscient puisse en être responsable. Quand on cherche lacause d’un mouvement sur une période de temps qui semesure en millisecondes, sa cause immédiate viendra del’activation de cellules nerveuses reliant le cerveau auxmuscles. Le cerveau conscient n’entre pas en jeu dans ceprocessus. On n’est jamais conscient de l’activation de sescellules nerveuses. Pourtant, c’est la volonté qui relie cesdifférentes actions dans le temps 24. La volonté demanded’intégrer ce qui se passe sur le moment au sein d’unschéma plus général. Une seule cigarette ne nuit pas à lasanté. Une seule injection d’héroïne ne crée pas de dépen-dance. Un seul morceau de gâteau ne fait pas grossir, etil ne suffit pas non plus d’une seule mission oubliée pourdétruire une carrière. Mais si l’on veut rester en bonnesanté et garder son poste, il faut savoir appliquer la règlegénérale qui demande de savoir résister à la tentation dans(presque) tout ce qu’on fait. C’est là que l’exerciceconscient du self-control entre en ligne de compte, et c’est

INTRODUCTION 37

pour cela que l’on doit presque tous les succès et tous leséchecs que l’on rencontre dans la vie à son self-control.

Pourquoi faire l’effort de lire ce livre ?

Pour apprendre le self-control, il faut commencer parse fixer un objectif. Voici donc celui que nous noussommes donné dans ce livre : nous espérons combinerce que les sciences sociales modernes ont de meilleur àoffrir avec la sagesse pratique des victoriens. Nous vou-lons montrer l’impact de la volonté – ou du manque devolonté – sur la vie de toutes sortes de personnes, qu’ellessoient connues ou non. Nous voulons expliquer pour-quoi des dirigeants d’entreprise sont prêts à payer20 000 dollars par jour pour qu’un ancien moniteur dekaraté leur apprenne les secrets d’un bon calendrier detravail, et pourquoi les entrepreneurs de Silicon Valleysont en train de mettre au point des outils numériquesvantant des valeurs qui remontent au XXe siècle. Nousverrons comment une nounou britannique a réussi àapprendre à des triplés hurleurs du Missouri à se tenir àcarreau, et nous évoquerons l’usage que des artistes duspectacle tels qu’Amanda Palmer, Drew Carey, Eric Clap-ton, Oprah Winfrey font de leur volonté dans leurpropre vie. Nous découvrirons ce qui a permis à DavidBlaine de jeûner pendant quarante jours, et à l’explora-teur Henry Morton Stanley de survivre pendant desannées dans les zones les plus reculées de l’Afrique. Nousvoulons raconter l’histoire de la redécouverte du self-control par la science, et les implications de cette trou-vaille hors du laboratoire.

Une fois que la psychologie a commencé à se rendrecompte des avantages du self-control dans ses expériences,elle s’est trouvée face à un nouveau mystère : quand onparle de volonté, de quoi s’agit-il exactement ? Que se

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ38

passe-t-il dans le soi quand on résiste à un Chamallow ?Quand Baumeister s’est mis à travailler sur ces questions,l’idée qu’il se faisait du soi s’accordait encore plus ou moinsavec la notion conventionnelle du modèle de traitementde l’information. Ses collègues et lui parlaient du cerveaucomme s’il s’agissait d’un petit ordinateur. Appliquer detels modèles d’information au cerveau, c’est généralementne pas tenir compte de concepts comme la force ou l’éner-gie – concepts tellement démodés que la recherche ne s’yopposait même plus. Baumeister ne s’attendait pas à voirévoluer sa propre perspective sur le soi, sans parler de celledes autres. Mais les expériences qu’il a faites l’ont amené àpenser que les vieilles idées sur cette question n’étaientpeut-être pas si dépassées que cela.

Aujourd’hui, nous avons une nouvelle conception de lavolonté et du soi grâce aux dizaines d’expériences que lelaboratoire de Baumeister a menées, ainsi qu’aux centainesd’autres qui ont été faites ailleurs. Nous voulons vous com-muniquer ce que nous savons aujourd’hui sur le compor-tement humain, et vous apprendre comment vous servirde ce savoir pour votre développement personnel. Certes,le self-control ne s’acquiert pas aussi facilement que lestechniques modernes des livres de développement person-nel, mais apprendre à se contrôler n’est pas aussi ardu queles victoriens n’en donnaient l’impression. En fin decompte, le self-control permet de se détendre parce qu’ilminimise le stress et permet de concentrer sa volonté surce qui compte. Nous sommes persuadés que les leçons dece livre peuvent non seulement vous aider à mener une vieplus productive et plus épanouissante, mais aussi rendrevotre vie plus facile et plus heureuse. Et nous vous promet-tons de ne pas vous infliger de sermons vous dissuadant demontrer vos chevilles.

1

LA VOLONTÉ : PLUS QU’UNE MÉTAPHORE ?

Nous sommes nos propres démons à nous-mêmes,Lorsque nous voulons tenter la fragilité de nos forces,En présumant trop de leur puissance variable.

Shakespeare, Troilus et Cressida 1

Si vous connaissez un tant soit peu la musiqued’Amanda Palmer, si vous avez entendu parler de sachanson sur l’avortement qui fut censurée au Royaume-Uni, ou si vous avez vu Backstabber, le clip où on la voitcourir toute nue le long d’un couloir en brandissant uncouteau, à la poursuite d’un homme également en cos-tume d’Adam qui porte du rouge à lèvres et partageaitson lit juste quelques instants auparavant, vous ne pensezsans doute pas qu’elle soit un modèle de self-control.

On l’a souvent comparée à une Lady Gaga en plusrebelle, à une Madonna en plus drôle, à une provocatriceandrogyne, ou à la grande prêtresse du « cabaret punkbrechtien ». Dans l’ensemble, ce ne sont pas les notionsde « victorianisme » et de « répression » qui viennentimmédiatement à l’esprit quand on pense à elle. Sonpersonnage est dionysiaque. Quand elle a voulu annon-cer officiellement qu’elle avait accepté la demande enmariage de Neil Gaiman, l’auteur britannique de romansfantastiques, elle a avoué le lendemain sur Twitter qu’elles’était peut-être fiancée « mais qu’il était bien possiblequ’elle ait été ivre ».

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ40

Et pourtant une artiste qui se laisserait aller n’auraitjamais pu écrire autant de chansons et donner autant deconcerts à guichets fermés dans le monde entier. Palmerne se serait jamais retrouvée sur scène au Radio CityMusic Hall sans maintes répétitions. Il faut de la disci-pline pour se composer un personnage anarchique, etelle affirme devoir en partie son succès à ce qu’elleappelle « la meilleure initiation au zen qui soit 2 » : sapériode de femme statue. Elle a été artiste de rue pendantsix ans, et a même fondé une société de statues vivantesproposant des prestations pour animer des soiréesd’entreprises, par exemple en portant des plateaux deproduits de culture biologique lors de l’ouverture d’undes supermarchés de la chaîne Whole Foods.

Palmer avait vingt-deux ans quand elle s’est lancéedans cette activité à Boston, où elle vivait alors. Àl’époque, elle réalisait des vidéoclips où elle disait « vou-loir devenir une star de rock », mais cette activité nepayant pas son loyer, elle décida d’importer une formede théâtre de rue qu’elle avait découvert en Allemagne.Le visage peint en blanc, elle se rendit donc sur HarvardSquare, vêtue d’une robe de mariée traditionnelle, unvoile sur la tête, et un bouquet de fleurs entre ses mainsgantées de blanc : juchée sur une caisse, elle devint « Lamariée de deux mètres cinquante ». Chaque fois quequelqu’un mettait une petite pièce dans son chapeau, ellelui tendait une fleur, mais le reste du temps, elle ne bou-geait pas un doigt.

Certains l’insultaient ou lui jetaient des objets.D’autres essayaient de la faire rire. Il y en avait quil’empoignaient. D’autres encore lui criaient de se trouverun vrai travail et menaçaient de lui voler son argent.Parfois, des ivrognes essayaient de la faire descendre deson piédestal ou de la faire tomber.

LA VOLONTÉ : PLUS QU’UNE MÉTAPHORE ? 41

« Tout ça n’était pas bien joli, se souvient Palmer. Unefois, un étudiant ivre qui était membre d’une fraternités’est mis à frotter sa tête contre mon pubis alors que, lesyeux levés au ciel, je me disais : “Mon Dieu, qu’ai-je faitpour mériter ça.” Cela dit, je ne suis sortie de mon rôleque deux fois peut-être en six ans. Je ne réagissais littéra-lement pas. Je ne tressaillais même pas. Je laissais passer,c’est tout. » La foule s’émerveillait de son endurance, etles gens pensaient généralement qu’il devait être très dif-ficile de maintenir son corps dans la même position pen-dant longtemps sans bouger. Mais selon Palmer, sesmuscles n’étaient pas fatigués. Certes, elle s’est aperçueque cette activité avait une dimension physique : il lui afallu apprendre à se passer de café, par exemple, parceque quand elle en buvait, tout son corps était parcourud’un léger tremblement qu’elle ne pouvait pas contrôler.Mais les difficultés qu’elle rencontrait étaient surtoutd’ordre psychologique.

« Ce n’est pas si dur que ça de rester immobile,dit-elle. C’est vrai qu’être une statue vivante demandeune certaine discipline, mais, ce qui compte, c’est plutôtde savoir s’abstenir de réagir. Comme il fallait garder lesyeux fixés sur le même point, je ne pouvais pas regarderautour de moi pour voir ce qui m’intéressait ou ce quim’intriguait. Il ne fallait pas établir de contact avec ceuxqui essayaient d’attirer mon attention. Il ne fallait pasrire. Si j’avais le nez qui coulait et que la morve perlaitsur mes lèvres, je ne pouvais pas l’essuyer. Je ne devaispas me gratter l’oreille si elle me chatouillait. Si j’avaisun moustique sur la joue, je ne pouvais pas le chasser.Les vraies difficultés étaient là. »

Même si les problèmes qui l’assaillaient étaient surtoutd’ordre psychologique, elle constata néanmoins au boutd’un certain temps que cette activité était en train del’épuiser physiquement. Financièrement, tout allait bien

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ42

– elle gagnait environ cinquante dollars de l’heure –,mais elle ne pouvait pas se livrer à cette activité pendantune période prolongée. En général, elle travaillait pen-dant une heure et demie, faisait une pause d’une heure,et remontait sur sa caisse une heure et demie de plusavant de jeter l’éponge. Parfois, le samedi, quand lasaison touristique battait son plein, elle suppléait sonactivité d’artiste de rue en incarnant pendant quelquesheures une nymphe des bois dans un festival de laRenaissance, mais c’était épuisant.

« J’étais à demi morte quand je rentrais chez moi, jene sentais presque plus mon corps, dit-elle. Je grimpaisdans ma baignoire, incapable de penser à quoi que cesoit. »

Pourquoi ? Elle n’avait pas dépensé d’énergie à seservir de ses muscles et sa respiration n’avait pas aug-menté, pas plus que son rythme cardiaque. Pourquoidonc était-il si difficile de ne rien faire ? Si on lui avaitposé cette question, elle aurait répondu qu’elle s’étaitastreinte à un effort de volonté pour résister aux tenta-tions qui l’assaillaient : or, les experts modernes necroient généralement plus à cette notion populaire quiremonte au XIXe siècle. D’ailleurs, qu’est-ce que celapourrait bien signifier de dire de quelqu’un qu’ils’astreint à un effort de volonté ? Comment montrerqu’il ne s’agit pas d’une simple métaphore ?

Curieusement, ce sont des biscuits chauds qui vontnous mettre sur la voie de la réponse à cette question.

L’expérience des radis

Les expériences en sciences sociales demandent parfoisun brin de cruauté. Les étudiants qui pénétrèrent dans lelaboratoire de Baumeister avaient déjà faim, parce qu’ilsn’avaient rien mangé depuis un moment. Or, ils se

LA VOLONTÉ : PLUS QU’UNE MÉTAPHORE ? 43

retrouvèrent dans une pièce où flottait une délicieuseodeur de biscuits aux pépites de chocolat que les cher-cheurs venaient de sortir du four. Les sujets expérimen-taux prirent place autour d’une table face à plusieurschoix culinaires : des biscuits chauds, quelques morceauxde chocolat et un bol de radis. Certains de ces étudiantsfurent invités à se régaler de biscuits et de friandises.Ceux qui n’avaient pas de chance furent mis « au régimedes radis » : pas de gourmandises pour eux, seulementdes radis crus 3.

Afin d’augmenter au maximum la tentation à laquelleces étudiants étaient soumis, les chercheurs les abandon-nèrent à leurs radis et à leurs biscuits avant de se retirerderrière une petite fenêtre d’observation dérobée auregard. Il était clair que ceux qui avaient été mis aurégime des radis avaient du mal à lutter contre la tenta-tion. Beaucoup d’entre eux contemplaient les biscuitsavec convoitise avant de s’astreindre à mordre dans unradis. Certains s’emparaient d’un biscuit pour le humer,savourant le plaisir que donne l’odeur d’une pâtisserie auchocolat fraîchement sortie du four. Deux ou troisd’entre eux firent tomber des biscuits par terre sans faireexprès, et se hâtèrent ensuite de les remettre dans le bolafin que personne ne s’aperçoive qu’ils avaient failli suc-comber. Mais aucun d’entre n’eux n’alla jusqu’à mordredans les biscuits défendus. Tous résistèrent à la tentation,même s’il s’en était fallu de peu dans certains cas. Toutcela était très bien du point de vue expérimental. Eneffet, cette expérience montrait que les biscuits lesavaient vraiment beaucoup tentés et qu’ils avaient dûfaire un effort de volonté pour y résister.

Ensuite, on emmena les étudiants dans une autre pièceoù on leur demanda de résoudre des problèmes de géo-métrie. Les étudiants s’imaginèrent qu’on testait leur

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ44

intelligence, alors que ces casse-tête étaient en fait inso-lubles. Il s’agissait dans cette expérience de voir combiende temps ils se concentreraient avant d’abandonner.Cette technique est très utilisée dans la recherche sur lestress (entre autres) depuis des dizaines d’années, parcequ’elle donne une indication fiable de la persévérancedont quelqu’un est capable. (D’autres recherches ontrévélé que ceux qui s’obstinent à essayer de résoudre uncasse-tête insoluble se montrent également plus opi-niâtres face aux problèmes qui ont une solution.)

Les étudiants qui avaient eu la permission de dégusterdes biscuits aux pépites de chocolat et des friandises pas-saient en moyenne vingt minutes à travailler sur cescasse-tête, tout comme le groupe de contrôle, constituéd’étudiants qui avaient également faim mais à qui onn’avait rien offert à manger. Par contre, ceux que l’onavait soumis à la tentation en les contraignant à grignoterdes radis abandonnaient au bout de huit minutes. Or,dans un laboratoire expérimental, c’est une différenceimportante. Ils avaient réussi à résister à la tentation deconsommer des biscuits et du chocolat, mais suite à ceteffort, il leur restait moins d’énergie pour affronter lescasse-tête. Finalement, les vieilles croyances populairessur la volonté semblaient justifiées, contrairement à cequ’affirmaient les théories psychologiques du soi plusmodernes et plus sophistiquées.

La volonté semblait être bien plus qu’une simplemétaphore.

Elle paraissait être – tout comme Shakespeare l’avaitbien vu dans Troilus et Cressida – un peu comme unmuscle qui finit par se fatiguer quand on s’en sert.Convaincu que les prétendants grecs de Cressida saurontla tenter, grâce à l’« adresse extrême 4 » avec laquelle ilslui feront du charme, le guerrier troyen Troilus lui ditsavoir qu’elle souhaite lui rester fidèle, mais craindre

LA VOLONTÉ : PLUS QU’UNE MÉTAPHORE ? 45

qu’elle ne cède à leur pression. Lui expliquant que c’estune erreur de penser que nous sommes capables de tou-jours tenir nos bonnes résolutions, il l’avertit de ce qui sepasse lorsque nous baissons notre garde : « Nous faisonsquelquefois des choses que nous ne voulons pas faire 5. »Et, comme cela devait arriver, Cressida tomba amoureused’un guerrier grec.

Lorsque Troilus parle de la « puissance si variable » dela volonté, il évoque le même type de fluctuations quecelles que nous avons observées chez nos étudiants tentéspar des biscuits. La pertinence de cette notion a immé-diatement frappé le psychologue clinicien Don Baucom,un vétéran de la thérapie conjugale de Chapel Hill, enCaroline du Nord, une fois que l’expérience des radis(entre autres) a permis de la définir. Selon lui, lesrecherches de Baumeister cristallisent quelque chose qu’ilsentait depuis des années dans sa pratique profession-nelle, mais qu’il n’avait jamais vraiment compris. Il avaitvu beaucoup de mariages péricliter parce que tous lessoirs, des couples à double carrière se mettaient à ergotersur des questions sans importance. Il leur conseillait par-fois de rentrer chez eux un peu plus tôt, ce qui peutparaître un drôle de conseil : pourquoi leur donner plusde temps pour se disputer ? Mais il pensait qu’ils étaientépuisés par leurs longues heures de travail. Une fois ren-trés chez eux à la fin d’une dure journée de labeur, ilsn’étaient plus capables de fermer les yeux sur les mau-vaises petites habitudes de leur partenaire, ni d’être spon-tanément gentils et prévenants, ni de tourner la languesept fois dans leur bouche lorsque leur cher et tendredisait quelque chose qui leur donnait envie de lui lancerdes piques. Baucom avait compris qu’il fallait qu’ilsquittent leur lieu de travail quand il leur restait encoreun peu d’énergie. Il comprenait pourquoi ces mariages

LE POUVOIR DE LA VOLONTÉ46

tournaient mal juste au moment où, professionnelle-ment, les conjoints étaient le plus sous pression : leurtravail accaparait toute leur volonté. Ils se donnaient toutentier à leur travail, et leur vie privée en souffrait.

Après l’expérience des radis, d’autres expériences surdes groupes de sujets différents ont suivi, donnantchaque fois des résultats semblables. Les chercheurs sesont ensuite mis en quête d’effets émotionnels plus com-plexes, ainsi que d’autres façons de les évaluer – parexemple en centrant leurs observations sur l’endurancephysique. Le conditionnement ne suffit pas pour unexercice aussi soutenu qu’un marathon : quelle que soitvotre forme physique, il arrive un moment où votrecorps aspire au repos, et où c’est à votre esprit del’enjoindre à continuer de courir. De même, la force phy-sique ne suffit pas pour permettre aux muscles de la maind’appliquer une pression continue sur les ressorts d’unmusclet (ce petit appareil de musculation composé dedeux poignées unies par un ressort). Assez rapidement,la main se fatigue, et petit à petit, les muscles deviennentde plus en plus douloureux. Dans ces cas-là, nous avonsnaturellement tendance à relâcher nos muscles. Toute-fois, en exerçant notre volonté nous pouvons continuerà maintenir cette pression – à moins que notre cerveaun’ait été trop occupé à réprimer d’autres émotions,comme ce fut le cas lors d’une expérience où l’on projetaun film italien plutôt triste.

Avant le début du film, les sujets expérimentaux furentinformés qu’une caméra filmerait leurs expressions pen-dant qu’ils regarderaient le film. Certains d’entre euxreçurent l’instruction de réprimer leurs émotions et dene pas montrer ce qu’ils ressentaient. D’autres devaientexacerber leurs réactions émotionnelles afin que leurssentiments se lisent sur leur visage. Un troisième groupe

INDEX 463

− déclin de, 22-27− et facteursenvironnementaux, 25, 216,309, 402− et liberté, 25-26− et qualité de vie, 16, 32− limites de, 220-225− pourquoi ce mot, 21− psychologie de, 22− retour de, 32-33− stockage de, 68-72− usages de, 63-65

volonté, développement de la,187− bienfaits du, 203-206− en changeant seshabitudes, 201− et obstination, 191-192− et programmes dedéveloppement personnel,200-206− et religion, 269-270

Voyage du pèlerin, Le (Bunyan),273

VYGOTSKY, Lev, 313

WANSINK, Brian, 341, 343,436-437

warehousing, 258Weezer, groupe, 287WEGNER, Dan, 47-48, 418Weight Watchers, 338WHEELIS, Allen, 23-24, 416WHITE, Dan (procès), 68, 74-

75WICKLUND, Robert, 169-170,

425-426WILDE, Oscar, 20, 416WILLIAMS, Robin, 49-50WILLIAMS, Serena, 16WILLIAMSON, Marianne, 318WILLOUGHBY, Brian, 267, 432WILSON, Margo, 161, 425WINFREY, Oprah, 37, 189,

206, 316-322, 435WOLF, Gary, 177, 423, 426WOODS, Tiger, 64WRIGHT, Tony, 176, 426

Yom Kippour, 269-270

ZEIGARNIK, Bluma, 126Zen, méditation, 268

TABLE

Préface à l’édition française....................................... 9Introduction ............................................................. 15

1. La volonté : plus qu’une métaphore ? .............. 392. D’où vient la force de la volonté ? ................... 683. S’organiser : une brève histoire du calendrier

de travail .......................................................... 984. La fatigue décisionnelle.................................... 1365. Mais où est donc passé tout cet argent ?.......... 1656. Peut-on développer sa volonté ? ....................... 1877. S’en sortir quand on est au cœur des ténèbres 2138. Sortir de l’alcoolisme grâce à l’aide de Dieu ?.. 2499. Estime de soi versus self-control dans l’éduca-

tion .................................................................. 27810. Les régimes : ne jamais dire jamais .................. 316

Conclusion ............................................................... 349Postface à l’édition française : le libre arbitre............. 381

Remerciements .......................................................... 411Notes ....................................................................... 415Index ....................................................................... 447

No d’édition : L.01EHQN000911.N001Dépôt légal : février 2017