Le Poulpe - La Petite Ecuyere a Cafte - Jean-Bernard Pouy

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Jean-Bernard Pouy

Le PoulpeLa petite cuyre a caft 1995

ABP numrise des livres. des Anticipations, des bouquins de gare, des polars noirs et d'autres de ces pochEs que personne ne rimprime ni ne rdite en version lectronique. Ceci est un travail bnvole et non autoris par l'auteur ni sa maison d'dition. Vous tes sens en possder une version papier (droit la copie prive). Bonne lecture

DU MME AUTEUR

La Belle de Fontenay,

Srie Noire, 1992Le Bienheureux,

L'Atalante, 1994RN 86,

Srie Noire, 1995L'ABC du mtier,

La Loupiote, 1995Spinoza encule Hegel,

Canaille Revolver, 1996J'ai fait Varotrain,

coll. Tourisme et Polar, Baleine, 1997

Jean-Bernard PouyLe Poulpe La petite cuyre a caftTexte intgral

LE POULPE, A NE S'ATTENDRIT PAS. FAUT TAPER DESSUS COUPS DE MARTEAU GRARD

ditions Baleine, 1995

1Faire gaffe. La nuit, les rails se rejoignent. On dit qu'ils sont parallles, un mythe, un vrai, il y a des moments o, la fatigue aidant, on a vraiment l'impression qu'au bout du faisceau des deux phares de l'autorail, ils se touchent et qu'en dessous, les roues vont riper, se chevaucher et que a va tre une vraie catastrophe. Chaque fois qu'il conduisait le 89931, Charles Dutot pensait toujours la mme chose, avait toujours les mmes impressions. La nuit, tout est possible. Il tenait a de tous ces livres de terreur qu'il avait dvors pendant sa jeunesse. La nuit, les maisons bougent, les yeux deviennent rouges, les gens hurlent en crachant des fleuves de sang, le diable en sabots rde le long des falaises, quand ce n'est pas la mort avec sa faux brillante de sang

caill. La nuit, les vaches dansent la carmagnole, les rails des trains se tordent et font des nuds en grinant. Cette vacherie d'automoteur 89931. Dpart Rouen 22 h 4, arrive Dieppe 22 h 43. Le dernier. Si on le loupe, faut dormir Rouen, tenter de ne pas rver Jeanne d'Arc, qui crame en geignant, avec Gilles de Rais pleurant comme un veau au pied du bcher et se consumant pour elle. Le train venait juste de dpasser la gare d'Auffay. Charles vrifia le compteur. 90, c'tait bon. Limite. Au-dessus, derrire, a secoue. Il n'avait pas l'impression de conduire un troupeau roulettes comme pour le 87083, qui est invariablement toujours plein, tous ceux qui bossent Rouen et qui regagnent leurs cagnas du ct de Clres. Non, le samedi soir, c'est direct Dieppe, peu de pkins se prlassent derrire lui, tentent de reprer quelques lumires filantes au-dehors, relisent le journal du matin, terminent les mots croiss. Il doit y en avoir un ou deux qui roupillent mort. Qui finissent bravement un samedi de bibine et qui vont le dimanche Dieppe pour terminer magnifiquement le

ouiquende en se saoulant la gueule dans les rades du port. Comme dans la chanson de Brel. Amsterdam, avec le marin qui pisse sur les toiles. Charles Dutot pensa que c'tait le premier samedi du mois et que, vers minuit, sur Canal Plus, il y aurait le porno mensuel, qu'il regarderait une fois de plus si jamais Franoise acceptait d'aller se coucher, en lui disant comme chaque fois qu'il ne peut pas dormir et qu'il va regarder la tl pour s'abrutir. Et, alors, comme d'habitude, il serait vite saoul par toutes ces gymnastiques et teindrait le poste en pensant que c'est pas croyable que des gens puissent faire a devant des autres avec autant de naturel. La voie tournait beaucoup dans la valle juste avant Offran-Ville. Il essaya d'imaginer les vaches couches dans les prs et qui entendaient le train sans le voir, un grondement dans la nuit. Est-ce que les vaches pensaient l'enfer, elles aussi ? Et c'tait quoi l'enfer pour une vache ? Travailler Hippopotamus ? Un coup de sirne. Un passage non protg. Tant pis pour ceux qui dormaient dj. La

grande courbe de droite. De jour, on voyait, derrire la haie de saules, la jolie ferme colombages des Marineux. Charles avait t l'cole avec le Pierre qui dclarait que jamais il ne serait paysan, plutt crever, toute une vie dans la bouse c'est pas humain, et lui, il disait en cho qu'il ne resterait jamais dans ce coin pourri o il pleut tout le temps, o les champignons poussent jusque dans les godasses, o les grosses limaces orange servent de paillasson. Rsultat des courses, trente ans aprs, le Dutot conduit le dur sur la ligne qui passe tout prs de la ferme du Marineux qui a trente-cinq vaches. Charles eut un haut-le-cur. Le sang, en une demi-seconde, quitta entirement sa tte, sa poitrine et ses bras. Sa main se mit trembler, loupant les manettes de frein. Les chiens de l'enfer. Il venait de voir, d'entrevoir, un clair, dans le blanc cru des phares, juste aprs une courbe droite un peu serre, deux personnes sur la voie qui le regardaient les yeux grands ouverts en hurlant et puis il les a senties disparatre sous lui comme s'il les avalait lui-mme. Et puis le choc. Mou. Charles freina d'urgence, bloquant les

tampons. Tant pis pour ceux qui roupillaient derrire, ils allaient changer de place en deux secondes, tant pis pour les valoches qui devaient valser. Merde, merde, merde, c'est pas vrai, hurla Charles, dont les bras se mirent trembler convulsivement. Les deux wagons de l'autorail mirent cent mtres et dix secondes pour s'arrter. Sans respirer, tout tait bloqu en lui, c'tait comme s'il avait en mme temps actionn aussi un frein puissant l'intrieur de lui-mme, Charles avait baiss la vitre de la portire gauche et avait regard, pendant cet interminable infini de temps, les tincelles, chaque boggie, clairer le ballast. La rame s'arrta enfin. Charles sauta sur la voie, une lampe torche la main, tout tait trs sombre, les lumires des deux wagons jetaient un peu de jaune sur les bords des voies, il eut le temps de se dire que la nuit normande lui avait jou un tour de plus, un truc de sorcire. Il passa devant la motrice et aperut, un peu en dessous, les traces brillantes de deux tranes de sang. Il eut soudain trs chaud la tte, comme une fivre, se dit merde et remerde et putain de

merde comme si c'tait une prire au diable, et longea sans respirer, en boitillant, les wagons o les gens semblaient tous se relever d'une chute, d'une pagaille. a gueulait, a regardait aux fentres, un enfant hurlait. Bordel, c'est sur moi que a tombe, il eut encore le temps de se dire, vite il faut faire quelque chose, prvenir les pompiers et la gare de Dieppe. Charles entendit derrire lui le chef de train qui l'appelait mais il ne pouvait pas s'arrter, il marchait dans la nuit comme un automate. Il trouva vite les deux corps charps, en bouillie, en morceaux, il ne compta pas, il clata en sanglots. Et puis, s'avanant un peu plus loin entre les rails, restant sourd aux appels derrire lui, comme s'il avait une fanfare dsaccorde dans la tte, Charles vit alors, dans le faisceau un peu glauque de sa lampe, les deux mains attaches par des menottes au rail. L'une tait coupe crase net et l'autre avait un avantbras. Avant de s'vanouir, Charles eut le temps de se redire une fois de plus qu'il fallait que a tombe sur lui, merde.

2 Je parie qu'il est en train de lire le truc sur le suicide sous le train ! beugla Grard en s'essuyant les mains au torchon. Je parie vingt balles. Tenu ! rpliqua un petit gros en costard qui s'arracha du zinc et s'avana vers la table. Prudemment, il se glissa derrire Gabriel et lut, par-dessus son paule, l'article du Parisien tal sur la table et coinc, en haut droite par une tasse caf et gauche par une soucoupe constelle de miettes de croissants. Menotts aux rails ! il cria en lisant le gros titre, d'assez loin. Fous-moi la paix marmonna Gabriel en s'agitant sur sa chaise. Le petit gros venait de perdre vingt francs.

Sans rechigner, il revint au bar, claqua deux pices de dix sur le zinc et finit son pastis. Grard, l'air triomphant, prit les jaunets et les jeta dans la bote pourboires, avec la maestria d'un vrai basketteur de comptoir. Pour le personnel ! Je me suis fait avoir, soupira le petit gros. Mais a aurait pu tre l'article sur la fusillade de Montmagny. Ils ont quand mme dessoud trois types au fusil-mitrailleur. C'est quand mme pas tous les jours qu'on voit a. Ouais, mais c'est pas saignant. Gabriel il aime quand y a du raisin partout. Et l, il est gt. Sur plus de cent mtres, ils ont repeint la voie, les deux petits jeunes Et ils risquaient pas de se sauver ! Ils s'taient attachs avec des menottes, les menottes attaches des antivols, les antivols passs autour des rails. Et on a retrouv, enfin on, les toubibs de l'autopsie, ils ont retrouv les clefs des cadenas et des menottes dans l'estomac du type et de la fille. a, c'est du suicide, c'est pas comme les pilules, o on se flingue en attendant l'ambulance Quand on veut vraiment se bousiller, on met le paquet, honneur aux braves !

Grard prorait, comme son habitude. Il rgnait sur son bar-restaurant comme Thodora sur Byzance. II servait, en salle comme au comptoir, tenait le crachoir et la caisse, veillait sur son petit monde, accueillait les nouveaux, respectait les anciens, et s'occupait de la sant morale et physique des habitus. Dont Gabriel, qui, chaque matin depuis le dbut du monde, venait prendre son double express et ses trois tartines la mme table. Aujourd'hui serait un jour spcial, s'tait mme dit Grard quand l'autre lui avait demand des croissants. Et Gabriel passait invariablement trois quarts d'heure lire le journal et les faits divers. L-dessus s'enclenchait toujours une pre discussion sur la porte de ces vnements macabres, l'un traitant l'autre d'abruti qui n'y connaissait rien et l'autre assenant l'un ce qu'il tait trop con pour ne pas avoir lu entre les lignes. Pour Grard, ces tranches de malheur taient le signe de la connerie des gens, pour Gabriel c'tait la preuve que le monde allait trs mal. Les clients, habitus ou non, assistant ces joutes verbales, avaient la dlicieuse

impression d'tre au Palais-Bourbon, un jour de grand dbat. Ils comptaient les points et rigolaient souvent, ne prenant jamais partie, car l'un tait le patron de leur rade prfr et l'autre un type costaud de presque deux mtres de haut et un rien ombrageux, avec des bras d'une longueur un peu anormale. C'est un vrai suicide, a au moins, continua le patron du bistrot. Ils ont mme laiss une lettre. Alors, hein Pourquoi tu t'nerves ? lana Gabriel. Parce que je te vois venir, si tu crois que je te vois pas venir avec tes airs par en dessous Mais non, tu vois rien. Tu vois rien comme d'habitude. Et tu vois rien parce qu'il n'y a rien voir. Grard n'tait pas du genre s'en laisser conter. Il savait, comme le militant de base qu'il n'avait pourtant jamais t, changer habilement de sujet pour anesthsier l'adversaire. Et, suprme habilet, en prenant tmoin quelqu'un d'autre. L, c'est le petit gros en costard qui reut l'anathme. En plus, ce journal, il chie dessus, mais il le dvore tous les matins Gabriel, c'est un

cropophage. On dit coprophage, quand on n'est pas un limonadier analphabte, rpliqua Gabriel. Pour couper court et ne pas admettre sa dfaite smantique, Grard se mit gueuler comme une vache folle, en direction des cuisines, appelant Vlad pour qu'il aille faire pisser Lon, le clebs local, un de ces bergers allemands de caf paranoaque force d'tre gentil le jour et froce la nuit, un monstre pel aux yeux lgrement voils par l'ge, qui se tenait sur son cul prs de la table de Gabriel, esprant le susucre interdit. Gabriel l'aimait quand mme un peu, ce clbard, force de le voir plant comme un sphinx tous les matins, alors qu'il avait une sainte horreur des chiens et des pigeons, les premiers beurrant consciencieusement les trottoirs de son arrondissement et les seconds bouffant les djections des premiers. Il l'aimait bien, Lon, parce qu'il tait comme une potiche intgre au mobilier de son rade favori, un caf qui fonctionnait, dans son appartement personnel, comme le salon ou la bibliothque. La chambre, c'tait toujours celle d'un htel, jamais le mme, en ce moment, c'tait l'htel

des Taillandiers, dans la rue du mme nom. Mais ce caf o vocifrait Grard, jamais Gabriel ne l'aurait trahi pour un de ces bars tapas qui fleurissaient dans les environs, pour une de ces pizzas la graisse de noix, encore moins pour ces bistrots tapageurs aux appellations plus ou moins nocturnes qui ravageaient les pourtours de la Roquette. Son bistrot, en plus, avait un nom pas croyable, le blaze impossible pour donner un rendez-vous. Au Pied de Porc la SainteScolasse . Recette clbre d'une petite ville de l'Orne d'o tait, bien entendu, originaire, le patron. Et le Tout-Paris, enfin, celui qui pensait que le pied de cochon valait bien, question nirvana des papilles, la surfaite tte de veau, dbarquait dans ce resto qui ne payait pas de mine, pour dguster ce taj mahal en gele. La recette, dont certains ingrdients taient tenus secrets par Grard, tait affiche au mur, avec un historique genre Alain Decaux et ravissait les clients dont une bonne moiti la recopiait en esprant faire aussi bien que le matre des lieux. A midi, c'tait plus que le coup de feu, a sentait carrment la cordite, tout le monde tait sur le

coup, Grard, Vlad, et Maria, la bourgeoise du patron, car les rticents la papatte de cochon pouvaient quand mme dguster d'autres plats aussi antiques que succulents. Mais Grard refusait de servir deux repas par jour en admettant qu'un pied en gele la sauce brune (cognac et pruneaux) suffisait faire travailler le foie pendant vingt-quatre heures. Le matin et le soir, les lieux retournaient leur fonction premire, celle de bistrot, de rade conforme tous ceux du coin, de Charonne Ledru-Rollin, avec ses lampes orange, son papier peint marron clair gros motifs, ses douze kalanchos sur les tables et une norme photo murale de la place de la Mairie de Sainte-Scolasse. Alors, fleurissaient, plants dans la sciure mlange aux mgots, les habitus. Et Gabriel, on pouvait le voir l tous les matins, peu prs la mme heure, toujours la mme table, prs de la vitrine. Parfois, il disparaissait pendant des jours, quelquefois des semaines, mais on avait des nouvelles, des cartes postales, il voyageait, et n'avouait jamais ce qu'il pouvait bien foutre dans toutes ses prgrinations. Quand il revenait, les

habitus, soulags, voyaient sa grande carcasse dgingande traverser l'avenue Ledru-Rollin, avec ses bras trop longs dont il ne savait pas quoi faire, et s'criaient : Tiens ! Revoil le Poulpe ! Avec deux bras de plus, rigolait Grard, content de revoir ce client de plus de vingt ans. Vlad, grand chalas la tignasse hirsute, revint fissa de l'extrieur, Lon, vid, ses basques. Sans un mot comme d'habitude. Sous le regard compatissant de Grard qui avait toujours l'impression d'tre Clovis regardant passer Attila. Ce mec-l, au Moyen Age, a aurait pu tre Dracula, dit le petit gros en costard. Dites pas de conneries, en Roumanie, c'tait un grand mdecin. Et faut tre un intellectuel pour apprendre aussi vite faire le pied de cochon Il tait peut-tre podologue, ou pdicure, avant Allez, tu paies ton coup et tu me lches. J'ai pas envie de m'nerver, c'est lundi. Les habitus rigolrent, c'tait une faon de se mettre dans les bonnes grces du patron. Et

puis se mirent parler politique. Gabriel n'coutait pas. Il lisait toujours le journal. Et revenait sans cesse cette horrible histoire de suicide. Un frisson parcourait son immense dos quand il se mettait imaginer la scne, celle o les deux ados s'attachaient aux rails et se foraient avaler les clefs d'antivols. Fallait plus que du dsespoir pour tre organis pareillement. Fallait tre sr que l'Enfer tait dj sur terre. Dans l'article, hors le saignant habituel, il n'y avait pas beaucoup de renseignements sur l'origine des gamins. Leur ge seulement, dixsept et dix-neuf ans. Mais rien sur leur famille, sur leur situation, ce qui faisait dire Gabriel que ce devait tre des gosses normaux, issus de familles normales. Sinon on aurait eu droit au couplet sur la misre, la drogue, le dsuvrement, le squat et tout le bordel. Mais l, rien. Nib. Sinon qu'ils avaient laiss une lettre expliquant leur geste et que a suffisait pour les gendarmes. Une lettre mouvante, prcisait le correspondant. Gabriel nota son nom, comme a, une manire de commencer le boulot. Parce qu'il savait que c'tait reparti pour un tour. A un rien, une

lueur, une intuition, une petite voix venue d'ailleurs, la voix sans doute de l'un des deux gamins parpills sur un ballast de HauteNormandie. Grard s'tait approch de Gabriel, le torchon la main, jetant un coup d'il par-dessus l'paule de son immense client. Faut quand mme tre tordu du bulbe pour faire a Le coup des cadenas Quand on se jette sous un train, on se jette sous un train. L, je trouve que a fait un peu western. Sauf que Zorro n'est pas arriv. Non, rpondit doucement Gabriel. Et mme s'il tait arriv, Zorro, il lui aurait fallu un sacr matriel, scies mtaux et pinces coupantes. a colle pas, ce truc. Moi, je sens a bizarre. Tu vois le mal partout. T'as du Zola dans la tte. Du gorgonzola, mme. Parce que, pour toi, se flinguer, c'est normal ? On est en rpublique. Chacun fait ce qu'il veut. Ouais. Et quand il veut pas, chacun, qu'estce qu'on fait ? On l'attache ?

a y est, a recommence ! beugla Grard qui se mit astiquer frocement les tables en formica, s'enfuyant vers les cuisines. On va y avoir droit au couplet ! Maria, sa femme, une Catalane reconvertie par amour dans les abats, dboula dans la salle avec son caddie trois roues rempli ras bord. J'ai du bar pas cher, elle dclara dans un silence respectueux. Mais avant de foncer en cuisine, elle fit un slalom entre les tables pour venir embrasser Gabriel sur le front. Salut Durutti, lui dit Gabriel sans lever la tte. CNT/FAI ! elle cria en fermant le poing. CNPF/RATP ! hurla Grard de la cuisine. Grouille-toi, Maria, on est la bourre ! J'ai vingt pieds pour midi. Gabriel s'tira sur sa chaise et regarda les autres clients. Le petit gros en costard finissait son 102 pensivement, une jambe replie derrire l'autre. C'tait le comptable de la bote de location de matriel et costumes pour le cinma et la tl de la rue Basfroi. Au fond, assis sur la moleskine glissante, il y avait le

professeur , qui carburait au muscadet et qui terminait depuis quatre ans sa thse sur un philosophe franais, Malebranche. Avec un nom pareil, vous allez scier votre carrire, avait finement mis Grard. Il y avait les deux types de la socit d'informatique, juste ct, qui venaient se mac-intoxiquer au Martini, le marchand de bois au dtail qui fonctionnait au double express et les vendeurs de moquette en gros du carrefour Charonne qui venaient souvent discuter bire avec Gabriel et qui le considraient comme un dieu tutlaire depuis qu'il leur avait dit que, lui, avait bu, en Suisse, de la Schmillhaus, la bire la plus forte du monde. Ils taient peu prs tous l, plus un ou deux clients de passage, et Gabriel les observait. Mais son regard les transperait, car ses penses taient nonchalantes, nerveuses et mues la fois. Comme un lger manque. Comme chaque fois qu'il allait repartir. C'tait une sensation qui lui procurait un certain plaisir, il allait bouger, il allait exercer sa part sociale, et aussi une peur diffuse car il allait affronter la brutalit gnrale du monde. Il se leva, paya son caf et ses trois tartines.

Grard le regardait en coin. Il avait compris. Et ne poserait pas de questions. A bientt, le Poulpe Que saint Jambon te protge Gabriel lui sourit plutt comme une murne et sortit dans l'avenue Ledru-Rollin. De l'autre ct de la rue, une contractuelle mettait des prunes sur les pare-brise. Gabriel, nonchalant, s'approcha d'elle, traversant l'avenue. La femme l'aperut, blanchit, dchira la contravention et partit direct vers Charonne.

3L'autorail dmarra. Bruit de ferraille, lumire glauque, ronflement emball du diesel. Gabriel frissonna un peu. a faisait une semaine exactement que les mmes deux wagons jaune et rouge avaient, un peu plus loin sur la ligne, rduit en bouillie deux beaux et jeunes corps d'adolescents en crise. Il enleva sa casquette de toile, se cala contre la fentre et tenta, travers la vitre, d'apercevoir ce que pouvait tre la vie, dehors. Mais il y avait un noir presque complet, mat, profond. Autour de lui, quelques voyageurs, dont deux familles de Blacks au grand complet, avec valises et baluchons, boubous fatigus et mmes assomms. Des gens venant de loin et allant sans doute en Angleterre par le carferry. Arriver dans la terre promise par le port

de Newhaven allait, pour eux, tre une sacre exprience qui devrait bien valoir celle des immigrants du dbut du sicle dbarquant sur les wharfs de New York. Gabriel tenta de se dtendre. La semaine avait t rude, comme chaque fois qu'il partait. Il lui avait fallu payer sa chambre d'htel, la dbarrasser de ses affaires, deux gros sacs de voyage en cuir, et porter le tout dans le grenier de Cheryl. Pas question d'encombrer le petit appartement de la dame qui tait aussi prcisment rang et dcor qu'une chambre de poupe Barbie. Et il avait d surtout affronter les regards et rcriminations muettes de sa copine, qui n'tait pas d genre s'arracher les cheveux, non, Cheryl tait coiffeuse et le brushing c'tait sacr, mais qui se mettait faire profondment et tout simplement la gueule. Cheryl avait, depuis cinq ans, ouvert un petit et coquet salon de coiffure dans la rue Popincourt, avec l'appartement au-dessus, douze murs dcors de ses photos prfres d'Elsa Martinelli, Michelle Pfeiffer et Marilyn Monroe, trois pices dominante rose, texture synthtique, et habites par un nombre

incroyable de peluches. Il avait fallu Gabriel sa patience coutumire pour supporter les grimaces figes de la jeune femme, qui n'arrivaient mme pas l'enlaidir, et une rsistance physique toute preuve pour faire l'amour avec elle, car Cheryl pensait, avant chaque dpart de son amant de toujours, que c'tait la dernire fois qu'elle le touchait. Il avait d prparer son dpart, prendre ses affaires , des vtements dont sa casquette de combat, comme il disait, divers papiers d'identit, dont la plupart taient faux, choisir un livre pour mditer dans les temps creux, et empaqueter dans une serviette de toilette un peu huileuse, une arme. Ce coup-ci, Pedro lui avait refil un pistolet Beretta, numro lim, avec trois charGEURS. La discussion obligatoire avec le vieil imprimeur avait vite mal tourn, Gabriel tant bien comme son pre, une tte de mule qui confondait le Real Madrid avec l'Atltico. Ils s'taient quitts pourtant en serrant contre eux leurs larges poitrines, Pedro enfournant dans sa poche les dix mille balles usuelles et Gabriel rchauffant contre lui une arme dont il ne saurait jamais si elle avait dj servi.

Il leva la tte pour voir son petit sac dos en toile qui reposait au-dessus et qui bougeait lgrement cause des cahots. Il pensa un court instant qu'une fois de plus, il se retrouvait tout seul, qu'il avait rompu des amarres, qu'il tait un peu comme un mousse ne sachant pas o il allait s'embarquer et ce que rservait l'avenir. Tout ce qu'il pressentait, c'est que a serait rude. Son intuition ne l'avait jamais tromp. Et les picotements caractristiques taient bien l. Il tait un peu comme ces Africains, sur les siges ct. Dcal. Regardant le noir, dehors, comme si toute cette obscurit tait dj la parabole de leur vie future. Mais lui n'avait pas d'attaches, pas de mmes. Pas d'adresse fixe non plus. Sa seule base arrire tait Cheryl, si l'on pouvait dire. Elle acceptait de garder en silence ses maigres effets et ne posait jamais de questions. Gabriel la connaissait depuis l'cole primaire de la rue Saint-Bernard, la jolie Cheryl, et peu peu ils taient devenus amants rguliers et intermittents. Sous ses vtements un peu clinquants et parfois d'un parfait mauvais got, Cheryl cachait un corps de desse,

nerveux, aguerri, et leurs jeux rotiques s'apparentaient parfois au catch quatre, les grands bras gauches de Gabriel ne lui tant pas vraiment suffisants dans les grandes occases. Elle tait intelligente, et parfois sa culture gnrale patait Gabriel qui se demandait comment elle pouvait savoir tout a en ne lisant que les hebdos la con qu'elle receVAIT gratis pour son salon de coiffure. En tout cas, grce elle et sa pratique htelire, il pouvait passer, en piton anonyme, travers les mailles du filet social. Pas d'impts, pas de banque, pas de factures tlphoniques, pas d'EDF. Sa sant de fer lui avait pour l'instant vit la complexit de la Scurit sociale et une bonne douzaine de faux papiers en tout genre, bnins mais trs utiles, lui avaient permis de ne pas se faire trop remarquer. Il n'tait pas vraiment seul, mais plutt solitaire. Nuance. Un loup. Il aurait aim tre rinCARN en loup. Manque de bol, les autres, au caf, l'appelaient le poulpe. Il n'tait pas du genre visqueux. Tentaculaire, peut-tre, mais visqueux non. Et puis son il tait loin d'tre globuleux. De velours, oui. On ne choisit pas son sobriquet.

Pour l'instant, ses yeux se fermaient doucement, malgr le fracas des roues et les secousses de l'autorail qui bourrait dans la nuit. Le conducteur tait press de rentrer chez lui, ou d'aller sur le port s'en jeter un. Peut-tre que c'tait le mme qui avait vu le dernier regard des enfants vivants. On verrait bien. Gabriel se leva et sortit le livre de son sac. Il avait emport un recueil de hakus, une tude sur un de ses potes prfrs, Matsuo Bash. Il en choisit un pour mditer. LA TTE VIDE QUAND J'AI SOMMEIL TOUT M'EST BRUIT. C'tait bien vrai. Il n'y avait pas beaucoup rflchir l-dessus.

4L'autorail s'arrta dans la spacieuse gare de Dieppe avec deux minutes d'avance, 22 h 41. Gabriel sauta sur un quai quasi dsert, avec plus loin, l'immense et dsormais drisoire hall, salle des pas compltement perdus, vide lui aussi, part deux ou trois personnes attendant des voyageurs. Il faisait frais et dans l'air, dj, passait une forte teneur d'iode et de mare. Gabriel respira fond. a ne sentait pas le XIe mais il aimait cette odeur, celle qui s'chappait des romans de Conrad ou de Traven qu'il relisait sans cesse. Il longea le premier wagon et attendit que tout le monde le double et que le conducteur descende de sa cabine. Un type jeune en blouson de nylon. Les

cheveux blonds. Un air fatigu. Qui le regarda avec l'air de celui qui se dit encore un gusse qui veut visiter la cabine de pilotage, un mordu des trains, un abonn La Vie du Rail. Bonsoir, je peux vous poser une question ? dit doucement Gabriel. Allez-y toujours, on verra bien. Je travaille pour Libration. Je fais une enqute Vous devinez sur quoi, je prsume Sur le dplacement de la gare maritime ? C'tait bon, a, pensa Gabriel. Le type faisait de l'humour. a prouvait qu'il allait parler, qu'il avait envie de parler un peu. Non. C'est vous qui conduisiez l'autorail samedi dernier ? Non. Moi, je suis sur Fcamp. Je remplace. Celui que vous cherchez est en arrt maladie. Pour un bout de temps. On m'a dit qu'il tait bien choqu. a se comprend. Bon Excusez-moi. Y a pas de mal. Si a m'tait arriv, je sais pas comment j'aurais ragi. C'est quand mme une belle vacherie C'est la loterie Remarquez, je me plains pas, je conduirais le mtro, Paris, les statistiques seraient plus

fortes Dans le mtro, les jeunes, ils n'auraient pas eu le temps de s'attacher aux rails. C'est vrai. Quelle vacherie ! On se demande. Bonsoir. Merci. Gabriel traversa le hall dsert, ses pas rsonnaient sur le sol uniformment lisse, vide, propre. Devant la gare, un bus avalait les familles blacks avec leurs gosses hurlants, furieux d'avoir t rveills de leurs rves de griots. Direction la gare maritime. Un taxi le regarda d'un air amne, mais Gabriel partit pied, le long de rails de chemin de fer qui devaient amener, avant, les trains directement dans les bateaux. Il y avait un bon kilomtre se farcir jusqu'au port intrieur de Dieppe, la vieille ville dont il voyait les lumires plus loin, et tous ces endroits chauds encore ouverts cette heure. Gabriel avait faim et pensait la sauce dieppoise, les cpres et les petits fruits de mer. Pour l'instant, l'avenue tait dserte, quelques voitures le frlaient, il mit son sac sur le dos, revissa sa casquette sur son crne, et marcha d'un bon pas, humant le vent, se demandant

comment cette odeur d'algues pouvait ressembler aussi celle du sang. Une voiture glissa prs de lui, il l'avait entendue de loin, de la musique techno plein tube s'chappait du vhicule, et, passant son niveau, des hurlements de jeunes en piste. Allez le baba ! Une deux, une deux ! Les chvres t'attendent ! Au boulot ! Gabriel ne rpondit pas, la jeunesse avine lui faisait peur parce qu'elle ne savait jamais ce qu'elle faisait et c'tait souvent comme cela que les merdes arrivaient, parce que les types se sentaient les matres du monde. C'est un rosbif ! hurla un type. La voiture s'arrta dans un crissement de freins et Gabriel se dit bordel. Passant ct du vhicule, il les regarda patiemment, sans s'arrter. Quatre types hilares. Allums. Les soirs de Dieppe. L'ennui qu'il faut tromper. Le n'importe quoi. Le quart d'heure amricain. L'adrnaline l'il. On t'emmne ? dit un type en ouvrant la portire de la Fiat. (Un jeune. A peine dix-huit ans. Un type qui aurait pu s'attacher sur des rails.)

Non, merci, dit Gabriel. C'est pas un bif ! s'extasia une voix, l'intrieur On pue, peut-tre ? Non, non C'est pas a. Il s'arrta et regarda le type dans les yeux. Non. Mais j'ai de grandes jambes Et des grands bras. Et si je m'assois dans ta petite voiture de merde, il y a le cran d'arrt qui va me gner, l, dans la poche. Je voudrais pas me faire mal. Le jeune type se dandina sur place. Bon. Tu peux aller te faire enculer. Pas par toi. On parie ? Allez, vas-y Viens Gabriel recula d'un pas, prenant ses distances, et carta ses grands bras. L'autre le dtailla alors d'un autre il, se demandant s'il n'tait pas tomb sur un fana de kung-fu ou d'ultimate fighting. Il hsita deux secondes. Deux secondes de trop, se rassura Gabriel. Grand con ! dit le jeune allum en se renfournant dans la voiture qui dmarra aussi sec. Gabriel se prit quelques invectives au passage,

mais a ne faisait rien, il tait content, il avait vit la baston. Il avait fait l'essentiel. Une bagarre de rue, c'est toujours un petit malheur qu'il faut ter au monde, qui n'est jamais indispensable, qui ne laisse que du mauvais got dans la bouche. Eh bien, a commenait sur les jantes. Il entra, quai Henri IV, dans le premier bar qu'il rencontra, bourr de monde. Au Tout va bien, a s'appelait. Pourquoi pas ? Il but avec dlices une bire blanche la pression, amertume sur miel, arrire-got de lait et de saumure. Et commanda une sole grille. a allait mieux. Dieppe devenait une ville formidable. S'ils avaient vcu, ses parents l'auraient peut-tre emmen l en week-end, avec la petite sur qui n'avait jamais vu le jour. Et Gabriel, le cur serr, se dit qu'il y avait un rapport entre sa prsence ici et sa propre histoire. Aprs tout, ses parents avaient t un peu comme les jeunes sous le train, crass immanquablement par de la ferraille. Eux, c'tait en bagnole, sur la RN 86, prs de La Voulte. Gabriel avait cinq ans. Et le temps avait estomp les images. Il ne se souvenait plus des visages, il ressentait encore

quelques sensations prcises, sa mre qui le faisait sauter sur ses genoux, son pre qui puait l'encre d'imprimerie Mes parents sont morts il y a trente ans et moi, je mange de la sole grille Dieppe, et le monde est bizarrement foutu, se dit-il.

5Par la fentre ouverte, il regardait la Manche, une immense flaque gris et vert ple, au fond, prs de l'horizon, comme pour faire une diffrence avec le ciel. Un ferry blanc partait, de biais, pour la Grande-Bretagne. Gabriel respira fond en observant le front de mer, une norme esplanade, un parking bord par un mur d'immeubles, et la plage, au loin, qu'on ne voyait qu' peine. En se penchant, il put voir le chteau mdival, flanc de colline, une sorte de gros anachronisme de pierre grise. Et la falaise, pas loin, de chaque ct, comme une tranche de gteau de craie coiffe d'herbes maigres. Sur la droite, au loin, borde de brume, une autre forteresse, moderne celle-l, une centrale atomique. C'tait un vrai matin de la fin du XXe sicle.

Sa chambre d'htel tait spacieuse, agrable, tranquille. Il avait mis le prix, en liquide comme toujours. L'Epsom Htel. A deux pas du Casino qu'il avait aperu, en pleine nuit, luire faiblement de ses feux si peu tentateurs. II ne pouvait s'ter de la tte que casino, en italien, a voulait dire bordel Gabriel se sentait bien. La mer peut-tre. Si la Mditerrane lui voquait le Technicolor, l'Ocan les films de Rohmer et les familles de mdecins, la Manche lui plaisait parce qu'elle n'avait vraiment rien, mais alors vraiment rien pour plaire. Grise, froide, embrume, le mauvais air des piges, l'ambiance naufrage glacial, avec les cris des presque noys perant la brume. Une mer sous-marins. Une flotte la Mac Orlan. Il s'broua. Fallait pas traner, il n'tait pas l en vacances, mme si pour lui les vacances avaient quelque chose de permanent. Quelqu'un qui hassait autant le travail, et notamment celui salari, avait toujours une petite honte, une gne tenace mme pour se dire, allez, au boulot Il se promena dans la vieille ville, prenant le pouls, humant l'humeur. Il sacrifia la

biensance en allant prendre un crme, place du Puits-Sal, dans le mythique Caf des Tribunaux, lut la presse locale, repra quelques adresses, se balada dans les alentours pour situer o se trouvaient les lyces, les coles, les gendarmeries, les bureaux locaux de la presse, bref, le reprage moyen. A la fin de la journe, il tait fourbu, mais se reconnaissait peu prs dans chaque rue, sachant presque instantanment o il se trouvait exactement, la direction de la gare, celle du port, celle de la banlieue pourrie. C'tait facile, Dieppe tait dans une sorte de cuvette, une faille longue dans la falaise. Et puis c'tait une petite ville. Gabriel tait fourbu. Il avait pass un bon dimanche. Il tait prt. Demain, a serait lundi et a serait ravioli, comme disaient les mmes la cantine de l'cole de la rue Saint Bernard.

6Le lendemain matin, Gabriel fona, aprs un petit djeuner que n'aurait pas ddaign l'ogre de Jack et le Haricot Magique, au sige des Informations dieppoises, un journal appel aussi La Vigie, paraissant deux fois par semaine et couvrant efficacement la rgion. Il se prsenta comme un chercheur du CNRS, Henri Wajman, pour cela il avait chauss de fines lunettes d'acier car il savait par exprience que ce genre de bsicles en imposait question intellect et que les braqueurs de banque portent rarement ce genre d'accessoires. Sa fausse lettre d'introduction, mentionnant son travail en psychosociologie et signe par Edgar Morin, il la montra au rdacteur en chef adjoint, le premier sur la liste, le vrai chef tant Paris

pour reprsenter sa feuille de chou dans un symposium. Le rdac adjoint tait affable, un peu timide, et myope, mais ds qu'il dcrypta l'en-tte du CNRS, c'tait comme s'il avait vu le sceau de Toutankhamon. a fait cinq ans que je travaille sur le suicide adolescent, dit Gabriel d'une voix mielleuse. D'abord d'un point de vue statistique, mais aussi comme bauche d'une thorie psychopathologique de la suppression de soi. Je croyais tout avoir vu. Mais il y a une semaine, dans votre rgion C'est monstrueux C'est horrible, en effet Je ne pouvais qu'en tenir compte. Pour mon travail. Bien entendu. J'ai moi-mme crit les articles. J'tais de permanence dimanche matin. Un hasard. Un hasard que j'aurais volontiers vit Vous avez t sur place ? Il a bien fallu Gabriel le regardait pensivement, comme s'il buvait ses paroles. Mais il savait qu'il n'avait pas affaire au premier pkin moyen et que ce

ne serait pas si facile que a pour le faire cracher des informations confidentielles. Il dcida d'lever le dbat, les dtails viendraient aprs. Je peux vous dire qu'une telle dtermination, c'est assez rare. Ce n'tait pas qu'une simple mise en scne. Il y avait presque comment dire quelque chose que l'on pourrait apparenter du rituel Son vis--vis profita de la brche en levant une main, comme s'il voulait dire : L, mon cher, vous tes en pleine science-fiction. Je n'irai pas jusque-l. Il y a eu, certes, grandiloquence, mais au moment du passage l'acte, la pulsion de mort est toujours la mme. Exact, trancha Gabriel qui n'avait absolument rien compris de la proraison Exact et tonnant. A cet ge. La fille tait mineure, je crois. Dix-sept ans et trois mois. Milieu modeste. Pas du tout. Des bourgeois, des grands bourgeois, mme, de ceux qui aiment bien s'affubler de particules. Varengeville, vous connaissez ?

Oui, mentit Gabriel. Bon. Vous comprenez alors ce que je veux vous dire. C'tait le garon qui tait plutt d'un milieu plus modeste. Des commerants de Dieppe. Des petits commerants. Lui tait majeur, depuis peu. Il frquentait le mme lyce que la fille. Tous les deux en terminale. Tous les deux en terminale Gabriel sentait que le type coinait, qu'il se rendait compte qu'il parlait sans s'en rendre compte. Fallait jouer serr. Bien entendu, dans le respect de l'anonymat, je ne vous demanderai pas les noms des suicids. Mais on a parl, dans la presse, d'une lettre d'explication. C'est vrai dire, la chose qui m'intresse le plus dans cette histoire et pour ma recherche. Est-ce que vous l'avez vue, cette lettre, ou lue, peut-tre ? Le type tourna trois cents fois sa langue dans sa bouche. Je peux vous faire confiance, monsieur Waxman ? Wajman. Je ne suis pas un journaliste, je suis un chercheur. Le type soupira.

Les gendarmes me l'ont fait lire. J'en ai mme fait une photocopie. L'affaire est classe. Je ne voudrais pas que cette, comment dire, indlicatesse, rapparaisse en plein jour Le CNRS, c'est srieux, vous savez ! Ce n'est pas une agence de presse. Bon. Le rdacteur en chef farfouilla dans un classeur et sortit une enveloppe kraft non colle qu'il tendit Gabriel qui pensait justement un haku, les escargots, on ne peut s'y fier, leurs cornes bougent Il sortit de l'enveloppe la photocopie un peu froisse d'une lettre manuscrite, finement et rgulirement crite : Vendredi, jour de Vnus. Le monde est mort pour nous. Notre amour est fort, trop fort pour qu'on puisse le confronter la saloperie de l'ailleurs. L'enfer c'est les autres. Nous vous disons, tous, adieu. A certains de nos proches, ces quelques amis en qui nous avons peru la mme force que celle que nous trouverons en nous-mmes demain, nous disons bientt. Nous n'implorons aucun pardon, pas mme celui de

nos parents. Qu'ils ne soient simplement pas tristes. Nous sommes plus heureux maintenant que nous ne le serons jamais. Le monde est trop dur, complexe, menaant. Nous avons dcid, non pas de perdre, mais de NOUS perdre. Bon courage vous tous, c'est vous qui en avez besoin. Ne rendez personne responsable. Nous sommes libres. On s'aime. On vous aime. Brnice et Frdric. Gabriel engrangea les deux prnoms dans un coin de sa bote crnienne. Belle lettre. Y a mme une citation de Sartre Typique des lves de philo. Les parents, en lisant a, ont d avoir deux fois plus de remords. On a deux fois plus de mal de perdre des enfants aussi brillants. Il n'y a pas une seule faute d'orthographe et deux subjonctifs. Je vois le spcialiste Les parents de la fille, je ne sais pas, dans la grande bourgeoisie, tout est un peu plus impntrable qu'ailleurs, les convenances, le spectacle social, tout a. Les parents du jeune homme, ils sont partis avant-hier. Ils ont enterr leur

fils mercredi, ont mis leur fromagerie en vente jeudi, et samedi ils dmnageaient. Destination X. Avec leur deuxime garon La jeune suicide Fille unique ? Vous rigolez ? Sept enfants Enfin six, maintenant. Gabriel fit le silence, mimant une intense rflexion, tentant de se faire la tronche du sociologue en plein rut. Dieppe Comment dire ? C'est pas plus pathogne qu'ailleurs Pas vraiment. a dpend comment on le prend. Le journaliste se leva, allant vers la fentre, la vue donnait sur des maisons en brique rouge, des toits de tuiles un peu plus roses, et le vert anglais des collines plus loin. Dix-sept pour cent de chmeurs, des industries un peu la drive, Rouen a tendance tout rafler. La pche Que dire ? a devient presque folklorique, artisanal. Le tourisme ? Les Anglais, ouais Ceux qui acceptent de faire trois heures de bateau pour venir remplir des cabas entiers de pinard, d'alcool et de mauvaise bire. L't, il y a un peu plus de monde, des habitus, des fidles.

Ceux qui viennent pour la premire fois et qui se caillent les miches tout le mois d'aot ne reviennent pas. Ils conomisent pour aller aux Seychelles. Pendant que le rdacteur en chef adjoint dressait ce rjouissant tableau, Gabriel s'tait empar d'une feuille libre qu'il avait ensuite ostensiblement plie et mise dans l'enveloppe de papier kraft, alors qu'il glissait la photocopie dans sa poche. Il replaa, luimme l'enveloppe sur le dossier, que le rdacteur rangea comme s'il s'agissait d'un trsor. Bon sourit Gabriel. Je crois que je ne vais pas vous importuner plus longtemps Encore une question, bien que tout ceci me semble un cas d'cole, si je peux dire On appelle a le syndrome ngativo-rimbaldien En lui-mme, Gabriel tait pli de la tte que faisait le journaliste, celle du pkin qui vient de se faire introniser dans une Confrrie Intouchable. A votre avis, donc, est-ce que a vous semble justifi que je tente de parler aux familles, ou bien est-ce trop, voire trop tt ? Ils ne vous recevront pas. L'affaire est

classe. Les gosses sont enterrs. Les journaux n'en parlent plus. On passe autre chose La vie continue La vie continue.

7En sortant du journal, Gabriel prit tout droit jusqu' ce qu'il rencontrt une cabine tlphonique. C'est--dire peu prs cinq cents mtres. Il enferma sa carcasse dans l'habitacle et composa, aprs le 16 et le 1, le numro du Pied de Porc la Sainte-Scolasse. All ? All ? C'est Gabriel Qu'est-ce que t'en as foutre o je suis ? Dis-moi, le professeur , il est l ? Ouais, va me le chercher ! Gabriel pianota un petit instant sur le rebord en alu prs du poste tlphonique. Derrire la vitre, il voyait un groupe de jeunes gens passer, hilares, rayonnants. Il y avait une fille, avec des cheveux mousseux, et des taches de rousseur sur les pommettes, qui tait une splendeur. Une image furtive de Cheryl passa

dans la tte de Gabriel. La fourrure rose sur le lit de sa chambre, une paule soyeuse, le jour passant travers les rideaux. Professeur ? C'est Gaby Oui, de loin enfin pas trs loin. Malebranche va bien ? Bon. coutez, professeur, j'ai un petit service vous demander. Je vais vous lire une lettre, une lettre d'adieu, crite par quelqu'un qui va se suicider. Vous me direz ensuite ce que vous en pensez D'accord ? Merci, professeur Grard, les deux mains appuyes sur le zinc par-dessus l'vier de comptoir, regardait avec curiosit le professeur , le visage tendu, les yeux dans le vague, ses gros sourcils rabaisss sur les yeux, la main gauche crispe. Comme soud au tlphone. Qu'est-ce que pouvait bien lui raconter le Poulpe ? II avait trouv des documents nouveaux, des archives inconnues sur Malebranche ? Et quand le prof changea le combin de main, quand il se mit tripoter nerveusement le vieux bottin corn, Grard s'approcha, se mettant astiquer les tables les plus proches de la cabine. Je dirais que c'est une belle lettre, mais un peu littraire, un peu grandiloquente. Il y a du motif, de la rfrence, mais pas beaucoup

d'motion. Un peu comme une lettre type. A vue de nez, comme a, crite par quelqu'un d'une trentaine d'annes. Par quelqu'un qui ne court pas le danger qu'il annonce. Le dsespoir total trouve des mots bizarres et ne perd pas du temps en faisant du style Mais je peux me tromper Il n'y a pas de quoi Oui, je n'y manquerai pas Vous tes o l ? Ah ! Veinard. Bon A bientt. Le professeur raccrocha et sortit de la cabine. Il est o le Gabriel ? Il vous l'a dit vous ? grommela Grard. A Saint-Tropez. Il cherche une villa pour les vacances Le Poulpe Saint-Trop ? On croit rver ! Il a jamais dpass Montargis au sud et La FertBernard l'ouest. Aaah ! Venise, rva le professeur . Quoi, Venise Eh ben, La Fert-Bernard, c'est la Venise du Perche, et Montargis, c'est la Venise du Gtinais. Vous ne le saviez pas ? Grard fit la gueule, cherchant une parade, pas question de rester en retard, Et moi, j'ai t Venise sans aller en Italie. C'est dans le Doubs, pas loin de Besanon.

Non mais. Gabriel rcupra sa carte, sortit en trombe de la cabine et partit presque au trot la poursuite du petit groupe de jeunes qu'il avait aperu pendant qu'il tlphonait. Il les repra au moment o il arrivait sur le port intrieur. Les jeunes gens rigolaient et la jeune fille aux cheveux blonds comme de la mousse donnait la main une espce de punk sans pingle. Le petit groupe bruissant se spara, les deux amoureux partant du ct du front de mer. Il les contourna, traversa l'avenue, jongla avec quelques voitures klaxonnantes et fit demitour, prt les croiser. Il rejeta sa casquette sur l'arrire de sa large tte, mima le type qui n'tait pas d'ici, et, gentiment, les aborda. Excusez-moi, je suis journaliste. Les Inrockuptibles. Je fais un truc sur des petits groupes indpendants du coin. Je peux vous demander un renseignement ? C'tait comme si le dala-lama leur tait apparu. Les Inrocks, c'est un journal de merde. Le rock c'est pas intello. Le rock c'est l'nergie. Les Inrocks, c'est mou, cracha, tout fier de son personnage d'incorruptible, le jeune punkode

qui serra sa meuf contre lui. a se discute. Je ne suis pas sr que vous ayez raison, mais je ne suis pas sr non plus que vous ayez tort. On n'est pas en Normandie pour rien, rigola la merveille blonde. Non, dit Gabriel doucement, justement. Est-ce qu'il y aurait un caf, ou un bar, qui serait un peu le rade prfr des gens du lyce, l-haut ? O je pourrai en rencontrer quelques-uns ? J'ai dj rencontr le reste, des jeunes travailleurs, des prolos, des pcheurs a serait pour avoir un autre son de cloche. Et nous, on vous intresse pas ? VOUS TES LYCENS ? a se voit pas ? Vous ressemblez plutt des espions infiltrs des Renseignements gnraux. La fille blonde se marra. Le punk cherchait si c'tait une vanne ou non. La jeune fille montra le haut de la ville. Il y a Le Balto, sur l'avenue, en haut, route d'Hautot, a s'appelle Y en a plusieurs, mais c'est le plus frquent. Question rock, je vous prviens, a va tre dur. C'est plutt Dance,

House et Rave. Des nuls, quoi. Des blaireaux qui n'ont pas travers la Manche, couina le ponque qui voulait en avoir vu d'autres. Gabriel se fora se marrer.

8Il dambula un peu dans la ville, pensant souvent la raction intuitive et immdiate du professeur . Pour attendre l'heure de midi, il alla sur la longue et large plage. C'tait mare basse. Des silhouettes lointaines s'agitaient sur le sable mouill. Il ramassa quelques minuscules morceaux de verre polis par les eaux et le sel, et se rappela son enfance, au Trport, avec tata Marie-Claude et tonton Emile, qui fermaient le bouclard Pques pour venir respirer le bon air du large. Avec sa tante, Gabriel collectionnait ces petits clats inoffensifs de bouteille, la plupart taient verts, tata les appelait les Emeraudes du Trport , mais on avait parfois la chance d'en trouver des jaunes et des blancs, les plus rares tant les violets. Maintenant, son oncle

et sa tante taient morts eux aussi, du suicide lent du travail. C'taient eux qui l'avaient lev, dans une ambiance qui sentait la trbenthine et les clous huileux au poids, et puis ils avaient vendu la quincaillerie de la rue Sedaine juste avant leur retraite et leur rapide disparition dans les limbes du temps. Oh ! l'hritage n'avait pas t trs imposant, et les droits, en revanche, consquents. Mais Gabriel avait su faire fructifier ce pcule familial. En n'y touchant pas. Il se dmerdait autrement et n'avait jamais fait de grosses dpenses. Gabriel observa la brume enveloppant le chteau mdival, flanc de falaise, audessus du casino. Pas trs loin de son htel. Il y avait un muse, derrire les remparts. Gabriel dtestait les muses. Il trouva facilement Le Balto. C'tait un des deux bars qui se tenaient distance respectueuse du lyce, respectant la loi qui est de ne pas installer la dbauche moins de cinq cents mtres d'un lieu de formation ou d'ducation. Il n'y a qu' se balader en France, n'importe o pour s'apercevoir que la loi a bon dos. Il tait peu prs une heure de l'aprs-midi.

Le coup de feu lycen. Gabriel entra dans le bar et fila directement au comptoir, commandant un sec-beurre et une bire. Et qu'est-ce qu'il y avait comme bire ? Le tout-venant. 1664. La date de la bataille de Kronenbourg. Il se rabattit sur une Leffe, une valeur sre, l'amertume un peu caramlise et se retourna pour inspecter la salle remplie de jeunesse exacerbe. Il fut tonn de voir beaucoup de cheveux longs et il pensa sa jeunesse o les ados ne ressemblaient pas des vigiles matres-chiens. Le Balto tait plutt la base arrire des littraires, ou du moins de ceux qui voulaient s'en donner l'air. Le mythe Rimbaud tait bien plus tenace que celui de Kurt Cobain, et le serait sans doute encore longtemps. Il suffisait de regarder la couverture des livres qui tranaient sur les tables, entre les tasses caf et les verres de limonade. Il grignota son sandwich en tudiant, du coin de lil, les ractions de chaque petit groupe, les rires trop forts, les dprims et les excits, les hystriques et les nonchalants, ceux qui parlaient beaucoup et ceux qui se forgeaient le personnage du solitaire muet qui n'en pense

pas moins mais qu'il faudrait torturer pour qu'il avoue. Et puis il alla s'asseoir, tapa une cigarette une brune en body, tenta plusieurs fois d'engager la conversation, sans grand succs, les jeunes ne se mlangent pas facilement. Son ge et sa grande taille, son ct ours mal lch avaient du mal passer la rampe. Et puis il se lana, jouant une fois de plus le journaliste rock, et se planta lamentablement. Les jeunes avaient des gots nettement plus volus. Le rock pour le rock, c'tait un truc de dbile. Il en prit pour son grade en se disant que ce genre de sondage, il ferait mieux de le vendre ceux qui fomentent les beaux magazines o l'on croit pouvoir s'adresser la jeunesse en voyant tout a du haut de ses quarante balais. Trs vite, il sut qu'il ne tirerait rien de primordial avec ce genre d'approche et qu'il lui faudrait assez vite passer du srieux. Il repra alors un de ceux qui l'avaient pris d'assez haut, un chevelu habill de sombre, sans doute sympathisant lointain d'un syndicat lycen et coutant le soir, mme pas en cachette les disques de Lo Ferr, tout en vitant soigneusement les bars du port o il

pourrait y avoir des jeunes comme lui, mais un peu moins cultivs et surtout beaucoup plus rass. Le type buvait beaucoup. Gabriel avait compt deux demis et un Coca. Il n'allait pas tarder aller au pipi-room. Ce qui se vrifia avant mme que Gabriel ait repr les lieux. Mais il le suivit, de trs prs, entra derrire lui dans les toilettes et le projeta manu militari dans un des chiottes, bloquant la porte derrire lui. Il lui fila une bonne baffe et le fora s'asseoir sur le couvercle de la cuvette. Le type se mit trembler, prt crier, mais Gabriel mit son doigt sur la bouche en lui filant une deuxime torgnole. Les joues du jeune homme taient devenues trs rouges. coute-moi. C'est trs simple. Je recherche quelqu'un qui est dans la mme classe qu'taient Brnice et Frdric. C'est simple. Tu sais de qui je veux parler ? Brnice et Frdric. Oui, je sais. Ceux qui Est ce qu'il y en a qui sont dans sa classe, l, dans la salle ? Oui. Qui ? Vous pouvez me casser la gueule. Je

n'aiderai jamais un flic. Normal, pensa Gabriel. Normal et rassurant. Il est de l'autre ct, il s'est pris deux beignes, n'est pas le plus fort, mais va faire de la rsistance dsespre. Un mec bien. coute-moi bien, Guevara. Je ne suis pas un flic. Les flics, eux, ils ont sign le permis d'inhumer sans enqute. a te semble normal que Brnice et Frdric se soient flingus ? Je sais pas. Tout le monde devient fou, petit petit. Moi aussi, je suis fou. Qu'est-ce que vous cherchez, avec vos mthodes de nazi ? Ferme les yeux, petit crtin. Allez, ferme les yeux. Si tu connaissais Brnice et Frdric, essaie de les imaginer, en pleine nuit, il fait froid, il bruine sans doute, ils arrivent au milieu des rails, peut-tre qu'ils sont dsesprs, je ne sais pas, mais ils s'attachent avec des menottes et les menottes ils les attachent autour des rails avec des antivols de vlo, et aprs ils avalent les clefs, une chacun, pour les menottes y a pas besoin de clef, et puis ils attendent l'autorail. a te parat jouable comme truc ?

Le jeune type regardait Gabriel comme une sorte d'ange exterminateur. Je sais pas. Tout le monde est libre. C'est tout ? T'as vraiment aucune imagination. Quelqu'un tait entr dans les toilettes et avait ouvert le robinet. Je vais sortir, et peut-tre que je vais dire au type qui est dehors que ce que tu m'as fait, c'tait super. Ou peut-tre pas dit Gabriel, tout bas, dans l'oreille du jeune lycen. En sortant de la cabine, Gabriel eut la surprise de tomber sur le punk dj rencontr dans la rue. Le type le regarda comme une apparition, puis parut se souvenir et se remodela le rictus adquat. Dans Les Inrocks, vous avez descendu Green Day. C'est dgueulasse. Y a des cons partout, mme l o je bosse. Surtout l o tu bosses. Gabriel prit sur lui. Il n'tait pas l pour cogner sur la gnration montante. Il continua se laver les mains en regardant dans la glace l'air triomphant de son contradicteur. Le punk ouvrit la porte des toilettes. Tu pourras dire tes potes que Dookie ,

c'est le meilleur CD de l'anne. Je leur dirai. Ils seront vachement impressionns. Le punk claqua la porte. Le lycen en profita pour sortir des chiottes. L'air soulag. Je peux vous dire une seule chose. Frdric ne faisait jamais de vlo. Question antivol, il avait plutt des gros cadenas, et des chanes, pour sa mob. Je le vois mal acheter des trucs ringards uniquement pour se flinguer alors que ses chanes auraient largement suffi. a, c'tait un argument largement en bton. Je n'tais pas dans leur classe. Moi, je suis en premire. A la table prs de la fentre, derrire le baby-foot, il y a des mecs de terminale. Gabriel sortit un billet de deux cents balles de sa poche et lui donna. C'est pour acheter le CD de l'anne. Celui dont parlait l'autre tondu, tout l'heure. J'en veux pas. C'est l'argent du Capital. Gabriel le laissa tomber sur le carrelage douteux et sortit des toilettes. Il repra la table des terminales et fona direct vers elle. Il ne fut pas autrement surpris d'y retrouver le punk ricanant, sa copine la

chevelure anglique et aux taches de rousseur et trois autres boutonneux genre heavy mtal. Il agita mollement ses grands bras, ce qui fit son effet, posa ses pognes sur la table. coutez-moi bien, les gugusses. Vous tes des anciens copains de ceux qui sont passs sous le train. Et moi je suis Zorro. Si tout a vous semble normal, normal de perdre des copains, normal de fermer sa gueule, normal de ne pas se poser de questions, continuez de jouer au baby-foot en rvisant Sartre et Bergson. Si vous voulez clater en sanglots, venez me voir, j'essuierai vos larmes. Et Gabriel marqua, sur le ticket de caisse 28 francs, quatre cafs-verres d'eau, le numro de sa chambre, l'htel Epsom. En partant, il se dit que ce serait vraiment la Patagonie infrieure s'il n'y en avait pas un pour faire le voyage. En sortant du Balto, il fit un dtour par le juke-box, d'o sortait une voix incroyable, immature et apprivoise en mme temps, une musique magnifique, lourde, simple, un trauma plus qu'une motion. Un type tait accoud prs de l'appareil. C'est Green Day ? demanda, sr de lui,

Gabriel. Le jeune le regarda comme si on venait de lui dire que Balladur reformait Nirvana. Non. Vous vous foutez de moi ? C'est PJ Harvey. The Dancer. Le plus beau morceau de l'anne. Ah !

9Gabriel descendit les rues en pente la vitesse d'un cheval poursuivi par la mare. Il avait besoin de s'exprimer. Il faisait beau, de ce temps typique des mares basses, les claircies lumineuses qui ne durent pas. Il tait content de lui, les choses s'amoraient bien. Il avait jou finement. Il ne s'tait pas vu tirer au forceps les vers du nez de cette jeunesse tapageuse et avait enfonc le seul clou qui pouvait marcher. Compter sur l'motion. Mais ne pas tenter le diable et son kpi. D'abord quitter sa chambre d'htel, payer sa note et se planquer. On ne savait pas ce qui pouvait se passer dans la tte des autres. Et Gabriel ne voulait en aucune manire se voir confront une quelconque autorit, qu'elle soit flicarde ou parentale. Ou

autre. Il loua une voiture, une Twingo violette, de cette bonne couleur piscopale, pour respecter vaguement l'adage comme quoi les habits a sert d'auto. Deux ou trois coups de tlphone, sousprfecture, entre autres, il eut l'adresse du mdecin lgiste officiant lgalement dans les environs, et nota tout a sur une page corne, dans un coin de sa mmoire. Puis il alla jusqu'au Super Mammouth pour voir o les Anglais venaient razzier, chaque week-end. Effectivement, les rayons bibine taient vraiment impressionnants, mme les immenses consoles rserves la bire. Gabriel acheta deux Pilsen Urquell, pour la soif, une Orval, couleur abricot, pour son got pic et puissant, et une introuvable bitter aie, une Boddington, sche et lgre, car il n'en avait pas bu depuis au moins cinq ans, depuis une incursion assez mouvemente Manchester. Il se gara presque juste en face de l'htel qu'il venait de quitter, se cala contre son sige et avala une pils. Il se dit que personne ne s'tait aperu que pils, en verlan, a donnait slip. Il regarda les gens passer avec l'insouciance

forcene et caractristique du dimanche quand on sait que le lendemain il faut aller bosser. Il n'tait pas loin de seize heures, le temps se gtait, et les planches voile remontaient, ficeles, sur les galeries des bagnoles. Leurs propritaires avaient la belle figure violace de ceux qui ont pass deux heures dans l'eau glace tenter de tenir debout sur ces planches repasser maritimes. Et puis il se replongea dans son livre de hakus, en choisit un au hasard, Ils se battent les enfants dj hauts comme les bls et s'tonna de la concidence. Peut-tre que la chance tait avec lui. Il ne savait pas trop ce qu'il cherchait, il n'avait que de vagues pressentiments, aucune preuve, que des intuitions. Et aprs, qu'est-ce qu'il ferait s'il trouvait quelque chose qui ne soit pas conforme son thique perso ? Il verrait bien, comme chaque fois. Les vnements lui dicteraient sa conduite, il y aurait bien un ou deux nfastes qui il apprendrait le vrai gout du pain. Car c'tait a, Gabriel. Pas le vengeur masqu. Simplement quelqu'un qui

contrebalanait la vacherie du monde en tatanant quelques indlicats, en remettant des salauds sur le chemin de la rdemption, en exprimentant une technique toute personnelle de reprise individuelle. Des gens entraient et sortaient de l'Epsom Htel. Mais rien qui ressemblt un lycen dvoy en cavale, regardant droite ou gauche si personne ne le surprenait en flagrant dlit de coopration, voire de dlation. Gabriel sirota son Orval dont l'amertume collait bien avec celle du temps. Et vers dix-sept heures trente, il repra sa proie. Et n'eut pas vraiment une norme surprise en dcouvrant cette jeune fille sublime, la chevelure blonde et moussue, cet ange qui avait regard le soleil travers une passoire. Dans une petite ville comme Dieppe, tout le monde se retrouve vite. Les gens ont le temps et la possibilit de penser prcisment aux autres. Gabriel sortit de la voiture et ne la laissa pas entrer dans l'htel. Il lui fit simplement signe quand la jeune fille, regardant comme prvu de tous cts pour assurer son anonymat, le dcouvrit sur le

trottoir d'en face. Elle parut hsiter une dernire fois et traversa la rue avec prcaution, mettant un pas devant l'autre, perdant son regard gris au loin, en direction du front de mer. Merci d'tre venue. Ne me remerciez pas encore. Et pourquoi vous me remercieriez d'abord ? se dandina-telle, comme si elle marchait sur un lit de punaises. Il fallait lui laisser son arrogance, lui faire croire qu'elle menait le jeu, lui montrer encore quelques portes de sortie. Ne pas la coincer. Je ne sais pas. On va bien voir. Qui tes-vous ? Ne me mentez pas. J'ai fait le premier pas. Et comment vous saurez que je mens ? Je le saurai. Elle tait d'une beaut incroyable. D'une de ces beauts que seuls les adultes reprent, cette vidence qu'ils ont jamais perdue, ce qui fait la prcieuse luminosit de ces quelques annes problmatiques, entre quinze et vingt ans, une transparence qui ne devait pas trop plaire ses camarades, plus attirs par l'nergie et la force. Gabriel se dit que le

punk, son petit ami, avait a de mieux que tous ses potes. On va pas rester l. Dites-moi o on pourrait aller. C'est vous qui choisissez. C'est votre voiture ? Gabriel opina. Ne pas trop parler. Lui laisser l'initiative. Vous aimez les hutres ? Nous ne sommes pas dans un mois en r. Aucune importance. On va aller Pourville. C'est cinq kilomtres d'ici. Et puis j'habite l. a m'vitera de prendre le bus scolaire. Gabriel lui ouvrit la portire, apprcia la grce de la jeune fille se coulant sur le sige avant, et jetant son cartable l'arrire dans une belle envole de dos et de chevelure. Moi, c'est Grard. Elle ne rpondit pas et boucla sa ceinture.

10La route suivait la falaise vers le sud. Gabriel revit le lyce sur la gauche, comme une usine grise et abandonne. La jeune fille, elle aussi, jeta aux btiments un coup d'il torve. C'est riant, on peut pas dire. Plus que deux mois avant le bac et aprs Fini. La fac de Rouen ? Je ne sais pas. J'ai fait trois ans de maternelle, cinq ans de primaire, et sept ans de bahut. J'ai de la chance, j'ai jamais redoubl. Quinze ans, a fait. Et a fait beaucoup, je pense souvent. Y a quarante ans de boulot qui attendent Elle ne rpondit pas, se fermant comme ces hutres auxquelles elle pensait peut-tre. Sur la droite, il y avait un grand champ

verdtre avec du matriel militaire moiti rouill, des canons, un char dmembr. Le tout vaguement menaant. Non pas cause des objets, mais parce qu'un ahuri perdait du temps collectionner ces horreurs, ce qui ne donnait pas vraiment confiance en l'avenir de l'homme. Moi, c'est Ccile. Ils arrivaient Pourville, tapie en bord de mer, le long d'une plage de galets. Une courte descente en lacet. Sur les bords de falaise, de chaque ct, des maisons plus anciennes, dont certaines en colombages normands. Mais ce qui tait tonnant, c'tait le manque flagrant de style des maisons du bord de mer, la plupart carres, mastoc, en ciment ou brique pour rsister aux assauts ventuels de la mer, quelques-unes tentant de rappeler l'ancien, avec toit pointu et tuil. Un clocher de petite glise, avec un gros coq dessus. Et une longue et large esplanade en bton longeant des plages sectionnes par d'abrupts brise-lames moiti recouverts de cailloux gris fonc. Il y a des htels ouverts, ici ? J'ai pas envie de retourner Dieppe, ce soir

C'est pas tranquille, c'est mort. Ne dites pas a. Les lieux morts, il n'y en pas beaucoup, part les cimetires. C'est un cimetire ici. La plage surtout. Pendant la guerre, en 42, les Canadiens ont dbarqu, l, en bas. Soi-disant pour dtruire des stations radars. En fait, a devait tre une sorte de rptition de ce qui allait se passer deux ans aprs. Ils y sont presque tous passs. Tout coup, Gabriel se demanda quelle gueule a avait, des gros galets couverts de rouge. L'htel Normandy doit tre ouvert Au fond l-bas. Mais nous on s'arrte l. Ils taient arrivs prs d'une grosse btisse cubique genre annes cinquante, avec marqu L'Hutrire sur le voile de bton suprieur. De grandes baies vitres. Derrire le btiment, des cuves en ciment moiti pleines d'une eau trouble. Gabriel vit aussi un bateau en acier fond plat avec deux types qui rangeaient des filets. L'air tait puissamment iod et la mer bruissait sur les cailloux, plus bas. Quelques personnes se baladaient sur le front de mer, comme dans une marine de la fin du XIXe

sicle.

11Ils commandrent des hutres moyennes, qui, trs grises, pas vraiment grasses, taient excellentes. Gabriel refusa le muscadet pour une commune Heineken. Ccile n'avait pas dit grand-chose d'intressant depuis un long moment et elle s'tait contente de rpondre aux salutations du patron qui avait l'air de trs bien la connatre. Gabriel la regardait laper ses hutres avec science. Il sentait chez cette jeune fille quelque chose qui n'tait pas de son ge, une dtermination, du calcul, comme une stratgie. Il savait attendre. C'tait elle d'envoyer la balle, de servir, de poursuivre la partie. Elle tait venue le chercher et elle l'avait amen sur son territoire. Elle n'tait mme pas loin de l'exhiber. Pour quelle raison, a, Gabriel ne le

saisissait pas encore. Bref, il attendait. Il regardait le tas de ses coquilles dans l'assiette, croisant par moments le regard de Ccile, acr et fuyant la fois, puis se perdait dans la contemplation du dehors, une mer gris et vert, des falaises blanches et sales, la plage comme un tapis de velours mouill, et des promeneurs fantomatiques qui n'avaient que trs peu de ralit. A quoi vous pensez ? dit-elle enfin. A ce que vous pensez, vous. Qui tes-vous ? Si vous me dites exactement ce que vous voulez, je saurai quoi dire. Bien jou, Callaghan. A chaque fois, Gabriel tait confront a. D'habitude, il s'en tenait au personnage qu'il s'tait fabriqu ce moment-l. D'autres fois, il improvisait. Mais l, le ct journaliste spcialis rock and roll, il pouvait s'asseoir dessus. Vous ne saurez pas qui je suis. Ce que je suis n'a aucune importance. Imaginez-moi comme un instrument, comme un marteau tapant sur une enclume. Le marteau, on dirait plutt que vous l'avez

dj pris sur la figure. Deux jeunes se sont suicids pas loin d'ici. Un suicide horrible. C'est rare de constater une dtermination pareille. Je voudrais tout simplement en savoir un peu plus. Pour quoi faire ? Vous tes une espce de dtective, c'est a ? Gabriel, pour toute rponse, se marra ouvertement. Un flic en civil ? aboya Ccile. coutez, petite fille, puisque vous vous comportez comme une petite fille. J'en ai rien foutre de ce que vous pouvez imaginer. Estce que vous connaissiez Brnice et Frdric, oui ou merde, et si c'est oui, qu'est-ce que vous pouvez me raconter sur eux ? Et si c'est merde, je me casse, je vais dormir, ou boire, je ne sais pas encore, et vous ; vous allez retourner voir papa maman dans votre villa avec le beau tulipier en fleur sur le devant, la vue sur la mer, le poisson pan dans le conglo, et la photo de Kevin Costner audessus de votre plumard. Perdu. C'est Robert Mitchum. Gabriel la regarda. Elle tait un peu plus blanche, un peu plus transparente, mme si

elle s'tait force sourire lors de sa dernire rplique. Ses taches de rousseur taient tout coup ressorties comme une carte du ciel en ngatif. C'est plutt un signe de bon got. Bon Au revoir, Ccile. Merci pour la balade, c'tait trs joli. Gabriel se leva, l'addition la main, cherchant le patron pour payer. Frdric, c'tait mon mec. C'est Br qui me l'a piqu. Y a six mois. Il ne s'assit pas, il attendait autre chose. Elle continua, d'une voix sourde, la tte baisse, comme si elle se confessait la table. J'ai t dsespre au moins quinze jours. Et puis j'ai pris sur moi. Une bataille perdue mais pas la guerre. J'ai fait semblant de m'en foutre, j'ai renou avec eux, je suis mme devenue assez copine avec Br. Mais c'tait simplement avec l'espoir de regagner Frdric et de lui repiquer, cette salope de la haute. Et le punk, il fait quoi dans le tableau ? Il est au fond, dans la clairire. A ct de la calche. Juste derrire le grand cerf qui brame. Interchangeable. Gabriel tait sci. La froideur. La sret de

ton. Il allait pouvoir discuter serr. Mais Ccile clata en sanglots silencieux. Des larmes sales se mirent couler en abondance sur ses joues, pour rejoindre l'eau non moins sale des hutres. Alors Gabriel se rassit, attendit un long moment qu'elle se calme, qu'elle ravale son dsespoir, qu'elle repense son rle, qu'elle se refasse un personnage de petite cynique cinoque. J'ai perdu mon amour. Je me suis comporte comme une imbcile. Je n'ai pas rsist tirer sur la corde. Pauvre conne. Frdric tait un type formidable. Gentil. Hyperintelligent. Beau comme un astre. Enfin, moi, je le trouvais beau. Calme. Fort. En aucune manire un type qui puisse un seul moment envisager de se supprimer. Il s'entendait trs bien avec ses parents. Les pauvres. Je pense aussi son petit frre Les larmes rapparurent. Elle s'essuya sans lgance, se moucha fortement dans la serviette de table. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Ils s'aimaient ? Faut croire. Il parat qu'ils ont laiss une lettre.

Gabriel fouilla dans sa poche, dplia la photocopie et lui donna. Elle le regarda comme un alien venu from outer-space, puis se jeta avidement dans la lecture des derniers mots crits par son bien-aim. Gabriel s'attendit une crise d'hystrie, mais, bien au contraire, le beau visage d'ange larmoyant de Ccile se durcit incroyablement. C'est quoi ce torchon ? C'est une copie de la fameuse lettre o ils expliquent leur geste. Vous rigolez ! Frdric n'aurait jamais crit a. Il aurait sans doute fait un petit pome rageur. A la Ginsberg. Ou un haku, peut-tre. Il adorait les hakus. Vous savez ce que c'est un haku ? Mais pas ce truc. Gabriel eut des frissons. Il en chercha un toute vitesse dans sa mmoire. AVEC SES CRITURES L'VENTAIL EST JETER QUELLE PAVE Ccile le regarda comme si elle n'en pouvait plus. Trop de tension, trop de dcouvertes, plus rien quoi se raccrocher, plus de branches, le tronc nu de l'arbre est trop

glissant. Grard, qu'est-ce qui se passe ? Je ne sais pas. Il lui prit le bras, la fora se lever. Au passage, il paya. Le patron regardait curieusement la jeune fille, qui tait encore trs ple, mais il devait se demander si ce n'taient pas ses coquillages qui avaient fait un petit malheur. Une salmonelle de passage et c'tait une ruine de plus.

12Gabriel raccompagna Ccile jusque chez elle. Ils grimprent un raidillon, tournrent gauche flanc de colline et passrent devant plusieurs maisons un peu plus cossues que celles du bord de mer. Elle lui jeta un dernier regard mouill avant d'entrer dans une jolie maison l'anglaise, avec une galerie de bois sur le devant. Pendant le trajet, elle eut le temps de lui dresser une sorte de fiche signaltique des deux disparus. Sur Frdric, Gabriel n'apprit pas grand-chose, sinon qu'il tait un compagnon parfait, et que ses parents, assez vieux, proches de la retraite, avaient sans doute prfr quitter les lieux de ce drame atroce pour ne pas tre confronts tous les endroits o ils auraient revu l'image permanente de leur fils. Ils avaient une petite

maison Marvejols, en Lozre, dont Frdric parlait souvent. Ils avaient d s'y retirer avant la date fatidique, avec armes, bagages et le fils qu'il leur restait. En revanche, sur la famille de Brnice, Ccile avait t plus bavarde, et surtout hargneuse. Des grands bourgeois, tendance de Villiers, pas un pour sauver l'autre, pre avocat, droit international, mre restant, hautaine, la maison pour lever ses sept enfants. Un tous les deux ans, Brnice tait l'ane. Une grande maison en brique, avec tours et rhododendrons gants, Varengeville. Fallait aller voir ce bled, avait dit Ccile, Deauville, ct c'tait une favela de So Paulo. A la sortie du restaurant et avant de remonter vers les hauteurs o, avant, les riches regardaient la situation de haut, ils s'taient assis sur les galets humides de la plage. Le soir n'tait pas loin, mais un jeune type s'escrimait encore avec sa planche voile dans l'eau glace. Ccile ne le regardait mme pas, elle se frottait convulsivement les pieds, la jupe rabattue jusqu'aux chevilles. C'est l qu'elle s'tait mise parler de tout et de rien, de Frdric, qui se faisait du bl, le samedi et

le dimanche en travaillant au golf-club, juste au-dessus, entre Pourville et Dieppe. Du baccalaurat, qui se prsentait trs mal, elle en avait dsormais plus rien battre. Et de Brnice, bien sr, qui n'tait pas trs belle, mais qui avait un charme inou, avec ses yeux vert d'eau, une fille qui, en plus, devait avoir un corps en bton, elle faisait du cheval d'une manire intensive, montait les btes les plus rtives et allait souvent Paris voir Zngaro. Elle tait tout le temps fourre au club hippique d'Arques-la-Bataille, elle se tapait du mange pendant des heures entires et, en rcompense, caracolait sur son talon dans la campagne environnante. Et puis Ccile avait encore pleur, avait enfin sch ses larmes et avait eu froid. Elle avait voulu rentrer. Elle lui avait donn son numro de tlphone en le suppliant de lui raconter ce qu'il apprendrait, rajoutant qu'elle se mfiait de lui, qu'elle ne comprenait toujours pas ce qu'il venait faire l, mais qu'elle lui faisait quand mme confiance cause d'une seule chose, qu'elle ne comprenait pas beaucoup plus, et qui l'inquitait vraiment, ce putain de suicide.

Gabriel tait redescendu sur le bord de mer, et avait pris une chambre l'htel Normandy, une btisse clochetons, avec des piaules dont les fentres, gonfles par les embruns, taient difficiles ouvrir. Mais la sienne tait charmante, un peu dsute, presque une chambre de jeune fille dbarrasse de ses peluches, de ses affiches et de toutes les poupes Barbie que l'on garde avec mauvaise conscience. Il prit une douche et se coucha tout de suite. Demain serait un autre jour. Il tlphona Cheryl, lui laissa un message cod sur son rpondeur, comme il le faisait quand il partait, pour lui dire o il tait et pour lui confier que tout allait bien. Il savait que Cheryl ne ferait rien pour savoir ce qu'il pouvait bien magouiller pendant ses absences, a faisait partie de leur confiance mutuelle. Mais la moindre alerte, Cheryl saurait quoi faire pour tenter de tirer son amant d'un mauvais pas, elle avait des instructions prcises pour cela. C'tait dj arriv Allong sur son lit, voyant, au ras du chambranle, la ligne d'horizon, vert d'eau sur gris souris, il pensa cette femme dont il aurait aim voir la silhouette parfaite se

dcouper devant la fentre et la mer. Le vent s'tait mis souffler. La mare haute. Il s'endormit en tentant de visualiser, une fois de plus, le tableau horrifique de deux jeunes gens, attachs aux rails, voyant les phares jaunes d'un train foncer sur eux.

13Quand il se leva, avant mme de djeuner, il sortit de l'htel, courut un petit moment sous les falaises mare basse et se jeta dans la Manche. Il en ressortit tout violet, le souffle coup, des poignards partout sur sa peau et revint en soufflant prendre une douche et se taper cinq tartines et deux cafs. La serveuse tenta de lui tirer adroitement les vers du nez mais il fit le bougon et ne lcha que quelques considrations oiseuses, comme quoi il tait en reprage pour les vacances. Puis il prit la voiture et s'enfona dans l'arrire-pays, en direction d'Arques-laBataille. Les petits villages frileux, grosses maisons de brique rouge fonc, glises aux toits d'ardoises trs pentus, taient tapis le long de la route, et, entre eux, il y avait

beaucoup de vaches et de ruisseaux. Gabriel trouva facilement le club hippique. Un criteau prvenait des heures d'ouverture et des tarifs, coles et centres ars compris. Pour l'instant, c'tait ferm. Il passa quand mme la barrire, la refermant soigneusement, attendit un instant pour voir s'il n'y avait pas de clbard dans les parages. Mais pas de fauve l'horizon, les chevaux n'aiment pas trop ce genre de btes couinantes et mordantes sans grande raison. Prs d'une grande btisse colombages, style tiquette de calva, une srie de stalles chevaux. Une femme, en bottes et K-way gant, maniait la fourche et le crottin. En marchant d'un bon pas vers elle, Gabriel se demandait comment il allait se prsenter, quel mensonge il allait inventer, quel rle il allait jouer. La femme le regardait arriver. Elle avait l'air dur, le visage assez burin, une cinquantaine d'annes. Quelqu'un de sombre la tche, qui ne devait pas souvent sortir de cette proprit. Mais la manire qu'elle avait eue de nouer ses cheveux, avec une sorte de diadme en cuir, indiquait qu'elle tait peuttre la patronne, en tout cas pas une fille de ferme qui aurait sans doute opt pour un

fichu, ou un chichi, comme disait Cheryl, qui en mettait tout le temps. Bonjour Excusez-moi, je me suis permis d'entrer Je vois bien. J'ai une trange requte vous faire. Vous tes la grante du club ? Si on veut. Mais la gestion, c'est quand j'ai le temps. Gabriel toussa, de gne, de confusion. Voil. Euh ! pardonnez-moi, c'est assez difficile Il se moucha violemment avant de continuer. Je suis le parrain de la petite Brnice, vous savez la petite qui Qu'est-ce que vous voulez ? cria, nettement sur la dfensive, la femme qui planta la fourche dans la terre humide, juste entre son interlocuteur et elle, un peu comme les lances que les Indiens plantent devant les covebois pour leur interdire le passage sur la terre sacre. Excusez-moi, c'est difficile dire. J'tais son parrain. Pas de la famille, un ancien ami du pre. Maintenant, a a chang, je suis brouill avec toute la bande, Varengeville. La

vie La politique, tout a. Personne ne veut plus me voir, l-haut. Je n'ai eu que les journaux pour me parler de Brnice. Et vous savez ce que c'est, un article dans le journal. Les faits divers, ils appellent a. Il baissa la tte. C'est vrai, d'ailleurs, dans mon cur, c'est vraiment l'hiver Comment ils s'appellent, ceux de l-haut ? De Baily de Longueville. Pourquoi ? Vous ne me croyez pas ? Bon. Gabriel nona de manire automatique, comme s'il tait sur un podium : Monsieur de Baily de Longueville est avocat, spcialiste de droit international, et madame, qui a lev sept enfants, dont Brnice tait l'ane, reste la maison mais avant, quand je la connaissais, elle voulait se consacrer a va, a va. Gabriel se remercia d'avoir consult le Bottin, le matin mme, sinon il tait trois secondes prs. Ne pas oublier ce genre de chances. Les mettre toujours toutes de son ct. Des fois, tout se joue trois secondes prs. Si elle pensait dj l'poque se consacrer , comme vous dites, toutes ses

conneries, c'est un peu normal que vous soyez brouill avec elle, hein ? C'est pour a, non ? Coinc, le Gabriel. Dans ce cas-l, une chance sur deux, la tte toujours baisse, et si a marche pas, un atmi sur la nuque, le temps de changer de rgion. Oui. On dirait que vous avez honte. Non. Absolument pas. Mais vous savez Je pense Brnice, et rien qu' Brnice. Je ne peux dcemment que penser Brnice Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Gabriel renifla. C'tait bon, a, les reniflements. Un homme qui renifle, a meut. S'il vous plat Prendre cinq minutes de votre temps pour me dire des choses merveilleuses sur Brnice. a me suffira amplement. Je repartirai Paris avec au moins de belles images dans la tte. Des images qui s'estomperont peu peu. Mais ce seront les dernires images que j'aurai eues d'elle Parce que les souvenirs, la petite fille rieuse, tout a, c'est pas trs gratifiant Je vous prviens tout de suite, les dernires fois que j'ai vu Brnice, ce n'tait pas Marilyn Monroe dans Sept ans de rflexion. Plutt

dans les Misfits. Elle tait toute bizarre. C'tait une excellente cavalire. Elle rvait de travailler dans un cirque comme Zingaro, vous voyez ce que je veux dire ? Pas le cirque, non, simplement l o les cuyres sont comme des anges. Une excellente cavalire, vraiment. Eh bien, depuis deux semaines, elle refusait de monter sur un cheval. Elle aurait pu rester chez elle, pour ne pas tre tente. Mais non. Elle venait l, l o vous tes, elle s'occupait de son hongre, changeait la paille, le promenait la longe, mais n'est jamais monte dessus. Je ne comprends pas. Elle avait peur ? Je ne crois pas. Et vous croyez quoi ? Pourquoi, votre avis, une jeune fille ne monte plus cheval ? J'avoue que je Je ne sais pas quelle image vous allez emporter de votre filleule, monsieur, mais il y a des raisons videntes. Des raisons fminines. Gabriel tait ttanis. Vous voulez dire que Son teint tait un peu plus diaphane que

d'habitude. Et elle marchait un peu plus droite, comme si elle voulait placer son corps un peu en arrire

14Gabriel roulait fond de cale sur la dpartementale. Une fille enceinte qui se suicidait avec le pre de son enfant, parce que le monde tait contre elle, parce que c'tait la tuile du sicle, a ne tenait pas. On tait en 95. Ce genre de gaffe tait facilement rparable. Surtout quand on fait du canasson outrance. Or, elle semblait viter tout ce qui pouvait ressembler des montagnes russes. Comme si elle y faisait dj trs attention ce truc qui lui poussait dans le ventre. Mais, bizarrement, Gabriel croyait cette femme qui vivait toute la journe avec des juments en chaleur et des talons, la bave au mors. Il se rendait compte que dans toute la littrature ol ol, il y a toujours un palefrenier, une curie, des tas de paille, des hennissements

dans le lointain, des bottes en cuir, quelquefois une cravache. Il passa pas loin du lyce au moment o les lves entraient en cours. Il tenta de reprer Ccile mais autant jouer au Loto et gagner le gros lot. Si la grande chance ne se prsentait pas, si on ne gagnait pas le milliard, on pouvait quand mme rcuprer cent balles. C'tait ce que Gabriel tait en train de se dire quand il aperut le punk, le fianc de remplacement. Il sortit de la Twingo et lui barra le passage. Grimpe dans la bagnole ! Mort aux vaches ! Grimpe ou je te tatane la gueule ! Houl, houl, on s'nerve, on craque, on fait son Mussolini ! Quand Gabriel se rua sur lui, le jeune homme sauta comme un chat dans la bagnole. Il claqua la portire derrire lui. coute-moi bien, espce de bollock la manque, je vais te poser une question. T'as intrt y rpondre. Brnice et Frdric. Tu connais. No future. Est-ce que Brnice tait enceinte ?

Pas de moi en tout cas. Gabriel lui serra le cou, le cognant contre la portire. Est-ce que Brnice tait enceinte ? Merde ! Arrtez ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ! J'en sais rien, moi, vous m'emmerdez ! Vous me faites chier ! Chacun fait ce qu'il veut ! Et j'en ai rien foutre ! J'suis pas le planning, moi ! Gabriel le lcha, et le propulsa dehors. Le punk se releva, shoota frocement dans la portire, la Doc Martens en action. Mais Gabriel ne lui en voulait pas. Cette bagnole n'tait qu'un tas de ferraille et, en plus, elle n'tait pas lui. Va mourir, hurla le jeune homme quand Gabriel dmarra. Il descendit toute blinde vers le centre-ville, stoppa prs d'un plan public, se fit fbrilement un croquis approximatif, reprit le volant, refusa quelques priorits et prit deux sens interdits. Il trouva facilement la rue AristideBriand, ah ! pour tre brillant, a l'tait, et se remit en planque. Il souffla, trouva une Pils oublie sous le sige. Il tait par. Il tait un peu trop tt pour la bire mais il avait la gorge

comme un tampon Gex. Il ne connaissait pas le bonhomme, mais le type qui sortirait de la jolie petite maison traditionnelle en brique serait sans doute lui. Le mdecin lgiste. Ou alors l'amant de sa gonzesse. Mais cette heure-l, c'tait peu probable. Le mdecin, amen par les gendarmes, asserment. Celui qui avait rceptionn les morceaux, celui qui avait ouvert les estomacs pour trouver les petites clefs. S'il s'tait livr une autopsie aussi prcise, il devait tre capable de savoir ce qu'ils avaient mang la veille, s'ils taient drogus et peut-tre mme ce qu'ils avaient dans la tte. Et si Brnice tait vraiment enceinte. Il tait neuf heures moins le quart. Le type ne devait pas tre encore parti au boulot. A un quart d'heure prs. Il se dcida s'avaler la Urquell mais n'eut pas le temps de se demander quel got elle avait. Un binoclard en veste verte, genre sportif tendance jogging, dvalait le perron de la maison. Il fit une vingtaine de mtres et monta dans une Saab turbo. Gabriel dbota et, comme dans les plus ringards des films amricains, se mit suivre la Saab, ni trop

prs ni trop loin, sans angoisse, les feux rouges taient assez rares et sans le ct 24 Heures du Mans, parce que le mdecin conduisait comme un vrai pp. Ils passrent devant l'hpital, Gabriel savait que sa proie n'y travaillait pas rgulirement, seulement quelques extras, la morgue. La Saab se gara deux kilomtres plus loin, la limite de la ville, devant un dispensaire de quartier. Monsieur faisait galement dans le social. Personne dans les parages. Gabriel se gara, enleva sa veste, se dpeigna et traversa la rue. Il sonna la porte. Deux coups. Suffisamment pour que cela soit urgent et pas assez pour indiquer le mec hargneux. C'est donc le mdecin qui vint lui-mme lui ouvrir, et qui se prit aussi sec un pain en pleine figure, et qui s'croula la renverse avec le bruit caractristique que font les piles de draps quand elles tombent des placards mal ferms. Gabriel ferma la porte clef, prit le toubib sous les bras et le trana dans le premier bureau. Il couta un petit moment les va-et-vient de l'tablissement, des bruissements pour l'instant trs lointains, dbrancha le tlphone, et installa sa victime

toujours vanouie sur un fauteuil. Puis il trouva dans un placard une blouse blanche et se l'entoura autour de la tte. Il fouilla dans les instruments dposs en rang sur une petite voiture roulante en mail et choisit une sorte de scalpel. Alors il gifla le toubib, l'observa pensivement en train de reprendre ses esprits, un peu de sang perlait sa lvre infrieure, et quand le type ouvrit les yeux, il lui mit le scalpel sous l'il, en plein dans le cerne. Haut les mains les yeux, vous tes cerns. Le docteur le regarda comme un mauvais rve. coutez-moi bien. Je vais vous poser une question. Vous allez y rpondre. Sans a, vous perdez un il. Aprs je passerai au second. Et ensuite, pour les diagnostics, a va tre duraille. Faudra vous reconvertir dans le piano. Le type s'tait mis suer abondamment. Une gnration sudoripare spontane. Pourquoi n'avoir pas dit que Brnice de Longueville tait enceinte ? Mais je l'ai dit ! Bon, pensa Gabriel, voil une information confirme.

Mais ils ont pens Qui, ils ? La famille, les gendarmes, le juge d'instruction. Ils ont pens que ce n'tait pas ncessaire de divulguer ce genre d'information somme toute assez prive. Pourquoi ? Parce que ce n'tait pas la peine d'enfoncer le clou. Le malheur tait suffisamment grand. Deux morts, ce n'tait pas la peine d'en rajouter un de plus. Elle tait enceinte de combien ? Deux mois, peine trois. Personne n'aurait pens dcemment que a faisait une personne de plus. Vous plaisantez, j'espre. Gabriel bougea le scalpel. La peau, entame, saigna un peu. L'il, un peu globuleux, tenta de regarder sous lui. Une trange grimace. La peau du visage tait devenue trs ple. Chez les de Baily de Longueville, la vie c'est sacr. Pas question que l'on puisse dire que Brnice avait entran dans la mort une personne innocente. a, pour eux, c'tait l'horreur absolue, le contraire de tout ce qu'ils pensent. Leur tristesse tait suffisamment

grande comme a. Qu'est-ce qui a t cach encore ? Rien. Je vous le jure. Pas de traces de coups, pas d'hmatomes ? Vous savez Je ne vais pas vous faire un dessin. Un autorail de plus de quarante tonnes leur tait pass dessus, faut pas l'oublier, les hmatomes reprer sur des morceaux, j'avoue que cela n'a pas t ma principale proccupation. Vous avez prfr regarder dans les estomacs. Dans le cas de suicide, c'est la rgle. Gabriel tait coinc. Bon. coutez-moi bien. Je n'existe pas. Je ne suis pas venu ce matin. Personne ne vous a pos de questions. Vous vous tes cogn dans une porte. Sinon, je reviens l'improviste et je vous fais avaler une clef d'armoire normande chauffe blanc. Il se mit derrire le mdecin, enleva la blouse de sa tte et attacha les mains du toubib aux pieds de la lourde table d'acier. Puis il sortit, croisa une famille d'immigrs inquiets, leur enfant avait les yeux trs brillants, et se propulsa vers la Twingo. Quand

il dmarra, personne n'tait encore sorti du dispensaire.

15Il retourna au bar des Tribunaux, parce que le choix de bires tait consquent. Il commanda une Stout Mackeson, trs noire et crmeuse, l'arrire-got de lait et de caramel, parce qu'il avait envie de rflchir et que cette bire n'est jamais lourde. Il n'avait pas beaucoup avanc. Hormis sa quasi-certitude, non prouve, que Brnice et Frdric n'avaient pas crit leur lettre d'adieu, il n'avait pas grand-chose sous la main. La jeune fille tait enceinte, mais c'tait chose assez courante, pas de quoi s'en faire une jaunisse mme s'il comprenait assez bien les raisons de la famille d'avoir cach un tel vnement. Dans un milieu pareil. Ce n'tait sans doute pas non plus pour cette raison que Brnice et Frdric s'taient supprims. Romo et Juliette, maintenant

c'est Jurassic Park. La famille de Brnice n'tait pas un gnard prs et celle de Frdric aurait pu nourrir l'enfant de l'amour de bons fromages crmeux. Il n'y avait donc que cette histoire de lettre. Il fallait attaquer par l. Et si jamais il faisait chou blanc, eh bien, il n'avait plus qu' revenir au Pied de Porc la SainteScolasse subir les sarcasmes de Grard et se replonger, chaque matin, dans la lecture du malheur du monde. Ce n'tait pas trop grave, tout a ne ferait pas revenir les deux adolescents dmembrs et Gabriel n'tait pas pay pour avoir du rsultat. Pay, il ne l'tait mme pas. Il tentait le diable, c'est tout. Si le diable planquait trop ses cornes, Gabriel passait la main, mais s'il parvenait lui attraper son pied le plus fourchu, la bataille devenait rude, et la rcompense tait une petite victoir