Le Philosophe Inconnu

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    Le Philosophe Inconnu,

    Rflexions Sur Les Ides De Louis-Claude De Saint-Martin,

    SommaireChapitre I. Sur la vie et les crits de Saint-Martin. [3] 1Chapitre II. Dbats l'Ecole normale entre Saint-Martin et Garat [38] 8Chapitre III. Essai sur les Signes et sur les Ides. [73] 15Chapitre IV. Exposition de la thorie sociale de Saint-Martin. [103] 22Chapitre V. [137] 29Chapitre VI. De la Thosophie. [148] 32Chapitre VII. Exposition du systme mtaphysique de Saint-Martin. [169] 36Chapitre VIII. Vue de la Nature ; esprit des Choses. [183] 39Chapitre IX. L'Homme de Dsir. - Le Nouvel homme. - Le Ministre de l'Homme-Esprit. -uvres posthumes. [206] 44Chapitre X. Un mot sur Jacob Boehm, nomm le Teutonique. [241] 57Appendice. Extraits de la Correspondance indite de Saint-Martin et Kirchberger.- Pensesur la Mort.- Voltaire jug par Saint-Martin. [263] 68Table des Matires 98

    [I]En publiant ce livre, je me suis propos un double but, savoir de rendre tmoignage des vrits imprissables que le thosophe Saint-Martin a su venger des longuesdngations de la philosophie incrdule ; en second lieu, de signaler aux lecteurs tropfavorablement prvenus quelques-unes des erreurs o LE PHILOSOPHE INCONNU lui-mme est tomb. Il y a un plus grand nombre d'esprits que l'on ne pense qui se laissentloigner des simples et fortes croyances par l'attrait qu'exercent toujours les spiritualitsdrgles et les illusions d'un mysticisme indpendant. Je m'attends et me rsigned'avance au reproche de n'avoir pas creus jusques au fond des ides que je combats. Je[II] me suis en effet born relever les contradictions, les lacunes qu'elles prsentent, etles dangers du principe mme dont elles manent. Je sais qu'il y aurait encore dessceaux briser et d'paisses tnbres sonder, mais je suis certain que, de ce chaospatiemment dbrouill, il sortirait peu de jour. Je ne crois pas aux lumires humaines quise cachent, et je tiens pour suspectes les doctrines qui affectent la profondeur et lesecret. Le peu d'nigmes que la correspondance indite des deux thosophes m'a permisd'interprter, ne me laissent pas une grande estime pour celles que le sphinx tientencore sous le voile.

    [3]Chapitre I. Sur la vie et les crits de Saint-Martin. [3]

    A l'avnement du christianisme, la seule religion qui survct toutes les autres dans lemonde romain, c'tait la religion du plaisir ou la foi la dbauche. La famille et le foyerdomestique n'avaient plus leur culte ; les grands dieux, relgus au loin dans leurbatitude et leur indiffrence, laissaient leur place rgner Epicure, c'est--dire l'hommelui-mme avec ses passions. De nobles urnes protestaient vainement contre la doctrinefacile qui place dans la jouissance le souverain bien ou la vertu, et les derniers sages dupaganisme s'levrent d'un effort dsespr contre cette incrdulit grossire et cynique.Mais entre les dbris de ces croyances inanimes et les clarts nouvelles voiles [4]leurs yeux, les philosophes du Portique eurent beau glorifier la libert morale ; ilsexaltrent l'homme quand il fallait lui enseigner l'humilit ; ils ngligrent la raison dudevoir et mconnurent l'instinct de l'esprance. Les no-platoniciens eurent une notionplus profonde et plus vraie des besoins de l'me, mais ils livrrent la philosophie toutes

    les superstitions du mysticisme et de la thaumaturgie. Une immoralit effrne avaitenvahi la conscience humaine.Quelque chose de semblable se passe en France partir de la seconde moiti du XVIIIe

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    sicle. Les hautes classes de la socit professent l'picurisme pratique de la philosophievoltairienne, et, leur exemple, le peuple et la bourgeoisie poursuivent ce divorce d'avecla vrit, qui doit avoir dans la rvolution franaise sa consommation dernire et sonexpiation. On renat de toutes parts au paganisme, ses murs, sa sagesse. Enprsence de ces orgies et de ces molles opinions, quelques-uns reprennent le palliumstoque ; l'loge de Marc-Aurle obtient un succs presque populaire. Sous le nom de

    tolrance, le scepticisme (mais un scepticisme avide de ruines) dtruit la foi dans lesmes, o rgne l'gosme sous le nom d'amour de l'humanit.La philanthropie est la charit du disme. Le dogme de l'indiffrence de Dieu pour leshommes implique en morale l'indiffrence de l'homme pour ses frres : c'est le moi quis'affranchit galement de Dieu et des hommes. Cependant l'homme ne saurait demeurerdans cette fausse indpendance ; il ne tient pas dans cet gosme troit et sauvage.L'une rpugne [5] son intelligence, qui a besoin de croire ; l'autre son cur, qui abesoin d'aimer. Son intelligence est trop vraie pour ne croire qu'en soi-mme, et soncur est trop grand pour n'aimer que soi-mme. Si une heureuse inspiration ne leramne aux pieds de la vrit, il ira plutt demander aux conceptions les plusmonstrueuses, comme aux fantaisies les plus vaines, de quoi remplir ce vide que Dieulaisse en lui par son absence. Aussi voyons-nous la fin de ce sicle beaucoup d'esprits,

    fatigus du doute ou blass, incapables par eux-mmes de revenir aux croyances saineset durables, chercher un rveil funeste dans les pratiques de rites abominables ouhonteux. Mesmer et Cagliostro exploitent la crdulit d'une poque incrdule. Les unspoursuivent la satisfaction d'une inpuisable curiosit dans la recherche du granduvre ; d'autres se flattent de pntrer au plus intime de notre nature pour y surprendrele mystre de l'me et dominer sur la volont : ils empruntent un sommeil nfaste desrvlations trangres la science. D'autres enfin, combinant le no-platonismealexandrin avec les spculations de la kabbale et de la gnose, et accommodant lechristianisme cet informe mlange de doctrines, prtendent s'lever jusqu' converseravec Dieu, non plus par la foi, mais par la connaissance ; non plus par l'abaissementvolontaire de l'esprit et du cur, mais par l'intuition particulire ou la notion vive ; nonplus par l'humble acceptation des mystres, mais par le raffinement d'une science

    tnbreuse, par les rites occultes de la magie et de la thurgie renferms dans l'enceintedes loges maonniques.[6] Un juif portugais conduit par la kabbale au christianisme , Martinez de Pasqualis,avait fond un systme de thosophie et de magie qui se rattachait, mme par une sortede filiation historique, la kabbale et au no-platonisme. Ds 1754, il avait introduit unrite kabbalistique d'lus, appels COHENS ou PRETRES, dans plusieurs loges de France, Marseille, Toulouse, Bordeaux. Il ralliait sa doctrine ces intelligences gares,flottantes entre la philosophie d'alors et la religion, galement incapables de douter et decroire : mes malades que le sourire de Voltaire avait blesses, et qui le pain des forts,qui est surtout celui des humbles, ne pouvaient suffire ? Au nombre des disciples deMartinez tait un jeune officier au rgiment de Foix, qui cependant n'accordait cetenseignement qu'une adhsion imparfaite. Il avait vingt-trois ans, et toutefois il ne selaissait gure sduire par ces voies extrieures qu'il ne regardait que comme les prludesde notre uvre. Il prfrait dj la voie intrieure et secrte ; et, comme lui-mme leraconte, au milieu de ces choses si attrayantes, au milieu des moyens, des formules etdes prparatifs de tous genres auxquels on le livrait, il lui arriva plusieurs fois de dire aumatre : " Comment, matre, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ? " Et le matrerpondait : " Il faut bien se contenter de ce que l'on a. "Le philosophe inconnu ne s'est pas assez souvenu de cette question simple et profondedu jeune officier.Louis-Claude de Saint-Martin (car c'est de lui dont il [7] s'agit) tait n d'une famillenoble, le 18 janvier 1743, Amboise, en Touraine, quelques lieues de la patrie deDescartes, qui n'a pas t sans influence sur lui, et non loin du berceau de Rabelais, qu'ilsemble vouloir rappeler dans le pome bizarre du Crocodile.Quoiqu'il ait beaucoup parl de lui ; on n'a presque aucun dtail sur sa famille, sur les

    circonstances prives de son enfance et de sa jeunesse. C'est moins sa vie dans le tempset avec les hommes, que sa vie intrieure et avec lui-mme, dont il aime s'entretenir.

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    Il a crit ces belles paroles :" Le respect filial a t, dans mon enfance, un sentiment sacr pour moi. J'ai approfondice sentiment dans mon ge avanc, et il n'a fait que se fortifier par l: Aussi, je le dishautement, quelque souffrance que nous prouvions de la part de nos pre et mre,songeons que sans eux nous n'aurions pas le pouvoir de les subir et de les souffrir, etalors nous verrons s'anantir pour nous le droit de nous en plaindre ; songeons enfin que

    sans eux nous n'aurions pas le bonheur d'tre admis discerner le juste de l'injuste ; et,si nous avons occasion d'exercer leur gard ce discernement, demeurons toujours dansle respect avec eux pour le beau prsent que nous avons reu par leur organe et quinous a rendu leur juge. Si mme nous savons que leur tre essentiel est dans la disetteet dans le danger, prions instamment le souverain Matre de leur donner la vie spirituelleen rcompense de la vie temporelle qu'ils nous ont donne . "Il gardait de sa belle-mre un tendre souvenir ; mais le tmoignage qu'il lui rend, dictpar une vive reconnaissance, nous laisse entrevoir, sous le voile un peu mystique dulangage, que cette affection n'tait pas sans inquitude et sans contrainte." J'ai une belle-mre, disait-il, qui je dois peut-tre tout mon bonheur, puisque c'estelle qui m'a donn les premiers lments de cette ducation douce, attentive et pieuse,qui m'a fait aimer de Dieu et des hommes. Je me rappelle d'avoir senti en sa prsence

    une grande circoncision intrieure qui m'a t fort instructive et fort salutaire. Ma pensetait libre auprs d'elle et l'et toujours t, si nous n'avions eu que nous pour tmoins ;mais il y en avait dont nous tions obligs de nous cacher comme si nous avions voulufaire du mal . "Au collge de Pont-Levoy, o il fut envoy vers l'ge de dix ans, il lut le beau livred'Abbadie : l'Art de se connatre soi-mme, et cette lecture parat avoir dcid de savocation pour les choses spirituelles. Cependant, ses tudes termines, il lui fallut suivreun cours de droit, et, cdant au dsir de son pre, il se fit recevoir avocat du roi au sigeprsidial de Tours. Mais les fonctions assidues de la magistrature ne pouvaient retenircette intelligence mditative et profonde, plus capable de remonter aux sources mmesdu droit que de s'astreindre la lettre de la jurisprudence. Il renona bientt lamagistrature pour embrasser la profession des armes, et ce ne fut pas l'instinct [9]

    militaire qui lui fit prendre l'pe ; car " il abhorrait la guerre, " quoiqu'il " adort lamort ; " mais il trouvait dans les loisirs d'une garnison cette espce d'indpendance quele barreau ne laisse ordinairement ni l'esprit ni aux habitudes.Ce fut Bordeaux que, affili avec plusieurs officiers du rgiment de Foix l'une dessocits fondes par Martinez Pasqualis, il suivit les leons de ce matre, en qui ilreconnaissait " des vertus trs-actives, " mais dont il s'loigna depuis pour se donnertout entier au fameux cordonnier de Gorlitz, Jacob Boehm, le prince des thosophesallemands. " Except mon premier ducateur Martinez Pasqualis, disait-il, et mon secondducateur Jacob Boehm, mort il y a cent cinquante ans, je n'ai vu sur la terre que desgens qui voulaient tre matres et qui n'taient pas mme en tat d'tre disciples . "Martinez, selon le tmoignage de Saint-Martin, avait la clef active des spculationsthosophiques de Boehm. Il professait l'erreur d'Origne sur la rsipiscence de l'trepervers laquelle le premier homme aurait t charg de travailler. Cette ide parat Saint-Martin digne du plan universel, mais il prtend n'avoir cet gard aucunedmonstration positive, except par l'intelligence. " Quant Sophie et au Roi du Monde,dit-il encore, Martinez Pasqualis ne nous a rien dvoil sur cela, et nous a laiss dans lesnotions ordinaires de Marie et du dmon. Mais je n'assurerai pas pour cela [10] qu'il n'enet pas la connaissance. " On voit reparatre dans ces obscurs et tmrairesenseignements cette distinction entre la doctrine livre au vulgaire et celle dont lesanctuaire ne s'ouvre que pour un petit nombre d'initis, cette doctrine sotrique quin'est que le systme des castes intellectuelles ; et dont le christianisme a horreur.Martinez Pasqualis tait venu Paris en 1708 ; et pendant les dix annes de son sjouren cette ville, il se fit de nombreux proslytes ; qui ; vers 1775, formrent une secteconnue sous le nom de Martinistes, et trs rpandue dans l'Allemagne et dans le Nord.Saint-Martin venait de publier Lyon son livre des Erreurs et de la Vrit, et cet cette

    circonstance a pu concourir avec la similitude du nom faire passer le disciple pour lefondateur de l'cole. Aprs le dpart de Martinez, mort en 1779 au Port-au-Prince, l'cole

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    se fondit Paris dans la Socit des Grands Profs et dans celle des Philalthes. Invit en1784 cette dernire runion, o il ne s'agissait en apparence que de combiner lesdoctrines de Martinez et de Swedenborg, Saint-Martin refusa de s'y rendre. Il ddaignaitla recherche du grand uvre et les oprations de la franc-maonnerie , ou plutt, selontoute probabilit, il [11] refusait de s'associer ces tnbreuses menes qui creusaientl'abme o la religion, la monarchie, la socit tout entire allaient prir.

    Les manifestations sensibles lui rvlaient, dans la doctrine de Martinez, une science desesprits, dans la doctrine de Swedenborg une science des mes , les phnomnes dumagntisme somnambulique appartenaient ; suivant lui, un ordre infrieur, mais il ycroyait. Cherchant dans une confrence avec Bailly convaincre ce savant de l'existenced'un pouvoir magntique o l'on ne pouvait souponner la complicit du malade, ilsignala plusieurs oprations faites sur des chevaux que l'on traitait Charenton par lemagntisme. " Que savez-vous, dit l'illustre membre des trois acadmies, si les chevauxne pensent pas ? - Monsieur, lui rpondit Saint-Martin, vous tes bien avanc pour votrege. "Dans cette mme anne 1781, il rdigea un [12] mmoire sur cette question proposepar l'Acadmie de Berlin : " Quelle est la meilleure manire de rappeler la raison lesnations, tant sauvages que polices, qui sont livres aux erreurs et aux superstitions de

    tout genre ? " L'intention de cette niaiserie philosophique est vidente. C'tait le tempso les Nicolates ou illuminants, Aufklrer, prcurseurs immdiats de Weishaupt et desillumins, comparaient hautement le divin Matre au clbre Bouddha tartare, le Tal-lama [Dala-Lama]. Saint-Martin entreprit de dmontrer que la solution demande taitimpossible par les seuls moyens humains : ce n'tait pas la rponse que voulaitl'Acadmie, et la question ayant t remise au concours pour l'anne suivante, unpasteur de l'glise franaise, nomm Avillon, obtint le prix en donnant au problme unesolution platonicienne . La thse qu'il avait soutenue en face de l'Acadmie de Berlin,Saint-Martin la dveloppa quatorze ans plus tard dans ses " Rflexions d'un observateursur la question propose par l'Institut (de France) : Quelles sont les institutions les pluspropres fonder la morale d'un peuple ? " (An VI, 1798.)Je reviendrai sur ce sujet.

    C'est peu prs vers cette poque de sa vie que, pendant un sjour qu'il fit Strasbourg, il dut l'une de ses amies, madame Boecklin, de connatre les crits duclbre Jacob Boehm. Il avait dj dpass les [13] dernires limites de la jeunesse, etcependant il se mit avec ardeur l'tude de la langue allemande, afin d'entendre lesouvrages de ce thosophe qu'il regarda toujours depuis " comme la plus grande lumirehumaine qui et paru." Cette admiration exalte jusqu'au fanatisme lui inspirait cesparoles bizarres :" Ce ne sont pas mes ouvrages qui me font le plus gmir sur cette insouciance gnrale ;ce sont ceux d'un homme dont je ne suis pas digne de dnouer les cordons de sessouliers, mon chrissime Boehm. Il faut que l'homme soit entirement devenu roc oudmon pour n'avoir pas profit plus qu'il n'a fait de ce trsor envoy au monde il y a centquatre-vingts ans . "Dans un voyage qu'il fit en Angleterre en 1787, il se lia avec l'ambassadeur Barthlemyet connut William Law, diteur d'une version anglaise et d'un prcis des livres de JacobBoehm. Il y vit un vieillard nomm Best, qui avait la proprit de citer chacun trs propos des passages de l'criture. " En me voyant (c'est Saint-Martin qui parle), ilcommena par dire de moi : Il a jet le monde derrire lui. Ce qui me fit plaisir. Ensuite ilme cita le troisime verset de Jrmie, chap. 33 : Clamor ad me et exaudiant te, etdocebo te grandia et ferma quce nescis : Criez vers moi, et je vous enseignerai deschoses grandes et sres que vous ne savez pas. Cela me fit aussi beaucoup de plaisir ;mais ce qui m'en fit davantage, c'est que cela se vrifia dans la quinzaine ." En 1788, ilalla visiter Rome et l'Italie avec le prince Alexis Galitzin, qui disait M. de Fortiad'Urban : [14] : " Je ne suis vritablement un homme que depuis que j'ai connu M. deSaint-Martin. " Il vit l'Allemagne et la Suisse: Il voyageait plutt en sage qu'en artiste ouen pote. " Je n'ai jamais got bien longtemps, disait-il, les beauts que la terre offre

    nos yeux ; le spectacle des champs, les paysages. Mon esprit s'levait bientt au modledont ces objets nous peignent les richesses ou les perfections. "

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    A son retour ; quoique retir du service, il fut fait chevalier de Saint-Louis.Ses recherches sur la science des nombres amenrent entre Lalande et lui une liaisonpassagre. Le thosophe qui voyait Dieu partout pouvait-il s'accorder longtemps avec legomtre qui liminait Dieu de partout ?Le Marchal de Richelieu voulait le mettre en rapport avec Voltaire qui mourut dans laquinzaine . Il aurait eu plus d'agrment, il le croyait du moins et plus de succs auprs

    de Rousseau ; mais il ne le vit jamais." Rousseau ; dit-il ; tait meilleur que moi Il tendait au bien par le cur ; j'y tendaispar l'esprit, les lumires et les connaissances. Je laisse cependant hommes del'intelligence discerner ce que j'appelle les vraies lumires et les vraies connaissances ;et ne pas les confondre avec les sciences humaines, qui ne font que des ignorants etdes orgueilleux . "[15] Les charmes de la bonne compagnie, suivant un de ses biographes ; lui faisaientimaginer ce que pouvait valoir une runion plus parfaite dans ses rapports intimes avecson principe. C'est cet ordre de penses qu'il ramenait ses liaisons habituelles avec lespersonnes du rang le plus lev ; telles que le duc d'Orlans, le marchal de Richelieu, laduchesse de Bourbon, la marquise de Lusignan, etc. Ce fut en partie chez cette dernire,au Luxembourg, qu'il crivit le Tableau naturel.

    Il dicta l'Ecce Homo l'intention d'une " amie de cur, " la duchesse de Bourbon,princesse dont la destine fut tant plaindre ; femme spare du dernier prince deCond et mre du dernier duc d'Enghien, perscute, chasse par la rvolution qu'elleavait accepte ; et dans les ennuis de l'exil rduite demander au meurtrier de son fils lafaveur de revoir la France .[16] Revenue depuis de ses erreurs mystiques la pratique simple de la religion, elle selaissait alors entraner au merveilleux de l'ordre infrieur, comme le somnambulisme etles prophties d'une visionnaire, Suzanne Labrousse, dont l'ex-chartreux dom Gerle etl'vque constitutionnel Pontard taient les ardents proslytes." A moins que la Clef divine n'ouvre elle-mme l'me de l'homme, dit Saint-Martin danscet ouvrage, ds l'instant qu'elle sera ouverte par une autre clef, elle va se trouver aumilieu de quelques-unes de ces rgions (d'illusion ou de lumire douteuse), et elle peut

    involontairement nous en transmettre le langage. Alors, quelque extraordinaire que nousparaisse ce langage, il se peut qu'il n'en soit pas moins un langage faux et trompeur ;bien plus, il peut tre un langage vrai sans que ce soit la Vrit qui le prononce, et, parconsquent, sans que les fruits en soient vritablement profitables . "Saint-Martin pensait sans doute son illustre amie, quand il laissait chapper de soncur ces paroles touchantes :" J'ai par le monde une amie comme il n'y en a point. Je ne connais qu'elle avec qui monme puisse s'pancher tout son aise et s'entretenir sur les grands [17] objets quim'occupent... Nous sommes spars par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez lebesoin que j'ai d'elle, faites-lui parvenir mes penses et faites-moi parvenir les siennes,et abrgez, s'il est possible, le temps de notre sparation . "Il disait encore" Il y a eu deux tres dans ce monde en prsence desquels Dieu m'a aim. Aussi,quoique l'un d'eux fut une femme (ma B.), j'ai pu les aimer tous deux aussi purementque j'aime Dieu, et, par consquent, les aimer en prsence de Dieu, et il n'y a que decette manire que l'on doive s'aimer si l'on veut que les amitis soient durables . "Le saint pnitent de Tagaste, s'accusant de la trop vive douleur qu'il a ressentie de laperte d'un ami, s'crie d'un accent plus pieux et plus sr " Heureux qui vous aime, Dieu! et son ami en vous, et son ennemi pour vous ! Celui- l seul ne perd aucun tre cher, qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais ! "La rvolution franaise survint. Saint-Martin fut du petit nombre des hommes minentsqui eurent l'intelligence de ce grand vnement. Suprieur aux passions politiques, ill'accepta avec cette religieuse pouvante que rpand dans les mes recueillies la vue des

    justices divines. Il ne perdit pas son temps maudire ce [18] terrible passage de notrehistoire ; le premier il le jugea. Vers le temps o il publia sa Lettre un ami sur la

    rvolution, publication antrieure aux clbres Considrations du comte de Maistre, ilcrivait ces paroles remarquables :

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    "La France a t visite la premire, et elle l'a t trs svrement, parce qu'elle a ttrs coupable. Ceux des pays qui ne valent pas mieux qu'elle, ne seront pas pargnsquand le temps de leur visite sera arriv. Je crois plus que jamais que Babel serapoursuivie et renverse progressivement dans tout le globe ; ce qui n'empchera pasqu'elle ne pousse ensuite de nouveaux rejetons qui seront dracins au jugement final . "Ma mmoire ne me rappelle rien dans ses crits imprims qui fasse une allusion prcise

    aux mmorables vnements de cette poque, si ce n'est peut-tre cette pense que jelis dans ses uvres posthumes :" Une des choses qui m'a le plus frapp dans les rcits qui m'ont t faits de la conduitede Louis XVI lors de son procs, a t de ce qu'il aurait t tent, comme roi, de ne pasrpondre ses juges, qu'il ne [19] reconnaissait pas pour tels, mais de ce qu'il oublia sapropre gloire, disant que l'on ne pourrait pas savoir ce que ses rponses pourraientproduire et qu'il ne fallait pas refuser son peuple la moindre des occasions quipourraient l'empcher de commettre un grand crime. J'ai trouv beaucoup de vertu danscette rponse . "Au moment mme o " le torrent de la rvolution roulait en flots de sang, la lueur desincendies, au bruit de la guerre, " Saint-Martin ; retir Amboise pour rendre son vieuxpre les derniers soins et les derniers devoirs, entretenait une correspondance suivie sur

    les plus hautes questions de la mtaphysique et de la thosophie avec le baron suisseKirchberger de Liebisdorf, membre du conseil souverain de la rpublique de Berne.Singulier contraste entre le bruit pouvantable que fait tout ce sicle qui croule et cepaisible dialogue sur les mystres de l'me, sur les mystres des nombres ; sur toutesles questions relatives l'infini et l'ordre futur ! Ce contraste est surtout remarquabledans une lettre date du 25 aot 1792, o ; racontant en quelques mots la sanglante

    journe du 10 :" Les rues, dit-il, qui bordent l'htel o je loge taient un champ de bataille ; l'htel lui-mme tait un hpital o l'on apportait les blesss ; et en outre il tait menac toutmoment d'invasion et de pillage [20] (l'htel de la duchesse de Bourbon). Au milieu detout cela, il me fallait, au pril de ma vie, aller voir et soigner ma sur demi lieue dechez moi... "

    Il ajoute presque aussitt :" Je suis dans une maison o madame Guyon est trs en vogue. On vient de m'en fairelire quelque chose. J'ai prouv cette lecture combien l'inspiration fminine est faible etvague en comparaison de l'inspiration masculine. Dans Boehm je trouve un aplomb d'unesolidit inbranlable ; j'y trouve une profondeur, une lvation, une nourriture si pleineet si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre mon temps que de chercherailleurs ; aussi j'ai laiss l les autres lectures. "Ces paroles taient en mme temps une petite leon adresse Kirchberger, qui, lui,cherchait ailleurs, qui cherchait partout, et dont la curiosit s'tendait des objets dontSaint-Martin faisait fort peu de cas."La maonnerie dont vous me parlez, lui crivait-il en 1794, je ne la connais point et nepuis vous en rendre aucun compte. Vous savez mon got pour les choses simples, etcombien ce got se fortifie en moi par mes lectures favorites. Ainsi tout ce qui tientencore ce que je dois appeler la chapelle, s'loigne chaque jour de ma pense... Quantaux ouvrages de Swedenborg, mon opinion est imprime dans l'Homme de dsir... Jevous avoue qu'aprs de semblables richesses qui vous sont ouvertes (les uvres deJacob Boehm), et dont vous pouvez jouir votre aise cause de votre langue et de tousles avantages terrestres que la paix politique vous procure, je souffre quelquefois devous [21] voir me consulter sur des loges et sur d'autres bagatelles de ce genre, moi qui,dans les situations pnibles en tous sens o je me trouve, aurais besoin qu'on me porttsans cesse vers ce pays natal o tous mes dsirs et mes besoins me rappellent, mais omes forces rassembles tout entires sont peine suffisantes pour me fixer parintervalle, vu l'isolement absolu o je vis ici sur ces objets. Je me regarde comme leRobinson Cruso de la spiritualit, et, quand je vous vois me faire des questions dans cescirconstances, il me semble voir un fermier gnral de notre ancien rgime, bien gros et

    bien gras, allant consulter l'autre Robinson sur le chapitre des subsistances ; je dois vousdire ce qu'il lui rpondrait : " Monsieur, vous tes dans l'abondance et moi dans la misre

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    ; faites-moi plutt part de votre opulence. "Le moment d'ailleurs n'tait pas favorable aux ides mystiques. La thosophie mmedevenait suspecte. La prtendue conjuration de Catherine Thos, la mre de Dieu, et lesfolles prdications auxquelles l'ex-chartreux dom Gerle se livrait dans l'htel mme de laduchesse de Bourbon, appelrent l'attention du gouvernement rvolutionnaire surl'innocente correspondance du philosophe inconnu avec le baron de Liebisdorf. Dans la

    lettre que je viens de citer, Saint-Martin invoque l'appui de ses rflexions desavertissements d'une autre nature." Dans ce moment-ci, ajoute-t-il, il est peu prudent de s'tendre sur ces matires. Lespapiers publics auront pu vous instruire des extravagances spirituelles que des fous etdes imbciles viennent d'exposer aux [22] yeux de notre justice rvolutionnaire. Cesimprudentes ignorances gtent le mtier, et les hommes les plus poss dans cetteaffaire-ci doivent eux-mmes s'attendre tout ; c'est ce que je fais, parce que je nedoute pas que tout n'ait la mme couleur pour ceux qui sont prposs pour juger de ceschoses, et qui n'ont pas les notions essentielles pour en faire le dpart. Mais en mmetemps que je prvois tout, je suis bien loin de me plaindre de rien. Le cercle de ma vieest tellement rempli et d'une manire si dlicieuse, que, s'il plaisait la Providence de lefermer dans ce moment, de quelque faon que ce ft, je n'aurais encore qu' la

    remercier. Nanmoins, comme on est comptable de ses actions, faisons-en le moins quenous pourrons, et ne parlons de tout ceci dans nos lettres que succinctement. "Ds le 21 mai de l'anne prcdente, il crivait son ami :" Celle de vos lettres qui a t accidentellement retarde est du 5 avril. Votre dernire,du 14 mai, a t aussi retenue au comit de sret gnrale Paris, d'o elle m'a trenvoye avec un cachet rouge par-dessus votre cachet noir. Vous voyez combien il estimportant de ne nous occuper que des choses qui ne sont pas de ce monde. "Mais l'autre monde n'tait plus mme un asile sr pour les mditations de la pensesuspecte. La police rvolutionnaire ne comprenait pas que l'on pt se rfugier l debonne foi et sans une arrire-pense de [23] contre-rvolution. Saint-Martin avaitcependant donn des preuves suffisantes de son dsintressement politique. Quoiquenoble, il n'avait pas migr ; chevalier de Saint-Louis, il avait fait son service dans la

    milice bourgeoise et mont la garde au Temple, prison et tombeau de Louis XVII ; troisans auparavant, son nom tait inscrit sur la liste des candidats proposs par l'Assemblenationale pour le choix d'un gouverneur de ce jeune prince. Ces gages de soumissiondonns la Rpublique ne purent le mettre l'abri d'un mandat d'arrt, sous laprvention de complicit dans l'affaire de Catherine Thos. Fort heureusement le 9thermidor vint le soustraire au jugement du sanguinaire tribunal. Car il faut bienreconnatre ce sauvage rgime le mrite d'une activit rare ; il n'a laiss passer aucunette minente sans la perscuter, l'outrager ou l'abattre !En mditant sur ces faits tranges et si pleins d'enseignements, Saint-Martin disaitencore :" Je crois voir l'vangile se prcher aujourd'hui par la force et l'autorit de l'esprit,puisque les hommes ne l'ont pas voulu couter lorsqu'il le leur a prch dans la douceur,et que les prtres ne nous l'avaient prch que dans leur hypocrisie. Or, si l'espritprche, il le fait dans la vrit, et ramnera, sans doute l'homme gar ce termevanglique o nous ne sommes plus absolument rien et o Dieu est tout. Mais lepassage de nos ignorances, de nos souillures et de nos impunits ce terme ne peut tredoux. Ainsi je tche de me tenir prt tout. C'est ce que nous devrions faire, mmequand les hommes nous laisseraient la paix ; plus forte raison quand ils joignent leursmouvements [24] ceux qui agitent naturellement tout l'univers depuis le crime del'homme. Notre royaume n'est pas de ce monde ; voil ce que nous devrions nous dire tous les moments et exclusivement toute autre chose sans exception, et voilcependant ce que nous ne nous disons jamais, except du bout des lvres. Or, la vritqui a annonc cette parole ne peut permettre que ce soit une parole vaine, et elle romptelle-mme les entraves qui nous lient de toutes parts cette illusion apparente, afin denous rendre la libert et au sentiment de notre vie relle. Notre rvolution actuelle que

    je considre sous ce rapport, me parat un des sermons les plus expressifs qui aient tprchs en ce monde. Prions pour que les hommes en profitent. Je ne prie point pour

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    n'tre pas compris au nombre de ceux qui doivent y servir de signe la justice ; je prie,pour ne jamais oublier l'vangile, tel que l'esprit veut le faire concevoir nos curs, et,quelque part o je sois, je serai heureux, puisque j'y serai avec l'esprit de vrit. "Vers la fin de l'anne 1794, il dut revenir Paris dont il tait expuls comme noble par ledcret du 27 germinal an II. Voici quelles circonstances le rappelaient.L'chafaud de Robespierre venait de rendre la libert la France. La terreur, fatigue de

    crimes, commenait dfaillir. Mais sur ce sol si profondment remu tout n'tait plusque sang et dcombres. La dispersion du clerg, l'abolition des ordres religieux et des[25] corporations enseignantes, envelopps dans la ruine de l'ancien gouvernement,laissaient la France ses profondes tnbres. L'impit elle-mme en fut pouvante :Impia ternam timuerunt secula noctem. Elle eut peur de la nuit qu'elle avait faite et del'tat sauvage dans lequel grandissaient les gnrations nouvelles. Il s'agissait donc deranimer " le flambeau des sciences prt s'teindre ; " il s'agissait de " garantir lagnration suivante des funestes effets du vandalisme. " " A la vue des ruines surlesquelles l'ignorance et la barbarie tablissaient leur empire, " il fallait bien reconnatreque l'instruction tait le premier mobile de la flicit publique . Mais il ne s'agissait passeulement de rpandre l'instruction, il fallait former des instituteurs ; tel tait le but descoles normales.

    " Dans ces coles, disait le rapporteur du projet, Lakanal, ce n'est pas les sciences quel'on enseignera, mais l'art de les enseigner. Au sortir de ces coles les disciples nedevront pas tre seulement des hommes instruits, mais des hommes capablesd'instruire. Pour la premire fois sur la terre, la nature, la vrit, la raison et laphilosophie vont donc avoir aussi un sminaire. "[26] Puis il ajoute :" Aussitt que seront termines, Paris, ces cours de l'art d'enseigner les connaissanceshumaines, la jeunesse savante et philosophe qui aura reu ces grandes leons ira lesrpter son tour dans toutes les parties de la Rpublique d'o elle aura t appele...Cette source de lumire si pure, si abondante, puisqu'elle partira des premiers hommesde la Rpublique en tout genre, panche de rservoir en rservoir, se rpandra d'espaceen espace dans toute la France, sans rien perdre de sa puret dans son cours. Aux

    Pyrnes et aux Alpes l'art d'enseigner sera le mme qu' Paris, et cet art sera celui de lanature et du gnie... La raison humaine, cultive partout avec une industrie galementclaire, produira partout les mmes rsultats, et ces rsultats seront la recration del'entendement humain chez un peuple qui va devenir l'exemple et le modle du monde. "Ainsi, pour que la nation franaise devnt incontinent l'exemple et le modle du monde, ilne fallait rien moins que recrer l'entendement humain.[27] Telle tait donc la manie de ce sicle terrible ; dtruire, que dis-je dtruire ?anantir les ruines mmes, afin de crer ex nihilo, afin de crer comme Dieu, sans Dieu !Aussi les hommes de ce temps n'ont-ils t puissants qu' l'uvre de destruction. Pourdtruire ; l'homme suffit ; mais pour rtablir et fonder, Dieu ne. permet pas qu'on sepasse de lui.Saint-Martin fut choisi comme lve l'cole normale par le district d'Amboise, maisoblig de remplir certaines formalits, vu sa tache nobiliaire qui lui interdisait le sjour deParis jusqu' la paix. Voici comme il envisageait d'abord cette mission inattendue.

    " Elle peut, disait-il, me contrarier sous certains rapports ; elle va me courber l'esprit surles simples instructions du premier ge: Elle va aussi me jeter dans la parole externe ;moi qui n'en voudrais plus entendre ni profrer d'autre que la parole interne. Mais elleme prsente aussi un aspect moins repoussant : c'est celui de croire que tout est li dansnotre grande rvolution ; o je suis pay pour voir la main de la Providence. Alors ; il n'ya plus rien de petit pour moi, et ne serais-je qu'un grain de sable dans l'difice que Dieuprpare aux nations je ne dois pas rsister quand on m'appelle ; car je ne suis que passifdans tout cela... Le principal motif de mon acceptation est de penser qu'avec l'aide deDieu je puis esprer ; par ma prsence et mes prires, d'arrter une partie des obstaclesque l'ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette grande carrire qui va

    s'ouvrir et d'o peut dpendre le bonheur de tant de gnrations... Et, quand je nedtournerais qu'une goutte du poison que [28] cet ennemi cherchera jeter sur la racinemme de cet arbre qui doit couvrir de son ombre tout mon pays, je me croirais coupable

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    de reculer. "Il arriva Paris dans les premiers jours de janvier 1795 ; mais l'ouverture desconfrences fut retarde. Le projet n'tait pas mr ; il s'loignait dj du but simple deson institution." Je gle ici faute de bois, crivait-il Kirchberger, au lieu que dans ma petite campagne

    je ne manquais de rien. Mais il ne faut pas regarder ces choses-l ; faisons-nous esprit,

    il ne nous manquera rien ; car il n'y a point d'esprit sans parole, et point de parole sanspuissance. "Les confrences ne tardrent pas justifier toutes ses prvisions, et quelles difficults lesprincipes spiritualistes trouveraient se faire entendre en prsence de ces chaires et decet auditoire incrdules." Quant nos coles normales, crit-il encore, ce n'est encore que le spiritus mundi toutpur, et je vois bien qui est celui qui se cache sous ce manteau. Je ferai tout ce que lescirconstances me permettront pour remplir le seul objet que j'aie eu en acceptant ; maisces circonstances sont vaines et peu favorables. C'est beaucoup si, dans un mois, je puisparler cinq ou six minutes, et cela devant deux mille personnes qui il faudraitauparavant refaire les oreilles . "Il trouva cependant une occasion clatante de rompre en visire l'esprit du sicle et de

    proclamer hardiment ses propres principes. " J'ai jet une pierre [29] dans le front d'undes Goliath de notre cole normale ; les rieurs n'ont pas t pour lui, tout professeurqu'il est. " Mais il n'eut pas le loisir de poursuivre son gr cette piquante controverseavec le professeur Garat. Les coles normales furent dissoutes le 30 floral de cettemme anne, mesure qu'il regarda ds lors comme un vnement heureux. Ces colesn'avaient d'autre but que de continuer l'uvre des philosophes et de perptuer lesystme d'impit qu'ils avaient, disait-il, " assez provign en France depuis soixanteans. " Et il ajoutait :" Je regarde comme un effet de la Providence que ces coles-l soient dtruites. Necroyez pas que notre rvolution franaise soit une chose indiffrente sur la terre : je laregarde comme la rvolution du genre humain... C'est une miniature du jugementdernier, mais qui doit en offrir toutes les traces, cela prs que les choses ne doivent s'y

    passer que successivement, au lieu qu' la fin tout s'oprera instantanment. "De retour dans son dpartement, Saint-Martin fut membre des premires runionslectorales ; mais sa vie publique devait se borner son passage l'cole normale et son dml avec le professeur d'analyse de l'entendement humain : il ne fit jamais partied'aucune assemble politique. Il poursuivit son active correspondance avec le baron deLiebisdorf. Les deux amis, qui ne devaient point se voir en ce monde, s'envoyrentmutuellement leur portrait. Le discrdit [30] des assignats ayant rduit Saint-Martin une extrme dtresse, Kirchberger lui fit passer dix louis d'or. Le premier mouvement deSaint-Martin fut de les renvoyer sur-le-champ ; un second le retint. La fiert de Rousseaului et paru plus dans la mesure, si elle et t fonde sur la haute foi vanglique quidonne et cre les moyens de ne connatre aucun besoin. " Mais., dit-il, quoique sa fermephilosophie me paraisse toujours trs estimable sans s'lever ce point, elle ne m'a pasparu assez consquente ; car s'il prche tant l'exercice des vertus et de la bienfaisance, ilfaut donc aussi leur laisser un libre cours quand elles se prsentent. " Saint-Martin reutles dix louis, et, son tour, il put offrir plus tard Kirchberger) dont la maison de Moratfut pille par les Franais, plusieurs pices d'argenterie:qui lui restaient.Les dernires annes de sa vie s'coulrent en silence dans des relations studieuses avecdes amis. Il tenait un journal de ses liaisons, et regardait comme des acquisitionsprcieuses celle qu'il ajoutait aux prcdentes :" Il y a plusieurs probabilits, disait-il, que ma destine a t de me faire des rentes enmes, Si Dieu permet que cette destine-l s'accomplisse, je ne me plaindrai pas de mafortune, car cette richesse-l en vaut bien d'autres. "Il tait homme de bien et charitable: On lit dans les Archives littraires de l'anne 1804une conversation sur les spectacles entre M. de Grando et le philosophe [31] inconnu:De Grando lui demandait un jour pourquoi il n'allait plus au thtre : tait-ce rigidit de

    principes, ou dfaut de loisir ? Aprs un peu d'hsitation ; Saint-Martin lui rpondit :" Rien n'est plus simple. Je suis souvent parti de chez moi pour aller au thtre. Chemin

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    faisant ; je doublais le pas ; j'prouvais une vive agitation par une jouissance anticipedu plaisir que j'allais goter: Bientt, cependant ; je m'interrogeais moi-mme sur lanature des impressions dont je me sentais si puissamment domin: Je puis vous le dire:je ne trouvais en moi que l'attente de ce transport enivrant qui m'avait saisi autrefoislorsque les plus sublimes sentiments de la vertu, exprims dans la langue de Corneille etde Racine, excitaient les applaudissements universels. Alors une rflexion me venait

    incontinent : Je vais payer, me disais-je, le plaisir d'admirer une simple image ou pluttune ombre de la Vertu !.. Eh bien ! avec la mme somme je puis atteindre la ralit decette image ; je peux faire une bonne action au lieu de la voir retrace dans unereprsentation fugitive. Je n'ai jamais rsist cette ide ; je suis mont chez quelquesmalheureux que je connaissais ; j'y ai laiss la valeur de mon billet de parterre ; j'aigot tout ce que je me promettais au spectacle, bien plus encore, et je suis rentr chezmoi sans regrets. "D'une constitution frle et n'ayant reu de corps qu'un projet , peine sur le seuil de lavieillesse, il eut l'avertissement de l'ennemi physique qui avait enlev [32] son pre. Ilpressentit sa fin et la vit s'approcher avec une vive esprance. La mort, qui attriste lanature, n'tait ses yeux que le signal du dpart ardemment dsir." La mort, disait-il, est-ce qu'il y en a encore ? Est-ce qu'elle n'a pas t dtruite ?... La

    mort ! Est-ce la mort corporelle que le sage compterait pour quelque chose ? Cette mortn'est qu'un acte du temps. Quel rapport cet acte du temps pourrait-il avoir avec l'hommede l'ternit ? " -- Il disait encore : " L'esprance de la mort fait la consolation de mes

    jours ; aussi voudrais-je qu'on ne dt jamais l'autre vie, car il n'y en a qu'une. "Quelques mois avant de mourir il crivait :" Le 18 janvier 1803, qui complte ma soixantaine, m'a ouvert un nouveau monde ; mesexpriences spirituelles ne vont qu'en s'accroissant. J'avance, grce Dieu, vers lesgrandes jouissances qui me sont annonces depuis longtemps et qui doivent mettre lecomble aux joies dont mon existence a t constamment accompagne dans ce monde. "Dans l't de 1803, il fit un dernier voyage Amboise, visita quelques vieux amis, etrevit encore une fois la maison o il tait n.[33] Au commencement de l'automne de la mme anne, aprs un entretien avec un

    savant gomtre sur le sens mystrieux des nombres : " Je sens que je m'en vais, dit-il :la Providence peut m'appeler ; je suis prt. Les germes que j'ai tch de semerfructifieront. Je pars demain pour la campagne d'un de mes amis. Je rends grces au cielde m'avoir accord la faveur que je demandais. "Le lendemain, il se rendit Aulnay, dans la maison de campagne du snateur Lenoir-Laroche. Le soir, aprs un lger repas, il se retira dans sa chambre, et bientt il se sentitfrapp d'apoplexie. Il put cependant dire quelques mots ses amis accourus auprs delui les exhortant mettre leur confiance dans la Providence et vivre entre eux en frres" dans les sentiments vangliques. " Puis il pria en silence et expira vers onze heures dusoir, sans agonie et sans douleurs, le 13 octobre 1803 (22 vendmiaire an XII).Je lis dans les Soires de Saint-Ptersbourg qu'il mourut sans avoir voulu recevoir unprtre. Aucune biographie ne fait mention de ce refus. Mais il est clair [34] que Saint-Martin ne croyant ni l'glise ni la lgitimit du sacerdoce catholique, le ministre duprtre devait tre indiffrent sa mort comme sa vie. Ne disait-il pas : " Ma secte estla Providence ; mes proslytes, c'est moi ; mon culte, c'est la justice ? " Et n'osait-il pasdire aussi : " Oui Dieu, j'espre que malgr mes fautes tu trouveras encore en moi dequoi te consoler ! " Quand on est parvenu ds ici-bas cette intimit familire avec Dieu,il est vident que son glise et ses sacrements deviennent inutiles.Tant de confiance tonne de la part d'un homme si clair sur les misres du cur del'homme et qui devait l'tre sur les misres de son propre cur ! Mais il est des tempsmalheureux o les intelligences, mme les plus leves, semblent chanceler dans leurspropres lumires. Dtourn de la voie simple par l'influence de ces erreurs qu'ilcombattait chez les philosophes, sa religion et sa vertu mmes lui sont devenues unpige, et il n'a pas su s'en prserver. Il a cru la mission du Rparateur, mais il n'est pasentr dans le sens pratique de ses enseignements ; il a accueilli avec amour la parole de

    la Sagesse incarne et le sacrifice du Calvaire, mais il n'a pas compris la perptuit sur laterre de cette parole et de ce sacrifice ; il a cru en la divinit de Jsus-Christ, mais il

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    n'est pas entr dans l'humilit de Jsus-Christ, et, aprs une vie de mditation, de prireet de culte intrieur, il a eu ce triste courage de mourir hors de la voie du salut ; il estmort en philosophe, la manire de Porphyre ou de Plotin.Il n'avait jamais t mari. Lui-mme raconte ce arriva quand une occasion vint s'offrir.[35] " Je priai, dit-il ; un peu de suite pour cet objet, et il me fut dit intellectuellement,mais trs clairement : Depuis que le Verbe s'est fait chair, nulle chair ne doit disposer

    d'elle-mme sans qu'il en donne la permission. Ces paroles me pntrrentprofondment, et, quoiqu'elles ne fussent pas une dfense formelle, je me refusai toutengociation ultrieure. "Toujours communications intimes avec Dieu ! toujours cette illusion d'tre l'objet de laprdilection divine ! On ne saurait aprs cela s'tonner de l'immense et naf orgueil quiperce chaque ligne des Penses o il a voulu se peindre." J'ai t gai, dit-il, mais la gaiet n'a t qu'une nuance secondaire de mon caractre ;ma couleur relle a t la douleur et la tristesse, cause de l'normit du mal "Il s'applique la parole du prophte. Il semble gmir du mal qui se fait chaque jour sur laterre, comme si lui-mme n'y avait aucune part : c'est la plainte de l'ange ou legmissement de l'agneau qui port ls pchs du monde !Ne dit-il pas

    " Je n'ai rien avec ceux qui n'ont rien ; j'ai quelque chose avec ceux qui ont quelquechose ; j'ai tout avec ceux qui ont tout. Voil pourquoi j'ai t jug si diversement dansle monde et la plupart du temps si dsavantageusement ; car, dans le monde, o sontceux qui ont tout ? o sont mme ceux qui ont quelque chose ? "[36] Ne dit-il pas encore : " Dieu sait si je les aime, ces malheureux mortels ! "Jamais un aptre n'a parl ainsi !Dans la sphre restreinte et timide de son action il finit par se prendre srieusement pourun voyant, pour un consolateur donn la terre ; c'est partout le ton d'un tre inspir,d'un homme dpositaire de plus de vrits qu'il n'en saurait communiquer aux mortels,d'un homme suprieur l'homme ! " Pour prouver que l'on est rgnr, dit-il, il fautrgnrer tout ce qui est autour de nous " Cela est vrai ; mais quel [37] mort spirituelSaint-Martin a-t-il donc ressuscit ? A-t-il jamais pu dire au fils de la veuve : " Jeune

    homme, je te l'ordonne, lve-toi ! " Son uvre est loin de rpondre l'ambition de saparole. Cependant il n'a pas t sans influence sur son temps, et, quoique ses livressoient gnralement peu connus, un grand nombre de ses penses ont t mises encirculation par des crivains suprieurs, M. de Maistre, entre autres, qui l'avait luattentivement, et qui l'appelait le plus instruit, le plus sage et le plus lgant desthosophes modernes.(entretiens de stpet). Malgr l'normit de ses erreurs, cet hommea servi la cause de la vrit, et l'on ne saurait oublier que le premier il donna le signal dela raction spiritualiste contre les doctrines sceptiques et athes du XVIII sicle. Il estpeut-tre le seul laque qui ait os dire alors une parole pieuse et touchante commecelle-ci " A force de rpter mon Pre, esprons qu' la fin nous entendrons dire mon fils."

    Chapitre II. Dbats l'Ecole normale entre Saint-Martin et Garat [38][38]Issue de Bacon par Hobbes, Gassendi et Locke, la philosophie du dernier sicle avaitconclu au sensualisme en psychologie ; la doctrine de l'intrt en morale ; au dismeou l'athisme en religion ; la souverainet du peuple en politique ; au matrialisme,dans toutes les parties de la science de la nature. Subversive du principe mme de lamorale, la thorie de la sensation anantit la spiritualit de l'me, et par consquent lesrapports de l'homme Dieu, l'essence et la Providence divine. La ngation de laspiritualit de l'me quivaut la ngation de l'me elle-mme : l'homme n'est plus quecorps. Un corps sans me implique logiquement un monde sans Dieu et une vie sansrgle : c'est ainsi que toutes les erreurs sont solidaires, parce que la vrit est une.Cependant, connue il n'est pas plus possible l'homme de s'affranchir de l'ide de loi que

    de se dbarrasser du principe de cause, ds qu'il cesse de placer en Dieu la source deson tre et la [39] raison de ses devoirs, c'est dans la matire "ou dans lui-mme qu'ilcherche sa loi. Il se substitue Dieu ; ou bien, la cause souverainement intelligente et

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    libre, il substitue la force aveugle, l'nergie de la nature en un mot la crature auCrateur. La philosophie du XVIIIe sicle en tait venue l. Elle avait exclu Dieu et de lanature et de la science ; elle l'avait banni de l'esprit et du cur de l'homme. Appliqu parCondillac l'idologie, par Helvtius la morale, par d'Holbach au systme de l'univers,le sensualisme, dans les crits de Rousseau, de Voltaire et de Boullanger, avait fauss lascience politique et sociale, l'tude de l'histoire de l'antiquit.

    C'est la gloire de Saint-Martin d'avoir voulu rasseoir toutes les institutions humaines surles bases religieuses que cette tmraire philosophie avait renverses. Il s'indigne de liredans Boullanger que les religions de l'antiquit n'ont eu d'autre origine que la frayeurcause par les catastrophes de la nature, et il crit son premier ouvrage Des erreurs etde la Vrit. Il y rappelle les hommes au principe universel de la science, la sourceunique de l'autorit, de la justice, de l'ordre civil, des sciences, des langues et des arts.Ce livre est un vritable manifeste publi contr les doctrines gnrales de l'poque. Plustard, dans sa Lettre un ami sur la Rvolution franaise, dans l'clair sur l'Association'humaine, dans les Rflexions d'un observateur, il combat en particulier ls thoriessociales d'Helvtius et de Rousseau. Enfin la rponse au professeur Garat et 1'Essai surles 'signes et les ides sont une rfutation originale 'et anime 'du systme de Condillac.[40] Je veux commencer par ce dbat psychologique l'examen de ces travaux, dont

    l'ensemble constitue une vaste polmique, engage contre l'esprit mme du XVIIIe sicleau moment o de telles ruines attestaient l'tendue de sa victoire. L'esprit d'une poqueest tout entier dans sa manire de concevoir la nature et les facults de l'me humaine,la destine de l'homme et ses rapports avec Dieu. Soit que cette conception vienneassocier son tmoignage celui des croyances, soit qu'elle amne la ngation ou ledoute, il n'en est pas moins vrai qu'elle donne le branle aux ides, que les ides font lesmurs, qui leur tour font les vnements, les institutions et les lois.Ce duel philosophique est donc l'vnement le plus remarquable de la vie de Saint-Martin, et ce n'est pas l'pisode le moins intressant de l'histoire littraire du temps. Eneffet, attaquer dans le sensualisme le principe destructeur de tout sentiment religieux etde toute notion morale, n'tait-ce pas porter le fer la racine mme de l'arbre dont lesgnrations d'alors recueillaient les tristes fruits ?

    Aussi je m'tonne que le souvenir ait t sitt perdu de cette singulire rencontre qui eutlieu dans l'enceinte des premires coles normales entre le mystique auteur de l'Hommede dsir et le rhteur conventionnel Garat. Cette sance du 9 ventse an III devrait tremmorable ; car c'est peu prs de ce jour que date le rveil des doctrines spiritualistes,si longtemps opprimes et muettes. Et cependant les crivains qui depuis, en des joursmeilleurs, ont vou leurs mditations la recherche des grands problmes, thologiensou [41] philosophes, unanimes dans la rprobation du sensualisme, ne semblent pasmoins unanimes pour oublier l'homme qui, ds 1795, jeta le gant aux opinionstriomphantes. Les uns adjugent M. de Bonald l'honneur d'avoir le premier dmontr legrand principe de Rousseau : la ncessit de la parole pour l'institution de la parole ; lesautres saluent dans M. Royer-Collard le penseur qui a le premier secou le joug deCondillac. Je suis loin de contester ces deux hommes clbres la part qu'ils ont prise aurtablissement de grandes vrits ; mais je prends acte des leons mmes de l'colenormale pour en restituer au Philosophe inconnu la principale gloire. C'est bien lui, eneffet, qui a, le premier, devant deux mille auditeurs, dvelopp le grand principe deRousseau, et, le premier, rduit leur juste valeur la statue de Condillac et son systmedes sensations.Le cours de Garat n'est qu'un hymne perptuel la louange de ce philosophe, uneingnieuse paraphrase du Trait des sensations. Il est difficile de rencontrer un discipleplus fidle et plus dsintress ; cette soumission va jusqu'au dpouillement de toutepense propre ; l'ombre d'une conception originale lui fait peur. Je lis chaque page lesphrases convenues sur la libert d'examen, sur la raison heureusement dlivre du jougde la tradition et de l'autorit ; mais il semble que la raison du professeur ne veut decette indpendance que pour la sacrifier la parole d'un homme. Victime volontaire, ellese couronne de toutes les fleurs d'une lgante rhtorique pour s'immoler de sa propre

    main sur l'autel du matre.[42] Or tout excs arrive bientt l'impuissance. Il est dams la nature de l'admiration

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    fanatique de compromettre l'objet qu'elle divinise ; car c'est surtout aux erreurs et auxdfauts de l'idole qu'elle adresse son culte. Aucune critique peut-tre ne rend lesmprises de Condillac plus sensibles que le fol engouement de son disciple.L'expos de la confrence va nous en convaincre. Garat avait pris pour pigraphe duprogramme de son cours ces paroles de Bacon :" Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt, simul corruerunt,

    neque datur in universitate rerum tam intima sympathia quam illa veri et boni. "Cette pigraphe implique videmment deux ordres de faits unis, mais distincts : les faitsintellectuels et les faits volontaires, et par consquent l'tude de ces deux ordres defaits : l'tude de l'homme intelligent et celle de l'homme moral. Mais, infidle sonnonc, Garat ne voit dans l'homme que l'entendement, et dans l'entendement il ne voitque la sensation." Nos sensations, dit-il, et les divers usages que nous en faisons, c'est--dire les facultsde l'entendement, nous servent nous faire des ides et des notions, soit des objets quela nature nous prsente, soit des affections que nous prouvons, soit des actions et desouvrages dont nous sommes nous-mmes les auteurs. "Condillac pense que nous formons nos ides physiques sur des modles que nousprsente la nature, et les [43] ides morales sans modles. Garat s'enhardit exprimer

    une opinion contraire celle du matre : il demande si nos ides morales, c'est--dire lesnotions sur les vices et les vertus, n'ont pas leur modle dans nos diverses actions etdans leurs effets, comme les ides physiques ont leur modle dans les objets extrieursqui frappent nos sens. Il repousse l'opinion des philosophes anglais qui ont voulu un sensparticulier pour la notion de la vertu, le sens moral. Il prtend qu'un sens invisible etspcial n'est pas plus ncessaire pour les notions de la vertu qu'un autre sens qui luiserait oppos pour les notions du vice. Il ajoute que les ides morales, les plus belles del'entendement humain, n'y entrent pas par un seul sens, mais par tous les sens la fois :c'est la sensibilit tout entire de l'homme qui a besoin d'tre morale, parce qu'elle abesoin de fuir la douleur et de chercher le bonheur. La douleur et le plaisir qui nousenseignent nous servir de nos sens et de nos facults, nous apprennent encore nousfaire les notions du vice et de la vertu.

    Enfin il reproche Rousseau d'avoir dit que la parole a t une condition indispensablepour l'institution de la parole. " Rousseau dnoue le problme, dit-il comme les mauvaispotes ont souvent dnou l'intrigue d'une mauvaise tragdie, en faisant descendre laDivinit sur la terre, pour enseigner les premiers mots de la premire langue auxhommes, pour leur apprendre l'alphabet. "Mais suivant lui, Condillac a trouv ce problme, " qui a tant fatigu le gnie deRousseau et si inutilement, une solution bien simple, bien facile, et qui [44] rpand detous les cts une lumire trs clatante et sur la thorie des ides et sur la thorie deslangues. "Voici comment il expose cette merveilleuse solution :" Sur le visage de l'homme, dans ses regards qui s'attendrissent ou s'enflamment, dansson teint qui rougit ou qui plit, dans son maintien qui annonce l'abattement ou lecourage, dans son sourire o se peint la bienveillance ou le mpris, Condillac aperoit dessignes trs expressifs des affections les plus vives de l'homme, et dans ces signes unlangage d'action qui a suffi pour distinguer les ides auxquelles il fallait donner des noms,qui a servi de modle aux langues parles. "Ce langage de regards, de couleurs, de maintien, d'attitude et de geste est donc l'origineet le modle de cette langue, qui nonce les vrits de l'ordre gomtrique et de l'ordremoral, les vrits intrieures et mtaphysiques. trange solution d'aprs laquelle il seraitrationnel de dire que le geste oratoire prcde l'loquence, que la rcitation du drame estantrieure au drame, que l'acteur prexiste au pote ; et cette chimrique hypothse,parfois encore renouvele de nos jours, Garat l'appelle une dmonstration.De jeunes disciples, cet ge heureux o l'on croit si gnreusement la parole dumatre, n'auraient pu s'empcher de remarquer les contradictions, les impossibilits,l'arbitraire et le vide de cette thorie. Pouvait-elle donc impunment se produire avec ce

    double caractre de faiblesse et de tmrit, devant un auditoire o sigeait plus d'unlve mri par l'exprience et aguerri aux luttes de la pense ? Des objections [45]

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    s'levrent, plusieurs lettres furent adresses Garat. L'une de ces lettres l'embarrassevisiblement, car elle le met en demeure de dcider entre le spiritualisme, alors suspectou ridicule, et le matrialisme, dont une profession publique semble coter sa pudeur.Dans cette lettre, on lisait la phrase suivante: " L'immortalit de l'me, ce principeattest solennellement par toutes les nations, qui doit servir de base la morale, estessentiellement lie la spiritualit." Garat accorde que cette liaison peut tre relle,

    mais il tient peu prs pour impossible de prouver par la raison qu'elle est si essentielleet si ncessaire. Il serait cependant beaucoup plus simple de contester la ralit de cetteliaison que d'allguer la difficult de cette preuve. Mais Garat veut conduire habilementle principe de la spiritualit, et il va jusqu' invoquer l'opinion de beaucoup de chrtiens,mis au nombre des saints, qui ont cru l'me immortelle et matrielle. Il fait ce singulierraisonnement : l'me humaine ou la facult de sentir tant, comme l'a pens Tertullien ,une modification ou une combinaison des lments de la matire, puisque la matire estimprissable, l'me pourrait tre matrielle et immortelle encore. " Ce dogme si beau,dit-il, si consolant de notre immortalit, ne se lie essentiellement et exclusivement aucun systme ; il se lie tous, et c'est ce qui le rend plus solide, plus difficile branler. " Le sophisme est ingnieux et la phrase agrable. Toutefois, et bien qu'il mettesa croyance officielle sous la protection du dcret de la [45] Convention , il craint le

    sourire des partisans de la matire, et cherche aussitt rduire l'importance du dogmede l'immortalit de l'me. " La morale, dit-il, qui a ses plus magnifiques esprances dansune autre vie, a ses racines dans celle-ci. "Ainsi il n'admet pas que la spiritualit de l'me soit la condition de son immortalit, et ilne regarde pas l'immortalit comme la base de la morale ; en d'autres termes, il nedemande pas mieux que de nier et la spiritualit et l'immortalit de l'me.Saint-Martin avait commenc de prendre la parole dans la sance du 23 pluvise an III ;mais, interrompu au milieu de la lecture de son discours, il le reprit la sance suivant(le 9 ventse). Ce discours est une rfutation gnrale de l'enseignement du professeur.II commence par confronter le programme de Garat avec l'pigraphe qu'il a choisie, et luifait remarquer que l'pigraphe prsente deux facults trs diffrentes : illuminationispuritas et arbitrii libertas, tandis que le programme n'en offre qu'une, en ramenant tout

    l'entendement. S'il fallait placer sur une seule tige ce qui est vrai et ce qui est bon, ceserait n'en faire qu'une seule et mme chose, et comment alors s'accomplirait l'intimasympathia de Bacon, puisqu'une sympathie ne peut s'tablir qu'entre deux objetsdistincts ?Il relve ensuite cette singulire objection que le professeur avait leve contrel'admission d'un sens moral, allguant que l'on avait eu tort d'admettre un sens moralpour ce qui est moralement bon sans en [47] admettre un pour ce qui est moralementmauvais. Il rfute sans peine ce pauvre argument. Dans la physique, nous n'avons qu'unseul sens de la vue pour apercevoir les objets rguliers et les objets difformes. Dans lamtaphysique, nous n'avons qu'un seul sens intellectuel pour juger des propositions quisont vraies et de celles qui ne le sont pas. Pourquoi aurait-on besoin d'un double sensmoral pour juger des affections morales bonnes et mauvaises ?Il conclut en requrant pour premier amendement le rtablissement du sens moral.Examinant ensuite le reproche fait Rousseau au sujet de l'origine de la parole, il opposeau professeur le passage de son programme o il dit que les philosophes ont dcouvertet dmontr la liaison ncessaire des ides aux signes pour lier les ides entre elles,c'est--dire le fait du langage universellement reconnu comme la condition essentielle,non seulement de la communication, mais encore de la production des penses. Et iltablit le fait suivant : Dans tout ce qui peut tre connu de nous, soit par nos yeuxintellectuels, soit par nos yeux physiques, il n'y a rien qui ne vienne par une semence,par un germe. " Nous n'en doutons pas, dit-il, dans l'ordre physique, puisque telle est laloi de toutes les productions. Nous n'en doutons pas dans l'ordre intellectuel de toutes leschoses imitatives que nous excutons, et dont nous puisons le germe dans les modleset les exemples qui nous lectrisent assez pour nous fconder. Nous n'en pouvons pasdouter dans les langues de signes, soit incitatifs, soit naturels par ce que les uns ont leur

    germe dans [48] l'exemple et les autres dans la nature. Et vous dites vous-mme que lessignes donns par la nature ont prcd ncessairement les signes institus par l'homme

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    ; que l'homme n'a pu crer que sur le modle d'une langue qu'il n'avait pas cre.Pourquoi donc les langues parles seraient-elles seules exceptes de cette loiuniverselle ? Pourquoi n'y aurait-il pas une semence pour elles, ainsi que pour tout ce quiest remis notre usage et notre rflexion ? Et pourquoi le plus beau de tous nosprivilges, celui de la parole vive et active, serait-il le seul qui ft le fruit de notrepuissance cratrice, tandis que pour tous les autres avantages, qui lui sont infrieurs,

    nous serions subordonns un germe et condamns attendre la fcondation ? "D'o il conclut, pour le second amendement, que la parole a t ncessaire pourl'institution de la parole.Enfin il met encore le professeur en contradiction avec lui-mme. Garat, en parlant dudoute universel o fut conduite l'cole de Socrate, avait dit : C'tait le point d'o il fallaitpartir, mais ce n'tait pas le point o il fallait arriver et rester. Et dans une autre sanceil disait qu'il tait impossible de savoir et inutile de chercher si la matire pense ou nepense point. Saint-Martin lui objecte, avec une spirituelle ironie, que si, dans ce douteuniversel o il ne fallait ni arriver ni rester, il tait une incertitude qu'il ft intressant dedissiper, c'tait assurment celle-ci. Et, poursuivant le professeur de tous les ddains desa logique, il fait sortir de la doctrine mme de Garat deux consquences inaperues qu'ilretourne contre son adversaire.

    Garat avait proclam la culture comme le guide des [119] esprits vers la vrit. Or, il estvident que la matire n'a point de culture elle ; il est donc fort prsumable qu'elle n'apoint la pense qui est l'objet de la culture. La nature, en effet, ferait-elle un don untre en lui refusant l'unique moyen de le mettre en uvre ?La seconde consquence est tire des expressions mmes du programme, quireconnaissait les langues comme ncessaires, non seulement pour communiquer nospenses, mais mme pour en avoir. Or, en prenant le mot de langue dans son sensradical, les langues sont l'expression de nos penses et de nos jugements ; nos penseset nos jugements sont l'expression de nos diverses manires de considrer les objets, unmme objet ou plusieurs faces de ce mme objet ; c'est la diversit de nos manires devoir qui fait la diversit de nos langues. Les langues des animaux, au contraire, sontuniformes dans chaque espce ; il n'y a pas plus de varit dans leurs langues qu'il n'y

    en a dans leurs actes. L'uniformit de la langue des animaux, dans chaque espce, est lapreuve qu'ils n'ont point de langue ; et le dfaut de langue, joint au dfaut de culture,est la preuve qu'ils n'ont point la pense d'o Saint-Martin conclut, pour le troisimeamendement, que la matire n'a pas la facult de penser.Garat, dans sa rplique, n'oppose que des raisons assez vagues. Il trouve mauvais que lecitoyen de Saint-Martin, aprs avoir spar l'intelligence des sensations, veuille encoretablir une nouvelle sparation entre l'intelligence et la volont. Il reproduit la thorie dela sensation avec un redoublement de zle : lments et agents, dit-il, tout n'est quesensation. Dans cette [50] mcanique intellectuelle, l'ouvrier, l'instrument et la matiretangible, c'est la mme chose ; c'est toujours la sensibilit agissant sur des sensationspar des sensations. Par la sensibilit, l'homme sent un rapport qui est rel, qui est vraientre lui et un objet que la nature lui prsente ; par la sensibilit l'homme sent que cemme objet dans lequel il a saisi ce rapport vrai peut lui tre utile, peut lui tre BON... Ilveut donc comme BON ce qu'il a jug tre VRAI. " Garat rduit ainsi la sympathie deBacon une vritable identit. Bacon suivant lui, ne considre l'intelligence et la volontque dans les effets qui en drivent, et il parle de leur sympathie ; s'il les et considresdans leurs sources, il et parl de leur identit.Puis, enchrissant sur ces airs de hauteur que Condillac prend volontiers avec les grandsmatres, son trop fidle disciple traite avec ddain Malebranche Descartes, Platon, quipense ou qui rve beaucoup. Il repousse, sans les comprendre, les ides innes de l'un etla thorie des ides de l'autre. Ce sont l prcisment, suivant lui, de ces idoles qui ont silongtemps obtenu un culte superstitieux de l'esprit humain, et dont Bacon le premier abris les statues et les autels. " La plupart des savants, dit-il, au milieu de leurs ides etde leurs sciences si mal faites, et dont ils ignorent profondment le dessin et l'artifice,ressemblent aux gyptiens modernes, aux Cophtes placs ct des pyramides. Dans

    leur admiration aveugle pour ces difices plus normes que grands... dont ils neconnaissent ni le but, ni la formation, ni la dure, ils les croient des ouvrages au-dessus

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    de la nature de l'homme, et [51] ils les attribuent tantt la mme puissance qui acreus les mers et lev les montagnes, tantt des gnies habitant d'un ancien mondedtruit, dont ces pyramides sont les uniques restes. " Phrase ingnieuse, nais vide desens.Il n'admet pas le sens moral, parce que s'il existait dans l'homme un sens moralindpendant de la raison, la clart et la force de ses inspirations seraient trs

    indpendantes de la faiblesse et de la force de la raison, de ses garements et de sesprogrs. Il allgue contre l'existence du sens moral l'abrutissement froce des peupladessauvages et les horreurs du fanatisme mme chez les peuples civiliss.Cet argument ne serait, valable qu'autant que Saint-Martin n'aurait vu dans le sensmoral que ce que Garat voit dans les sens ordinaires : un certain appareil organiquefonctionnant chez tous les hommes avec une constante et universelle fatalit. L'objectionrpond donc une objection qui n'est pas celle de Saint-Martin. Il n'est pas davantagequestion d'un sens moral indpendant de la raison. Il s'agit seulement de distinguer dansl'homme l'lment libre et volontaire qui correspond au BIEN, de l'lment intelligent etraisonnable qui correspond au VRAI. Garat prte son adversaire un sentiment extrmepour dissimuler sous un dbat factice la juste critique qu'il attend. Il n'accuse Saint-Martin de vouloir sparer que pour se donner lui-mme le droit de confondre, et il ne

    tient maintenir la confusion des deux ordres de faits que parce que cette confusion luipermet de rduire tout l'entendement, et par l'entendement, la sensation. Toutefois,[52] le tort de Saint-Martin est d'emprunter au sensualisme ses expressions pourconclure au spiritualisme. " Autant je suis difficile sur les ides, dit-il, autant je suistraitable sur les mots. " Je serais tent de croire qu'il ne faut tre gure plus traitable surles mots que sur les ides. La tolrance de Saint-Martin laisse trop beau jeu auxobjections captieuses et aux rponses illusoires. Quand on combat une thorie, il n'enfaut pas subir le langage.On pourrait sans doute accorder Garat l'intimit qu'il revendique entre les idesmorales et la raison, s'il reconnaissait dans l'homme cette facult souveraine qui participe la raison immuable, ternelle, infinie. Mais, bien loin de l, la raison n'est, suivant lui,qu'une perception de rapports (ratio, relatio) ; la raison n'est qu'un art de l'homme, et

    souvent le dernier de tous ; la raison n'est que l'art de penser, ou, en d'autres termes,l'art de sentir. Il dtruit donc la notion mme de la raison, et renverse la base de lamorale, qui n'est que la consquence d'un dogme immuable ou d'une vrit ncessaire. "La bonne morale, dit Garat, ne peut natre que d'une bonne philosophie, " c'est--dire dela philosophie de la sensation. Elle se rduit, dans la pratique, l'emploi industrieux et auperfectionnement des sens, seuls tmoins, seuls guides dans la recherche de la vrit.Ainsi la morale et la philosophie s'embrassent troitement pour se perdre ensemble dansle sein de l'hygine.[53] Quant la question de l'origine de la parole, Garat ne consent faire aucunamendement son opinion sur le principe de Rousseau. Il fait cette jolie phrase : "Rousseau voulait dcouvrir les sources d'un grand fleuve, et il les a cherches dans sonembouchure : ce n'tait pas le moyen de les trouver ; mais c'tait le moyen de croire,comme on l'a cru des sources du Nil, " qu'elles n'taient pas sur la terre, mais dans leciel. "Toujours ingnieux et toujours vide de sens.Il accorde que l'tablissement de telle parole est indispensable pour tablir la parole tellequ'elle a t dans Athnes sous Pricls, Paris au sicle de Louis XIV, etc. Il admet icil'intervention de la parole de beaucoup d'hommes et de beaucoup sicles dj fortclairs ; mais il demande s'il faut, pour faire jeter aux sauvages des cris inarticuls oumme des sons articuls aucune connaissance pralable, aucune convention antrieure. "Pour tout cela, dit-il avec confiance, il ne faut pas d'autre cole que les forts. "Il reconnat que la langue de Cicron et la langue de Fnelon n'ont jamais pu tre crespar des Hottentots et par des troglodytes ; mais les troglodytes ont pu sans aucunmiracle siffler ; les Hottentots ont pu glousser, et leurs gloussements, leurs sifflementssont une parole : ce sont des langues naissante..

    Donc, en remontant aux origines des langues d'Homre et de Bossuet, on retrouveraitleurs racines primitives dans des sifflements ou des gloussements. Mais ce que le

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    professeur ne dit pas, et ce qui vaudrait la peine d'tre expliqu, c'est comment la languefatale des besoins et des sens s'est transforme en une parole [54] intelligente et libre ;combien de temps et suivant quels modes il a fallu glousser pour arriver l'Iliade ou auDiscours sur l'histoire universelle ; comment enfin des voix animales et des gestesinstinctifs sont devenus des penses et des expressions de penses. Cette gense de laparole mritait d'tre expose. A dfaut de l'autorit de l'histoire, elle et pu avoir

    l'attrait du roman.Le dernier reproche que Saint-Martin adressait au professeur tait relatif cette question: si la matire pense ou ne pense point. Somm d'exprimer cet gard sa profession defoi, Garat prtend qu'il n'est ni spiritualiste ni matrialiste, parce qu'il ne s'appuie que surdes faits et ne se mle pas d'hypothse. " Le spiritualiste et le matrialiste, ajoute-t-il, endisent tous deux plus que moi ; ils n'en savent pas davantage. " Il prtend que c'est unegrande inconsquence au spiritualiste d'accorder la matire de pouvoir sentir, quand illui refuse absolument de pouvoir penser, quand mme Dieu le voudrait. Cetteinconsquence donne la victoire au matrialiste, et fait sourire le vritable mtaphysicien,qui " a piti et du triomphe de l'un et de la folle imprudence de l'autre. "Il repousse l'argument tir de l'impuissance de la matire se donner une culture."`Cette assertion, dit-il, la matire ne peut pas se cultiver et se perfectionner, est la

    mme que cette assertion : la matire ne peut pas sentir ; car si elle pouvait sentir, ellepourrait avoir des ides ; par les ides, elle pourrait travailler sur elle-mme, se cultiver,se perfectionner, cultiver et perfectionner tout ce qui n'est pas organis pour sentir. C'estdonc la question elle-mme, pose en d'autres [55] termes, que le citoyen de Saint-Martin donne pour sa solution. "Les meilleures preuves, suivant lui, qu'il n'est pas donn la matire de penser, se tirentde l'impossibilit ou nous sommes de concevoir que l'tendue et la pense appartiennent une mme substance. C'est l que s'arrte la bonne mtaphysique ; les rvlationsseules se chargent de donner d'autres preuves.Il me tarde de clore l'expos de ce dbat, et d'en venir la dernire rponse que Saint-Martin fit Garat, rponse vive et anime. L'amour-propre philosophique mis en jeudonne son style une clart et un mordant inaccoutums.

    Il s'tonne que le professeur refuse d'admettre le sens moral : " Tout tant sensationpour vous, lui dit-il, je ne vois pas pourquoi je n'appliquerais pas le mot sens cettefacult morale, comme je pourrais de droit l'appliquer toutes les autres facults dontvous venez d'exposer le tableau. "" Mais il est indiffrent qu'on la nomme pense, me, raison, entendement, instincthumain, intelligence, cur, esprit, conscience : elle existe. Tout cela n'est qu'un seul treconsidr sous diffrentes faces, et selon celle de ses facults qui pour le moment setrouve prdominante.Qu'on veuille expliquer le jeu de cette facult morale et de toutes les oprations del'entendement par la sensibilit : peu importe. Ce mot n'exprime que le mode desinstruments et non les instruments mmes. On peut reconnatre que tout est sensibledans les oprations de l'esprit et de l'me ; mais il est impossible [56] d'admettre quetout y soit sensation, parce que cette expression s'applique exclusivement auximpressions physiques. En reconnaissant d'ailleurs la matire organise la proprit desentir, les spiritualistes savent que cette proprit ne lui est que prte, et que, rendue elle-mme, la matire rentre dans sa nullit, dans son nant.Garat cartait l'argument tir de l'impuissance de la matire se donner une culture, parla raison que c'tait rpondre la question par la question mme, la facult de se donnerune culture tant, suivant lui, identique avec celle de sentir.Mais, dit Saint-Martin, " si j'avais pu imaginer que n'avoir point la culture soi et ne passentir fussent une seule et mme assertion, comme vous le prtendez, je me seraisgrandement contredit, puisqu'en refusant la matire la culture qu'en effet elle n'a point elle, je lui accorde authentiquement les sensations dont elle est videmment lerceptacle, l'organe et le foyer. Mais vous tes tellement plein de votre systme desensations que ce ne sera pas votre faute si tous les mots de nos langues, si tout notre

    dictionnaire enfin ne se rduit pas un jour au mot sentir. Toutefois, quand vous auriezainsi simplifi le langage, vous n'auriez pas pour cela simplifi les oprations des tres. "

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    Or, si la culture est reconnue comme un des droits de l'esprit, et si les sensations sontdes proprits accordes la matire, il est clair qu'en rduisant ces deux diffrentesoprations au seul mot sentir, c'est Garat, et non Saint-Martin, qui encourt le reprochede donner pour solution la question elle-mme ; c'est [57] Garat qu'il faut accuser deprsenter sous une mme expression deux choses absolument distinctes.D'autre part, " si nous sommes srs, ajoute Saint-Martin, que la matire n'a point la

    proprit de penser, nous sommes srs aussi qu'elle a la proprit de sentir. Or, si,d'aprs votre systme, toutes les oprations de notre entendement ou de notreintelligence, ou de ce que d'autres appellent pense conscience, me, sens moral, nesont autre chose que des rsultats de la proprit de sentir et peuvent s'exprimer par lemot sentir, il est certain que, lorsque je prononcerai le mot penser et le mot sentir, jeprononcerai des mots quivalents, et par consquent, lorsque je voudrai exprimer laproprit de sentir qui caractrise la matire et la proprit de penser qui lui est refuse,

    je pourrai dire que la matire a la proprit de sentir.. C'est alors, je l'avoue, quel'imbroglio est son comble ; mais je prtends aussi que c'est sur vous que retombenttous les frais de cette inconsquence."Passant aux objections contre l'existence du sens moral que Garat croit pouvoir tirer soitdes crimes enfants par le fanatisme des religions et des prtres, soit de l'abrutissement

    des peuples sauvages et de l'inefficacit de ce mme sens chez les peuples civiliss,Saint-Martin lui montre sans peine que, le sens moral tant le foyer de nos affectionsmorales comme notre entendement est le foyer de nos rflexions, la seule distinctionadmissible tient l'emploi divers de ce sens moral. Le dsordre moral prouve l'existencedu sens moral, comme l'erreur prouve l'existence de [58] l'intelligence. Celui qui voit

    juste et celui qui voit faux prouvent tous deux, par l'emploi divers de leur esprit,l'existence de cet esprit.Le monde entier n'est compos que de deux classes d'hommes : les hommes religieux, ycompris les idoltres, et les impies ou athes ; car les indiffrents et les neutres ne sontnuls que parce que leur sens moral est engourdi, et, pour peu qu'il se rveille de sonassoupissement, il prendra sur-le-champ parti pour ou contre. Ce n'est donc rien prouverque de nous peindre les abominations et les erreurs que les religions ont rpandues sur

    la terre : les abus n'infirment point les principes ; ils les confirment. On n'abuse que dece qui est. Aussi la premire instruction que nous donne la science de l'entendementhumain est que ce ne doit point tre l'erreur qui fasse fuir la vrit, mais qu'au contrairec'est la vrit faire fuir l'erreur.Une autre instruction non moins importante que cette mme science nous doit donner,c'est que le sens moral peut, ainsi que toutes nos autres facults et ainsi que nos senscorporels, tre universel et n'tre pas universellement dvelopp.Car le mot universel peut n'exprimer qu'une universalit d'existence, et non uneuniverselle activit, et encore moins une activit qui soit uniforme. C'est en ce sens quele langage est universel parmi les hommes, quoiqu'ils ne parlent pas toujours, et surtoutquoiqu'ils fassent de leurs langues un usage si diffrent soit pour la forme, soit pour lefond.Or, si le sens moral quoique universel, n'est pas universellement dvelopp ; s'il se laissealtrer et [59] vicier par un faux rgime, nous ne devrons pas nous tonner de toutes lesconsquences qui s'ensuivront. Et cela pourra mme aller beaucoup plus loin que dansl'ordre physique ; car nous pourrons tellement dformer notre tre moral que nousl'amenions nous-mmes l'tat de monstre.Les principes de la nature ont une loi cache dont nous ne disposons pas, et notrepouvoir cet gard ne porte le drangement que sur leurs rsultats. Nous ne pouvonsnous ingrer dans son gouvernement, tandis que c'est la fois pour nous un droit et undevoir de nous ingrer dans le gouvernement moral, qui est le ntre. Que si nous avionsla grande main sur l'ordre physique comme nous l'avons sur l'ordre moral, il y alongtemps sans doute que la nature s'en ressentirait, et que les monstruosits qu'elleoffrirait seraient aussi nombreuses et aussi inconcevables que celles que nous voyons seproduire dans l'ordre moral.

    Toutes les objections empruntes au spectacle des horreurs qui souillent la terre sontentirement destitues de sens et de valeur.

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    Interpellant Garat sur cette trange profession de foi par laquelle il se dfendait enmme temps d'tre spiritualiste et d'tre matrialiste :"Si vous ne voulez, lui dit Saint-Martin, ni de la matire ni de l'esprit, je vous laisse lesoin de nous apprendre qui vous attribuez le gouvernement de notre pense ; carencore faut-il qu'il y en ait un.Pour moi, qui ne pourrais m'accommoder d'une position si quivoque, j'aurai la hardiesse

    de faire ici l'historique de votre propre pense.[60] Vous tes un esprit qui n'avez point approfondi les deux systmes, et qui, aupremier aperu, avez t facilement repouss par l'un et par l'autre : par lematrialisme, parce qu'il n'a point offert de dmonstration solide la rectitude de votre

    jugement ; par le spiritualisme, parce que la robe sacerdotale et toutes les obscurits quil'environnent sont venues se mettre en travers dans votre pense et l'ont empch defaire route...Je crois cependant que vous vous porterez plutt vers le systme de l'esprit que vers lesystme de la matire, parce qu'il est moins difficile un matrialiste de remonter laclasse du spiritualiste qu' un spiritualiste de descendre celle du matrialiste ; plusforte raison ce mouvement d'ascension sera-t-il plus ais pour quelqu'un qui, commevous, sans tre spiritualiste, s'est cependant prserv du matrialisme.

    J'admire toutefois comment vous vous tes garanti du matrialisme en vous rangeant,comme vous le faites, sous les enseignes de Condillac. Encore que je lise peu, je viens deparcourir son Essai sur l'origine des connaissances humaines et son Trait dessensations. Soit que je les aie mal saisis, soit que je n'aie pas votre secret, je n'y aipresque pas rencontr de passages qui ne me repoussent... Sa statue, par exemple, otous nos sens naissent l'un aprs l'autre, semble tre la drision de la nature qui lesproduit et les forme tout la fois... Pour moi, chacune des ides de l'auteur me parat unattentat contre l'homme, un vritable homicide ; et c'est cependant l votre matre parexcellence ![61] Quoique Bacon, qui est galement un de vos matres, me laisse beaucoup de choses dsirer, il est nanmoins pour moi, non seulement moins repoussant que Condillac,mais encore cent degrs au-dessus. Condillac me parat, auprs de lui, en fait de

    philosophie, ce qu'en fait de physique Cornus est auprs de Newton. Je ne sais pascomment vous avez pu vous accommoder la fois de deux nourritures si trangresl'une l'autre. "Garat, nous l'avons vu, terminait sa rplique par un appel moqueur aux rvlations, quicommencent o s'arrte la bonne mtaphysique. Son adversaire s'empare de ce mot,qu'il dtourne de sa signification ordinaire : " Comme vous avez donn, dit-il Garat,une ample extension au mot sentir, je vous demande la permission d'tendre aussi unpeu le mot rvlation ; " et il tire de ce mot un principe spcieux qui lui sert la fois confirmer sa doctrine du sens moral et rduire au nant les ridicules assertions deGarat sur l'origine de la parole.Toute manifestation d'une vrit, quelle qu'elle soit, est une rvlation. L'homme quicommunique un autre une connaissance qui est particulire rvle celui-ci ce qui

    jusqu'alors tait un secret pour lui.Le monde entier se rvle par ses phnomnes.Les fruits des vgtaux, les proprits chimiques des diverses substances minrales, leslois du mouvement des corps, les phnomnes de la lumire et de l'lectricit sont autantde rvlations qui, sans ce commerce qu'elles ont par nos sens avec notre esprit,seraient comme n'tant pas pour nous.[62] La nature entire peut se considrer comme tant dans une rvlation continuelle,active et effective, ou comme faisant sans cesse, selon tous les degrs et toutes lesclasses, sa propre rvlation.Dans l'ordre intellectuel et moral, l'homme nat et vit au milieu des penses. Or, si cespenses qui l'environnent ne pntrent pas en lui, ne s'y 'dveloppent pas et n'y rvlentpas ce qu'elles renferment en elles, il ne les connatra pas plus qu'il ne connatrait lesphnomnes de la nature si elle n'en faisait pas la manifestation devant lui. Ces penses

    font donc en lui, dans leur ordre moral, leur propre rvlation, comme les phnomnesde la nature font la leur dans leur ordre physique.

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  • 8/8/2019 Le Philosophe Inconnu

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    L'homme ne peut avoir aucun de ces notions divines et religieuses qu'il possde qu'ellesne proviennent primitivement de la fermentation occasionne en lui par ces pensesmorales et intellectuelles au milieu desquelles il nat et il vit, et il faut ncessairementqu'il ait joui, soit en divers lieux, soit en divers temps, d'un dveloppement sensible decette sorte de germes religieux, sans quoi`le nom de ces objets ne lui serait pas mmeconnu.

    Non seulement les choses n'existent pour nous qu'autant qu'elles font chacune parrapport nous leur propre rvlation, mais on peut dire aussi que chaque chose reposesur le sige ou la racine de son propre dveloppement ou de sa propre rvlation sansconnatre ce qui appartient au sige d'un ordre suprieur.Ainsi les animaux ne savent pas ce qui se passe dans notre pense, quoique d'ailleursleur instinct soit infaillible.[63] Et si la nature pouvait croire, on serait fond dire que chaque chose ne croit qu'sa propre rvlation.Aussi les hommes prennent-ils tous la teinte ou la croyance de l'objet dont ils cultivent ledveloppement ou la rvlation, et ils ne vont pas plus loin dans leur croyance que cetobjet lui-mme ne va dans la sphre de sa propre manifestation.C'est pourquoi les physiciens et tous ceux qui ne s'occupent que des sciences de la

    matire croient volontiers que tout est matire.C'est pourquoi ceux qui s'occupent de l'homme, mais qui se rduisent exercer en eux laseule facult de la raison, ne croient aussi rien au del de leur raison, parce qu'ils nevivent que dans les dveloppements ou les rvlations de la raison.Or, la raison n'est que le flambeau de l'homme parfait, elle n'en est pas la vie ; il y a enlui une facult plus radicale encore et plus profonde : c'est le sens moral, qui lui-mme ason mode particulier de dveloppement et de rvlation.Saint-Martin lve cette rvlation naturelle et spontane du sens moral bien au-dessusde ce que l'on entend ordinairement par rvlation. " Les rvlations, dit-il, qui sontenfermes dans les livres et dans les doctrines religieuses de tous les peuples de la terre,ne sont que des rvlations traditionnelles qui, non seulement ont besoin de l'intermdede l'Homme pour se transmettre, mais encore dont vous ne pouvez vous dmontrer la

    certitude d'une manire efficace que par vos propres facults et en vous plaant dans lesmmes mesures o sont censs avoir t ceux qu'on nous [64] donne comme ayant tl'objet et les hros de ces rvlations. "Du principe que chaque chose dans la nature fait sa propre rvlation, il passe sans effort la question du langage.Une langue, dans le sens le plus tendu, et en mme temps le plus rigoureux, peut treconsidre comme l'expression manifeste des proprits donnes chaque tre par lasource qui l'a produit. Il n'y a point d'tre qui, la rigueur, n'ait une langue.L'expression active, actuelle et muette des proprits doit tre, est en quelque sorte lalangue directe et la plus simple, puisque l le jeu de l'tre et sa langue ne font qu'un.Les cris des animaux et les diffrents actes de leur instinct forment dj une langue d'unautre ordre, car les dsirs et les besoins que cette langue reprsente ne font point unitavec elle.Enfin les langues humaines sont des signes encore plus dtachs et plus distincts despenses, des intelligences et des mouvements intrieurs que nous voulons manifester.Ainsi l'homme possde les trois sortes de langues : celle des tres matriels non anims,par la seule existence corporelle ; celle des tres sensitifs, par les cris et les actes del'instinct qui expriment les affections animales, et enfin celle des tres intelligents etaimants, par le pouvoir de peindre avec la parole tout ce qui tient au mouvement desides et des sentiments moraux.Or, si les deux premires langues sont donnes [65] partout avec la vie aux deux classesd'tres qui sont susceptibles de manifester, les uns de simples proprits, les autres,outre ces proprits, les signes des dsirs et des besoins de l'ordre animal, commentl'homme, qui a seul manifester tout ce qui tient l'ordre intellectu