Le Petit Répertoire des légendes rationnelles

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Le Petit Répertoire des légendes rationnelles

Ugo Bellagamba

Les Années d’orichalque......................................................................................................................4

Écrire l’humain...................................................................................................................................26

La Fin de toutes les fêtes....................................................................................................................37

Un hiver avec Fermi ..........................................................................................................................43

L’Icare hermétique .............................................................................................................................48

Journal d’un poliorcète repenti...........................................................................................................57

Ma petite reine des neiges..................................................................................................................74

La Maladie d’Alice ............................................................................................................................82

Non-absinthe.......................................................................................................................................97

Purple Brain .....................................................................................................................................108

Quand il y aura des pommiers sur Mars ..........................................................................................121

Le Réducteur de possibilités.............................................................................................................142

Le Suicide de la démocratie.............................................................................................................148

Le Tigre de la Lune...........................................................................................................................150

La Véritable Histoire de Messire Gauvain et le Chevalier Vert.......................................................158

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Les Années d’orichalque

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Cette longue nouvelle a été écrite pour une anthologie chez Calmann-Lévy, dirigée parSébastien Guillot, au titre transparent : Dragons. D’emblée, lorsque j’ai répondu à l’appel, j’aisu que mon approche du thème serait celle de la science-fiction, et non point celle, plusattendue, de la fantasy, au sens classique du terme. Mon choix n’était pas dicté par une querellede chapelle, mais par la volonté de m’emparer d’une mythologie à part entière pour en donnerune interprétation rationnelle, comme si l’ensemble de ses récits n’était, au fond, qu’un souvenirdu futur.

La mythologie scandinave s’est imposée et je me suis plongé dans ses méandres, sonvocabulaire, ses dieux et ses mondes. J’ai parcouru l’Edda. J’ai écouté en boucle la bandeoriginale d’Avalon, le film de Mamoru Oshii, composée par Kenji Kawaï. Je me suis doucementimprégné de tout cela et j’ai laissé l’histoire venir. Il me fallait un mythe des origines, unecosmogonie cohérente, forte. Je voulais, d’une certaine façon, raconter l’Histoire d’un mondequi fut nôtre.

Ce n’est pas mon texte préféré, mais je me suis amusé comme un petit fou à en poser lesbases, comme s’il s’agissait d’un univers de jeu de rôle. Il y a un clin d’œil à la revue Bifrost, et,je n’en suis pas peu fier, j’ai transformé l’Yggdrasil, l’Arbre-entre-les-mondes, en substantif ; ilest devenu un statut, une fonction sociale essentielle, une profession. C’était une manière, pourmoi, d’affirmer ce que j’ai toujours cru : la mythologie est une représentation allégorique desforces qui organisent une société en profondeur. Bien sûr, vous ne manquerez pas aussil’hommage, transparent, à ce dessin animé de notre enfance, où d’intrépides et jeunesaventuriers partaient à la recherche des fabuleuses cités d’or, et faisaient usage d’une magie trèsparticulière.

*

Les montagnes s’entrechoquent et le Ciel se déchire en deux.

Le soleil devient noir, la Terre s’enfonce sous les flots.

Et du Ciel, les plus brillantes étoiles ont disparu.

(Extrait de L’Edda.)

Le soleil, rouge et difforme, embrase la forêt.

L’enfant commence à douter. La nuit sera bientôt là. Et avec elle, les rôdeurs fauves. Juste devant,une nouvelle grotte. Irgal l’Étrange s’y trouve peut-être. Finalement, l’enfant n’a pas à décider : unrugissement puissant le fait se retourner. À moins de vingt mètres, en contrebas, l’ours l’observe. Samasse énorme, sombre, se détache parfaitement sur fond de roches claires. Dans le regard voilé defaim de la bête, nulle tergiversation. L’ours charge. Électrisé par la peur, l’enfant se rue dans lagrotte. Tombe et se redresse. Jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, il voit la silhouettemassive de l’ours se découper sur fond de ciel carmin : bloc rugissant de muscles, de griffes et decrocs. Son cœur explose dans sa poitrine. Il tremble, tombe à nouveau. Sa tête frappe le sol.Douleur. Le dernier son qu’il entend est rauque ; une odeur fétide qui envahit ses narines dilatées.

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Les crépitements du bois sec qui se consume éveillent l’enfant. Il ouvre les yeux : il est toujoursdans la grotte. L’ours, non. La chaleur du feu l’enveloppe. Portant la main à son front, il y trouve uncataplasme d’herbes qui s’effrite. Une haute silhouette s’avance alors dans le cercle de lumière,s’offrant à son examen. Un très vieil homme, décharné, en haillons. Il lui manque une main et, à lamanière dont il balance sa maigre tête, nimbée de cheveux filasse, l’enfant comprend qu’il estaveugle.

« Tu as défié les loups et le froid, dit le vieil homme. Comment t’appelles-tu ?

— Joris. Êtes-vous vraiment Irgal ?

— Ce nom ne signifie plus rien pour moi. »

Entre rires et larmes, l’enfant comprend qu’il a réussi.

« Pourquoi vivez-vous à l’écart ?

— Je suis d’un autre temps. »

Il y a un défi dans la voix du vieil homme.

« Un temps où Hugmunin me portait sur son dos et volait entre les mondes… »

L’esprit de l’enfant identifie instantanément ce qu’il est venu chercher et qu’il est sur le pointd’obtenir ; le plus grand des trésors qu’il pourra jamais ramener au village pour impressionner sesamis : une histoire.

Il prononce les paroles rituelles.

« Racontez-moi !

— C’est une longue histoire, Joris. »

Toute peur dissipée, l’enfant se rapproche du vieillard. Le frôle. L’ermite semble rassembler sessouvenirs. Au-dehors, la Lune s’est levée ; sa clarté montante se conjugue à celle du feu, baignant levieillard et l’enfant dans une lumière blanche et dorée à la fois.

À l’instant précis où Joris commence à s’impatienter, le récit naît.

« Pour commencer, je ne m’appelle pas Irgal… »

I – LE DRAKH

Je m’appelle Ymirgal.

Ymirgal de la Prime Maison des Frügenstern de Mælsingdorf. Je suis né en l’an 3512 du Cycledes Deux Lunes, le dernier jour du mois de la Fontaine Hvergelmir, quand cessent enfin de tomberles eaux grises ; le jour même où le rituel ancestral de l’Élévation commence. Mon père y a toujoursvu un signe des Dieux. C’est pourquoi il a tout mis en œuvre pour que je devienne un yggdrakhsil.

J’ai grandi dans le cinquième cercle de Mælsingdorf, la plus grande des cinquante cités circulairesde Kasgardia, bâtie sur les contreforts de la Kaasberga, près de la mer Incarnate. La première foisque je suis parti seul à la découverte des autres cercles, je me suis battu contre des koboldsvagabonds qu’un gardien négligent avait laissé pénétrer dans la cité. J’avais cinq ans. Mon père,lorsqu’il l’apprit, me corrigea, puis m’emmena voir les Géants figés de Riesenberg. Il me dit que je

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devais toujours être aussi tenace et aussi ferme que ces grands rochers torturés. Une semaine plustard, il me fit rencontrer un maître yggdrakhsil, dans le deuxième cercle.

L’yggdrakhsil ne m’adressa pas la parole. Drapé dans sa pourpre, il se contenta de m’observertandis que, debout face à lui, je m’efforçais de ne rien laisser paraître de ma peur et de mondésarroi. Son visage sec, réduit à sa plus simple expression, ne laissa rien paraître. Mais, juste avantde nous congédier, il dit à mon père, sans me regarder :

« Présente-le avant deux ans… »

Cette courte entrevue scella mon destin à jamais.

À six ans révolus, je fus admis à pénétrer dans le premier cercle de Mælsingdorf pour y subir lerite de l’Élévation. J’étais, de loin, le plus jeune des candidats… Les prêtres nous firent touspénétrer dans la grande cour intérieure du Temple de Ka Wotan, encore humide des dernières pluies.Ils nous alignèrent sous l’orichalque sacré des arches de la Guerre et du Savoir ; nous étions plus decent.

Ils nous observèrent en silence pendant une longue période et ne retinrent finalement que quatorzeenfants. J’en faisais partie. Les autres furent renvoyés dans les cercles inférieurs : ils y mèneraientune vie sans éclat.

Les yggdrakhsils nous laissèrent un jour et une nuit dans l’enceinte du temple, sans nourriture.Nous n’eûmes droit qu’à une étrange boisson opaline au goût amer, qui excitait plus la soif qu’ellene l’étanchait. Certains s’en délectèrent. Je la dédaignai. Je lui préférais l’eau croupissante quicollait à mes sandales. Au matin suivant, cinq d’entre nous furent raccompagnés hors du premiercercle. Les prêtres qui les encadraient semblaient indifférents à leur échec. À cet instant, je comprisque je ne supporterais pas d’être ainsi rejeté. Il me fallait réussir. Si j’échouais, je m’exilerais dansles vastes plaines rouges du Sud profond, pour ne jamais revenir à Mælsingdorf.

Neuf, nous étions désormais. Les prêtres-guerriers de Ka Wotan nous firent étudier les runessacrées pendant dix-sept journées. À genoux. Ils nous interrogeaient à tout instant, nous soumettantà l’ascèse la plus dure. Nous dormions dehors, à même le sol, nous devions rationner notre pain.Deux candidats défaillirent à la fin de la cinquième journée, trois autres le douzième jour. Lorsquenous ne fûmes plus que quatre, les yggdrakhsils nous laissèrent un jour entier de repos avant denous confronter à la troisième épreuve. Beaucoup de rumeurs circulaient dans les cercles inférieursde Mælsingdorf à propos de cet ultime rite.

L’un de nous, un mince et grand adolescent aux yeux gris, abandonna au soir de ce même jour. Delui-même, il se leva et s’en retourna vers les autres cercles, sans tituber. Je crois me souvenir qu’ildevint un poète fort célèbre.

Les prêtres nous demandèrent si nous voulions aussi revoir nos familles. Aucun des trois dernierscandidats ne renonça. Il y avait Nigel, un garçon de 15 ans au regard déterminé, puis Norden,10 ans, petit et d’un calme impressionnant, et enfin moi, Ymirgal, le plus jeune. Mes concurrentsétaient plus solides, plus grands, plus cultivés que moi. J’envisageai la possibilité d’échouer. Maisles leçons de mon père et les Géants figés de Riesenberg me revinrent en mémoire. Je me redressai.Ce que je vis alors occulta toutes les souffrances que j’avais endurées.

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C’est dans la lumière dorée d’un soleil déclinant que je rencontrai mon premier drakh. Oh, j’enavais vu plusieurs auparavant, bien sûr. Mais haut dans le ciel, fendant l’azur tels des rais de lumièreincarnée. Le lendemain de notre jour de repos, alors que l’astre du jour conquérait son zénith, lesyggdrakhsils vinrent nous chercher. Ils nous bandèrent les yeux, nous prirent par la main et nousconduisirent.

En plissant le nez, je parvins à discerner les grandes allées du temple. Nous les traversâmesjusqu’à un escalier dont les marches monumentales étaient taillées à même la pierre ocre deKasgardia. La montée me parut interminable, jusqu’à ce que je comprenne : les prêtres nousentraînaient jusqu’au sommet de la Kaasberga, la montagne à laquelle s’adossait Mælsingdorf. Unlieu sacré. Les serviteurs de Ka Wotan y écoutaient les vents du Temps, qui s’enroulaient sans finsur eux-mêmes et chantaient l’histoire des cycles passés. Aucun kasgardien, s’il n’était prêtre,n’avait le droit de s’y rendre sous peine de mort. Notre ascension était donc sans retour. Lesyggdrakhsils tueraient ceux qui échoueraient dans cette dernière épreuve.

Lorsqu’ils me retirèrent le bandeau, je mimai l’éblouissement et baissai la tête. Nous noustrouvions tous sur une plate-forme circulaire d’orichalque pur. Le métal aux reflets verts avec lequelnous forgions nos lances et nos épées. Celui qui rehaussait la Kaasberga était gravé de runesgigantesques qui formaient des rayons convergeant vers un centre lointain. De mon point de vue, laplate-forme semblait recouvrir tout le sommet de la Kaasberga, telle une mer d’orichalque, àl’écume de runes. Bâtir la plate-forme, la polir, la graver, avait dû prendre des générations. Peut-êtreétait-elle plus ancienne que la cité de Mælsingdorf elle-même. Et, dans la lumière rasante, ellesemblait tourner sur elle-même.

Enfin, je vis les drakhs, palpitant en bordure de mon champ de vision.

Il y en avait trois.

Pendant un instant, plus rien n’exista qu’eux et moi. Les sifflements modulés qu’ils se lançaientles uns aux autres, j’en prenais peu à peu conscience, épousaient ceux des vents qui s’entrelaçaientou s’affrontaient au sommet de la Kaasberga. Leurs ailes jetaient des reflets d’émeraude, deporphyre et d’améthyste. Leur tête aux écailles sombres et innombrables oscillait lentement aurythme de leur respiration profonde. Fragments de soleil enchâssés dans une coupe de cristal, telsm’apparaissaient leurs yeux. Ils semblaient m’observer, voir au-delà de la surface des choses. Lesvents tournèrent et l’odeur me parvint. Ils sentaient la terre après la pluie et le métal refroidi. Uneémotion intense qui me submergea.

L’un des yggdrakhsils me poussa en avant. Sans résister, j’accompagnai son impulsion. Leurprésence se fit plus animale, ce qui les rendit un peu moins inquiétants. Je commençai à me dire quece n’était pas si difficile, quand j’entendis des larmes ponctuées de hoquets et de supplications. Jereconnus la voix de Nigel. Deux yggdrakhsils le relevèrent sans ménagement et l’entraînèrent versle grand escalier. Je ne devais jamais le revoir. Quant à Norden, je ne lui jetai qu’un rapide coupd’œil : tout comme moi, il affrontait ses peurs et ses doutes.

Les prêtres, dans notre dos, se firent insistants jusqu’à ce que nous nous trouvions près des troisdrakhs. Ceux-ci avaient perçu notre présence depuis longtemps. Mais, alors qu’ils avaient sembléjusque-là indifférents, ils se mirent brusquement à manifester de l’agitation. Celui de gauche, auxailes d’émeraude, se tourna vers moi. Sous son regard de feu, je sentis ma fylgja se tendre vers lui.Lorsqu’il se détourna, ce fut comme si mon âme se déchirait. Alors, les yggdrakhsils parlèrent,presque trop bas pour que nous puissions les entendre. Lentement, ils énoncèrent l’épreuve : voler,voler sur le dos d’un drakh et revenir. Les drakhs étaient dressés, précisèrent-ils. Puis, ils reculèrent,scrutant nos gestes.

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Norden s’avança le premier, hésitant. Craignant qu’il ne choisisse le drakh émeraude, je meprécipitai. M’agrippant à sa crinière écailleuse, je sautai sur la selle, avant même d’avoir réfléchi.L’instant d’après, nous fendions les airs à haute altitude.

Malgré sa fascination, Joris fronce les sourcils.

« Ce sont des dragons, n’est-ce pas ?

— Ainsi les nommez-vous…

— Mon père dit que les dragons n’existent pas.

— Il a raison, Joris. Pas en ce monde.

— Mais…

— Si tu me laisses raconter, tu comprendras. »

L’enfant se tait.

« Grisé par l’altitude, j’ai crispé mes mains sur les rênes et tiré en arrière. Le drakh s’estbrusquement redressé, avec un grognement. Ses ailes ont fait face au vent, son vol s’est ralenti.Puis, il a commencé à planer en décrivant des cercles au-dessus du sommet d’orichalque de laKaasberga. J’ai alors compris que je pouvais communiquer avec lui. En utilisant mon corps, en plusdes rênes. Jambe gauche en dedans, coup bref sur les rênes, et le drakh a viré sur la gauche.Ramenant mes jambes, j’ai relâché la pression de mes mains. Nouveau plané, nous rapprochantdoucement de la plate-forme couverte de runes. Là, en bas, j’ai vu Norden entouré des prêtres qui,déjà, l’entraînaient. »

Joris bat des mains, en proie à une excitation intense :

« Vous avez été plus rapide ! »

— Involontairement, oui. »

Le vieil Irgal rajoute du bois dans le feu et poursuit son récit.

Quelques semaines après que la robe violette fut devenue mon seul vêtement, signed’appartenance à l’Ordre des prêtres-guerriers de Ka Wotan, les yggdrakhsils me désignèrent unMentor.

Plus précisément, ce fut lui qui me trouva.

Aucun apprenti n’eut jamais meilleur maître. Le nom de sa Maison, je ne le sus jamais. Il seprésenta à moi sous le nom d’Urdgal. En revanche, j’appris quelque chose de beaucoup plusfondamental : il n’était qu’à moitié humain. Il avait vu le jour plus de deux cents années auparavantsur les bords du lac Mælara, loin à l’intérieur des Terres Sauvages de Kasgardia. Mon maître étaitun authentique kaseson, né des amours d’une déesse et d’un mortel…

Nul yggdrakhsil n’avait jamais vu de kaseson ailleurs que sur les gravures ancestrales jalousementconservées par l’Ordre de Ka Wotan. Lorsqu’il s’était présenté à Mælsingdorf, Urdgal correspondaitparfaitement aux gravures sacrées : de grande taille, dépassant de deux têtes tous les prêtres dupremier cercle ; peau légèrement bleutée, diaphane. Son apparence frêle dissimulait une force

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physique hors du commun. Surtout, mon maître possédait un talent inné pour mener les drakhs.Rien ne lui avait été refusé. Il avait demandé à être formé par les yggdrakhsils et, bien vite, les runesn’avaient eu plus aucun secret pour lui. Alors que ses capacités laissaient augurer une accession auxplus hautes fonctions de la prêtrise, mon maître avait quitté Mælsingdorf.

Le vieil ermite semble réfléchir.

L’enfant, qui n’est qu’un enfant, s’impatiente à nouveau.

« Où donc Urdgal est-il allé ? »

Le Conteur sourit.

« Pendant plusieurs années, il a sillonné les provinces de Kasgardia. C’est du moins ce qu’il m’adit. À son retour, il s’est entretenu avec les plus sages des yggdrakhsils. Ils l’ont alors drapé dePourpre et lui ont donné le rang de Grand Maître. Pour autant que je sache, je suis le seul disciplequ’il a jamais eu. Un jour, alors que j’étudiais dans le Temple, il s’est placé devant moi et m’adésigné du doigt. Puis il a annoncé qu’il prenait en charge ma formation. C’est à cet instant, qu’ontvéritablement commencé mes années d’orichalque… »

II – LE MARTEAU

La première fois que j’eus le droit de sortir du premier cercle de Mælsingdorf, j’avais atteint madix-septième année et la première partie de ma formation d’yggdrakhsil venait de s’achever. J’étaisdésormais un Meneur de drakh, prêt à protéger la Cité. Je connaissais les runes, mais il me fallaitapprendre à exploiter leur magie dans de puissants yggæls.

Mon maître vint me trouver le deuxième jour du mois de Muspell, le plus chaud de l’année, quandla lumière, déchirant l’air fragile, se réverbérait sur les murs blancs des cercles de Mælsingdorf. Ilm’annonça une expédition dans le Sud. Notre destination : Blædinge, l’un des principaux centrescultuels de Kasgardia. L’un des plus austères, aussi, perdu au cœur du Désert Brûlé. Son regard dekaseson n’avait jamais été aussi impérieux. Multiples devaient être les buts de ce voyage. Je melevai avec un peu trop de précipitation, m’inclinai devant lui. Il sourit et m’enjoignit de préparersans tarder mes affaires.

« Nous voyagerons léger », dit-il.

Nous partîmes au petit matin du jour suivant, alors que la Deuxième Lune surplombait encore leshauts plateaux de la Kaasberga. Urdgal montait un drakh immense, une femelle âgée de plusieurssiècles. L’envergure de ses ailes mordorées aurait pu recouvrir la moitié du premier cercle deMælsingdorf. Quant à moi, je chevauchais le drakh émeraude avec lequel ma fylgja avaitcommunié. Notre lien n’avait cessé de se consolider durant mes années de formation et, malgré ladésapprobation des yggdrakhsils, je lui avais donné un nom : « Vik ». Le jour où j’avais avoué cettedéviance à mon maître, il avait souri. « Les drakhs ne sont point des animaux domestiques, Ym. Ilsne t’appartiennent pas. » Mais, nez en l’air, il avait ajouté : « Ceci dit, quand toi et Vik volez tout là-haut, droit vers le soleil, loin des pesantes contraintes de la Cité, si tu lui donnes son nom secret, qui

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le saura jamais à part les Dieux, hein ? » Mais le nom qu’il chuchotait au grand drakh qu’il montaitavec tant de grâce, il l’avait toujours gardé pour lui.

Nous volions depuis plusieurs heures en direction du Sud, vers le temple-citadelle de Blædinge,lorsque nous atteignîmes les côtes de la mer Occidentale. Là, une cité circulaire avait enroulé sesanneaux près des rivages sablonneux : Norsdorf, le joyau du Sud. L’une des plus riches cités deKasgardia. Son port constituait un carrefour vers lequel confluaient les plus grandes routescommerciales. C’était une ville dynamique, joyeuse et bigarrée. Mon Maître et moi nous yarrêtâmes une journée entière.

Le premier cercle de la ville du Sud n’était point dévolu aux temples : un immense marché à cielouvert s’y déployait, accueillant des gens de toutes fonctions, de tous cercles, de toutes origines. Ony vendait, achetait, échangeait, ou profitait du spectacle fascinant des étoffes colorées, des épicesrares, des denrées exotiques et des pièces ouvragées dont regorgeaient les étals. Quant auxmarchands, leurs harangues inventives et chantantes ne semblaient jamais devoir finir.

Dans la multitude bruyante et affairée qui agitait les cercles de Norsdorf, je perdismomentanément la trace de mon Maître. Urdgal avait probablement voulu me laisser appréhenderseul la vie que je n’aurai jamais. J’avais choisi la voie de l’yggdrakhsil et elle est exclusive. Pendantdes heures magiques, je me noyai avec délices dans le flot ininterrompu des couleurs, des sons, desodeurs, des textures, des visages, littéralement ivre du rire des hommes, envoûté par les voiles desfemmes, bercé par les chants et les cris clairs des enfants qui jouent. Je dansai avec l’essence dumonde, avant d’y renoncer à jamais pour mieux la préserver par mon sacerdoce.

Mon maître et moi repartîmes de Norsdorf avant le lever du soleil. Droit au sud. Nos drakhss’élancèrent dans l’air froid. Je serrai fort les rênes et le pommeau de la selle, si heureux de voleravec Vik que, déjà, les merveilles chatoyantes de la cité que nous venions de quitter reculaient dansmon esprit. Le Vol était en soi une expérience extatique, incomparable, et, à l’inverse de ce quej’avais pu éprouver ou goûter à Norsdorf, il constituait le privilège absolu de la caste de prêtres-guerriers à laquelle j’appartenais.

Mon maître m’annonça que nous allions rendre visite à l’un de ses très vieux amis.

Heimdagal vivait seul dans une tour de guet à demi effondrée, vestige des anciennes guerressurtiennes isolé aux portes du Désert Brûlé. Nous posâmes les drakhs à quelques dizaines de mètresde sa demeure d’ermite, que la moindre vibration, la plus légère secousse, semblait devoir jeter àterre. Heimdagal en sortit pour nous accueillir. De loin, il ressemblait à un vieillard quelconque, à ladémarche peu assurée.

Mais, quand il fut devant moi, je compris mon erreur. Un sourire d’enfant se dessina sur sonvisage labyrinthique entièrement tatoué de runes, et je dus détourner les yeux. La puissance de safylgja me troublait. Heimdagal et le dernier des kasesons s’enlacèrent un long moment, pendantlequel, demeurant en retrait, je scrutai l’horizon. Où que je porte mon regard, je ne voyais queroches rouges torturées et, à la limite de mes perceptions, vers le Sud, l’étrange reflet brillant dusable vitrifié.

Les Textes Anciens que j’avais étudiés à Mælsingdorf pendant mes années de formationracontaient que les sorts de feu des Géants de Surt avaient stérilisé toute la partie méridionale deKasgardia. Les Cités circulaires avaient échappé de peu à l’anéantissement. Les guerres surtiennes

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s’étaient soldées par la mort de Surt, le premier Géant, que les kasesons avaient réussi à empaler sursa propre lance ignée.

Heimdagal me tendit une main à la peau parcheminée, elle aussi entièrement recouverte de runes.Ces dernières couraient jusqu’à l’extrême pointe de ses doigts, ne s’interrompant qu’à la racined’ongles recourbés et noirs. Je la saisis avec appréhension, mais la poigne était franche.

Je me détendis.

« Ainsi, tu es Ymirgal. »

Ce furent ses seules paroles jusqu’à ce que, la nuit tombée, il nous invite à partager son repas.

Le Conteur s’interrompt brusquement, se lève et se dirige vers le fond obscur de la grotte.L’enfant, maîtrisant sa curiosité, attend.

« Prends ceci, Joris. »

Surpris, l’enfant récupère une gourde ainsi qu’un petit baluchon. Il les pose sur ses genoux, avecune fausse circonspection. L’ermite lui fait signe qu’il peut se servir. L’eau est si fraîche qu’il nepeut en avaler qu’une ou deux gorgées. Les lamelles de viande séchée qu’il découvre en dépliantl’étoffe s’avèrent un régal.

« C’est de l’ours », dit le vieil Irgal.

La stupeur de Joris ne parvient pas à dominer sa faim. Avisant la lamelle entamée qu’il tient danssa main gauche, il mord dedans à nouveau. L’ermite, lui, n’avale qu’un petit morceau de viandeséchée, qu’il garda longtemps en bouche. L’enfant est démesurément fier. Il partage le repas d’unprêtre-guerrier de l’Ordre de Ka Wotan.

Nous mangeâmes à l’intérieur de la Tour, autour d’un âtre qui jetait d’étranges reflets sur lespierres antiques dressées contre le feu des géants de Surt. L’homme-runes nous servit une sorte desoupe épaisse, très nourrissante. Tout en jouant avec son propre bol, Heimdagal s’adressa à moi.

« Ymirgal, lorsque tu regardes le monde, que vois-tu ? »

Le silence de mon maître était une invitation à répondre.

« Je vois les cinquante cités de Kasgardia qui sont comme les joyaux de la civilisation posés sur lacouronne du monde, dis-je, un brin trop sentencieux.

— Telles ne sont pas les choses, jeune yggdrakhsil. »

Urdgal fronça brièvement les sourcils. Il semblait désemparé, ce qui m’effraya. Heimdagal se levaet nous fit signe de le suivre au-dehors.

La nuit couvait le Désert Brûlé et seule la respiration sifflante des drakhs endormis luttait contre lesilence de ce qui a été consumé jusqu’à la trame primordiale. Heimdagal nous fit asseoir face à lui,à même le sol rocailleux. Je remarquai que mon maître lui obéissait avec la même ferveur que jemettais toujours à me conformer à ses propres directives. Heimdagal, resté debout, se dévêtit, neconservant qu’un pagne autour des reins. Il se mit à marmonner.

Dans la lueur vacillante venue de la Tour, les runes tatouées sur son corps pâle et étiquesemblaient couler de sa peau parcheminée pour venir s’étaler à nos pieds. L’homme-runes incantaitun yggæl, un sort majeur. Scandant dans l’Ancienne Langue des Runes une litanie destinée à

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éveiller la force qui sommeillait dans la trame de son propre corps, Heimdagal nous désigna du boutdes doigts.

Je sentis soudain mes sensations se décupler ; ma conscience se déploya de concert avec elles.J’étais au cœur de toute chose. Je sentais le souffle du monde, la vibration de chaque grain de sable,la caresse infinitésimale d’une brise morte depuis des semaines, la plus petite variation dans lerougeoiement des braises de l’âtre de la Tour. La voix grave de Heimdagal me guida. Petit à petit,filtrant et domestiquant mes sensations, je discernai une sorte… d’aberration.

« Urdgal, Ymirgal, regardez le ciel. »

On aurait dit que Heimdagal hurlait dans ma tête. Nous suivîmes son geste et embrassâmes duregard la constellation du Marteau de Thor. Je connaissais ses sept étoiles caractéristiques. Mjölnirétait la première constellation que les enfants kasgardiens apprenaient à reconnaître dans le ciel.J’observai le Marteau avec grande attention. Il y avait une étoile de plus dans la constellation. Safaible magnitude la rendait toutefois peu perceptible. Sans le sort qui aiguisait mes sens, je nel’aurais pas remarquée. Pourtant, elle était bien là, dans la dragonne. Une huitième étoile…

Le Conteur se saisit d’une branche calcinée et, malgré sa cécité, trace sans hésitation, le dessin dela constellation du Marteau sur le sol inégal de la grotte.

« Elle ressemble un peu au Chariot, dit Joris.

— C’est la même constellation, vue sous un angle légèrement différent et à une autre époque quela tienne. Nous y reviendrons peut-être… »

L’enfant ne peut s’empêcher de poser une autre question.

« Ce n’est pas vraiment une nouvelle étoile, n’est-ce pas ? »

Le vieil Irgal semble goûter la sagacité de son auditeur.

En fait de huitième étoile, l’anomalie reflétait la lumière de la septième étoile du Marteau de Thor.Une masse sombre qui s’abreuvait à l’éclat de l’étoile et nous le renvoyait.

« Est-ce la Pierre de Loki ? demanda mon maître, d’une voix blanche.

— La Pierre de Loki ? Celle qu’évoquent les Manuscrits Vigridiens ? » osai-je demander.

Mon maître acquiesça en même temps que Heimdagal. La terreur m’étreignit le cœur. Kasgardiaavait émergé des ruines de l’Ancien monde, après la lutte de Vigrid entre les Dieux et les Géants. Latrahison de Loki, la férocité de Fenrir, associées à la force des Géants, avaient failli emporter tousles Ases. Même Bifrost, l’arc-en-ciel reliant Asgard et Midgard, avait été détruit. En définitive, iln’y avait eu ni vainqueur, ni vaincu. Dieux et Géants, tous avaient péri. Les kasesons, enfants desAses qui n’avaient pas pris part au conflit, avaient uni leurs efforts pour trouver et atteindre unnouveau monde. Ils y avaient transporté le Peuple, à travers la nuit.

« Nous sommes face à un nouveau Crépuscule, dit froidement Heimdagal.

— Alors, il faut prévenir toutes les cités, tous les yggdrakhsils.

— Kasgardia tout entière ressent déjà son influence. Les vents redoublent de violence, déracinentles arbres, se jettent tourbillonnants dans le vide entre les étoiles, emportant avec eux l’air que nousrespirons. Ce monde ne sera bientôt plus qu’un désert inerte et glacé. »

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Mon maître se leva avec une brusquerie qui trahissait par trop son malaise.

« J’empêcherai cela. Je suis un kaseson. Mes pairs ont choisi Kasgardia afin qu’elle soit lesanctuaire du Peuple. Nous ne la laisserons pas détruire aussi facilement. Je suis né pour cela : laprotéger.

— Tu ne pourras pas le faire seul.

— Je vais à Blædinge : là-bas, je trouverai de l’aide.

— Attends, tu dois m’écouter, Urdgal.

— Non. Je reviendrai. L’important est de rassembler les forces vives de Kasgardia. »

Une bataille se terminait et nous arrivions trop tard pour espérer en changer l’issue. Des colonnesde fumée sombre et épaisse nous annonçaient les derniers instants de Blædinge. Urdgal me fit unsigne bref, et, à sa suite, j’amorçai avec Vik une courbe descendante. Au fur et à mesure que nousapprochions, les détails nous révélaient l’ampleur des destructions et des pertes : dans la plaine encontrebas gisaient de nombreux cadavres. Des prêtres, pour la plupart, baignant dans leurs viscères.Partout maraudaient d’innombrables loups, en quête de nouvelles proies. Je remarquai plusieursdrakhs mutilés, leurs ailes jetées au loin.

Quelques yggdrakhsils survivants tentaient de se rassembler au pied des remparts éventrés de lacitadelle, qui exhalaient une odeur de chair calcinée, mais il était évident qu’ils ne pourraientcontenir longtemps l’assaut des fils de Fenrir. Il y eut un éclair noir, sur ma gauche. Un desyggdrakhsils roula au sol, au corps à corps avec un loup. Un autre prêtre surgit à sa rescousse etenfonça sa lance dans le corps de l’animal qui, blessé à mort, grogna et se replia vers la horde ; maisle prêtre infortuné ne se releva pas. La férocité et le nombre ont parfois raison de la foi…

Je portai la main à ma lame d’orichalque, bien décidé à intervenir. Mais Urdgal, dont le drakh semaintenait à la hauteur de Vik, me fit signe d’attendre. Il conservait un calme surnaturel et semblaitguetter quelque chose. Les grognements des loups redoublèrent. Tous avaient perçu notre présence,et ils nous attendaient, bondissant avec frénésie.

« Maître, nous devons… dis-je.

— Par le sang de Balder ! Là ! » cria le kaseson, en m’interrompant brusquement.

Une ombre immense avala Blædinge. Je resserrai mon étreinte sur les rênes de cuir, pour éviterque Vik ne se laisse gagner par la peur, et fouillai le ciel du regard. Une Monstruosité écarlate, unimmense démon à la carapace chitineuse, lacérait le ciel vers le groupe d’yggdrakhsils. L’envergurede ses ailes hérissées d’excroissances osseuses était bien supérieure à celle d’un drakh adulte. Sessix bras aux serres démesurées s’agitaient de façon grotesque.

« Un Nidhoggéen ! » dit Urdgal, à nouveau calme.

L’existence de ces démons très puissants remontait à l’époque de Midgard, la Prime patrie duPeuple. Nidhogg le Sombre les avait créés en rassemblant les brumes stagnantes de Niflheim, leRoyaume d’En-Bas. Détruire les fondations du Valhall, voilà le rôle que Nidhogg leur avait attribué.La présence d’un Nidhoggéen en Kasgardia relevait du pur cauchemar.

L’abomination ailée se jeta sur les yggdrakhsils dans un silence sépulcral. En réponse, presque delui-même, le drakh de mon maître plongea.

« Cet adversaire est trop puissant pour toi, Ymirgal. Occupe-toi des Loups ! » cria Urdgal.

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En plongeant vers la horde des avatars de Fenrir, je ressentis avec une intense acuité la vérité queHeimdagal avait voulu nous transmettre : Kasgardia vivait son Crépuscule. Ma lame d’orichalquepointée sur les loups, je ne pus m’empêcher de jeter un regard au Nidhoggéen. L’un desyggdrakhsils tenta de lui lancer un sort, mais sa tête roula sur le sable vitrifié avant qu’il n’ait puterminer son incantation. Un autre fut littéralement broyé contre la muraille effondrée, entre lapierre séculaire et chitine démoniaque. Mon maître amena son drakh au-dessus du Nidhoggéen, etdéfouraillant sa lame runique, qui avait pris une teinte bleutée, il sectionna l’un des bras du démon.Le membre tournoya vers le sol, blanchit et s’effrita, rapidement dispersé par les vents.

À ce moment précis, Vik se posa au milieu des loups. Un grand mâle au pelage terne sauta surl’aile gauche de mon drakh. En me contorsionnant sur la selle, je parvins à lui porter un coup.J’entendis claquer des mâchoires près de ma gorge, mais Vik contre-attaqua et cueillit le loup quim’avait menacé dans sa gueule. Le bruit sec m’indiqua qu’il lui avait brisé l’échine. Sans savourersa victoire, mon drakh déchiqueta deux autres avatars de Fenrir, en faisant usage de ses griffescaparaçonnées d’orichalque. D’un coup de talon, je lui fis reprendre son envol et décrire une largeboucle, lui donnant le temps de se reprendre, avant de porter une nouvelle attaque au cœur de lameute.

Les hurlements du Nidhoggéen contre lequel se battait Urdgal semblèrent redoubler. Je le vis seramasser sur lui-même et charger. D’un puissant battement d’ailes, le grand drakh de mon maîtreévita la charge meurtrière du démon. Le Nidhoggéen ne se laissa pas emporter par son élan. Ildéploya ses ailes écarlates, se maintenant en vol stationnaire. Son rictus irradiait toute la haine queceux de son espèce éprouvaient à l’égard des enfants des Ases. S’il prenait le dessus, il ne resteraitrien de mon maître et de son drakh.

Je portai un nouvel assaut contre les loups, dont trois succombèrent ; je dus retenir Vik quisemblait animé, lui aussi, d’une rage inextinguible. Les loups survivants finirent par débander. Jeme retournai vivement, bien décidé à prêter assistance à mon maître.

Le Nidhoggéen et le drakh d’Urdgal étaient à présent au corps à corps. Les crocs renforcésd’orichalque s’étaient profondément enfoncés dans l’épaule du démon, solidarisant les deuxcréatures le temps d’une danse macabre. L’épée de mon maître décrivit un arc bleuté et entaillaprofondément l’une des ailes du démon. Le Nidhoggéen sembla basculer vers le sol. Mais dans sachute, il s’agrippa au cou du drakh qui feula d’angoisse. Urdgal fut déstabilisé. Alors le démon,ayant renforcé sa prise de ses bras valides, brisa d’un coup sec la nuque du drakh. Au mêmemoment, Urdgal saisit son épée à deux mains, vida la selle et se jeta sur le rejeton de Nidhogg,enfonçant sa lame jusqu’à la garde dans la poitrine écarlate.

Le Nidhoggéen lâcha le drakh qui tomba vers le sol, inerte. Ramenant ses mains immenses etensanglantées sur le corps de mon maître, qui s’accrochait à la poignée de sa lame d’orichalque, ill’écrasa de toutes ses forces démoniaques. Le kaseson et le démon heurtèrent si violemment le solvitrifié qu’il s’étoila sous la violence de l’impact.

Le Nidhoggéen commença à s’effilocher en brumes rampantes.

Je posai Vik sur une dune proche et je me précipitai vers mon maître, sans me soucier des loups enmaraude à l’horizon de mon regard.

Les vents dispersaient péniblement la substance vaporeuse qui avait été un Nidhoggéen. Là oùelle passait, tout prenait une teinte livide, comme si la brume du Niflheim vidait l’univers de sescouleurs. Je l’évitai et, après avoir vérifié que les vents ne la poussaient pas vers Vik, me penchaisur le corps de mon Maître.

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L’une de ses jambes s’était brisée comme du bois mort, et partout gisaient des fragments de chaird’où le sang ne coulait pas. Il avait également perdu un bras, que je ne trouvai nulle part. Son corpssemblait fossilisé. Pourtant, il vivait encore.

« Ymirgal ? »

Ses yeux avaient déjà l’opacité de la mort.

« Mon maître, je suis ici. Je vais vous aider.

— Il n’y a plus rien à faire pour moi, maintenant.

— Vous êtes un kaseson. Les kasesons vivent des millénaires.

— Non, Ymirgal. Ils meurent, comme tous les êtres de chair et de sang. »

Son corps eut un soubresaut et je sentis ses côtes s’effriter sous ma main.

« Prends ceci. »

Il m’indiqua sa poitrine de son unique main ; un geste qui lui brisa le poignet. Il ne cria pas, sansdoute ne ressentait-il déjà plus rien. Je sentis, sous l’étoffe rigidifiée de sa tunique, les contours d’unobjet circulaire. Je cassai les pans du vêtement et découvris un large disque d’orichalque gravé derunes. Je sectionnai aisément le collier tressé qui le retenait et m’en emparai. Une partie de la peaude mon Maître vint avec et resta un moment en suspension dans l’air calme.

« Bien. Va trouver Heimdagal !

— Je ne partirai pas sans vous.

— PARS !!! »

Ses entrailles livides s’effondrèrent sur elles-mêmes et il mourut. Je reculai, terrifié. Il ne resta delui que de la poussière en suspension dont le vent se jouait.

Serrant le talisman runique contre mon cœur, je menai Vik à la dure, priant Ka Wotan jusqu’à ceque la demeure solitaire d’Heimdagal apparaisse à l’horizon. Mon drakh se posa avec lourdeur,exprimant, par des râles, toute sa souffrance et sa fatigue.

Je me précipitai vers le vieil yggdrakhsil qui se tenait debout devant la tour. Lorsque j’arrivai à sahauteur, je vis ses larmes, telles les pluies denses de Hvergelmir. L’eau salée de ses yeux épousaitles contours des runes comme pour mieux surligner sa souffrance.

« Il fallait qu’Urdgal meure », dit-il doucement.

Je crus un moment que j’allais l’abattre d’un coup de lame d’orichalque.

Heimdagal plongea ses yeux dans les miens, sa fylgja embrassant la mienne.

« Pour toi, Ymirgal. Pour que tu naisses à ta mission. D’autres démons viendront. Tu auras un rôledécisif à jouer. Urdgal, lui, a accepté son destin, sans peur. Ton maître était… »

Sa voix se brisa.

« … un authentique kaseson, dis-je à voix encore plus basse.

— Oui, murmura Heimdagal. Et, pour moi, bien plus encore… »

Il marqua une pause, soutint mon regard.

« Merveilleuses sont les déesses. Qui peut prétendre leur résister ? »

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