Le petit paresseux

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Roman Loubatières MICHEL CALS le petit paresseux une enfance dans le Midi

description

Ce roman nous plonge dans un village du Haut-Languedoc au début des années soixante, et tout un monde prend vie sous la plume de Michel Cals.D’une écriture drôle et tendre, le narrateur dessine les grands personnages de son histoire : Pépé le boucher, Monsieur Julien le maître d’école, Mario l’Italien ; il nous fait partager ses découvertes et ses étonnements : la colo, le Parisien, les filles ; il nous entraîne avec lui au bord de la rivière à la recherche des écrevisses, dans la cabane avec les copains, sur les chemins des dernières saisons de l’enfance.Michel Cals peint ici une fresque poétique, celle d’une France rurale où le monde pouvait encore tenir dans la main d’un enfant. Il réveille en nous la nostalgie du paradis perdu mais aussi la tendresse et l’amusement devant l’insouciance et la vivacité du petit narrateur… pas si paresseux.

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Roman Loubatières

MICHEL CALS

le petit paresseuxune enfance dans le Midi

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ISBN 978-2-86266-621-1

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10bis, boulevard de l’Europe, BP 27

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

Photographie de couverture : Guy, Michel, Pascal & Philippecollection personnelle Michel Cals

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Michel CALS

LE PETIT PARESSEUX

Roman

Loubatières

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À la mémoire de mon Pépé, Henri, dit Tourette, le boucher du Terrier

« Le travail pense, la paresse songe »Jules Renard, Journal.

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« Le petit paresseux »

L’enfance est une fable. Une fiction. La seule vraie, au fond,et la seule qui compte à nos propres yeux. Mais beaucoup n’ycroient plus, ou ont cessé d’y croire. D’autres l’ont bonnementoubliée, s’en moquent… Elle est si loin, quand chaque jourqui passe l’écorne toujours plus. On a dit un peu vite qu’elle estle paradis perdu, le vrai jardin d’éden que nous gardons par-devers nous, comme les choses que l’on préserve, en soi, les plussecrètes. Pour d’autres, moins chanceux, ce fut une page d’enfer,de hontes tues, de rebuts, de mal-être.

L’étrange avec l’enfance, c’est qu’à mesure que le temps, im-perceptiblement, nous en éloigne, comme la terre que le pilote,à l’horizon, voit s’effacer, la mémoire souvent nous la rend plusprésente. Comme tangible. Et l’on sait bien que chez les vieillesgens, à l’approche du terme, c’est le plus enfoui de leur passéqui ressurgit, comme une source de jouvence, comme ces fon-taines vauclusiennes qui après un long cheminement souterrain,reviennent brusquement, livrant au jour leurs claires, fraîcheset douces eaux. Il suffit quelquefois d’un étrange hasard, unsigne, un rien, pour nous ramener et nous conduire vers cepays perdu.

Pour moi, ce fut à Montpellier où j’étais de passage, parune après-midi d’automne, de ciel gris et de pluie. J’en avaisprofité pour faire une visite au musée Fabre que je ne connaissaispas. En fait, je voulais voir un Delacroix fameux. « Femmesd’Alger dans leur intérieur. » Une huile sur toile de 1849, quifait pendant au tableau du Louvre du même nom, peint quinzeans auparavant, et qui présente de la scène une vision nostal-gique et apaisée de ces femmes inaccessibles de harem qu’un ri-deau levé, par la main d’une servante, dévoile. Ce tableau

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je l’ai vu. Puis au détour d’une galerie, presque en sortantpour retrouver la pluie d’automne et la grisaille de la ville, j’aicroisé un tout petit portrait. Un portrait peint par Jean BaptisteGreuze, un peintre français du XVIIIe siècle, connu pour ses ta-bleaux de genre à la tonalité populaire et pathétique, qui enson temps enchanta le philosophe Diderot. Cette huile de tailletrès réduite, 65 x 54,5, datée de 1755, je ne l’avais jamais vueauparavant et j’en ignorais jusqu’à l’existence. C’est un enfantsur le banc de l’école. Un enfant d’autrefois, un enfant de tou-jours, un enfant qui est comme l’image même de l’enfance. Saveste un peu fripée bâille sur sa chemise. Il dort, ou plutôt non,il vient de s’assoupir, le coude replié, la main à plat, bien poséesur le livre ouvert à la leçon, au chapitre du jour. Ne le dérangezpas surtout. Il rêve. Et moi aussi, devant lui, j’ai rêvé. Je suisresté scotché comme on dit quelquefois. Le cœur battant. Lesmains tremblantes comme devant une rencontre, une de cellesdont vous savez obscurément qu’elles vont bouleverser, aimantervotre vie. Cet enfant, je venais de le reconnaître. Il venait de siloin. De si longtemps. Je venais de le retrouver, moi qui lecroyais perdu. Mais non, il était là, devant moi, sagement as-soupi au creux de la cimaise. J’étais soulagé. Ce petit garçonque je retrouvais enfin au détour d’une galerie du musée Fabre,à Montpellier, ce petit garçon que je pensais disparu à jamais,englouti dans le puits aveugle de la mémoire, je savais bienque c’était lui. Je savais bien que c’était moi. Je pouvais désor-mais renouer un à un les fils épars, les bribes de la fable. Il neme restait plus, après tout ce temps, qu’à aller le rejoindre,pour lui rendre sa voix, sa vie, ses songes, pour suivre pas à pas« Le petit paresseux ».

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1. LA DRÔLE DE GUERRE

Pépé, il m’a dit comme ça, l’autre jour, qu’il y a trèslongtemps, avant même que tous les pépés comme lui, quetoutes les mémés comme mémé, soyent nés, et même avantque soyent nés ses pépés et ses mémés à lui, et les pépés etles mémés de ceux-là, ce qui remonte drôlement, commequi dirait à l’ancien temps, Vabre, à ce qu’il paraît, existaitdéjà. Le même village. Au même endroit. Avec le Gijou, lamontagne et la forêt autour. Mais ces pépés et ces mémés-là, du temps qu’ils étaient jeunes pardi, même si c’étaientdes Vabrais comme nous, c’étaient quand même pas desFrançais. Pas des Français comme nous autres. À cause quec’étaient des Gaulois. Et les Gaulois même s’ils savaientparler ni le français ni le patois, je me demande des foiscomment ils pouvaient bien faire entre eux pour se com-prendre, ils avaient quand même de grandes moustaches.De grandes moustaches comme celles de Pépé.

Les Gaulois, ils aimaient bien faire la guerre. Pépé aussila guerre il l’a faite. Pas contre les Gaulois bien sûr. Nicontre les Romains, ces salauds, qui ont battu Vercingétorixet crucifié le petit Jésus. Ni même contre les Sarrasins, lesHuns et les Anglais, à cause qu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc.Tous ceux-là, ils étaient déjà morts depuis belle lurette. Saguerre à Pépé c’était contre les Boches. Même comme il ditsouvent «  ça marquait mal », parce que les Boches, ilsavaient une arme secrète, qu’à lui, on la lui avait pas donnée.La Grosse Bertha qu’elle s’appelait. À cause que c’était uncanon si énorme qu’avec un seul coup, on aurait pu démolirtout Vabre. Mais n’empêche que les Boches ils avaient beauavoir la Grosse Bertha, Pépé la guerre, lui, il l’a gagnée.

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Quand je lui demande comment il a fait pour la gagner ilme dit tout le temps en se frisant la moustache que c’estgrâce à la Madelon, au pinard, et surtout parce que lesFrançais ils étaient plus poilus que les Boches. D’ailleursPépé quand il parle des copains de son temps, de ses copainsà lui avec lesquels il a gagné la guerre, c’est drôle, il ditjamais les Français, mais toujours les Poilus. C’est quoi lesPoilus que je lui ai demandé alors. Les Poilus, il m’a dit,c’est comme qui dirait les couillus. Et, tu vois pitiou, à laguerre comme ailleurs, c’est toujours les plus couillus quigagnent. Ce que m’a dit Pépé ce jour-là, ça m’a fait sacré-ment réfléchir. Je me suis dit que Pierrot, par exemple, ilpourrait jamais faire le Poilu quand on joue à la guerre,parce que Pierrot, le pauvre, des couilles il n’en a qu’une,vu que l’autre elle est pas descendue, et des poils, il n’en enpas un seul autour de sa quiquette. C’est pareil pour Paco,pas pour les couilles, mais parce qu’il est Espagnol. Vu queles Espagnols c’est pas trop des Français, au jeu de la guerre,Paco, il doit forcément faire le Boche. Mais il veut rien sa-voir. Je vous emmerde qu’il nous dit tout le temps, etd’abord mon père, il est pas Espagnol, il est anarchiste, etdes guerres il en a fait bien plus que vos pépés à vous. J’aidemandé alors à Pépé ce que c’est les anarchistes. C’est desgonzes qui se figurent qu’on peut faire sans Dieu, sans maî-tre, sans patron, de gentils fadorles 1 quoi, qu’il m’a dit, Pépéen haussant les épaules.

À Pépé, pour le récompenser d’avoir gagné la guerre, unpeu comme le maître quand il distribue les bons points, onlui a donné des médailles. Tout plein. Des médailles avecdes rubans en couleur. Il les cache au fond d’un tiroir, dansune boîte, bien rangées avec du coton, mais quand je le luidemande il veut bien me montrer les breloques, comme ildit.

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1. Écervelés.

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Faut vous dire aussi qu’après celle de Pépé, il y a euencore une autre guerre. Une petite. Parce que celle dePépé, pardi, c’était la grande. C’est lui qui me l’a dit. Maismoi, je peux pas m’en souvenir, ni de la grande ni même dela petite, parce que c’était avant que je sois né. Dommage.J’ai pas eu cette chance. Ça fait rien, avec les copains, lejeudi, on en fait une de guerre. Pour de faux bien sûr. Maison s’amuse quand même bien. Avec les fusils et les arcs quenous fabrique le pépé de Jean Marc qui est menuisier à Pé-néry.

Pépé m’a expliqué que pour bien faire la guerre, c’estobligé de faire des tranchées. Il m’a même fait des dessinssur une feuille pour me montrer comment c’était les siennes.La guerre de position qu’il a dit Pépé. Je crois que j’ai com-pris. Il m’a expliqué l’infanterie, l’artillerie, la cavalerie,tout. Pour ce qui est de l’infanterie, nous autres, on se dé-brouille assez bien il me semble. L’artillerie c’est plus dur,vu que les canons c’est pas facile à imiter. La cavalerie, àprésent, c’est plus la peine. C’était bon pour les guerresd’avant ou pour les films de cow-boy. Je me demande d’ail-leurs, comment on aurait pu s’y prendre pour les chevauxvu qu’il n’y en a pas de trop dans le canton. Il y a bien l’ânede Poulou, qui aurait fait l’affaire pour le copain qui doitjouer le général. De toute façon, chaque fois qu’on distribueles rôles, y a jamais personne qui est intéressé pour faireNapoléon.

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2. PÉPÉ

Mon Pépé, c’est un type formidable. Si vous le connaissezpas, faut que je vous le décrive. À l’école on fait ça en fran-çais, les descriptions, et en général je me débrouille pastrop mal, mieux toujours qu’en calcul où c’est que je suisune brêle. Pépé il est vieux. C’est normal puisque c’est monPépé. Il est plutôt petit, costaud, avec une moustache et unbéret, qu’il pose sur la tête, là où il lui reste plus trop decheveux. Il a le visage un peu rouge, à cause qu’il aimeboire un coup, surtout avec Julou, son pote, qui habitechez nous, avec Mémé, Tantine Françoise et la bonne.Mémé, elle crie des fois, contre moi ou bien contre Tantine,parce que Tantine elle s’intéresse trop aux garçons. Pépé,lui, il me dispute presque jamais, même s’il a un fouet, ungrand fouet pour les chevaux, qu’il pose à côté de lui, àtable et que personne d’autre que lui a le droit de toucher.Il ne s’en sert jamais, mais je comprends que s’il le gardeprès de lui, comme ça, c’est pour faire genre, comme lesrois de l’ancien temps, qu’on voit dans le livre d’histoire,Saint Louis par exemple. Saint Louis, il avait un bâton ter-miné par un doigt, qu’il gardait toujours à la main pourbien faire comprendre que c’était lui le boss. À table, Pépéil s’assied toujours à la même place, sur la même chaise,qu’après il fait la sieste, en la retournant, la tête posée sur lecoude, et le coude sur le dossier. Avant de commencer lerepas, c’est lui qu’est toujours servi en premier, il prend lagrande miche ronde et avec la lame de son canif, il fait lesigne de croix avant de la couper et de distribuer les tranches.Pour dire de Pépé, faut savoir qu’il m’a jamais donné declaque, pas comme Maman qui, elle, s’en prive pas, dès

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que j’ai fait une bêtise. Les seules claques que j’ai vu donnerpar Pépé, c’est sur le dos des vaches quand il me prend aveclui, au marché, pour en acheter une, ou sur le cul de labonne quand Mémé le voit pas. Pépé il a un gros camion,un gros camion qui pue très fort quand on y monte vu queça sert à transporter les vaches, les veaux, les moutons, lescochons, la bétaillère qu’il l’appelle. Pépé il a aussi une voi-ture. Une Delage qu’il conduit avec des gants. Pépé pour laconduite, c’est un as, à cause qu’avant de faire le boucher etde vendre du vin il a été chauffeur de maître chez monsieurde Rouville, à Bousquet. Ça empêche pas, que quand jemonte dans sa voiture, je finis toujours plus ou moins pardégobiller. C’est terrible. À cause de l’odeur de l’essence etqu’à Vabre, les routes, il y a rien que des contours.

J’ai remarqué que Pépé, il est copain avec presque toutle monde dans le village. Il aime bien serrer les mains ettaper les gens sur le dos, comme il fait pour les vaches, enleur parlant patois. Avec Mémé, Julou ou la bonne, Pépé ilparle rien que le patois, mais à Tantine Françoise et moi, ilnous parle en français. Pépé, il sait aussi parler l’arabe, parcequ’il a été au Liban, chez les Juifs et les Turcs. Quand ilveut dire un secret ou une couillonnade, à la bonne ou àJulou, il baisse la voix, il parle vite, en patois bien sûr, en sefigurant, peut-être, que j’arriverai pas à comprendre, maislà, Pépé, je peux vous dire qu’il se fourre le doigt dans l’œil.

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3. LES FUSILS DE LA COMMUNE

Les parents de Daniel sont concierges à la Commune. ÀVabre, c’est comme ça qu’on dit pour la mairie. Ils habitentau rez-de-chaussée. À droite, en entrant, sous les arches. Jevous dis ça parce que Daniel il connaît la Commune commesa poche. Il a le gros passe avec toutes les clés. Sa mère l’ac-croche à un clou dans le couloir quand elle a fini de faire leménage. Il y a pas bien longtemps, Daniel est monté au ga-letas avec son père, pour aider à charrier des vieux papiers,et il a vu la caisse dans un coin. La caisse des fusils. Desvrais. Des vieux. Dans de la paille. Même que son père luia gueulé dessus pour ne pas qu’il y touche en ajoutant queça datait de la Révolution. Daniel, bien sûr, s’est empresséde tout nous raconter. Celui-là, il tient bien de sa mère,une vraie pipelette me dit Maman quand je lui parle deDaniel. Mais revenons aux fusils, parce que vous pensezbien que ces fusils, là-haut, dans le grenier de la Commune,ces fusils oubliés dans des caisses, nous autres, depuis, onne fait qu’y penser. Pour notre guerre ça serait beaucoupmieux que les fusils de bois du pépé de Jean-Marc. On ena causé, l’autre jeudi, à la cabane. Chacun a donné sonavis. Il en est ressorti qu’il nous faut monter une opérationsecrète. Une opération commando. Comme au cinoche.On risque gros, pardi, si on se fait pincer. J’ose même pas ypenser pour nos fesses. Mais on a tous juré, craché, mainlevée, en se regardant dans les yeux, de garder, quoi qu’ilarrive, le silence.

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4. BOUN

Boun est fort. Très fort. Pépé dit même que c’est l’hommele plus fort du village. Et Pépé question force il en connaîtun rayon. À cause de la guerre. À cause aussi qu’il est alléau Liban, chez les Turcs qui sont les types les plus forts dumonde. Et à cause enfin que Pépé, il est boucher et qu’àl’abattoir c’est lui qui tue les bœufs et les autres bestiaux àcoup de masse. Boun il habite au quartier du Mas. Il faittous les travaux les plus pénibles, et il aide aussi à la forgepour soulever le fer. Quand je le croise, il me fait un peupeur, pas comme les caraques ou le peillarot 2, mais tout demême. Il est petit, trapu, le visage et les mains tout noirs. Ilmarche en se balançant, avec le fond des pantalons quibâille, comme s’il avait les grelots qui lui pendaient jusqu’auxgenoux. Pépé m’a raconté que dans l’ancien temps, le trèsancien, le temps d’avant les Gaulois, avant même que lepetit Jésus il vienne dans la crèche, il y avait un type quiavait la force dans ses cheveux. Boun, lui, sa force c’est dansles dents qu’il l’a. Avec ses dents il décapsule les bouteilles,il arrache les œillets des galoches et les clous des sabots.Pépé et Julou qui passent leur temps à se chiner, à se défier,à faire des paris ont promis à Boun que s’il parvenait à cou-per la queue du bouc du Janou avec ses dents, ils le régale-raient d’un barricou de vin. Boun les a regardés d’un drôled’air, avant de couiner comme il a l’habitude de faire et delâcher tope-là en patois. On est tous montés jusqu’à l’Albi-guier, où le Janou tient enfermé son bouc. Le grand boucbarbu aux yeux jaunes. En arrivant là-haut on s’est pincé le

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2. Chiffonnier.

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nez à cause de l’odeur. L’odeur du bouc ça, y a pas pire.Mémé elle dit que même le diable dans l’enfer il doit paspuer aussi fort. Boun, lui, il n’en a pas fait cas. Il a levé leloquet et il est rentré là-dedans aussi à l’aise que s’il avaitmonté les escaliers de la terrasse du café Courrech. Il alancé à la femme du Janou qui tordait un peu le nez : « T’enfagues pas, sera leu fach ! 3 » en claquant la porte derrière lui.

Comme la chose s’était sue, ceux du quartier, ils s’étaienttous serrés, et il y avait un bel attroupement devant l’enclos.Ça rigolait, ça se claquait les cuisses en entendant le re-mue-ménage que Boun et le bouc y menaient là-dedans.Et bingue bangue ça tarabustait dans tous les coins, avecdes charretées de macarels, de milledieu et de me damne ! Etpuis d’un coup il y a eu un drôle de silence, un silencecomme à la messe quand le curé lève l’hostie. Tout le monderetenait son souffle d’autant qu’on voyait rien à cause de lacloison. C’est alors que Boun est sorti, encore plus noirque d’habitude, débraillé, déchiré, les bragues en tire-bou-chon au milieu des chevilles, en secouant, entre ses dents,la queue dégoulinant du sang du bouc.

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3. « T’en fais pas, ça sera vite fait ! »

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5. MILOU

À l’école, moi ce que je préfère c’est l’histoire et la lecture,j’aime bien aussi la géographie, mais pour les cartes je suistrop dégoûté, à cause de Milou. Milou, c’est le plus grand,le plus gros, le plus vieux de la classe. Il s’est arrêté danscelle de Monsieur Julien et il a décidé d’y rester. Allerjusqu’au certif, Milou ça l’intéresse pas. Faut dire que malgréqu’il soit dans la même division depuis plusieurs années,dans presque toutes les matières, c’est lui qu’est le dernier.Monsieur Julien, des fois il dit : « Milou c’est pas du redou-blement, c’est du surplace. » Comme au vélo, sur piste, jesais pas si vous avez remarqué, mais souvent c’est le dernierqui gagne. Question cartes de géographie, ça, Milou, il estsans concurrence. Champion toutes catégories. Faut voircomme il s’applique. Nous, les cartes, on les fait à touteberzingue, à cause des questions qu’il faut répondre après.Alors forcément, on bave, on déborde, on escagasse la Bre-tagne, on écornifle la Corse, et puis la mer c’est beaucouptrop dur à faire, bleue et lisse de partout. Milou, lui, il atout son temps. Il est dispensé des questions vu que depuisqu’il est avec Monsieur Julien dans la classe, les réponses ildoit les connaître par cœur. Alors pardi sur les cartes, ils’applique. Faut voir comme il tire la langue, comme il ap-pointe les crayons de couleur, comme il passe les bouts debuvard sur l’océan pour bien égaliser le bleu. Les cartes deMilou elles valent largement celles que le maître accrochesur le tableau et qu’il nous explique avec la baguette.

La baguette c’est sa spécialité au maître. À part celle dutableau qui est marron et qui ressemble à une longue règle,il en utilise deux autres. Il leur a donné un nom. Doucette

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et Virginie. Doucette c’est celle pour taper sur les doigts,Virginie, c’est une gaule souple qu’il fait claquer commeun fouet et qui nous cingle le dos et même les oreillesquand on a fait une grosse boulette.

Faut pas croire, même s’il joue parfois de la baguette,monsieur Julien est très gentil. On l’aime bien, parce qu’ilest jeune et que pendant la récré ça lui arrive de jouer avecnous. Pas comme les vieilles maîtresses à moustache del’école des filles qui nous crient dessus, avec leur bouche encul-de-poule, en prenant l’accent pointu.

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6. MONSIEUR ALLAL

Monsieur Allal, il est Arabe. Arabe de naissance, mêmesi je l’ai entendu dire, un matin, à Galibert, le ferblantier,pendant qu’il buvait son café à la terrasse de Courrech,qu’il était aussi Français que lui ou que Pierre, Paul, Jacques,vu que lui, Monsieur Allal la guerre il l’a faite pour la Franceet même qu’à la guerre il a perdu un œil. Monsieur Allal,son métier, c’est de vendre des chemises, des cravates, descostumes, toutes sortes d’habits et des bleus, même que Ju-lou lui en a acheté un l’autre jeudi. Monsieur Allal, il vientà Vabre pour la foire. Il a un gros camion qu’il gare justedevant la vitrine de la charcuterie Nicoulaud. Sur le camiony a écrit en grosses lettres : « À la belle liquette » Et puis enplus petit, en dessous : «  confection en tous genres, Allalhabille la femme forte. »

Pour la foire du jeudi, il gare son camion entre celui deRhul le marchand de chaussures et le camion du quincaillieroù c’est qu’on trouve tous les outils que vous pouvez ima-giner, les clous, les écrous et les petits roulements à billequ’il y a pas meilleur pour tirer les merles au lance-pierres.Monsieur Allal, en général, c’est lui qui arrive le premier.Dès qu’il a ouvert son bazar, il se quille au milieu de sonétalage et il jongle avec une barre. Une barre crochue aveclaquelle il fait glisser les cintres des vêtements suspendusqu’il descend d’un coup sec et qu’il tend aux clients pourqu’ils les essayent. Monsieur Allal, il parle très fort, trèsvite, avec son accent et de grands gestes. Il dit sans arrêt desbêtises qui font rire les gens, surtout les femmes. Pépé ditqu’il y a pas mieux que monsieur Allal pour faire l’article,que c’est un fameux camelot. Comme j’avais pas bien com-

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pris ce que ça voulait dire, et que je demande toujours desexplications, surtout pour les mots, parce que j’aime biença les mots, les expressions, le vocabulaire, j’ai demandé àPépé ce que ça voulait dire faire l’article, et qu’est-ce quec’est un camelot. Un camelot, c’est un bonimenteur, unbaratineur, un phraseur, qu’il m’a dit Pépé, un professionnelde la salive qu’il a même ajouté en passant son index sur salangue. Faut dire que les mots j’aime ça. Il vous faut savoirque des mots il y en a tellement qu’on peut pas seulementse le figurer. Et même s’ils sont tous marqués dans le dic-tionnaire, le gros, le Larousse que le maître a posé sur lecoin du bureau et dont il aime bien caresser la couverturecomme s’il caressait le dos d’un petit chien, personne, pasmême lui qui en connaît pourtant un tas, peut se flatter deles connaître tous.

J’aime bien regarder faire monsieur Allal, l’écouter sur-tout. Il doit bien gagner, parce qu’il porte de grosses ba-gouzes qui brillent et qu’il a des dents en or, et que dumatin au soir, la foire s’achève sur le coup de six heures, de-vant chez monsieur Allal c’est toujours plein. Pépé en parlantde monsieur Allal, il dit comme ça, qu’un type comme luiserait capable de vendre un peigne à un chauve, ou peut-être même un cercueil à deux places, à un mort.

Monsieur Allal il m’aime bien, surtout depuis que Ma-man a acheté chez lui le costume, le jour de ma confirma-tion. La confirmation, pour ceux qui pratiquent pas j’ex-plique. C’est la fois où l’évêque est venu exprès d’Albi pourqu’on embrasse sa bague d’améthyste et qu’il nous a mêmefoutu une bouffe 4 pour faire descendre le Saint Esprit. Cejour-là d’ailleurs, ça a failli mal tourner. Maman était demauvais poil. J’ai essayé plusieurs costumes qui m’allaientvraiment pas. Faut dire que Maman voulait à tout prix mefaire porter une veste noire, une chemise blanche avec des

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4. Gifle.

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boutons de manchette, une cravate et des souliers vernis.Ça fait plus chic disait Maman. La chemise ça allait encore,le pantalon aussi, avec les pinces et le pli qui cassait biensur les chaussures, mais la veste, vraiment, je la trouvaistrop moche. Ça faisait vieux. Fagoté comme ça, je ressem-blais au sacristain. Maman a insisté, comme elle fait d’ha-bitude. Elle est têtue Maman. Moi j’ai rien voulu entendre,et j’ai senti que si ça continuait, ça allait se finir par unebonne gifle, une vraie, pour de bon, pas comme celle entoc de l’évêque. C’est alors que monsieur Allal m’a sauvé lavie. Attendez madame, a-t-il dit à Maman avec son plusbeau sourire, où avais-je la tête, j’ai quelque chose de for-midable pour ce garçon. Un costume dernier cri qui lui iraà ravir. Et le voilà de farfouiller au fond de son camionjusqu’à ce qu’il te me dégotte un ensemble qu’il a exhibédevant nous comme si c’était le saint sacrement. La vesteétait verte, cintrée, avec des boutons dorés et un écussoncousu sur la pochette, le pantalon assorti, taille basse etpatte d’éph avait un liseré brillant sur la couture. C’est lemodèle qui fait fureur à Paris, a lâché monsieur Allal, enarborant son plus beau sourire. Le costume que portent leschanteurs en vogue du yéyé, vous savez ceux qui se tré-moussent en grattant la guitare a rajouté monsieur Allal enroulant du bassin. C’est la mode américaine. Les jeunes neportent plus que ça aujourd’hui. C’est la coupe Johan etLydie, a-t-il conclu, en direction de Maman, convaincu del’efficacité de son discours, en me lâchant un clin d’œil ap-puyé au passage. Vous voulez dire Johnny Hallyday a rétor-qué ma mère sur un ton agacé, en haussant les épaules.

Bon. Tout s’est bien terminé. Pour une fois j’ai pas eudroit à une gifle. J’ai eu mon costume, et à la place de lacravate que je déteste, un nœud papillon assorti. Un nœudpapillon vert et doré, qui s’accroche dans le cou avec unélastique.

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« Le bicot, il nous a bien roulés dans la farine », a rou-mégué 5 Maman, en rentrant à la maison, « enfin, tu as euce que tu voulais, tu dois être content. » J’ai fait oui de latête. J’ai eu envie de lui demander pourquoi elle avait, enparlant de monsieur Allal, prononcé ce mot de bicot, cemot que je connaissais pas, mais j’ai mordu ma langue etj’ai filé rejoindre les copains, à la cabane, sans demandermon reste, trop content d’avoir, grâce à monsieur Allal, ob-tenu ce que voulais.

Pépé dit souvent que je suis tenace, que j’ai de la suitedans les idées. Il dit aussi que j’ai la langue bien pendue.Ça remarquez, je sais très bien pourquoi. Car quand j’étaispetit, vraiment petit quoi, ce qui fait que même si je levoulais, je pourrais pas m’en rappeler, parce qu’avant troisans, c’est bien connu, on a pas de mémoire, on m’a coupéle frein, le frein de la langue. Depuis, j’ai une petite boule,une toute petite sous le fil, que je peux sentir dans mabouche quand je roule ma langue. C’est à cause de ça queje suis un bavard, tout le monde le dit. Tout le monde saitque j’adore parler et d’ailleurs quand je serai grand, ce queje veux faire, si je suis pas boucher, c’est écrire des livres, ra-conter des histoires, parce que j’ai tout le temps des histoiresqui me trottent dans la tête. Des tas d’histoires. Mais reve-nons à Monsieur Allal. J’avais repensé au mot de Maman àla foire et je comprenais pas pourquoi elle avait dit Bicot enparlant de monsieur Allal vu que Bicot, avec Julot, Ernestet Auguste, c’est le héros du club des Rantanplan, l’illustréque j’adore et que Pépé m’achète, et que j’échange aprèscontre les Blek, Buck John, Kiwi, Battler Britton, aux co-pains de la cabane. C’est vrai que j’aurais pu demander àPépé. Pépé qui adore me répondre même si mes questionsont parfois l’air de l’agacer et qu’il me fait bisquer en medisant des fois, quand il sent que je vais lui en poser une

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5. Râlé.

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nouvelle : « Quelle est ta question, pitiou, parce que la ré-ponse, ébé, c’est non ! »

Donc, pour une fois j’avais oublié de poser la question àPépé. Alors à la foire suivante, quand je suis passé devant lecamion de monsieur Allal, devant lequel, pour une fois iln’y avait pas un chat bien que ça soit l’heure normale d’af-fluence, il m’a interpellé en me disant : « Salut, gamin, alorsce costume ? Extra, monsieur Allal, extra », que je lui ai ré-pondu. « Qu’est-ce qu’ils ont aujourd’hui les Vabrais ? » a-t-il fait alors en tournant la main pour me montrer la placevide, avec son drôle d’accent qui vient sans doute de cequ’il est Arabe. « C’est pas encore aujourd’hui qu’on va at-tacher les chiens avec de la saucisse ! » Son histoire de chienet de saucisse ça m’a bien fait rigoler, du coup je lui ai de-mandé comme ça ce que c’était un bicot. Il a d’abord eul’air étonné de ma question, puis il m’a répondu. C’est moi,petit. C’est moi, tu vois. Je suis un bicot. Et je m’appelleMohammed. Parce que tous les bicots, sache-le, s’appellentMohammed. Comme j’avais pas l’air de comprendre, il arepris. Un bicot, c’est un Arabe, si tu veux. Enfin, c’estcomme ça que certains appellent les Arabes. Comme je suiscurieux de nature et que je ne me contente jamais des ré-ponses les plus simples, intrigué, j’ai insisté, car je voulaisen savoir davantage. « Mais pourquoi on appelle les Arabesdes bicots ?  » ai-je insisté. «  C’est facile à comprendre  »,m’a-t-il répondu, en prenant le même air que celui queprend monsieur Julien quand il veut nous expliquer quelquechose de difficile, à l’école. « Les Arabes, ils sont très poilus,surtout la barbe et la moustache, et ils ont beau se raser, ilsont toujours le menton bleu », m’a-t-il expliqué en se passantà plusieurs reprises le dos de la main sur les joues. « Alors,bien sûr, ils biquent, c’est pour ça qu’on les appelle les bi-cots. »

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MICHEL CALS

le petit paresseuxune enfance dans le Midi

Ce roman nous plonge dans un village du Haut-Langue-doc au début des années soixante, et tout un monde prendvie sous la plume de Michel Cals.

D’une écriture drôle et tendre, le narrateur dessine lesgrands personnages de son histoire : Pépé le boucher, Mon-sieur Julien le maître d’école, Mario l’Italien ; il nous faitpartager ses découvertes et ses étonnements : la colo, leParisien, les filles ; il nous entraîne avec lui au bord de larivière à la recherche des écrevisses, dans la cabane avecles copains, sur les chemins des dernières saisons de l’en-fance.

Michel Cals peint ici une fresque poétique, celle d’uneFrance rurale où le monde pouvait encore tenir dans lamain d’un enfant. Il réveille en nous la nostalgie du paradisperdu mais aussi la tendresse et l’amusement devant l’in-souciance et la vivacité du petit narrateur… pas si pa-resseux.

Michel Cals, né à Castres en 1951, est issu d’une vieille familleenracinée dans les terres du Sidobre en Haut-Languedoc.Agrégé de lettres, il a enseigné au Maroc, aux Comores et à La Réunion ; il enseigne aujourd’hui à l’Université de Nice.Il a publié, en 2008, La Porte des sables (Loubatières).

16 €

ISBN 978-2-86266-621-1

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