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Histoire d’un chef-d’œuvre, né de la rencontre entre une artiste-photographe et un poète… ou l’art de jouer avec les images, les mots, le récit et le sens… *Laurence Perrigault est membre de l'équipe de recher- ches du CELAM (Centre d'Études des Littératures Anciennes et Modernes) à l'Université Rennes 2. Elle vient de soutenir une thèse de doctorat intitulée « Jacques Prévert et la photographie ; acteur des avant- gardes, modèle de l'après-guerre.» Cet article a reçu en juin 2005 le Prix Charles-Perrault du meilleur article inédit. Rermerciements à l’auteur et à L’Institut international Charles Perrault qui en ont autorisé la publication (il est également consultable sur le site de l’Institut : www.institutperrault.org ) dossier / N°228-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 71 L orsqu’en 1947 Jacques Prévert et la photographe Ylla décident de réaliser ensemble 1 , les livres de photographies destinés à la jeunesse restent une curiosité : le photo- graphe Alexander Rotchenko a publié vingt ans plus tôt (Tret’jakov), deux photographes, Sougez et Pierda, ont réalisé chacun un au début des années trente, André Kertész a fait paraître en 1936 Claude Cahun a illustré en 1937 un recueil de 32 poèmes pour enfants écrits par Lise Deharme, enfin en 1946, Laure Albin-Guillot a réalisé l’illustration photographique du d’Alain-Fournier. À ce maigre inventaire 2 s’ajoutent quelques titres moins connus, la somme de tous ces ouvrages consti- tuant un ensemble fort mince qui témoi- gne du peu d’intérêt que les auteurs de jeunesse ont porté durant la première moitié du vingtième siècle à l’image argentique. Un livre de photographies destiné aux enfants : Le Petit Lion, de Jacques Prévert et Ylla par Laurence Perrigault* Le Petit Lion © 1947, Arts et Métiers Graphiques pour la première édition - © 1984, Éditions Gallimard © photo Ylla. Agence Rapho

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Histoire d’un chef-d’œuvre, né de la rencontre entre une artiste-photographe et un poète… ou l’art de jouer avec les images,les mots, le récit et le sens…

*Laurence Perrigault est membre de l'équipe de recher-

ches du CELAM (Centre d'Études des Littératures

Anciennes et Modernes) à l'Université Rennes 2. Elle

vient de soutenir une thèse de doctorat intitulée

« Jacques Prévert et la photographie ; acteur des avant-

gardes, modèle de l'après-guerre.»

Cet article a reçu en juin 2005 le Prix Charles-Perrault

du meilleur article inédit. Rermerciements à l’auteur et

à L’Institut international Charles Perrault qui en ont

autorisé la publication (il est également consultable sur

le site de l’Institut : www.institutperrault.org )

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L orsqu’en 1947 Jacques Prévert etla photographe Ylla décident deréaliser ensemble Le Petit Lion1,

les livres de photographies destinés à lajeunesse restent une curiosité : le photo-graphe Alexander Rotchenko a publiévingt ans plus tôt Animaux faits soi-même(Tret’jakov), deux photographes, Sougezet Pierda, ont réalisé chacun un Alphabetau début des années trente, André Kertésza fait paraître en 1936 Nos amis les bêtes,Claude Cahun a illustré en 1937 Cœur dePic, un recueil de 32 poèmes pour enfantsécrits par Lise Deharme, enfin en 1946,Laure Albin-Guillot a réalisé l’illustrationphotographique du Grand Meaulnesd’Alain-Fournier. À ce maigre inventaire2

s’ajoutent quelques titres moins connus,la somme de tous ces ouvrages consti-tuant un ensemble fort mince qui témoi-gne du peu d’intérêt que les auteurs dejeunesse ont porté durant la premièremoitié du vingtième siècle à l’imageargentique.

Un livre de photographies

destiné aux enfants :

Le Petit Lion, de Jacques Prévert et Yllapar Laurence Perrigault*

Le Petit Lion © 1947, Arts et Métiers Graphiques pour la première

édition - © 1984, Éditions Gallimard© photo Ylla. Agence Rapho

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sembler ses poèmes en recueil. Enconsentant à publier des livres, Prévertse donnait aussi la possibilité d’écrirepour les enfants, lui dont le premiertexte officiel avait été en 1928 une chan-son destinée aux jeunes élèves du dan-seur Pomiès5. Le goût de Prévert pourl’enfance était alors notoire : AndréBreton avait salué dès 1940 dans sonAnthologie de l’humour noir la facultéde Prévert de « disposer souveraine-ment du raccourci susceptible de nousrendre en un éclair toute la démarchesensible, rayonnante de l’enfance »6

tandis que Georges Bataille affirmaitdans Critique : « ce qui au dernier degréest le propre de Prévert, ce n’est pas lajeunesse – ce serait peu dire – mais l’en-fance, le dernier éclat de folie, l’engoue-ment d’une enfance qui n’a pour la“grande personne” aucun égard. »7

L’aventure éditoriale du Petit Lion devaitbientôt confirmer les propos de Batailleet témoigner de la considération dontPrévert allait faire preuve envers sonjeune public. Alors qu’il avait jusqu’ici collaboréexclusivement avec des artistes mascu-lins, c’est avec Ylla que Prévert réalisason premier livre pour enfants – il devaitla même année publier Contes pourenfants pas sages, avec l’illustratriceElsa Henriquez. De son vrai nomKamilla Koffler, Ylla est née en 1911 dansla capitale autrichienne, d’une mèreYougoslave et d’un père Hongrois.Envoyée très jeune dans un pensionnatallemand à Budapest, elle quitte laHongrie en 1925 – elle n’a alors que qua-torze ans – pour étudier la sculptureauprès de Petar Pallavicini dans la capi-tale yougoslave. En 1931, Ylla vient ter-miner son apprentissage en France, àl’Académie Collarossi et travaille paral-

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La reconnaissance de la photographiecomme un des beaux-arts devait par lasuite favoriser les relations entre écri-vains et photographes, sans toutefoisfaire totalement disparaître l’idée d’uneimage pauvre, la photographie conti-nuant d’être assimilée à un documentplutôt qu’à une œuvre d’art. Les imagesphotographiques ont souffert de leurprétendue véracité, les dispositifs de pro-duction dont elles sont issues ayant sou-vent été occultés au profit de l’idéequ’elles seraient une émanation de laréalité, par nature peu propices à stimu-ler l’imaginaire des enfants. Jacques Prévert n’avait pour sa part pasattendu la création du départementphotographie du MoMA de New York en1940 pour comprendre l’intérêt artistiqueque pouvait revêtir l’image argentique. Ilavait dès 1928 écrit le scénario d’uncourt-métrage surréaliste réalisé par sonfrère Pierre et filmé par Man Ray et sonassistant, Jacques-André Boiffard3 :Souvenirs de Paris ou Paris-Express. Parla suite, Prévert avait publié dans laprestigieuse revue Minotaure un texteintitulé « Terres cuites de Béotie », quiaccompagnait quatorze photographiesréalisées en Grèce par le photographe EliLotar4. Enfin en 1945, Prévert avaitdemandé à son ami Brassaï de réaliserles trois décors photographiques du bal-let « Le Rendez-vous » de Roland Petitdont il avait écrit l’argument. C’est éga-lement une photographie de Brassaï,extraite de sa série de Graffiti, quePrévert avait utilisé pour réaliser la cou-verture de Paroles, dont la publicationavait représenté un véritable tournantdans sa carrière artistique : alors qu’ilavait longtemps préféré le caractèreéphémère des revues à celui irrévocabledu livre, Prévert acceptait enfin de ras-

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lèlement comme retoucheuse au studio dela photographe hongroise Ergy Landau.Elle décide très vite d’abandonner lasculpture pour devenir photographe etdès 1932, la galerie de la Pléiade accueillesa première exposition personnelle. C’està partir de 1933 qu’Ylla commence à sespécialiser dans la photographie anima-lière. Elle participe dès lors à plusieursexpositions prestigieuses : elle fait ainsipartie de l’exposition Les Dix, organisépar Jacques Guenne chez le décorateurJules Leleu, au coté des photographesles plus célèbres de son époque :Boucher, Brassaï, Dumas, Kertesz,Kollar, Laudau, Schall, Tabard et Zuber.Elle participe également à l’expositionqui a lieu à la galerie d’Art et d’Industrieet qui réunit vingt-deux photographescontemporains. Très vite, Ylla ouvre sonpropre studio à Paris ; elle publie Chats,en 1937 aux éditions EOT et l’année sui-vante Chiens, chez le même éditeur. En1940, le MoMA de New York fait unedemande de visa à son nom et Ylla arriveaux États-Unis en 1941. Elle ouvre à nou-veau un studio à New York, publie sesimages dans de nombreuses revues amé-ricaines et réalise une dizaine de livresentre 1944 et 1954 – la plupart destinésaux enfants. En 1952, Ylla passe troismois au Kenya, où elle découvre le plai-sir de photographier les animaux enliberté : cette expérience marquera untournant dans son travail. Elle est victimetrois ans plus tard d’une chute mortelle,alors qu’elle photographiait une coursede chars à bœufs en Inde.

Prévert et Ylla s’étaient vraisemblable-ment connus durant l’entre-deux-guerres,peut-être au moment où Ylla exposaitavec Brassaï, mais c’est seulement en1947, alors qu’elle vit désormais aux

États-Unis, qu’ils réalisent ensemble LePetit Lion, chez Arts et MétiersGraphiques. Ylla connaissait cette mai-son d’édition pour y avoir publié unlivre, Petits et grands, en 1938 et avoirfait paraître plusieurs de ses photogra-phies dans leur revue éponyme, au coursdes années trente. Aussi surprenant quecela puisse paraître, eu égard à la qualitéhabituelle des ouvrages publiés par Artset Métiers Graphiques8, les méthodesemployées par la maison d’édition s’avé-rèrent déplorables, puisqu’il fut décidéaprès réception du texte de Prévert d’encouper de larges passages, pour des rai-sons de place plaida l’éditeur, pour cen-sure, lui rétorqua Prévert. Devant le mépris affiché par l’éditeurd’A.M.G., qui lui demandait l’autorisa-tion de triturer son texte, Prévert fit savoirson total désaccord, dans une lettre quinous en dit par ailleurs un peu plus surla conception du livre réalisé avec Ylla9.On y apprend que c’est sur la demanded’Ylla que Prévert avait accepté d’écrirele texte du Petit lion, à partir de photo-graphies déjà existantes, Ylla ayantconfié à Prévert que l’éditeur lui avaitmontré, avant leur accord, un autretexte qui ne lui avait guère plu. Prévertévoque par ailleurs dans sa lettre lesconsignes initiales données par la mai-son d’édition : réaliser « un texte court,et ce texte devait être, en accord avecMlle Ylla, “plutôt une histoire du petitlion qu’un dialogue” »10. Si l’éditeuravait pensé que Prévert se désintéresse-rait du devenir d’un texte destiné à unjeune public, il s’était trompé : « Quevoulez-vous, cela peut sembler de l’en-fantillage, mais j’attache autant d’im-portance, et même beaucoup plus, auxpetites choses sans importance écritespour les enfants qu’aux grandes choses

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définitives écrites pour d’importantsadultes, et croyez bien que si Mlle Yllam’avait prié de lui écrire une petite his-toire intitulée, par exemple, Bécassine etle petit lion, je lui aurais très amicale-ment dit non »11. De fait, Prévert n’avait nullement l’inten-tion d’écrire avec Le Petit lion un textemièvre et moraliste : il ne voulait pasfaire perdre à la faune « ses griffes ni sesplumes »12, comme il l’avait autrefoisreproché à La Fontaine, lequel, affirmait-il dans Les Histoires de Cami, « internaitarbitrairement dans ses fables des ani-maux sans défense et suivant la place queles pauvres bêtes devaient occuper dansl’histoire il leur accrochait à la queue desrimes masculines ou des rimes féminines.[…] le mal du pays s’en mêlant, uninsupportable ennui se dégageait de sesfables que l’on faisait apprendre “partête” aux écoliers résignés. »13 Pas demorale donc dans Le Petit lion, seulementle récit d’un animal né en captivité quirêve de découvrir la jungle que sa mèrelui a maintes fois racontée. Profitant d’unmoment d’inattention, le lionceau s’en-fuit de la ménagerie, mais se retrouvebientôt perdu au milieu de la ville.Recueilli par un jeune garçon qui ledélaisse très vite pour vaquer à ses occu-pations, le petit lion fait la connaissancede tous les animaux domestiques de lamaison, avant d’être à nouveau gagné parl’ennui : il trouve la vie des hommes aussimonotone que son ancienne vie au zoo etson expédition ne ressemble pas du toutà ce qu’il avait imaginé. C’est finalementen rêve que le lionceau découvrira lesmerveilles racontées par sa mère : dansles fougères géantes, il entendra enfin :« le bruit éclatant de fraîcheur des cas-cades et des torrents et les cris affec-tueux des éléphants heureux »14. De

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retour au zoo, le petit lion racontera àson jeune frère le récit de ses aventuresen y mêlant joyeusement rêve et réalité. L’histoire inventée par Prévert a-t-ellesemblée trop subversive à l’éditeur duPetit Lion ? Sans doute, à en croire lenombre de passages (treize au total) quiont été supprimés. Comme le fit remar-quer Prévert : « il saute aux yeux que ce texte n’a pasété seulement trituré mais égalementcensuré, et plus à cause de l’esprit qu’àcause de la lettre, puisque la lettre, jeveux dire le caractère typographique,pouvait bien se réduire un peu afin que,même en envisageant des coupures,cette petite histoire ne soit tout de mêmepas réduite à l’état de squelette. »15

Prévert fit savoir à son éditeur que, paramitié pour Ylla, retournée aux États-Unis, il ne s’opposerait pas à l’édition del’ouvrage avec son texte modifié, maisqu’il refuserait dans ce cas que son nomsoit mentionné dans l’album : « c’est le seul recours que nous avons enpareil cas au cinéma et si je parle de ciné-ma c’est parce que c’est la première foisque je vois un éditeur manier les petitsciseaux avec autant d’amabilité et dedésinvolture qu’un producteur de filmquand il triture un découpage de scéna-rio. »16

Le nom de Prévert devait néanmoinsapparaître sur la couverture de l’album,en dépit des nombreuses amputationsfinalement faites au texte. Furent ainsicensurés le passage où Prévert compa-rait les cages des animaux aux maisonsde correction ; celui où un homme à l’airmauvais effrayait ses enfants avec deshistoires d’animaux carnassiers et sau-vages ; celui où le petit lion informait lejeune garçon qui l’avait recueilli desatrocités commises par les chasseurs sur

les animaux sauvages, ainsi que le pas-sage où Prévert comparait le comporte-ment de la lionne et de son petit avec celuide certaines mères de famille. L’éditeuravait également jugé utile d’éliminer ladescription d’un tableau du DouanierRousseau, « Bohémienne endormie », dontla présence dans un album pour enfantslui avait sans doute semblé déplacée.

On peut comprendre la surprise de l’édi-teur en découvrant le texte qu’avaientinspiré les photographies a priori ingé-nues réalisées par Ylla. Sans doute celui-ci avait-il oublié le pouvoir qu’ont lesmots d’infléchir le sens d’une image, delui ajouter une signification nouvelle.Prévert, qui se moquait des tableauxreprésentant « inévitablement un petitchat blanc jouant innocemment avecune petite pelote de laine blanche dansune petite corbeille capitonnée de satinblanc »17, avait choisi de prendre àcontresens les photographies de sonamie, sur lesquelles le petit lion – tour àtour enfermé derrière les barreaux d’unecage, couché dans un panier ou habilléd’un pull en laine – semblait domesti-qué. Quelques accessoires soigneuse-ment choisis (une peau de zèbre, untableau d’écriture, un pull, un canapé,un panier) contribuaient à connoterdavantage ces images, dont la composi-tion restait par ailleurs très simple,puisque le décor y était réduit au strictminimum : exception faite d’une prisede vue extérieure, aucune image ne pré-sentait de second plan. Les photogra-phies d’Ylla, tendres et naïves, étaientdestinées à un très jeune public, capablede s’identifier facilement aux deuxenfants de l’histoire – un garçon et unefille – et surtout de s’émouvoir devant lafragilité du petit lion.

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histoire, donc à une nouvelle significa-tion. Le troisième niveau concerne letexte de Prévert, qui vient a posteriorienrichir le sens de la photographie. Il faitavancer la diégèse en ajoutant des sensqui ne sont pas véhiculés par l’image.Prévert par exemple identifie les per-sonnes (en décidant d’un lien fraternelentre les deux enfants ou les deux lion-ceaux) ou encore fournit des informa-tions que l’on ignorerait sans le texte,proposant ainsi à son jeune lecteurune interprétation à la fois poétique etsubjective des photographies d’Ylla. Le texte et l’image sont ici dans un rap-port complémentaire, l’unité du messagese faisant à un niveau supérieur : celuide l’histoire19. Comme pour le cinéma(un univers qu’il connaît bien), Prévertavec les mots apporte un sens quin’existe pas dans l’image : le petit lion,nous ap-prend-il, s’est sauvé du zoo pour« aller voir le Grand Paysage, la forêtvierge, le désert et la source où les lionsvont boire ». Certes, la première imagemontrait bien le lionceau en cage avecune lionne, tandis que la seconde imagele représentait seul dans un jardin. Maisles raisons de ce changement de situa-tion ne figuraient pas dans l’image :c’est Prévert qui les invente, comme ilinvente une histoire d’amour entre lelion et la petite chatte de la maison.Pour expliquer l’absence du petit gar-çon qui apparaissait sur une des pre-mières images, Prévert explique qu’il« s’en va tous les jours en classe et lesoir il fait ses devoirs et puis dîne et vase coucher et le jeudi il va au football,le dimanche à la messe et puis au ciné-ma, ce qui fait que le petit garçon et lui[le petit lion] ne se voient presque plusjamais. »

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En dépit de leur apparente simplicité, lesphotographies réalisées par Ylla n’endemeuraient pas moins polysémiques - une image est inépuisable - et c’estPrévert qui eut à choisir officiellementune chaîne de signifiés parmi les multi-ples possibles. Face à la polysémie detoute image, le rôle des légendes consisteà arrêter le flottement sémantique et àancrer une signification particulière. Le texte de Prévert aide l’enfant à identi-fier les éléments de la scène et la scèneelle-même : le langage a alors une fonc-tion d’élucidation, mais qui reste sélec-tive, puisque ici, le texte nous offre uni-quement l’interprétation de Prévert. Il ya certes dans son texte des élémentsdescriptifs qui permettent d’identifierles photographies : « la grande lionnemontre les dents », « il est tout seul surcette image », « voilà le petit lion avecdes lapins blancs », « il porte un petitpaletot en tricot de laine ». Par ces infor-mations, l’image semble doubler letexte, devient redondante. Mais le plussouvent, le texte produit un effet totale-ment nouveau qui ne figure pas dans l’image et a été rapporté postérieure-ment par Prévert. Cette fonction, Barthesl’a nommée fonction de relais, parcequ’elle fournit un rapport complémen-taire, elle apporte un second sens, qui icis’élabore à deux niveaux, peut-être àtrois : on peut imaginer (premierniveau) que Prévert a eu à choisir parmiplusieurs photographies que lui auraitproposées Ylla celles qui allaient figurerdans le livre18. Dans un second temps,Prévert a dû choisir l’enchaînement desphotographies. Ce simple choix, avantmême l’existence du texte, donne unsens à l’ensemble : un ordre différentaurait donné naissance à une tout autre

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Pour que le vœu du petit lion devienneréalité (et comme aucune image ne lereprésente dans la jungle), Prévert a l’idée de recourir à une photographied’Ylla représentant le lionceau endormi,rêvant, nous dit le texte, d’un endroitoù « il y a de grands singes blancs etbleus qui se poursuivent dans les lianesen se tordant de rire et puis des écu-reuils volants et l’oiseau carnaval dégui-sé en chameau et l’oiseau milord quiconnaît l’anglais et l’oiseau de feu avecses yeux de braise et l’oiseau d’eau fraî-che avec son petit seau et l’oiseau tardifqui n’arrive jamais à l’heure et le perro-quet dentiste et le pigeon cravate et l’oi-seau travailleur et le vautour papa… »

Et lorsque les parents des deux enfantsreconduisent le petit lion au zoo, ce der-nier raconte à son jeune frère des aven-tures qu’il n’a pas vraiment vécues : « ildit qu’il a traversé la jungle sur le dosde l’éléphant blanc et qu’il va épouserla fille du Roi des Chats et qu’elle sepromène en carrosse traîné par un grosrat angora et qu’il a vu le Grand LapinPolaire qui dort dans un frigidaire d’argent et qu’il a gagné à l’école le grandprix de zoologie ».

Prévert, qui utilise les images d’Yllapour inventer l’histoire du jeune lion, dela même façon que ce dernier s’inspirede son aventure urbaine pour romancerson périple africain, interroge son jeunelecteur : « Peut-on vraiment lui repro-cher de donner à son récit le petit coupde patte de l’imagination, trop souventles histoires les plus vraies ne sont pastoujours les plus belles et les petits lionsfont comme les hommes, ils mélangentle vin du rêve avec l’eau amère de lavérité. La vie des plantes, des hommes

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« i l y a de grands s ingesblancs et b leus

qui se poursuivent dans les l ianes

en se tordant de r i re et puis des écureui ls volantset l ’o iseau carnaval déguisé

en chameau et l ’o iseau mi lordqui connaît l ’angla is

et l ’o iseau de feu avec ses yeux de bra ise

et l ’o iseau d ’eau f ra îche avec son pet i t seau

et l ’o iseau tardi f qui n’ar r ive jamais à l ’heure

et le perroquet dent iste et le p igeon cravate

et l ’o iseau t ravai l leur et le vautour papa… »

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et des bêtes est faite de réalité, maisaussi de merveilles secrètes et de véri-tés inventés. »

Pour souligner le caractère polysémiquede la photographie, il nous a semblé inté-ressant de comparer le livre de Prévert etYlla avec un autre livre d’Ylla publié lamême année : The Sleepy Little Lion20.Cet ouvrage, qui reprenait la plupart desphotographies utilisées pour Le Petit lionmais les éditait dans un ordre différent,était composé d’un texte court (568mots) écrit non plus par Prévert mais parune célèbre écrivaine américaine pourenfants : Margaret Wise Brown. Devenuun classique outre-atlantique, The SleepyLittle Lion s’adressait à un public bienplus jeune que celui du Petit lion (l’édi-teur actuel situe le public du livre entre« bébé et maternelle »). Dans le livreaméricain, la situation initiale reste simi-laire à celle inventée par Prévert : « Unjour [le petit lion] dit à sa mère / quivivait au zoo / je m’en vais dans leMonde »21, mais la fuite du jeune lionn’est pas dans les deux livres motivéepar les mêmes raisons : alors que le lion-ceau de Prévert rêvait de découvrirl’Afrique, celui de Brown veut simple-ment « rencontrer les enfants et les chats/ les lapins et les fox-terriers »22. Si lesdeux auteurs ont choisi la même imagepour débuter l’histoire, celle qui repré-sente le lionceau et sa mère derrière lesbarreaux d’une cage, chacun l’interprètedifféremment : pour Prévert, c’est contreles hommes venus voir les animaux cap-tifs que la lionne grogne, tandis que dansle texte de Margaret Brown, c’est au petitlion que ce geste est destiné : « Bontédivine rugit sa mère / ouvrant très grandla bouche pour dire cela / en voilà uneidée ! »23 Margaret Wise Brown crée un

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personnage plus docile et moins témé-raire que celui inventé par Prévert, plusadapté aussi au public auquel elle s’adresse : « je serai rentré avant le cou-cher du soleil »24, promet le petit lion,alors que dans le texte de Prévert, lelionceau ne regagne sa cage que parceque les hommes ont profité de son som-meil pour le reconduire au zoo. Le petitlion américain rentre satisfait de sonexpédition, celui de Prévert désespèrede se trouver à nouveau enfermé au lieude gambader dans les grands espacesafricains. Le texte de Margaret WiseBrown a une structure d’enchaînementsimple, qui repose sur des descriptionssuccessives des photographies d’Ylla :« alors arriva un autre petit chien […]alors il lui apportèrent quelques lapinspour jouer avec lui […] alors arriva unepetite chatte […] Alors ils déposèrent lelion sur une table réfléchissante » celuide Prévert est moins linéaire et surtout,en débordant les images du livre, il enfait naître de nouvelles dans l’imagina-tion de ses jeunes lecteurs : des imagescolorées, vivantes, qui complètent géné-reusement les douces photographies ennoir et blanc d’Ylla.

Cette brève étude comparée témoignebien du statut romanesque de la photo-graphie, propice à inspirer un commen-taire au-delà de ce qu’elle montre. Laphotographie, matrice narrative dans LePetit lion et The Sleepy Little Lion, n’acependant pas le même statut dans cesdeux ouvrages : alors que dans le livre deMargaret Wise Brown, le texte cherche àdécrire le plus simplement possible lesimages d’Ylla, dans celui de Prévert, ildéborde les images qu’il commente, engonfle l’inframince, pour reprendre unconcept esthétique développé par Marcel

Duchamp. Nulle dépréciation dans cettecomparaison : le texte de Margaret WiseBrown s’adresse à un public plus jeuneet il possède toutes les qualités pourséduire celui-ci : c’est un texte court,simple, musical, attrayant. Le texte dePrévert comporte cependant suffisam-ment de qualités pour que l’on puisses’étonner que ni Arts et MétiersGraphiques, ni même Gallimard, n’ait àce jour décidé de republier Le Petit Lionen y réintégrant les passages censurés.On sait que Paul Grimault s’était battuvingt ans pour réaliser Le Roi et l’oiseau,dont La Bergère et le ramoneur n’étaitqu’une version appauvrie, désavouéepar leurs auteurs. Souhaitons une finaussi heureuse au Petit Lion.

1. Jacques Prévert, Ylla : Le Petit lion, Arts et Métiers

graphiques, 1947. non paginé.

2. Cf. Flash sur les livres de photographies pour enfants,

des années 1920 à nos jours, catalogue de l’exposition

réalisée sous la direction d’Élisabeth Lortic,

Bibliothèque de la Joie par les livres, 2001. Coord.

Élisabeth Lortic, Rédaction : Michel Defourny.

Éd. Fédération française de coopération entre biblio-

thèques, 2001. collection (RE)Découvertes.

3. Assistant de Man Ray de 1924 à 1929, Boiffard est un

des premiers signataires du Manifeste du surréalisme. Il a

réalisé l’essentiel des photographies parues dans Nadja,

d’André Breton et a illustré la plupart des articles de

Georges Bataille dans la revue Documents.

4. Jacques Prévert, Eli Lotar : « Terres cuites de

Béotie », in Minotaure, n°9, 1936, p. 40-44. La revue

Minotaure a été rééditée en fac-similé et en trois volu-

mes aux Éditions Albert Skira, Genève, 1981 (volume

III).

5. Jacques Prévert : « Les Animaux ont des ennuis », in :

Œuvres Complètes, tome I. Gallimard, coll. La Pléiade,

Paris, p. 854.

6. Anthologie de l’humour noir, sous la direction d’André

Breton, Pauvert, Paris, 1962.

7. Georges Bataille : « De l’Age de pierre à Jacques

Prévert », in : Critique, n°3-4, août-septembre 1946.

8. Ils publièrent notamment Paris de nuit, de Brassaï, en

1932.

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9. Lettre de Jacques Prévert reproduite in : Œuvres

complètes, tome I. op. cit., p. 1311.

10. Idem.

11. Ibid.

12. Cf. « Les Histoires de Cami », in : Documents,

septembre 1930, n°8, deuxième année.

13. Idem.

14. Le Petit lion, op. cit.

15. Lettre de Jacques Prévert, op. cit.

16. Ibid.

17. In Le Petit lion, op. cit.

18. Ce que confirme la version américaine de Margaret

Wise Brown (cf. infra) qui comprend des photographies

qui ne figurent pas dans Le Petit Lion.

19. Cf. Roland Barthes : « Rhétorique de l’image », in :

L’Obvie et l’obtus, Éditions du Seuil, 1982, p. 33.

20. Margaret Wise Brown : The Sleepy little lion, Harper

and brothers, New York, 1947.

21. « One day he told his mother / who lived in the zoo /

I am going out into the World ». C’est moi qui traduis.

22. « to meet the children and the Cats / and Bunnies

and Foxterriers ».

23. « “Oh Goodness” roared his mother / opening her

mouth very wide to say it / What an idea ! ».

24. « I’ll be back before sundown ».

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© 1947, Arts et Métiers graphiques pour la première édition © 1984, Éditions Gallimard

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Consultez sur notre site le numéro 168-169 de la revue sur La Photographie dans le livres pourenfants dans la rubrique :nos revues en ligne /La Revue des livres pour enfantsacces aux revues numérisées /[n° de revue ] = 168-169

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