LE PASSAGE À LA RETRAITE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE...

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LE PASSAGE À LA RETRAITE AU DÉBUT DU XXI e SIÈCLE, UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DE SES CONSÉQUENCES PSYCHOSOCIALES CHEZ LES CADRES Cécile CHARLAP* *Sociologue Novembre 2008 Recherche effectuée dans le cadre d'une convention conclue entre l'Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et la CFE-CGC

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LE PASSAGE À LA RETRAITE AU DÉBUT DU XXIe SIÈCLE,

UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DE SES CONSÉQUENCES PSYCHOSOCIALES

CHEZ LES CADRES

Cécile CHARLAP*

*Sociologue

Novembre 2008

Recherche effectuée dans le cadre d'une convention conclue entre l'Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et la CFE-CGC

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION .................................................................................................................................................................................................................... 5

PREMIÈRE PARTIE

LE PASSAGE À LA RETRAITE, UN MOMENT À FORT POTENTIEL ANOMIQUE ........................................... 9

I. Analyse des représentations symboliques attachées à la retraite ...................................................... 9

A. Les représentations associées à la retraite dans l’espace social .................................................... 9

B. Les représentations associées à la retraite par les retraités de notre échantillon .. 9

II. Des représentations aux sources de l’anomie .................................................................................................................. 10

A. Introduction au concept d’anomie ............................................................................................................................................. 10

B. Le passage à la retraite est facteur de désocialisation pour l’individu .................................. 11

C. Le passage à la retraite est un moment de désintégration pour l’individu vis-à-vis de l’organisation-travail ................................................................................................. 14

D. Le passage à la retraite est facteur de désorganisation de la vie de l’individu .......... 17

Conclusion de la première partie ......................................................................................................................................................... 19

DEUXIÈME PARTIE

LES DÉTERMINANTS DU PASSAGE À LA RETRAITEET DE LA CONSTRUCTION DU STATUT DE RETRAITÉ .............................................................................................................. 21

I. Préambule méthodologique sur le mode de classification des retraités ................................... 21

A. Une introduction au concept d’idéal-type ....................................................................................................................... 21

II. Formes de passage à la retraite, formes de construction du statut de retraité ................. 22

A. Passage à la retraite « destructeur » de l’individu « atomisé » ......................................................... 22

B. Le passage à la retraite « investi » de l’individu « recentré » .............................................................. 26

C. Le passage « reproducteur » de l’individu « stratège » ............................................................................... 31

Conclusion de la deuxième partie ...................................................................................................................................................... 34

TROISIÈME PARTIE

LE PASSAGE À LA RETRAITE AU DÉFI DU CORPS SOCIAL .................................................................................................. 35

I. Le statut de cadre : au cœur du culte actuel de la performance ............................................................. 35

II. L’individu-manager à la retraite ............................................................................................................................................................. 36

A. Le senior ou la figure du retraité performant ............................................................................................................. 36

B. La performance normalisante .......................................................................................................................................................... 37

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III. Le passage à la retraite comme stigmate ................................................................................................................................ 39

A. Le don à l’épreuve de la performance .................................................................................................................................. 39

B. La vieillesse comme repoussoir .................................................................................................................................................... 40

Conclusion de la troisième partie ........................................................................................................................................................ 42

CONCLUSION .............................................................................................................................................................................................................................. 43

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................................................................................................................... 47

ANNEXE ............................................................................................................................................................................................................................................. 49

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INTRODUCTION

Si « la socialisation est un processus continu, jamais achevé, et qui ne se limite (...) pasaux premières années de la vie » (1), que se passe-t-il lorsque ce processus connaît unerupture ? Les sphères de socialisation sont ces espaces (famille, école, travail, associa-tions…) dans et par lesquels l’individu construit son être pour soi et son être pour autrui,c’est-à-dire toutes les palettes de son individualité. Ces espaces de socialisation n’ont pastous et toujours la même prégnance, le même poids selon les individus et au cours deleur vie, mais ils sont essentiels pour que se constitue et s’élabore l’individualité. Certainsespaces possèdent des fonctions structurantes. Ainsi, si aujourd’hui encore, se présenter,répondre à la question « Que faites-vous dans la vie ? » revient toujours, ou du moinspour une part, à exposer sa vie professionnelle, c’est parce que le travail signifie et que« le qui suis-je est mesuré à l’aune d’un que fais-je ? » (2). Notre société construit la relation sociale autour de la profession. Le travail est donc bien, aujourd’hui encore, unespace d’intégration social fondamental et un élément central de construction et de struc-turation identitaire. Mais au regard des mutations que le travail a connu, il nous semblelégitime d’éclairer cette assertion d’une interrogation : en ce début de XXIe siècle, quellessignifications revêt le travail pour l’individu et dans la construction de son individualité ?Les fonctions du travail sont-elles immuablement les mêmes ? Peut-on encore affirmerque lorsqu’il se retire du travail, lorsqu’il passe à la retraite, l’individu vit « une mortsociale » , tel que le fît Anne-Marie Guillemard en 1972 (3) ? Quels enjeux individuels soulève le passage à la retraite, ce moment de « déprise professionnelle », reposant surun « pacte social intergénérationnel » (4), à savoir une solidarité sociale en forme de rétri-bution prise en charge par les générations qui suivent, après une vie de travail.

Le passage à la retraite est un moment de rupture

Les moments de rupture, de césure, comme le sont l’entrée dans la vie active, l’arrivéed’un enfant dans un couple et le passage à la retraite, sont des moments de bouleverse-ments : il y a changement de ce qui composait l’identité et des différents statuts sociauxqui en découlaient (d’étudiant à travaillant, d’enfant à parent, de travailleur à retraité). Dela manière dont l’individu embrasse ces moments de rupture découle son mode d’inscrip-tion dans le monde. Nous nous sommes donc penchés sur le processus de rupture lié aupassage à la retraite et ses conséquences psychosociales sur l’individu et la manière dontil s’envisage et s’inscrit dans le monde.

Au préalable, il nous semble nécessaire de définir ce qu’est la retraite, afin de circonscrirele moment de vie sur lequel porte notre recherche. La retraite est la « cessation institu-tionnellement réglementée de l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée, donnant droit à des prestations de la part de la collectivité » (5) et elle se définit comme« le passage du travail au non-travail » (6). En cela, le passage à la retraite est un momentcatastrophique (au sens étymologique du terme grec : « bouleversement ») car il est pourl’individu un changement de statut, et ce, d’autant plus que l’activité professionnelle etson corollaire pécuniaire sont toujours des attributs fondamentaux de l’individualité.

La spécificité de notre recherche vient du fait que « s’organise aujourd’hui avec la cessa-tion d’activité professionnelle une nouvelle période de la vie inédite : l’horizon de la mortrecule, et il convient de gérer le temps qui devient ainsi disponible » (7). En France, l’espérance de vie d’une femme est de 83 ans aujourd’hui, celle d’un homme, 77 ans, tandis qu’« en 1950, l’espérance de vie à la naissance était de soixante-cinq ans, ce quiétait aussi l’âge de départ à la retraite » (8). Il reste donc aujourd’hui une véritable tranche

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(1) Vincent Caradec, Le couple à l’heure de la retraite, Presses Universitaires de Rennes, 1996, p. 20.(2) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Pluriel, Hachette, 1991, p. 281.(3) Anne-Marie Guillemard, La retraite, une mort sociale, Paris, La Haye, 1972.(4) Dominique Thierry (dir), L’entrée dans la retraite, Liaisons Sociales, mars 2006, p. 23.(5) Anne-Marie Guillemard, La retraite, une mort sociale, Paris, La Haye, 1972, p. 21. (6) Ibid.(7) Ibid., p.16.(8) Dominique Thierry, in La retraite, quelle identité après le travail ?, Les amis de l’École de Paris, 2005, p. 3.

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de vie à vivre pour les nouveaux retraités. La retraite est donc à interroger comme unnouveau temps de vie pour des individus en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels. Il convient donc de se demander comment les individus appré-hendent ce nouveau temps de vie. Quelles transformations, dans les pratiques et lesreprésentations, résultent non seulement du passage à la retraite mais aussi de la manièredont ce moment est vécu ?

Comprendre les enjeux du travail pour comprendre ceux du passage à la retraite

Cette définition précise de la retraite nous a amenés à interroger son phénomène corollaire,à savoir le travail ainsi que le rapport de l’individu au travail, tant dans son contenu quedans l’organisation qui le contient, pour comprendre les enjeux qui entourent le passageà la retraite. Questionner la fin de la période d’activité professionnelle pour un individurevient à questionner son identité même et ce d’une double manière : puisque le travailest une des composantes structurantes de l’identité individuelle et puisque la cessationdu travail engendre, en tant que bouleversement même, un bouleversement identitaire.Mais de quoi l’individu se départ-il pratiquement et symboliquement en passant à laretraite ?

Le rapport de l’individualité au travail pourrait-il être une variable explicative de la manièredont se construit l’individualité à la retraite et dont est vécu le passage à la retraite ?

Pour ce faire, nous avons tenté de comprendre dans quelle mesure l’activité profession-nelle participe de (voire détermine) la réalité de soi et la réalité du monde, dans le sens oùcelles-ci sont toujours « également soutenue par tout un ensemble d’habitudes, de rou-tines, répétées régulièrement sans qu’il soit nécessaire d’en réinterpréter le sens (…) etqui aident à vivre dans un monde non-problématique » (9) ? Lorsqu’il passe à la retraite,l’individu se trouve t-il en face d’une identité à recomposer voire à inventer ?

Si nous admettons l’hypothèse que l’identité puisse être à recomposer sans la dimensiontravail, il convient de s’interroger sur les dimensions qui organisent cette identité. Quelssont les moyens de la recomposition identitaire ? Des stratégies peuvent-elles sedégager ? S’il existe bien une reconstruction identitaire, quelle(s) identité(s) se trouve(nt)investie(s) ? Pour répondre à ces interrogations, nous avons émis l’hypothèse de l’exis-tence d’un élan vital social de l’individu, dépendant des compétences acquises et déve-loppées dans les différents espaces sociaux, et sur lequel il peut s’appuyer quand il s’agitpour lui de devoir se réinventer.

Les enjeux du stigmate de la vieillesse

Il s’est agi enfin de comprendre et d’analyser le fait que la recomposition identitaireengendrée par le passage à la retraite « renvoie à la question du sens de vieillir » (10). Eneffet, la retraite, « mutation du cycle individuel de la vie » (11) est un des signaux quiaccompagnent le vieillissement. En tant qu’âge de la vie, la vieillesse est une constructionsociale et on observe qu’« une nouvelle représentation de la retraite tend à s’imposer, quil’arrache à la vieillesse et lui confère des attributs de jeunesse et de dynamisme » (12).Ces attributs ne véhiculeraient pas les caractéristiques d’une norme, de ce que doit êtreun retraité aujourd’hui ? S’il existe une dichotomie entre la vieillesse biologique et lavieillesse sociale, le potentiel symboliquement et pratiquement anomique, mortifère voirepathogène du fait de passer à la retraite a été observé. Nous nous sommes ainsi confron-tés aux questions que soulèvent les représentations individuelles et collectives de l’êtrevieillissant, de son statut et, ce faisant, des règles qui régissent ce dernier.

Nous nous sommes donc confrontés à la part de normalisation à laquelle renvoie le statutde retraité. En plus d’être un moment de bouleversement, le passage à la retraite n’éclaire-t-il pas également la manière dont fonctionnent les rôles sociaux et la place qui, à chacun,est assignée ?

(9) Vincent Caradec, Le couple à l’heure de la retraite, op. cit., p. 21.(10) Ibid.(11) Monique Legrand (dir.), La retraite, une révolution silencieuse, Paris, Éditions Eres, 2001, p. 16.(12) Ibid.

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La population interrogée

Nous avons choisi de nous interroger sur le passage à la retraite d’une population decadres, au sein de laquelle nous avons interrogé d’anciens cadres syndiqués et non syndi-qués. Nous avons pris comme cadre de réflexion sur le statut de cadre la définition qu’enfont Bouffartigues et Gadéa : « Il faut considérer les cadres comme des salariés avanttout, vivant de la vente et de la mise à disposition d’employeurs de leurs capacités de tra-vail, et relevant, eux aussi, d’une relation de subordination. Mais ce ne sont ni des prolé-taires, ni des ouvriers professionnels. Qu’ils deviennent cadres à la suite d’études supé-rieures (…) ou par la promotion en cours de vie active (…), leur employeur leur délègueune parcelle d’autorité et leur reconnaît certaines formes d’autonomie associées à desespérances de carrières. Autant d’attributs qui ne sont pas, traditionnellement, reconnusau salariat d’exécution » (13). Cette définition nous a permis d’interroger l’échantillonretenu, en intégrant donc la spécificité de ce statut. Nous posons, en effet, l’hypothèseque les cadres pourraient avoir un rapport au travail différent d’un ouvrier, d’un chef d’en-treprise ou d’un individu exerçant une profession en libéral, ce qui pourrait jouer dans lamanière dont est vécu le passage à la retraite. Nous avons, d’autre part, comparé lamanière dont les deux catégories de cadres rencontrés, syndiqués ou non, passent à laretraite : la variable « syndicalisation » nous semblant, en effet, signifiante. La syndicalisa-tion agit comme pôle de socialisation fort, et particulier, car lié au monde du travail. Nouspouvions ainsi tenter de comprendre dans quelle mesure l’implication dans l’organisation« travail » et ses enjeux influence la manière dont l’individu passe à la retraite ainsi que lamanière dont il aborde et construit le statut de retraité.

Pour ce faire, nous avons développé une analyse symbolique et sémantique du discoursde ces retraités, afin de répondre aux questions soulevées par notre problématique.

Nous avons réalisé vingt entretiens. Notre matériau principal se constitue de dix-huitentretiens individuels réalisés auprès d’individus ayant été cadres, retraités depuis moinsde six ans, rencontrés, via le réseau de la CGC et une annonce parue dans le journal Libé-ration, au mois de janvier 2008. Ainsi, sept femmes, dont une syndiquée et onze hommes,dont cinq syndiqués, de branches professionnelles différentes ont été interviewés (14).Nous avons, à dessein, choisi de ne rencontrer que des individus retraités depuis moinsde cinq ans, afin que le moment du passage à la retraite soit le plus proche possible etque de véritables routines ne soient que peu installées. La moyenne du temps passé à laretraite sur nos vingt interviewés est de deux années. Nous ne prétendons donc ici, enaucun cas, réaliser une typologie de retraités au sens propre mais bien une typologie depassage à la retraite correspondant à des types d’individus. Des réajustements posté-rieurs, au cours de la retraite, dans les styles de vie et l’appréhension de son statut parl’individu, sont évidemment à concevoir mais ne seront pas, ici, objet d’analyse. Noussubodorons que des passerelles existent entre ces différents types-idéaux, selon lenombre d’années passé à la retraite et les possibles réorganisations familiales (naissancede petits-enfants, divorce, mariage, déménagement…) notamment et qu’à partir de70 ans environ, « on peut estimer que la personne a davantage "intériorisé" son statut deretraité. Elle participe ainsi à ce que A.-M. Guillemard appelle la "retraite-troisièmeâge" » (15). Nous avons également réalisé des entretiens avec deux DRH d’entreprises,afin de comprendre comment la question du passage à la retraite se pose dans leur pra-tique professionnelle et comment il est pris en compte au sein des entreprises.

Les grands thèmes de notre analyse

Nous verrons tout d’abord que le passage à la retraite, en tant que moment de transition,de césure, est un moment de bouleversement à fort potentiel anomique, c’est-à-dire qu’ilporte en lui les germes d’une possible destruction des liens sociaux pour l’individu. Sedépartir de son activité professionnelle consiste, en effet, bien plus pour l’individu qu’àsimplement se départir de tâches à effectuer : en partant à la retraite, l’individu se sépared’un cadre structurant et intégrateur, possédant une fonction sociale fondamentale.

(13) Paul Bouffartigues et Charles Gadéa, Sociologie des cadres, Éditions la Découverte, Paris, 2000, p. 5.(14) Voir le tableau descriptif des interviewés en annexe.(15) Delphine Desmulier, Marieke Polfliet, Jacques-Benoît Rauscher, « La sociabilité des retraités, une approchestatistique (enquête) » in Terrains & Travaux, 2003-2 (n° 5), p. 151 à 164.

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Nous analyserons ensuite la manière dont la charge signifiante du travail pour l’individudétermine la manière dont est vécu le statut de retraité et montrerons que ce qui est enjeu dans le passage à la retraite est l’activation de stratégies résultant de compétencessociales acquises par l’individu tout au long de sa vie.

Nous verrons enfin que les retraités se trouvent confrontés à une injonction normative,au sens du devoir de répondre à une norme, traversant l’espace social, qui ne se dégagepas d’une logique de performance parcourant aujourd’hui tout le corps social.

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PREMIÈRE PARTIE

LE PASSAGE À LA RETRAITE, UN MOMENT À FORT POTENTIEL ANOMIQUE

I. ANALYSE DES REPRÉSENTATIONS SYMBOLIQUES ATTACHÉES À LA RETRAITE

A. Les représentations associées à la retraite dans l’espace social

Pour comprendre les enjeux du passage à la retraite, il nous semble intéressant de nouspencher sur la définition et l’étymologie du mot « retraite ». Ce retour à l’étymologie nouspermet en effet d’analyser les représentations symboliques attachées au terme qui nousintéresse et qu’il draine dans l’espace social. Nous trouvons quatre acceptions au mot« retraite » (16) : l’action de se retirer d’un lieu dans un autre ; l’action de se retirer de lavie mondaine ou active ; la situation d’une personne qui cesse d’exercer une fonction, unemploi, d’accomplir un travail régulier, rémunéré et qui a droit à une somme d’argentrégulièrement versée ; le lieu où l’on se retire pour s’éloigner des tracas, pour trouver lerepos. Le terme « retraite » vient du verbe « retirer », du latin « retrahere » dont les accep-tions essentielles sont « tirer en arrière », « retirer », « faire reculer », « écarter », « éloi-gner » (17). Ainsi, « que l’on interroge le vocabulaire religieux (…), militaire, politique ouéconomique, l’expression utilisée signifie l’éloignement d’un lieu, d’une situation oud’une activité dite "normale" » (18), le sens véhiculé par ce terme est empreint d’uneconsonance péjorative : la retraite comme signe d’une pause dans le cours de la vie, laretraite militaire comme signe d’une défaite, dans les deux cas, il y a bien rupture, soitavec le cours normal des choses, soit dans la conquête. Ces représentations symbolique-ment négatives attachées au terme ne sont pas anodines puisqu’elles parcourent lesreprésentations sociales, ce que corroborent la manière dont nos interviewés qualifient laretraite et qui permet d’accéder à leurs représentations.

B. Les représentations associées à la retraite par les retraités de notre échantillon

Quels sont les mots utilisés par nos interviewés pour qualifier ce que représente la retraiteà leurs yeux ? Pour tous, quelle que soit leur situation et la manière dont ils vivent cettenouvelle partie de leur vie, le passage à la retraite est perçu comme un espace anxiogènepar l’ensemble des individus rencontrés, syndiqués ou non.

C’est le champ sémantique de la transition en tant qu’elle comprend à la fois des repré-sentations mortifères (achèvement d’un cycle, dernière tranche de la vie) et de renaissance(nouvelle tranche de vie, ouverture au nouveau, à l’inconnu) qui est utilisé pour qualifierle passage à la retraite. Nous classons ainsi les termes utilisés pour qualifier la retraite endifférents sous-champs sémantiques.

Le premier champ sémantique utilisé par nos interviewés est celui de la mort : pour Mon-sieur. C, la retraite est « un deuil d’une partie de la vie. Avec la retraite, l’échéance c’est lamort, c’est le prochain changement », pour Monsieur B., « la retraite c’est un couperet,c’est un petit peu comme la guillotine », Madame T. y voit « une perte », « la fin de l’exis-tence », dans le même sens que Madame O. qui y voit « l’après vie » et Monsieur U.« l’antichambre de la fin de vie ».

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(16) Dictionnaire Le Robert.(17) Dictionnaire Latin-Français, Félix Gaffiot, Éditions Hachette.(18) Renaud Santerre, « L’in-signifiance anthropologique de la retraite comme marqueur de la vieillesse, in Entretravail, retraite et vieillissement. Le grand écart, textes réunis par Anne-Marie Guillemard, Jacques Legare, PierreAnsart, Paris, Éditions L’Harmattan, 1995.

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On rencontre ensuite le champ sémantique de l’étape : pour Monsieur T. la retraite est« un stade », Monsieur. L. y voit « une rupture », pour Madame D., il s’agit de « notre der-nière tranche de vie (…) de fermer une page et d’en ouvrir une nouvelle », tout commeMonsieur A. : « c’est une page qui se tourne et une autre qui commence ». PourMonsieur T. « c’est la dernière étape ». Madame M., explique que « On laisse une partiede sa vie derrière soi en partant à la retraite », quant à Madame T, la retraite est vécuecomme une « reconversion », Monsieur T. une « transition ». Il s’agit bien là d’un momentcharnière où l’individu passe à autre chose.

Enfin, la retraite apparaît comme un espace inconnu, qu’il s’agit de définir, de conquérir,de remplir de significations : pour Madame F, ancien cadre « la retraite, c’est le déserttotal », « c’est l’inconnu » dans lequel il y une part de « hasard », Monsieur B. se sentdevant « une terre d’aventure » ; Madame T. explique que « vous entrez dans un autremonde », enfin pour Monsieur L, « c’est un grand creux », et Monsieur U. « un vide ».

En se penchant sur les représentations associées au passage à la retraite, on observe unvéritable fourmillement de qualificatifs que l’on peut distinguer en deux champs symbo-liques. Ce qui traverse les représentations est, d’une part, qu’en passant à la retraite, lesindividus se départissent de quelque chose : ils vivent véritablement la fin d’un panconstitutif de leur vie. D’autre part, on observe que les individus arrivent sur une terrevierge, un champ des possibles ouverts : un nouveau temps de vie à remplir. C’est en cecique le passage à la retraite est doublement anxiogène : il y a certes le travail de deuil àfaire mais il y a surtout un espace de vie à véritablement inventer. C’est donc à une nou-velle partie de leur histoire que les individus ont à faire.

II. DES REPRÉSENTATIONS AUX SOURCES DE L’ANOMIE

A. Introduction au concept d’anomie

Le passage à la retraite est une véritable transition dont découle un fort potentiel ano-mique. En effet, il correspond à un moment charnière, puisqu’il coïncide avec celui d’unchangement structurel de statut social, qui touche toutes les sphères de l’individualité decelui qui passe à la retraite : personnelle, familiale, sociale. Le retraité doit véritablementfaire face à un bouleversement de figure de son identité et de posture sociale. Cemoment, source d’anomie du fait de son caractère désocialisant, est profondément catas-trophique : le changement de statut que les retraités vivent, présente le contenu et lessignes de bouleversements profonds. Mais quels sont les mécanismes du processus anomique ? Quels sont les enjeux de ce phénomène ? Quels en sont les catalyseurs ?Pourquoi l’individu se trouve t-il dans une situation de déliaison au moment du passage àla retraite ?

Il est important de se pencher sur le phénomène de l’anomie pour en comprendre lesmécanismes et les enjeux et analyser à quel point ce processus est profondément anxio-gène pour celui qui y est engagé. Retournons à l’étymologie du terme anomie (19) :« anomia », signifie au sens strict « absence de loi, anarchie, désordre ». D’un point devue sociologique, nous choisissons la définition que Durkheim fait de l’anomie, qui« vient, de ce que, sur certains points de la société, il y a un manque de forces collectives,c’est-à-dire de groupes constitués pour réglementer la vie sociale » (20). Dans De la divi-sion du travail social, Durkheim assigne à la division du travail un rôle prépondérant dansle maintien du lien social. Il définit l’anomie comme un affaiblissement du lien social,pathologie de la division du travail qui, ne créant plus de solidarité, entraîne les individusà manquer de repères dans leur conduite. L’anomie représente donc l’absence de régle-mentation et l’affaiblissement de l’intégration des individus dans les groupes sociaux pro-voqué par des relations de moins en moins normalisées (21).

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(19) Nous avons travaillé sur l’étymologie de ce terme à partir d’Anatole Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris,Librairie Hachette, 1950.(20) Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses Universitaires de France, 1930, p. 440. (21) Dans Le Suicide, Durkheim poursuit sa définition de l’anomie comme une situation d’absence de limite auxdésirs individuels. Ceux-ci, illimités deviennent donc impossible à satisfaire, du fait de l’amoindrissement de larégulation sociale (normes et règles sociales), processus par lequel une société parvient à réglementer les désirsindividuels, les limitant et les rendant ainsi possibles à satisfaire.

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Il faut donc comprendre ce processus comme le manque de normes orientant et contrai-gnant l’action de l’individu, et, ce faisant, comme l’ouverture devant lui d’un champ despossibles infini. En passant à la retraite, l’individu quitte l’organisation-travail et c’est cequi est source d’anomie, pour plusieurs raisons. Tout d’abord car le passage à la retraitedésocialise, ensuite car il désintègre, enfin parce qu’il désorganise.

B. Le passage à la retraite est facteur de désocialisation pour l’individu

B.1. La sphère professionnelle est terreau de socialisation

L’individu possède – ou plutôt est le lieu – de différentes identités : il est X au sein d’unefamille, X au sein de la sphère professionnelle, X au sein d’une association sportive, il estancien élève de telle école, il est membre de tel club etc. Ces identités sont le produit desocialisations et sont des pans essentiellement constitutifs de l’individualité. L’acte desocialisation n’est pas un élément négociable mais un élément nécessaire à la vie de l’individu. « Clé de voûte de tout fonctionnement social », (22) la socialisation participe detous les instants de la vie et les sous-tend même par son absence.

C’est dans la socialisation donc la confrontation avec autrui et dans le dialogue avec l’altérité que l’individu construit et assoit son individualité : « les formes identitairesreprésentent des moyens indispensables pour "construire des mondes", les identifier etpouvoir les négocier avec les autres dans la vie sociale ». La socialisation est donc bien àcomprendre comme terreau d’identité(s) et socle de l’individualité.

Les différentes identités – ou statuts – de l’individualité se nourrissent et sont interdépen-dantes. Elles sont mouvantes, mais ce qui fait leur socle commun est qu’elles n’existentpas ex-nihilo, immuables et en soi. Bien au contraire, elles existent en constante confron-tation au regard de l’autre dans une sorte de dialogue, sorte d’aller-retour indicible, permanent avec autrui, son regard, son jugement. Ce qui se joue dans les espaces desocialisation est véritablement le moi social tout autant qu’intime de l’individu : c’est là,dans la confrontation à l’autre – que ce soit un individu ou un système organisé – que secrée une image de soi, que sont évaluées des valeurs individuelles, que sont négociéesdes caractéristiques identitaires.

La sphère professionnelle, en tant que socialisante, est donc un des espaces dans lequelva se construire l’individualité.

D’une part, parce qu’elle est un lieu de socialisation. L’espace professionnel est le lieu decontacts constants, physiques et immatériels, avec autrui. Monsieur C. explique ainsi que son travail était un moyen pour lui de « rencontrer des gens, d’échanger » et Madame F.travaillait « dans un environnement où se côtoyaient beaucoup de gens, de générationset se nouait des relations ». Madame H. explique de son côté : « Mes collègues, j’ai tra-vaillé pendant des années avec eux, donc il se crée un lien autre que collègue, pourtant jene les voyais pratiquement pas en dehors mais on était presque du même âge, on a élevénos enfants en même temps, il y a eu beaucoup de divorces, dont le mien… Il y a eu desliens forts… C’était un peu ma seconde famille, c’est une microsociété, il y a des règlesmais en même temps, il se dégageait une chaleur humaine, entre collègues, entrepatients… C’était un peu communautaire » et Monsieur K. « je trouvais là de l’amitié, j’aieu des collègues supers, avec qui on parlait intimement, de nos problèmes, de nosfamilles, j’ai eu des collègues avec qui c’était agréable de dialoguer, qui m’apportaientbeaucoup, au niveau de connaissances diverses, donc je trouvais quelque chose là quirendait plaisant d’aller là, pour moi c’était plaisant d’y aller, j’allais au boulot de bonnehumeur (…) Dès que je suis passé chef d’équipe, je payais le coup aux gars une fois parsemaine, on prenait l’apéritif, on avait créé des liens et je rentrais dans la gueule dupatron quand il voulait nous faire faire une connerie. Je les défendais mes gars… J’avaisde bonnes relations avec eux », lequel voit l’entreprise dans lequel il travaillait comme« une grande maison, pour moi, c’est ma deuxième famille, (…), c’est une maison formi-dable ». Le travail est donc tout d’abord à comprendre comme terreau de socialisation.Pour cela, le passage à la retraite constitue un moment pendant lequel l’individu, en

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(22) Claude Dubar, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2002, p. 38.

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déprise professionnelle, se sépare d’un espace de socialisation fort puisque « l’imagesociale acquise dans le milieu de travail mais aussi l’identification à une entreprise ou àune organisation à laquelle on a "appartenu" structurent la personne au plus intime deson identité » (23). Les propos de nos interviewés illustrent la perte d’un espace de socia-lisation fort : pour Monsieur T. : « aujourd’hui, à la retraite, j’ai la sensation d’un certainmanque de contact, avant tous les jours je voyais mes collègues, on n’était pas amisintimes mais il y avait quand même des échanges… Là, je passe la journée seul chez moi,je suis divorcé donc il n’y a personne à la maison et je ne vais pas aller parler à la caissièredu supermarché ! » et Monsieur U. « il y a tout un secteur de contact que vous n’avez plusquand vous n’êtes plus dans la vie professionnelle, c’est certain, les manifestations pro-fessionnelles, les manifestations de la Préfecture, quand vous n’êtes plus dans le coup,vous n’y allez plus ».

B.2. La valorisation identitaire est à l’œuvre dans une socialisation qui dépasse la sphère professionnelle pour rejaillir dans la sphère sociale

D’autre part, le travail est un espace de recherche, de construction, de négociations et devalorisation identitaires. Par son activité professionnelle et les compétences sociales qu’ilen retire, l’individu acquiert un véritable statut, au sein de l’organisation. Ainsi,Monsieur C. explique y trouver des « gratifications » qui lui permettaient de connaître des« promotions », Monsieur L. raconte « J’ai eu la chance d’avoir un travail intéressant.J’étais relativement pinailleur et quand il y avait un os, je le finissais ». Monsieur A. nousraconte : « j’ai fait des efforts, des sacrifices et j’en ai été récompensé, l’entreprise l’areconnu » tandis que Monsieur K. explique « je me suis fait ma renommée dans le milieudans lequel je travaillais, je passais dans des services, les gens n’étaient pas mes col-lègues mais ils me connaissaient, j’étais connu un peu presque comme le loup blanc, jem’étais fait une renommée avec cette compétence et ça, quelque part, on est fier », quantà Monsieur B. : « J’étais très participatif, une qualité qu’on m’a souvent donnée c’est àl’écoute, une honnêteté intellectuelle… pour moi, on travaillait tous dans le même bateau,pas de problème. Ce que je voulais, c’était de réaliser les objectifs, être une équipe quigagne ». Monsieur A. raconte enfin : « j’ai travaillé à l’étranger et là, comme les moyensde communication avec la France étaient rudimentaires, j’ai pris des responsabilités, jeles ai assumées et je crois que là, j’ai montré ma vraie valeur professionnelle vis-à-vis del’entreprise », en ajoutant : « très vite mes compétences ont été reconnues ».

La valorisation identitaire et le statut dépassent bien le seul cadre de l’organisation. Ellerejaillit tout d’abord d’une manière narcissisante au sens où elle participe de l’image posi-tive de soi. Avoir une activité professionnelle était ainsi pour Monsieur T. « faire quelquechose de sa vie, apprendre, progresser », Madame H. y voyait, elle, un « épanouisse-ment de la femme, être reconnue en tant qu’entité, en tant qu’individualité par rapport ànos mères, encore soumises aux maris… Donc travailler, c’était avoir son individualité,ses propres valeurs, et c’est aussi l’indépendance parce que, n’ayant pas fait d’études uni-versitaires, la culture, il fallait la glaner là. Ça apporte au niveau personnel, ça m’a fait lire,ça m’a fait chercher, donc c’était enrichissant », pour Madame T. « le travail, c’était unaccomplissement, c’était m’affirmer, être reconnue, reconnue par tout le monde, mesemployeurs, mes clients, mon environnement social » et pour Monsieur A. « au fil desans, je me suis affirmé, je me suis fait mon réseau de relations, je me suis fait ma place,seul », poursuivant ainsi « j’ai fait une carrière plus qu’honorable. Par exemple parmi lesgens de mon équipe, j’étais celui qui avait le plus de rendez-vous, celui que les gens vou-laient voir. Pourquoi moi et pas les autres ? Parce que je crois avoir certaines qualités,comme des qualités d’écoute. Ça a toujours été ma force dans mes postes de travail ».Monsieur O. explique enfin qu’à travers son activité, il avait acquis « une image d’expertsur tel domaine » et Monsieur A. « un certain renom ».

La valorisation identitaire traverse également toute la sphère sociale. Ainsi Monsieur B.explique « la réussite professionnelle c’est indispensable pour se réaliser, ça vous valorise,ça donne confiance », ce que corroborent les propos de Monsieur I. « c’est sûr que quandje voyais que ce que je faisais marchait bien, que c’était reconnu, c’est sûr que c’était unevalorisation, c’est évident, c’est sûr. Surtout, je pense que ça me rassurait ». Pour Mon-sieur K., l’activité professionnelle « c’est ce qui vous permet de vivre, d’être fier de vous,d’avoir une personne (…) le poste que j’occupais me donnait une valeur ». Monsieur U.

(23) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 65.

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voyait enfin son activité professionnelle comme ce qui lui apportait « une reconnaissancepublique, c’est penser qu’on contribue à la marche de la cité, qu’on contribue à la marchede la vie publique dans laquelle on est impliqué, (…) ça permet de se dire, de penser,qu’on fait partie des gens qui ont de l’influence dans la vie de la cité, du département,dans la vie locale », dans la même logique que Monsieur D. qui explique : « Je voulaisêtre directeur général, j’étais dans le fantasme, (…) pour l’égo, pour le côté de se fairevaloir socialement ».

Le travail constitue un socle de valorisation du soi : l’institution est productrice de signessymboliques et pratiques de reconnaissance positive pour celui qui évolue en son sein.L’activité professionnelle constitue le terreau sur lequel s’élabore la reconnaissance sociale.Le travail est donc à comprendre comme façonnier de l’identité : par les échanges, l’expé-rience et les desideratas ou injonctions de l’institution, l’individu s’y transforme.

L’activité professionnelle est également ce qui permet à l’individu d’élaborer une actionefficace et créatrice sur le monde. Ainsi Monsieur U. explique : « le travail, c’est la grandeactivité avec un grand A de la vie (…) Travailler c’est participer à quelque chose. (…) on aaussi créé tout le secteur assurance qui a permis à l’entreprise de survivre, de se position-ner, de continuer à travailler et ça, c’est quand même palpitant, (…) vous contribuez à lamarche de l’entreprise, et à votre petit niveau, si elle continue à vivre et se développer,c’est quand même parce qu’on a collaboré, qu’on a participé à la bonne marche de l’entreprise et à son développement… ». Pour Monsieur B. travailler « c’est être dans l’action », Monsieur E. explique : « On a créée plein de trucs ! Avec mes collègues, on ainventé plein d’outils importants. J’ai même été le premier à caractériser certains maté-riaux. J’ai eu la chance d’aller dans ce service-là » et Monsieur I. : « Ce que je trouvaisdans le travail, quand on crée, on bidouille, on fait des choses, le temps s’arrêtait(…), j’étais créatif et comme j’étais libre, j’ai pu faire, et pour moi, c’était comme si jejouais à un jeu. Le travail pour moi a toujours été un jeu. C’était amusant de concevoir, deréaliser, de faire, de voir des fois que ça marchait pas, il fallait remonter en arrière, (…)c’était mon propre amusement, mon propre plaisir de création ». Monsieur L. voyait sonactivité professionnelle comme « le travail pour moi c’était une création, être utile pourquelque chose, et quand on fait quelque chose, il en reste quelque chose, surtout quandça marche bien ». L’action sur le monde, la création sont à comprendre comme des liants.Par son activité professionnelle, l’individu peut trouver les éléments d’un rapport de créa-tion et donc un puissant lien au monde : pour lui, « le fait d’être reconnu dans son travail,de nouer des relations – mêmes conflictuelles – avec les autres et de pouvoir s’investirpersonnellement dans son activité est constructeur d’identité personnelle en mêmetemps que de créativité sociale » (24) et de création propre. De ce fait, l’activité profes-sionnelle a été, pour nos interviewés, un véritable facteur d’individuation positive et devalorisation identitaire.

B.3. Passer à la retraite constitue la perte d’un espace de socialisation étayant l’individualité et constitue un facteur de déséquilibre

En ce sens, et parce que l’identité est le fruit de la socialisation qui s’élabore dans la sphèreprofessionnelle, le passage à la retraite constitue une forme de désocialisation et jouecomme un facteur de déséquilibre pour l’individualité. En passant à la retraite, l’individuse départit d’un espace de socialisation, de valorisation de soi et de création. Or, c’estbien l’individualité qui se joue dans cet espace. Le passage à la retraite est donc à ana -lyser comme « une crise de l’image de soi, (…), de la représentation que l’individu a delui-même » (25), due à une perte d’espaces sociaux de création et de satisfaction de soi-même. La question du statut que confère l’activité professionnelle à un individu noussemble ici centrale : la béance statutaire engendrée par le passage à la retraite n’est pasuniquement professionnelle mais bien sociale. En se départant de son statut profession-nel, l’individu se départ de bien plus : une posture sociale et un rapport au monde. AinsiMonsieur K. explique : « ce qui me manque c’est d’organiser, de commander, de gérer…Je dirigeais des chefs d’équipe, des contremaîtres, quand je disais quelque chose, il fallaitque ça tienne la route… Quand vous avez une réunion avec 30, 40 personnes qui vousécoutent, il ne faut pas dire n’importe quoi… Donc c’était ça qui était agréable (…)À l’heure actuelle, je suis homme au foyer, bon, ce n’est pas très motivant… Non, c’est

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(24) Claude Dubar, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2002, Préface, p. 13.(25) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 66.

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pas motivant du tout même… Comme je vous disais, le poste que j’occupais me donnaitune valeur, de moi-même, qu’à l’heure actuelle, je n’ai plus… Je suis relégué à l’heureactuelle, à homme à tout faire, homme de maison » et aux yeux de Monsieur D : « Quandvous avez été dans un processus de pouvoir pendant la vie professionnelle, quand vientla retraite, vous êtes foutu parce que vous n’avez plus ça ». Le passage à la retraite vientproprement désactualiser le statut que l’individu avait acquis professionnellement, lesformes d’interactions qui le sous-tendaient et le rapport au monde qu’il instaurait. Monsieur K. poursuit en décrivant l’attitude de ses subordonnés : « ça trottait au doigt età l’œil » et son statut : « quand vous êtes chef, vous avez des petits privilèges au niveaude vos humeurs, c’est pas désagréable » et c’est bien de ce système de rapports qu’il doitse départir, tout comme Monsieur U. « On peut considérer, à tort ou à raison que j’ai étéconsidéré et puis brusquement, puisque j’ai cessé mon activité professionnelle, pfff, je nesuis plus rien du tout, alors que la valeur de l’individu, c’est pas parce que vous arrêtezvotre activité professionnelle qu’elle va augmenter ou diminuer ». Madame T. explique,elle, « les gens qui travaillaient avec moi me considéraient comme quelqu’un d’exigeant,de respectueux, d’autoritaire parfois » et voit dans la retraite « la retraite de Russie ! C’estune perte. On a une impression de dévalorisation », tandis que du point de vue de Monsieur D. : « A la retraite, il y a le phénomène que vous n’existez plus dans la sociétécivile, vous vivez dégradé ».

Perte d’espace de création, de valorisation de soi, de statut, avec le passage à la retraite,l’individu fait également face à un déséquilibre profond. En effet, le travail, en tant qu’espace de socialisation, est également à envisager comme un des différents espaces-temps sociaux de l’individu : l’individu engage des formes identitaires qui ne sont pasexactement les mêmes selon les environnements dans lesquels il se trouve engagé (enfamille, en couple, au travail…) car les enjeux y sont différents. Les différents espaces-temps sociaux viennent en contrepoids les uns des autres, les uns permettant de supporterles autres : l’environnement familial est ce sur quoi l’individu peut s’appuyer en cas dedifficultés professionnelles pour y trouver réconfort et enjeux de pouvoirs moindres tandis que la sphère professionnelle peut, elle, être investie pour se sortir de difficultés decouple envahissantes par exemple. Ainsi, le passage à la retraite est également la perted’un des espaces-temps forts pour l’individu, à savoir la sphère professionnelle. Or, dansla balance des espaces-temps sociaux, si l’un vient à manquer, c’est un contrepoids quin’existe plus et tout le système qui s’en trouve déséquilibré. Ainsi Monsieur K. explique :« je travaillais avec beaucoup de jeunes, on faisait beaucoup de blagues, là j’ai plus lesblagues donc il n’y a plus de soupape, c’est pesant… je ne peux plus raconter de farces,comme on faisait avec les collègues : on avait passé un mauvais moment, on se lançaitune blague après et on rigolait et là, ça me manque un peu… je m’échappais avec lesgars, là, je ne m’échappe plus, je ne peux plus m’échapper… ». Le système des espaces-temps sociaux dans lequel l’individu déploie ses différents rôles, est donc bien à envi -sager comme un système de solidarités : quand on perd l’un de ses rôles, c’est tout lesystème qui est déséquilibré et qui en subit les conséquences. Comme dans le cas deMonsieur K., la vie de couple et de famille subit les conséquences du passage à la retraiteen tant que l’équilibre par lequel elle se maintenait comme supportable, – ici, l’espace deliberté que constituaient la sphère professionnelle et la sociabilité avec les collègues – estdétruit.

En passant à la retraite l’individu doit donc se départir d’un espace qui constitue « unesource de repères, d’appui et une force de rebond » (26) et c’est à l’aune de cette pertequ’il faut comprendre le bouleversement vécu par nos interviewés et la déstabilisationqu’elle engage.

C. Le passage à la retraite est un moment de désintégration pour l’individu vis-à-visde l’organisation-travail

C.1. L’organisation-travail possède une puissance intégrative qui participe du mécanismed’appartenance

En tant qu’organisation, que structure, le travail est intégrateur. La notion d’intégrationest à comprendre comme une incorporation, au sens propre du terme, de l’individu ausein du travail en tant que ce dernier est une structure organisée. L’intégration au travail

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(26) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 59.

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se fait par un système de contraintes qui lui est propre. Ainsi, rituels, codes (vestimen-taires, langagiers, comportementaux…), horaires, pression, etc. sont les signes et lesoutils de contraintes intégratives instituées par un système. Ceux-ci sont à comprendrecomme des contraintes qui marquent la structuration de l’organisation et jouent sur l’appartenance de l’individu à celle-ci. Ainsi, Madame H. explique « au travail, j’avais de lapression de la part de la hiérarchie et la peur de ne pas tenir suffisamment mon niveau deconnaissances », pour Monsieur K. « ils étaient contents de moi mais sur certains postes,c’était très dur, j’y étais presque vingt-quatre sur vingt-quatre, je me levais à quatreheures, presque une centaine de personnes à gérer (…), j’avais une grosse responsabilité(…) c’était crevant. (…) ça m’arrivait de rentrer à vingt-trois heures en étant parti à quatreheures du matin parce qu’il le fallait », pour Madame D. « c’était quand même dur, il fallait toujours être à la hauteur, j’avais une pression pas possible, il y avait trois compta-bilités à tenir, vous ne comptiez pas vos heures, de huit heures à vingt heures et je repre-nais du travail à la maison, la pression était tellement forte ! » et Madame M. repense àson activité en ces termes : « avoir de la pression, la pression des horaires, devoir se dire“il faut que je sois bien pour mon travail”, avoir du stress, des responsabilités ».

L’intégration est au cœur du mécanisme d’appartenance, et les propos de Monsieur B.éclairent sur le double processus impliquant contrainte et intégration. Il explique toutd’abord que son travail comprenait une part de prise de risque : « Il fallait réaliser lesobjectifs, être une équipe qui gagne. Pour des lancements de produits, j’étais sous lessunlights, j’étais vraiment à découvert dans des réunions nationales… » qui était d’autantplus intégrative s’il réussissait, comme il l’explique : « J’ai une culture d’entreprise, unefidélité à l’entreprise (…), j’avais un attachement pour l’entreprise, autant je pouvais fairemon boulot vite, mais le bateau pour lequel je travaillais, il fallait qu’il arrive à bon port, ledrapeau qui est dessus est important, j’avais aussi un affectif avec l’entreprise aveclaquelle je travaillais », ce que corroborent les propos de Madame F. « Si j’arrivais à tenirles échéances données, en retour il y avait des gratifications ».

C.2. Le mécanisme d’appartenance à l’organisation est catalyseur de dynamique pour l’individu

L’appartenance à une organisation est facteur de dynamisation pour l’individu. Le rapportqui se construit à l’autre, la notion d’équipe et la dynamisation qui en découle sont cen-trales, comme l’exposent les propos de Monsieur T. « c’était du vrai travail d’équipe qu’onfaisait, on avait des compétences complémentaires et une interactivité permanente, onavait chacun notre domaine de responsabilité mais on avait besoin de chacun », de Mada-me H. « avec l’équipe, on n’arrêtait pas d’avancer, de construire quelque chose », ce quecorroborent les propos de Monsieur I. « ce que j’aimais beaucoup dans le travail, parexemple quand on avait une faute grave, on restait des jours et des jours à chercher, onétait quatre, cinq personnes et au moment où on avait trouvé, c’était fabuleux, indépen-damment de savoir qui avait trouvé, ça n’avait aucune importance, mais le fait que, tousensemble, on avait travaillé et on avait trouvé, on était très heureux parce qu’on parta-geait quelque chose » et de Monsieur B. « dans mon management, j’avais des gens devingt-cinq à cinquante ans, des hommes et des femmes, c’était une expérience humaine,cette diversité vous nourrit aussi et il y a une satisfaction à faire une unité de groupe,pour réussir ensemble nos objectifs. (…) Les types que j’avais, j’ai l’impression qu’ils tra-vaillaient presque plus pour moi. À un moment, il y a un élan, il faut qu’on y arriveensemble ».

L’appartenance à l’organisation, l’intégration en son sein provoquent une galvanisa-tion (27). Monsieur U. explique ainsi : « on est un petit maillon de la chaîne et on estcontent quand on voit que les choses peuvent aboutir », et Monsieur B. : « quand j’étaisencore au boulot, j’avais la puissance, parce que j’étais entraîné dans un courant, là jen’ai plus de courant qui m’entraîne » et de Monsieur K. « J’aimais bien me friter un peu,quand il y avait un coup de Trafalgar, je montais au créneau, on discutait, j’aimais bien ça,régler les problèmes… j’étais dedans ». La métaphore utilisée par Monsieur I. vient égale-ment corroborer ces propos : « J’ai toujours conçu que dans le travail, ce qui est trèsimportant, c’est d’être au milieu où le courant est le plus fort, c’est là qu’est l’énergie etjustement, en vieillissant, progressivement, je suis arrivé sur les berges et sur les berges,il n’y a plus de courant, on se dépose au fond, alors que l’eau, elle coule et ça c’est vraique c’était le plus dur. Dans le travail on avait une énergie ». Les individus décrivent bien

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(27) Au sens d’une dynamisation.

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un élan dynamique dans lequel ils étaient pris. Si ce phénomène est possible c’est parceque le processus d’intégration est aussi le fait d’être intégré dans une organisation quifournit un but, des objectifs et donc du sens. Ainsi, Monsieur T. explique : « j’ai eu la chan-ce de faire des boulots intéressants où j’apprenais des choses tous les jours avec desgens sympas souvent, donc on a le sentiment de faire quelque chose d’utile, de contri-buer à une œuvre commune, d’amener sa pierre à un édifice » et il poursuit en indiquantpourquoi il souhaite retrouver une activité : « aujourd’hui c’est pas concret mais de toutesfaçons, il faut que je fasse quelque chose, je vais pas rester à rien faire, les voyages, lescours d’Allemand, c’est bien mais il faut que je trouve une activité où je puisse être utile,mettre ce que je peux apporter au service d’autres personnes » (…) S’impliquer, c’estquasiment une nécessité ou trouver des opportunités de se faire des contacts. Je me voispas rester en circuit fermé chez moi en permanence, il faut que je trouve quelque chose ».Monsieur B. explique, lui, pourquoi il a gardé une petite activité professionnelle de vacations pour un institut de sondage : « Si j’ai des vacations, j’ai mon agenda, j’ai desobjectifs, je me projette déjà dans le futur », tout comme Monsieur L. « C’était difficilepour moi de me retrouver sans responsabilité, je l’ai pas bien ressenti, c’est pour ça quej’ai fait cette reprise de travail. Sans travailler, il y a la notion de moins servir, d’avoirmoins de but avec une obligation de résultat. C’est gênant. (…) J’ai l’impression aujour-d’hui d’être un peu inutile ». Monsieur U. enfin imagine en ces termes le moment où ildevra arrêter les activités qu’il poursuit depuis qu’il est à la retraite : « le jour où ça nesera plus possible de faire tout ça, je verrais bien, je trouverais toujours quoi faire… Maisj’aurais l’impression d’être moins utile, moins dans le coup… Je suis sans doute trèsorgueilleux mais quand sur les documents il y a comme activité “retraité”, ça me reste là !Ah oui ! J’aime pas !» ; enfin Madame H. s’interroge : « Pendant la vie professionnelle, onpeut avoir des objectifs, alors qu’à la retraite non, qu’est-ce que vous voulez avoir commeobjectifs ? ». Ces propos éclairent la place essentielle que peut tenir le travail : il intègrel’action de l’individu dans un réseau de contraintes dynamiques et lui donne un sens.C’est parce qu’il est intégré dans un système que l’individu peut déployer son individuali-té et développer une efficace sur le monde, car « le "moi" n’est rien sans les univers designification dans lesquels il s’inscrit » (28). C’est donc en tant qu’univers de significa-tions que le travail constitue un puissant intégrateur.

C.3. Passer à la retraite constitue une séparation en forme de désintégration de l’individu del’organisation-travail

Le passage à la retraite est le moment où l’organisation se sépare de l’individu. Il y a doncun véritable processus de désintégration : l’individu, intégré, appartenant à un système,devient un élément plus ou moins étranger, ne faisant plus partie, plus corps avec lesautres membres de l’organisation. Les propos des interviewés illustrent le phénomène dedésintégration : Monsieur B. explique ainsi ce qu’il a ressenti : « tout d’un coup, on passed’une hyperactivité où tu avais l’impression de donner à la Nation, aux autres, à “occupe-toi de toi, de tes petits-enfants, il te reste une tranche de vie à vivre”. C’est pour ça que jeparle de couperet pour la retraite, c’est un peu comme l’épée de Damoclès, qui voustombe dessus et qui vous dit “ben maintenant, ce qui vous reste à vivre, ça peut être cinq,dix, vingt ans”, et on vous met dans cette barque-là, où vous allez à vue… ».

L’organisation envoie les signes symboliques et pratiques de la désintégration de l’individu,c’est-à-dire de la fin de l’appartenance et de son rejet comme un corps étranger. Ainsi,Madame H. explique la manière dont se sont déroulés les derniers mois de sa vie profes-sionnelle : « je ne me sentais vraiment pas bien, j’étais mal. Vous savez dans le milieu dutravail, il y a les jeunes qui voient que vous allez partir, ils vous font sentir… par exemple,si vous allez dans une réunion, vous voulez amener des choses qui vous semblent impor-tantes et les autres vous disent “oh, non, on va pas commencer par ça mais par autrechose” … Après vous vous dites “vraiment je ne suis plus dans le coup” ». De même,Monsieur K. décrit sa dernière journée de travail : « ce qui m‘a fait le plus de peine, c’estque pour travailler j’avais un badge, un laissez-passer sans lequel on ne peut pas tra-vailler et en partant le dernier jour, je suis passé au poste de gardiennage où j’ai remismon badge et on m’a dit “vous avez dix minutes pour sortir de là, c’est terminé, si uneronde de police vous prend sans le badge, vous vous retrouvez au poste”, et je ne suisjamais retourné dans la zone… ça veut dire que je ne peux plus y retourner quand jeveux, c’est le plus dur, ça me manque beaucoup ».

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(28) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 89.

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Le processus de désintégration peut passer par une forme de désinvestissement de lapart de l’individu lui-même, comme l’illustrent les propos de Monsieur U. : « pour le pas-sage à la retraite, je pense qu’il faut arriver progressivement à se désengager mais que cene soit pas quelque chose comme une cessation d’activité totale, brutale et entière », deMonsieur O. « j’ai cessé de m’intéresser aux nouveaux managers qui venaient d’arriver,qui m’envoyaient des convocations mais je n’y allais plus parce que je n’avais rien à fairesur ces trucs-là. Je me suis détaché complètement », de Madame H. « il faut se désinvestirde son travail quelques temps avant, lâcher prise… J’ai essayé de lâcher prise et ça a étédur : je me souviens d’un projet en cours, je n’avais pas été à deux réunions et ma hiérarchieétait venue me demander pourquoi et j’avais dis “je ne me mets pas dans un projet qui vase faire à trois ans, alors que je m’en vais dans deux mois”. Comment ils pouvaient imagi-ner que j’allais m’investir ? Autant me donner un coup de bâton ! » et de Monsieur C., « jeme suis interdit de prendre un dossier intéressant l’année qui a précédé mon départ à laretraite ». L’individu, ayant incorporé les nécessités d’un processus de cassure des liensd’appartenance peut donc lui-même se mettre en retrait, dans une forme d’auto censure :ne plus être un élément partie prenante de l’organisation. Pourtant, la désintégration n’enest pas moins un élément anxiogène et c’est bien ce qui a amené Madame H. à retarderson départ : « Il y a deux ans déjà, j’aurais pu m’arrêter, au travail les collègues s’arrê-taient et j’ai dis “non, je ne suis pas prête, je ne peux pas, qu’est-ce que je vais faire ?”,c’était un peu comme s’il y avait un vide de l’autre côté. On ne peut pas passer sa vie às’amuser, à faire des voyages, à manger des gâteaux dans les salons de thé, ça ne vapas ».

D. Le passage à la retraite est facteur de désorganisation de la vie de l’individu

D.1. Le système-travail est producteur d’organisation pour l’individu

Le système travail, en tant que système, est producteur de règles, de structures, c’est-à-dire d’organisation. Comme tout système, le travail est espace de coercition, c’est-à-direégalement espace de possibles, dans lequel peut s’exprimer la liberté, justement parcequ’il est restrictif. Nous rappelons avec Anthony Giddens que « les propriétés structu-relles des systèmes sociaux sont à la fois habilitantes et contraignantes » (29) et que c’estparce que les systèmes sociaux sont fondés sur des structures contraignantes que desformes de liberté individuelles peuvent se déployer et cohabiter. Si donc la contrainte estrestriction, elle est aussi ce qui permet la liberté : c’est uniquement parce qu’il y a un système de contraintes que l’individu peut faire usage et jouir de sa liberté.

D.2. Passer à la retraite constitue un moment de désorganisation touchant toutes les sphèresde la vie

Or, si l’intégration à la structure de travail était soumission à des règles, le passage à la

retraite est le lieu d’une désorganisation.

Désorganisation du rythme de la journée pour Monsieur I. « J’avais peur, d’abord pour lequotidien, quand on a eu un quotidien de trente ans, c’est pas facile de devoir en chan-ger », Madame H. : « Toute sa vie, on a été contraint avec des horaires, et avec cette nou-velle tranche de vie où il n’y a plus d’horaires, comment voulez-vous qu’après soixante anson puisse se passer de repères d’horaires ? On est confus. On perd des horaires », Mada-me D ; « le matin, au début quand je suis revenue du travail, là ça a été dur les horaires,parce que vous avez votre système biologique, je me levais tous les jours à 5 heures dumatin avant et vous avez le système biologique qui est ancré pendant des années donc ilfaut le démonter », Madame F., qui explique : « il y a des matins où je n’ai pas le moral, oùje flotte si je ne me mets pas d’échéances pour la journée » et Monsieur L. : « J’ai besoind’activités de routine. C’est dommage, le bénévolat, c’est pas mon tempérament, maisj’aurais besoin de trouver quelque chose qui commence et qui finit et ça, je ne le trouvepas dans la retraite, ça me manque ».

Désorganisation des habitudes pour Madame F. qui explique qu’ayant passé beaucoup detemps dans les cantines et les restaurants, elle a dû réapprendre à se faire la cuisine :« quand je travaillais, je n’avais pas à me préoccuper de ce qu’il fallait faire à manger. Ça

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(29) Anthony Giddens, La Constitution de la société, Paris, PUF, 1997, p. 220.

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me tourmentait tellement que je suis allée voir une diététicienne car je ne sais plus mangerseule chez moi, je ne sais pas quoi me faire. Il faut à nouveau se reprendre en main ».Désorganisation des repères du couple (30) pour Monsieur L., qui nous parle de sa vie decouple en ces termes : « Aujourd’hui, même dans le ménage, il faut reconstruire un peu,s’adapter, il faut se supporter mais là, tout le temps, ça peut être désagréable. La femme atoujours fait comme çi et le mari arrive, “il faut faire comme ça”. Il faut recréer de nou-velles habitudes, de nouvelles règles et de nouvelles procédures. Quand il travaille, lemari ne s’occupe de rien mais à partir du moment où il est plus disponible, il s’intéresse àdes choses : les papiers, les finances du ménage… Et il faut aussi trouver des occupationscommunes », tout comme pour Monsieur U. « Ma femme a eu cette hantise de me voir unpeu trop souvent à la maison quand je serais à la retraite… Puisque pendant trente-huitans, j’ai été là en courant d’air, on prend des habitudes, et à partir du moment où vousarrêtez vos activités, vous n’allez pas découcher toutes les nuits, vous restez à la maisonet il faut apprendre ou réapprendre la vie à deux, c’est pas toujours facile ». De même,Monsieur I. explique « avec ma femme, avant j’avais plus le temps de faire ce que je vou-lais, parce qu’il y avait les journées de travail, maintenant on est vingt-quatre heures survingt-quatre ensemble, ça, ça change beaucoup les rapports. Avec ma femme, nousn’avons aucune activité en dehors de la maison donc toute activité est obligatoirementfaite à deux, donc peut-être le fait d’être maintenant tout le temps ensemble peut êtreplus difficile à gérer ». Les propos de Madame D. illustrent enfin à quel point la désorgani-sation peut toucher le couple, qui peut, au moment du passage à la retraite, devoir établirde nouvelles règles de vie : « Mon mari a d’abord été à la retraite, il était perdu, (…), ildisait “il va falloir que je t’attende”, moi, j’ai eu peur, parce que faire çi ou ça, j’avais pasl’intention d’aller avec mon mari, faire les randos, la gym, j’avais pas l’intention d’alleravec lui…(…) Quand je suis passée à la retraite, je lui ai fait comprendre, sans lui dire,que si j’ai pas mon indépendance, c’est pas possible, il faut que je respire, que je souffle.(…) J’aime bien être en couple, à la maison, mais si je n’ai pas mon indépendance, çan’ira pas ».

Les signes de la désorganisation engendrée par le passage à la retraite peuvent doncenvahir toutes les sphères : intime, familiale, sociale. Ces signes de désorganisation sontà comprendre comme les symptômes d’un bouleversement profond. En passant à laretraite, les individus se départissent de règles régissant la vie quotidienne et sontconfrontés à une véritable perte de repères, comme l’indiquent les propos deMonsieur T. : « Actuellement, je suis dans une période un petit peu floue parce que je n’aipas retrouvé de nouveaux repères », de Monsieur K. « je suis un peu perdu, il faut que jeretrouve des marques, que j’avais avant, auxquelles j’étais rattaché, qui me guidaient, jene me posais pas de question… Là, je me pose des questions, tous les jours… Ça cogite…(…) À l’heure actuelle, je suis un peu déboussolé, parce que l’aiguille n’est pas orientée àla bonne place, elle pivote et j’aimerais bien retrouver … », de Madame H : « On prendses marques, je suis un peu sur un tapis flottant, je ne sais pas trop (…) il y a aussi de l’in-connu, c’est un peu l’aventure » et ceux de Madame D. : « Il faut vous dire que quandvous êtes à la retraite, vous êtes déphasés pendant un an minimum, ça veut dire quevous ne savez pas où vous en êtes ». Nous observons, de plus, le potentiel invalidant dela désorganisation. Tandis que l’organisation est canalisatrice, son pendant engendre aucontraire un état presque chaotique pour l’individu sans repère, comme l’illustrent lespropos de Madame D. « à la retraite, vous voulez faire les choses, vous voulez faire beau-coup de choses mais vous ne voulez pas les faire, vous ne voulez pas louper quelquechose… vous vous cherchez ».

Dans ce sens, il n’est pas rare de rencontrer des individus qui sont tombés malades aumoment de leur passage à la retraite. Monsieur L. l’évoque ainsi : « J’ai pris ma retraite àsoixante-deux ans, j’ai eu une hernie discale au même moment. La transition a été délicatemême si j’étais préoccupé par mon hernie discale ». Madame D. évoque la maladie qu’ellea vécue à ce moment : « quand j’ai eu ma retraite, huit jours après je me suis retrouvéeavec un zona, c’était ça ou une dépression. Le zona m’a duré trois mois, j’ai couru lesmédecins et je suis partie en voyage après et je crois que ces trois mois-là, m’ont permisde me préparer à cette retraite, c’est idiot d’être malade et d’avoir aussi dans ma tête“mais je veux pas la louper cette partie-là !”, donc si vous voulez, sans le vouloir,

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(30) Sur la question des conséquences du passage à la retraite sur le couple, voir notamment Vincent Caradec,Le couple à l’heure de la retraite, Presses Universitaires de Rennes, 1996 et « Le problème de la “bonne distance”conjugale au moment de la retraite », in Revue française de sociologie, XXXV-1, janvier-mars 1994, pp. 101-124.

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j’essayais de me guérir, tout en me préparant à cette retraite ». De ces propos, de lamanière dont les individus évoquent la maladie, ressort le fait qu’elle est aussi un moyende se fixer sur autre chose que le passage à la retraite, dans une sorte de transfert.

Passer à la retraite peut donc signifier se trouver face à un temps tellement libéré descontraintes qu’il en devient anxiogène voire paralysant, comme l’illustrent les propos deMonsieur L. : « C’est un danger de passer sa journée à ne rien faire… On va au musée caril y a un phénomène de laisser-aller. Mais on n’a pas d’obligations, il faut trouver desmotifs de loisirs...(…) là on n’a plus d’astreinte, on a trop de liberté, si on avait moins deliberté, on ne s’en porterait pas mal. C’est pas facile. Il y a un vide donc on le comble, ons’oblige à sortir mais… ».

La désorganisation que l’individu rencontre lors du passage à la retraite repose sur le faitque sa vie passe « d’un temps imposé et sous contrainte à un temps choisi » (31). Monsieur L. explique ainsi pourquoi il a choisi de poursuivre une activité de consultantindépendant après être passé à la retraite : « je me suis remis à travailler pour avoir unencadrement, un rythme de travail. C’était une réaction face à trop de liberté. Je suispassé d’une vie très rythmée et contrôlée à mon compte de manière plus libre ce qui m’apermis de changer de rythme progressivement. Cette reprise d’activité, pour moi c’étaitplus que simplement de gagner de l’argent. La rupture avait été trop brutale : on seréveille un matin et on se dit “tiens aujourd’hui je ne vais pas au travail” mais on n’estpas organisé ». Les propos de Madame F. indiquent cette même logique : « Cette semainej’ai un agenda de ministre, je me suis fait des contraintes tous les jours, inconsciemmentc’est ça, je prends des rendez-vous, je vais à la bibliothèque pour travailler sur mathèse… », tout comme ceux de Monsieur A. « j’ai des astreintes, dans mon planning per-sonnel, je poursuis une activité quatre après-midi par semaine, dans les locaux ou enréunions. On peut se lever quand on veut, mais il faut aussi s’imposer et ne pas resterdevant la télé » et de Madame D. : « C’est grave comme j’organise ma vie… mais lesretraités sont obligés d’organiser leur vie, autrement, ils attendraient (…) donc pour tousles jours, c’est organisé, si vous n’organisez pas, vous ne faites pas » et de Monsieur U. :« Ma vie est quand même assez organisée, il y a quand même un peu d’inconnu. (…) J’aimes rendez-vous, vous avez l’agenda, je mets tout sur ordinateur et ça ne me quitte paset ça permet de vivre et de savoir un peu où on est ». Il s’agit bien pour les individus d’ordonner le temps afin de lui procurer une cohérence créatrice de sens, comme l’illus-trent les propos de Madame M. « Depuis la retraite, je fais de la gym, du vélo, de lamosaïque. Je me sens disponible, mais il faut s’organiser, se mettre des structures. (…) Ily a des gens qui ne s’habillent plus quand ils passent à la retraite, moi j’ai toujours luttécontre ça, le laisser aller. Il faut continuer à aller chez le coiffeur, s’entretenir, il y a du respect de soi-même et pour les autres ».

L’analyse des propos de nos interviewés permet de comprendre à quel point les règlesd’organisation pratiques et symboliques qui sous-tendent le travail placent, structurent etdisposent l’individu dans un système. L’organisation, au sens d’une structure, est donc àcomprendre comme une règle et comme une ressource. Lorsque celle-ci vient à fairedéfaut, c’est à une véritable désorganisation structurelle que l’individu doit faire face.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

En abordant, tout d’abord, l’analyse du passage à la retraite comme un moment de césureau potentiel anomique, nous avons souhaité mettre en lumière son caractère boulever-sant voire destructeur au sens où « c’est l’ensemble de(s) ingrédients de l’identité qui vaêtre percuté par le passage à la retraite (32). Le passage à la retraite met les individusdevant le travail de deuil, comme l’illustrent les propos de Monsieur K. évoquant demanière très émue son dernier jour de travail : « le dernier jour, ça a été dur… Là, il yavait trente et un ans de ma vie qui restaient derrière et même si je vis encore trente et unans, ça ne sera jamais trente et un ans comme ça… ». Nous avons souhaité montrerqu’intégrant l’individu dans un faisceau de contraintes et de reconnaissance, le travailreste encore aujourd’hui un des éléments qui structure en profondeur la vie de l’individu.C’est pourquoi, qu’il soit actualisé, en germe ou évité, le potentiel anomique du passage à

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(31) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 70.(32) Dominique Thierry, in La retraite, quelle identité après le travail ?, op.cit., p. 7.

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la retraite parcourt tous les entretiens que nous avons réalisés et il en est le dénominateurcommun. Nous avons souhaité mettre en lumière la place que revêt le travail pour l’indi-vidu, en tant qu’il est plus qu’une simple transaction économique : il est socialisateur,intégrateur et organisateur. Il permet à l’individu de déployer et soutenir une identitéreconnue au sein d’un groupe, étayant le rôle actif et spécifique de chaque individu autravail. Ce sont bien le travail et la valorisation sociale qui lui est portée, qui fonde lateneur de la reconnaissance sociale entre les individus. Or, cette reconnaissance sociale,même si elle a connu des dégradations, reste forte pour les cadres. On observe que « l’attachement au statut de cadre reste fort » (33) chez cette population. En parallèle, leséléments pratiques et symboliques qui sont attachés à ce statut traversent encore l’imagi-naire collectif, au travers des « formes de prestige et de distinction qui s’attachent au personnage social qu’ils incarnent dans les représentations collectives et qu’il peuventêtre amenés eux-mêmes à intérioriser » (34).

Pourtant, il n’en reste pas moins que la manière dont est vécue cette transition n’est pasunique, bien au contraire. Si les individus que nous avons rencontrés soulignent tous lepotentiel anomique du passage à la retraite, ils ne le vivent néanmoins pas tous de lamême manière. Nous poursuivons donc notre analyse en dépassant le dénominateurcommun des propos des interviewés : en éclairant les logiques individuelles nous souhai-tons mettre en exergue l’existence de différentes formes de passage à la retraite, les-quelles correspondent à des « figures » de jeunes retraités spécifiques. Il s’agit donc dansun second temps de comprendre ce qui détermine la manière dont est vécu le passage àla retraite et dont est construit le statut de retraité.

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(33) Paul Bouffartigues et Charles Gadéa, Sociologie des cadres, op. cit., p. 105.(34) Ibid., p. 67.

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DEUXIÈME PARTIE

LES DÉTERMINANTS DU PASSAGE À LA RETRAITE ET DE LA CONSTRUCTION DU STATUT DE RETRAITÉ

I. PRÉAMBULE MÉTHODOLOGIQUE SUR LE MODE DE CLASSIFICATION DES RETRAITÉS

A. Une introduction au concept d’idéal-type

L’analyse des propos de nos interviewés nous a permis de comprendre pourquoi lemoment du passage à la retraite est un bouleversement. S’il l’est pour l’ensemble desindividus, ceci ne signifie pas que tous le vivent de la même manière. Pourtant, s’il y aautant de manière de vivre intimement le passage à la retraite qu’il y a d’individus, il estpossible de dégager des lignes de forces, des éléments caractéristiques et d’autres diffé-renciant, qui nous permettent de réaliser une typologie de formes de passage à la retraiteet de construction du statut de retraité. Cette typologie, pour imparfaite qu’elle soit, n’enpermet pas moins d’analyser et de comprendre que des facteurs fondamentaux sont àl’œuvre dans le processus de passage à la retraite, moment de transition à fort potentielanomique, et dans le processus de construction du nouveau statut de retraité.

La manière dont est vécu le passage à la retraite et dont est construit le statut de retraitédépend de trois facteurs fondamentaux. Tout d’abord, de la façon dont s’est déroulé ledépart de l’organisation-travail, à savoir le processus de désintégration de la sphère pro-fessionnelle et les enjeux à l’œuvre pour l’individu lors de cette désintégration. Nousessaierons ainsi de comprendre pourquoi et comment le processus de désintégration estplus ou moins bien vécu par l’individu. Ensuite, la manière dont est vécu le passage à laretraite et dont l’individu construit le statut de retraité dépendent de la charge signifianteque revêtait le travail pour lui, c’est-à-dire la part que prenait le travail dans l’étaiementde son individualité. Elle dépend enfin, de l’activation de stratégies d’investissement etde socialisation, reposant sur des compétences sociales acquises par l’individu tout aulong de sa vie. Nous essaierons ainsi de mettre en lumière l’importance que revêt le fonc-tionnement mono ou multipolaire de l’individu, en termes de sources d’intégration etd’implication sociale. Par fonctionnement mono ou multipolaire, il faut comprendre lesdifférents pôles de socialisation investis par l’individu en termes d’investissement et d’intégration sociale.

Cette présentation des trois déterminants à l’œuvre ne recouvre pas leur ordre d’impor-tance et nous les tenons tous les trois pour des déterminants également fondamentaux.

Notre analyse porte ici sur le processus à l’œuvre au sein de chacun de ces trois para-mètres déterminant la manière dont est vécu le passage à la retraite et dont est construitle statut de retraité. Nous tenterons de mettre au jour la manière dont ces paramètresengagent tous l’individu. La compréhension des enjeux propres à ces trois déterminantsest la base sur laquelle nous élaborons notre typologie, réalisée en nous appuyant sur lemodèle proposé par Max Weber : l’idéal-type (35). La notion d’idéal-type est une construc-tion théorique de Max Weber, un outil d’analyse sociologique, une méthode pour analyserles données du monde social, lesquelles peuvent, à premières vues, sembler disparates.Cette notion repose sur la construction de la réalité observée dont on accentue les carac-téristiques propres, afin d’en faire ressortir les traits significatifs, pour en ana lyser lasignification. Le concept d’idéal-type est donc une production idéalisée seulement ausens logique du terme : idéal-type ne signifie en aucun cas correspondant à un idéal en

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(35) Voir Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Éditions Flammarion, 2000.

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termes de valeurs. Pratiquement, certains individus que nous avons rencontrés peuvent correspondre à un seul idéal-type et d’autres individus correspondre à un idéal-type puis à un autre en fonction de variables temporelles, structurelles voire circonstan-cielles : le temps passé à la retraite, le développement de capacités à réinvestir dans despôles de socialisation et de signification, l’arrivée d’un petit-enfant par exemple, sontautant de facteurs susceptibles de faire pencher l’individualité d’un type à un autre. Surce point, nous rappelons que nous avons, à dessein, choisi de ne rencontrer que des indi-vidus retraités depuis moins de cinq ans, afin que le moment du passage à la retraite soitle plus proche possible et que de véritables routines ne soient que peu installées.

Nous élaborons donc des idéaux-types de formes de passage à la retraite et de formes deconstruction du statut de retraité, afin d’en dégager leurs logiques propres et les élé-ments de différenciation qui se dégagent.

À l’analyse des entretiens réalisés, trois idéaux-types de forme de passage à la retraite sedégagent, sous-tendus et caractérisés par des déterminants fondamentaux propres à cha-cune de ces trois catégories : la manière dont s’est joué le départ de l’organisation-travail,le rapport au travail et les compétences des individus sont différents selon l’idéal-type.Nous mettons tout d’abord au jour, un passage à la retraite «destructeur » correspondantà un individu « atomisé », un passage à la retraite « investi » pour un individu « recentré »ensuite, et enfin, un passage à la retraite « reproducteur » correspondant à un individu« stratège ».

II. FORMES DE PASSAGE À LA RETRAITE,

FORMES DE CONSTRUCTION DU STATUT DE RETRAITÉ

A. Passage à la retraite « destructeur » de l’individu « atomisé »

Nous qualifions le premier type de passage à la retraite que nous analysons de destruc-teur et nous l’observons chez des individus que nous qualifions d’atomisés. Dans cettepremière catégorie en effet, le passage à la retraite vient détruire des éléments fonda-mentaux de l’individualité (statut, liens, repères, image de soi…) sans que ceux-ci nesoient reconstruits, ou même négociés, en aval. Chez les individus atomisés, le passage àla retraite balaie le sens des choses et de sa propre individualité. Ce sens avait été acquiset s’étayait sur une situation professionnelle qui établissait un ordre du monde et uneposture de l’individu en son sein. En passant à la retraite, ce type d’individus se départ dece sens, sans trouver les ressources pour en créer un autre. Pour cela, il se vit dès lorscomme atomisé, c’est-à-dire délié du monde social, sans repère ni but, sans prise sur unenvironnement social qui ne lui est plus familier, sans ressource pour participer à laconstruction d’un statut de retraité qui lui semble imposé voire discordant. Il sembleindispensable d’étayer ce constat par une interrogation sur les raisons pour lesquelles cetype d’individus ne parvient pas à recréer du signifiant, qu’il soit d’ordre pratique ou sym-bolique.

Liste indicative des profils d’individus sur lesquels repose notre analyse du premier idéal- type : passage à la retraite « destructeur », individu « atomisé »

Nom SexeAnnée Niveau Situation Dernier emploi Date

Naissance scolaire familiale occupé de retraite

M. L. H 1938 École d’ingénieur Marié Ingénieur 20021 enfant bureau d’études

Technicien Divorcé, Cadre commercialM. B. H 1945 dessinateur Célibataire (industrie 2005

industriel 1 enfant pharmaceutique)

Mme T. F 1937 Maîtrise lettres Veuve, Consultante étude 2002sans enfant (industrie pharmaceutique)

Divorcé, remarié, Responsable de chantierM. K. F 1945 CAP mécanicien 2 enfants, de construction 2007

1 petite-fille (industrie aéronautique)

Mme E. F 1946 Doctorat En couple Directeur Financier 2004d’économie 3 enfants (collectivité locale)

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A.1. Un passage à la retraite dysfonctionnant

Si l’on interroge les facteurs déterminants de cette première forme de passage à la retraite,on constate qu’il se rencontre chez des individus dont le passage à la retraite a été malvécu car soit subi, soit prolongeant une dernière phase professionnelle difficile (différentavec l’organisation, période de chômage par exemple).

Le fait de vivre le passage à la retraite d’une manière subie, de ne pas participer de façonpositive de ce changement, c’est-à-dire en y adhérant et en étant acteur positif de cettetransition, peut engendrer une forme de rejet de la situation (le passage à la retraite) et dustatut à venir (retraité). Les propos de Monsieur L., ancien ingénieur dans un bureaud’études, illustrent ce phénomène : « La retraite m’a été imposée. Le moment de la retraitecorrespondait à une fin de mission dans le bureau d’étude, tout se terminait en mêmetemps. (…) La transition a été délicate. (…) La rupture est trop brutale : on se réveille unmatin et on se dit “tiens aujourd’hui je n’y vais pas” ! Mais on n’est pas organisé, on n’estpas préparé. (…), je l’ai pas bien ressenti », tout comme ceux de Monsieur K., anciencadre technique dans l’aéronautique, qui explique qu’il souhaitait travailler sur un dernierprojet avant de partir à la retraite, ce qu’il n’a pas pu faire : « je ne suis pas content d’êtrepassé à la retraite… Parce que j’avais un grand projet, j’avais dis “je prendrais ma retraitequand le nouvel avion sera là, je veux travailler sur cet avion-là”. Manque de pot, l’avionn’est pas arrivé et entre temps, avec les accords cadre, les mises à la retraite des gens, j’aifait partie d’un groupe qui devait partir. J’ai fait un peu de rébellion pour qu’ils me gardent et puis je n’ai pas eu le choix, ils m’ont dit “allez, hop, dehors”, … c’est la seulepetite chose dont j’en veux à la compagnie, de ne pas avoir reconnu que j’avais donné ».On observe deux choses à l’analyse de ces derniers propos. D’une part, que la logique dedon (36) dans laquelle se situait Monsieur K. dans l’échange symbolique avec l’organisa-tion n’a pas fonctionné. Nous nous appuyons ici sur la théorie du don, développée parMarcel Mauss, qui met la problématique de l’échange symbolique au cœur des relationssociales. Créant du lien social, puisque la dette du don symbolise une relation particulièreentre personnes, le don est basé sur la règle de la réciprocité et appelle une contrepartie :le contre-don. Tout don, en créant une dette, institue moralement un échange. Il obligecelui qui reçoit dans une forme d’échange en tryptique : donner, recevoir, rendre. Le doncrée une véritable obligation pour chacun des partenaires, l’obligation de recevoir etl’obligation de rendre, à défaut de quoi, la relation prendra un caractère inique. Ainsi, auxyeux de Monsieur K., les années de services dans la compagnie lui donnaient droit, à sonsens, à une forme de négociation autour de son passage à la retraite, dont les modalitésauraient dû être adaptées à son cas. Pour cet individu, l’échange symbolique reste doncen sa défaveur. À son sens, l’organisation était encore en posture de dette symbolique,lorsqu’il est parti à la retraite et de ce fait, l’individu ne peut passer à autre chose. Le passage à la retraite, césure en soi, se fait ici doublement cassure puisqu’il a été vécucomme une trahison de la part de l’organisation. C’est finalement à un double deuil quel’individu a à faire : celui de son individualité travaillant et celui d’un rapport équitable àl’organisation.

D’autre part, Monsieur K. souhaitait participer à un dernier projet qui relevait symbolique-ment d’une clôture de carrière, et il poursuit ainsi : « la retraite est venue trop vite en fait,je m’en suis aperçu que quand j’étais dedans en fait. Trois mois avant de partir, j’étais entrain de tambouriner aux portes pour qu’on me garde encore deux ans, j’ai fait un dossierà la RH pour pouvoir rester, mais ça a été refusé ». On comprend que lorsque l’individun’accepte pas et ne participe pas de manière positive à son départ, il rencontre des diffi-cultés pour l’actualiser. Les propos de Monsieur K. illustrent ainsi une forme de déni deréalité, qui a perduré jusqu’à son dernier jour au sein de l’entreprise, comme il leraconte : « je suis aussi parti comme Brutus un peu. Dans les boîtes comme ça, on fait unpot de départ et j’ai envoyé un message aux gens que je connaissais, en disant que jesouhaitais ni quête ni pot. Ils n’étaient pas contents. Je suis parti comme ça ». L’individuest donc en face d’un deuil impossible à faire puisque l’échange symbolique est resté ensuspens et que la clôture symbolique de sa carrière n’a pas pu être actée.

Le fait de passer à la retraite dans le prolongement d’une phase professionnelle difficilepeut également être facteur de destruction pour l’individu. Ainsi, Monsieur B., anciencadre commercial dans l’industrie pharmaceutique, s’est retrouvé au chômage en 1999, apoursuivi des recherches d’emplois, passant de période d’activités professionnelles à des

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(36) Voir Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Essai sur le don, Paris, PUF, 1950.

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périodes de chômage jusqu’au moment où il commence à percevoir sa retraite, en 2005.Il évoque ainsi cette période : « Quand je suis tombé au chômage, j’ai pensé retrouver dutravail rapidement, (…) comme je voulais rester actif, j’ai fait des stages, mais à chaquefois que je me présentais dans un boulot, je faisais partie des trois possibles par exemple,l’âge coinçait quelque part, j’étais en compétition avec des gens qui avaient moins d’expérience terrain mais des diplômes, et qui leur coûteraient moins cher. J’ai retrouvédu travail mais à chaque fois des boulots payés vingt-cinq ou trente pour cent de moinsque ce que j’avais avant. J’ai travaillé pour un laboratoire, pendant un an, par exemple ».Cette période de difficultés professionnelles, qu’il qualifie de « traversée du désert »,constitue le terreau sur lequel s’étaient les difficultés qu’il rencontre à la retraite, commel’illustrent ses propos : « je parlais de couperet tout à l’heure, là il y a quand mêmequelques années où ça fait des dégâts d’être au chômage (…) les dégâts que ça a fait, çalaisse des traces… Vous êtes à la retraite, vous vous dites, “maintenant ça va mieux, maisil est tard, ça arrive un peu tardivement. Comment ça va se passer ? Pourvu que çadure…” (…) Je me dis “qu’est-ce que je fais de tout ça maintenant ?” … “Qu’est-ce que jefais maintenant que ça va mieux, n’est-il pas trop tard ?”. Le fait d’avoir été en marge ettout le manque de confiance que j’ai accumulé pendant ce laps de temps ont fait beaucoup de dégâts qui perdurent aujourd’hui… ». On observe un profond sentimentd’insécurité dans les propos de l’individu, lequel, alors même qu’il n’est plus en situationde chercher du travail et dispose d’une pension de retraite assurée reste non seulementmarqué par la période de chômage qu’il a vécu mais ne parvient pas à trouver les ressources pour la dépasser. Le passage à la retraite est, ici, destructeur dans le sens où ilest l’actualisation du fait que l’individu ne se verra plus donner la possibilité de réussirdans la sphère professionnelle. Le passage à la retraite vient ainsi clôturer une phased’échec et en garde le goût.

A.2. Un élan vital écorné

Le fait d’avoir subi le passage à la retraite ou de l’avoir vécu dans le prolongement de dif-ficultés professionnelles constitue une véritable brèche dans ce que l’on peut caractérisercomme l’élan vital de l’individu, cette « activité propre du sujet, de sa capacité à réagir, às’adapter, à inventer des solutions, à rebondir aux échecs, à se frayer sa proprevoie » (37). Les individus qui vivent le passage à la retraite de manière destructrice pré-sentent en effet des carences en termes d’adaptation et de création. Ceci est illustré parles propos de Madame F. : « Si je me lève le matin, c’est d’instinct. Il faudrait que jeretrouve le plaisir de vivre », de Monsieur K. : « ces derniers temps, j’ai eu tendance à mereplier un peu sur moi-même, beaucoup trop à mon goût et là je commence à m’en aper-cevoir, (…), je me suis retranché, beaucoup, des gens… ça n’a pas passé la retraite, qu’onme mette à la retraite, ça ne passe pas. Je me sens rejeté, je me sens diminué » et deMonsieur B. : « Mon parcours professionnel se termine un peu en queue de poisson…Des projets ? Non, je n’en ai pas vraiment, pas à long terme. Je me sens un peu fragilisé.Fragilisé devant cette terre d’aventure qui est devant moi, qui est la troisième partie d’unevie à accomplir, à remplir. (…) Donc devant un futur incertain… ».

On observe que pour ce premier type d’individus, le travail constituait un élément fonda-mental d’étaiement narcissique (38) : il concourrait à l’élaboration et au maintien d’uneimage de soi positive chez eux. L’individu « atomisé » après son passage à la retraite secaractérise comme ayant fonctionné de manière relativement monopolaire en termesd’investissement et d’intégration sociale. Le travail constituait véritablement le seul pôle,hors la famille, de construction, de négociation et de valorisation de leur identité d’unepart, et le seul espace de socialisation fort d’autre part.

Or, n’ayant que peu développé ces compétences dans d’autres sphères que l’activité professionnelle, les individus atomisés se retrouvent sans pôle d’investissement et devalorisation de leur identité. Les propos de Monsieur K. sur sa situation de retraité illus-trent à quel point l’individu peut rencontrer des difficultés à investir dans de nouvellesactivités narcissiquement étayantes : « c’est pas valorisant ce que je fais aujourd’hui. Jesuis relégué à l’heure actuelle, à homme à tout faire, homme de maison. Alors que ce queje faisais au boulot avant, ça, c’était valorisant ». L’activité professionnelle représentait

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(37) Claude Dubar in L’identité, Éditions Sciences Humaine, 2004, p. 136.(38) En psychanalyse, prenant pour référence le mythe de Narcisse et la fascination qu’exerçait sur lui sa propreimage, le narcissisme est à comprendre comme un investissement de l’énergie psychique dans le Moi, partici-pant d’une image de soi valorisante.

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pour cet individu la seule source d’implication et de valorisation identitaire. Le travailconstituait véritablement le seul pôle, hors la famille, de construction, de négociation etde valorisation de leur identité et le seul espace de socialisation fort pour ces individusque nous qualifions de monopolaires. Cette source d’implication et de valorisation identi-taire, aujourd’hui tarie, l’individu ne trouve pas les moyens d’une nouvelle valorisation,parce qu’il n’a pas développé au cours de sa vie, une faculté d’inscription forte dans l’espace social. Ayant restreint son fonctionnement à un seul pôle, ce type d’individusrencontre deux difficultés. La première difficulté est, qu’au moment où il aurait besoin des’appuyer sur des pôles de socialisation pour contrebalancer le vide laissé par celui queconstituait l’activité professionnelle, il ne peut y recourir puisqu’il ne les a pas dévelop-pées. Il manque, à proprement parler, de réseau social, narcissiquement étayant et socia-lement intégrant. La seconde difficulté à laquelle se confronte l’individu « atomisé » estqu’il ne sait pas comment s’intégrer dans de nouveaux espaces sociaux car il ne disposepas des ressources pour le faire. Nous évoquons ici des ressources au sens d’habiletésindividuelles à s’intégrer et évoluer dans un réseau social élargi, de tisser une toile depôles de socialisation multiples (famille, travail, associations, clubs, partis politiques, syn-dicats etc.). Il ne possède pas les clés pour développer des stratégies de socialisation.

Cependant, il ne s’agit pas d’appréhender un fonctionnement monopolaire (39) commeun mode de fonctionnement immuable et donné. Il est parfois la conséquence d’un dysfonctionnement momentané dans la balance des différents pôles de socialisation. Lespropos de Madame H., ancien cadre infirmier, éclairent la manière dont le travail peutdevenir le seul ancrage lorsqu’un autre pôle d’ancrage social – ici, le couple – devientdéfaillant : « quand je suis devenu cadre, je passais plus de temps au travail. C’était unrefuge, je venais de divorcer. Je suis devenu cadre, je me suis investie à fond là-dedans,c’était vraiment une espèce de boulimie qui me faisait tenir debout ».

De même, les propos de Madame T., ancienne directrice d’études dans l’industrie pharmaceutique, dont les seules relations étaient celles de son mari, aujourd’hui décédé,illustrent le fonctionnement monopolaire et la déliaison, l’atomisation provoquée par lepassage à la retraite (renforcée chez cet individu par son veuvage (40)) : « À la retraite, onn’a plus de rôle en fait. Avant, vous avez un rôle dans la société : vous êtes la femme dequelqu’un, vous êtes le patron de quelqu’un d’autre, vous avez une activité, vous avez unrôle, vous avez une utilité. Là, vous n’avez plus de rôle, vous n’avez plus d’utilité pour per-sonne donc vous vivez pour vous ». « Vivre pour soi » est le signe de l’individu qui fonc-tionne en vase clos. La crainte de la déliaison, du vase-clos, sous-tend de nombreuxentretiens, y compris pour des individus que nous ne classons pas dans ce premier type,comme l’illustrent les propos de Madame H. « ce qui est dangereux quand on est à laretraite, c’est que si l’on vit trop pour soi, on s’exclut des autres et c’est pas bon » et deMonsieur T. « ce que je crains, c’est de vivre en circuit fermé ». N’ayant pas développéd’autres stratégies d’intégration sociale durant sa vie, l’individu « atomisé » ne trouve pasles moyens du réinvestissement indispensable à l’intégration sociale. En cela, il vit le passage à la retraite comme une déréliction, à savoir un sentiment d’abandon, et peine àretrouver l’élan catalyseur de projections positives dans le monde.

Projets efficaces, implications et liens sociaux en pâtissent. La projection de soi dans lemonde, tout d’abord comme nous explique Monsieur K. : « malheureusement, je n’ai pasd’autres projets et en définitive, si je fais le compte, à l’heure actuelle, je ne suis pas trèscontent d’être à la retraite. Le côté merveilleux, j’attends de le découvrir, je ne l’ai pasbien saisi », de Madame H. « La retraite, c’est le plus grand bouleversement de ma vie,parce que quel est l’objectif ? On ne va rien créer, on ne va pas fonder une famille… ».

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(39) Décrire le fonctionnement de l’individu en termes de pôles, revient à mettre en lumière son inscription dansl’espace social au travers des espaces de socialisation que sont la famille, l’école, le travail, les amis, les associa-tions… Ainsi, on parlera de fonctionnement monopolaire pour un individu qui s’inscrit plutôt dans un pôle desocialisation fort et de fonctionnement multipolaire pour l’individu qui se déploie au travers de différents pôlesde socialisation.(40) Sur la question du veuvage et de ses conséquences sur le passage à la retraite, comme en témoignent lespropos de cette interviewée, voir Delphine Desmulier, Marieke Polfliet, Jacques-Benoît Rauscher, « La sociabilitédes retraités, une approche statistique (enquête) » in Terrains & Travaux, 2003-2 (n° 5), p. 151 à 164 : « La solitudeagit négativement sur la sociabilité. (…) On constate que la structure du ménage a une grande importance surles invitations et réceptions et donc sur la sociabilité des personnes âgées. Les personnes vivant seules reçoi-vent et sont reçues beaucoup moins que les personnes vivant en couple. Ainsi 38 % des personnes âgées vivantseules déclarent ne jamais recevoir de parents pour déjeuner ou dîner, contre seulement 13 % des personnesvivant en couple. Tout se passe comme si la sociabilité, du moins les échanges d’invitations, était une activité decouple, qu’il est difficile de poursuivre seul. (…) la solitude est un facteur qui agit négativement sur la réceptionde parents ou d’amis ».

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Nous observons également une atomisation des liens sociaux, comme l’illustrent les propos de Madame T « la retraite, c’est l’horreur ! (…) Je rame ! Je dis souvent que je suisentrée en “OAS”, “oisiveté, âge, solitude” ! » et de Monsieur K. : « j’ai tendance à fuir unpeu les gens… (…) Je ne les fuis pas mais je ne me rapproche pas. Éventuellement, onpourrait même presque dire que je les évite… Par exemple, aujourd’hui, j’avais décidéd’aller manger avec un ancien collègue, j’y ai pas été, j’ai dit “non, qu’est-ce que je vaislui raconter ? Qu’est-ce que je vais lui dire ?” ». Ce type d’individus se perçoit commen’habitant plus de place sociale, or, rencontrer l’autre revient à se situer. Ainsi, la perte desa place, les difficultés à en reconstruire une et à embrasser de manière positive un nou-veau statut amènent l’individu à des difficultés dans la relation avec autrui, ce qui participeà son atomisation. Nous constatons donc que la « crise de l’image de soi, de l’amour desoi, de la représentation que l’individu a de lui-même » (41), inhérente au passage à laretraite, est particulièrement aiguë pour ce type d’individu, lesquels peinent à combler laperte des supports d’identifications étayant l’individualité intime et sociale.

Si l’identité individuelle se constitue de « “mondes” construits par les individus et des“pratiques” découlant de ces “mondes” » (42), il faut comprendre que les individus « ato-misés » rencontrent des difficultés à se construire un nouveau monde et, ce faisant, àdévelopper de nouvelles pratiques y correspondant. Le passage à la retraite est vécu pareux comme une destruction et ils ne parviennent pas à développer les compétences utilesà une reconstruction en aval. À proprement parler, ces individus ne réussissent pas àreconstruire un statut de retraité leur procurant les satisfactions nécessaires à leur épa-nouissement.

B. Le passage à la retraite « investi » de l’individu « recentré »

Nous qualifions le second type de passage à la retraite que nous analysons d’« investi »et nous l’observons chez des individus que nous qualifions de « recentré ». On observeque ce sont des individus qui, même s’ils avaient le statut de cadres, sont ceux qui ontendossés les responsabilités professionnelles les plus faibles au sein de notre échantillon.

Cette seconde forme de passage à la retraite se rencontre chez des individus dont ledépart de l’organisation-travail s’est déroulé sans heurts et qui se sont souvent désen -gagés peu à peu de leurs responsabilités professionnelles, quelques temps avant de partir à la retraite. On remarque que pour ces individus, le travail n’était pas un pôle fortd’étaiement narcissique : c’est surtout hors de la sphère professionnelle que ces indi vidusavaient le sentiment de se réaliser. Ce type d’individus réalise donc une césure forte entrel’activité professionnelle et le temps hors travail. L’activité professionnelle est perçuecomme source de revenus, étape obligatoire de la vie en société, pouvant par ailleurs êtresource d’une certaine satisfaction et vis-à-vis de laquelle ce type d’individu fait montred’une faible implication, tant dans le système symbolique des interactions propres à l’or-ganisation que dans la propension à endosser des responsabilités professionnelles fortes.À l’opposé, l’espace-temps hors travail est perçu par ce type d’individus comme lieu deliberté et de possibles, espace d’investissements et de réalisations personnelles, choisis,déterminés par eux et non subis. On remarque donc que l’individu « recentré » après sonpassage à la retraite se caractérise par des passions et des stratégies de réinvestissementà caractère narcissique au moment du passage à la retraite.

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(41) Dominique Thierry (dir.), L’entrée dans la retraite, op.cit., p. 66.(42) Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 103.

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Liste indicative des profils d’individus sur lesquels repose notre analyse du second idéal-type :

passage à la retraite « investi », individu « recentré »

Nom SexeAnnée Niveau Situation Dernier emploi Date

Naissance scolaire familiale occupé de retraite

Mme F. F 1943 Maîtrise En couple, Chargée de gestion 2005de géographie 1 enfant projets (ministère)

Mme M. F 1946 Diplôme d’infirmière Veuve, 2 enfants Cadre infirmier 20041 petit-fils (hôpital)

M. C. H 1950 Licence Marié, 2 enfants Cadre aux achats 2006de lettres 1 petit-fils (entreprise publique)

Mme D. F 1946 CAP comptabilité Mariée, 2 enfants Chef comptable 20033 petits-enfants (PME)

M. T. H 1947 Baccalauréat Divorcé, Célibataire Ingénieur produit 20072 enfants (industrie automobile)

Doctorat Conseiller auprès M. I. H 1947 de Marié, 2 enfants d’une direction stratégique 2006

Mathématiques (industrie électronique)

B.1. Un type d’individus plus faiblement investi au travail

Si l’on interroge les facteurs déterminants de cette seconde forme de passage à la retraite,on constate qu’il se rencontre chez des individus qui vivent le passage à la retraite à l’aune de la relative faiblesse de leur investissement au travail, tant en termes de prise deresponsabilités et d’autonomie qu’en termes de participation, pratique et symbolique, àla dynamique sociale de l’organisation. Ainsi, lorsqu’on les interroge sur ce que représen-tait le fait de travailler, on observe que leurs propos attestent d’un rapport au travail plusfaiblement investi que pour le groupe d’individus « atomisés » précédemment étudié.

La faiblesse de l’investissement peut prendre des formes différentes : elle peut être toutd’abord l’intégration de soi comme relégué à un second rôle au sein de l’organisation.Les propos de Madame D., ancienne directrice de la comptabilité dans une PME, illustrentainsi une forme de soumission à l’autorité légitime de son patron, dans une mise enscène de soi comme individu subalterne, en retrait des véritables responsabilités : « Pourmoi, travailler c’était arriver à quelque chose, pas moi, mais arriver à ce que mon patronvoulait et moi je suivais derrière. C’était l’aider à arriver à ce qu’il voulait ».

Le faible investissement vis-à-vis de l’organisation peut être plus structurel et revêtir unevéritable posture pour l’individu. On remarque en effet des individus qui se vivent prati-quement et symboliquement aux marges de la dynamique organisationnelle : ils jouent aminima le jeu de l’organisation et se positionnent comme relativement dégagé des dyna-miques sociales à l’œuvre, comme l’illustrent les propos de Monsieur I., ancien conseilleren stratégie dans l’industrie électronique : « Travailler n’a jamais été un but en soi. (…) Jene déjeunais pas avec les patrons, je ne voulais pas avoir de promotions particulières. Jen’avais pas de rapport non plus avec mes chefs ou le minimum. Je n’allais jamais auxpots. Je pense que je n’ai jamais eu besoin d’avoir un rôle social, mon propre amuse-ment, mon propre plaisir me suffisaient. Travailler pour porter une pierre à l’édifice de lasociété est quelque chose qui n’avait aucun sens pour moi, aucun sens… C’est un leurre,au fond on n’est qu’un pion » et de Monsieur C., ancien cadre dans un service achat d’unservice public : « Ma période d’activité, c’était alimentaire. Je ne suis pas carriériste et jen’aime pas me battre ». Si ces individus pratiquent une sorte de désengagement vis-à-visde l’organisation, c’est parce qu’à leurs yeux, le travail ne remplit pas, ou alors de façonsporadique, une fonction motrice forte dans leur vie. Madame M. nous explique ainsi :« J’ai toujours cherché un autre sens que le travail à ma vie ». Les propos de Monsieur C. vontdans le même sens : « Ma vraie vie, c’était plutôt hors du travail », tout comme ceux deMonsieur I. : « Pour moi, travailler n’a jamais été un sens ».

On note chez ces individus que si le travail ne revêtait pas un caractère d’étaiement nar-cissique fort, le pôle familial était en revanche très investi. Ainsi Madame D. explique :« Je me suis arrêtée de travailler 4 ans de ma vie, je suis restée avec mes enfants et c’étaitimportant. Dans la vie, le plus important c’est la famille », de Monsieur C. : « Je me suis

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toujours moins occupé de mon travail que de ma famille. Je me suis toujours beaucoupoccupé de mes enfants, à tous les âges », de Monsieur I. : « Pour moi, la famille, il n’y aque ça, rien n’a de sens que la famille. Quand les enfants étaient petits, c’était vraimentmon but, puis quand le travail a commencé à me fatiguer, je me suis mis un peu sur lavoie de garage et j’ai beaucoup aidé mes enfants qui commençaient leurs vies d’adulteset qui avaient besoin de moi » et de Madame M. « Le travail pouvait être intéressant maisj’ai toujours privilégié ma vie familiale. Les enfants, ce sont un moteur dans ma vie ». Onremarque qu’on échappe ici à la caricature imputant ce type de comportement aux seulesfemmes, puisqu’il concerne également les hommes.

C’est chez ce type d’individus qu’on retrouve les stratégies de désinvestissement du travail les plus fortes et ce, pendant l’année précédent le passage à la retraite. Ainsi, Mon-sieur C. nous explique : « Je me suis interdit de prendre un dossier intéressant l’annéequi a précédé mon départ à la retraite », dans une logique proche de celle mise en placepar Madame H. « Il faut bien préparer sa retraite, faire le bilan de sa vie professionnelle…Il faut bien penser que tout va changer. J’avais essayé de le faire. Il faut se désinvestir deson travail quelques temps avant, lâcher prise » et de Madame F. : « quelques tempsavant de passer à la retraite, j’avais déjà anticipé et je travaillais déjà moins, seulementquatre jours par semaine, pour réfléchir, commencer à faire d’autres activités ». On observe,en parallèle, chez ce type d’individus, les stratégies d’anticipation à court et moyen terme,les plus poussées au sein de notre échantillon, ce qu’illustrent les propos de Madame H. :« Il faut se projeter, s’interroger : “comment vont se dérouler les premiers mois ?”,“Qu’est-ce que je fais ?”, “Qu’est-ce que je fais pas ?” », de Monsieur T. : « Quand je suisparti à la retraite, j’avais programmé un certain nombre de choses. J’avais organisé ceque j’allais faire tout de suite après. J’ai enchainé sur différentes choses que j’avais pré-vues : en Avril, je suis parti en montagne, en Mai, en Allemagne, j’ai enchaîné durant l’étéen montagne et j’avais prévu d’aider ma fille à faire des travaux dans la maison qu’ellevenait d’acheter, donc j’ai fait beaucoup de choses », de Madame D. : « je savais ce quej’allais faire pendant la retraite, parce que j’avais commencé à me faire des dossiers surdes activités, des choses que seuls les retraités peuvent faire, je m’étais déjà confectionnéce petit dossier, donc dans ma tête quelque part, je me préparais. Tout en me préparant àcette retraite, j’ai organisé un long voyage pour après, ça a été un bienfait. Ce voyage m’apermis de finaliser et après, c’est là que toutes mes idées d’activités se sont mises enplace ». Les propos des interviewés montrent qu’ils développent une dynamique autourde leur passage à la retraite : ils investissent véritablement ce moment dans une logiqued’efficace.

Deux éléments jouent donc un rôle fort dans la manière dont ce type d’individus vit lepassage à la retraite. Tout d’abord, un investissement relativement faible dans l’organisa-tion-travail, renforcé par une stratégie de désinvestissement marqué vis-à-vis de la sphèreprofessionnelle avant le passage à la retraite et une distance forte avec les mécanismesd’intégration à l’organisation-travail : l’activité professionnelle n’a pas été vécue commeune fin en soi et les individus mettent en place des stratégies pour s’en dégager. Ensuite,un investissement familial fort : ceci est la preuve que ce type d’individus ne se situe pasdans un fonctionnement monopolaire et qu’il existe pour eux différents pôles forts desocialisation et de signification.

B. 2. Un passage à la retraite en forme de réinvestissement

On remarque que ce type d’individus développe une dynamique d’investissement de latransition que constitue le passage à la retraite : ils se posent comme puissance agissanteface à un moment qui recèle de l’inconnu. On constate donc que ce groupe d’individus secaractérise par une capacité d’autonomisation et de prise de distance nécessaires pourdévelopper des stratégies d’investissement socialisantes et narcissiquement étayantes.Ce type d’individus vit donc ce moment moins comme une destruction que comme la find’un cycle. Cette transition leur semble grosse de potentialités qu’il s’agit pour eux d’investir : Monsieur T. espère ainsi « s’enrichir d’une nouvelle manière, continuer de fairedes choses qui l’intéressent, dans différents domaines ». Ce type d’individu « recentré » secaractérise par la projection de soi, comme nous le verrons par la suite.

On observe que la perception de potentialités décuplées est vécue sur le mode de l’aviditéchez certaines personnes interrogées. Madame D. nous explique ainsi : « Je ne veux paslouper ma retraite ! Donc mon envie, c’est de faire tout, si c’est possible », pourMonsieur I. : « le temps que l’on a, il ne faut pas le gâcher, pas le perdre » et Monsieur T.nous déclare : « j’ai intérêt à en faire un maximum ».

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Ces individus se vivent face à un véritable espace de liberté, un horizon de possibles,dégagé des assujettissements antérieurs, comme l’illustrent les propos de Monsieur I. :« à la retraite, je suis libre de choisir ce que je veux faire », de Madame M. : « aujourd’hui,je me sens libre », de Madame D. « J’ai l’impression que je peux tout faire », deMonsieur C. : « Je me sens disponible », ce qui traverse également la sphère des relationssociales, comme nous l’explique Madame F. : « je me sens plus libre, y compris par rapport aux gens, parce que le travail vous déforme, vous limite ». Si cette liberté n’estpas vécue comme paralysante pour les individus de ce groupe (au contraire du grouped’individus « atomisés »), c’est du fait que ceux-ci la remplissent de sens et se posentcomme acteurs de la situation.

Il existe, certes, une rupture au moment du passage à la retraite pour ces individus, maison remarque que ceux-ci présentent les ressources et capacités d’aménagement et denégociations nécessaires au bouleversement engendré par cette transition ainsi que lescompétences à se projeter dans le monde et investir de nouveaux modes de comporte-ments. Ceux-ci appréhendent donc ce moment comme la possibilité de se créer unmonde nouveau, riche de pratiques nouvelles, dont ils sont pleinement acteur. En passantà la retraite, ce type d’individus accède finalement à la possibilité de se consacrer à dessphères d’activités longtemps délaissées faute de temps et donc, à leurs yeux, à leursvéritables désirs, comme l’illustrent les propos de Monsieur T. « la retraite, c’est lemoment où je peux faire ce que j’ai jamais pu faire avant ». On constate donc que cesindividus peuvent puiser dans un élan vital suffisamment étayé pour réagir face au boule-versement inhérent au passage à la retraite, s’adapter aux paramètres nouveaux de lasituation, développer de nouvelles stratégies et s’inventer une manière d’être au monde,comme l’illustrent les propos de Monsieur I. : « Le travail, je le remplace par autre chose,ça ne me gêne pas de reporter, de jouer, de m’amuser, de créer, je le reporte sur autrechose, la fonction vitale en moi est la même qu’elle soit dans le travail ou ailleurs ».

B.3. Un individu « recentré »

Les individus de ce groupe se caractérisent par une posture « recentrée », fortement teintéed’hédonisme (43). Il s’agit en effet pour eux de jouir des potentialités offertes par ce quiest perçu comme une nouvelle forme de liberté, ainsi que de jouir de leur posture d’acteur de leur vie. Ils sont donc dans une stratégie de recherche maximale de satisfac-tion, comme l’illustrent les propos de Madame F., ancienne chargée de projet dans un ser-vice public : « mon but c’est de me faire plaisir le plus possible », de Madame D. « mainte-nant, j’en profite. Je veux profiter au maximum de ce que j’ai envie de faire » et deMadame H. « il y a des choses nouvelles, très agréables. Aujourd’hui, je vais surtout versce qui me fait plaisir ».

Nous observons différents pôles de réinvestissement chez ce type d’individus, tous auto-centrés, à savoir participant d’une posture recentrée sur soi et la réalisation de soi. Cespôles sont la famille et la concrétisation de projets de deux ordres : l’assouvissementd’une passion et le départ pour une « nouvelle vie », comprenant un déménagement géo-graphique.

Le premier pôle de réinvestissement observé est la famille et particulièrement la relationde ces retraités avec leurs petits-enfants.

Ce type d’individus constate ce qu’ils perçoivent comme une chance, à savoir la présenceou l’arrivée d’un petit-enfant lors de leur passage à la retraite, comme l’illustrent les propos de Monsieur C. : « mon petit-fils, j’ai eu de la chance car j’ai eu la retraite et lepetit-fils en même temps. C’est bien. Il est formidable mon petit-fils ! Je suis un grand-père gâteaux ! » et de Madame M. : « j’ai un petit-enfant, cet enfant, il est tombé commeça, quand je suis passé à la retraite et tant mieux, c’était le bon moment ! ». Nombre deces individus réorganisent leur vie autour de la relation qu’ils souhaitent tisser avecleur(s) petit(s)-enfant(s) et d’une solidarité familiale avec leur(s) propres enfants. AinsiMadame D. nous explique : « Chaque semaine je m’occupe de mes trois petits-enfants dumercredi au jeudi matin. Je suis toujours là en cas de problème, s’il faut en garder un quiest malade ou autre. Et j’ai la chance d’avoir une maison dans le midi et pendant tout lemois de juillet, j’ai tous mes petits-enfants et pendant un mois, c’est la folie ! », dans unelogique proche de celle de Madame M. : « Je m’occupe beaucoup de mon petit-fils, je le

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(43) Au sens d’une recherche égocentrée du plaisir.

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garde quand ses parents rentrent tard, ce qui est souvent le cas, même pour les femmesde nos jours. Cette semaine par exemple, j’y suis tous les jours, je m’occupe de lui en find’après-midi, jusqu’à ce que ses parents rentrent ». Ces propos indiquent que le réinves-tissement familial est un moyen pour ce type d’individus de se créer un rôle fort et deprendre une place fondamentale au sein du système de solidarité familiale. Il s’agit bienlà pour eux d’endosser un statut nouveau.

Le second pôle de réinvestissement observé est la concrétisation d’un projet. Il peut s’agird’une passion, laissée plus ou moins en suspens pendant la période d’activité profession-nelle, comme pour Madame F. qui s’est inscrite en thèse : « Je prépare une thèse de géo-graphie donc j’ai mes recherches en cours qui me prennent pas mal de temps. J’ai desrendez-vous à prendre, je vais à la bibliothèque, je recherche des documents, je fais desdossiers. On m’a proposé de faire une intervention dans un colloque, c’est très positif, jesuis contente car ça me donne une échéance et une gratification, je suis contente demoi » ; également d’une passion qui de structurante lors de la période d’activité profes-sionnelle, vient occuper une place prépondérante lorsque l’espace-temps est laissévaquant, comme l’illustrent le propos de Monsieur C. « J’ai toujours été passionné par lamusique, je joue, je vais au concert et là, je suis très engagé dans une association demusiciens, on organise des concerts tous les ans, il y a tout à gérer, les programmes, lesmusiciens et toute la logistique donc on s’y prend une année à l’avance pour tout orga -niser et c’est très prenant mais quand les concerts sont fabuleux, quelle gratification ! ».L’analyse des propos de ces individus met en exergue un investissement fort dans cesactivités, du type de celui que l’on peut rencontrer chez d’autres types d’individus vis-à-vis d’une activité professionnelle, dans une stratégie contrainte – gratification. Le type deprojet investi peut être un changement plus radical, comme un déménagement, syno -nyme d’un nouveau projet de vie comme l’illustrent les propos de Monsieur T. « ce qui estnouveau c’est que je vais déménager en montagne, alors que j’ai toujours vécu près deParis. J’ai prospecté un logement parce que je rêve depuis toujours d’habiter en mon-tagne donc je suis allé chercher un logement, j’ai signé la réservation d’un logement quidevrait être livré bientôt. Là je pense que je vais aller faire la formation d’animateur derandonnées pédestres, ça me fera une référence, pour pouvoir conduire des randonnéesen montagne par la suite quand je serai installé là-bas » et de Monsieur O. « commeimpératif, en ce moment, il y a tout ce qui tourne autour de mon immobilier, vendre unappartement, racheter une maison, déménager dans une maison de campagne, c’est dessous et du temps. (…) Je pars de la région parisienne et je déménage dans une petiteville. Je vais créer des chambres d’hôtes, c’est mon truc ». On note dans ces propos unedynamique de rupture en matière de style de vie chez ces individus.

L’espace d’inconnu ouvert par le passage à la retraite est utilisé par ces individus commemoyen de se renouveler de manière structurelle : il s’agit pour eux d’un véritable nou-veau départ, recentré sur une réalisation de soi.

Outre une forte projection de soi dans un nouveau rôle ou un nouveau projet structurant,c’est chez ce type d’individus qu’on observe les stratégies de socialisation nouvelles lesplus conscientes et poussées, ce qu’ils n’avaient pas forcément réalisé de manière forteavant leur passage à la retraite, comme l’illustrent les propos de Monsieur I. : « Pendantma vie professionnelle, je n’étais intégré dans rien et j’ai toujours eu très peu d’amis » etde Madame D. : « L’époque métro-boulot-dodo, il n’y avait pas de vie et donc je n’avaispas d’amis vraiment ».

Ce type d’individus ressent le besoin de tisser de nouveaux liens sociaux et pour cela,d’investir de nouveaux espaces sociaux. Monsieur T. explique sa conscience du besoin denouveau pôle de socialisation : « S’impliquer dans des associations, c’est quasiment unenécessité ou trouver des opportunités de se faire des contacts. (…) Le bénévolat permetd’être utile à quelqu’un et d’entretenir le lien ou de le créer. J’y avais pensé de façoninformelle sans mettre de choses en place, mais quand j’aurais déménagé en montagne,je vais faire une démarche de bénévolat, je vais me renseigner, dans du soutien scolaireou de l’initiation informatique » et Madame D. nous expose ainsi sa stratégie pour ren-contrer de nouvelles amies et compagnes de voyage : « J’ai de nouveaux amis, tous,depuis que je suis à la retraite. Les nouveaux amis que je me suis fait, c’est via la rando,la gym, un stage de diététique par la caisse de retraite. (…) Moi, j’adore les voyages, jem’arrange toujours pour avoir des copines pour faire les voyages : j’ai des adresses defemmes qui sont seules, et si un jour je me retrouve un voyage et qu’il me faut quelqu’un,pourquoi pas ? Vous les tenez en relation avec des mails, je veux pas dire que je suis pro-fiteuse, c’est pas vrai mais c’est ma façon de faire ».

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Ce type d’individus rencontrent moins de difficultés à se construire un nouveau mondeet, ce faisant, à développer de nouvelles pratiques correspondant à leur nouveau statut.Toujours quelque peu en quête d’un ailleurs au cours de leur vie professionnelle, les indi-vidus « recentrés » saisissent le passage à la retraite comme une véritable opportunité. Laretraite est vécue sur le mode d’un second souffle, d’une seconde vie. Monsieur T.explique ainsi : « La retraite, c’est le moment où je peux faire ce que je n’ai jamais pu faireavant », pour Monsieur O., c’est « le moment d’exprimer ses désirs simples, de pouvoirfaire ce qu’on aurait aimer faire et qu’on n’avait pas tout à fait le temps de faire ». Cesindividus se situent dans une logique recentrée autour de leur désirs et de l’épanouisse-ment de leur « vrai moi ». Le passage à la retraite est vécu par eux comme un renouveau,leur procurant les satisfactions nécessaires à leur épanouissement.

C. Le passage « reproducteur » de l’individu « stratège »

Nous qualifions le dernier type de passage à la retraite observé de « reproducteur », vécupar des individus que nous qualifions de « stratèges ». Comme nous l’avons vu, les indivi-dus développent des aptitudes différentes à intégrer, s’inclure et donc s’inscrire dans l’es-pace social. Or, la manière dont est vécu le passage à la retraite dépend également del’habileté de l’individu à se servir des espaces de socialisations et à activer des compé-tences d’investissement et de socialisation, lesquelles sont acquises tout au long de savie. Ce dernier type d’individus est celui qui a développé des aptitudes à intégrer de nom-breux espaces sociaux tout au long de la vie. Si le bouleversement entraîné par la transi-tion qu’est le passage à la retraite n’atteint pas un niveau de tension trop forte pour cesindividus, c’est parce qu’ils ont développé des stratégies d’investissement dans des pôlesde socialisation forts. Il s’agit de véritables stratégies de maillage social, qui permettent àl’individu une intégration telle que si l’un des pôles d’intégration vient à faire défaut, lesystème n’en est que peu déséquilibré voire se rééquilibre. On remarque que ce type d’in-dividus, multipolaires en termes d’intégration sociale, se rencontre surtout parmi les indi-vidus syndiqués dans notre échantillon (44).

Ce dernier groupe se caractérise par une sorte de « transposition : les personnes essaientde trouver de nouvelles activités mobilisant au maximum les compétences qu’ils ontdéveloppées dans leur vie professionnelle » (45) et extra-professionnelle. Chez les indi -vidus « stratèges », le passage à la retraite est vécu comme peu marqué et jamais encésure, moins acté que pour les deux autres types de retraités. Ce dernier type d’indi -vidus reste ancré dans de nombreux espaces de socialisation et poursuit des activitésassez équivalentes à celles exercées pendant la vie professionnelle.

Liste indicative des profils d’individus sur lesquels repose notre analyse du troisième idéal-type : passage à la retraite « reproducteur », individu « stratège »

Nom Sexe Année Niveau Situation Syndicalisation Dernière DateNaissance scolaire familiale fonction de retraite

M. O. H 1945 Doctorat Remarié, OUI Consultant 20072 enfants (cabinet de conseil)

M. A. H 1945 CAP Marié, 2 enfants, OUI Consultant en RH 2005Comptabilité 2 petits-enfants (secteur minier)

Directeur des M. D. H 1943 École d’ingénieur Marié, 3 enfants OUI moyens généraux 2007

(organisme public)

M. U. H 1943 Diplôme d’expertise Marié, 3 enfants, OUI Chargé de mission 2003comptable 7 petits-enfants (secteur du bâtiment)

M. E. H 1946 Bac Marié, 1 enfant OUI Ingénieur expert 2007

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(44) Nous rappelons que le nombre d’individus syndiqués dans notre échantillon est de 6.(45) Dominique Thierry, in La retraite, quelle identité après le travail ?, Les amis de l’École de Paris, 2005, p. 6.

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C.1. Un individu hypersocialisé

Si l’on interroge les facteurs déterminants de cette dernière forme de passage à la retraite,on constate qu’il se rencontre chez des individus qui se sont investis fortement dans l’organisation-travail et qui ont développé un tissu social très dense dans des pôles d’investissement et d’intégration sociale se nourrissant les uns, les autres.

L’activité professionnelle se situe pour ce type d’individu au sein d’un maillage de pôlesd’intégration. Ces individus se caractérisent par le fait qu’ils mènent de front plusieurs« carrières » en plus de leur activité professionnelle : syndicales, associatives, politiquespar exemple. Leurs propos illustrent cette multipolarité. Ainsi, Monsieur U., ancien chargéde mission dans une entreprise du bâtiment, explique : « je me suis impliqué dans la viepolitique, tout en continuant mes activités professionnelles et syndicales, j’ai étéconseiller municipal », tout comme Monsieur A., ancien conseiller en ressourceshumaines dans une entreprise du secteur minier : « à côté des activités professionnelleset syndicales, j’ai toujours été impliqué dans le monde sportif et j’ai représenté la commu -nauté française pendant la période où j’ai vécu à l’étranger » et Monsieur O., ancienconsultant dans un cabinet de conseil en organisation : « quelque part, j’ai toujours faitplein de trucs, je travaillais, j’étais syndiqué, je donnais en plus des cours à la fac ». Onremarque, de plus, que ce type d’individus développe le même rapport d’investissementfort dans toutes les sphères d’activités auxquelles ils s’intègrent.

L’engagement particulier de ces individus est constitué de leur activité syndicale. Celle-ciconstitue une dynamique chargée de sens à leurs yeux. Il s’agit véritablement pour euxde participer au mouvement de l’organisation-travail dans les négociations qui peuvent latraverser et au mouvement social constitué des négociations structurelles sur le travail.Monsieur E., ancien ingénieur dans l’industrie, nous explique ainsi ce que signifie sonactivité syndicale au niveau de son organisation : « pour moi le syndicalisme c’étaitrendre service à des gens et rendre service à l’entreprise aussi, je voyais ça un peucomme un volet social à côté de ma capacité technique. Dans ce cadre-là, j’ai fait leCHSCT et le CE par exemple, ce qui était quelque chose de très important pour les sala-riés, en plus d’être passionnant pour moi, parce que j’ai rencontré des gens très diffé-rents, j’ai appris beaucoup de choses », dans la même logique que Monsieur O. : « êtresyndiqué, c’était l’effet de levier d’action et un soutien juridique pas négligeable pour lessalariés. J’ai mis en place un comité d’entreprise et un CHSCT et j’ai participé à l’unifica-tion des régimes sociaux des différentes sociétés du groupe. Ça, c’est quand même assezchouette d’avoir une responsabilité opérationnelle » et de Monsieur U. : « je me suis ditque c’était une bonne occasion d’avoir une expérience et s’il faut aller défendre le bout degras des salariés, pourquoi pas ? Donc ce qui m’a motivé, c’est d’apprendre et puis cecôté, pas de défendre la veuve et l’orphelin mais quand il y a des choses à dire, le dire etfaire avancer les choses. C’est important de s’impliquer ». L’analyse de ces propos montreque le syndicalisme relève de l’action opérante pour ces individus et qu’il revêt un carac-tère d’engagement structurant dans leur vie. Ainsi, pour investie qu’elle soit, l’activité pro-fessionnelle propre ne constitue donc pas l’unique pôle de leur implication. Le caractèrehypersocialisé de ce type d’individus, à travers leur implication forte dans différents pôlesde socialisation plus ou moins liés, joue un rôle central dans la manière dont se négociele passage à la retraite pour eux.

C.2. Un passage à la retraite anticipé et en forme de reproduction

Les deux facteurs déterminants de la manière dont ces individus vivent le passage à laretraite sont leur syndicalisation et leurs compétences à développer des stratégies desocialisation.

La syndicalisation joue un rôle fort puisqu’elle fait office de lien. En effet, les individusrencontrés poursuivent, pour la plupart, leurs activités syndicales après leur passage à laretraite. Il faut comprendre qu’outre la poursuite d’une activité, il s’agit symboliquementde conserver un lien fort avec le monde du travail, même passé à la retraite, commel’illustrent les propos de Monsieur A. : « comme je suis toujours à l’union régionale, jesuis resté dans le monde du travail. Le syndicalisme, c’est étroitement lié au monde dutravail donc je n’ai pas l’impression d’avoir quitté le monde du travail », de Madame H. :« j’ai continué mes activités syndicales car j’étais représentante du personnel au Conseild’administration et ça a continué après que je sois partie à la retraite. Il y a cette chose quiest de l’ordre du lien, syndicat en tant que professionnel et en tant que retraité, il y a un

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lien, un lien qui continue, c’est à la fois dans le travail et dans la retraite, donc il n’y a pasun grand mur qui sépare les deux » et de Monsieur O. « le fait de poursuivre des activitéssyndicales, c’est aussi ne pas perdre le contact avec le monde du travail. Il ne faut absolu-ment pas perdre le contact avec le monde de l’entreprise ». La césure constituée par lepassage à la retraite est vécue avec une intensité moindre par ce type d’individu parceque le lien fort qui persiste avec le monde du travail l’aménage. Pratiquement et symboli-quement donc, ces individus poursuivent, après leur passage à la retraite, leur participa-tion au monde du travail et conservent un ancrage dans ses enjeux, sa logique et auprèsde ses acteurs. Pour cela, le passage à la retraite constitue plus la cessation d’une deleurs activités, l’activité professionnelle rémunérée, et non pas celle du lien avec lemonde du travail.

On remarque que ce type d’individus a anticipé le moment de la cessation d’activité pro-fessionnelle. Monsieur U. explique ainsi : « j’ai essayé de préparer ma retraite de façon àne pas se retrouver sans activité du jour au lendemain parce que personnellement, ça neme convient pas du tout de rester à la maison », dans la même logique que Monsieur A.« si j’ai pris ce nouveau mandat, c’est parce que je savais que j’allais partir bientôt à laretraite et que j’allais disposer de temps de libre ». Pour cela, ils ont investi leur réseausocial et se sont impliqués plus intensément dans leurs autres activités avant de passer àla retraite. Il s’agit là d’une stratégie d’aménagement des différents temps-sociaux afinqu’à la retraite certains soient suffisamment investis pour remplacer celui que constituaitl’activité professionnelle. Ces individus fonctionnent de manière stratégique en tentant, àl’avance, d’équilibrer la balance des pôles d’implication et d’intégration sociale.

On remarque que, pour ce type d’individus, les activités investies après le passage à laretraite restent assez équivalentes à celles exercées pendant la période d’activités professionnelles, tant dans le domaine qu’elles touchent que dans le statut qu’elles pro-curent. Ainsi, en plus de leurs activités syndicales, ces individus poursuivent les activitésdans lesquelles ils étaient investis pendant leur activité professionnelle. Les ancienscadres que nous avons rencontrés occupent ainsi des postes de Président d’associations(savantes, sportives, à caractère social…), d’administrateur ou de membres de Comité deDirection et de Conseil d’Administration dans différentes institutions. Il s’agit véritable-ment pour ces individus d’un moyen de conserver un statut proche de celui qu’ils possé-daient pendant leur vie professionnelle, avec une volonté de « garder contact avec lemonde professionnel, par le biais d’associations de conseil » (46). Ainsi, si les modalitésd’engagement après le passage à la retraite varient selon les catégories socioprofession-nelles, on constate que notre population de cadres retraités syndiqués sont ceux quipousse la logique d’engagement le plus loin, même si on observe que « les cadres, lesprofessions libérales et les professions intermédiaires constituent environ la moitié deseffectifs des associations sportives, culturelles, professionnelles ou humanitaires » (47).

Ces individus fonctionnent véritablement dans une continuité, sans rupture constitutiveavec leur période d’activité professionnelle, comme l’indique les propos de Monsieur A. :« la retraite c’est une continuité avec des activités différentes (…) Je n’ai pas trop l’im-pression qu’il y ait eu un changement dans mon activité » et de Monsieur U. : « je continueà avoir une activité para professionnelle, ce qui veut dire : vous avez en charge une struc-ture, vous avez du personnel, vous avez une entreprise que vous voyez évoluer, vous enêtes quand même, en tant que Président, le responsable et pécuniairement, fiscalement,juridiquement. Vous avez une entité, une entreprise derrière vous, vous en êtes le respon-sable, il faut que vous mettiez en œuvre, que vous preniez les mesures, que vous soyezvigilants pour que les mesures soient bien appliquées…». On constate que ce type d’indi-vidus s’investissent dans des activités qui participent de la structuration de leur vie, à lafois en termes d’organisation et en termes de valorisation personnelle. À proprement parler, ces individus construisent leur statut de retraité dans une logique de reproductiondu statut antérieur. Le statut qu’ils occupaient à la fin de leur période d’activité profes-sionnelle est, en effet, peu éloigné de celui que leur procurent leur(s) fonction(s) une foispassé à la retraite. Pour cela, on remarque que certains individus n’ont pas le sentimentd’être passé à la retraite, comme l’illustrent les propos de Monsieur O. : « en mêmetemps, est-ce que je suis à la retraite, je n’en sais rien », de Monsieur A. : « il y a desmoments, je me pose la question si je suis à la retraite ! » et Monsieur U. : « finalement,je me suis arrangé pour presque continuer à avoir une activité professionnelle ! ». Cette

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(46) Delphine Desmulier, Marieke Polfliet, Jacques-Benoît Rauscher, « La sociabilité des retraités, une approchestatistique (enquête) », op. cit., p. 151 à 164.(47) Ibid.

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logique poussée à son extrême est à comprendre comme le signe d’individus qui nesavent se départir d’un mode de fonctionnement propre à la sphère professionnelle. Laquestion laissée en suspens par Monsieur U. : « Quand vous êtes coupés de toutes cesfonctions et de ces responsabilités, bah qu’est-ce qui vous reste ? », achève ainsi d’esquisser le portrait d’un individu en mal de création d’un autre rapport au monde quecelui connu pendant l’activité professionnelle et d’un autre statut que celui prodigué parces fonctions.

Le passage à la retraite constitue moins pour ce type d’individus la construction d’un nouveau monde, de nouvelles pratiques correspondant à un statut nouveau, que la repro -duction de pratiques développées tout au long de leur vie. Anticipé, le passage à la retraiteest vécu par eux comme une continuité qui vient moins bousculer leurs habitudes de vieet l’image d’eux-mêmes que pour les autres types d’individus précédemment analysés.

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

Nous avons compris que, si le passage à la retraite n’est pas univoque, il existe pourautant des déterminants permettant de mettre en exergue des figures de passage à laretraite correspondant à des figures de retraités. La construction des trois idéaux-typesque nous avons réalisée nous a permis de mettre en exergue les facteurs déterminants lamanière dont est vécu le passage à le retraite et la construction du statut de retraité :modalité de départ de l’organisation-travail, charge signifiante revêtue par le travail pourl’individu et activation de stratégies d’investissement et de socialisation, sont au cœurdes mécanismes à l’œuvre lors du passage à la retraite. Il découle donc de ces détermi-nants des manières de passer à la retraite et d’appréhender le statut de retraité.

Nous avons remarqué que les modalités individuelles d’inscription dans le monde socialau cours de la vie sont riches de conséquences lors du passage à la retraite. La manièrede vivre le passage à la retraite et l’inscription dans un statut de retraité se construisentvéritablement en amont et sont les fruits de logiques personnelles, non forcémentconscientes, et de formes de rapport au monde. Elles ne sont donc ni spontanées nihasardeuses mais au contraire, sont le résultat de logiques et stratégies activées tout aulong de la vie de l’individu. Mais les forces individuelles n’existent pas ex-nihilo et nousne pouvons pas faire l’impasse du corps social qui les contient et dans lequel elles évoluent. En effet, si nous avons jusqu’ici appliqué notre focale d’analyse au niveau indi-viduel, il convient désormais de comprendre dans quelle mesure la société toute entièrejoue un rôle dans la manière dont est vécu le passage à la retraite et le statut de retraité. Ils’agit donc pour nous, dans un dernier temps, d’appréhender le passage à la retraite àl’aune du corps social et des mouvements qui le traversent, ceux-ci ne manquant pas, eneffet, de peser sur les possibles, les modalités individuelles et les représentations, pour,in fine, construire une norme de ce que doit être l’individu retraité.

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TROISIÈME PARTIE

LE PASSAGE À LA RETRAITE AU DÉFI DU CORPS SOCIAL

I. LE STATUT DE CADRE : AU CŒUR DU CULTE ACTUEL DE LA PERFORMANCE

L’individu se voit conféré des attributs du fait des représentations sociales attachées à laprofession qu’il exerce. Ainsi, et de manière socialement construite, la réponse qu’ildonne à la question « que faites-vous dans la vie ? », permet à l’émetteur de le classer àune certaine position dans l’espace social, qui sous-tend l’imaginaire collectif, et de sepositionner par rapport à lui. Les réponses « médecin généraliste », « instituteur » ou« trader » connotent non seulement l’individu à des capitaux socioculturels différents, telsque revenus, loisirs, niveau d’instruction, mais confèrent des places différentes dans lesystème de sens véhiculé par la société, au sein duquel la performance individuelle estaujourd’hui érigée en valeur. Le mouvement qui sous-tend le monde social actuel, s’incarneen effet dans les « vogue du sport, médiatisation de l’entreprise, (…), glorification de laréussite sociale et apologie de la consommation » (48). La « société française s’estconvertie au culte de la performance » (49) et en a fait l’étalon du sens et de la valeur del’ensemble des activités humaines. La valeur professionnelle de l’individu passe désor-mais également par son degré de participation au mouvement de performance et sonaptitude à participer de ce mouvement. On remarque que celui-ci est particulièrementefficient pour les cadres. En effet, l’organisation-travail et les représentations socialesattachées au statut de cadre leur confèrent les attributs de pouvoir et de performance.

Même si l’on note « des signes d’une déstabilisation de ce groupe social » (50) du fait dela précarisation des parcours professionnels notamment, restent attachées aux cadres desreprésentations empreintes de pouvoir (domination dans la hiérarchie de l’organisation-tra-vail, puissance dans l’espace social de consommation) et de performance (efficacité, pro-ductivité, compétitivité caractérisant les normes d’exercice professionnel de nombreuxcadres) (51). Ainsi, le champ lexical du pouvoir parcourt-il les entretiens que nous avonsréalisés. D’une part, le pouvoir dans la pratique, du fait de leur position hiérarchique ausein de l’organisation-travail : il s’est agit, durant leur vie professionnelle, d’« avoir desgens sous les ordres », de « diriger un certain nombre de personnes », de « gérer deséquipes » ou encore « mettre en place un mode de management des hommes ». D’autrepart, un pouvoir symbolique au sein de l’organisation-travail, passant par le fait d’ « êtrereconnu », d’avoir « de la renommée », « de la notoriété ». Le champ lexical de la perfor-mance sous-tend tout autant les entretiens, parsemés de « challenge », « efforts »,« récompense », « objectifs », « gagner »... Les attributs du pouvoir et de la performance,qui participaient pleinement de leur exercice professionnel, les incluent dans le cercle des« battants, leaders, (…) et autres figures conquérantes (qui) ont envahi l’imagination fran-çaise » (52) et sont devenus les caractéristiques socialement valorisées.

À travers ces modalités d’exercice professionnel ainsi que les représentations socialesassociées au statut de cadre, il faut entrevoir la marque du mouvement actuel d’injonc-

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(48) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Éditions Hachette, 1991, p. 13.(49) Ibid. Alain Ehrenberg explique le culte actuel de la performance par la généralisation des valeurs de compé-tition et d’entrepreneuriat dans l’imaginaire social : « Vogue du sport, médiatisation de l’entreprise, explosionde l’aventure, glorification de la réussite sociale et apologie de la consommation : en une dizaine d’années, lasociété française s’est convertie au culte de la performance. Le nouveau credo s’est installé dans les mœurs (…).La concurrence, (…), enfièvre la société française et investit largement les esprits en devenant le vecteur d’unépanouissement personnel. (…) Le chef d’entreprise est (…) l’emblème de l’efficacité et de la réussite sociale »,ibid., pp. 13-14.(50) Paul Bouffartigues et Charles Gadéa, op. cit., p.3. (51) Nous rappelons que ces représentations tendent à s’étioler du fait du chômage, de la tension que connaît lemarché du travail et de la précarisation des parcours professionnels. Ainsi, les discours de nos interviewés,n’ayant pas ou très peu connu ce mouvement, sont susceptibles de ne pas recouper celui de jeunes cadres arri-vant sur le marché du travail aujourd’hui.(52) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., p. 13.

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tion à la performance, qui a érigé en idéal à atteindre, tant dans la vie professionnelle quedans la vie privée, « les battants, les gagneurs, les leaders, toutes ces figures conqué-rantes, tous ces modèles d’action » (53). C’est à l’aune du culte actuel de la performancequi sous-tend le corps social et en regard de l’intégration de nos interviewés à ce mouve-ment pendant leur vie professionnelle qu’il s’agit d’analyser leur fonctionnement lors deleur passage à la retraite. Il nous semble, en effet, que l’analyse du passage à la retraite etle statut qui en découle ne peut manquer de souligner les forces sociales actuellement àl’œuvre puisqu’elles jouent sur les normes et les représentations. Nous prenons, pour cefaire, appui sur les travaux d’Alain Ehrenberg (54), pour tenter de mettre en perspectivel’injonction actuelle à la performance et le passage à la retraite.

Cette injonction ne parcourt-elle pas tout l’espace social ? Si tel est le cas, il convient dese demander comment elle s’intègre dans l’espace de la retraite et quels en sont lessignes. Le propre de la retraite ne réside-t-il pas justement dans son potentiel a-perfor-mant ? Dans un espace social prônant productivité et efficacité, un temps a-performantpossède-t-il une légitimité à se constituer ? Au regard du culte de la performance et desattributs qui les ont caractérisés pendant leur période d’activité professionnelle, de quellemanière les cadres appréhendent-ils l’espace de la retraite ? Si l’impératif de performancetraverse tout l’espace social, ne participe-t-il pas à la construction d’une norme du retraité,rejouant les codes de la performance professionnelle, particulièrement à l’œuvre chez lescadres ?

II. L’INDIVIDU-MANAGER À LA RETRAITE

A. Le senior ou la figure du retraité performant

Le sens commun a érigé en étalon les attributs de la performance et son modèle d’action.La norme individuelle est celle d’un individu « souple, mobile, autonome, indépendant,qui trouve par lui-même ses repères dans l’existence et se réalise par son action person-nelle » (55). Ce « nouveau style identitaire » (56), enjoint en effet l’individu à se faire managerde sa vie dans un projet permanent. La valeur de l’individu se jauge à cette aune.

Si « l’action individuelle devient partout valeur de référence » (57), ce n’est donc pas seulement dans le temps de l’activité professionnelle. L’injonction à la performance sous-tend tous les espaces-temps de la vie, professionnelle comme extra-professionnelle, quidoivent tous se faire temps de performance. Ainsi, et au même titre que les loisirs, letemps de la retraite doit être synonyme de performance pour l’individu, c’est-à-dire qu’ildoit être régi par l’impératif de l’action pour être socialement valorisé. Ce faisant, cetteinjonction façonne la figure actuelle du retraité.

Pour étayer notre propos, nous nous appuyions ici sur l’analyse de l’image du « senior »véhiculée dans les magazines tels que « Notre Temps » (58), « Senior » et « Pleine Vie »ainsi que sur des publicités destinées à cette tranche d’âge, qui participent pleinement dela construction de l’imaginaire social. Nous prenons pour exemple une publicité pour unecarte de transport parue à l’été 2008, et qui se fait un relais symbolique de l’injonction à laperformance pour les individus passés à la retraite : celle-ci utilise pour illustration laphoto d’un homme aux cheveux gris, s’adonnant à la peinture sur un bateau tout enpêchant à l’aide de 10 cannes à pêche et accompagne le slogan « Carte Senior. Partenaireofficiel des super-actifs de plus de 60 ans ». On remarque que tous les attributs de la per-formance parcourent cette publicité : l’individu est présenté menant plusieurs activités à

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(53) Ibid. p. 199.(54) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Éditions Hachette, 1991 et La fatigue d’être soi : dépres-sion et société, Éditions Odile Jacob, 1998, servent de base à notre réflexion.(55) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., p. 15.(56) Ibid., p. 283.(57) Ibid., p. 13.(58) L’analyse de l’évolution de ce magazine montre la naissance de la figure du sénior. À partir des années 80,en effet, le magazine a réalisé « la promotion de l’éthique de l’épanouissement de soi, comme dans l’éditorial de1987 qui avait pour titre “Réussir sa retraite” et qui présentait les retraités comme “des milliers d’êtres à larecherche de leur épanouissement” (et) (…) la valorisation et l’encouragement du rôle social des retraitésqu’illustre la naissance, en octobre 1983, d’une rubrique intitulée “Les retraités agissent” » (Vincent Caradec,Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Éditions Armand Colin, 2008, p. 31).

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la fois (peinture, pêche à l’aide de dix cannes à pêche), le tout allié à un slogan, qui associeaux « seniors » la « super-activité », avec un jeu de mot lié au sport voire aux Jeux Olym-piques (selon la formule consacrée par les marques « partenaires officiels » de sportifsdans des compétitions). Tous ces signes véhiculent l’idée de « seniors » sportive, gagnante,aux activités en formes de challenges et de compétitions. On touche là à ce qui forge la norme de ce que doit être le retraité : super-actif, entreprenant, dynamique, attelé àdivers projets… Ces attributs, transposables point par point au statut qu’endossaient nosinterviewés pendant leur vie professionnelle, dessinent la figure du « senior », que l’onretrouve tout particulièrement chez les anciens cadres. En effet, avec l’allongement de ladurée de la vie, c’est en tant que cible de choix pour le marketing, du fait de son fort pou-voir d’achat, que s’est développée la figure de l’individu retraité, jouissant de tous sesmoyens physiques et intellectuels, autonome et actif. C’est en rapport à cette figure quese construisent nos interviewés, qu’ils y adhèrent en activant les codes de la performanceou qu’ils en souffrent en ressentant tout le poids d’une norme à laquelle ils ne parvien-nent pas à se conformer.

B. La performance normalisante

Le comportement de la plupart de nos interviewés une fois passés à la retraite se situentdans un investissement de codes de la performance telle que l’activité et l’autonomie.L’analyse des entretiens que nous avons réalisés montre que cet investissement est devenuune norme individuelle totale, intégrant de ce fait le temps de la retraite, et ce, d’autantplus lorsque la notion de performance a été un attribut du statut professionnel, commec’est le cas pour les cadres. Participer de manière positive au corps social aujourd’huirevient à répondre à l’injonction sociale de performance, y compris pour l’individu retraité.Ainsi, le sens social voudrait que la retraite arrive moins comme une étape clé dans la viede l’individu qu’une étape de plus, en forme de nouveau challenge dans lequel l’individudoit se réaliser et se donner les moyens de le faire. Nos interviewés ont donc à affronterle « challenge permanent (…) à se produire soi-même dans un projet personnel » (59).

Nous décelons les signes de ce mouvement dans les entretiens que nous avons réalisés :ils s’incarnent dans la capacité ou l’incapacité de l’individu à répondre à l’injonction deperformance et leurs conséquences psychosociales pour lui. On remarque ainsi, chez certains interviewés, une véritable boulimie d’agir avec, en toile de fond, « les idéauxd’initiative personnelle et de réalisation de soi » (60). Pour exemple, Monsieur O. nousexplique la manière dont il aborde la retraite : « J’ai toujours cinquante trucs à faire etpuis j’ai encore le syndicat et un bouquin à écrire. Donc ça va j’ai un programme. Mais jen’ai pas le temps de tout faire ! La semaine dernière, j’avais une réunion dans une fonda-tion, des conférences… Ce soir j’ai du boulot. Demain, j’ai un colloque, après-demain, unsalon professionnel. J’ai mes cours à la fac, de septembre à juin et là, il faudrait que j’enfasse une nouvelle version donc ça va me prendre du temps. Je viens de faire mon calen-drier jusqu’à fin août, il y a des semaines qui vont être difficiles à gérer ! ». De même,Monsieur A. nous décrit ainsi la dimension que revêt la poursuite d’une activité bénévoleà la tête d’un organisme à vocation sociale, depuis qu’il est passé à la retraite : « J’ai unobjectif et je m’y emploie à fond. Je me sens impliqué, j’ai certaines responsabilités et lerésultat dépend aussi de comment j’aurais su m’impliquer. C’est un nouveau défi. Je suisd’autant plus motivé qu’on entre dans une année capitale, ça me motive encore plus, jedois booster certaines personnes, je crois que c’est mon rôle. Donc un défi parce quec’était à nouveau pour moi un challenge. C’est un poste intéressant, ça m’ouvre, avec unposte comme ça, il faut avoir des réseaux et là, je suis en contact avec toutes les forcesvives ». Monsieur U., quant à lui considère que la poursuite d’une activité bénévole luipermet de « continuer à pouvoir faire quelque chose et se démontrer, d’abord à moi-même, que je suis encore capable d’accomplir quelque chose ». Ces propos situent cesretraités dans le registre de l’action. Il s’agit bien pour ces individus de faire la preuve deleur capacité à faire, laquelle possède une fonction de valorisation narcissique et socialeindispensable.

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(59) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., p. 281.(60) Ehrenberg A., Mingasson L. et Vulbeau A., « L’autonomie, nouvelle règle sociale. Entretien avec Alain Ehren-berg », Informations sociales 2005/6, n° 126, pp. 112-115.

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Si le discours sur soi n’est jamais l’exact reflet de la réalité, nous analysons toutefois cespropos comme, a minima, le besoin de se dire actif. Ce faisant, c’est bien à l’attente socialede performance qu’ils répondent. Cette règle d’action consiste à s’inscrire dans un projetsous peine de perdre sa valeur sociale. Ainsi, se dire actif revient pour nos interviewés àse donner de la valeur, du crédit en tant qu’individu socialement utile. Si leur pratique esttelle, ils prouvent également un certain niveau d’adaptation à la norme individuelle d’action, d’autonomie et d’accomplissement de soi. Les propos de Monsieur U. sur l’in-tensité de son activité sont également à comprendre dans ce sens : « le revers de lamédaille, c’est qu’avec toute cette activité, pour arriver à prendre, en dehors des vacancesde juillet et août, une semaine ou quinze jours de vacances, avec toutes les activités quej’ai encore, c’est très difficile ». Si la question d’un temps de vacances signifie quelquechose, c’est qu’il est en regard d’un autre temps, celui du quotidien, certes (61), mais surtout celui d’un temps productif. En creux, le temps de vacances signifie que le retraitéest toujours, pendant son temps hors vacances, dans un temps de production. Il s’agit là,de la production de soi-même, et avant tout d’une visibilité, d’une place dans le corpssocial, autre que celle de seul retraité, laquelle ne confère pas, aujourd’hui, un statutsocialement valorisé. Il est donc à l’heure actuelle moins question de se reposer aprèsune vie de travail et de profiter, à son bon vouloir, de l’argent de sa retraite que de justi-fier de son temps libre par une suractivité.

Ainsi, à la question « que faites-vous de vos journées ? », nombre de nos interviewéssituent leur réponse sur le registre de la justification du temps qui leur est désormais àdisposition et dont ils pourraient disposer, a priori, comme ils l’entendent. C’est un discourscontre l’inactivité, en forme de repoussoir, qui s’élabore. Monsieur A. nous explique ainsi« j’essaie avant toutes choses de me maintenir, d’avoir des contacts, d’avoir une certaineactivité, de voir des gens plutôt que de rester replier sur soi-même à faire des mots croisés, jepense que ça vaut mieux, ça vous permet quand même de travailler intellectuellement,d’avoir votre vivacité d’esprit… ». Dans aucun entretien réalisé il n’est pas question de ne« rien faire » après être passé à la retraite. Au contraire, l’individu doit donner à sa retraiteune signification au travers de l’action. Pour la plupart de nos interviewés, il s’agit doncde rester en forme, physique et intellectuelle, d’être utile pour sa famille et socialement,de poursuivre une efficace. Or, il y a ceux qui y parviennent et ceux qui rencontrent desdifficultés pour ce faire. Cette division rejoint celle que nous avons élaborée en fonctiondes différentes figures de retraités observées (62) : alors que les individus qui présententl’aptitude à activer des stratégies d’investissement et de socialisation, comme c’est le caspour la plupart des syndiqués de notre échantillon, continuent plus aisément de participerdu mouvement de performance, les individus « atomisés » rencontrent des difficultéspour répondre à cet impératif.

Notre société construit une forme de relation incluante pour les individus qui répondentà l’injonction d’autonomie et de performance, culpabilisante voire excluante pour lesautres, comme c’est le cas pour certains de nos interviewés, qui ne répondent pas à cetidéal. Les voies de la culpabilisation sont insidieuses, comme nous l’expliquent Monsieur B.« dès qu’on est à la retraite, on nous dit “maintenant tu ne fais plus partie de cette popu-lation d’actifs reconnus, tu peux aller dans des associations, essaie de trouver de quoit’occuper, fais du sport, si t’as des petits-enfants, sors-les…” », Madame H. « à la retraite,il n’y a plus le travail pour le retraité et la société nous le montre, nous le renvoie, on nousdit sans cesse “toi, tu ne travailles plus, tu as le temps !” », et Monsieur K. « vis-à-vis desautres, on retombe à chaque fois dans le même processus : tout le monde nous dit “ahbah maintenant, t’es à la retraite, t’as le temps toi” et ça, j’en ai ras le bol ! Il faut qu’onarrête de me bassiner avec “j’ai le temps”, non, je n’ai pas le temps, moi, à l’heure actuel-le, j’occupe mes journées, je m’occupe de ma famille et ça prend du temps… ». Le dis-cours social, sous-tendu par l’impératif de performance, indique deux choses aux retrai-tés : d’une part, qu’en passant à la retraite, ils ont perdu leur valeur dans le champ designification sociale actuel, d’autre part, que l’unique moyen de la reconquérir est de réin-tégrer les signes pratiques et symboliques de la performance. Le regard et le discours del’autre, « dans cette situation (où) autrui fait figure d’étalon de mesure », met ces indivi-dus devant le besoin de justifier l’utilisation productive qu’ils font de leur temps, souspeine d’être dévalorisés voire de paraître suspects.

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(61) Sur la question des vacances à la retraite, voir Caradec. V, Petite S., Vannienwenhove T., Quand les retraitéspartent en vacances, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.(62) Voir infra, deuxième partie.

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Le passage à la retraite se fait d’autant plus difficile que l’individu ne parvient plus à intégrer un corps social qui exige les signes de la performance pratique et symbolique.Nous retrouvons ici, un des facteurs déterminants, la manière dont est vécu le passage àla retraite : l’activation de stratégies d’investissement et de socialisation. Les individusmultipolaires trouvent, à l’activation de ces stratégies, des espaces parcourus par l’impé-ratif de performance. Au contraire, les individus qui ne mettent pas en place ce type destratégies, tendent à moins participer de la dynamique et de la vitalité du monde social.Leur état peut être rapproché d’une certaine morbidité dont il ne faut pas exclure les ressorts dangereux à la fois pour l’individu et pour une société qui se révèle excluante. Lecorps social rejette, en effet, ces anciens porteurs des signes de la performance une foispassés à la retraite. Il n’offre pas les moyens de négocier le passage à la retraite hors dessignes de la performance. On ne peut, de ce fait, que souscrire à l’idée que « devant cetteaventure entrepreneuriale qu’est devenue la vie en société, à laquelle manquent trop souvent les relais et les moyens institutionnels permettant à chacun d’y faire face, on nes’étonnera guère de voir l’obligation de gagner s’accompagner d’une crise d’identitémajeure » (63). C’est, en effet, des individus socialement désorientés après leur passage àla retraite que nous avons parfois rencontrés, ne sachant que faire, quand toute la valeurde l’individu se situe précisément dans sa capacité à faire.

III. LE PASSAGE À LA RETRAITE COMME STIGMATE

Au sein d’un corps social qui fait le culte de la performance et de ses attributs, le passageà la retraite provoque non seulement la chute de l’individu dans l’échelle de valeur sociale,mais il opère une stigmatisation : celle de l’individu passé à la retraite, dérogeant, du faitde la cessation de son activité professionnelle et de son âge, aux valeurs de productivité,d’autonomie et de vitalité, qui forment le socle de la performance.

A. Le don à l’épreuve de la performance

Le système de retraite, en tant que prise en charge par la collectivité, des besoins d’unindividu à un terme convenu de la vie professionnelle relève d’une convention (64). S’estainsi imposé la conception d’une retraite en forme de contre-don d’une vie de travail,reposant sur « des transferts financiers des actifs vers les retraités » (65). Or, si cette insti-tution est entrée dans les mœurs, elle n’en est pas moins construite et, à l’analyse de certains propos de nos interviewés, nous remarquons que le corps social tend à sedéprendre de ce type de solidarités. La question des représentations symboliques attachées à l’argent de la pension de retraite se pose dans l’espace social actuel puisquele culte de la performance classe les individus sur l’échelle de la productivité. Il connote,de ce fait, négativement les individus qui ne s’intègrent plus en tant qu’acteur du systèmede production. Nous remarquons ainsi que le fait de ne plus être producteur de sa proprerichesse tend à inscrire le retraité dans le registre dévalorisant de la passivité. Monsieur I.nous explique ainsi : « ce qui m’a fait du mal et j’ai d’ailleurs un peu plongé à cause deça, c’est que quand on part à la retraite, on a l’impression de perdre sa force de travail.Quand je touchais mon salaire, je me disais : “c’est un échange, je travaille, je donnequelque chose et je reçois de l’argent pour ça”. Maintenant que je suis à la retraite, c’estrelativement gênant de recevoir cet argent. La peur que j’éprouve est de ne plus avoird’échange entre le travail et le salaire, fondamentalement, c’est ça la grande peur… Laretraite, pour moi, c’est quand même une forme d’aumône. Même si on peut dire quec’est normal, on a travaillé pendant 30 ans, c’est normal qu’on ait quelque chose, mais il ya quand même ce fait qu’on n’échange plus. C’est pour ça que je fais du jardin. Produire

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(63) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., p. 174-175.(64) Nous insistons sur ce terme, au sens où la pension de retraite est entrée dans la norme et les mœurs, etnon acquis. Nous n’entrons pas ici dans le débat sur l’âge du départ à la retraite et les questions y afférant,notamment les conséquences du primat de l’individuel sur le collectif dans les valeurs sociales, et les consé-quences de ce primat sur le principe de la pension de retraite. Nous rappelons donc que notre propos porte biensur l’imaginaire social à l’œuvre aujourd’hui et non sur le fait qu’ « aujourd’hui, en France comme dans la plupart des pays industrialisés, la retraite réapparaît sur l’agenda politique à travers une double question : celledes fins de carrière et celle de la réforme des systèmes de retraite » (Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesseet du vieillissement, Paris, Éditions Armand Colin, 2008, p. 13).(65) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, op. cit., p. 35.

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des légumes, produire des fruits, il y a un travail de fait. C’est l’honnêteté, un échangeéquitable, ne rien devoir à personne. Ce que j’ai perdu en passant à la retraite, c’est lasérénité. Ce que j’ai gagné, c’est d’avoir peur. Maintenant je suis comme assisté », rejointsur ce point par Monsieur K. qui raconte : « au début de ma retraite, je culpabilisais mêmede recevoir de l’argent sans travailler… ».

Si ces individus éprouvent des difficultés à rencontrer une forme de solidarité, c’est entant que celle-ci va à l’encontre des valeurs qui parcourent le monde social actuel et qui participaient de leur statut de cadre, notamment celle de compétitivité et d’autonomie,instituant « l’individu comme une unité de décision et d’action » (66). Pour ces ancienscadres, percevoir de l’argent après une vie de travail sans qu’il soit la rémunération d’uneefficace production, mais relève d’un échange sans retour, va d’autant moins de soi quela valeur forte de notre société est la valeur du marché au sens économique du terme. Leretraité, en tant qu’il n’est plus acteur du système de production, ne produit plus devaleur socialement reconnue. « Le temps n’est plus à l’expérience et à la mémoire » (67)comme valeurs signifiantes et donc valorisées mais bien à la production, la compétitivité,la rentabilité. Ce faisant, la notion de solidarité même devient sujet à caution pour nosinterviewés : les valeurs actuelles, ayant participé à mettre à mal « les formes assistan-cielles instituées » (68) et à disqualifier leur signification, induisent chez ces individus passésà la retraite, une forme de culpabilité de ne plus être acteurs compétitifs du systèmed’échange. Le rapport qu’induit la pension de retraite se fait ainsi des-autonomisant pources individus puisqu’il les rend débiteurs et provoque chez eux ce sentiment d’être assistés. Percevoir l’argent de sa retraite ne suffit plus dans « un âge où n’importe qui doits’exposer dans l’action personnelle afin de produire et montrer sa propre existence aulieu de se reposer sur des institutions qui agissent à sa place et parlent en son nom » (69).Monsieur B., qui poursuit une activité professionnelle quelques heures par semainedepuis qu’il est retraité nous explique ainsi ce que lui apporte cette démarche : « avoircette activité, me permet de rester dans le monde de la communication, le monde de lavie réelle, c’est pas très bien payé, mais le fait d’être en activité, c’est une démarchecitoyenne : j’ai ma retraite, mais là, sur les choses que je gagne, je paie des choses, jepaie pour les autres aussi, pas pour moi car je crois que ça ne rentre plus dans mon capi-tal, mais pour les autres et c’est ma façon à moi de donner à la société ». L’intégrationsociale, soutenant le sens de l’existence individuelle dans le champ de signification, reposebien aujourd’hui sur une participation au système de production. Les modalités d’existenceà la retraite s’en trouvent, ce faisant, modifiées : pour conserver une place d’acteur légi -time au sein du corps social, le retraité doit poursuivre une activité productive, souspeine d’être exclu du champ de signification sociale.

B. La vieillesse comme repoussoir

Tous les entretiens que nous avons réalisés voient aborder la question de la vieillesse,comme une toile de fond, à des degrés divers et avec des résonances différentes pourchaque individu. Pour exemple, Madame T. nous explique ainsi : « on ne peut pas parlerde la retraite comme ça, ça va de pair avec le vieillissement », Monsieur T., « maintenant,je me dis que ma présence ici à une fin, j’y pense depuis que je suis passé à la retraite enme disant “maintenant c’est la dernière étape” », Madame F. : « ça se rapproche, l’époquede la disparition, de la déchéance. Le fait de travailler faisait que je ne pensais pas à cesquestions… », tout comme Monsieur C. : « je l’ai découvert il y a peu l’idée de la fin. Cen’est pas un tracas, mais c’est devenu présent ».

Il est difficile de déterminer le seuil d’entrée dans la vieillesse et sa définition est mou-vante. L’âge de la vieillesse, au sens d’un seuil socialement déterminé a pu varier selonles époques : ainsi « au cours du XVIIIe siècle, conformément aux indications de Cicéronqui était très lu à l’époque, l’âge de 60 ans s’est imposé comme seuil d’entrée dans lavieillesse. (…) Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que (…) le seuil a été reculéà 65 ans pour se conformer à ce qui était alors l’âge officiel de la retraite. Plus récem-

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(66) Ehrenberg A., Mingasson L. et Vulbeau A., « L’autonomie, nouvelle règle sociale. Entretien avec Alain Ehren-berg », op. cit., pp. 112-115.(67) David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p. 146.(68) Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, op. cit., 1991, p. 13.(69) Ibid., p. 279.

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ment, au milieu des années 1980, la baisse de l’âge légal de la retraite a ramené le seuil(de la vieillesse) à 60 ans » (70). La moyenne d’âge du départ à la retraite pour les indi -vidus de notre échantillon est de 60,4 ans et s’étale entre ans 57 et 64 ans.

Le vieillissement est une donnée biologique mais la vieillesse s’inscrit dans une dyna-mique qui engage tout le corps social et elle revêt une signification particulière dans lemouvement qui enjoint à la performance. Nous remarquons ainsi que la vieillesse prendla forme d’un repoussoir pour nos interviewés, et ce, quelque soit leur sexe. Madame T.nous explique ainsi : « il y a la peur de la vieillesse, on ne voudrait pas que son corpschange, que sa peau change, on voudrait ne pas vieillir physiquement », quand Monsieur U.déclare : « Le fait de vieillir, c’est pas agréable ! Je préfère avoir 40 ans devant que 40 ansderrière moi ! Aujourd’hui, les personnes âgées, les vieux, c’est pas porteur… », partici-pant d’une dynamique actuelle dans laquelle « l’homme de la modernité combat en permanence toutes les traces de son âge et (…) appréhende de vieillir dans la crainte deperdre (…) sa place dans le champ de communication » (71), c’est-à-dire de ne plus êtredésiré dans les champs d’action socialement valorisés et d’avoir perdu la fonction d’acteur légitime au sein de l’espace social.

Il faut donc comprendre les propos de nos interviewés comme l’intériorisation d’un mou-vement à l’œuvre dans l’espace social, qui construit la vieillesse et ses signes comme desattributs dépréciés. Les propos de nos interviewés sont donc le signe d’unestigmatisation : la vieillesse est construite comme le grand indésirable de notre corpssocial. L’espace social et son champ de signification organisent la manière dont est perçuela vieillesse, « c’est dans le regard de l’autre que naît le sentiment abstrait de vieillir. (…)ce sont des séquences à la fois sociales et individuelles qui le reformulent à notreconscience » (72), et la retraite est une de ces séquences. L’image que nos interviewés ontde la vieillesse n’est pas innée mais bien construite socialement puisque « chaque sociétédécide de ce qu’est la vieillesse de trois manières : en lui assignant une place dans le par-cours des âges ; à travers les représentations qu’elle lui associe ; en structurant les rap-ports entre générations » (73).

Alors que la vieillesse est une donnée biologique essentielle au sens où elle participe del’essence humaine, nous remarquons que l’espace social sous-tendu par l’idéal de perfor-mance, a pathologisé le vieillissement et a fait de la vieillesse un handicap. Il va doncs’agir pour nos interviewés d’échapper à tout prix à cette figure de l’être vieillissant et desreprésentations sociales qui lui sont associées, tant dans leur discours que dans leurspratiques, et ce afin de ne pas être assimilés à des personnes âgées, perçues commedérogeant « aux valeurs centrales de la modernité : la jeunesse, la séduction, la vitalité,travail » (74). Ainsi, Monsieur L. nous explique : « Quand je vais voir les associations quiexistent dans la ville en début d’année, je suis un peu à fuir les stands de retraités quandj’y vois des personnes âgées. Dans les voyages organisés, c’est pareil, avec ma femme,ça nous fait fuir les personnes âgées. On ne veut pas être assimilés à eux », de mêmeMadame M. raconte : « Je suis allée à une animation pour des retraités et sur les standsquand j’ai vu toutes les petites mémés se plaindre ! Les personnes âgées elles parlent dequoi : de ce qu’elles mangent, de où elles ont mal… Je ne veux surtout pas être commeça ! » et Monsieur U déclare : « Je ne veux pas rester jeune à tout prix mais tant que jepeux avoir encore une activité, essayer de me maintenir, d’avoir des contacts, d’avoir unecertaine activité, de voir des gens plutôt que de rester replier sur soi-même à faire desmots croisés, je pense que ça vaut mieux, ça vous permet quand même de travailler intel-lectuellement, d’avoir votre vivacité d’esprit… ».

Or, le passage à la retraite et le statut qu’il procure sont les signes de l’entrée dans lavieillesse : ils sont des marqueurs qui ne manquent pas de se rappeler aux individus quenous avons rencontrés. Monsieur U. nous explique ainsi : « Je suis sans doute trèsorgueilleux mais un exemple, quand sur les documents il y a marqué comme activité“retraité”, ça me reste en travers de la gorge ! Ah oui ! J’aime pas ! Au début, quand onallait au cinéma, ma femme disait “on va demander le tarif retraité” et je répondais“non !” Maintenant je m’y suis fait mais… ça vous renvoie que vous vieillissez ! ». Nous

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(70) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, op. cit., p. 52.(71) David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op. cit., pp. 147-148.(72) Ibid., p. 154.(73) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, op. cit., p. 41.(74) David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op. cit., p. 146.

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remarquons ainsi que leurs propos s’ébauchent contre la vieillesse, ses attributs et lesreprésentations qui lui sont associés. Il s’agit pour eux de s’en distinguer en calquantleurs identités sur celles, valorisées, qui avaient été les leurs pendant leur vie profession-nelle, dans un souci de « se distinguer des vieux (en s’appuyant sur) les stratégies discur-sives qui permettent de marquer cette différence : puisque les “vieux” sont ceux qui nefont plus rien, qui sont renfermés sur eux-mêmes et sur leurs habitudes (…), les enquêtésse présentent comme actifs, mobiles, occupés, ne se laissant pas aller intellectuellement.Et ils se plaisent à souligner qu’ils ne se sentent pas vieux » (75). Bien au contraire, ils élaborent un discours les classant dans le groupe des « seniors » aux attributs de perfor-mance, « partie la plus jeune, la plus dynamique et financièrement la plus à l’aise de lapopulation âgée » (76). Ce temps de vie positivé se construit en opposition avec lavieillesse, en forme d’antichambre de la fin de vie : le 4e âge de la personne âgée etdépendante. Prenant à contrepied les caractéristiques socialement définies de la vieillesse,ils se construisent sur celles d’autonomie et d’activité, dans un mouvement de participa-tion à l’ostracisme social qui frappe le vieillissement.

CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE

En analysant la question du passage à la retraite à l’aune des mouvements qui parcourentla société actuelle, nous avons souhaité mettre en perspective ce moment : dépasser leniveau des mécanismes individuels par la prise en compte de l’espace social dans lequelils s’ancrent.

Nous avons souhaité montrer qu’en passant à la retraite, les cadres n’en ôtent pas pourautant les habits de la performance, qui ont été constitutifs de leur identité au travail.Ainsi, Monsieur B. nous explique : « finalement, la retraite, c’est presque un métier.Aujourd’hui, je travaille à ma retraite ». Si tel est le cas, c’est que l’injonction à la perfor-mance traverse tout l’espace social et continue de façonner l’identité de nos interviewés,une fois passés à la retraite. Dans un espace social prônant productivité et efficacité, laretraite, en tant que temps a-performant, voit sa valeur et sa légitimité minorée, puisque« le travail ne se distingue plus des autres pratiques, et en particulier de son terme adverse,le temps libre, qui, (…) suppose la même mobilisation et le même investissement » (77).

L’impératif social construit aujourd’hui une norme du retraité, en forme d’individu ultraperformant, qui n’a de cesse de réactiver des codes de jeunesse et de dynamisme, signeque notre société ne sait lui donner de sens en dehors de ces codes, un sens propre. L’espace social actuel, « qui a le culte de la jeunesse et ne sait plus symboliser le fait devieillir » (78) organise une discrimination à l’encontre de la vieillesse, dont le passage à laretraite est un des sas. « Si autrefois les hommes vieillissaient avec le sentiment de suivreune marche naturelle qui les amenait à une reconnaissance sociale accrue » (79), le passage à la retraite, pour les cadres que nous avons rencontrés, pourrait au contraire,sonner le glas de leur place d’acteur légitime dans l’espace social. De ce fait, et pour nepas devenir un acteur minoré dans le champ de signification sociale, la plupart répondentde manière positive à l’impératif de performance. Celui-ci ne manque pas, cependant, dese faire excluant pour les individus qui ne tendent pas vers cet étalon.

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(75) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, op.cit., p. 98.(76) Ibid., p. 25.(77) Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 33.(78) David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op.cit, p. 146.(79) Ibid., pp. 147-148.

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CONCLUSION

Le passage à la retraite, en tant que césure dans le parcours individuel, est à envisagercomme un moment de rupture. Interroger la question du passage pour l’individuimplique donc de se pencher sur la notion de rupture : rupture du lien et rupture du sens.Non que le passage implique pour l’individu, avec nécessité, déliaison et perte de sens,mais, en tant que séparation, il est un lieu de jeu dans les rouages du lien social et de lasignification de soi. Le passage à la retraite, en tant que transition, est donc bien à comprendre comme un état intermédiaire puisque s’y joue une redéfinition des formesde lien social pour l’individu, tout autant qu’un déplacement du champ de signification.Non que le lien et le sens s’étaient sur l’activité professionnelle seule, mais cette dernièreconstitue un des pôles d’inscription de l’individu dans le monde et de structuration deson rapport au monde. La cessation de l’activité professionnelle entraîne la rupture d’uncertain ancrage dans l’espace social et la perte d’un certain sens. Ce faisant, le momentd’articulation entre l’état d’individu engagé dans la vie professionnelle et l’état de retraité,est à appréhender comme un espace de communication : de l’individu, à lui-même et auxautres. Le passage à la retraite constitue un espace de transformation qu’il s’agit de charger de signification pour les individus que nous avons rencontrés. L’étaiement narcis-sique et le degré de participation de l’individu au corps social en dépendent.

Outre la notion de rupture, l’analyse du passage à la retraite demande de se pencher surles mécanismes qu’il engage. En effet, la cessation de l’activité professionnelle « pro-voque un triple changement potentiellement perturbateur pour l’identité : l’individu doitrenégocier la définition de lui-même ; son environnement relationnel se transforme alorsqu’il joue un rôle essentiel dans la construction de l’identité ; les routines, qui contribuentpuissamment au maintien des “allants de soi” de la vie quotidienne, se trouvent déstruc-turées » (80). Il s’est agit, pour nous, de mettre au jour les ressorts qui sous-tendent cemoment de transition, les enjeux qu’il soulève, les mécanismes qu’il active et les consé-quences qu’il ne manque pas d’avoir pour l’individu.

L’analyse qualitative nous a permis de comprendre qu’il est simpliste d’affirmer que « laretraite apparaît (…) comme un temps de prolongation de l’identité professionnelle etsociale sur un autre mode que celui du travail et non comme un temps inclassable aprèsla formation et l’activité » (81). Certes, il n’a pas été question ici d’un temps « inclassable »,mais à l’analyse des propos des interviewés, le passage à la retraite nous est apparu loind’être simplement « une prolongation ». En effet, la retraite est précédée d’un point derupture fort qui engage tous les pans de la vie individuelle. De ce fait, l’identité à la retraitenous semble moins à envisager comme une « prolongation » que comme le fruit denégo ciations et d’activation de stratégies.

Le (ou les) milieu socioprofessionnel au sein duquel ont évolué les individus durant leurvie active est un élément qui structure la manière dont les individus vivent le passage à laretraite et le statut de retraité. La manière dont ils l’appréhendent et dont ils vont« se faire » retraités dépasse la seule question du niveau de ressources économiques etphysiques : elle est à comprendre dans le rapport entretenu avec l’univers professionnel,en tant qu’organisation, ainsi que dans les modalités d’inscription de l’individu dans l’espace social. C’est par ce prisme que nous avons analysé la question du passage à laretraite chez les cadres.

Le potentiel anomique du passage à la retraite nous est apparu comme le dénominateurcommun pour tous les anciens cadres que nous avons rencontrés. La cessation de l’acti-vité professionnelle met, en effet, un terme à bien plus qu’une simple transaction écono-mique : elle engage, pour chacun d’eux la renégociation d’une forme de socialisation,d’intégration et d’organisation. On peut remarquer à ce sujet, que certaines analyses statistiques montrent que les cadres disposeraient de stratégies préférentielles pournégocier le passage à la retraite et de pôles de sociabilité plus divers que d’autres catégoriessocioprofessionnelles : « les personnes mieux dotées en capitaux culturels souhaitent uti-liser leurs anciennes qualités professionnelles et garder ainsi à la fois le sentiment d’uneforme “d’utilité sociale” et un lien avec le monde professionnel, si bien qu’elles s’inves -

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(80) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, op. cit., p. 103.(81) Delphine Desmulier, Marieke Polfliet, Jacques-Benoît Rauscher, « La sociabilité des retraités, une approchestatistique », op. cit., pp. 151-164 .

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tissent davantage dans les associations humanitaires et caritatives. (…) les cadres, lesprofessions libérales et les professions intermédiaires constituent environ la moitié deseffectifs des associations sportives, culturelles, professionnelles ou humanitaires. Ainsi,les motifs d’engagement au sein d’une association varient considérablement selon lesmilieux sociaux. L’engagement associatif des cadres supérieurs correspond (…) à unevolonté de garder contact avec le monde professionnel, par le biais d’associations deconseil ou d’activités de formation bénévole » (82), tandis que « la surreprésentation dansles clubs du troisième âge de catégories peu favorisées, telles que les agriculteurs ou lesouvriers et employés, s’explique alors par leur faible dotation en capital culturel » (83).

Notre analyse permet, toutefois, de mettre au jour le fait que la notion de « cadre »recouvre, en pratique, des individus aux trajectoires, aux univers socioprofessionnels etaux capitaux socioculturels hétérogènes. De ce fait, nous avons été confrontés à desformes de renégociation moins unilatérales que pluriformes, au sein de notre échantillonde cadres. Nous avons toutefois mis au jour les déterminants du passage à la retraite quesont les modalités de départ de l’organisation-travail, la charge signifiante revêtue par letravail pour l’individu et l’activation de stratégies d’investissement et de socialisation. Lavariable « syndicalisation » nous est apparue fondamentale sur ce dernier point. En effet,celle-ci endosse deux fonctions pour l’individu lors de son passage à la retraite. La syndi-calisation constitue, d’une part, un pôle de socialisation fort, dont certains interviewéscontinuent de participer activement. Par ricochet, elle peut jouer le rôle de catalyseurd’autres espaces de socialisation qui perdurent lorsque l’individu est passé à la retraite etne participe plus, ou moins, de la vie syndicale. D’autre part, le fait d’être syndiqué est unlien avec le monde professionnel. Ce faisant, il permet de conserver un ancrage légitimitédans le monde du travail et ses problématiques. Non seulement, la rupture avec l’universprofessionnel s’en trouve euphémisée, mais l’inscription dans le monde syndical permetaux individus retraités de conserver une place d’acteur légitime de l’espace social.

À l’analyse des propos de nos interviewés, trois types de comportement émergent faceau passage à la retraite, dépendants des déterminants mis au jour. Le premier type decomportement mis au jour est celui du retrait. Il s’observe chez des individus disposantd’un faible nombre de pôles de socialisation et pour lesquels l’activité professionnellerégissait un certain ordre du monde et leur posture en son sein. Ce type d’individus se vitcomme atomisé au moment du passage à la retraite et se retrouve sans ressource pourparticiper à la construction d’un statut de retraité chargé de signifiant. Nous en souli-gnons son potentiel morbide puisqu’il est chargé de désocialisation et de perte de senspour l’individu.

Le second type de comportement observé peut être défini comme un retour à soi. On lerencontre chez des individus pour lesquels l’activité professionnelle n’était pas un pôlefort d’étaiement narcissique et qui s’étaient souvent désengagés peu à peu de leurs res-ponsabilités professionnelles, quelques temps avant de partir à la retraite. L’espace-tempshors travail, perçu par ce type d’individus comme lieu de réalisation personnelle estinvesti lors d’un passage à la retraite attendu ou, du moins, envisagé comme lieu de pos-sibles.

Le dernier type de comportement mis au jour est celui du miroir. Il s’observe chez desindividus intégrés dans de multiples pôles de socialisation et pour lesquels l’activité pro-fessionnelle, bien que signifiante, était appréhendée comme un élément d’un faisceau depôles d’intégration sociale. L’ancrage dans de nombreux espaces de socialisation (dont lesyndicalisme) permet à ces individus de poursuivre des activités assez équivalentes àcelles exercées pendant la vie professionnelle. La rupture du passage à la retraite s’entrouve atténuée et cette dernière s’en trouve investie avec des codes relevant de la sphèreprofessionnelle.

Chez tous nos interviewés, néanmoins, les comportements sont à appréhender à l’aunede l’injonction à la performance. Les modalités individuelles qui s’élaborent après le pas-sage à la retraite sont des réactions, d’adhésion pour certains, d’inadaptation voire derejet pour d’autres, à l’impératif de performance.

Le retraité n’est, en effet, considéré comme acteur valable de l’échange social que s’il acti-ve les codes de la performance. Le sens social ne parvient véritablement pas à donner

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(82) Delphine Desmulier, Marieke Polfliet, Jacques-Benoît Rauscher, « La sociabilité des retraités, une approchestatistique », op. cit., pp. 151-164.(83) Ibid.

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d’autre signification au statut du retraité qu’intégré dans la logique de performance. Or, lepassage à la retraite est un signe social d’entrée dans la vieillesse. L’espace social ne valo-risant pas ce temps de la vie, il met les retraités dans une situation contradictoire : leursignifiant d’un côté qu’ils entrent dans la vieillesse, il les enjoint à adopter les attributs dela jeunesse pour conserver une signification en son sein. À proprement parler, l’espacesocial ne sait pas donner de sens à un temps a-performant. Aucune légitimité n’existe endehors de la performance et ceux qui s’y essaient « cessent d’être reconnus symbolique-ment » (84).

C’est donc dans une course au statut et à la légitimité que sont pris nombre de cadresretraités au moment de passer à la retraite. Alors que dans d’autres sociétés, « les“années” sont une richesse réelle qui s’échange en autorité, en pouvoir » (85), les individusrencontrés vivent le passage à la retraite comme un signe d’une potentielle exclusion del’espace social. Si notre société doit élaborer un travail vis-à-vis des individus retraités, lecœur de celui-ci se situe donc dans le champ de la signification et du système d’échangesymbolique. Il s’agit de symboliser le passage à la retraite d’une nouvelle manière, dégagéedu mythe de la performance, afin de permettre aux individus ayant cessé d’exercer uneactivité professionnelle d’accéder à un espace dans lequel il leur serait possible de seconstruire une signification et une valeur, en tant que tels.

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(84) Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, op. cit, p. 249.(85) Ibid.

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ANNEXE

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