Le monument historique : objet ou produit · statut de patrimoine national. Le propre du Monument...

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sr Inspecteur généra l d e s M o n u m e n t s histor iques (France) 1 3 LW . . : r :,:: ... ~ . ,

Le monument historique : objet ou produit ?

Protection et usage

Dans l'immensité pratiquement infinie du corpus bâti existant et au cœur d'une dialectique opposant en permanence ceux qui voudraient tout protéger à ceux qui voudraient ne rien protéger, comment se trace d'abord, comment se découpe aujourd'hui la ligne de frontière, évolutive, entre ce que nous reconnaissons et ce que nous ne reconnaissons pas comme patrimoine ?

Quel est ensuite l'impact de l'utilisation, de l'usage du bâti ancien sur l'accession ou la non- accession d e celui-ci à ce statut d 'objet patrimonial ?

Enfin. en termes d e pratique actuelle de réutilisation du bâti ancien et de comportement architectural par rapport à celui-ci, doit-on prôner une approche différente pour celui qui est protégé et pour celui qui ne l'est pas, dans une vision qui opposerait alors clairement, d'un côté l'élite, les « happy few » des œuvres reconnues et identifiées comme patrimoine architectural et, de l'autre, l'immense majorité d'un bâti considéré comme non patrimonial, non artistiquement, non culturellement signifiant, et qui resterait alors soumis à ses cycles « normaux » d'évolution : transformations, démolitions, reconstructions, extensions, etc. ?

Le débat sur la réutilisation, le colloque sur la réutilisation constitue, à vrai dire, un classique dans le milieu des Monuments historiques. une sorte d e n grand-messe r que I'on célèbre régulièrement, un rituel récurrent qui revient périodiquement en irriguer la réflexion.

Puisque I'on est dans le rituel, il n'est pas d'abord de bon colloque sur la réutilisation sans que n'y apparaisse, de façon traditionnelle et presque caricaturale, la vue ancienne, que vous connaissez tous, montrant les arènes antiques d'Arles à la fin du XVlle siècle, envahies par un bâti médiéval dense, au point de faire de ce monument « réutilisé » un véritable quartier urbain. Employée comme justification a priori, cette icône est habituellement censée démontrer que la réutilisation est un phénomène historique, qui a toujours existé, que nos anciens n'hésitaient pas, et de façon souvent iconoclaste, à réinvestir pour un autre usage des monuments préexistants, et que chaque époque a ainsi construit et reconstruit pour répondre à ses besoins et dans son style.

C'est le mythe du palimpseste. Chaque génération a ainsi réécrit sur le monument son propre discours, chaque génération y a inscrit sa marque, alors pourquoi nous en dispenserions- nous aujourd'hui et pourquoi prendrions-nous des gants pour le faire ?

Je vous proposerai, pour ma part, de nous aventurer à comprendre cette icône de façon radicalement différente. Elle nous montre, en effet, les arènes d'Arles alorsque, du fait de cette réutilisation, celles-ci ne sont pas reconnues en tant que monument, à te l point que leur utilisation, c'est-à-dire la construction des immeubles d'habitation, réemployant les matériaux antiques, s'y fait par la destruction du monument qui leur sert de support.

Cîlot urbain est bien un chancre, un parasite, une sangsue. un vampire qui se nourrit de la matière du monument et le détruit ainsi peu à peu, même

si ce vampire peut nous paraître aujourd'hui plein d e charme e t de pittoresque. La réutilisation est par essence m ê m e destruct ion. Pour être reconnu en tant que monument antique, et non plus seulement en tant que fondations à bon marché et carrière d e matériaux, le monument doi t au contraire se débarrasser, se libérer de I'usage sordide qui l'a piraté et dénaturé !

C'est à quoi les Services de I'État vont s'employer avec, en 1825, l'expropriation des différents immeubles, puis leur démolition en 1830, sous la conduite d e l'architecte Questel, pour éliminer ces constructions « modernes » et révéler ainsi le monument antique, avant son classement final au titre des Monuments historiques en 1840.

Historiquement et administrativement, dans la France de ce début d e XlXe siècle, c'est bien le découplage entre le bâtiment et son usage, entre le contenant et le contenu, qui vient générer la notion d e Monument historique, soit parce que le bâtiment - qu'il soit ruine antique, église, château ou abbaye - a perdu son usage, soit parce que cet usage - immeuble d'habitation, caserne, prison, filature ou exploitation agricole - est perçu comme indigne d e son prestige antérieur, ou destructeur d e sa substance même.

Classer « Monument historique a, c'est bien alors affirmer qu'une œuvre du passé mérite d'être conservée pour elle-même, en tant que témoin d e l'histoire, en tant qu'œuvre d'art et ceci, quel que soit son usage ou son manque d'usage. C'est quand il est abandonné par l'armée que le Palais des Papes d'Avignon accède au statut d e Monument historique. C'est après la fermeture, en 1863, d e la prison centrale - elle l'occupait depuis 1802 - que l'abbaye d u Mont-Saint- Michel est classée Monument historique en 1874. L'administration française s'emploiera même avec vigueur - dans le contexte de la séparation des Églises et d e I'État - à chasser, quelques années plus tard, les religieux qui s'y étaient réimplantés, pour ne la montrer au public qu'en tant que chef-d'œuvre d'architecture, vide d e toute présence.

C'est bien la désutilisation qui crée le monument historique. C'est elle qui permet d'extraire celui- ci de la masse indifférenciée du bâti fonctionnel pour l'élever, en tant qu'objet remarquable, au statut d e patrimoine national. Le propre d u Monument historiaue. c'est bien d'être inutile e t la vocat ion d u Service des Monuments historiques de prendre en charge ces bâtiments inut i les p o u r en assurer la conservation, indi f férente à l'usage. Classer u n éd i f ice Monument historique, c'est donc, en premier lieu, le débarrasser d'un usage considéré comme inadapté, dégradant ou destructeur. Comme pour un objet qui entre au musée, c'est l'abstraire définitivement de tout usage pour le faire seul objet d e contemplation.

La restauration comme production

C'est aussi s'engager dans une nouve l le démarche, celle de la restauration, pour assurer, certes, matériellement, sa conservation, mais également pour le rétablir dans un état d e perfection disparu, réel ou supposé.

Là encore, sorte d e monument prototype et expérimental, le Mont-Saint-Michel vient illustrer parfaitement cette approche. L'analyse des travaux, qui y ont été conduits depuis la fin du XIXe jusqu'au milieu d u XXe siècle, montre la constance d'une approche se développant parallèlement sur plusieurs fronts : la suppression des traces de l'utilisation carcérale, la cicatrisation des structures anciennes, mais, surtout, la restitution d'ouvrages majeurs disparus (tours, combles, clocher, flèche, etc.). Ces interventions vont ainsi venir façonner la s i lhouette d u monument que nous connaissons aujourd'hui, avant d'en parachever l'image par la démolition d'un certain nombre d e constructions parasites modernes.

Ce monument, parmi les plus beaux, les plus spectaculaires d u patrimoine français, véritable archétype d u Monument historique, est donc aussi un des monuments les plus travaillés, les plus transformés, d'aucunsdiront les plus frelatés. La Ille République vient ainsi fabriquer une image, construire le Mont-Saint-Michel en tant que

monument historique, chef-d'œuvre du passé. de même qu'elle construit simultanément la Tour Eiffel en tant que chef-d'œuvre du présent.

Le propre du Monument historique en France, jusqu'au début du XXesiècle, c'est bien, en effet, d'une part d'être fonctionnellement inutile, d'autre part d'être restauré. Les remparts de Carcassonne, reconstruits par Viollet-le-Duc (1 814-1 879). répondent pleinement à ces principes. Le monument n'est pas un objet, c'est un produit, certes façonné par ses constructeurs d'origine, mais tout autant produit par ses restaurateurs. Dans cette optique, le rôle du Service des Monuments historiques est, avant tout, d'être détenteur d'un savoir-faire le rendant apte à une telle production de monuments historiques.

En termes d'intervention architecturale, cette pensée se fonde sur les principes développés par Viollet-le-Duc et, en particulier, sur celui de l'unité de style. II peut conduire à la suppression de tout ce qui est postérieur et contradictoire au style dominant retenu comme référence. De même, pour la reconstruction d'éléments anciens disparus, il a recours à une pratique de restitution stylistique et, pour l'ajout d'éventuels éléments complémentaires fonctionnellement nécessaires, à une architecture de style ou d'accompagne- ment se voulant, à l'opposé de tout principe de rupture, en unité et en continuité d'aspect, de matériau, de proportions, de modénature avec « I'œuvre-mère » ; la nouvelle sacristie de Notre- Dame de Paris apparaît bien ainsi, dans la réalisation de Viollet-le-Duc, comme la «fille »

de la cathédrale

Rédigée par des professionnels extérieurs au milieu des Monuments historiques - comment ne pas citer ici le nom de Le Corbusier-, la Charte d'Athènes vient toutefois dénoncer, en 1933, ces pratiques « stylistiques » et ce qu'elle estime être une falsification des monuments.

La réutilisation comme idéologie

Trente ans plus tard, en 1964, entérinant une évidente évolution des pratiques depuis la Seconde Guerre mondiale, c'est, avec la Charte de Venise, le cénacle même des praticiens européens des monuments historiques qui se rallie plus ou moins à ces idées, en s'exerçant à en affiner les concepts.

Obligatoirement porteur de contradictions et d'imprécisions, comme tout document issu d'un débat et d'une conciliation entre des points de vue initialement divergents, ce texte est habituellement lu et interprété selon cinq grands principes :

- la priorité donnée à une conservation maximale des structures et matériaux anciens ;

- le respect des apports significatifs des différentes époques ;

- la nécessaire lisibilité des apports modernes ; - l'exigence de réversibilité des interventions ; - l'utilisation ou la réutilisation comme moyen

de concourir à la conservation.

Par ailleurs, dans ces mêmes années d'après- guerre, les principes antérieurs de « muséi- fication » du monument, privilégiant la visite sur tout autre usage, vont être progressivement battus en brèche ; d'une part, par l'ampleur des besoins sur bon nombre d'édifices ravagés par le dernier conflit, d'autre part, par une extension, constante et inexorable, du champ patrimonial, avec la prise en compte progressive de « nouveaux n patrimoines : quartiers anciens, patrimoine rural, jardins historiques, patrimoine naval, patrimoine industriel, scientifique et technique, patrimoine du XXe siècle, etc.

Baisse qualitative des niveaux de protection et extension quantitative parallèle du champ patrimonial vont par incidence amener, pendant ces années, les différents acteurs à modifier progressivement leurs pratiques. étendant ainsi, avec de nouvelles règles et à un patrimoine multiple, des préoccupations de conservation qui n'étaient jusqu'alors réservées qu'à quelques fleurons exceptionnels et emblématiques.

Support doctrinal d e la Charte d e Venise e t extension parallèle d u corpus monumental vont donc, en matière d e réutilisation, faire émerger une nouvelle pensée, un nouveau consensus, implicite ou explicite, mais qui va sous-tendre à cet te é p o q u e d ' innombrab les pro je ts e t réalisations.

Ce « consensus »(ou prétendu tel) se résume aux trois points suivants :

- la réutilisation constitue un moyen privilégié d'assurer la conservation d u monument ;

- les apports qu'el le nécessite, d u fait d e nouveaux programmes, doivent être lisibles, sans confusion entre les éléments neufs et les éléments anciens ;

- cet impératif appelle, en termes d'intervention, l e recours à u n e écr i ture architecturale « contemporaine O , marquant l'apport d e notre époque à l'histoire du monument.

Un nouvel académisme ?

Expérimentée dans les grandes opérations de reconstruction ou d e réutilisation d'après-guerre, par toute une génération d'architectes en chef nés avant la Première Guerre mondiale, qui furent l'élite d u Service des Monuments historiques français après la Seconde, e t qui furent nos aînés e t nos maîtres, théorisée par les mêmes à travers la Charte d e Venise, à la rédaction de laquelle ils contribuèrent, enseignée par eux dans le cadre d u « Cours d e Chaillot » - il assure en France la formation des architectes restaurateurs -, cette approche a imprégné, depuis quarante ans, la formation d e toute une génération d'architectes spécialisés, celle qui exerce actuellement en France.

Cette approche se veut la vision la plus pertinente d e la problémat ique d' intervention sur les monuments historiques, mais ceci au point d'être peut-être aujourd'hui devenue, il faut le dire, une sorte d e pensée dominante, à la fois doctrine officielle « reconnue » par l'Administration, tout autant que corpusdoctrinal désormais largement enseigné, au-delà d 'un premier cercle d e formation spécialisée, dans la plupart des écoles

d'architecture, en parallèle et, d'une certaine façon, en réponse, à une prise d e conscience progressive d'un réel « marché » d e la réhabilitation.

Les jeunesdiplômés ou les jeunes professionnels que nous recevons aujourd'hui à l'entrée d u Centre des Hautes Études de Chaillot, en vue d'une format ion à la conservation e t à la restauration du patrimoine architectural et urbain, nous apparaissent dece fait parfaitement calibrés et uniformément « formatés >i sur ces règles définies par nos aînés, il y a 40 ans.

Ne doit-on pas toutefois s'en inquiéter ?

Cette unanimité, cette pertinence incontestée, cette convenance généralisée ne sont-elles pas génératr ices d'un nouveau conformisme, d'automatismes, si ce n'est de véritables « tics >i

architecturaux ? Ne traduisent-elles pas une certaine ossification de la réflexion, porteuse d'un nouvel académisme, qui, après l'ère moderne puis post-moderne, viendrait ainsi codifier un véritable style, le style « respectueux-du-passé- mais-résolument-contemporain >> ?

La réutilisation comme exercice d e style

La réutilisation telle qu'elle se pratique depuis quarante ans, cet acte spécifique consistant à construire dans le construit, à créer dans le créé, c'est bien évidemment un exercice d e l'ordre d u fonctionnel, mais éga lement d e celui d e l'esthétique.

En terme fonctionnel, on est censé avoir, comme sur un ring de boxe :

- à droite, un monument ancien, avec ses caractéristiques, et dont a priori on ne sait pas vraiment quoi faire ;

- à gauche, face à lui, un programme prédéfini à y faire teniret que l'on ne sait pasjusqu'alors où im~lanter.

L'exercice, comme pour un prestidigitateur, va consister à faire rentrer le lapin dans le chapeau, même si, la plupart du temps, le lapin est plus

gros que le chapeau. C'est très curieux, mais, en effet, à l'examen, le bâtiment apparaît toujours trop petit. insuffisamment éclairé, mal distribué ou non conforme, en termes d e stabilité ou de sécurité, à I'usage auquel on le destine. II révèle

toujours, d'une façon ou d'une autre, une part d'inaptitude e t d'incapacité à accueillir cette

nouvelle fonction.

De cette discordance, d e ce décalage, plus ou moins important ent re l e monument e t le programme, entre le contenant et le contenu, naît ce que I'on appelle, dans le jargon cher aux architectes, une «tension ». Dans cet exercice

rituel qu'est trop souvent la réutilisation, c'est cette tension, c'est cette dialectique qui est censée déclencher l'étincelle d e la création et produire de la qualité architecturale.

Plutôt que d e concevoir un programme modeste correspondant aux capacités d u monument - un lapin qui rentrerait dans le chapeau -, on s'efforce

trop souvent d'engraisser le lapin, de tirer sur une patte ou sur une oreille afin qu'elle dépasse b ien d u chapeau, engendrant alors cet te fameuse tension q u i va justifier le « geste

architectural B.

D'abord, la réutilisation s'avère beaucoup plus souvent un problème d e programmiste que de programme. On sent, chez bon nombre d e ces professionnels, une frustration d'architectes qui les pousse à gonfler les programmes pour imposer, à tou t prix, à toute opération d e réutilisation une part d e construction neuve et leur permettre ainsi, en quelque sorte, de créer

par procuration.

D e même, c'est plus souvent un problème d'architecte que d'architecture. Plutôt que de comprendre le monument comme atout que comme contrainte, plutôt que de se livrer à un travail fin d'intégration des nouveaux éléments

d e programme, par une intervention qu i se voudrait toute en discrétion, en modestie et en

subtil ité, p lu tô t que d e considérer que le monument est éternel et que les usages. dans

leur succession variée au fil des siècles. sont pour la p lupart éphémères e t se doivent donc

d'irnpacter au minimum le monument qui les accueille pour quelques années ou quelques décennies, trop d'architectes se comportent au contraire comme des créateurs frustrés, se rabattent, faute d e mieux, sur le bâti ancien, car il constitue tout de même un marché, mais ne voient celui-ci que comme support, comme moyen d'accéder à la commande, à l'expression et à ce qui les intéresse vraiment, c'est-à-dire la création.

Trop souvent aussi, en représailles à une certaine incompréhension d u pub l i c vis-à-vis d e

l 'architecture d'aujourd'hui, l e p ro je t d e réutilisation est une façon pour le créateur

incompris d e régler ses comptes avec une architecture d u passé, dont la reconnaissance qualitative fait à l'inverse largement consensus auprès d e ce même public.

Face au monument, I'architecte s'enferme alors souvent dans une posture d'affrontement: ce sera lui ou moi ! Elle consiste à exalter et à mettre en scène non pas l e monument , mais au contraire, et d e façon souvent ostentatoire, les éléments de programme, qui lui sont les plus inadaptés (amphithéâtre, auditorium, batteries d'escaliers, d'ascenseurs, etc.). Cobjectif est alors de se distinguer à tout prix d e celui-ci et d e garantir, ainsi le maître d'œuvre que I'on ne risque

pas de confondre ce qu'il a fait, avec ce sur quoi il l'a fait. Son but réel n'est pas de minimiser, mais, au contraire, bien souvent, de maximiser I'impact d e la réutilisation sur le monument.

Plutôt que d e se l ivrer à ce t exercice d'intégration, dont l'intelligence pourrait même parvenir à faire oublier l'intervention, mais, aussi par contrecoup, l'intervenant, il importe au contraire à I'architecte d e bien marquer son passage et d'imposer sa griffe au monument. O n

est là dans une logique primaire, presque animale, d e dominat ion, d e marquage d u

territoire, d'auto-exaltation d'un ego individuel. C'est malheureusement le monument qui en fera

bien souvent les frais.

La réutilisation d'un monument, c'est toujours le mariage de la carpe et d u lapin - la carpe du

monument, le lapin du programme. O n pourrait rêver d'une belle carpe e t d'un joli petit lapin, sympathique e t pas t r o p envahissant. Malheureusement, e t poussant à l'inflation leurs propres maîtres d'ouvrage qui, la plupart d u temps, n'en demandent pas tant, t rop d e programmistes, trop de maîtres d'œuvre rêvent, à l'inverse, d'une petite carpe et d'un énorme lapin. Qu'importe si, après l'accouplement, souvent douloureux, la carpe n'a plus l'air très fraîche, du moment que le lapin est bien gras et a le poil brillant.

Cette visibil ité des nouveaux éléments d e programme, cette ostentation d e l'intervention nouvelle trouve malheureusement son alibi doctrinal dans une invocation rituelle à la Charte d e Venise, mais aussi dans ce vieux principe corbuséen, véritable diktat d e l'âge moderne, caractéristique des années 1920-1960, dont elle est el le-même d 'une certaine façon issue, affirmant que la forme doit être l'expression de la fonction.

À nouvelle fonction, nouvelle forme. C'est d u décalage entre la fonction d'origine et la fonction nouvelle, entre les formesancienneset les formes nouvelles, entre les matériaux anciens et les matériaux nouveaux q u e naîtra l 'effet architectural e t sa prétendue qualité. Si le monument historique a aujourd'hui une nouvelle fonction, cela doit se voir, s'il en change demain et après-demain, cela do i t se voir encore et encore, créant alors cette stratification des apports et ce fameux palimpseste. C'est là le discours officiel dont on nous a abreuvés, dont o n nous a bour ré l e crâne pendan t des décennies, la doctrine suprême, le dogme, la ligne du parti, la vulgate incontestée, mais contre laquelle, d e façon étonnante, e t malgré des résultats parfois consternants, b ien p e u se rebellent encore aujourd'hui !

Cette théorie de I'accumulation, cette logique d u patchwork, cette esthétique d u collage, cette sublimation d u contraste est toutefois, en terme d'histoire de l'art, quelque chose de parfaitement daté. caractéristique de ces mêmes années 1920- 1960. Elle est en grande partie le produit du

surréalisme. C'est, vous le savez. la machine à coudre sur la table d'opération d e Marcel Duchamp. C'est la juxtaposi t ion d e deux éléments qui n'ont rien à voir, caractérisés par deux fonctions, deux logiques, deux histoires, deux esthétiques totalement étrangères I'une à l'autre. mais dont l'assemblage, parce qu'il est totalement illogique, inattendu e t dissonant, peut créer un effet de surprise et devenir porteur d'effet poétique.

C'est une esthétique du calembour, d u coq à l'âne, d u cadavre exquis. Comment ne pas penser ici à des peintres comme Chirico, comme Magritte, comme Delvaux ?C'est une esthétique d u démembrement de la partie par rapport au tout, du fragment, du dépeçage de lambeaux, au besoin pour en faire un nouvel assemblage.

Comment ne pas évoquer ici la figure d'un André Malraux, démonteur d e temples khmers, arrachant les figures de « devatas » aux façades de Banteay Srey, mais aussi, quelques années plus tard, ministre d e la Culture - on retombe ici dans cette notion d'esthétique officielle -, Malraux qui voyait dans le télescopage entre les époques et les civilisations I'une des données fondamentales de feu le XXe siècle. Le propre d e son musée imaginaire é ta i t b ien d e décontextualiser l'œuvre d'art, quelle que soit son époque o u quel que soit le continent d'origine, pour la confronter et la faire dialoguer avec d'autres chefs-d'œuvre, la vierge romane avec la divinité khmère, la statue dogon avec les demoiselles d'Avignon de Picasso, Piero della Francesca avec l 'homme marchant d e Giacometti, mais aussi pourquoi pas Charles Garnier et Marc Chagall aux plafonds de l'Opéra de Paris.

Se voulant au départ avant-gardiste et élitiste, cet te esthétique d u fragment, d u collage, progressivement dérivée en une prat ique relevant plus souvent du patchwork, du copier- coller ou du zapping stylistique sur le monument, s'est diffusée et démocratisée depuis 40 ans à travers la France jusqu'à irriguer de ses bienfaits le moindre des chefs-lieux d e canton. Elle se caractérise aujourd'hui, chez trop de maîtres

d'œuvre, par une forme d'obsession : comment, dans la mise en œuvre du projet de réutilisation, concevoir des formes, des échelles, des matières. des couleurs qui soient tout sauf celles d'origine du monument, et ceci, selon la formule si souvent entendue et qui, au second degré, ne manque pas d'humour, pour éviter toute confusion ?

Comme nos monuments sont, pour la plupart, bâtis en pierre et en bois, on va donc, par exemple, s'évertuer à ce que les éléments du projet soient en métal et en verre pour faire de ce fameux « apport-résolument-contemporain- en-métal-et-en-verre », à la fois l'une des formules les plus éculées de nos débats de commission tout autant que, mise en œuvre sur les édifices, une sorte de signe, de symbole, de code, de marqueur, comme un sceau. une marque au fer rouge apposée sur l'épaule du monument pour donner à entendre au passant un discours, pour lui transmettre un message : attention, ne vous méprenez pas, ceci n'est pas un monument ordinaire, c'est un monument réutilisé.

La réutilisation comme morale et comme intelligence

Mais n'en arrive-t-on pas, devant certains exemples, à de véritables « détournements de monuments », comme on parle d'un détournement de mineur, c'est-à-dire soumettre le monument à des actes qui sont contraires à son âge, à sa nature et à son innocence ?

Finalement, la réutilisation est, bien rarement, un réel problème de capacité car, à vrai dire, au prix d'une analyse fine de sa morphologie et d'une certaine modestie d'ambition, à laquelle les maîtres d'ouvrage peuvent d'ailleurs se montrer loin d'être insensibles, il est, à I'expérience, assez facile de laisser le monument moduler lui-même l'ampleur de l'usage qu'il est à même d'accueillir. Le programme n'est pas obligatoirement quelque chose de prédéfini et d'invariable qui s'abattrait sur le monument, comme le vautour sur le mulot pour le dévorer. C'est en premier lieu l' inadéquation du programme de réutilisation qui peut rendre le

projet destructeur. II faut à l'inverse revendiquer une notion simple : celle du monument comme son propre programmiste.

De même, c'est bien rarement un véritable problème fonctionnel. En effet, s'il n'est pas perverti au départ par une attitude d'affron- tement avec le monument, mais découle, au contraire, d'une démarche de compréhension et d'écoute de celui-ci, le projet n'aura pas de mal à trouver, dans le jeu de ses composantes conservées mais aussi disparues (et peut-être alors susceptibles de renaître sous des formes anciennes ou nouvelles), la réponse à la plupart des problèmes fonctionnels rencontrés. C'est un peu, là aussi, le monument comme son propre architecte.

Certes, ce peut être parfois un réel problème économique. Alors que l'on considérait encore officiellement, il y a une vingtaine d'années, la réutilisation comme le meilleur moyen de sauver les monuments à moindre prix, fût-ce à celui de quelques sacrifices- « le monument doit gagner sa vie », disait-on, ou bien « réutiliser =

rentabiliser » -, I'expérience a montré que cette pratique implique au contraire d'ajouter au coût de la conservation proprement dite du bâtiment, non seulement le coût de son aménagement, mais aussi le coût de fonctionnement du futur équipement qu'if va abriter. Non content d'avoir à restaurer l'abbaye, il va falloir y financer l'aménagement de chambres pour I'héber- gement, de salles de conférences ou d'équi- pements muséographiques et assurer les coûts de fonctionnement du futur centre de rencontres ou du futur musée qui va désormais la faire vivre.

Avant tout, la réutilisation c'est bien trop souvent un problème d'écriture architecturale. En effet, est-on aujourd'hui à même de s'abstraire de ce qui est désormais devenu une sorte de « patrimonialement correct » ou de « patrimonialement pertinent ». une sorte de « pensée unique », pour parvenir enfin à effectuer, sur le demi-siècle passé, le bilan rétrospectif. e t pourquoi pas critique. d'innombrables réalisations dont elle a formé le socle doctrinal ?

Est-on à même d'échapper enfin à cette vision d'un monument glacé, vitrifié, aseptisé, disséqué presque chirurgicalement par le bistouri d'une Charte de Venise dévoyée, entre fragments neufs e t fragments anciens, exposant une véritable autopsie archéologique e t didactique à un visiteur qui n'en demandait pas tant et attendait avant tout d u monument une part de rêve, d e poésie, de dépaysement e t d'harmonie ?

C'est bien là le problème que pose aujourd'hui la dominance bien pensante et institutionnelle d e ce qui est devenu, en quelques décennies, une sorte d'art officiel, mais aussi un véritable « style Réutilisation », comme il y a eu un style Renaissance o u un style Art nouveau, e t qui restera certainement dans l'histoire d e I'archi- tecture, du moins en Europe occidentale, comme caractéristique d e la deuxième moitié d u XXe siècle.

Dernière interrogation enfin, la réutilisation est- elle encore aujourd'hui un problème d'actualité ? Est-elle encore, a-t-elle d'ailleurs jamais été, le fer de lance, la ligne de front de la sauvegarde d u patrimoine ?

Comment ne pasvoir, en particulier, l'inquiétante et spectaculaire évolution des besoins en termes de conservation pure sur nos grands monuments les plus prestigieux, ces énormes rnonuments- objets dont certains sont aujourd'hui réellement sous perfusion : 30 millions d'euros d e travaux urgents à la cathédrale d e Strasbourg, 35 millions d'euros à dépenser à celle de Rouen, plus d e 45 millions d'euros qu'il faudrait engager à moins d e c inq ans sur la cathédrale d e Bourges, problématique prioritaire et à laquelle la réutilisa- tion ne peut apporter aucune réponse valable ?

Dès lors. la réuti l isation n e serait-elle pas finaleinent qu'une excellente réponse, tout à fait pertinente, à une question qui ne se pose pas, ne se pose plus ou ne se pose qu'à la marge. Ne serait-elle pas qu'un exercice de style, un sous- p rodu i t d e l 'enseignement, une posture d'architecte, coupée des besoins réels, mais aussi parfois, dans sa production concrète, aujourd'hui coupée de la deinande sociale ?

La restitution : une nouvelle frontiére ?

Comment ne pas voir poindre, en effet, hors d'Europe mais aussi au cœur d e l'Europe de plus en plus multiple, une demande différente, émerger d e nouveaux besoins, d e nouvelles aspirations, d e nouveaux programmes, d e nouvelles pratiques parallèles, marginales, décalées, transgressives par rapport à ce qui demeure encore d e ce dogme, voire déviantes, déviationnistes, si ce n'est même impertinentes ?

Comment ne pas voir, à travers la presse généraliste, qui demeure tout de même un assez bon vecteur de l'opinion publique, parmi les articles consacrés au patrimoine, la part de plus en plus importante consacrée à la reconstruction d e monuments détruits o u disparus.

II peut tout d'abord s'agir de monuments sinistrés par la guerre o u par accident e t d o n t la destruction suscite une émotion collective en faveur d 'une reconstruct ion immédiate à I'identique, et même s'ils ne conservent plus qu'un usage résiduel ou inexistant. « Com'era, dov'era » selon l'expression italienne : comme c'était, là où c'était !

Citons ici les exemples d u pont d e Lucerne, reconstruit à I'identique après un incendie, d u palais de Justice de Rennes, ancien Parlement d e Bretagne, qui connu le même sort, ou du château de Lunéville, ancien palais des Ducs d e Lorraine, dét ru i t pa r l e feu e t d o n t la reconstruction s'amorce aujourd'hui. O n pourrait également citer, dans le même sens, le théâtre d e la Fenice à Venise ou le pont de Mostar, tous deux récemment inaugurés après leur reconstruction, mais aussi, parmi les chantiers en projet, les Bouddhas d e Bamyan ou la forteresse de Bam en Iran.

Ce nouvel engouement pour la reconstruction s'est également vu illustré et expérimenté ces dernières années dans des problématiques et des pratiques spécifiques à d e nouveaux types de patrimoine. II peut s'agir d e patrimoine naval avec, par exemple, la reconstruction. actuelle- ment en cours, d e l 'Hermione à Rochefort, bateau avec lequel La Fayette fit la traversée vers l 'Amérique en 1780. mais aussi d e jardins

historiques, avec la récente restitution intégrale du Bosquet des Trois Fontaines à Versailles, chef- d'œuvre de Le Nôtre, qui avait disparu depuis plus de deux siècles.

Cette pratique investit aujourd'hui des programmes et des monuments encore plus ambitieux. On pourrait évoquer en ce sens les restitutions, achevées ou en projet, du décor du Salon d'ambre à Tsarko'ie Selo. du théâtre du Globe à Londres, de I'ancien château des Hohenzollern à Berlin ou de l'ancien palais des Tuileries à Paris, qui a récemment fait l'objet d'une importante couverture médiatique. Mais surtout, comment ne pas évoquer ici l'extraordinaire chantier de reconstruction de la Frauenkirche à Dresde, la plus spectaculaire opération de monuments historiques actuellement en cours en Europe et aujourd'hui en voie d'achèvement ?

Enfin, ce nouvel engouement conjoint des responsables politiques, mais surtout du public. peut même allerjusqu'à la construction intégrale de monuments qui n'avaient jusqu'alors jamais existé qu'à l'état de projet. C'est le casde l'église de Firminy. Conçue par Le Corbusier, mais sans début de réalisation à sa mort, elle fut ensuite protégée au titre des monuments historiques après un premier début d'exécution, et voit son chantier redémarrer aujourd'hui. C'est aussi, bien évidemment, celui de l'énorme chantier de la Sagrada Familia de Barcelone, chef-d'œuvre de Gaudi, en cours de construction.

Et pourtant la quasi-totalité de ces monuments n'a aucune utilisation effective ou, du moins, indispensable !

On comprend bien, en effet, que I'on n'a absolument plus l'usage aujourd'hui d'un navire de guerre en bois et à voile pour traverser l'Atlantique. La réutilisation de l'Hermione, c'est bien sa propre reconstruction, sa production patrimoniale, qui vient ainsi cristalliser un véritable objet de mémoire.

De même, on conçoit bien qu'en un temps où la pratique religieuse régresse dans la majeure partie de l'Europe, il n'est nul réel besoin de construire de nouvelles Églises à Dresde, à

Barcelone ou dans la banlieue ouvrière de Saint- Étienne. Pourtant, on dépense des centaines de millions d'euros pour le faire. On comprend bien que cette production, ou cette reproduction, du monument vise un but tout autre. On voit bien que, contrairement à ce que certains ont pu penser, l'utilité du monument, ce n'est pas de fournir du m2 disponible, fût-il historique.

L'utilité du monument est avant tout culturelle, symbolique, identitaire, affective, émotionnelle et esthétique. Elle se conçoit, avant tout, comme ancrage, comme repère d'une communauté, restreinte ou élargie, quitte au besoin, si ce symbole est détruit ou inachevé, à en assurer la restitution - restituer au sens de rendre à son propriétaire un bien qui lui a été enlevé - et ceci par la réplique, la reproduction de l'œuvre disparue ou même par la production de l'œuvre inachevée. Alors, pourquoi pas, le monument peut bien se concevoir comme produit.

N'est-ce pas là désormais, et de façon tout à fait étonnante, en notre début du XXle siècle, l'une des nouvelles frontières de la demande et de la pratique patrimoniales? Alors, face à cette évolution, la réutilisation, au sens où on l'entendait il y a encore dix ou vingt ans, est-elle encore un véritable enjeu patrimonial ? Le jeu et l'enjeu ne sont-ils pas désormais en train de se déplacer sur d'autres fronts ? Ce sont bien là les questions qui se posent à notre génération et c'est bien sûr celles-ci, rompant avec les dogmes et les conformismes d'hier, qu'il lui importe désormais de s'interroger.

Commentaire de Laurent BUSINE

Je vous remercie pour cette réflexion, même si j'imagine qu'elle provoquera, je l'espère en tous cas, des réflexions tout à l'heure sur la pratique de la reconstruction non utilitaire, non effective, mais qui peut toucher davantage, en effet, à des buts d'utilité symbolique ou émotionnelle et, enfin, à ces questions sur les enjeux et où I'on arrive au sujet qui est le nôtre : l'enjeu patrimonial à I'heure actuelle.