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Du même auteur

L’Impuissance publique. L’État, c’est nous (avec Denis Olivennes), Paris, Calmann-Lévy, 1994.

L’Invention du chômage (avec Robert Salais et Bénédicte Reynaud-Cressent), Paris, Puf, 1999.

Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies, Paris, Flammarion, 1993 ; 2005 ; Perrin, « Tempus », 2006.

Les Orphelins de la liberté, Paris, Plon, 1999.Les Trente Piteuses, Paris, Flammarion, 1998 ; « Champs », 1999.La France qui tombe. Un constat clinique du déclin français, Paris, Perrin,

2003 ; « Tempus », 2004.Comment va la France ? Les dossiers du Monde (avec Daniel Cohen et

Jean-Paul Fitoussi), La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2004.Dictionnaire d’histoire, économie, finance, géographie (avec Frédéric

Teulon et Guillaume Bigot), Paris, Puf, 2004.Aron. Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Gallimard, 2005.Le Chômage, à qui la faute ? (avec Jean-Baptiste de Foucauld, Alain Minc

et Alain Houziaux), Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2005.Nouveau monde, vieille France, Paris, Perrin, 2006 ; « Tempus », 2006.Que faire ? Agenda 2007, Paris, Perrin, 2006 ; « Tempus », 2007.En route vers l’inconnu, Paris, Perrin, 2008.Après le déluge. La grande crise de la mondialisation, Paris, Perrin, 2009 ;

« Tempus », 2011.Réveillez-vous !, Paris, Fayard, 2012 ; « Pluriel », 2013.Lettres béninoises, Paris, Albin Michel, 2014 ; Le Livre de Poche, 2015.Danser sur un volcan. Espoirs et risques du xxie siècle, Paris, Albin Michel,

2017.Chroniques du déni français, Paris, Albin Michel, 2017.Violence et passions. Défendre la liberté à l’âge de l’histoire universelle,

Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018.

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Nicolas Baverez

Le Monde selon Tocqueville

Combats pour la liberté

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© Éditions Tallandier, 202048, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris

www.tallandier.com

ISBN : 979-10-210-4280-3

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Introduction

Alexis de Tocqueville 1805-1859

Cent cinquante ans après sa mort, Alexis de  Tocqueville demeure une énigme. Il est la figure majeure du libéralisme français au xixe  siècle. Il a si bien compris la puissance et les contradictions de la démocratie qu’il s’impose comme une référence obligée pour en comprendre les dérèglements à cha-cune des époques où elle connaît des crises majeures. Il a écrit trois chefs-d’œuvre : sur la montée de la société démocratique et ses contradictions ; sur l’analyse à chaud de la chute de Louis-Philippe, des Journées de juin 1848 puis de la mise à mort de la République par Louis Napoléon Bonaparte ; enfin sur les origines de la Révolution française et les raisons de son destin violent, mêlant Terreur et guerres extérieures. Lu, reconnu et admiré dans le monde anglo-saxon où il fait figure de classique, il reste pourtant mal connu et mal aimé des Français, ce qui lui a valu de tomber largement dans l’oubli avant d’être redécouvert par Raymond Aron puis François Furet pour éclairer le temps des idéologies, puis de nouveau dans la décennie 2010 pour comprendre l’onde de choc popu-liste qui déstabilise les nations libres.

Comment expliquer le paradoxe selon lequel la France, qui se considère comme la fille aînée de la liberté et qui

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a tant combattu pour elle, ignore celui qui, le premier, l’a placée au cœur de l’histoire et de la modernité ? Comment expliquer qu’elle occulte celui qui en a exploré les diverses facettes, y compris les dérives despotiques ? Alors même que le xxe  siècle s’est déroulé sous le signe de la lutte à mort entre la démocratie et le totalitarisme. Alors même que le xxie siècle voit se dessiner un conflit frontal entre démocraties et démocratures, démocratie libérale et illibérale.

La vie et l’œuvre d’Alexis de  Tocqueville sont à la fois multiformes et inachevées. L’écrivain à succès fut aussi avo-cat, journaliste, académicien, député, homme fort du départe-ment de la Manche, ministre des Affaires étrangères. L’auteur de De la démocratie en Amérique (1835-1840), des Souvenirs (1893) et de L’Ancien Régime et la Révolution (1856) écrivit également sur les prisons, l’esclavage, l’Algérie, l’Irlande, le paupérisme et la révolution industrielle. Sa disparition pré-coce en 1859, en raison de la tuberculose qu’il avait contrac-tée lors de son périple aux États-Unis, laissa en friche son histoire de L’Ancien Régime et la Révolution dont il ne publia que le premier tome, le second restant à l’état d’ébauche sous la forme de quelques chapitres rédigés et de notes prépara-toires. Les Souvenirs que Tocqueville avait voulu « retracés pour [lui] seul » ne furent édités que bien après sa mort, en 1893.

Tous ses travaux, dans leur diversité, s’ordonnent autour de l’idée de la liberté et du phénomène révolutionnaire qui décima sa famille et autour des répliques auxquelles il assista, impuissant, en 1830, en 1848 puis en 1851. Elles jalonnèrent une carrière politique traversée par les mêmes tensions que ses livres, qui débuta véritablement en 1839 avec son élection comme député de Valognes. Elle culmina avec sa participation éphémère au gouvernement d’une République qu’il savait condamnée, en tant que ministre des Affaires étrangères, après qu’il eut assisté au naufrage de la monarchie consti-

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tutionnelle qui constituait à ses yeux, dans son principe, le meilleur des régimes. Elle s’interrompit définitivement avec le coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte. Tocqueville siégea ainsi dans l’opposition à la monarchie de Juillet dont il approuvait le principe et détestait les mœurs, puis il tomba solidaire d’une République dont il tenta en vain de prévenir le suicide. Il s’enferma dans un exil intérieur face à un Empire autoritaire dont il condamna tant la naissance –  ayant voté la destitution de Louis Napoléon Bonaparte le 2  décembre  1851  – que l’esprit autoritaire et les institutions, tant il constituait une nouvelle illustration des difficultés de la France à acclimater la liberté politique.

Si Alexis de Tocqueville dérange, c’est surtout parce qu’il a cherché à penser le monde qui naissait, autour de la démo-cratie et de l’égalité des conditions, sans pour autant l’aimer ou le célébrer. Bien au contraire, il en a d’emblée analysé et cerné les risques pour la liberté elle-même. Aristocrate de cœur et démocrate de raison, l’homme s’est émancipé de sa famille et de son milieu pour comprendre les transformations de la politique sans pour autant en faire une cause. Par-delà les classes sociales, les écoles et les partis, il n’appartient qu’à la liberté. Comme le souligne Raymond Aron, « trop libéral pour le parti dont il était issu, pas assez enthousiaste des idées nouvelles aux yeux des républicains, il n’a été adopté ni par la droite ni par la gauche, il est demeuré suspect à tous1 ». Traître pour les légitimistes, ses origines aristocra-tiques lui ont de fait valu la méfiance vigilante des partisans de la démocratie. À l’égal de la plupart des libéraux français, Tocqueville a donc payé son intégrité et sa lucidité d’une solitude que lui-même jugeait à la fin de sa vie « pire encore que celle qui règne dans les déserts du Nouveau Monde ».

Enfin, autant l’écriture de Tocqueville est d’une lumineuse clarté, autant sa pensée est complexe. Si on ne trouve chez lui ni esprit de système, ni sens de l’histoire, ni prophétie

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sur l’avènement ou le triomphe éternel de la démocratie, son génie fut de dégager, sous l’Amérique et la France, le principe du fait démocratique et du fait révolutionnaire. Mais, loin de tout déterminisme ou de tout manichéisme, il en dévoile les dimensions multiples et contradictoires  : la passion de l’égalité, qui fonde la démocratie, peut se retourner contre la liberté pour frayer la voie au despotisme. Pour Tocqueville, au moment même où la Révolution éclata en France, elle était en réalité déjà achevée tant le centralisme de la monarchie avait liquidé la féodalité, émancipé la bourgeoisie et la pay-sannerie ; l’ascension aux extrêmes de la violence fut le fait de la radicalité des hommes de 1789 qui détruisirent l’État et voulurent détacher la liberté de toute tradition et de toute transcendance, notamment de la religion ; les séquelles du séisme, que seul l’Empire napoléonien réussit à clore au prix du despotisme et de la guerre permanente, expliquent les échecs en chaîne de la France pour se doter d’institutions libres et stables.

Mais la grandeur tragique de Tocqueville ne découle pas seulement de sa solitude et du fait qu’il s’est arraché à son milieu aristocratique pour penser la société démocratique, comme le fit plus tard Élie Halévy qui se détacha de la grande bourgeoisie orléaniste, ou Raymond Aron qui rompit avec les intellectuels de gauche devenus compagnons de route du tota-litarisme soviétique. Elle est indissociable de sa foi maintenue dans la liberté, en dépit de ses débordements sanglants lors de la Révolution puis de ses défaites successives au xixe siècle. Malgré les déceptions qui ponctuèrent son engagement poli-tique, malgré le retour en force de l’Empire autoritaire, malgré les désillusions sur le destin heurté de la France, malgré l’an-goisse métaphysique qui le saisissait devant les contradictions de la liberté moderne, malgré l’austérité de ses immenses travaux de recherche, malgré la maladie, il ne renonça jamais.

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« Que me manque-t-il donc ? s’ouvrait-il anxieusement à son frère Édouard. Tu l’as pensé et dit. Le calme de l’esprit et la modération des désirs. J’ai déjà assez vécu pour savoir qu’il n’y a pas un seul bien de ce monde dont la jouissance pût m’attacher et me satisfaire. J’ai atteint un certain point que je ne devais pas espérer au commencement de ma car-rière. Il ne me donne pas le bonheur. Mon imagination monte aisément jusqu’au sommet des grandeurs humaines […]. Ce qui remue l’âme est différent, mais l’âme est la même, cette âme inquiète et insatiable, qui méprise tous les biens de ce monde et qui cependant a besoin incessamment de s’agiter pour les saisir, afin d’échapper à l’engourdissement doulou-reux qu’elle éprouve aussitôt qu’elle s’appuie un moment sur elle-même2. »

À l’image des libéraux français, de Montesquieu à Aron en passant par Condorcet, Constant ou Élie Halévy, Alexis de  Tocqueville est un perdant magnifique, aussi lucide sur l’impasse de sa carrière politique ou sur l’écart qui le séparait de son idéal de perfection dans l’écriture que sur la montée de la société démocratique ou sur l’incapacité de la France à établir durablement la liberté politique. Dans le débat public, il est un bouc émissaire tout trouvé, tant pour les royalistes légitimistes, qui cultivent la nostalgie d’une restauration impossible, que pour les socialistes qui rêvent d’une révo-lution fatale pour la liberté et les droits des individus qu’ils prétendent faire triompher. Dans l’ordre intellectuel, il reste un maître, à la fois par sa compréhension de l’histoire du xixe siècle à l’ombre portée de la Révolution française et de l’Empire, et par le caractère visionnaire de sa théorie de la démocratie, dont l’actualité ne s’est jamais démentie, face aux grandes guerres et aux totalitarismes du xxe  siècle comme, aujourd’hui, face au renouveau du populisme ou des passions nationales et religieuses qui s’incarnent dans le djihadisme et dans l’émergence des démocratures.

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À l’ombre de la Terreur

Alexis de Tocqueville naquit le 29  juillet 1805, rue de la Ville-l’Évêque à Paris. Son père, Hervé de Tocqueville, était issu d’une lignée prestigieuse de noblesse d’épée, qui comptait dans ses rangs Clérel, compagnon de Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings. Il commente dans ses Mémoires la naissance de son troisième fils en ces termes  : « Cet enfant avait en naissant une figure si familière et si expressive que je dis à sa mère qu’il serait un homme distingué. » Sa mère, Louise Le Peletier de Rosambo, était la petite-fille de Chrétien Lamoignon de  Malesherbes, haute figure de la noblesse de robe. Acquis aux Lumières, il était le protecteur des philo-sophes avant d’assurer la défense de Louis  XVI, ce qui lui valut d’être guillotiné le 21 avril 1794, mais aussi de gagner le titre de « défenseur du peuple devant le Roi puis défenseur du Roi devant le peuple ».

Tocqueville grandit donc à l’ombre de la Terreur, qui conduisit au supplice six membres de sa famille. Sa mère, Louise, ne dut qu’à Thermidor d’échapper in  extremis à l’exécution et en resta marquée à vie, quasi recluse et se confondant en dévotions. Son père vit séquestrer les biens de sa famille dont les lois du 20 avril et du 9  juin 1795 ne lui restituèrent qu’une partie. Il fut aidé par Jean-Baptiste Lesueur, homme de loi resté fidèle à la famille. Son frère, l’abbé Christian Lesueur, prêtre réfractaire, devint le précep-teur d’Alexis après avoir été celui de son père ; il fut égale-ment celui de Louis et Christian de Chateaubriand, orphelins dont Hervé de Tocqueville fut désigné tuteur.

Alexis, cadet d’une fratrie de trois garçons, noua des rela-tions tumultueuses avec ses deux frères. L’aîné, Hippolyte, né en 1797, était à ses antipodes par son goût pour l’ac-tion immédiate, son caractère irréfléchi et sa légèreté, ce qui

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lui valut d’entretenir des relations à la fois affectueuses et conflictuelles avec son plus jeune frère. Après une carrière militaire avortée en dépit des interventions de son cadet Alexis, il multiplia les engagements politiques opportunistes et contradictoires, tour à tour légitimiste fervent impliqué dans la folle équipée de la duchesse de  Berry, républicain en 1848, bonapartiste à partir de 1851, pour finir sénateur inamovible de la IIIe  République. Quant à Édouard, né en 1800, il était au départ très proche d’Alexis avec lequel il effectua un long voyage en Italie et correspondit de manière suivie ; il compta d’ailleurs au petit nombre des correcteurs du manuscrit de De la démocratie en Amérique. La complicité des deux frères fut cependant mise à rude épreuve par le mariage d’Alexis avec Marie Mottley, violemment désapprouvé par son frère, et surtout par le coup d’État du 2 décembre 1851 qui entraîna leur rupture, Édouard défendant le recours au despotisme pour restaurer l’ordre public et l’autorité de l’État. Alexis de  Tocqueville, qui n’eut pas d’enfants, resta très proche de ses neveux et nièces, notamment d’Hubert qu’il aida dans sa carrière diplomatique. La réconciliation avec Édouard n’intervint qu’à l’automne 1858, quelques mois avant la mort d’Alexis.

L’enfance d’Alexis de Tocqueville se déroula paisiblement au château de Verneuil-sur-Seine, propriété héritée de la sœur de Malesherbes, Madame de  Sénozan, guillotinée en 1794. Hervé de Tocqueville fut nommé maire de Verneuil en 1804 par Napoléon. En 1810, il y reçut Chateaubriand qui s’y plut et commenta en ces termes, des années plus tard, son séjour : « Alexis de Tocqueville était plus gâté à Verneuil que je ne l’avais été à Combourg3. »

De cette enfance et de cette éducation aristocratiques, Tocqueville conserva la compréhension des valeurs de la noblesse, le sens de la grandeur et la détestation de la médio-crité. Il vouait à son oncle maternel, Louis de Rosambo, une

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admiration qui ne se démentit jamais, en dépit de sa nature de pilier du légitimisme et de sa virulente opposition tant à son mariage roturier qu’à son serment à Louis-Philippe. La fidélité à son lignage et son inscription dans le temps long de l’histoire expliquent aussi sa décision de reprendre le châ-teau de Tocqueville – alors même qu’il n’était pas l’aîné – et de choisir le département de la Manche comme ancrage de sa carrière politique. À celle qui allait devenir sa femme, Marie Mottley, il décrivait sa future demeure en ces termes : « Figurez-vous une vieille maison flanquée de deux lourdes tours, où rien ne semble fait pour la commodité et encore moins pour l’agrément de l’œil. Des chambres obscures, de vastes cheminées qui donnent plus de froid que de chaud, des fauteuils où l’on tiendrait trois à l’aise, des murs humides et des corridors où le vent siffle aussi gaiement qu’il peut le faire dans une soirée d’automne. Ajoutez à cela un bouquet de bois que mon grand-père n’a pas vu naître et que je ne verrai pas mourir, et une longue prairie que la mer termine à l’horizon4. »

La formation de Tocqueville doit avant tout à son père, Hervé de  Tocqueville, qui entra au service de l’État avec la Restauration. Rentré en 1814 dans Paris assiégé par les troupes de Schwartzenberg et de Blücher, il fut ainsi nommé successivement préfet du Maine-et-Loire, de l’Oise en 1815 lors de la Seconde Restauration, de la Côte-d’Or en 1816, puis en Lorraine, à Metz, en 1817. Inquiet de voir son fils confiné entre une mère dépressive et un précepteur vieillissant, il fit en sorte qu’Alexis le rejoigne en 1820 pour compléter sa formation au collège royal, suivre un cursus classique et préparer le baccalauréat.

Le séjour de trois ans à Metz marqua un premier tournant avec le passage de l’enfance à l’âge adulte. Hervé et son fils s’entendirent admirablement. Alexis, qui suivait des cours

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identiques à ceux du lycée, restait très libre de son temps, ce qui lui permit de découvrir le fonctionnement de l’État et les richesses de la bibliothèque de la préfecture, notam-ment les philosophes des Lumières, Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Il inaugura le cycle de ses nombreux voyages avec deux séjours en Suisse durant les étés 1822 et 1823.

Sur le plan personnel, il traversa en 1821 une violente crise qui lui fit perdre la foi catholique et dont il s’ouvrit à la fin de sa vie à sa confidente, Madame Swetchine : « Ma vie s’était écoulée jusque-là dans un univers plein de foi qui n’avait pas même laissé pénétrer le doute dans mon âme. Alors le doute y entra ou plutôt s’y précipita avec une violence inouïe, non pas seulement le doute de ceci ou de cela mais le doute uni-versel […]. Je fus saisi de la mélancolie la plus noire, pris d’un extrême dégoût de la vie sans la connaître, et comme accablé de trouble et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde5. » Son attitude vis-à-vis de la religion ne variera plus, associant la reconnaissance de l’existence de Dieu et l’incapacité d’accéder à sa révélation, l’admiration devant la grandeur du christianisme et le respect critique envers l’Église catholique.

Ces années sont aussi placées sous le signe des passions. De premières amours donnèrent naissance en 1822 à une petite fille, Louise Charlotte Meyer. Puis il s’engagea durant cinq ans dans une relation fusionnelle avec Rosalie Malye, fille d’un commandant en retraite devenu l’archiviste de la préfecture de Metz. Un duel, vraisemblablement pour des raisons senti-mentales, le laissa sérieusement blessé. Janséniste dans sa vie intellectuelle, Tocqueville ne cessa d’être un séducteur dans sa vie personnelle, servi par la délicatesse de sa personne, par son esprit mais aussi par son âme enflammée. Confronté plus tard aux reproches de sa femme, Marie, qui vécut très mal ses multiples infidélités, il eut recours à l’intercession de son ami Louis de Kergolay, auquel il confia : « Comment

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parviendrais-je à arrêter cette espèce de bouillonnement du sang que l’approche d’une femme quelle qu’elle soit me cause encore, comme il y a vingt ans ? J’y ferai assurément tous mes efforts. Mais y parviendrais-je ? Et si je n’y parviens pas quels chagrins affreux je prépare à elle et à moi6 ? »

Du droit à la politique

Alexis de  Tocqueville regagna Paris en 1823 pour effec-tuer des études de droit qui lui inspirèrent le plus grand ennui. Il trompa son désintérêt pour ses cours en effectuant avec son frère aîné, Édouard, un long voyage en Italie, qui le conduisit à Rome, à Naples puis en Sicile de décembre 1826 à avril 1827. Le voyage en Italie était alors un rite vers l’âge adulte pour la jeunesse européenne fortunée. Dans le cas de Tocqueville, c’était aussi la découverte de son goût pour l’étranger, la confirmation de sa curiosité pour les différents peuples, leur culture et leur histoire, enfin, la naissance de son sens de l’observation et de son jugement. Il fut en effet frappé tant par la misère des paysans, notamment dans le Sud, que par le puissant sentiment des Italiens en faveur de l’indépendance de l’Italie, dont le mouvement vers une unité imparfaite domina le xixe  siècle et continue à peser sur le destin de la péninsule.

Le 6  avril  1827, Tocqueville, nommé à un poste d’audi-teur attaché au tribunal de première instance de Versailles, entra dans la vie active grâce à l’intervention de son père, préfet du département élevé à la dignité de pair de France. Il y rencontra Gustave de  Beaumont, substitut issu d’une vieille famille aristocratique de l’Ouest qui épouserait une petite-fille de Lafayette, auquel l’unit l’amitié d’une vie. Une de ces amitiés fusionnelles à l’image de celle qui s’était établie entre Montaigne et La  Boétie, « une amitié qui, je ne sais

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comment, est née toute vieille entre nous », et dont Gustave de Beaumont affirme dès 1831 : « Il est évident que nos des-tinées sont et seront toujours communes. » Tous deux se voulaient à la fois hommes d’action et hommes de pensée. Tous deux partageaient la même passion pour la politique, les mêmes idées et les mêmes engagements, ce qui leur valut d’être portraiturés et qualifiés de « Tocqmont » par certains caricaturistes. Tous deux se définissaient en rupture avec le légitimisme comme avec la monarchie de Juillet. Après la mort de Tocqueville, Gustave de  Beaumont resta d’ailleurs fidèle à son ami, en apportant une aide décisive à Marie de Tocqueville pour la publication posthume des œuvres de son mari.

De 1827 à 1832, Tocqueville exerça le métier de magistrat, ce qui lui permit, au fil des dossiers, de mesurer la puissance des séquelles de la Révolution dans la société française et l’in-tensité de la haine sociale dont la noblesse continuait à faire l’objet. Simultanément, il suivit le cours de François Guizot sur « L’Histoire de la civilisation en France » en Sorbonne jusqu’en 1830, et affirma son goût pour les voyages, notam-ment lors d’une randonnée à pied en Suisse en compagnie de son ami d’enfance, Louis de Kergolay.

En 1828, Alexis de Tocqueville rencontra Marie Mottley, jeune femme de la bourgeoisie anglaise avec laquelle il enga-gea une liaison passionnée avant de l’épouser en 1835, contre l’avis de sa famille et de ses amis. Roturière, anglaise, pro-testante, peu fortunée, plus âgée, Marie Mottley fut un motif permanent de discorde entre Tocqueville et les siens, repré-sentant à leurs yeux une scandaleuse mésalliance. L’autre thème de désaccord fut politique, lié à la chute de Charles X qui acta l’échec de la Restauration et du légitimisme.

L’année 1830 connut la première des répliques du choc révolutionnaire, qui témoignèrent de la difficulté de la France à se doter d’un régime politique stable. Après la prise d’Alger,

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Charles X prit l’initiative hasardeuse de dissoudre la Chambre pour conforter le ministère conduit par Jules de Polignac qui succéda en 1829 au libéral Martignac. La victoire de l’oppo-sition, le 23  juillet 1830, fut sanctionnée par la publication de quatre ordonnances scélérates, le 25  juillet, qui suspen-dirent la liberté de la presse, réitérèrent la dissolution de la Chambre et instituèrent un mode de scrutin restrictif pour museler l’opposition. Elles déclenchèrent les Trois Glorieuses, du 27 au 29  juillet 1830, qui se conclurent par l’abdication de Charles X. L’insurrection ne surprit pas Tocqueville qui ne cessa de dénoncer, à partir de 1828, les erreurs en chaîne du ministère Polignac. Garde national, il prit le fusil pour défendre, sans conviction, un régime qu’il savait voué à dis-paraître, car fondamentalement hostile à l’esprit de son temps et aux attentes des Français. Quant à son jugement envers les Bourbons, il était sans appel  : quoique incarnant les idéaux de sa famille, ils « se sont conduits comme des lâches et ne méritent pas la millième partie du sang qui vient de couler pour leur querelle7 ». À partir de 1830, la rupture avec les légitimistes fut complète et Tocqueville ne cessa, à juste titre, de juger illusoires les espoirs de restauration de la branche aînée des Bourbons.

Avec Louis-Philippe, la France se dota d’une monarchie constitutionnelle, dont les institutions se rapprochaient de celles de l’Angleterre et répondaient très largement aux vues de Tocqueville, dans la lettre sinon dans l’esprit. Il partageait en effet les préventions de sa famille envers Louis-Philippe. C’est après un long combat intérieur qu’il se résolut à lui prê-ter serment en tant que magistrat, ce qui lui valut les foudres de la partie la plus légitimiste de sa famille, notamment Louis de Rosambo. Trop aristocrate pour goûter la façon de régner du roi des Français, trop libéral pour soutenir sans réserve un régime ambigu, trop soucieux de la règle de droit pour accep-ter la confusion des intérêts publics et privés, Tocqueville se

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sentit d’emblée en porte-à-faux avec la monarchie de Juillet, ce qui le conduisit à siéger dans l’opposition après son élec-tion, comme député de la Manche, en 1839.

Sous l’Amérique, la démocratie

Pour l’heure, à l’étroit dans une fonction de magistrat qu’il rêvait d’abandonner pour la politique, écartelé entre la chute fatale des Bourbons et les doutes que lui inspirait Louis-Philippe, Tocqueville décida de prendre le large. Avec Gustave de Beaumont, ils parvinrent à convaincre le ministre de l’Intérieur, Montalivet, de leur confier une mission d’étude du système pénitentiaire américain afin de contribuer à la réforme des prisons françaises, qui se distinguaient déjà à l’époque par leur situation indigne. Les rapporteurs, afin de faciliter l’aboutissement de leur projet, avaient indiqué d’emblée qu’ils entendaient voyager à leurs frais et sans trai-tement. Dans la démarche des deux amis, la politique l’em-portait déjà sur la justice comme la réflexion sur la nécessité et les conditions de la répression pénale. Le choix des États-Unis était à la fois original et significatif : il écartait la desti-nation simple et naturelle qu’était l’Angleterre, alors érigée en modèle du libéralisme par Pierre-Paul Royer-Collard, et François Guizot, figures tutélaires de l’Académie française et de la science politique. Tocqueville choisit de s’en détour-ner au profit d’une République fondée dès l’origine sur le principe de la liberté et de l’égale condition des hommes. Sous couvert de l’étude du système pénitentiaire, l’objectif de ce voyage était bien la découverte et la compréhension de la démocratie en tant que régime politique préfigurant l’avenir de l’Europe.

Le voyage de Tocqueville et Beaumont aux États-Unis eut cours entre avril  1831 et avril  1832. Leur séjour sur place

INTRODUCTION

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Page 20: Le Monde selon Tocqueville - Numilogle xxe siècle s’est déroulé sous le signe de la lutte à mort entre la démocratie et le totalitarisme. Alors même que le xxie siècle voit

dura neuf mois, de leur débarquement du Havre à Newport, le 9 mai 1831, à leur départ de New York sur le Henri-IV, le 20 février 1832. Les deux envoyés du gouvernement français prirent leur mission au sérieux, visitant les prisons et accu-mulant les informations sur la gestion du système péniten-tiaire. Ils en profitèrent surtout pour explorer le pays dans son immensité, faire la connaissance de sa population dans sa diversité, étudier ses institutions dans leur nouveauté. Pour cela, ils sillonnèrent les États-Unis d’Est en Ouest et du Nord au Sud.

Partis de New  York, ils remontèrent jusqu’aux Grands Lacs, allant jusqu’à la frontière, à l’extrémité du lac Huron ; ils admirèrent les chutes du Niagara – « supérieures à tout ce qu’on en a dit et écrit en Europe8 » – puis poussèrent jusqu’à Montréal en août, ce qui leur permit de découvrir le Canada français. De retour à New  York, ils prirent la direction du sud-ouest après un crochet par Philadelphie. Leur descente fluviale tourna au cauchemar du fait d’un hiver d’une extraor-dinaire dureté, qui échoua leur bateau dans les glaces au beau milieu de l’Ohio et les obligea à gagner Louisville et Memphis à pied. C’est au cours de ce périple, durant lequel il fut tout proche de laisser la vie, que Tocqueville contracta la maladie pulmonaire qui l’emporterait en 1859. Cette pérégri-nation le long de la frontière ouest, portée par l’ambition de parcourir les limites extrêmes de la civilisation occidentale, fut pour lui l’occasion de côtoyer les pionniers mais aussi les Indiens, déportés au fur et à mesure de la poussée vers l’ouest –  à  l’image des Chactas contraints d’émigrer sur la rive droite du Mississippi.

Tocqueville ne manqua pas de dénoncer à cette occasion ce qu’il analysa comme un génocide pire encore que celui com-mis par les conquistadors espagnols dans le Nouveau Monde. « Les Espagnols, fait-il observer à son père, en vrais brutaux, lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes

LE MONDE SELON TOCQUEVILLE

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