LE-MONDE Des Livres ' Padura

8
7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 1/8 “J’suisaveugle!J’suisaveugle!”semitàhurlerlegarçon; Lesterpensaaussitôtaupassage desSaintesEcritures surlequelavaitatterrisondoigt:  L’Eterneltefrappera dedélire,d’aveuglement,d’égarementd’esprit Des Livres LESCHEMINSqu’empruntentles textesavantd’arriverentre les mainsdeslecteurs sontparfois mystérieux.Pour certains livres, pastoujoursimpérissables,l’af- fairesemblerelever d’unesim- pleformalité: aussitôtsoumis, aussitôtpubliés – plusvite enco- reoubliés.Pour d’autres, en revanche,la routeest tortueuse. C’estainsiqu’ilaura fallusoixan- te-sixansau formidablemanus- critde CésarFauxbraspour deve- nirenfin« sortable». Soitquaran- te-troisansaprèslamortdeson auteuretbienaprèsquedes archivesde la secondeguerre mondiale,sujet de  La Débâcle (Allia,160p.,9¤), eurentété déclassifiées.Mais, aufait, quel- le bombeportait-il entreses pages,cepetitlivre?Dessecrets d’Etat?Pasdutout: seulement desparolesdesoldats.Nidesgra- désni desimportants, maisde simplestroufionscoincés,en mai1940,dans la fameuse poche deDunkerque. DesonvrainomGastonSter- ckeman, Fauxbras fitpartie de cesunitésencercléespuis empri- sonnéespar laWehrmacht.A vraidire,cethommenéen 1899 auraitdû setrouver ailleurs, n’était sonincorrigible manie d’agiterdesidéessubversives. Pourle punirde sesécritsantimi- litaristes,la marinenationale, dontil faisait partie,l’avaitcata- pultécomme sergent dansle 511 e  bataillonrégionalde Dunker- que.Qu’àcela netienne.Cethom- me,quiavaitdéjàécritavant guerre(des romansde critique sociale,mais aussidesarticles dansdifférents journaux de gau- che),setransformatrèsviteen «magnétophone»,commeill’ex- pliquedansun avant-propos.Au jourlejour,il «enregistra» sur descarnetsles proposque tenaientautour delui sescama- rades.Des paroles, donc,mais pasn’importelesquelles: plei- nesde truculence,d’une incroya-  bledrôlerieet, surtout,d’une redoutableforce desubversion. Carle soldatfrançais,tel qu’il émergedecerecueil,n’estpas unhéros.Ilneressembleen tout casguèreàl’imagequedonnede luil’historiographierécente, laquelle tendà montrerqu’il s’estplutôtvaillammentcom- porté.ChezFauxbras,ilestpeu patriote etcertainement pas hommeà «mourirpourDant- zig».Pirequecela: roublard, enclinà toutesles combines pourrentrerchezlui,bienplus soucieuxdedéfendreson village quen’importequelportdelaBal- tiqueoudelamerduNordet, pourcouronnerle tout,prèsde sessous.La guerre,ilena déjà connuuneet aussilapromesse queceseraitla« derdesder». Dès1945, CésarFauxbras essuyades refusd’éditeurs, notammentdelapartdeFlam- marion. Nouvelletentativeen 1965,nouveléchec.Sur uneenve- lopperetrouvéepar sonpetit- filsfigurentcesmots: «Cesmes- sieursnepensentpasquelavéri- tésurmai40soitbonneàdireen  1965.Attendre1980 (ou 2000?) » Lesmaisonsconcernées jugè- rent-ellesque celivre écornait partropl’imagede laFrance? Ou seposèrent-elles laquestionde sonauthenticité? GérardBer- réby,patron deséditionsAllia, estimepeuprobablequecespro- posaient étéinventés,notam- mentparcequeleurtondiffère nettementdes autresécritsde GastonSterckeman.Mais après tout,qu’importe!Aucasoùce texteserait fictif,il n’enresterait pasmoinsunepetitemerveille– nond’histoire, cettefois, maisde littérature. p RaphaëlleRérolle page3 CeesNooteboom, souslesignedesombres D eux cent trente ans après leur publica- tion, il va sans dire que  LesLiaisonsdan-  gereuses  ne dési- gnent plus seule- ment l’un des plus grands romans de tous les temps mais la matrice d’unmythedontla féconditésem- ble inépuisable. Pourquoi et com- mentl’uniqueroman de Laclos est- il parvenu à pénétrer le cercle très restreintdes œuvresdontjamaisla malléabilité ne s’est épuisée, ni démentie l’actualité? C’estbien sûr laquestioncentralequeposelapos- térité de ce singulier chef-d’œuvre etdontla réponsedépenddel’idée que chaque lecteur, à chaque épo- que, se fait de la «morale» de l’amouretde l’érotisme. Entémoignecettenouvelleédi- tionde«LaPléiade»dontl’innova- tiontientsurtoutàl’importantdos- sier qui en occupe la moitié. Entre l’abbé Royou, qui signe le premier compte rendu, et Hervé Le Tellier, quis’estamuséàscanderlesprinci- paleslettresenbrèves« cartespos- tales», toute la  «fortune»  des  Liaisons dangereuses défile, aussi étenduequepolymorphe,de1782à 2005. Composé pour partie d’arti- cles critiques, de notes et d’exégè- ses; traverséd’illustrationsdetous stylesettalentsconfondus,depho- tosnoiretblancetcouleur;ilenglo- be aussides extraitsd’adaptations théâtrales (Christopher Hampton, Quartett , d’Heiner Müller),  de scripts (ceux des films de Roger Vadim et Stephen Frears), de romans récents fonctionnant sur lemodedupasticheouinspiréspar unesuitepossibledes  Liaisons(Hel- laHasse ou PascalQuignard). Une corne d’abondance aussi symptomatique que discutable? Bien sûr. D’où son immense inté- rêt.Etdont sedégagent,pourqui a (à tant faire!) lu ou relu le roman, trois leçons. Un: Merteuil, vraie nouveauté littéraire, écrase de sa supérioritétouslesautresperson- nages. Deux: dans son match contre l’«Eve satanique», Tourvel («Evetouchante», «admirablecréa- tion», ajouteBaudelaire)l’emporte hautlamaindanslecœurdesinter- prètescommesurleterraindessuc- cédanés. Trois: l’art et l’intelligen- cedeLaclos sontindépassables. CécileGuilbert  Lire la suite page5 Unsoldatinconnuquinemanquepasd’humour Une parfaite perfidie Véritabletraité delaconquêteamoureuse, «LesLiaisonsdangereuses»deLaclossont rééditéesdansunvolumede «LaPléiade» StephenKing (extraitde«Dôme»)  Lire page4      ©      J  .      S     a     s     s      i     e     r   -      G     a      l      l      i     m     a     r      d Jens Christian Grøndahl Quatre jours en mars « Un roman splendide, peut-être son plus accompli. » Alexandre Fillon, Lire « Avec une subtilité étonnante et une profondeur de champ qui balaie une richesse de thèmes extraordinaires, Grøndahl cherche pourquoi la vie d’Ingrid n’a pas tenu ses promesses. » Olivia de Lamberterie,  Elle présente roman page6 GisèleSapiro etlaresponsabilité des écrivains ALE+ALE Cahierdu« Monde» N˚20563datéVendredi4mars2011 -Nepeutêtrevenduséparément

Transcript of LE-MONDE Des Livres ' Padura

Page 1: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 1/8

“J’suisaveugle!J’suisaveugle!”semitàhurlerlegarçon;Lesterpensaaussitôtaupassage desSaintesEcritures

surlequelavaitatterrisondoigt: L’Eternel tefrapperadedélire,d’aveuglement,d’égarementd’esprit.»

D e s L i v r e s

LESCHEMINSqu’empruntentlestextesavantd’arriverentre lesmainsdeslecteurs sontparfoismystérieux.Pour certains livres,pastoujoursimpérissables,l’af-fairesemblereleverd’unesim-pleformalité: aussitôt soumis,aussitôtpubliés –plusvite enco-reoubliés.Pour d’autres, enrevanche,la routeest tortueuse.

C’estainsiqu’ilaura fallusoixan-te-sixansau formidablemanus-critde CésarFauxbraspourdeve-nirenfin« sortable». Soitquaran-te-troisans aprèslamortdesonauteuret bienaprèsquedesarchivesde la secondeguerremondiale,sujet de LaDébâcle(Allia,160p.,9¤), eurentétédéclassifiées.Mais, aufait, quel-lebombeportait-il entresespages,cepetitlivre?Dessecretsd’Etat? Pasdutout: seulementdesparolesdesoldats.Nides gra-désni desimportants,maisdesimples troufionscoincés,en

mai1940,dans la fameusepochedeDunkerque.DesonvrainomGastonSter-

ckeman, Fauxbras fitpartie decesunitésencercléespuis empri-sonnéespar laWehrmacht.Avraidire,cethommenéen 1899auraitdû setrouver ailleurs,n’était sonincorrigiblemanied’agiterdesidées subversives.

Pourle punirdesesécritsantimi-litaristes,la marinenationale,dontil faisait partie,l’avaitcata-pultécommesergent dansle511e bataillonrégionalde Dunker-que.Qu’àcelanetienne.Cethom-me,quiavaitdéjàécrit avantguerre(des romansde critiquesociale,mais aussidesarticlesdansdifférents journauxdegau-che),se transformatrèsviteen«magnétophone»,commeill’ex-pliquedansun avant-propos.Aujourlejour,il «enregistra» surdescarnetsles proposquetenaientautour delui sescama-

rades.Desparoles, donc,maispasn’importelesquelles: plei-nesde truculence,d’une incroya- bledrôlerieet, surtout,d’uneredoutableforce desubversion.Carle soldatfrançais,tel qu’il

émergede cerecueil,n’estpasunhéros. Ilne ressembleen toutcasguère à l’imagequedonnedeluil’historiographierécente,

laquelle tendà montrerqu’ils’estplutôtvaillammentcom-porté.ChezFauxbras, ilestpeupatriote et certainementpashommeà «mourirpourDant-zig».Pireque cela: roublard,enclinà toutesles combinespourrentrerchezlui,bienplussoucieuxdedéfendreson villagequen’importequelportdela Bal-tiqueou delamerduNordet,pourcouronnerle tout, prèsdesessous.La guerre,il ena déjàconnuuneet aussila promessequeceseraitla« derdesder».Dès1945, CésarFauxbras

essuyades refusd’éditeurs,notammentdela partdeFlam-marion. Nouvelle tentativeen1965,nouveléchec.Sur uneenve-lopperetrouvéepar sonpetit-filsfigurentcesmots:«Cesmes-sieursne pensentpasque lavéri-tésurmai40soitbonneàdireen 1965.Attendre1980 (ou2000?) »Lesmaisonsconcernées jugè-

rent-ellesque celivre écornaitpartropl’imagede laFrance? Ouseposèrent-elles laquestiondesonauthenticité? GérardBer-réby,patrondeséditionsAllia,estimepeuprobable quecespro-posaient étéinventés,notam-mentparce queleurtondiffèrenettementdes autresécritsdeGastonSterckeman.Mais aprèstout,qu’importe!Au casoùcetexteserait fictif,il n’enresteraitpasmoinsunepetitemerveille–nond’histoire, cettefois,maisdelittérature.p

RaphaëlleRérolle

page3CeesNooteboom,souslesignedesombres

Deux cent trente ansaprès leur publica-tion, il va sans direque LesLiaisonsdan-

 gereuses   ne dési-gnent plus seule-

ment l’un des plus grands romansde tous les temps mais la matriced’unmythedontla féconditésem-ble inépuisable. Pourquoi et com-mentl’uniqueroman de Laclos est-il parvenu à pénétrer le cercle trèsrestreintdes œuvresdontjamaislamalléabilité ne s’est épuisée, nidémentie l’actualité? C’estbien sûrlaquestioncentralequeposelapos-

térité de ce singulier chef-d’œuvreetdontla réponsedépend del’idéeque chaque lecteur, à chaque épo-que, se fait de la «morale» del’amour etde l’érotisme.

Entémoigne cettenouvelleédi-tionde«LaPléiade»dontl’innova-tiontientsurtoutàl’importantdos-sier qui en occupe la moitié. Entrel’abbé Royou, qui signe le premiercompte rendu, et Hervé Le Tellier,quis’estamuséàscanderlesprinci-pales lettresen brèves« cartespos-tales», toute la   «fortune»   des

 Liaisons dangereuses défile, aussiétenduequepolymorphe,de1782à

2005. Composé pour partie d’arti-cles critiques, de notes et d’exégè-ses; traverséd’illustrationsdetousstylesettalentsconfondus,depho-tosnoiretblancetcouleur;ilenglo-be aussides extraitsd’adaptationsthéâtrales (Christopher Hampton,Quartett , d’Heiner Müller),   descripts (ceux des films de RogerVadim et Stephen Frears), deromans récents fonctionnant surlemodedupasticheouinspirésparunesuitepossibledes Liaisons(Hel-laHasse ou PascalQuignard).

Une corne d’abondance aussisymptomatique que discutable?

Bien sûr. D’où son immense inté-rêt.Etdont sedégagent,pourqui a(à tant faire!) lu ou relu le roman,trois leçons. Un: Merteuil, vraienouveauté littéraire, écrase de sasupérioritétous lesautresperson-nages. Deux: dans son matchcontre l’«Eve satanique», Tourvel(«Evetouchante»,«admirablecréa-tion», ajouteBaudelaire)l’emportehautlamaindanslecœurdesinter-prètescommesurleterraindessuc-cédanés. Trois: l’art et l’intelligen-ce deLaclos sontindépassables.

CécileGuilbert Lire la suite page5

Unsoldatinconnuquinemanquepasd’humour 

Uneparfaite

perfidieVéritabletraitédelaconquêteamoureuse,«LesLiaisonsdangereuses»deLaclossontrééditéesdansunvolumede«LaPléiade»

StephenKing (extraitde «Dôme») Lirepage4

     ©

     J .     S    a    s    s     i    e    r  -     G    a     l     l     i    m    a    r     d

Jens Christian Grøndahl

Quatre jours en mars

« Un roman splendide, peut-être son plusaccompli. »

Alexandre Fillon,  Lire 

« Avec une subtilité étonnante et une profondeurde champ qui balaie une richesse de thèmesextraordinaires, Grøndahl cherche pourquoi la vied’Ingrid n’a pas tenu ses promesses. »

Olivia de Lamberterie,  Elle 

présente

roman

page6GisèleSapiroetlaresponsabilitédesécrivains

ALE+ALE

Cahierdu« Monde» N˚20563datéVendredi4mars2011 - Nepeutêtrevenduséparément

Page 2: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 2/8

PourleprixdedeuxCarambarEnbradantsurKindlesesromansquin’avaientpastrouvéd’éditeur,StephenLeatherfaituntabacoutre-Manche

UnePatagonie

enclair-obscurBDThierryMuratsigneunebelleadaptationd’unrécitquifutungrandsuccèsdelalittératuredejeunesse

On imagine sans peine lesaffres par lesquelles passeun auteur de bande dessi-

néeaumomentdes’engagerdansl’adaptationd’un romandéjàsor-tienlibrairie.Qu’apporterdeplusauxlecteursqui connaissentdéjàl’ouvrage, tout en incitant ceux

qui ne l’ont pas lu à aller l’ache-ter? Les phylactères n’étant pasextensibles, faut-il réduire lemanuscrit original à la portioncongrue ou le réécrire à safaçon?Comment,enfin,élaborerun uni-vers visuel qui soit à la fois origi-nal et fidèle aux intentions del’écrivain?

On sent bien, en lisant le belalbum de Thierry Murat, quecelui-ci s’estposétoutesces ques-tions avant de se lancer dans latranspositiondu best-sellerdelit-térature de jeunesse écrit parAnne-Laure Bondoux, Les Larmesde l’assassin   (Bayard, 2003). Sa

grande réussite est d’avoir crééun climat graphique envoûtant,presque hypnotisant, autour decette histoire qui se déroule enPatagonie et raconte la relationimprobable entreun enfantet uncriminel venu se cacher dans unendroit où la police ne viendrajamais le chercher. Après avoirtuésesparents,l’assassinépargnepuis«adopte»lejeuneorphelinàl’innocence perdue, aussi perdueque cette terre invivable faite decaillasseet desolitude.

Afin de mieux décrire l’empa-thie complexe – façon syndromede Stockholm – qui va peu à peurapprocherles deuxêtres(bientôtrejoints par un troisième person-nage, idéaliste et poète), ThierryMurata refusétout manichéisme,choisissant desfonds sépiaet bis-tre, plutôt que des feuilles blan-ches, pour coucher son trait char-bonneux. L’impression que lerécit se déroule par des nuits depleineluneajouteàl’intensitédra-matique de cette fable claire-obs-cure, dans laquelle s’entremêlentlechaosdesdécorsetlaconfusiondes sentiments.p

FrédéricPotet

Voilà deux mois qu’il estl’auteur le plus acheté auRoyaume-Uni par les pro-

priétaires de Kindle, l’e-book d’A-

mazon.Les versionsélectroniquesdetroisde sesthrillerss’arrachentsur le site britannique: elles trus-tent les première, deuxième etonzièmeplaces. Pourtant,a priori,ilyapeudechancesquevousayezentenduparlerde cetécrivainné àManchester en 1956, même s’iljouit d’une certaine renomméeoutre-Manche – et encore moinsde ses titreschampions,puisqu’ilsn’avaient jusqu’ici pas trouvéd’éditeur.

Stephen Leather vit certes deson écriture depuis plus de deuxdécennies en sortant un ou deux

livresparanchezHodderandStou-ghton, passé au groupe Hachetteen 2004. Mais il n’est pas encorepassé à la postérité, et John Gris-

ham ou Stieg Larsson n’ont rien àlui envier. Pourtant, auRoyaume-Unidumoinsetdanslesecteurdulivrenumérique,cetancienjourna-liste passé par le Daily Mirror  etleTimes   leur a incontestablementvoléla vedette.

Son secret, au-delà d’une intri-guequ’ilveut prenante: uneoffredéfiant toute concurrence, puis-que The Basement, l’histoire d’untueur ensérie new-yorkaisque leslecteurs de Kindle ont plébiscitée,Once Bitten, Dreamer’s Cat ou Pri-vate Dancer  se vendent 70 pencepièce (environ 0,80 ¤), à peine le

prixde deuxCarambar.Là-dessus,Amazon lui reverse 35 % du prixdes ventes. «Je gagne, avecKindle,

 plusde 11000 eurosparmois »,pré-

cise M.Leather, qui a élu domicileà Dublin, comme James Joyce,Samuel Beckett ou Oscar Wildeavantlui.

Cadeau de NoëlL’affaire commence à l’été

2010quandl’écrivainvoit,dansletrain ou dans l’avion, des passa-gers l ire sur Kindle. Puis ilapprenddansla presse quel’objetenquestionseralecadeaudeNoëlle plus offert au Royaume-Uni.Alors, en toute logique, il se ditque,dès le 25décembre, ilsserontnombreux à vouloir acheter sur

Amazon.co.uk, si possible à unprix abordable, histoire de testerleurcadeau. «J’aieuraison,racon-te-t-il,   le 25décembre j’ai vendu

7000livres,le 26encore 5000.»Au total, depuis novembre,

l’écrivain a écoulé 150000 exem-plairessurKindle,à compareraux90000 (version poche comprise)qu’il espère généralement mettresur le marché la première annéede sortie d’un livre. «Et seuls 10%de ces acheteurs me connais-saient», estimeM. Leather.

Notre homme ne compte pass’arrêter en si bon chemin, mêmes’il vient de s’engager, pour300000livres (environ 350 000euros),à livrertroisautresromansà Hodderand Stoughton. «J’ail’in-

tentiond’écriredes livresexclusive-mentélectroniques» ,explique-t-il.Etdepayerdesapochepourlatra-duction de ceux qu’il voudrait

bien voir connaître d’autrescontrées. M.Leather se dit certainqueKindle«sera trèspopulaireen

 France» , et a déjà prévu une ver-sionfrançaiseà PrivateDancer .

Quant à sonéditeurlondonien,il se réjouit du succès de sonauteur sur la Toile et proposed’ailleurs, lui aussi, une partie deson fonds de commerce sur Kin-dle. A terme, espère Hodder andStoughton, les nouveaux lecteursde M.Leather lui reviendront,prêts cette foisà payer le prix fortpourlesavourer surpapier.p

VirginieMalingre

Enbref 

TripleanniversaireTroismaisons d’éditionfêterontleuranniversaireen 2011. Pourles100ansde Gallimard,une grandeexpositionse tiendraà laBiblio-thèquenationalede France(Fran-

çoisMitterrand),à Paris,du22marsau 3juillet.Pour leurs20ans,leséditionsZulmaont ima-ginésixcoffrets quiparaîtront aucours del’année etqui mettrontenvaleurdesauteursde lamai-son.Lesdeux premiers, intitulés

 Nouvellesdu jouret de la nuit,reprennentdes nouvellesd’Hu-bertHaddad.Pourleurs20 ans,enfin, lesEditionsde l’Olivier etleurfondateur OlivierCohenseront lesinvités d’honneur duMarathondesmotsà Toulouse.

DominiqueMissikaL’historienne DominiqueMissikaa éténommée directricelittérairedeséditionsTallandier. Elle aétééditricechezNiléditions puischezRobert Laffont.

L’AcadémiefrançaiserecruteL’Académiefrançaisea fixéau7avril l’électionau fauteuil (no30)laissévacantparMauriceDruon,disparuen 2009.Huitcandidatssesontdéclarés: Danièle Sallenave,Olivier Mathieu,Michel Carassou,MichelBorel, NicolasCallégari,Ber-nardHenri,Jean-LouisServan-Schreiberet ViolaineVanoyeke.

Aujourd’hui,nous brisonsdes

mythesetaccomplissonsdesrêves», a dit le Cubain Leo-

nardo Padura, en présentant sonroman  L’Homme qui aimait leschiens àla récenteFoireinternatio-naledu livrede LaHavane(paruenfrançais chezAnne-MarieMétailié,voir«LeMondedeslivres»du7jan-vier).  « Beaucoup pensaient que celivrene seraitpas publiéà Cuba», apoursuivil’écrivain,carsesperson-nages,LéonTrotski etson assassinRamon Mercader, étaient tabous.Or, l’auteur rêvait de soumettreauxCubainsun récitécritdu pointdevue d’une «générationcachée»,submergée par les déboires de larévolutioncastriste.

Une foule de plusieurs centai-nesdepersonnesdetousâgesétaitaurendez-vous,endépitdel’heure«presque obscène», selon Padura,

qui les privait de déjeuner. Lesexemplaires disponiblesn’ont passuffi à satisfaire tous ceux qui sesont bousculés pour l’acheter.D’entréede jeu,une représentantede l’Unionnationaledes écrivainset artistes de Cuba (Uneac) avaitrejeté sur l’éditeur espagnol Tus-quets l’insuffisance du tirage parrapportà lademandelocale.A l’en

croire, l’Uneac n’aurait pas impri-

méassez d’exemplaires parcequeTusquetslimite à4 000 unités lesventesd’un auteurdont lapopula-rité dans son pays n’est plus àdémontrer.

A Barcelone, Beatriz de Mouradémentcette version. « J’ai devantles yeux le contrat signé avec l’ac-corddePadura,affirmelaprésiden-tedeTusquetsautéléphone. Lepre-mier tirage de 4000 exemplairesest renouvelable autant de foisqu’on le veut. Notre souci est denousassurer que l’édition cubaine,dontlesdroitsontétécédésgratuite-ment, ne soit pas exportée et ven-duesurlesmarchésvoisins,commelaRépubliquedominicaine,leCosta

 Rica ou Porto Rico, réservés à l’édi-tion espagnole. Je doute que lesCubainsaientjamaisimprimévrai-ment l’œuvre de Padura à 4000

exemplaires.»ALaHavane,finfévrier,lalibrai-riede l’Uneac affichaitsur savitri-ne:  «Nous n’avons pas le livre de

 Padura.» L’indigencedel’industrieéditoriale est expliquée officielle-ment,depuisvingtans,parlapénu-riede papier.«Les compilationsde

 Fidel Castro ne manquent jamaisdepapier,et dela meilleurequalité,

alors qu’on ne trouve quasiment

 plus de livres pour enfants» , lanceunelectricefrustrée.

LeonardoPadura,quivientd’ob-tenirladoublenationalitéespagno-le, se plaint de l’absence de sesromans dans les médias cubains.VéritableévénementdelaFoiredulivre, la présentation de L’Hommequi aimait les chiens a été ignorée

parla télévision, quis’estfocaliséesur la rencontre entre Fidel Castroetdesintellectuelstriéssurlevolet.Certes,  La Gaceta de Cuba, organedel’Uneac,s’enestfaitl’écho,aprèsavoirpubliéun article succinctsurl’ouvrage.

Selon Ambrosio Fornet,   «lesnotes de lecture de La Gaceta relè-ventde gestes d’amitié» . Académi-

cienetessayiste,ildéplore«l’inexis-

tence de critique littéraire dans les journaux». Après avoir été le pre-mier à qualifier le tournant pro-soviétique des années 1970 de«quinquennat gris», Fornet louel’esprit d’ouverture d’Abel Prieto,leministrede laculture,et laréha-bilitation posthume des écrivainscubainsexilés, à l’exception néan-moinsdeGuillermoCabreraInfan-te, Reinaldo Arenas et Jesus Diaz,sansdoute lesplus réputés.

Directeur de la revue Criterios,Desiderio Navarro estime que le«quinquennat gris» est un euphé-misme qui recouvre   « quinzeannées noires», aux effets prolon-gés. En 2007, la protestation desintellectuels contre un retour desvieux démons, l’intolérance et lacensure, est restée confinée auxéchangespar courrieletà unesérie

de conférences. Autodidacte capa-ble de traduire quinze langueseuropéennes,Navarroafaitconnaî-trePierre Bourdieu, ZygmuntBau-man ou encore Jacques Rancière.Tout cela sans un sou de l’Etatcubain,grâceàdesdonationsd’am-bassades. A son avis, «il n’y a plusdesujettabou».

Entre l’amorce d’un virage éco-

nomique à 180 degrés et le ver-

rouillage politique, la culture sefraye une voie médiane, que lescréateurs négocient au coup parcoup. Lesécrivains, lespeintresoules musiciens qui se sont fait uneplace à l’étranger disposent d’unemargedemanœuvrefaceauxinsti-tutions. Les autres évoluent dansune bulle, pourvu qu’ils ne dépas-sent pas les bornes imprécises du«politiquement correct» : ainsi, lejeune écrivain et photographeOrlando LuisPardo Lazo a étéreje-té vers l’underground des blo-gueursetrockerscontestataires.LejeunepoèteFrancisSanchezachoi-si,lui, dedémissionnerde l’Uneac.

Auteurd’un Kantà Cuba,AlexisJardinesenseigneà l’universitédeLaHavane,où lesmanuels soviéti-ques n’ont toujours pas été rem-placés. «Le gouvernement ne fait

 plus l’objet d’un consensus,  affir-me-t-il. Faceà l’opinion internatio-nale,iltolèrela dissension,à condi-tiondene pasposerlaquestion qui

 fâche: pourquoi, après cinquanteans,Fidelet RaulCastrosont enco-re là? Au fond, le pouvoir n’a pasconfiance dansles intellectuels.»p

PauloA.ParanaguaLaHavane, envoyéspécial

Enbref 

4marsCarloGinzburgA l’initiativede ZahiaRahmani, del’Institutnationald’histoiredel’art (INHA),etde MartinRueff,professeur àl’universitédeGenè-ve,se tiendra,à l’auditoriumde laGalerieColbert,le colloque«Carlo

Ginzburg. Desformeset despreu-ves», enprésence del’historienitalien.INHA, 2,rue Vivienne(accès 6,rue des

Petits-Champs),Paris-2e. Entrée libre

dansla limitedes places disponibles.

7-21marsPrintempsdes poètesSurle thème« D’infinis paysa-ges»,la13e éditiondu Printempsdes poètesmettra particulière-mentenavantl’œuvre dequatrevoixmajeuresde lapoésiecontemporaine: MichelButor,RenéDepestre, André VelteretKennethWhite. Unesoiréeenleurprésenceleursera consacréele13 marsà 17heures, auMuséeduquaiBranly,à Paris.De même,unhommage serarenduà AiméCésaire,le lundi 21marsà 19h 30au Théâtre13. Des manifestations

setiendronten France,notam-mentà Paris,LaRochelle,Lyon,Tours ouencoreSaint-Pierrede laRéunion.Programmecompletsur

www.printempsdespoetes.com

17marsLatraductionen débatPourlapremière foisau Salondulivre deParisse tiendraune jour-néede discussionsconsacréeà latraduction et aux traducteurs,avecdenombreuxintervenants:BriceMatthieussent,OlivierCohen,Olivier Mannoni,GisèleSapiro,Jean Pavans,Jean-FrançoisColosimo.Salon dulivrede Paris,portede

Versailles,espace 2000, Paris15e.

Inscriptionobligatoiresur lesite

www.salondulivredeparis.com

17-19marsFestivallatin-grecLe 7e Festivaleuropéenlatin-grecsetientà Paris,sur lethème«Nourritures antiques,échosmodernes».Il débuteralediman-che13mars parune« Antiqueparade», défilécostuméduLuxembourgaux Arènesde Lutè-ce.Un hommageserarenduàl’helléniste Jacquelinede Romilly,le19 mars, à 10heures, dans legrandamphithéâtrede laSorbon-ne.Sorbonne,47,rue desécoles,Paris5e.

Tél.: 06-24-58-78-64

ou www.festival-latin-grec.eu

LesLarmesde l’assassinde Thierry Murat

D’aprèsle romand’Anne-Laure

Bondoux,Futuropolis,128p.,18 ¤.

LesauteurscubainsenlibertésurveilléeL’écrivainLeonardoPadurase plaintde l’absencedesesouvragesdansleslibrairiesdeLaHavane

«LescompilationsdeFidelCastronemanquentjamaisdepapier,alorsqu’onnetrouve quasimentplusdelivrespourenfants»

A c t u a l i t é s2   0123Vendredi 4 mars 2011

Page 3: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 3/8

 L’écritureaujourlejourdeCécileWajsbrot

L’atelier

d’écriture

Trouvera-t-onbientôtdeséta-gères« Alzheimer» dans lesrayonslittératuredeslibrai-

ries? La question se pose, tant lesromansetrécitsinspirésparcettemaladie se multiplient, consé-

quence éditoriale du vieillisse-mentdelapopulation.Ilyaeu Elé- giepour Iris,deJohnBailey, L’ourstraversa la montagne, d’AliceMunro, Onn’estpaslàpourdispa-raître,d’OliviaRosenthal…Etpuisdes dizaines d’autres, plus oumoinsoubliables.

Il faut aujourd’hui ajouter àcette liste  L’Hydre de Lerne, deCécile Wajsbrot, beau récit cen-tré autour de quelques mois del’année 2000. Tandis que sonpères’enfoncedansla maladieetperd la parole, l’une de ses tan-tes,sujetteàdesboufféesdéliran-tes, est à son tour diagnostiquéeAlzheimer. Prise dans cet étau,

l’écrivain court d’une urgence àl’autre,tente d’assurerle confortde ses deux malades, cavaleaprès letemps etl’argent,quandelle n’est pas – une fois de plus –danslasalled’attented’unneuro-

logue.

De la part de Cécile Wajsbrot,auteure d’une grande pudeur,fine disciple de Virginia Woolf, ladémarche surprend, d’autantqu’elle fait à peine le lien entrel’effacementpropreà cette mala-dieetlamémoire delaShoah, quihantele restede sonœuvre.Dansson texte même, elle se montreméfiante, subrepticement ironi-que, envers les lectures thémati-

ques conseillées par l’associationFrance-Alzheimer.  «Je n’ai pasenvie que mon texte s’inscrivedansungenre,etsurtoutpasdanscelui-là, si c’en est un , assu-re-t-elle,timidesourireen coin. Jen’iraijamaislireunlivrejustepar-cequ’iltraitede cesujet.»

Alors, pourquoi lire le sien?Pense-t-elle y dire quelque chosede neuf? Bien sûr, répond-elle,écrire,c’estvouloirapporterquel-que chose, toujours. «Un regard,une vision du monde… J’espère,

surtout, ne pasavoir démissionné d’une écriture littéraire.» Le pro-posestunpeuvague,maislasien-ne, d’écriture, fait de L’Hydre de

 Lerne un livre délicat et superbe.Il n’y est pas tant question de lamaladie d’Alzheimer que de ladignité des êtres. Sa singularité:samanièrehumaine,«démédica-lisée», dit-elle, de parler de sonpère et de sa tante; sa capacité àsaisir l’absurdité comique desituations tragiques, à transfor-mersonéternelretourdanslasal-led’attenteduneurologueenscè-nedecomédie.Laforceparticuliè-re de L’Hydre de Lerne  tient sur-tout à la forme choisie, celle d’un

«journal sans dates qui vientraconteruneséquence, ditl’auteu-re , au lieu d’aller du diagnostic àla mort du malade», en passantpar toutes les étapes de la dégra-dation.

Bienque cerécitsoitl’undesesouvrages les plus forts de ces der-nières années, Cécile Wajsbrotn’est pas à l’aise pour en parler.Parce qu’avec cette incursion ducôté de l’autobiographie cet écri-vain qui « croit au roman» a l’im-pressionde «trahir».Etpuisparce

que la publication de  L’Hydre de Lerne relève presquedu hasard.

«Rythmiquementjuste»Le premier jet en a été écrit

entre avril et octobre2000, danslesminusculesespaceslaissésparlamaladiedesonpèreetdesatan-te, «avec peut-êtreen arrière-planla pensée d’en faire quelque cho-se ». Et puis, finalement, non. Al’automne 2009, tombée sur untiragepapierdecetexteauhasardd’un rangement, elle s’est atteléeà  «couper toutes les répétitions,retrancherce quin’étaitpasnéces-saire». Quand son éditeur a refu-sélemanuscritdecequiauraitdû

être le troisième volet de soncycle«HauteMer»,après Conver-sation avec le maître et  L’Ile auxmusées, ellelui a proposécelui-ci.Enthousiasme immédiat.

«Ambivalente» vis-à-vis de cetexte, CécileWajsbrota poursuivisonœuvredecoupe,pour«resser-rer autour du centre de la mala-die, réduire au minimum ce quirelevait du quotidien et ne garder comme explications autobiogra-

 phiques que ce qui était indispen-sable à la compréhension». Mais

le plus important pour elle est laréécriture. «Je travaille beaucoupàl’oreille.Ils’agitàlafoisderefor-muler des phrases trop plates etde remplacer, par exemple, unmot de trois syllabes contre un dedeuxparcequeçamesembleryth-miquementjuste.»

Ellen’a,enrevanche,rienajou-té,si ce n’estune paged’épilogue,qui renseigne sur le destin desuns et des autres. Toutes sesréflexions sur le statut du texteentrain des’écrire, surlaplacedel’autobiographiedansla littératu-re, sont d’époque. Et le lecteur yperçoit ce qu’elle décrit comme«le plaisir» et «le réconfort» que

lui apportait cette écriture aujour le jour: «C’étaient les seulsmoments où j’avais l’impressionde coïncider avec moi-même.C’est paradoxal parce que j’écri-vais sur ce qui constituait mes

 journées… Mais j’échappais, ainsi,à laglu quotidienne,et j’enfaisaisquelquechose.»C’estcequitrans-forme   L’Hydre de Lerne, bienau-delà d’un récit sur la maladied’Alzheimer, en un surprenantprécis de survie au milieu dudésastre.p

RaphaëlleLeyris

Longtemps,CeesNooteboomaétéentransit.Entredeuxmai-sons(celled’Amsterdametcel-

le de Minorque). Entre deux aéro-ports lointains (il ne s’est jamaisguéri de son nomadisme compul-sif). Entre deux chambres d’hôtel(elles lui ont même inspiré unouvrage). Et entre bien plus dedeux langues étrangères (car unarpenteur passionné du mondesedoit d’être aussi un polyglotteaccompli).

Iciet ailleurs: tellesemblaitêtreladevise de CeesNooteboom. Maisl’on n’avait rien vu ! Toujours plusfort, le grand romancier, poète etessayiste néerlandais fait désor-maislegrandécartentrel’icietl’au-delà.Entrel’existenceetlanon-exis-tence.Entrele visibleetl’invisible…

Certes, cemotifa toujourshabi-té l’œuvre de l’écrivain. Mais il estici au centre, palpable presque.Touta commencéainsi. Enparcou-rantlemondeavecsacompagne,laphotographe Simone Sassen, Noo-tebooms’est fréquemment trouvé

dansles parages detombes depoè-tesoude penseurs.Ces vieuxamis,il n’apasmanquéd’allerles salueralors.Et,à force,ily aprisgoût.Aupoint d’entreprendre nombre devoyages spécialement dans le butd’allerrendrevisiteàStevensonsursonmontVaea, à Walter BenjaminàPort-Bou, àBioyCasaresà laReco-leta, à Proust au Père-Lachaise, àKawabatadansunenécropolejapo-naise où tout à ses yeux était uneénigme…

Le résultat? Un cimetière depapier glacé. Avecde somptueusesimages ennoir etblanc.Des pierrestombalesde toutesformes,préten-tieuses,malingres,«accueillantes»parfois,tellecelled’AntonioMacha-doqui semblevoustendre lesbrascommeun lit.La collectiond’épita-phes vaut, elle aussi, le détour parcespages. «Ungrandécrivainavou-

lureposerici pour n’yentendrequela mer et le vent», lit-on sur une

sépulture bretonne. Qui? Cha-teaubriand,qui aurajugé superflude faire figurer son nom. D’autresphrases-testaments nelaissentpasd’intriguer : « Ici reposent les restesetla semence dePaulClaudel.»

Fleursséchées,lichens,cailloux,ce très beau livre n’a paradoxale-ment rien de macabre.  «Mêmeentouré de milliers de pierres tom-

bales, je n’ai jamais le sentimentqueje rends visiteà unmort», écrit

Nooteboom.Lespoètesnesontpasdesdéfunts ordinaires.Ils sontcer-tes morts, sinon ils n’auraient pasde tombe, mais en réalité, ils nesont nulle part. Ils dansent dansl’air.Ilsnousparlentcommeilspar-lerontà ceuxquine sontpasenco-re nés! Ils sont un peu comme lesdibbouks deSinger,dontla tombemanqueàcecatalogue–legraveur

s’est trompé, il a écrit «Noble» aulieu de « Nobel», ce qui convient

trèsbienaussi…

Venirà VenisePour chaque auteur, Noote-

boomacomposéuntombeau,com-me on dit en musique. Pour Cal-vino, rencontré à Paris et dont ildécrit  «les sourcils épais sous le

 fronthaut»,ilacemot: «L’admira-tion est une forme de connaissan-

ce.» PourBrodsky,quireposeàSanMichele, à Venise, il cite ces lignes

d’ AcquaAlta : «Jeme promis que si jesortaisun jourde monempire (…)lapremièrechosequejeferaisseraitde venir à Venise, louer une cham-bre au rez-de-chaussée d’un

 palazzode sorteque lesvaguessou-levéespar les bateaux éclaboussentma fenêtre, écrire quelques élégiesenéteignantma cigarettesur lesoldepierrehumide,tousseretboireet,

quand l’argent viendrait à man-quer  (…) m’acheter un petit brow-ningetme brûlerla cervellesurpla-ce,incapablede mourirà Venisedemortnaturelle.»

L’amourà Venise: voilàsurquois’ouvrelapremièredeshuitnouvel-les rassemblées dans La nuit vien-nentlesrenards .Deshistoirescour-teset ciselées qui,sousle signedesabsents et des ombres, s’inscriventparfaitement dans le sillage deTumbas. «C’est de la présence desmorts en nous et de notre surviedans la pensée des morts que nous

 parlent ces étranges récits», pré-vientla quatrièmede couverture.

Emotionet humourRien de grandiloquent, pour-

tant. L’île (Hydra, la Sardaigne,

Minorque…), le jardin, les arbrestant aimés,une tortue, lamusiquedeKurtag:onretrouveicil’universfamilier de Nooteboom. Souvent,c’est une photo jaunie qui fournitle point de départ de l’histoire. Etde fil en aiguille, mine de rien, onpasse du physique au métaphysi-que.Se peut-ilque cesgens,là, surce cliché, ces connus ou ces incon-nus, aient fréquenté les mêmeslieux, médité sur le même PieroDella Francesca, prié devant lemême Bellini de San Zaccaria, uséles mêmes pierres d’escalier, res-senti le même serrement de cœurquand la lumière décline et lamême gravité au moment où letrainemportantl’aimée n’estplusqu’uncarré àl’horizon…

Oui, comme le dit Nooteboomlui-même, onfrôle toujours le sté-réotype lorsqu’on s’approche de

ces thèmes éculés. N’empêche. Lemystère reste entier. Comme sil’histoire de l’humanité n’étaitqu’unempilementdeclichésdépo-sésles unssurles autres,un visagerecouvrant un visage plus ancien,lequelne disparaîtjamais complè-tement, comme sur un gigantes-quepalimpseste.

A l’évidence, il faut aussi untalent gigantesque pour suggérercette présence-absence avec grâce.Difficilede savoirexactementd’oùvient l’envoûtement qui vous sai-sit à la lecture de certaines de cesnouvelles. Seule certitude: c’estparce mélangerared’émotionsetd’humour que Nooteboom nousavait frappés et séduits déjà lors-que Mokusei! étaitsortien France.C’étaitilyavingt-cinqans.Leravis-sementest intact.p

FlorenceNoiville

«Cequecette photovoulait direaujuste, pensa-t-il,plutôtsur lemodede laconstatationqueparuneformede tragiqueoud’api-toiementsur soi-même,c’étaitqu’ilcommençaità êtretempspourlui aussidedisparaître.(…)

Il regardale légermouvementdel’eaugrisâtreaubasdesmar-ches.Commeil étaitétrangequetoutreste identique! L’eau,lasilhouettedemartin-pêcheurdesgondoles,lesdegrésdemar- breoù il étaitassis.Il n’ya quenousqui nouséclipsonspen-sa-t-il,nous laissonsderrièrenousle décorde notrevie. (…) Ilsavait bienque toutesles pen-séesqui pouvaientvous veniren

pareilcasn’étaientque desclichés,seulementpersonnen’avait jamaisrésoluces énig-mes.“Parréalitéetpar perfec-tion,j’entends lamêmechose”:iln’avaitpas oubliédequiétaitcettephrase.Il étaitdouteuxqueHegeleût songéà lasituationoùilse trouvait àprésent,et pour-tanton auraitditqu’ilavaitvujuste.Il éprouvaitunegrandeallégresseà constaterque lescho-

sesétaientce qu’ellesétaient,qu’aucunepenséen’était capa- blede lesrésoudre.Lamortétaitun faitnaturel,maiselles’accompagnaitdeformes pres-queinadmissiblesde chagrin,d’unchagrinsi grandqu’onauraitvoulus’yengloutirpours’abandonnerà laparfaiteréali-tédumystère.»p

«La nuitviennent lesrenards»,p. 10-11

les EditionsBénévent

publientde nouveaux auteurs

 Pour vos envois de manuscrits:

Service ML - 1 rue de Stockholm

75008 Paris - Tél: 01 44 70 19 21

www.editions-benevent.com

ECRIVAINSECRIVAINS

TumbasTombesde poètesetde penseurs

de CeesNooteboom,avec desphotographiesde Simone Sassen

Traduitdu néerlandaispar Annie

Kroon,ActesSud,254 p.,45 ¤.

Lanuitviennentles renards(’sNachtskomendevossen)de CeesNooteboom

Traduitdu néerlandaispar Philippe

Noble,ActesSud,160 p.,18 ¤.

Extrait

Leregistredes morts,CemitérioSaoJoao Battista,Rio de Janeiro,2005.Photographiede Simone Sassenextraitede «Tumbas». ACTESSUD

SouslesignedesombresDansdeuxœuvresd’unerevivifiantepoésie,CeesNooteboomeffectueungrandécartentrel’icietl’au-delà

L’Hydrede LernedeCécileWajsbrot

Denoël,188p.,15 ¤.

L i t t é r a t u r e   30123Vendredi 4 mars 2011

Page 4: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 4/8

En juin1999,alors qu’il sepro-

menaitlelong d’uneroutedel’Etat du Maine, Stephen

King,l’homme qui avaitréinventéle fantastique à la fin des années1970, l’auteur de Carrie, Shining et

 Misery,lephénomèneéditorialaux350millions d’exemplaires ven-dus, fut heurté par un van – leconducteur, distrait par son chien,ne l’avait pas vu. Deux décenniesplus tôt, King avait écrit Cujo, unroman surun chien enragé mena-çantunemèreetsonfilsretranchésdansleurvoiture,ainsiqu’un autreroman,  Christine, dont l’héroïneétaitunePlymouthFury58aimantécraserlesgens.Transportéàl’hôpi-tal,King,qui n’avaitcessé, à traverssonœuvre,d’exprimersa peur desblessureset desmutilations,appritqu’outreson scalplacéré etsa han-che brisée il souffrait de fractures

auxjambessigravesqu’uneampu-tation seraitpeut-êtrenécessaire.Ce ne fut heureusement pas le

cas, mais l’accident laissa des tra-ces.Ayantdécouvertquelevanquil’avaitrenversé risquait d’êtreven-du sur eBay, King demanda à sesavocatsdeleracheterpourpouvoirle détruire lui-même, plus tard, à

coupsde battede base-ball.Maisil

fut privé de cette vengeance, et iln’est pas exclu que son travail enait souffert: dans plusieurs de sesromansdesannées2000–enparti-culier Dreamcatcher et Cellulaire –,onperçoitunesortedediscordancequiestpeut-êtrel’échosymboliquedecette rageinassouvie.

Cen’estpaslecasde Dôme,énor-me roman en deux volumes oùl’auteur retrouve la narrationample, sereine et la communionavec les personnages, qui onttou-jours été ses points forts. «Depuiscombien de temps étaient-ils là,dehors, à fumer? Des heures, ill’aurait juré. Avaient-ils vraimentvu un avion s’écraser? (…)  C’étaitmerveilleux, presque extatique,d’êtrelàavecleChef,àseshooteret

à apprendre des choses. “J’ai faillime suicider mais Dieu m’a sauvé”,dit-il. Cette pensée était tellementmerveilleusequ’il eneut leslarmesauxyeux.»

Ce rôle de texte guérisseur, Dômeledoitsansdouteaussiàl’an-ciennetédesaconceptioncar,com-meKing l’avoueen postface,l’idéeoriginellelui estvenueen 1976, autout début de sa carrière. Qu’il sesoit,alors,arrêtéauboutd’unecen-tainede pages, «débordé» parl’en-vergureduprojet,permetdemesu-rer ce que représente son achève-ment, trente-cinq ans plus tard.Dansses essaisconsacrésà l’écritu-

re,Kingasouventinsistésurle rôle

du plaisir danssa pratique.Ce plai-sir est ici évident et contribue aunôtre, même s’il débouche sur unromanimparfait.

 Dôme raconte l’histoire d’unecrisequi frappeChester’sMill,peti-te ville du Maine(théâtre habituelde l’auteur). Surgi de nulle partsans causeni raison, undômeinvi-sibles’abatsur lacitéetlacoupedureste du monde: «Personne n’en-tre,personnene sort.» BigJimRen-nie,leroi localde lavoitured’occa-sion, profite de cette crise pourassumerau grandjour unpouvoirqu’il exerçait déjà dans l’ombrecomme conseiller municipal. La

plupart des policiers de la ville

acceptent son autorité, ainsi quetoutes sortes de rebuts sociaux,marginaux à la limite du crétinis-me et autres  white trash, petitsBlancs frustrés, violents, racistes,quiviennentgrossirles rangsde lamilice en cours de constitution.Dans le camp d’en face, celui deshéros,se trouvent DaleBarbaradit«Barbie»,unancienofficierdesfor-ces spéciales américaines en Irak,Julia Shumway, la directrice dujournal local (le  Democrat !), unmédecinbienveillant,une poignéed’ados intelligents « et trois chiensremarquables».

L’engagementà gauchede King

étant notoire, on reconnaît vite,

souslatrajectoiredeBigJimRennie

et de son gang, les grandes étapesdelamarche nazieversle pouvoir;Chester’s Mill connaît ainsi, tour àtour,son incendie duReichstag, sa«nuitdecristal»,sa«nuitdeslongs-couteaux», etc. Jusqu’au bunkerhitlérien terminal. Le dôme est uninstrument d’optique narrative

qui transforme la petite ville enmicrocosme et que King utilisepourfaire apparaître la haine et ledésir de revanche de l’Amérique

ultraconservatrice, ultrareligieuse,traumatisée par la victoire d’Oba-ma– l’Amériquedu TeaParty.

«Il priait aussi, sans se rendrecompte que ses prières étaientavant tout une série d’exigences etde justifications: faites que tout ças’arrête,rien de cequi estarrivén’aété de ma faute, faites-moi sortir d’ici, j’ai fait du mieux que j’ai pu,remetteztoutcomme c’était avant.(…)“ParlagrâcedeJésus,amen”,dit-il. Le son de sa voix le fit frissonner 

 plusqu’ilne lerassura.On auraitditdes ossements s’entrechoquantdansune tombe.»

Malheureusement, cette distri-butiondes rôles est si manichéen-ne qu’elle ôte toute valeur à ladémonstration. On suit l’histoirecommeellese donne– uneempoi-gnade de saints et de monstres desérieB –,sansjamais s’inquiéter de

sacoïncidenceavecleréel.C’estpré-férable car, une fois délesté de sespesanteurs politiques, le romanserévèle pour ce qu’il est: un excel-lentdivertissement dontle temposemble calqué sur celui des sériestélé américaines de la dernièregénération, une apocalypse sousglobetraverséepar des dizaines depersonnagesetde grands prodiges.

King n’a jamais hésité à recon-naître que, dans la plupart de sesœuvres,il se souvenait d’un genreou d’un format éditorial. De cepointde vue, Dôme apparaît com-meun hommage colossalà lasérietélévisée «La quatrième dimen-sion»,renduparunconteuramou-reuxde sessourceset desonart.p

Serge Lehman

L’IncroyableHistoiredeHalcyonCrane(TheTaleofHalcyonCrane)deWendyWebbWendyWebba grandi,dit-elle,

dans «unefamillede conteurs», àMinneapolis(Minnesota).Son pre-mierromanévoque lesveilléesoùl’onembellitlasaga familialedemillelégendes transmisesde bou-cheà oreille.Il débutecommeuncontede fées: HalcyonCrane,modeste correctricedans unjour-nalde province,apprendpar unelettrequesa mère,qu’ellecroyaitmortedansson enfance, vientenfaitde décéderet luilègueunefor-tune.Pour éluciderle mystèredesesorigines,elle rejointune îlesurlelac Supérieuret prendposses-siondu manoir familialau borddesfalaises.Là,lecontedeféessetransformeen cauchemar.Inclas-sable,ce romanflotteentrefantas-tiqueet policier,dans uneatmo-sphèrevictorienneoù sorcières etrevenantsprennentvie dansle

subconscientde l’héroïnesansqu’onsaches’ils’agitounondemanifestationspsychiques.Le thè-meéternelde lamaisonhantéeyesthabilementmodernisé,sansrienperdrede soncharme.p

VéroniqueMaurusTraduitde l’anglais(Etats-Unis) par

AlexDesjoy,Balland, 380p.,24,90¤.

Aujourd’huietdemaindeKlausMannKlausMann,fils deThomas,estl’auteurd’une œuvreconsidérable,dontseuleune infimepartieesttraduite.Petità petit, leschoseschangent pourtant,et Klaus(né en1906)prendpeuà peusaplace.CommeRimbaudet Hofmanns-thal,il sefaitconnaîtreà17 ans. Il

ne resterapas longtempsen Alle-magne,obligéde s’exiler avecsafamilleaumomentdela montéedunazisme. L’ouvrage estun flori-lèged’articles etd’essais; ilen res-tequatre oucinqfoisplusà tradui-re etl’on attendavecimpatienceunesuite, tantl’intelligenceest lààchaquepage. Ecritsentre1925 et1949,les articlesretenusici selimi-tentàla Franceet auxauteursqueMannadmire(Gide, Radiguet,Coc-teau,Green, Saint-Ex…),mais ilssontsouventécritsdansune pers-pective européenne,car uneallian-ce entrela Franceet l’Allemagneluisemble– enpleine guerre– êtrel’axed’une indispensableEurope.Visionnaire,il ne voitpourtantpassondésirseréaliser– ilse suici-deàCannesen1949etestenterréen France,selonsa volonté.p

PierreDeshussesTraduitde l’allemandpar CorinnaGepneret DominiqueLaureMiermont,

Phébus,268 p.,23 ¤.

LaFaim(Jû’)deMohammedEl-BisatieC’estune terred’extrêmepauvre-té,un paysde laissés-pour-compteàla dignité intacteet àl’humoursanspareil,irrévérencieuxàl’égard du pouvoir– fût-ilreli-gieux–, superstitieuxet sages,généreux, durs,solidaires,dési-rants.C’estl’Egyptedes ventresvidespour lesquelsla recherched’unegalettede pain,d’un oignon,d’unepoignée desel restele butquotidien et incertain.Sakina etsafamille sontde ceux-là.Poureux,laviese dérouledanslemanque

detoutet unegrandeappétencede tendresse,de plaisirsexuel,d’échanges.Une curiosité inces-santepourles chosesde lavieaus-si. Toutcela raconté sanspathos,dansune grandelibertéformelledégagée de latraditionnelle linéa-riténarrative.Enà peineplusde100pages, le romancieret nouvel-listeMohammedEl-Bisatie, l’undesgrandsécrivainsarabes desagénération– ilest néen 1937–,signeun livreimmense,romanintimiste et réquisitoiresocialtoutàlafois.p

EglalErreraTraduitde l’arabe(Egypte) parEdwige

Lambert,Actes Sud,126p., 17¤.

Sa lu é c o mm e l ’ un d esmeilleurs livres de l’année2009 par la presse américai-

ne, Cette vie ou une autre  est un

romanépoustouflant.Un ouvragequ’on ne lâche pas et qui doitautant à Russell Banks, AliceMunro et Sherwood Anderson

qu’àRayBradbury,ShirleyJacksonou Peter Straub. D’ailleurs, DanChaon se définit volontiers com-me un écrivain de livres fantasti-ques dans lesquels on ne verraitjamais de véritable fantôme:  « Jevoulais écrire un thriller, tout enmême temps qu’explorer les thè-mes qui me tiennent à cœur. Pour moi, la plus inquiétante des ques-tions [déjà à l’œuvre dans  Parmiles disparus  et  Le Livre de Jonas(AlbinMichel)] reste:peut-onvrai-mentconnaîtrequelqu’un?»

Trèstôt encouragé parRay Bra-dbury– à quiilenvoiedesnouvel-les–, puis par Tobias Wolff, Dan

Chaon est devenu écrivain pourrendre hommage aux livres qu’illisaitenfant: «J’avais peurdu noir et,malgrélesmisesengardedemamère contre les cauchemars, jelisais de la science-fiction. Si vousavez peur du monde, raconter deshistoiresvousautorised’unecertai-ne façon à en prendre le contrôle.

 Devenir écrivain m’a permis demaîtriser mes peurs et d’expliquer lemonde–oudumoinsd’essayer.»

Cette vie ou une autre  a bienfailli être… trois nouvelles. Mais,très vite, Dan Chaon s’est renducompte qu’«elles avaient un ton,une atmosphère similaire. Et uncertaingoûtde solitude».

Soit,donc: Lucy,qui a quitté lelycée pour suivre un professeurcharismatique, dont elle ne sait,au fond, pas grand-chose; Miles,qui recherche Hayden, son frèrejumeau disparu dix ans plus tôt;et le jeune Ryan, bouleverséd’ap-prendre la véritable identité deson père. Trois personnages dontles destins vont s’entremêler:

«J’aime que le roman ait de nom-breux points de vue, et quel’on ne

 puisse pas en connaître l’issue. Cen’estpas un hasardsi tous les per-sonnages de celivre sontà la limi-te de l’âge adulte, luttant pour seconstruireuneidentitépropre.Cet-te bataille entre d’où l’on vient etceque l’ondevient,ce fantasmedemétamorphose est très profondé-ment ancré dans le rêve améri-cain, mais c’est aussi une idée trèsadolescente.»

En attendant, cela permet àDanChaon des’interroger: peut-onrompreaveclepassé?S’inven-

ter une nouvelle vie? Qu’y a-t-ilde commun entre l’enfant puisl’adolescent que nous fûmes etl’adulte que nous sommes deve-nus? Qu’est-ce qui fait de nousune personne? Sont-ce touslesrituels qui fractionnent notrevie quotidienne (manger, aiderl es e nf an ts à f ai r e l eu rsdevoirs,etc.)? Ou bien sommes-nous réduits à n’être plus quedes numéros de cartes de sécuri-té sociale et de crédit?

Dansunmondedeplusenplusvirtuel où l’on s’invente des ava-tars et où l’on se reconstruit àcoups de profils Facebook, le

concept même d’identité s’érode.Et Dan Chaon d’imaginer:  « Unintrus s’introduit dans votre ordi-nateuretcommenceàglanerdansle plancton les minuscules diato-mées qui constituent votre identi-té.Votrenom,votreadresse (…), lessitesquevousvisitezennaviguantsur Internet, vos identifiants (…).

 Dans un autre Etat, on a peut-êtredéjà commencé à assembler unenouvelleversionde vous.»

Inquiétant? Dérangeant pourle moins, et glaçant comme peutparfois l’être ce très beau romanoù réalisme et fantastique semêlentsubtilement.p

EmilieGrangeray

CequifaitdenousunepersonneDanChaonsigneunromanépoustouflantenmêlantlesdestinsdetroispersonnages

«Passonssousle feutricolorequisurplombele carrefourdes Rou-tes119et117 (nousle frôlons; ils’agitedoucement, à l’intersec-tiondesdeux fils,puiss’immobi-liseà nouveau)pour traverser leparkingde FoodCity.Nous som-mesaussisilencieuxque lesouf-fled’unenfantendormi.Lesgrandesvitresde lafaçadedusupermarchéontété remplacéespardes panneauxde contrepla-qué,réquisitionnésdans lascie-

riedeTabbyMorrell,et legrosdumagmarépandusurle solaéténettoyépar JackCale etErnie Cal-vert,maisFoodCitya toujoursl’aird’avoir essuyéuncyclone.(…)Les armoiresfroidesdes bois-sonssansalcoolet dela bièreain-sique lecongélateurdescrèmesglacéesont étédémolis.Onsentlapuanteurpénétranteduvinrépandu.Ce spectaclechaotiqueestexactementce queBig Jimveutquevoiesanouvelleéquipedereprésentantsde laloi– jeu-nes,terriblementjeunespour laplupart.Il tientà cequ’ilspren-nentconsciencequetoute lavillepourraitavoir cetaspectet ilest

assezhabile poursavoirqu’ilestinutilede le formuleràhautevoix.Ilspigeront: voici cequiarrivesile bergermanqueà sondevoiretque letroupeaus’affole.Devons-nousécoutersonlaïus?Bien sûrquenon.Nousl’écouteronsparler demainsoir,çasuffira bien.Sans compterquenoussavonsce qu’il vadire;lesdeux grandesspécialitésdesEtats-Unis sontles démagoguesetlerockandroll,et,à notreépoque,nousavons eularge-mentdroit auxunscommeàl’autre.»p

«Dôme», tome2,page275

Extrait

Cettevieou une autre(AwaitYour Reply)de DanChaon

Traduitde l’anglais(Etats-Unis)

parHélène Fournier,Albin Michel,

«Terresd’Amérique»,406p., 23¤.

UnenferaméricainStephenKinglivreune fablepolitiquetropsimplepourconvaincremaisquiconstitueunexcellentdivertissement

     R     F  -     C .

     A     b    r    a    m    o    w     i     t    z

LES LIAISONSHEUREUSES

Colombe Schneckle samedi à 15h05

franceinter.com

avec la chroniquede Raphaëlle Rérolle  du   Monde des Livres

Dôme(Under theDome)deStephenKing

Traduitde l’anglais(Etats-Unis)

parWilliam OlivierDesmond,

AlbinMichel,tome1 : 630p.,22¤ ;

tome2: 566p.,22¤.

Kingretrouvelanarrationample,sereineetlacommunionaveclespersonnages,quionttoujoursétésespointsforts

Loup enbois, dansle Maine. DAVIDGRAHAM/GALLERYSTOCK

L i t t é r a t u r e4   0123Vendredi 4 mars 2011

Page 5: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 5/8

Suite dela premièrepage

Publiéessoustroisinitialesmys-térieuses, tirées à 2 000 exemplai-res en 1782 et réimprimées demanière pirate seize fois la mêmeannée,   Les Liaisons dangereuses,quifurentl’undeslivreslespluslusàlafinduXVIIIesiècle,doiventleursuccès immédiat à deux facteursaveuglants. Le premier, s’agissantd’un romanoù laplusgrande déli-catesse amoureuse est indissocia-ble de la perfidie la plus profonde,estliéàl’énigmedes«clés»suppo-séesdes personnages,questionquiexciterales contemporains jusqu’àStendhal. Le second tient à l’ambi-

guïté intrinsèque d’un ouvrageunanimement jugé atroce, quoi-quesimultanémentconsidérécom-me un modèle de perfection for-melle, d’intelligence narrative, deprofondeurréflexiveetdevirtuosi-téstylistique.

Capitaine d’artillerie spécialistedes fortifications «perpendiculai-res», futur inventeur du boulet«creux», dont Tilly a noté la«conversation froide et méthodi-que» toutautantque« l’impatiencesombre d’un philosophe ou d’unconspirateur», Pierre-AmbroiseChoderlos de Laclos (1741-1803) nerévèle pas seulement sa sciencemathématiqueetmilitairedanscet

élégantjeuéchiquéendudésiretdela vanité, où   «conquérir»   pour«prendreposte» impliquetoujours«attaque»,  «manœuvres», «com-bat à soutenir»,  «campagne»  et«siège» jusqu’à la « capitulation».Maître ès stratégies littéraires, ilaugmente la nouvelle édition de1787 d’un dispositif composé de lapréfaced’un supposé «rédacteur»,de deux avertissements supposésdu «libraire», ainsi que sa corres-pondance avec MmeRiccoboni. Pré-tendant que ces « lettres recueilliesdans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres»sontauthentiques,se défendantdetoute licence, jurant d’avoir voulu

instruire les femmes vertueuses,

lesmèresetlesjeunesgensdesstra-tagèmes sataniques susceptiblesde les perdre, Laclos n’en tient pasmoins à défendre bec et ongles lavaleurartistiquedesonlivre.Résul-tat? Un « message» sciemmentbrouilléetdeslecteurs«baladés»àjamais. Qui est bon et qui estméchant? La «vertu tigresse» delasensibleTourveldéfaiteparl’hysté-rie et la mort? Le libertin cynique,vaincu quoique magnifiquementsouverain? Qu’est-ce qui est beauetqu’est-ce quiestaffreux? Lapas-sion? La bêtise? L’ignorance? Lepréjugé? Où se situe la morale?Dansleplaisirdessens?Lemariaged’amour? Lecouvent?

Dans ce quintette mortel entre-mêlantl’oieblanche,l’ingénuliber-tin,ladévotevertueuse,le«scélératméthodique» et la femme de tête,

Laclos dépasse les types convenusdu roman libertin à la mode pourleséleverà hauteurd’archétypes.Acommencer par celui   «simple,

 grandiose,attendrissant» delapré-sidente de Tourvel dont il est denotoriétépubliquequ’ila étéinspi-répar sonépouse, «maîtresseado-rable, excellente femme et tendremère»,restéetoutesa viel’objetdeson indéfectible amour. Mais sur-tout,etcommel’abienvuMalrauxdans un fulgurant article paru en1939 où il théorise son fameuxconcept d’«érotisationde lavolon-té», «de tousles romanciersqui ont

 faitagir des personnages lucideset prémédités, Laclos est celuiqui pla-ce le plus haut l’idée qu’il se fait del’intelligence». De fait, il est frap-pantqueMerteuiletValmontsem-blentmoinsjouirdesobjetsdeleurdésir que de leur intellect et de

l’image qu’ils s’en font. Néan-

moins, plus intelligente que soncomplice et rival, qu’elle dirige,conseille et contrôle sans jamaiscesserdel’assommerdesasupério-rité(«Qu’avez-vousdoncfait,quejen’ai surpassé mille fois», lui écrit-elle), le surpassant infiniment parsonsens de l’échiquier,sa virtuosi-té épistolaire, mais surtout son

inlassable énergie à se donner lesmoyens de ses fins, Merteuil se

révèlela plus brillante création dulivre,inaugurant etclôturantà elleseuleun libertinageféminin mâti-né de féminisme sans équivalentdansla littérature.

Dans la brillante «Apologie»qu’illui aconsacréeà l’occasion dubicentenaire de la Révolution, Sol-lersaffirmeà justetitrequelagêneprovoquée par   Les Liaisons «semanifeste dans le désir d’ éviter  la

 Merteuil,de toutramenerà laprési-dentedeTourvel.Onobligelelivreàse conformer à la phase romanti-que qui a suivi. On gomme autantquepossiblelaparodieetleblasphè-me qu’il accomplit froidement par rapport au sentiment racinien et à

l’effusionde La Nouvelle Héloïse. Ilfaut que l’interprétation aboutisse

le plusvite possibleaux étatsd’âmeetà l’oppressiond’EmmaBovary,àses tourments comme à sesvapeurs».C’estsivraiqueleXIXe siè-cle n’a pas hésité à condamner lelivreà la destruction pouroutrageauxbonnesmœurs.Etqu’unebon-nepartducinémadusièclesuivanta préféré le tirer vers le drameromantique ou la comédie bonenfant.

Faussement crépusculaires ettout à fait séminales, gageons que

 LesLiaisonsdangereusesnousréser-vent encore des surprises. N’est-cepas tout le mal que nous devonsnoussouhaiter?p

CécileGuilbert

LesLiaisonsdangereusesde Pierre-AmbroiseChoderlosde Laclos

Editionétablie, présentéeet annotéeparCatriona Seth,Gallimard,

«La Pléiade»,970p.,prixde lancement:42¤;àpartirdu1er juillet: 49,50¤.

Laclos,oul’artdelaguerreamoureuseUnenouvelleéditiondes«Liaisonsdangereuses»en«Pléiade»permetd’apprécierlapostéritédu chef-d’œuvre

DanslescitésdeCharlesRobinsonL’auteur commencepar nousfairecroirequ’ilva êtrequestiond’eth-nologie: uneagenced’urbanistesenvoieCharles, jeunechercheur,recueillirla parole deshabitantsd’unecité promise àla démolition.Objectif officieux: livrerà lamai-rie,clés enmain, lesdiscoursqu’at-tendent «les Citéens». Maisplutôtqu’enethnologue,c’est enécrivainqu’ilraconte,et faitalternerintri-guesau longcours,scènesau lycéeouau supermarché,flash-back…Areboursde lacommandereçue,

 Dansles citésnetraitepasses per-sonnagescommedes archétypes,mais comme desindividus. Etplu-tôtquede leurplaquerdessus unparlerestampillé «banlieue»,l’auteurlaisseson écritureclassi-queêtretraverséepardesryth-

mesetdesexpressionsvolésàunelangue urbaine.Avecsondeuxièmeroman,Charles Robin-sonfaitavecforcela démonstra-tionquela littératurereste lepluspuissantmoyen de radiographierlemonde.p

RaphaëlleLeyrisSeuil,528p., 21,50¤.

ALorientdeJacquesJouetet JacquesRoubaudQuanddeuxpoètes oulipiens,deuxmarcheurspleinsde talent,sillonnentla villede Lorient (àl’in-vitationdu CDDB-Théâtre)pour

enconstituerune géographieima-ginaire,cela donneun petitouvra-

gebinaire,joyeuxetpleinderes-sources.«Histoires», «Evéne-ments»et«Portraits»,ducôtédeJacques Jouet,qui transformeunedélibération duConseilmunicipalen «Pantoumde bois,de pierreetdebéton». Quantà JacquesRou-baud,ilproposeunsavoureux

 Lorient infra-ordinaire (26+2poè-mes), accompagnéde photogra-phies: ons’attarderavolontiersdansla«RueduBoutduMonde»,onécouteralessecretsdes« Ron-deauxde larueRondeaux»:«Ayant écartéla fable/Lesonnet(pourtantaimable)/les haïkus quisontsi beaux/Pourchanterla rue

 Rondeaux…» On salueraenfin,dansun sonnetà l’envers,le poèteromantiqueAugusteBrizeux,natifde Lorient.p

MoniquePetillon

Apogée,96p., 14¤.

LaPoussettedeDominiquede RivazC’estun cauchemarsuperbe,atro-ce.Ilse dérouledansla tête d’unejeunefillesimple,seule aumonde,unpeudérangée,etilyadequoi.A14ans, manœuvrantune pousset-tequ’on luia confiée, pressée par-cequ’elleesten retard,ellea butécontreune marche etprojetélebébésurleciment:ilenestmort.Laculpabilité,l’amour,le désird’avoirelle-mêmedes enfantsvontla torturerdurant desannées.Elleveutun mari,une famille,elle

pensemériterle bonheur. Est-ellecapabled’avoirunenfant?Ilyaen

Hollandeun rebouteuxqui faitdesmerveilles.Est-elle capabled’avoir unmari ? Celuiqu’ellesetrouvemeurtdans unaccident.Ilrécupéraitdes balles aufond destrousd’eaudes golfs.Voilàuncontedouloureux surle besoindeprocréer,sur lesenfantsqu’ondési-reetqu’onvole.Onpeutpenser–maisoui!–àCocteau: «Mère,méfiez-vousdesfenêtres,des por-tes,desfilsensorcelésparceuxquilesemportent…»p

JeanSoublinBuchet Chastel,112p., 11¤.

UnvoyagehumaindeMarcPautrelC’estuntextecourt,resserré.Apei-

neunecentainedepagespourraconterun événementfugace.Rienn’aurafinalementlieu.C’estl’attentequi estl’objetdu récit.Unhommerenoueavecunefemme.Etpour s’accomplir,leuramourdoitdevenirfécond.Marc Pautrelraconte alorsce désird’enfant,dupointdevue dupère. Faceà l’inten-sitéde cetévénement,son écrituresembletouchéeparl’humilité.Aucunmotde tropdanscettepro-sequifaitétatdeces semainesten-duesentrele bonheuret l’inquiétu-de: «Alorsjeluichuchotedesmil-liersdemotssecretsdansl’oreille

 pourancrerle sentiment.Je creuseavecelle unsillon dansle monde.»

L’attented’unenfant estsans dou-teun mystère plusfortque lalitté-

raturecarellerépondà laseulequestionquivaille: oùestla vie?Mais sice beaulivrea cependanteulieu,c’estquelavien’apusefai-reuneplacedansce monde.Ici,lesmotsne remplacentrien,ils perpé-tuentl’absence.p

Amauryda CunhaGallimard,« L’infini»,76 p.,11 ¤.

AnaïsdeMichaëlColladoAnaïsa soifde promotionsocialeethontede sesoriginesprovincia-les.Ecolière appliquée,presquelaborieuse,elletentesachanceàParisdèsquel’occasionseprésen-te,rejoignantun amourd’adoles-cencequiluia laisséunenfant.Aprèsplusieursannéespasséesàespérerunevieaveclui,puisaux

côtésd’ungaleristequinelacom-blerapas,ellerentredanssonvilla-genatal,renonçant àtout. Dansceromanaussipuissantqu’ilestconcis, lessilencesen disent pluslongqueles mots.Musparla frus-trationou l’envie,les personnagesviventsouvent parprocuration.Quandlesmots leurmanquent, ilsécriventdeslettres–parfoisboule-versantes. Mélancolique, romanti-que, Anaïsracontele destin d’unefemmerêveuseet déçue,quis’es-sayeà unemodernitéidéalisée,envain.Le récitalterneinstantsde grâ-ceet échecscuisants,implacable.p

SophieConrardL’Editeur,224p.,16 ¤.

www.colline.fr01 44 62 52 52

de  Marie NDiayemise en scène

Christophe Perton

du 4 mars au 3 avril 2011

de  Eugene O’Neillmise en scène

Célie Pauthe

du 9 mars au 9 avril 2011

Le gastronomeet lecuisinierlesavent:le souffléest unartdifficile, quitientà l’équi-

libre duchaudet dufroid,de l’airetde lamatière.La préparationmanquée,le geste unpeu gauche,ilretombe façon crêpe épaisse–dontilest unesortede variationsophistiquée. Parfois,pourtant,salégèretéest tellequ’il s’évanouitplutôtqu’ilne semange.Lesogresetles boulimiquesne sontpasde

grandsamateursde soufflés,sauf obsessionou perversité particuliè-re.De lamêmefaçon,en littératu-re,certainslivresse distinguentparunepuretéde lignes,une radi-calitédu sens,uneexigence duverbe pousséeà l’extrême.Ils endeviennentaériens. A telpointsouventqu’ilsse respirentousehument,au lieudese lire. L’enjeuest pourtantcelui-ci.HuguesJallon,né en1970,anciendirecteur éditorialdes éditionsLaDécouverte,récemmentarrivé auSeuil,est unaussiun écrivain,capablede ceslivres-là. Sonder-nierouvrage, Le Débutde quelquechose, enest unbon exemple.Par-ce qu’accompli.Aérien et pourtantsolide,ni brumeuxni nébuleux,ilparvient à garderson lecteuraveclui,dela première àla dernièrepage,au moyend’un filténu,qua-

siinvisible.Lesthèmesserévèlentgraves,persistants, entêtants.Cetalentsi particulier(car c’enestun)n’échappeà lavanité ouauvidequ’au prix d’unevraiepropo-sitionesthétique.On savaitdepuisson précédent texte, Zonede combat (Verticales,2007), quel’auteuren avaitune.Il s’agitdoncd’uneconfirmation.Lasituationde départestmince.Ungroupedevoyageurs,des tou-ristesprobablement,arrivent àdestination.Dépaysement,exotis-me,activitéset loisirsassurés.Desscènes typiquess’enchaînent,égrenéespar une narration orale,dialogique, procédant parques-tions,bribesde discours, formu-lestoutesfaitesetreprisesderécit. Mais dèsl’entame,une scè-ne de chasseau sanglierparticuliè-rementbrutale résonnecomme

unavertissement.Sousles pal-miers,la violence, quise construitpetit àpetit,envahit letexte,recomposeson rythme,sa densi-té,ses longueurs,son souffle.Leshommessont dessangliersqu’onobserve– narrateur etlecteursconfondus.De manièreplutôtexpérimentale,mais c’estaussiunartificede sérieB,la «chose»n’estjamais montrée,jamaisexplicite.On nedit pas(tout)cequ’ilenest.

 Le Débutde quelquechose estunrécitremarquablementintelli-gent, trèsraffinéet pourtantsim-ple.D’une lisibilité évidentemaisquiexigede sonlecteur unespritattentifaux signes,aux détails,auxpetites anecdotes chuchotées.Lamiseen scène d’une humanitégrégaire, prompte à lajoiecomme

à l’inquiétude, où lacommunica-tionopère parcontamination, esttrèsefficace. Lasuperpositiondesimagesfabriquées,l’imbricationdes poncifs,très réussies.HuguesJallonappartient à une familled’écrivainsun peuà part,de peudephrases,loindu storytellingsaufpouren dénoncerlesvisionscreuses.Il fauts’enréjouiret legoûtersans modération. C’estl’avantagedece genre delivre.Commedes soufflésbienprépa-rés: gonflésmais consistants.p

NilsC.Ahl

LeDébutde quelquechose,d’Hugues

Jallon,Verticales,154p., 15¤.

enmarge   Destind’un«long-seller»POURQUOIPUBLIERdans «LaPléiade»unenouvelleéditiondes

 Liaisonsdangereuses?Leromanlibertinde Choderlosde Laclos estparudansla prestigieusecollec-tionen 1932,soitun anaprèssonlancement.Il ported’ailleursleno6.Deux éditionsdes œuvrescomplètesde Choderlosde Laclosontsuivi,en 1944 eten 1979,quifonttoujoursréférence. Alorspour-quoi? «Laclosest l’homme d’unseulroman,quiadonnélieuàuneréceptionmultiformed’uneampleur inégalée, préciseHuguesPradier,directeurlittérairede «La

Pléiade». Il a toutde suitefait l’ob- jetd’une mode,de suites, il a été interdit parlacensure,a inspirédeschansonset denombreuses adapta-tionsthéâtrales etcinématographi-ques.» Ace livreunique corres-pondparconséquentun traite-mentexceptionnel,qui retracetou-telacarrièresur deux centsansdece«long-seller».«Il nes’agit pasd’ouvrirunesérieauseinde lacollection.Nousagis-sonsau couppar coup», poursuitl’éditeur,qui a néanmoinsen têteuneautreœuvre(pasunroman)pouvantelle aussifairel’objetd’un« Pléiade» unique– mais,à cestade, celaresteencore un secret.En2009, la«BibliothèquedelaPléiade» aaussi proposéune réédi-tiondes œuvresde Lautréamont,sansles écritsde Germain Nou-veau,poètecontemporainde

l’auteurdesChantsde Maldoror dontles écritsavaientété ajoutésdansl’éditionde 1970.Pour M.Pra-dier, «le casLautréamontesttrèsdifférentducasLaclos.Ils’agitd’unécrivainquifut en quelquesorte “in-venté”parsesgrandslecteurs,etcesontces lectures successivesquiper-mettentà sonœuvrede traverser lesépoques».Abiendes égards, ceséditionsres-semblentà cellesde certains livresdepoche «intelligents». Lacompa-raisonne choquepas Hugues Pra-dier,pourqui «“LaPléiade”est unlivrede pocheun peuplusdurablequelesautres».p

AlainBeuve-Méry

ALE+ALE

Oùsesituelamorale?Dansleplaisirdessens?Lemariaged’amour?Lecouvent?

L i t t é r a t u r e

Soufflé ausanglier 

50123Vendredi 4 mars 2011

Page 6: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 6/8

Un nouvel essai sur lesgrands procès de l’histoirelittéraire… A priori, le sujet

semble bien rebattu. Que dire deneufsur les diatribesdu procureurErnestPinardcontre MadameBova-ry ou contre Les Fleursdu mal?Surla chute d’Oscar Wilde condamnécomme «somdomite» (sic) – ainsique le marquis de Queensberry,pèredu séduisantLord AlfredDou-glas,l’enaccusasurlacartedevisitequi déclencha le scandale? Sur lecélèbre «J’accuse» de Zola, qui fittrembler l’appareil judiciaire etpolitiquedelaIIIe République,prisedans la tourmente de l’affaire

Dreyfus? Ou sur l’épuration quifrappa les écrivains à laLibération,déjà traitée par Anne Simonin,auteurdu DéshonneurdanslaRépu-blique (Grasset,2008)?

GisèleSapiro relève toutefois ledéfi. Connue pour ses travaux deréférence sur le champ littérairedurantlasecondeguerremondiale( La Guerre des écrivains, Fayard,1999) etsur latraduction (Transla-tio, CNRS Ed., 2008), la sociologues’appuiesur l’imposante bibliogra-phie disponible, qu’elle complèteparde longues recherchesdans lesarchives judiciaires,trouvantdansceparcoursl’occasiondefaireémer-gerquelquescas moinsconnus.Le

plusattachantestceluiduchanson-nier Béranger (1780-1857), autodi-dactedevenu«poètenational»etàquilevolumedeses Chansons,viru-lente critique des pouvoirs en pla-ce,valutun séjouren prison.Resteque sur les grands procès eux-mêmes,Gisèle Sapiro ne boulever-sepaslesanalysesquienontétéjus-qu’ici proposées. Comment expli-querdèslorsquesonessaisoitdesti-néà fairedate?

Letour deforcetientà l’effetdesynthèse qu’autorise la perspecti-ve adoptée. D’un côté, le tempscourt, riche d’émotions et dedébats, des procès intentés à quel-ques grands auteurs; de l’autre,l’histoire de l’implication toujoursplus poussée des écrivains dans lacité,depuisla Restauration jusqu’àlaLibération. C’estla notionde res-ponsabilité qui permet d’articuler

ces deux dimensions. Répressionet engagementsontles deuxfacesd’unmêmephénomène.Ens’inter-rogeantsurlamanièredontlespro-cès intentés aux écrivains aconduit ceux-ci à élaborer une

conception de leur responsabilitédistincte mais en réalité étroite-mentdépendantedeleurresponsa-bilité civile,Sapirorepensetoutelathéorie de l’autonomisation du

champ littéraire héritée de PierreBourdieu: dans Les Règles de l’art(1992), celui-ci décrivait l’appari-tion,au XIXe siècle, denormeset dehiérarchies symboliques indépen-dantes du succès commercial.Sapiro réinscrit cette théorie dansletempslongdel’histoirelittéraire.

Quatre temps forts structurentladémonstration: à chacunde cesmoments – la Restauration, leSecond Empire, la IIIe Républiqueetla Libération –,Sapirofaitappa-

raîtreles mutations queconnaîtlaresponsabilité imputée auxauteurs:lutteengagée,en1821,pardeuxoutsiders deslettres, lepoèteBéranger et le pamphlétaire Paul-LouisCourier(1772-1825),afind’im-poser une éthique de l’écrivainindépendant à l’égard des puis-

sants, notamment de la religion;affirmationd’unjugementesthéti-que autonome par rapport auxattentes morales et politiquessousleSecondEmpire,avecBaude-

laire et Flaubert; reconquêted’une autorité dans les débatsnationauxavecZola,dontlapostu-re prophétique s’élève contre lamoralenationaleà l’œuvresouslaIIIe République; enfin, ultimerebondissement de l’épuration,moment de reconnaissance para-

doxale du pouvoir symboliquedes écrivains, où certains d’entreeux furent condamnés à mort etexécutés pour trahison en raisondeleursécrits.

D’uneétapeàl’autre,lesgensdelettres furent conduits à opposerleur responsabilité de créateuraux ingérences du pouvoir judi-ciaire, mais durent égalementsubirlescontrecoupsdecetteéthi-que professionnelle: soit parcequeleurprétentionàdénierlapor-tée sociale de leurs écrits (voire àrevendiquer une irresponsabilitéde principe) les privait de leurexemplarité, soit parce que leurtalent leur était compté commeun «titre de responsabilité», ainsique l’écrivit de Gaulle au sujet del’épuration.

Ce livre décloisonne la sociolo-gie,quise confondiciavec l’évolu-tion des pratiques judiciaires etl’histoirelittéraire.Danssonréexa-men du procès provoqué par lapublication de   Madame Bovary(1857), Gisèle Sapiro propose

notamment une analyse pousséeduroman,dontlaformenarrative,plusquelethème,estàsesyeuxlavraie source du scandale. Preuvequ’une approche souvent jugéetrop surplombante, comme celle

la sociologie, peut conduire à unelecturefinedestextes.Onregrette-ra toutefois qu’une même atten-tion n’ait pas été étendue auxœuvresd’autresécrivains, commeOscar Wildeou Céline.

Céline précisément, dont le casest emblématique des tensionscontinuelles entre prétention àl’autonomie et effraction dans lesaffaires publiques. Ainsi l’ouvragede Sapiro permet-il de répondre àune question qui ne se posait pasencoreaumomentdesarédaction:laRépubliquedoit-ellecélébrerCéli-ne? Dans Le Monde du 25 janvier,l’éditeur de Céline dans la « Pléia-de»,HenriGodard,adéfendul’exis-

tence d’un ordre propre à la créa-tion artistique, « qui ne se confond

 pasavec les autresordresde valeur,notammentpasaveclamorale» ;lecritique littéraire Patrick Kéchi-chianluiaopposél’unitédel’hom-me et de l’écrivain, autrement ditl’impossibilitédedissocierlespam-phlets desromans.Peut-êtres’agit-il d’une fausse alternative. Le pro-cèsdeCéline,eneffet,coïncideavecle moment où Sartre élabore sathéorie de l’engagement. Or, selonSapiro,lephilosopheportaitalorsàsoncomble ladialectiqueentrelesdeux faces de la responsabilité: la

littératureétantàsesyeuxunefor-me suprême de l’agir, mais d’unagirtoutàfaitdétachédesonancra-genational,lesécrivainssontdeve-nus totalementautonomeset nonmoinstotalement responsablesdece qu’ils publiaient. Simone deBeauvoir a ainsi justifié son refusdesigner lapétitionpourl’écrivaincollaborationniste Robert Bra-sillach en avançant qu’il «y a desmotsaussimeurtriersqu’unecham-breàgaz».

Or cettedialectiqueest devenueun piège: plus nous accordons devaleurau Voyageauboutdelanuitouà Mortà crédit,etplusnoussom-mesenclinsàreprocheràCélinesespropos antisémites. Du mêmecoup, nous n’accordons d’atten-tion aux pamphlets qu’en raisondesinnovationsesthétiquesappor-tées par ses romans, et dont Henri

Godard a montré le potentiel sub-versif. En cela, Céline se tient aucœur d’un siècle où la littératurefut le véritable point de rencontreentrel’art,le droitet l’éthique.p

Jean-Louis Jeannelle

Extrait

François Jullien est une figuresingulière du paysage intel-lectuelfrançais.Forméàl’étu-

dedelaChine,ilestsévèrementcri-tiqué, voire ignoré, par les sinolo-gues. Auteur de livres de philoso-phie à succès, traduits dans unevingtaine de langues, il poursuit

soncheminensolitaire.Défenseurd’une conception de l’efficacitéchinoise qui plaît aux investis-seurs, il affirme que la Chine nepeutpaspenserlesdroitsdel’hom-me,ce quiplaîtauxmoralistes.

Quelle est donc cette  « altérité chinoise»  dont (d’où) nous parleJullien? Queltypede «dissidence»rend-ellepossible? NicolasMartinetAntoineSpirel’ontinterrogésurles sources de son travail et sur letype d’engagement politiqueauquelil conduit.Ilsfontprécéderce dialogue d’un genre désormaisclassique:ladéfenseetillustrationdela méthodedeFrançoisJullien.

Rappelonsqu’en2007uncollec-

tifd’intellectuelsavait étérassem-blé sous le titre   Oser construire.

 Pour François Jullien   (Seuil), enréponseau livre publiéun anplustôt par Jean-François Billeter,Contre François Jullien (Allia). Lesinologue genevois reprochait àson collègue parisien de construi-

re une image idéologique de laChine qui rendait impossible tou-te révolte individuelle, et quirésonnaitavecletournantnéocon-fucéen du régime dePékin. L’atta-que avait du style et touchaitjuste: si l’accusé répliqua avecbrio, enrevenant notamment auxproblèmes techniques de traduc-tion soulevés par son accusateur,reste que ses partisans en avaientétéébranlés.

NicolasMartinetAntoineSpirese posent donc en  «médiateursculturels»   entre un public tou-jours séduit mais désormaisméfiant, et un philosophe appa-remment retiré dans sa médita-

tion.Ilsenappellentàlaresponsa-bilité de l’intellectuel face à uncontinent chinois dont Jullien estun des meilleurs spécialistes, etqui occupe une place croissantedanslamondialisation.CitantSpi-

noza, souvent considéré commele plus oriental des philosophesoccidentaux, ils demandent com-ment articuler une éthique de laréflexion et une politique de l’in-dignation.

LaréponsedeJullientientenunmot:l’écart.Cequil’intéressen’estpaslaChineen tantque telle,maisl’écartentrelapenséechinoiseetlapensée européenne, en ce qu’iloffredenouvellespossibilitésintel-lectuelles.Setenirnonpasàl’écart,mais dans l’écart, suppose de

construire les termes entre les-quelsilyadujeu,aulieudelesrece-voirdéjàforméspardescontrover-ses extérieures. Tout le travail deJullien,souventréduitàdesdualis-mes statiques (immanence/trans-cendance, procès/création, sages-se/philosophie…), réside dans ceteffort d’écriture et de penséevisant à ouvrir un espace où sepose autrement la question del’universel.

Quelles sont donc les consé-quences éthiques et politiques decette démarche? François Julliencherchel’inquiétuded’un«univer-sel négatif»   construit entre lescultures, qui n’est ni l’universel

positifdes droitsde l’hommeni lemal, l’absolu négatif,  «abject, quin’estfécondenrien».Sesinterlocu-teurs l’apostrophentavec franchi-se :   «Cette lecture des droits del’hommecantonnésaunégatifn’in-citerait-ellepasà setaire? François

 Jullienne risque-t-il pas de se réser-

ver pour l’après-coup, ou bien sacondamnation de l’abject lui per-met-elledeprévenirl’exécutiondesOuïgoursetdelacondamneravantqu’ellen’aitlieu?»

«La transparencedu matin»La discussion tente alors de

situer letravaildu sinologue dansl’horizon du structuralisme. Jul-lien reconnaît qu’il a gardé de cecourantlaradicalitédelaméthodecomparativesansadopterlapoliti-que subversive des «post-structu-ralistes»commeFoucaultetDerri-da, ce qui le conduit à se réclamerde Lévi-Strausset de Heidegger.

L’ouvrage que Jullien publie en

mêmetemps, Philosophiedu vivre,illustrece regard méditatif etéloi-gné. Il traite du problème le plusclassique de la philosophie: com-mentla penséepeut-ellerejoindrece« vivre» quilaconditionne? Jul-lienopposeici laconnaissanceà la«connivence», perceptionprimiti-

ve du monde à laquelle on n’accè-deque parécarts,ruseset détours.Le lecteur suit son parcours

dans les grands auteurs de la pen-séeeuropéennesansrencontrer laChine autrement que par un poè-me tang ou une phrase de Lao Zi.Les belles pages finales sur  « latransparence du matin»  esquis-sent une figure de la dissidencecomme éveilde lapensée. Mais onest loin en effet de la vie desOuïgours. p

FrédéricKeckSignalons égalementla parution

d’unnuméro dela revue Critique  sur 

lethème « FrançoisJullien, retour de

Chine» (Minuit, 256p., 11 ¤).

«En réponseau jugequi luirepro-chaitd’avoir réclamé “lajustice prompteetrapide” contre LéonBlum,PaulReynaud,GeorgesMandel,EdouardDaladier,lescommunisteset, demanièregénérale,une “répressionsans pitié” contresesennemis,Bra-sillachcita – touten disantqu’il

nes’appuieraitpassur cetexem-ple– lepoèmed’Aragon Front rouge, l’intitulantdu resteà tortd’aprèsundesesvers: Feusur  LéonBlum.Onsesouvientdudébatqu’avaientsoulevéles

poursuitescontrece poèmedanslechamplittéraire,entreceuxqui,suivantBreton, s’yoppo-saientaunomdesdroits delapoésie,et ceuxqui, à l’instardePaulhan,mettaient cetargumentencontradictionavecla concep-tionrévolutionnairede lapoésiepromueparles surréalistes.Cependant, le recoursà cetexem-pleétait icispécieux:mêmesilessurréalistes entendaient rom-preavec la traditionpoétiqueenredonnantauxmotsleur valeur

d’usage, ilne suffisaitpasd’undécret pourtransformer leshabi-tudesde lecture:de cefait,outrequ’iltouchaitunpublicplus res-treint, le poèmed’Aragon,par saformemême, créaitles condi-

tionsd’unelecture,sinonméta-phorique,à toutle moinsambi-guë,etne pouvaitdoncavoirlesmêmeseffetsqu’un article depressequi,par définition,appe-laitune lecturelittéraleetmono-sémique.Etmêmesi (…) laguerreavaitchangéle coursdecetteévolutionde lapresseversla littéralitéet lamonosémie,renouantavec unetraditiond’écritureà doubleentente,allu-siveouallégoriquepourcontour-nerlacensure,les attaquesad

hominemde lapressecollabora-tionnistene laissaientaucuneplaceà l’ambiguïté.»p

«La Responsabilitéde l’écrivain»,

p.597

L’épurationmarque

lareconnaissanceparadoxaledupouvoirsymboliquedesécrivains

Chine,la dissidence

deFrançoisJulliensuivide Dialoguesavec FrançoisJullien

deNicolasMartinet AntoineSpire

Seuil, 318p.,20¤.

Philosophiedu vivredeFrançoisJullien

Gallimard,« Bibliothèquedesidées»,

276p.,17,90¤. En librairie le 10mars

FrançoisJullien,vivreàl’écartdescontroversesUnlivred’entretienset unnouvelessaiduphilosophesinologuepermettentdecernersaméthodeetsafaçond’articulerthéorieetpolitique

La Responsabilitéde l’écrivainLittérature,droit etmoraleenFrance(XIXe-XXIesiècle)

de Gisèle Sapiro

Seuil,750p., 35¤.

Surle seuilde la maisonde Zolaà Médan,Célineprononce undiscoursen hommageà l’écrivain,en 1933. RENEDAZY/RUEDES ARCHIVES

LesécrivainsdansleprétoireDansunetrèsbelleétude,GisèleSapiroréexaminelaquestionde l’engagementetdelaresponsabilitélittéraires

E s s a i s6   0123Vendredi 4 mars 2011

Page 7: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 7/8

Au cœur de la récente crisefinancière, Joseph Stiglitz,Prix Nobel d’économie,

tiraiten2008lebilandunéolibéra-lisme,un «fourre-toutd’idéesbasé sur la notion fondamentaliste queles marchés sont autocorrecteurs,qu’ils distribuent efficacement lesressourceset serventl’intérêt géné-ral». Depuis, nombrede ses collè-gues dénoncent cette  «doctrine

 politique au service d’intérêts pri-vés»,commeentémoignele Mani-

 feste des économistes atterrés (LesLiens qui libèrent, 2010). Mais ilssont loin d’être les seuls: sociolo-

gues,philosophesou politologuesse penchent sur la crise actuelle.Pourcertains,celle-cin’estpasulti-mement d’ordre économique:elle révèle un malaise dans lamodernité.La parution d’un essaidu philosophe François Flahaultsur l’oubli du «bien commun» etcelle d’un ouvrage plaidant pourla  «convivialité» sont ainsi deuxtentativesvoisinesdepenserlacri-

sedu liensocial.Car tel est l’enjeu: d’après Fla-hault,la penséepolitique contem-poraineobéit, commel’économie,àune«conceptionindividualisteetutilitariste de l’homme et de lasociété» qui interdit à l’Etat d’agiraunomdu«biencommun».Aussifaudrait-ilune révolution intellec-tuelle pour sortir des impasses decette modernité individualiste.Afindeleprouver,ilrevientsurlesgrandes Déclarationsdes droitsdel’homme. Sans être un contemp-teur du «droit-de-l’hommisme»,il croit pouvoir affirmer, aprèsd’autres, que nous traversons unepériode dangereuse de «sacre»

des droits de l’homme, érigésselon luien substitut d’unebonnepolitique.Or, objecte-t-il,les droitsde l’homme n’ont pas trouvé leurvrai fondement, qui serait l’idéemêmedu«biencommun».

Si l’on ne peut plus tirer cette

idée d’une source religieuse, lasciencepermettraitderefonderlesdroits de l’homme: les progrès enanthropologie, en linguistique ouenéthologiemontreraientque «lacoexistence et la vie sociale consti-tuent,pourchacunde nous,le biencommun premier et que celui-ci se

 produitet semaintientgrâce à tou-tessortesde biens communscultu-rels et sociaux». Il faudrait doncpromouvoir les expériences, lesinstitutionset les réalités culturel-lesetnaturellesquisontlesupportde cette coexistence. Ce qui impli-que un autre modèle de sociétéavec de nouveaux indicateurs derichesse, valorisant les formes de

vivre-ensembleplutôtquel’indivi-dualisme compétitif.

Cette apologie du «bien com-mun»peutséduire,maisilrestedutravail pour convaincre que lesdroits de l’homme sont à la veilled’une refondation radicale. Et

l’auteur ne dit presque rien d’uncourantpolitiquecentrésurlaques-tiondu «biencommun», del’Anti-quitéàlaRenaissance,etau-delà:lerépublicanisme.Orcelui-cifaitaus-sipartie dela modernité.

Retisserle liensocialDans sa réfutation de l’indivi-

dualisme occidental, Flahaultmobilise certains des auteurs dulivre-manifeste consacré au«convivialisme».Celui-ci contientdes attaques contre l’Occidentmoderne: ainsi Serge Latouche, lethéoricien de la «décroissance»,soutientque  «le programme de lasociétédecroissancen’estautreque

celui dela modernité», à savoir «le plus grand bonheur du plus grandnombre».D’autres,telPatrickVive-ret,ontune vuepluscomplexe,enaffirmant qu’il faut «prendre et lemeilleur dessociétésde traditionetlemeilleurdelamodernitéocciden-

tale» pour construire une sociétédela «convivialité» etde lamesu-re qui se concilie avec l’émancipa-tion individuelle, notamment desfemmes.

Le mot « convivialité» estancien:aprèslegastronomeBrillat-Savarin qui affirmait, dans sa Phy-siologiedugoût (1825),que «lagour-mandiseestundesprincipauxliensde la société», il a été redéfini parIvanIllich (1926-2002),qui prônaitune«sociétéconviviale»oùlesindi-vidus ne seraient pas écrasés parlesgrandes technologieset organi-sations. Son exemple favori étaitcelui d’une société où les bicyclet-tes remplaceraient le tout-voiture

avec ses effets pathologiques surl’environnement,lebien-vivreetlaliberté. Or, pour les partisans du«convivialisme», on peut actuali-ser ces intuitions. C’est la sociétéactuelle,avecsafuiteen avantversune croissance exponentielle, etécologiquementinsoutenable, quiestàrepenser.L’objectifestderetis-ser le lien social en assignant denouvellesfinalitésauvivre-ensem-ble, ce qui suppose, là aussi, derevoir les indicateurs de richesse.Des études statistiques ont mon-tré, notamment aux Etats-Unis,que davantage de richesse mar-chande ne signifie pas toujoursplusde bonheur, quandellea pourenversunegravepauvretérelation-

nelle. Encore faut-il se demander,ajoutent certains convivialistes, sile passage d’une société du «bien-avoir» à une société du «bien-être» passe par la quantificationdes pratiques non marchandes etnon utilitaristes. Un autre débatportesur leconcept dedécroissan-ce etsa capacitéde mobilisation.

En tout cas, pour le convivialis-me, la question est de savoir com-mentfairesociétéquandlesvertusde la croissance illimitée ne sontplus crédibles. Ce qui suppose,pour Alain Caillé notamment, lacréation d’un revenu universel etinconditionnel, un plafond strictde«revenumaximum»etl’avène-ment d’une «société civile» danslaquelle la vie associative joue unrôle-clé.Des pistespourfairevivreunesociétédu «biencommun».p

SergeAudier

Helen Hessel, née Grund en

1886 àBerlin, morteà Parisen1982,futpeintre,journa-

liste, écrivain, dramaturge, fille deferme en Allemagne et dame decompagnie en Amérique. Ellecompta pour amis le poète RainerMariaRilkeetl’écrivainWalterBen-jamin, au milieu d’une foule degensamusants,brillants et parfoisgéniaux dont les noms remplis-sentdésormaisles livresd’histoirede l’art. Elle écrivit en 1939, avecAldous Huxley, une lettre ouverteauxfemmesallemandes,lesexhor-tant à quitter le pays avec leursenfants. Elleparticipaà laRésistan-ceenFrance,etsemitauserviceduréseaudu jeunejournaliste améri-cain VarianFry.Elle semariadeuxfois avec l’écrivainFranzHessel,etendivorçadeuxfois.Elleaimaplu-sieurs hommes et quelques fem-

mes, et follement Henri-PierreRoché, collectionneur, critiqued’artet écrivain.Ellefut lamèrededeux fils qu’elle disait «uniques»,dont le plus jeune se nomme Sté-phane Hessel. Actrice et témoind’une communauté d’esprit etd’une liberté de mœurs que lesannéesde guerreet d’après-guerreont recouvertes d’un triste glacisd’oubli, Helen fut traversée par lemondequ’elle habitaitet lestempsqu’ellevivait.UneEuropequedeuxguerres anéantirent en moins decinquanteans. Lemonde d’hier.

Parce qu’elle fut riche, tumul-tueuseet exemplaire,sa vie auraitméritéà elle seule labiographie,lapremière, que lui consacre Marie-

Françoise Peteuil. Mais voilà, il y a

dansce livre plus qu’un beau récitde vie: un nouvel éclairage sur unétrange objetlittéraire, un agence-ment de textes qui, délivrant tousla même histoire, en donnent desversionsdramatiquementdifféren-tes.Autourdu trèssingulier Juleset

 JimdeRoché(1953),puisdesesCar-nets, s’articulent en effet lesromans de Franz Hessel (notam-ment Romance Parisienne,1920)etle Journal d’Helen (publié, commelesCarnets, chezAndréDimanche).Etoilesmajeuresque suitune pluiedemétéoresmineurs,lestextessurl’artdeRoché,son DonJuan,lescor-respondances…

Petite cosmogonieAu centre de la nébuleuse,

l’amour que se vouent (ou s’infli-gent) les trois acteurs-auteurs de

l’histoire. Il y apparaît sous toutesses figures, Philia, Eros, Agapé etmême Storgé, l’amour familial,

splendide et déchirant. Emballé

dans une fiction plus ou moinstransparente dans les romans, ouprésenté pour vérité dans Carnetset Journal,ilestraconté,décrit,com-menté,dansla confusion délibéréedece quise vitets’écrit,ou s’écrira.

Rien deplusdissonantqueles Car-netsmaniaquesdeRoché,sarecons-titution édénique dans le romantardif, et le  Journal incandescentd’Helen.Riendepluspropreàinter-rogerl’idée que nous nous faisonsdel’amour, dece quiunitunefem-meàunhomme,unamiàunautre,unesœuràsasœur,unemèreàson

fils. Rien de plus vertigineux qued’entrer dans ces textes, dontaucun ne détient la vérité, parce

que, s’il existait une vérité, c’est

ensemble qu’ils l’approcheraient.Etrangement,  Helen Hessel, la

 femmequi aimaJules et Jim prendplacedanscettepetitecosmogonie.Tout se passe comme si l’idéemême d’une possible réalité setrouvaitrabattuedanslescolletsdelafiction.Chaquebiographie(deuxpour Roché, deux pour Franz Hes-sel) vient augmenter le pouvoirromanesque du dispositif. On enviendrait à penser qu’un trio dedémiurgesa anticipésur lesétudesà venir: chacune de celles qui leurseraient consacrées ajoutant aupanoptiquedontilsavaientensem-bletracélecercle.Legrandpanopti-quedeleursamours.

Etonnante biographie que cellequiabordelafemmed’exceptionetle personnage exceptionnel, ainsique les relations fascinées qu’ils

entretinrent. Helen fut d’abordconnue sous le prénom de Kathedans le roman de Roché, puis de

Catherine dans le film de Truffaut

(1963), où elle apparaît sous lestraitsdeJeanneMoreau.Siellechoi-sitd’ignorerle livre,Helenfinit parreconnaître Catherine comme sondouble, et chercha à nouer avecTruffaut des liens qu’il eut la pru-dencederefuser.

Le Journald’Helen,enfin,justifie-raitamplement,àluiseul,l’entrepri-se biographique. C’est d’ailleursaprès sa lecture queMarie-Françoi-se Peteuil,assez indifférente à l’élé-gance de JulesetJim,décidedecom-mencerdesrecherchesquiluipren-drontquatreans.Ecritaposteriori,àla demande de Roché et dans troislanguesconstammentmêlées(fran-çais,allemand,anglais),il recense lapremière année de leur amour.Extraordinairement impudique,violent,troublant,ildonneà décou-vrir unevoixcommeon n’en a pas

encore entendu. Roché, prédateur-révélateur,estalorsàParis,HelenenAllemagne.Ellelui envoie sontexteau fur et à mesure (non sans avoirpris soin dele lire à Franz). Ruse del’amour,probité del’écriture.

Premièreà recentrer lagestedutrio autour d’Helen, cette biogra-phie a été écrite, c’est sensible,dans un élan d’amitié passionnée.C’estl’undesesmérites.Ecritesim-pleet clair,ellenous rappelle,dansun présent d’empathie, le destind’une femme qui se baignait nuedans la Baltique, dansait sur lesrails au mépris des trains, aimaadmirablement, et l’écrivit com-me personne.p

MarieDesplechin

aparté

HelenHesselLafemmequiaimaJulesetJim

deMarie-FrançoisePeteuil

Grasset,402p.,22 ¤.

«Quepenserdecet amourmythi-fié, cepuramourà trois,JulesetJim,et Kathe? Cettebellehistoi-re ressembleaujourd’huià unamourtéléguidé,la reprised’unjeubienconnuentredeuxhom-mesattirésl’unparl’autre, quiserencontrentrégulièrementparle truchementde leurcompa-gne.“Je n’yarriveplus,essaye

toidela retenir”,sembledireFranzà sonami.Ont-ils ensem- ble,avecHelen,parléde Pierreetdeses nombreusesconquêtes?Caronne peutévoquerPierresansévoquerson cortèged’amoureuses.Il peaufined’ailleursencoreà cetteépoquelelivrecommencé sept ansplustôt,ce DonJuan danslequelilégrène,àmotsprécieux,lesmil-leet unefemmesd’unseulhom-me,lui-même.»p

«HelenHessel»,p. 111-112

Oùestpasséle biencommun?deFrançoisFlahault

Mille etune Nuits,254p., 14¤.

Dela convivialitéDialogues surla sociétéconvivialeà venir

d’AlainCaillé,Marc Humbert,Serge Latoucheet PatrickViveret

LaDécouverte,«Cahierslibres»,

192p.,14,50¤.

Ily abiendespointscommunsentre coursesen montagne etvraiesréflexions philosophi-

ques: l’air surprend, tropvifoutropsubtil,le paysagese décou-vre différemment,les perspecti-vesse modifient. Surtout,le verti-geguette. A chaquedétour duche-min.Maisce n’est pasun malaisequiparalyse.Plutôtun bascule-mentquiporteà continuer, àinsisteret progresser.C’estce que

meten lumière,dansun courtetremarquableessai, l’écrivainsuis-se FrançoisGachoud, philosopheet alpiniste.

Cen’estévidemmentpas unhasardsi, après Sagessede lamon-tagne, uneexpérienceintérieure(Editions Saint Augustin, 2007),lemêmeauteur publie La philoso-

 phiecomme exercicedu vertige.Sadémarcheconsistetoujours àvivrelapenséede manièreincar-née,en promeneurde l’extrême.Levertigedontil parle,c’estceluiquisaisitchacunde nousquandilconstateque rienn’assurenos rai-sonnements nine consolidedéfi-nitivementnossavoirs.Ce vertigeest,pourla philosophieoriginai-re,ineffaçableet toujoursrecom-mencé.

Onauraitdonctortde dire,tropsimplement,que laphiloso-

phienaît de l’étonnement. Celui-cin’estpas premier,il n’estquelaconséquence duvertige quicha-quefoisnous étreintquandnoustentonsd’approcherces mystèressansfondque sontl’existence,ledoute,la connaissance, la recher-chedu bonheur,le sensde l’infini,letempset l’éternité,ou bienencorele mal, labeautéou lamort. Chacunde sesthèmes,etquelquesautres,donneà FrançoisGachoudl’occasiond’inciterle lec-teurà marcherdanssa tête ensavourant,si l’on osedire,laproxi-mitédesabîmes.

Ceguide pourpromenadesintérieuresest à recommandercommeinitiationpratiqueà laphi-losophie,originaleet simple. Tou-tesa vie,François Gachoudaensei-gnéla philosophie,et l’écrivainsedoubled’unpédagogueau style

limpide.Ici, quandon rencontreen cheminAristoteou Sartre,Mon-taigneou Pascal, Augustin ouArendt, etbien d’autres,c’est pourlessaluer sansfaçons, commequandon secroise, sacaudos,surlessentiers d’altitude.Carla vraievertude Gachoud,quelque soitlevertige– potentielinfini du désirhumainou paradoxesde laphysi-quequantique– résidedans cetteformede naïveténonfeintequisignale lesarpenteursde ques-tions.C’estpourquoi,au lieudecraindre levertige,on apprendraiciàlerechercher,commecemalai-seessentielquinousrendle plusfondamentalement humains.

Le vertigesuprême, présentdanstouslesautres,estévidem-mentceluidel’ignorance, denotre impuissanceradicaleface à

l’inconnaissable.Car «cequenoussavons,ce quenouspouvonset pourronsencore savoirest si peudechosecomparé à l’océande l’in-connaissable» quenousneseronsjamaistotalementen paix.Maiscevertigecentral,impossible àsupprimer,n’est pasun irrémédia-blemalheur.Au contraire,il estcequifaitpersisterdans laquête,cequiinciteà reprendre lesouffle, lesacet lechemin.Questiond’oreilleinterne.p

Roger-PolDroit

La Philosophiecommeexercice

du vertige,de François Gachoud,Cerf,

«La nuitsurveillée»,160p., 18 ¤.

QuelquesidéespourretrouverlegoûtdevivreensembleAl’essaideFrançoisFlahaultsurl’oublidu«biencommun» répondunouvragecollectifplaidantpourla«convivialité»

Les Editions Perséerecherchent

de nouveaux auteurs

Envoyez vos manuscrits:Editions Persée38 rue de Bassano – 75008 ParisTél. 0147235288www.editions-persee.fr 

Extrait

HelenHessel,l’amouretletumulteMarie-FrançoisePeteuilretrace ledestinexceptionnelde l’héroïnede«JulesetJim»

Helen Hessel en1920.GRASSET

E s s a i s

Vertigedelaphilo

70123Vendredi 4 mars 2011

Page 8: LE-MONDE Des Livres ' Padura

7/22/2019 LE-MONDE Des Livres ' Padura

http://slidepdf.com/reader/full/le-monde-des-livres-padura 8/8

 JeanLartéguy,maîtreàpenserdel’arméeaméricaine

lavie

littéraire

S’il arrive que les funéraillesd’unécrivainpopulaireprécè-dent de peu celles de son

œuvre, il est plus rare qu’elles luisuccèdent. Nul doute que les per-sonnes présentes ce mercredi à lamesse célébrée en la cathédraleSaint-Louis-des-Invalides, à lamémoire deJean Lartéguy,disparule 23février à 90ans, possédaienttous ses livres dans leur bibliothè-que.Cequin’étaitpaslecasdesjour-

nalisteschargésderédigerlanécro-logie du soldat-grand reporter quifut un écrivain de guerre à succès.Sesouvrages demeurant introuva-bles dans les librairies en dur quelque soit le format, ils durent serabattre sur les librairies en lignequelquesoitleprix.

Ses récits de guerre ( Les Centu-rions, Les Mercenaires, Les Préto-riens, Le Mal jaune, Les Tamboursde bronze), les seuls disponiblesenprincipe,ontbienétéréunisenun volume par Omnibus; maiscommeils’enestvendumoinsde2000 exemplaires depuis 2004,on ne les trouve plus guère. Il nes’agit pourtant pas d’un écrivain

maudit nationalement célébréavecperteetfracas,nid’unauteurd’avant-garde que l’air du tempsaurait relégué dans l’arrière-gar-de, mais bien d’un authentiqueromancier populaire. Il est vraiqu’il exalta des valeurs – hon-neur, patrie, sacrifice, fraternité –quisemblentavoirété emportéespar le vent de l’Histoire avec lesguerres coloniales dont il avaitpeintlageste.

Or,parunétrangeparadoxe,cetauteurjouitd’uneplusfortenoto-riété en langue anglaise que danssa propre langue.  Les Centurions(1963), son grand roman sur lesparachutistes de Bigeard en Algé-rie, porté à l’écran avec AlainDelon, Anthony Quinn, MichèleMorgan, Maurice Ronet, Jean Ser-vais et Claudia Cardinale, atteint2000dollars sur Amazon. Aussia-t-ilétérééditéenfévrierparAme-reon, petit éditeur de Mattituck,dans l’Etat de New York, qui ne levend«que» 60dollars.

Il faut dire que Lartéguy peutcompter sur de fidèles lecteursoutre-Atlantique. Beaucoup sont

galonnés.L’und’eux,quil’estparti-culièrement, s’est fait l’attaché depressebénévoledulivre:legénéralDavidPetraeus,commandant delacoalitionmilitaireen Irakavant deprendre le commandement destroupes de l’OTAN en Afghanistanà la suite du général StanleyMcChrystal,lui-mêmeincondition-neldes Centurions,viréparleprési-dent Obama pour avoir trop parléau reporter de   Rolling Stone.Petraeusen aréactivéle cultedansl’armée américaine en encoura-geant fortement l’éditeur à lepublierde nouveau.

Torture etguérillaC’est peu dire que son propre

manuel de contre-insurrection est

inspiré d’un chapitre des  Centu-rions; celui-là même où Bigeard,aliasRaspeguy,tirant lesleçons desadétentiondanslesgeôlesduViet-minh,décided’adaptersesparasenAlgérie à une guerre non conven-tionnelle où il fautd’abord coupersonadversairedelapopulationdèslors qu’elle lui fournit ravitaille-mentetinformations.C’estun trai-té vivant et vécu de guerre contre-insurrectionnelle, dans lequel ladimensionpolitiqueetpsychologi-que, baséesur la primauté du ren-seignement, l’emportesur l’aspectpurementmilitairedesopérations.

SophiaRaday, époused’un offi-cier qui a servi sous les ordres du

général Petraeus enIrak,a racontésurle site Slate qu’àBagdadce der-nier ne cessait de relire le livre deJeanLartéguyetdes’enfairelepro-pagandiste, tant les situations surle terrain lui paraissaient sembla-bles.Jusqu’àla «manière» defaireparler à temps des combattantsayant disséminé en ville des bom-bes réglées pour exploser dans lesvingt-quatreheures–cequ’ilappel-lera le «ticking time bomb scena-rio», justifiantle recoursdansl’ur-genceà latortureafindesauver lesvies decivils(eten cesens,on peutdire que la série «24heures chro-no» paie aussi sa dette auxCentu-rions).

Iln’y apas queJeanLartéguy: lecolonelTrinquieraussi.Sonlivre La

Guerre moderne (La Table ronde,1961),quithéoriselaguerre subver-sive, est un classique des écoles deguerreaméricaines, les mêmesoù,pourenseigner la guérilla urbaine,l’onprojette auxfuturs officiers La

 Bataille d’Alger   (1966). Coproduitpour l’Algérie par Yacef Saadi,ancien responsable de l’Armée delibération nationale, le film étaitsigné du réalisateur italien GilloPontecorvo, qui se réclamait dumarxisme.

Mais Les Centurions, à l’originede tant de vocations militaires, aune particularité qui le distinguedetousles autres: c’est unroman;et pourtant,la vérité qui y est rap-

portée par un écrivain au cœurmême de l’Histoire en marche, cen’est pas du roman. Jean Lartéguyétaitson nom, inconnudes jeunesgénérations et déjà méconnu desprécédentes. Un nom de plume,quile distinguaitde celuiqu’ilpar-

tageait avec sononcle,le chanoineOsty, traducteur d’un livre encoreplus répandu et plus influent(même dans l’armée américaine!)que Les Centurions, et auquel estaccolésonpatronyme: laBible.p

PierreAssouline

Férocementformaliste,etpour-tant si peu formelle! C’estvrai, Nicole Caligaris aime

jouer avec les formes littéraires etexplorer les structures les plusvariéesdurécit.Elleleditavecgour-mandise et peut d’ailleurs vousdécrire avecfeu «l’architecture»deses romans, d’un geste pyramidalou du tranchant de la main, lancé

en rase-mottes au-dessus du par-quetvénérabled’unsalongallimar-dien.Penchée commeun jeteurdedés ou un joueur de billes, appli-quée comme si elle jonglait oupétrissaitunepâteàlever;maistou-joursplusexpérimentale,danssongeste,queradicale.

Card’avisformel,depenséearrê-tée,non,ellen’ena pas, surtoutpassur sa littérature. Tout juste sait-elleque «leréalisme,celane[l]'inté-resse pas». Et quand on voit sonvisagevigoureuxd’unecinquantai-ned’années,encadréd’unechevelu-re sombrecontrastée parquelqueslarges mèches blanches, s’éclairerd’un sourire, on ne doute pas quesonabord chaleureuxet ses façonsdécontractéesne trahissentun peudecet espritlibre,qui al’appétitdesformessansymettredemanières.

Ellene se privepas,d’ailleurs, de

vousdireen riant«Ah,ça,jelevole-rai!» sivouslui racontezuneanec-dotequi l’intéresse.Pourquoi pas?Ecrire par emprunt, par adoptiondeparoleset demotifs correspondbien à sonapproche: «En littératu-re,le sujetest letruchement detoutcequilefaitvibrer,ausensphysiqued’une peau, d’une membrane quivibre.»  Voilà pourquoi, dans lesprincipales fictions qui jalonnentsonœuvred’unevingtained’ouvra-ges, c’est souvent tout un grouped’individus qui se partagent lesmots.

Danssonpremierroman, LaScie patriotique, paru en 1997 après la

publication de plusieurs livrespourenfantsetd’unrecueildenou-velles, c’était un escadron de sol-dats emmené par un capitainecruel,qui rôdait dansles tranchéesdela premièreguerremondiale.

Dans Les Samothraces (MercuredeFrance,2000),ce seraunevoléedefemmescandidatesà l’immigra-tionquirelatentleurpériple,soute-

nues par les chants d’un chœur.Dans Barnumdes ombres (Verdier,2002),onretrouveuncercledenar-rateurs-voyageurs désœuvrés, entransitdans un aéroport.

Sa dernière fiction, Dans la nuitde samedi à dimanche, reconduitl’expérience: dans sept histoires

situéeslamêmenuit,estrépétéunactede trahisonentre deshommesdifférents.  «Sûrement qu’il fallaitque l’un de nous tombe pour quel’autres’entire»,résumel’und’eux.Cette structureduelle,aussi archaï-quequelafratried’AbeletCaïn,s’en-clencheaveclepremierrécit,«Ksarel Barka», celui de deux immigrésrêvant d’une destination africaineinexplorée,d’«une expéditionsans

 pourquoi». Avec ladernièrehistoi-re,« Lapincemaotine», c’estcertai-nement laplus complexeà lire,parsaligne temporellechahutée et sesressacs d’images et de sensations,mais elle catapulte parfaitement

dans le reste du livre la figure dutraîtremalgréluietcelledusacrifié.

Chaque récit, ensuite, proposedenouvellestrajectoires:celles quiéchouent dans un port miteux,noyéd’illusionset de vapeurs d’al-cooldans«Openingnight»,inspirépar un texte de Bukowski; cellesqui prennent un tour grotesquedans «Canto», oùun personnageà

laHenri Michaux, aussiincroyablequesoncélèbrePlume,sefaitvaine-mentétriperde différentesmaniè-res sous un chapiteau; celles quitournent en un rodéo automobile,où s’embarquent confraternelle-mentun tueurfêtard etsa victime,bastonnéeaupetitmatin;celles,enapparenceplus policées, de quatretraders londoniens en attented’êtrevirés, tuantle tempsavecleshistoires de leurs menues trahi-sons. Le sous-titre ici ne manquepas desel: «Un conted’Andersen»fait ironiquement référence à lasociété d’audit et de conseil ArthurAndersen, rebaptisée Accenturedepuis le scandale financier de lasociété Enron.

NicoleCaligaris,quidonnaitsou-vent un cadre abstrait aux scènesde ses romans, choisit donc pourcelui-là des points d’ancrage

vachardsdans leréel. Maisils coha-bitent toujours avec ces lieux«intermédiaires»qu’elleaffection-ne: ports,banlieues, petits villageseffervescents l’été et moribondsl’hiver, « ces endroits qu’on ne voit

 pas,qui ne peuvent pasêtre réduitsàunecatégoriesocio-typiqueetoùil

 ya dela frictionsociale.Je suissensi-bleàleurénergie.Pourpréparer Bar-num des ombres, j’ai fait à pied letrajet d’autoroute entre Villejuif etOrly», afin de l’insérer dans leroman. Mais plus le terrain estvague,plusl’effetest net, letravailsur la langue, efficace, les images,précises. La variété des rythmes et

desesthétiques peutse donnercar-rière chez cette lectrice de Beckett,et d’Antoine Volodine ou d’HubertLucot, ses contemporains, sensibleaussiauxpaysagesdeterreurmari-ne de l’écrivainaméricainStephenCrane,plutôtconnupour sonnatu-ralismeet réalismeau XIXe siècle.

Cette diversité du roman estd’autant plus spectaculaire qu’ellene coïncidepas avecle caractèrede

ses personnages: pas de réalismepsychologique ici, mais plutôt deseffetsàrebrousse-poil.Auxperson-nages en rupture de ban et dému-nis socialement, à ceux qui, pen-se-t-on, maîtrisent lemoins le ver-be, échoient les passages les pluslyriques,lesphraséslesplussophis-tiquésetlespluscomplexes.

«Chaquerécitattireuneformeetune langue différentes, et non les

 personnages»,appuieNicoleCaliga-ris,etchacund’entreeuxpèseainsidifféremment surla «bascule» quirelie le dominant et le dominé, letraître et le trahi, celui qui pâtit etceluiqui agit. Depuis le délit futile

jusqu’aucrimeproprementdit,cet-te nuit-là, vidée sept fois commeune «poche temporelle» percée,favoriseune prisede consciencedeplus en plus encombrante chez lelecteur sur ce lieu commun qu’estla rivalité entre frères ennemis.Avec une portée sociale et politi-que,d’abord,àlaquellelaromanciè-re «souscritdes deux mains,que cesoitsur lesrelationsentre l’Occident

et ses frères sacrifiés des anciennescolonies, ou sur la réalité de notresociété occidentale elle-même: querecouvre cette glorification depuislesannées1990del’esprit“gagnant-

 gagnant”, dérivée du discours dumarketing et du conseil?»   Maispour acquérir une significationmétaphysique, aussi :   «Percevoir qu’une décisionpose un sacrifice,et

 faire de ce nécessaire déchirementsa vie. Voir que c’est ce mauvais-làquiproduitl’aube,la liberté, ladéli-vrance.»

Le constat est encore plus cruquandon voitque cesonttoujourslestraîtresquiont laparoledansce

livre: «Je mesuisheurtéeà l’impas-sedutémoignagedusacrifié.Lesres-capés des génocides, par exemple,disent bien que la limite de leur témoignage est leur survie même,

 puisquec’estunfaitrarissimequineditpaslavéritéhistoriquedugénoci-de, répond la romancière. D’autre

 part,je composeavec monhistoire:lefaitquejevivedanscettepartiedumonde fait que je n’ai pas celle des

victimes. Je prends donc en chargelittérairement le point de vue deceluiquisacrifie.»

Entendu, Nicole Caligaris: si unjourvous nous volez quelque cho-se,parexempleces mots quiservi-ront peut-être dans vos livres àbâtirdes « ruses pour que la parolen’aille pas parler d’elle-même», cesera pour la bonne cause –c’est-à-dire,si l’on a bien lu Danslanuit de samedi à dimanche, aussipourla mauvaise.p

FabienneDumontet

Dansla nuitde samedià dimanche,

Verticales,246 p.,18,50¤.

BORIS  K HAZANOV 

iviane amy V H  

 L’HEURE DU ROI

F. Gaignault,

Lire 

à découvrir dans

la collection

iviane amy V H  É D I T I O N S

Une

merveilled’écritureciselée !

yPercevoirqu’unedécisionposeunsacrifice,et fairedecenécessairedéchirementsavie

z

NicoleCaligaris«Jeprendsencharge

lepointdevuedeceluiquisacrifie»Amoureusedesjeuxlittéraires,la romancièreoffresept histoires,septvariationsinspiréessurlatrahison

NicoleCaligaris.THIBAULTSTIPALPOUR« LEMONDE»

R e n c o n t r e8   0123Vendredi 4 mars 2011