LE MONASTÈRE DE LAS PLATILLAS

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JACQUES DEVAL LE MONASTÈRE DE LAS PLATILLAS C'est ici, senor. Je ne vois rien. Je vous l'avais dit. J'espérais. Mon guide et moi avions quitté le hameau d'Agrado au soleil levant. Il montait un âne velu comme un bouc, et qu'il eût pu sans peine porter dans ses bras. Le curé m'avait prêté sa mule, un joli brin de mule gracile aux sabots de demoiselle, allant à pas menus. Harnachée d'une selle antique à dossier et à fontes pour pistolets. Depuis longtemps les pistolets avaient disparu, mais ils avaient dû être de belle taille, car le curé fourrait dans l'une les derniers sacrements, son surplis, son étole et son bré- viaire ; dans l'autre, du pain, de la couenne et du rancio pour la journée, aussi une fourchette à deux longues dents pour déloger les écales de roche qui eussent blessé sa mule. Le soleil s'était levé dans notre dos, et à ne voir que nos longues ombres devant nous, nous semblions monter deux méharis aux jambes démesurées. Le curé m'avait prévenu avant mon guide : Vous ne verrez rien, hijo mio, parce qu'il n'y a rien à voir. J'imaginerai, Padre. L'un vaut l'autre. S'il ne s'agit que d'imaginer, quel besoin de monter si haut ? Promenez-vous dans le pueblo. Il n'y a que la baraque du can- tonnier qui ne soit pas faite de pierres du monastère, parce qu'elle n'a été bâtie qu'en 1854 sous le règne du malheureux Alphonse XII. Je voulus lui montrer mon savoir : Pauvre Alphonso... « Donde va, triste de tu ? », « Où vas-tu, triste de toi ? » Une belle chanson, padre. Oui... Aussi au vieux cimetière, quelques dalles. D'autres

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JACQUES D E V A L

LE MONASTÈRE DE LAS PLATILLAS

— C'est ici, senor. — Je ne vois rien. — Je vous l'avais dit. — J'espérais. Mon guide et moi avions quitté le hameau d'Agrado au soleil

levant. Il montait un âne velu comme un bouc, et qu'il eût pu sans peine porter dans ses bras. Le curé m'avait prêté sa mule, un joli brin de mule gracile aux sabots de demoiselle, allant à pas menus. Harnachée d'une selle antique à dossier et à fontes pour pistolets. Depuis longtemps les pistolets avaient disparu, mais ils avaient dû être de belle taille, car le curé fourrait dans l'une les derniers sacrements, son surplis, son étole et son bré­viaire ; dans l'autre, du pain, de la couenne et du rancio pour la journée, aussi une fourchette à deux longues dents pour déloger les écales de roche qui eussent blessé sa mule.

Le soleil s'était levé dans notre dos, et à ne voir que nos longues ombres devant nous, nous semblions monter deux méharis aux jambes démesurées. Le curé m'avait prévenu avant mon guide :

— Vous ne verrez rien, hijo mio, parce qu'il n'y a rien à voir. — J'imaginerai, Padre. L'un vaut l'autre. — S'il ne s'agit que d'imaginer, quel besoin de monter si haut ?

Promenez-vous dans le pueblo. Il n'y a que la baraque du can­tonnier qui ne soit pas faite de pierres du monastère, parce qu'elle n'a été bâtie qu'en 1854 sous le règne du malheureux Alphonse XII .

Je voulus lui montrer mon savoir : — Pauvre Alphonso... « Donde va, triste de tu ? », « Où vas-tu,

triste de toi ? » Une belle chanson, padre. — Oui... Aussi au vieux cimetière, quelques dalles. D'autres

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dans la vallée. Les Loyalistes les ont fait rouler sur les cavaliers maures de Franco en route vers Barcelone. Ça ne leur a pas fait grand mal. La pente était trop douce... Mais là-haut vous ne trou­verez rien, même à imaginer. Le monastère était construit à l'an­tique, pierre sur pierre, sans mortier, comme Numance.

— Au moins la promenade sera belle. — Comme une promenade sur la lune, hijo mio... Sauf que

vous y rencontrerez quelques squelettes de chèvres égarées, que le soleil a grillées vivantes. Et aussi, ne soulevez pas de pierres si vous mettez pied à terre : il y a plus de serpents là-haut que de vers dans une charogne.

Et maintenant, j'étais « là-haut ». Sur le plateau de Cueva, à 2 300 mètres au-dessus de la mer, dans la sierra Moncayo. A longs intervalles un vent d'Afrique encore chargé de sable roulait jusqu'à nous une lame de fond qui craquelait nos lèvres et sau­poudrait nos cils. Si je portais la main à la gourde de mon arçon, le campesino, mon guide, marmonnait :

— Doucement, senor, l'eau ne pousse pas ici. Il s'appelait Paco, comme son âne. Ce n'était pas leur seul point

commun, sans offense pour l'un ni l'autre. Car je veux dire qu'ils pratiquaient les mêmes vertus, partageaient les mêmes travaux ; et, à la religion près, la même philosophie. Dans les pueblos, les barrios et les granjas, l'âne n'est pas l'aliboron dérisoire, la cible à quolibets qu'ils est dans les pays fortunés. Sa place dans le folklore est honorable. Il est le véritable trésor des humbles, qui gagne le Ciel à la façon de ses maîtres. On ne l'épargne guère, mais on lui parle avec tendresse, et sa mort endeuille. Le cheval est parti avec les Millions d'Arlequin du Siècle d'Or, l'âne est resté, avec le chardon pour friandise et sa vermine pour distraction. Il est Tio Paco, l'oncle Paco, l'alter ego de Sancho Pança.

Paco (le campesino, pas le burro) me montra le ciel : — Les aigles... Hâblerie sans vergogne : les aigles survolent la vallée, en quête

de proies vives. Au-dessus de nos têtes, ce sont les vautours, gloutons innommables, qui font leur maigre chère de serpents et lézards crevés, l'unique faune de ce plateau rebelle même aux cactus et aux lichens. Bien finies pour ces charognards les bom­bances de la guerre civile, les belles réconciliations posthumes dans une seule ventrée !

Pourtant, je ne l'avais pas rêvé, ce monasterio de Las Platillas ! J'avais tenu de mes mains, le livre qui en parlait, le situait dans la sierra, à quelques lieues au nord de Navacerrada. Et l'homme qui avait écrit ce livre, le colonel Rampon, aide de camp de Murât, l'avait vu de ses yeux, s'y était battu, y avait été blessé en 1808.

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Il avait écrit ses mémoires dans les pontons de Cadix où i l avait moisi jusqu'en 1816, après la capitulation de Baylen. Piètre écri­vain, i l ne m'avait pas moins passionné une nuit durant dans une chambre d'hôtel à Bourg-Madame, où j'avais fait étape afin de passer la douane à Puigcerda. Je roulais sur mes derniers litres d'essence, et voulais trouver ouverte la station-service espagnole pour refaire le plein à meilleur compte. Le bouquin, je l'avais trouvé dans la commode de la chambre, en y cherchant un oreiller de renfort. Vaincu par le sommeil au moment où le colonel captif se sculptait une canne en bois d'olivier plus chargée en scènes de batailles que la colonne Vendôme, j'avais sans doute laissé le livre glisser dans la ruelle, car lorsque je voulus l'emporter le len­demain matin, je ne le retrouvais pas. Je renonçais : l'hôtel était de second ordre, le genre où l'on cède pour libre la chambre d'un pensionnaire en déplacement momentané. (J'avais aussi découvert un tube d'aspirine entamé sur la tablette du lavabo.)

Mais je le revois, ce livre, après un demi-siècle, comme si je le tenais encore entre mes mains : l'astragale dorée de son dos violine, son papier nullement jauni mais cassant, ses croquis de l'auteur dans le texte, sa page de titre : « Mes souvenirs de guerre » par le colonel Etienne Rampon ; la dédicace sur la page de garde : « A vous ma chère et noble épouse » ; jusqu'au nom de l'éditeur : « Boulin-Mandar, libraire. Rue Saint-Michel, Avran-ches 1839 ».

La veille au soir, n'ayant trouvé aucune auberge dans le hameau, j'avais demandé le gîte et le couvert à son curé. Faveur encore coutumière dans l'Espagne de 1947, tradition gratuite ou si peu onéreuse née à l'ère des grands pèlerinages vers Compostelle, Mont­serrat, la Macarena. A Séville, un Vendredi Saint, je me suis vu refusée ma modeste obole pour une tasse de café, parce que j'avais un accent étranger et que ma présence ne pouvait être que de dévotion. (C'était avant que l'Espagne, coiffant l'Italie, fut devenue Terre Promise des vacanciers de l'Occident.)

Lorsqu'après un frugal repas arrosé d'un cru fâcheusement local, j'expliquai au padre le motif de ma présence dans son village, i l était resté silencieux un moment, puis avait humé une prise à colmater le naseau d'une pouliche.

— Le monastère de Las Platillas ? Il y a trois monastères dans notre sierra, mais aucun de ce nom.

Il éternua dans son mouchoir grand comme une voile. — Le monastère de Las Platillas ? C'est un étrange nom pour

un monastère. En effet, cela voulait dire : « Le monastère des Soucoupes ».

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— C'est un surnom qu'on lui avait donné, Padre, lors de sa fondation par Isabelle la Catholique.

— Ce n'était pas un surnom bien respectueux. — Peu de surnoms le sont. Mais celui-ci n'est pas irrévérent.

Il ne s'en prend qu'à la taille exiguë des assiettes que les moniales employaient.

Le Padre reposa sur la table le verre qu'il portait à ses lèvres. — Des moniales ? C'est donc d'un monastère de femmes que

vous parlez ? — Dont parle le livre que j'ai lu la semaine dernière. Je déployai mes connaissances acquises au temps où je faisais

la lecture au réfectoire du lycée des Frères Maristes de Grove Ferry, le seul établissement qui avait enduré plusieurs années scolaires ma dissipation chronique.

— Si je ne me trompe, les moniales sont des religieuses qui ont prononcé leurs vœux solennels et irrévocables, mènent la vie monastique et non simplement conventuelle, et sont astreintes au service du chœur. Les Dominicaines sont des moniales, les Car­mélites n'en sont pas.

Le Padre hocha la tête, puis : — Hijo mio, vous en savez plus long qu'on ne m'a enseigné

pour mener un hameau de montagne à son salut. Il y a loin de moi à un évêque, et plus loin encore de moi à un évêché, merci à Dieu.

Son regard me quitta, se perdit au-delà de la chandelle qui nous éclairait à la Rembrandt. Il ajouta placidement :

— Nous avons beaucoup parlé pour rien. Le monastère dont je vous ai dit que les ruines avaient bénéficié à notre village était un monasterio d'hommes, de l'ordre de Calatrava... Il n'y a jamais eu de monastères ou couvents de femmes dans notre sierra.

Je n'en pouvais croire mes oreilles. Avant de nous mettre à table, je lui avais décrit très précisément le site où le monas­terio de Las Platillas s'était élevé jusqu'en 1808 à quelques trois lieues de son village, selon la gravure sur acier du bouquin de Bourg-Madame. Un colonel de Dragons n'est pas nécessairement un Durer, mais il sait relever correctement la topographie d'un paysage. Et ma mémoire n'était pas en cause : les souvenirs qui précèdent immédiatement le soleil ont la nuit pour imprégner la mémoire. Ce sont eux le plus souvent qui colorent nos rêves. Mais le Padre à qui je répétai ma description, n'en fut pas ébranlé :

— Vous m'excuserez, mon fils, c'est moi qui vous aurais mal compris. Le site du monasterio de Calatrava qui a pourvu notre

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village de ses pierres, diffère sensiblement de votre description. Il s'élevait plus bas et plus au sud du plateau de Cuevas.

Devant ma mine butée, il avait passé son énorme main sur sa joue râpeuse :

— Je ne voudrais pas que vous ayez fait le détour pour rien. Demain matin, pour moi, c'est cathéchisme et confessions. Je vous prêterai ma mule. Paco, mon bedeau, vous mènera à l'endroit que vous dîtes.

Il engrangea une dernière prise, me précéda chandelle au poing jusqu'à une chambrette de plain-pied qu'un matelas sans drap occupait presque tout entier à même le carreau.

— Vous m'excuserez, hijo mio. J'ai donné mon dernier drap pour ensevelir la mère de notre forgeron.

En partant, il me montra une petite fenêtre sans rideau : — Si un petit besoin vous prend... Pour autre chose, vous

attendrez le jour. Sinon, on cherche la fosse et on tombe dans le puits. Buenas noche y buenos sueños.

Son bon souhait se réalisa. Depuis l'enfance, je ne crois pas avoir dormi sans rêves, ce que je tiens pour un don céleste : c'est façon de vivre double. Et aussi, les moins étranges songes ont une essence shakespearienne.

Pour ne pas divaguer plus longtemps, le matin suivant je me trouvais au lieu même où j'avais voulu aller, dont l'identité avec la gravure de mon bouquin de Bourg-Madame s'avérait indéniable. Nous y étions, Paco le paysan, Paco l'âne, la mule et moi. Et i l n'y avait rien à voir qui se souvint de rien, aucun vestige postérieur au prime chaos de la Préhistoire Ibérienne.

Tout s'y déclarait réfractaire, fût-ce à un fantôme de vie, dérisoirement salubre puisque rien n'y croissait ni ne respirait.

Et pourtant, là-même ma mémoire tournait à nouveau, page à page, le long récit du colonel Rampon qui là-même s'était battu à quelques mois de rendre son sabre devant Baylen. C'était là et non ailleurs, même si mes yeux le niaient, même s'il ne demeurait pas davantage de monastère de Las Platillas que des châteaux enchantés que dissipent après usage les magiciens des légendes médiévales... Rien à voir, moins à comprendre.

Que disaient-elles ces pages ? Que le colonel Rampon, avec une compagnie de ses Dragons

et un peloton de Lanciers Hessois avaient été détachés par Murât dans la sierra Moncajo pour couvrir sa marche sur Saragosse. (Etrange mission pour un corps de cavalerie, mais sage au demeu­rant : Rampon, sa tâche accomplie, pourrait se rabattre plus promptement sur le gros des forces de Murât alors que des fantas-

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sins qui resteraient à la traîne seraient massacrés chemin faisant par les guérilleros d'Alfranca.)

Rampon, s'engagea donc en ordre dispersé dans les cols et contreforts de la sierra Moncayo. Il avait choisi le pueblo d'Agrado pour sa base d'opérations. Il y parvint à la nuit et fit dresser son camp à une portée de mousquet du hameau : loger chez l'habitant eût été payer de quelques sentinelles égorgées, quitte à trouver à l'aube le hameau désert, déménagé, avec quelques chaumières à incendier pour toutes représailles. Heureux si l'avoine réquisi­tionnée n'était pas mêlée de seigle ergoté pour décimer les chevaux, et l'eau du puits banal une infusion de chèvres crevées. Rampon avait fait encercler le hameau d'un cordon de ses lanciers hessois, avec mission d'intercepter tous paysans sans distinction d'âge ni de sexe tentant de gagner le large pour donner l'alerte. Bien lui en avait pris, car sitôt la lune levée, l'un des piquets de surveillance ramena au bout d'un bridon, une gamine au visage et aux jambes nues soigneusement barbouillés de suie. Les siens l'avaient envoyée à la mort comme aux fraises, car elle cachait dans sa menotte un tortillon de papier sur lequel était écrit :

« Madré Reverendissima, cuidado ! Los gavachos son aqui. » Eût-elle tenté de fuir, la sentinelle hessoise lui aurait passé

sa lance par le corps. Mais au « Wer da ? » de l'homme, elle s'était figée épouvantée.

Le colonel Rampon l'avait vainement questionnée. Il n'avait obtenu que quelques informes balbutiements suivis d'une authen­tique crise d'épilepsie. Déjà, le curé et les hommes valides avaient déserté le hameau. Des femmes rien à tirer : elles savaient ce qui était arrivé à la boulangère de Biescas au retour des hommes, sitôt les franchetès loin : après lui avoir tranché la langue, ils lui avaient tenu à mort la tête dans le four entre les dents d'une fourche, et le Padre lui avait refusé la confession. Tout cela n'em­pêchait pas Rampon d'avoir appris l'existence d'un monastère sur une proche cime, et ses ordres étaient de n'en passer aucun sans l'avoir fouillé de fond en comble.

A l'aube, i l se présenta une étrange figure de mujer vêtue de noir et fort soignée. Entre deux âges, ossue et velue, elle pouvait avoir été belle. Elle parlait une sorte de français guttural qui rendit croyable sa curieuse histoire. Elle se nommait Juana Maguena, était née dans le pueblo, et avait gardé les chèvres dès l'enfance. En 1792, un journalier du Roussillon venu faire la moisson dans la vallée l'avait séduite, enlevée et ramenée à Per­pignan où i l exerçait en hiver le métier de rémouleur.

Dans les mois qui suivirent, la terreur avait déferlé sur le Roussillon, et la frontière d'Espagne s'était verrouillée. Sur les

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talons des émigrés en panne, grugés jusqu'à leur dernier écu par les « passeurs, » Robespierre le Jeune était arrivé empanaché, la guillotine sur son sillage. Les têtes des consuls de la ville avaient roulé puis bien d'autres. Le bourreau logeait à trois maisons du patito de Juana. Les deux ménages avaient fraternisé. Soir après soir, le rémouleur réaffûtait le « couteau national ». Lorsque le bourreau était mort d'une fluxion de poitrine contractée sur l'échafaud, sa compagne était devenue la fameuse « Rose de Per­pignan », en obtenant survivance de la charge, après qu'elle eût fait valoir ses trois mômes à élever. Robespierre le Jeune y avait consenti d'un trait de plume en observant : « Après tout, un visage de femme est chose douce à regarder dans un mauvais moment. » Juana gardait la nichée quand Rose allait à sa besogne. Le reste du temps, elle apprenait le métier de sage-femme. C'avait été le bon temps pour elle, bien chauffée, amplement nourrie. Après le désastre de Thermidor, Rose avait été emprisonnée et sa marmaille confiée à de lointains parents. Juana avait repris par les cols, le chemin d'Agrado. On lui avait pardonné sa fugue sous condition de faire son métier de matrone pour l'amour de Dieu et une pitance de famine.

La Maguena gardait au cœur depuis quinze ans la secrète nos­talgie de son équipée « tra los montes ». L'arrivée des Français l'avait transportée. Elle venait offrir à Rampon, quoi qu'il puisse lui demander contre la promesse qu'il lui donnerait asile dans ses quartiers et l'emmènerait à son départ. Elle saurait où se trouver un cheval, et pour le prouver dénonça dans quelle caverne de la sierra les paysans en avaient caché avant de fuir. Quelques ques­tions sur son séjour à Perpignan aptement répondues, donnèrent au colonel ce qu'elle demandait, puis lui présenta le billet saisi sur la gamine.

— Que sais-tu de ce monasterio ? La femme lut et éclata de rire : — Senor Coronel, en voilà un qui ne doit pas donner d'inquié­

tudes ! — Tous les monasterios doivent m'en donner. — Mais celui-là, Excellence, n'est comme aucun autre de

Bilbao à Barcelone, de Pampelune à Malaga. — Qu'a-t-il de particulier ? J'ai entendu parler d'Avila, de Mont­

serrat, jamais de lui. — Je le vois bien, senor Coronel. On ne parle pas de lui si on

ne veut pas aller en prison. On n'écrit pas de lui si on ne veut pas aller à la garrota.

— De quel ordre relève-t-il ? — D'aucun. Seulement des papes de Rome qui lui ont donné

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ses rites et des rois d'Espagne qui lui ont donné sa règle. Faites moi servir une chopine de vrai aramon de France, mûri dans le tonneau et non dans le cuir puant d'un bouc, trinquez avec moi aux promesses tenues, vous n'aurez plus à me questionner.

Ces conditions remplies, voici ce que Rampon apprit cette nuit-là.

e monasterio de la sierra Moncayo appartenait en don perpé--I—/ tuel de Fernando II, roi de Castille et d'Aragon, au très noble, très humble et très pieux ordre de la Vierge des sept douleurs. Il avait reçu le surnom narquois de monastère des Soucoupes parce que les assiettes de son réfectoire ne sont pas plus grandes qu'une tonsure de jésuite. Les timbales et les couverts à l'avenant. Et encore les lits où une botte de postillon ne tiendrait pas en long.

— Mon Dieu, s'écria Rampon, un monastère de petites filles ? Ce serait à aller en défoncer les portes avec mon escadron, et délivrer ces pauvrettes !

La luronne s'ébroua dans un rire énorme. Elle en oublia l'aigle impérial qui s'éployait sur la sabretache du colonel :

— Qué va, citoyano ? De drôles de fillettes, qui ont la touffe où je pense ? Des media-botellas ? Des sierpitas !

— En français, quoi ? — Des nabotes. Des naines. Elle porta la main à sa hanche : — Les plus grandes m'arrivent là. — Tu les as vues ? — Non seulement les rois et le nonce de Rome ! Et les reines,

si elles ne sont pas enceintes... No importa ! Les secrets les plus dangereux à savoir, chacun ne les dit à l'oreille de son ami le plus sûr, mais qui n'a pas un ami le plus sûr ?

— Suis-je ton ami le plus sûr ? — J'aime le croire, alors je le crois. — Et pourquoi un si grand secret ? Après tout, pour quelques

malheureuses... Chacun sait que les naines viennent bien en Es­pagne, comme les géants en Turquie et les aveugles en Berbérie.

Le vin aidant, elle se familiarisa : — Amigo Colonelito, un secret est comme une prune : i l y a

la chair autour du noyau, et sous le noyau l'amande. Le secret du secret sous le secret est qu'il ne s'agit pas au monastère de Las Pla­tillas de naines comme les autres, qu'on laisse courir dans les rues jusqu'à ce qu'elles se noient dans une mare, se laissent écraser sous une charrette ou que les parents trouvent à les vendre à des

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saltimbanques gitans pour quelques réaux... Ou à des voleurs, parce qu'elles peuvent passer par les lucarnes.

— C'est toi qui voles mon sommeil, bavarde. Cesse de boire, et finis-en de ton histoire.

— Válgame, Coronel ! Le meilleur d'une histoire ne refroidit pas... Eh bien, toutes ces donitas du monasterio, absolument toutes, sont nées d'hidalgos, de nobles et même de grands d'Espagne. Des abortas de mariages imprudents ou de sang tourné en piquette. Il faut au moins douze quartiers de noblesse et une dot de mille douros pour y prendre le voile. Au réfectoire, elles n'ont qu'une platilla chacune, la seule exception à leur vœu de pauvreté, parce qu'elle est en argent et les blasons de famille gravés. Mais pour qu'elles ne commettent pas le péché d'orgueil, les blasons sont gravés à l'envers de la platilla.

— Bon, mais dis-moi. Les nains, eux que deviennent-ils ? — Les nains, Coronel ? Ceux d'un nom trop grand pour eux

ne passent pas la nuit sur terre : ils sont rendus à Dieu, de crainte qu'ils ne fassent souche ou ne deviennent chefs d'armes de leur maison.

Elle pouffa : — Imagines-tu un duque d'Albe, un marqúese d'Ensenada qu'un

ambassadeur pourrait fourrer dans sa poche, qu'il faille prendre sous le bras pour le monter dans le carrosse du roi, ou ficeler sur son cheval comme un sapajou ? On ne les baptise même pas, pour n'offenser aucun saint. On les ondoie, sans gaspiller l'encre sur aucun registre. Et va-t'en au ciel te cacher dans la barbe du Père !

— Allons, j 'ai ma ration de tes contes pour la nuit. Va dormir, ma mie.

Il dénoua son ceinturon, et accrocha son sabre au chevet de son lit de camp.

— Je vais te faire conduire à la roulotte de la cantinière. De­main en selle à l'aube ! Naines ou géants, je dois fouiller tous les monastères et ne pas laisser de nids à guérilleros sur les arrières de notre armée. Demain matin on te prêtera un roussin, et tu nous montreras le chemin.

— Qué va, mi Coronel. Sur le seuil de la tente, i l la rappela. — Des hommes, là-haut ? — Pas que je sache. Seulement un vieux Padre Dominicano

pour confesser, dire la messe et donner les derniers sacrements. Mais depuis Felipe II, la règle veut que ce prepósito soit aveugle. Pas pour la tentation, le pauvre ! Mais pour que les moniales ne soient pas humiliées de se montrer à lui.

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Elle cligna de l'œil : — Peut-être pour qu'il n'aille pas regarder le dessous des

platillas et raconter entre deux vins le nom des hautes familles affligées.

A la pointe du jour suivant, le colonel Rampon s'engageait vers la cime de Moncayo, à la tête d'une compagnie de ses Dragons, d'une demi-compagnie de lanciers Hessois commandée par le feldwebel Klotz, d'une batterie d'artillerie volante. Et, à distance prudente, de quatre mules chargées de poudre en fougasses et de mèches soufrées pour jeter bas le monasterio de Las Platillas, si Juana Maguena s'était faite complice d'un guet-apens. Depuis que Joseph, frère de l'empereur (surnommé le roi-bouteille par ses nouveaux sujets) trônait au Palacio Real, la chose s'était vue. Elle avait coûté cher au benêts qui avaient passé les Pyrénées en libé­rateurs friands à l'avance de douces aventures et de bombances à cœur ouvert. Rampon n'était pas de ces blancs-becs, frais galon­nés de l'Ecole de Mars, qui n'avaient encore mis sabre au clair que pour s'escrimer contre des mannequins de manège. La Ma­guena chevauchait à califourchon cinq toises devant Rampon, en droite ligne de la mire de son pistolet.

En fin de matinée, au dernier contrefort avant le sommet, Ram­pon fit mettre pied à terre pour reposer les chevaux qui avaient

peiné dur, et permettre à la batterie volante de rejoindre le gros de la troupe. Les mules seules, malgré leur lourde charge d'explo­sifs, n'étaient pas en sueur.

Sur les extrêmes hauteurs, s'égrena soudain le tintement d'une clarine, comme si une chèvre y broutait. Rampon s'en étonna : bien avant la halte, les plus coriaces ronces et chardons étaient restés en contrebas. La Maguena expliqua :

— L'angélus, Coronel. Les cloches du monastère, c'est une moniale qui les sonne. Vu ses petits bras et son poids de chien maigre, avec une vraie cloche, elle s'envolerait au bout de la corde. Dans la chapelle aussi vous aurez des surprises. Il n'y a que l'autel et la chaire qui sont de grandeur normale. Et aussi le confessionnal, mais il a de petites marches pour gagner la sellette à hauteur d'oreille du Père chapelain. Et les livres d'heures des nobles recluses sont imprimés spécialement à l'archevêché de Burgos, moins volumineux que des tabatières.

— Nous verrons ces merveilles, dit le Colonel. — Si on vous laisse entrer, senor caballero. Vous n'êtes pas

el Rey.

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— Non, mais j 'ai les clefs, répliqua Rampon avec un geste vers ses trois bouches à feu. Vamos, mujer !

Il ne fallut pas moins de quatre heures pour atteindre la cime à une demi-lieue. Les cavaliers avaient dû descendre de selle et mener leurs bêtes épouvantées par la bride, en file indienne au long d'une sente à pic sur la vallée. On y perdit un canon et trois chevaux. Au moins le sommet du Moncayo était-il plane et spacieux. Les dragons et les lanciers Hessois purent s'y déployer en ordonnance imposante.

A bien me ressouvenir de la taille-douce dans le bouquin de Bourg-Madame, le monasterio de Las Platillas, de son vivant, ne valait pas son site : édifié en roches équarries, i l n'avait de style que sa masse aux arêtes rectilignes, plus déparée qu'ornée par un clocher sans élan. A intervalles égaux, sur les parois moroses, des stries qui étaient des meurtrières par où un homme n'eût pu passer la tête. Aucun vitrage n'y reflétait le ciel, comme si le vent seul y eût eu ses entrées. Au ras du sol, sans marches ni perron, un portail de chêne blanc chamarré de ferronneries.

Tandis que Rampon déployait sa cavalerie, rien ne donna signe de vie dans le monasterio. La clochette s'était tue après l'angélus. Très haut, des charognards patrouillaient en silence, ailes figées, chutant çà et là dans les trous d'air. Rampon ne pouvait douter, sans que rien le prouvât, être épié par les sombres embrasures en façade. Il éperonna sa monture, et s'avança jusqu'à mi-chemin du portail, suivi d'un trompette et du feldwebel Klotz. Il avait gardé son sabre au fourreau, mais à la gueule des deux pièces restantes, un canonnier se tenait prêt, mèche allumée.

Par trois fois, le colonel fit sonner le cavalquet à son trom­pette. Cette sonnerie qui signifiait pour des oreilles informées l'ordre d'ouvrir les portes, ricocha en vain de cime en cime. Pour les recluses du monasterio, i l demeura lettre morte. Rampon mit alors sabre au clair. Il allait le lever pour commander « feu » aux servants de la pièce chargée à blanc, lorsque le portail écarta ses lourdes élytres pour donner passage à une marionnette de trois pieds au plus, vêtue de bure blanchie, coiffée de la mitre abbatiale, et s'appuyant sur une crosse dorée dont la volute dépassait la mitre de quelques pouces. Sur la chape bleu ciel qui recouvrait sa robe en partie, était brodé à senestre le cœur écar-late et percé de sept glaives du très saint ordre de la Vierge des sept douleurs. La suivait une sœur ménine, en robe unie, béguin blanc, et plus naine d'un pouce. Elle portait sur un cous­sinet un objet qui de loin ne ressemblait à rien encore. Fermait la marche un Père dominicain de haute taille, à la vaste tonsure, aux pieds nus dans des alpargatas. Il donnait à penser qu'il ne

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voyait goutte, car une avortone en robe de l'Ordre le menait par le bout de sa cordelière.

Rampon remit sa latte au fourreau, souffla au feldwebel : — Couvrez-moi. Il peut y avoir du mousquet aux meurtrières.

Si on me joue se tour-là, et si je suis touché, prenez le comman­dement. Encerclez le plateau hors de portée du feu ennemi. Dépêchez deux estafettes à la division, et attendez les renforts. En attendant, les hommes pied à terre, et les chevaux à l'abri. Nous n'en avons pas à perdre.

Il sauta de selle et se porta au-devant des naines, qui aussitôt s'immobilisèrent. A trois pas d'elles, i l s'arrêta aussi, une main à mi-fourreau de son sabre, son casque au creux du coude droit, et se présenta :

— Colonel Rampon, commandant le 3e Dragon de la garde de l'empereur Napoléon.

La minuscule abbesse se nomma : — Dona Calista de Urgel y Ensenada, abbesse du très pieux et

très noble ordre souverain de la Vierge des sept douleurs. Elle s'exprimait avec aisance dans le plus pur français. Rampon

eut la courtoisie de l'en complimenter : — Cela est simple, Monsieur. La Maison d'Ensenada est alliée

aux Brissac, aux Montpensier et aux Mortemert qui sont grands d'Espagne.

Sa voix était douce, et étrangement grave pour une créature si exiguë. En la voyant de près, Rampon eut le cœur serré : certes, elle était indiciblement difforme et laide, mais uniquement parce que fripée et ratatinée. On devinait qu'il lui eût suffi de se déployer par miracle jusqu'à l'humain pour devenir une beauté au lieu d'une grimace de la nature. Pauvre rogaton, pensa Rampon, c'est une rose de Jéricho ! Il n'en observa pas moins que, gracié de sa présente misère, ce visage si pitoyable serait dur, arrogant, celé. Il vit une ouverture dans la réponse qu'il avait reçue :

— Dona abbesse, si votre maison est alliée aux Brissac, aux Montpensier et aux Mortemert, l'empereur Napoléon est l'allié de votre souverain Ferdinand VII et celui-ci a daigné adbiquer en faveur du prince Joseph, frère de l'empereur. L'ordre de votre nouveau maître et protecteur est que vous m'autorisiez à mener dans votre monastère toutes recherches propres à garantir la sécurité des mouvements de ses armées, qui sont désormais les vôtres.

— Senor officier, mon souverain ne peut avoir abdiqué que son trône, et non la grande maîtrise de notre Ordre qui n'autorisa que sa personne à franchir la porte de mon monastère.

— Dona abbesse, je ne suis pas versé dans les règles de votre

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communauté, mais veuillez bien songer qu'un militaire ne peut infléchir ses ordres.

— Aucune de mes filles en religion n'a un pouce de plus que moi. Sont-elles de taille à épouvanter des soldats français ? Je n'arrive pas à la garde de votre sabre.

— Les monastères font de bonnes cachettes à gargousses, pis­tolets, boulets et autres amusettes. Et ces recels peuvent avoir été manigancés à votre insu. Pourquoi retarder ce que vous ne pourriez empêcher ? Si vous consentez de bonne grâce et me garantissez sur votre foi que vos religieuses ne feront pas de jérémiades, je vous en récompenserai.

— Qu'entendez-vous par là, senor Coronel ? — Je laisserai où vous le voyez le gros de mes cavaliers et

ne passerai la porte de votre monasterio qu'avec le feldwebel et le trompette que je viens de quitter, plus mon maréchal des logis et deux brigadiers qui vous rendront mon inspection la moins importune possible.

La naine se tourna vers le dominicain : — Dom Padre, serait-ce péché mortel si j'accordais à l'officier

français ce qu'il demande ? Le dominicain ne tourna pas la tête, ses yeux perdus dans le

vide. Sans élever la voix, i l se prononça : — Péché mortel devant Dieu, hija mia, et offense à votre seul

roi, Ferdinand VII. Il n'en sera pas de même si le caballero français s'empare sans votre aveu de la clef qui protège votre clôture. Votre Ordre n'est pas un Ordre militaire.

L'abbesse des naines inclina respectueusement la tête. — Merci dom Padre, votre réponse est celle de ma conscience. Elle se retourna vers la nabote au coussinet. Rampon vit plus

distinctement ce qui y reposait : une clef de fer à longue tige dont la balustre dorée enserrait un cœur percé de glaives, et le panneton ouvragé évoquait sommairement les deux aigles d'Aragon.

Elle ordonna à sa suivante, qui obéit sur-le-champ : — Pose à terre ce coussin, et que Dieu dispose de qui y tou­

chera. Aussitôt l'abbesse tourna les talons et regagna le monastère

avec son escorte. Le portail s'ouvrit de l'intérieur et se referma sur elle.

Plaisante comédie, songea Rampon, à moins que le portail ne soit bardé de verrous, ou que cette crapaude ne dispose d'une seconde clef qu'elle a poussée dans la serrure dès son retour... Il se baissa, ramassa la clef qu'il jeta dans sa sabretache :

— Prise de guerre et beau souvenir, expliqua-t-il au feldwebel. Si elle a un double, i l est à vous.

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Mais l'abbesse n'en avait pas moins accepté le pacte qu'il avait proposé, et son honneur d'officier exigeait qu'il s'y confirmât, non sans précautions. Il donna de la voix vers son commandant en second, assez fort pour être entendu aussi clairement du monas­tère :

— Je ne sais ce que la fouille va durer. Ramenez les chevaux et gardez vos hommes en selle. Mousquet chargé à balle, un boulet dans le canon de la pièce chargée à blanc, canonniers à leurs pièces. Sitôt entré, je posterai mon trompette dans le clocher. S'il sonne la chamboran, c'est que nous aurons levé au nid une belle couvée de capucins à espingoles et poignards. Crevez le portail au canon et engouffrez-vous, sabre au clair. Sac et mas­sacre ! Expédiez les frocards jusqu'au dernier, sans abîmer les pauvres bestioles en cornette si possible. Que pouvaient-elles contre des capucins ! »

R ampon franchit au trot allongé les quelque cent mètres qui le séparaient du monastère. Fidèle à sa parole et confiant en

son étoile, i l n'était suivi que de sept cavaliers : le feldwebel hessois et son tampon, le trompette, deux maréchaux des logis, et trois brigadiers-fourriers, tous sabre au fourreau et pistolets dans les fontes. A mi-chemin i l pensa :

« Si ces gredins de capucins-guerilleros veulent nous tirer voici leur chance. En terrain ras, une belle brochette de gradés, et sans risques de corps à corps. Nous serons fauchés rasibus avec notre « Vive l'Empereur ! » encore dans le gosier.

Rien de tel n'arriva. Il ne devait y avoir qu'une clef au portail et nuls verrous, car i l s'ouvrit à la première poussée de l'un des fourriers descendu de cheval. Le peloton franchit une voûte fraîche et longue comme un tunnel pour se trouver dans un cloître à colonnes. Nullement une oasis de verdure, mais une arène caillou­teuse bordée de banquettes de pierre au ras du sol. Au centre, une immense croix noire et nue comme un sémaphore, dont les bras eussent juché le sauveur hors d'atteinte de lance du centurion. Mais cette croix ne portait pas son divin fardeau.

A son pied, et seule à présent, attendait l'abbesse, plus minus­cule encore d'avoir dépouillé sa mitre pour une simple coiffe.

— Senor Coronel, annonça-t-elle, puisque vous avez tenu votre promesse, je vous recevrai en visiteur honorable sinon souhaité. Puis-je vous demander une dernière faveur ?

— Il n'en est guère de conciliables avec mes ordres, dona abbessa. ( « Ma Mère » n'avait pu passer ses lèvres pour s'adresser à ce couvre-théière.)

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— Je vous fais serment sur mon salut éternel et l'honneur de mon nom .qu'il n'est pas en ce monastère ni moine, ni guérillero, ni homme hormis notre aumônier aveugle que vous avez vu, et qui ne saurait vous faire de mal si même i l le voulait. Je vous jure aussi sur notre très sainte patronne Notre-Dame des sept dou­leurs qu'il n'est en ce monastère ni poudre, ni bombe, ni armes de chasse ou de combat. J'en ai fait recherche moi-même, qui sais les cachettes les plus stupéfiantes où mes filles garent quel­ques noisettes ou caramels proscrits. N'en envoyez pas moins vos hommes fouiller les moindres recoins, ils trouveront les clefs sur toutes les portes. La seule grâce dont je vous prie est d'inspecter sans votre suite, en ma seule compagnie, les cellules de mes nonnes.

Rampon s'assombrit : — Dona abadesa, c'est ma vie que je risquerais si vous me

trompiez. Elle ne m'appartient pas. — C'est mon salut que je renierais, et l'honneur de ma nais­

sance. Au reste, ma requête n'en appelle qu'à votre compassion : mes malheureuses sœurs en difformité ont les nerfs aussi noués que leur charpente. Aucune d'elles ne se souvient avoir vu un homme, car elles arrivent ici en bas âge, et la dernière visite royale à ce monastère remonte à Felipe V. La vue soudaine de votre escorte en armes déchaînerait immanquablement des crises d'épilepsie qui se propageraient comme un feu de prairie.

— Ne voient-elles pas le Padre chapelain chaque jour ? — C'est Dieu qu'elles voient en lui. Avec vos hommes d'armes

la ressemblance est contestable. — Moi-même, révérende, (il fut tout aise d'avoir trouvé cette

appellation à la fois simple et séante). Moi-même leur semblerai Lucifer en personne.

— Lorsque je visite les cellules, je vais sur des patins de feutre... Peut-être pousserez-vous la charité jusque-là sur les patins du Padre.

— Elles me verront. — Non. La règle de notre Ordre est que sitôt qu'une moniale

entend sa porte s'ouvrir, elle se tienne agenouillée face au mur jusqu'à ce que je lui adresse la parole ou referme la porte.

Rampon pesa les choses, imagina. La pensée d'une floppée de guenons en proie à une crise d'hystérie, hurlantes, écumantes et obscènement grouillantes lui donna une nausée au creux de l'estomac, pire que toutes craintes. Si cette nabote mentait et si ce monastère était truffé de capucins enragés, i l y aurait bataille de toute façon. Il s'assit sur la marche de la croix pour tenir les yeux de l'abbesse dans son regard, et durcit sa voix :

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— Il va en être comme vous le souhaitez, révérende. Mes hom­mes fouilleront les communs deux par deux pour parer aux sur­prises, tandis que j'inspecterai les cellules avec vous. Mais vous me précéderez de trois pas, et je vous tiendrai constamment sous le feu de mon pistolet. A la première alerte, je vous logerai une balle dans la tête. Jetez un regard vers la plate-forme de votre clocher : vous y verrez mon trompette prêt à sonner le branle à deux cents cavaliers et trois canons. Assez pour faire passer le goût de l'hostie à mille capucins. Après quoi, vos crapotes seront passées par les armes jusqu'à la dernière, et aussi le Padre pour la bonne bouche. Est-ce clair ?

— Clair et juste, senor Coronel. Rampon s'adressa à ses gradés et au feldwebel : — Allez, mes amis, Ce n'est pas le premier repaire à calotins

que vous fouillez, mais soyez sur vos gardes plus que jamais. Ne vous aventurez nulle part qu'à deux. Vos pistolets armés, et la dragonne de vos sabres bien enroulée à votre poignet qu'on ne vous les arrache par surprise. A la première alerte, feu. Et repliez-vous, un poignard vaut trois sabres dans les mauvais coins. Quand nos canons auront fait brèche, nous réglerons les comptes. Si tout se passe bien, votre besogne achevée, ralliement ici.

Promptement, les six cavaliers se dirigèrent vers une porte proche et disparurent. Rampon pouvait se fier à eux. Ils n'en étaient pas à leur première expérience, savaient où ausculter les parois, soupçonner de doubles parquets, des escaliers lovés dans l'épaisseur d'un mur. Aucun monastère ou couvent ne manquait de cachettes ni d'issues secrètes, mais elles ne variaient guère de l'un à l'autre. Non plus les chicanes prêtant à embuscades. Resté seul avec l'abbesse, le colonel arma son pistolet, enroula à son poignet la dragonne de son sabre :

— Allons, dona révérende. Je veux avoir rejoint mes quartiers avant la nuit. J'ai des cols à passer où la nouvelle lune donnerait la partie trop belle aux brigands du Campesino. Montrez-moi le chemin des cellules. Ouvrez chacune, et ne la refermez que sur un signe de moi. Observez le silence si je ne le romps pas, car je tiendrai toute parole de vous à haute voix comme un signal pos­sible, et vous en souffrirez.

La naine traversa le cloître jusqu'à une porte cintrée. Son pas menu et déhanché par la coxalgie faisait aller Rampon d'un train de procession.

— Au moins, elle ne me cache pas la vue, pensa-t-il, ni mon tir au besoin. Non que je l'épargnerai si elle me mijote une mani­gance, mais je l'étranglerai entre deux doigts, ça l'abîmera moins.

Ils arrivèrent à un large escalier de pierre à rampe lilliputienne

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dont les marches hautes d'une demi-main accédaient à une large galerie sans fenêtres, mais percée d'une trentaine de portes exiguës dans chaque paroi. A l'entrée de cette galerie, Rampon constata la présence d'une double pile de minuscules patins de feutre, et aussi d'une paire à sa mesure, assurément les patins du domi­nicain aveugle, ce qui fit sourire le colonel :

— Cette crapaude s'est crue bien séduisante. Espère-t-elle que je vais la ravir à ses vœux dans l'un de mes arçons ? Ma foi, si j'avais une petite fille, elle ferait une bonne duègne à ses poupées !

Ils s'engagèrent glissando sur le parquet miroitant de la galerie. A chacune des cellules, l'abbesse en ouvrait la porte, puis s'effaçait, tandis que Rampon y jetait un regard. Examen rapide, car chaque alvéole était en tout semblable aux autres. A l'échelle pathétique­ment « platilla » : une natte de chanvre sur une planchette scellée au mur, une cuvette et son pot à même le sol, un vase de nuit en terre vernie pas plus grand qu'un bol sous la planchette, un prie-Dieu de sapin noirci sans coussin ni rembourrage d'appuie-bras. Au mur, face à la couchette, l'image de la madone des sept dou­leurs à même le crépi entre quatre tringles lisses. Image toute noire et blanche sauf pour le cœur énorme et sanguinolent. Et au-dessus de l'image, une latte de bois blanc avec cette promesse badigeonnée au pochoir : « Enim vero, eris mecum, magna et formosa in peradisio » (En vérité, tu seras avec moi, grande et belle, en paradis.) Très haut, au ras du plafond, une lucarne sans vitre.

Un luxe cependant en chaque cellule : une console sur laquelle un minuscule enfant Jésus de cire colorié dans un berceau, et une corbeille à ouvrage débordant de bribes de soie et de velours, plus une pelote d'aiguilles et de longs ciseaux aigus de brodeuse. C'était au fil des ans, l'unique divertissement des recluses : vêtir de mille façons princières ce bambin grand comme le doigt.

A chaque porte ouverte, Rampon pouvait voir de dos face au mur sur son prie-Dieu, la pitoyable occupante de la cellule, et l'entendre égrener des « purissima sanctissima, tibi gratias » à toute vitesse, les comptant frénétiquement sur ses doigts pour savoir de combien d'indulgences elle s'enrichissait. Quelques alvéoles s'avéraient désertes. Sur le seuil, l'abbesse nommait entre deux signes de croix une défunte :

— « Donada Eusebia, muerta salvada »... « Donada Pilar de la Natividad, muerta salvada »...

— Où reposent vos mortes, dona abadesa ? La naine haussa les épaules : — Dans notre campo-santo, mais la roche est trop dure pour

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y creuser des tombes, et la poudre est trop chère pour forer les cryptes. Nous recouvrons nos sœurs de chaux et. de gravier.

— Comment Dieu les ressuscitera-t-il au jugement dernier ? Je n'ai pas vu de loups, mais j 'ai vu des vautours.

— Vous et moi le saurons en même temps. Pour l'instant, votre inspection est terminée, Coronel. Regrettez-vous de n'avoir pas tourmenté mes saintes filles ?

— Pas encore, révérende. — Je ne pense pas que vos cavaliers aient trouvé non plus

grande occasion de massacrer. Et pourtant, ils doivent être au bout de leur peine, car mon monastère est bâti de pierres qui ne se prêtent pas aux perfidies. Ni le roc de nos fondations à des tra­quenards.

Elle gagna une fenêtre à elle accessible par quelques marches : — Je ne me trompe pas. Vos hommes sont déjà revenus. Rampon vint regarder. En effet, ils étaient tous là, assis au

pied de la croix, leur sabre entre les jambes. Le feldwebel tirait des bouffées d'une longue pipe de porcelaine à pompons .de laine qui descendait jusqu'au dernier bouton de sa casaque. Sur le toit plat du clocher, le trompette avait tombé la veste et en polissait les boutons à travers la rainure d'une patience. Ce qui lui vau­drait, décida Rampon, quatre jours de garde d'écurie sitôt le can­tonnement rejoint. Il tendit le poing à la menotte de l'abbesse pour l'aider à descendre les marches. Une petite patte brune et sèche de babouine, au poignet mince comme un pied-de-biche.

— Précédez-moi, je vous prie, jusqu'à votre cloître, où vous voudrez bien donner des ordres pour qu'on nous ouvre le portail. Vous daignerez alors nous précéder jusqu'à l'extérieur de votre maison, car sept cavaliers offrant leur dos sous une voûte longue de six toises ne doivent pas s'en remettre qu'à la providence.

— Senor Coronel, je ferai selon votre désir, bien qu'il me peine.

— Vous peine, ou vous contrarie ? La naine hocha sa tête trop grosse pour ses épaules. Une moue

triste fripa ses lèvres, et sa voix s'impreigna d'une émotion dont Rampon l'avait jugée incapable.

— Monsieur, fidèle à mes vœux, je ne mets mon honneur qu'en Dieu, mais si le ciel l'eût permis, j'aurais pu naître femme, et je vous eus reçu non dans un monastère, mais dans l'un des trois plus beaux palais d'Aragon. Non comme abbesse, mais comme duchesse de Miranda y Miura, trois fois grande d'Espagne et Camerera de la reine Maria-Luisa. Vous vous êtes présenté ici sous le signe de la violence, je me devais d'y opposer l'attitude de la dignité et de mépris à défaut de la force. Mais avez-vous rencontré,

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Coronel, autre chose qu'un simulacre de résistance ? Autres senti­ments que compréhension et conciliation ? La peur n'est pourtant pas une denrée d'Espagne. Seulement mon sang n'est pas tout mien. Voici cinq siècles que la France y afflue. Il m'a suffi de naître pour être Rohan, Noailles, Entraigues, Joinville, Lauraguais. Pouvais-je vous traiter avec haine, alors que vous obéissiez à des ordres que peut-être vous n'eussiez pas donnés ?

— D'autres monastères que le vôtre en ont prouvé la nécessité. — Monsieur le colonel, les autres monastères sont infestés

d'une racaille qui n'a vêtu le froc que pour échapper à la famine ou aux galères. Il n'est rien de tel ici où aucune de mes pieuses filles n'a pris le voile que sur l'invitation du roi à leur très noble famille.

Un sourire rendit pour un moment son visage moins ingrat : — Vous avez vu tout à l'heure, l'une après l'autre, mes filles

abîmées dans la prière. Savez-vous quelle était leur prière ? — Dieu n'est-il pas seul à le savoir ? — Dieu et moi, qui règne sur leur foi. Sur mon ordre, elles

priaient pour que Dieu accorde à vous et à vos cavaliers la grâce d'une sainte mort.

Rampon eut un rire jovial : — Et cela, je suppose, le plus tôt possible ? La voix de la nabote se fit grave et sereine : — Dieu est éternel, caballero francès. Le temps ne lui est rien,

ni à nous qui le servons. — A moi si, dona abadesa, répliqua Rampon qui sentait ses

hommes commencer à se languir de lui. Il se tourna vers eux : — En selle, mes amis ! L'abbesse leva vers lui son bras de poupée vers la manche

du colonel, et le retint un pied déjà dans l'étrier : — Messieurs ! Je ne devrais vous retenir, car les manants de

notre sierra ont l'esprit monté contre vous, et nous tiendront rigueur de vous avoir accueillis chrétiennement, comme si des malheureuses faites comme nous pouvaient avoir cure des choses de ce monde... En tout cas le mal est fait, si mal i l y a, et ce n'est pas à vous d'en pâtir... Le soleil va frapper pour des heures encore, et vous n'atteindrez le premier point d'eau sur votre seul chemin que bien tard dans la journée. Si votre inspection vous a satisfaits et si mes paroles vous ont rassurés, ne serait-il pas sage à vous et charitable pour vos chevaux de vous désaltérer et faire le plein de vos fiasques avant de repartir ? Notre propre provision est trop chétive pour régaler tous vos hommes et leurs montures, mais tandis que vous vous rafraîchirez dans notre réfectoire,

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je ferai remplir d'eau fraîche deux quartauts qui vaudront mieux que rien. Ils nous manqueront, mais c'est là que la charité com­mence.

Rampon ressentit vivement la générosité de cette offre et le sacrifice qu'elle impliquait sur ce plateau dont la pluie était l'uni­que ressource encore bien lointaine. Il pensa qu'à grandeur d'âme égale, i l devait refuser, mais la mine de ses cavaliers ne l'y encou­ragea guère.

Déjà la naine tempérait son scrupule : — Senor officier, notre maison est, je l'espère, en bons termes

avec la Providence. Elle nous enverra sans doute sous peu un-bel orage qui emplira à nouveau notre citerne. Et si elle tarde, mes filles en seront quittes pour se débarbouiller avec leur salive comme firent les Israélites dans le désert.

Elle conclut avec un petit rire : — Les pauvrettes n'ont pas loin à laver d'une oreille à l'autre. Rampon songea encore un instant, bien que la soif fit rage

dans son gosier. Son sens du devoir était extrême. Enfin, i l ques­tionna :

— Dona révérende, si j'accepte, consentirez-vous à cjioquer votre verre avec le mien à la santé de Sa Majesté Joseph I, roi d'Espagne, par la volonté de l'Empereur Napoléon ?

L'abbesse fut fort amusée : — Je ne choquerai certes pas ma petite timbale contre votre

grand verre, senor officier, car la règle de notre Ordre ne nous encourage pas à trinquer avec les militaires. Mais je lèverai volon­tiers ma timbale vers le ciel, si ce geste peut rendre hommage à un prince s'il n'est ni juif ni musulman.

— Madame, notre Empereur et votre nouveau Roi comptent un Cardinal dans leur famille.

— La mienne en compte dix-huit, mais à la vérité elle s'y est prise plus tôt.

Rampon fronça les sourcils. — Etes-vous disposée en buvant au frère de mon Empereur à

le reconnaître pour votre souverain ? La petite créature hocha sa trop grosse tête : — Amen, monsieur, sinon alléluia... Suivez-moi. Rampon et les cavaliers attachèrent leurs chevaux à la croix,

et obéirent. Seul le trompette regagna son poste de liaison sur le faîte du clocher, après avoir confié sa gourde à l'un des briga­diers. Le groupe, précédé de l'abbesse entra dans l'immense salle nue que seul le Colonel ne connaissait pas, mais dont les quatre murs lisses, sans galerie ni fenêtres le rassurèrent.

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— Nous ne risquons là que le poison, souffla le feldwebel. La nabote avait certes l'ouïe fine car elle se retourna : — Messieurs, je goûterai la première à autant de vos verres

que vous m'en présenterez. Je mordrai la première autant de fois que vous le voudrez dans les quelques biscuits et craquelins de notre ordinaire aux jours de fêtes.

Elle fit la grimace qui lui servait de rire : — Vous n'en pèserez guère plus, mais vous n'en mourrez pas.

Les tables et escabelles lilliputiennes de la communauté n'occu­paient que le long des murs de la salle. En son milieu trônait,

si l'on peut dire, une table de proportions normales, flanquée sur trois côtés d'un couple de chaises roides au long dossier vertical fait d'une épaisse lame en cœur de chêne. Sur le quatrième côté, un fauteuil aux bras tendus de velours grenat, dont le dos­sier en cuir cordouan était frappé aux armes d'Aragon et de Cas-tille. Les cavaliers de Langeron qui avaient vu le réfectoire lors de leur inspection, lorsque cette table était nue, et lui avaient donné peu d'attention, eurent le souffle coupé par l'émerveillement : elle était à présent recouverte d'une chappe de soie grège brodée d'or fin dont les plis retombaient jusqu'au sol. D'or aussi, les deux aiguières mauresques, les coupes, les assiettes, les candélabres à neuf branches, et deux corbeilles chargées de figues sèches, de dattes tannées au soleil, d'avelines et d'amandes grillées, de cédrats confits, d'échaudés à l'anis, de biscuits à la cannelle. Pour un peu, Rampon se fut frotté les yeux. Il les abaissa sur la révérende. Elle lui souriait :

— Vous le voyez, senor Coronel, alors que vous tarabustiez pour me faire prêter allégeance au souverain que la providence nous envoie de France, j'avais trouvé mieux que des mots pour vous tirer d'incertitude si ce n'était sous la menace. La table et le couvert que voilà sont la table et le couvert de nos rois s'ils daignent nous rendre visite. Aucun, à son avènement n'a omis d'envoyer à notre monastère une nouvelle pièce d'orfèvrerie, une nappe précieuse, ou tout autre signe qu'il ne manquerait pas de nous rendre visite, Dieu permettant. Aujourd'hui je vous tiens pour représentant la personne auguste de notre présent roi. Et c'est à ce titre que je vous prie d'user de ce fauteuil qui est le trône d'Espagne pour le temps qu'il y siège. Je tiendrai à hon­neur et devoir de vous servir si vous m'y autorisez, bien que mon titre de Camerera Mayor ne me permette de servir que la reine.

Il y avait en Rampon du diplomate. Il s'inclina : — Madame, dans l'ignorance où je suis de l'étiquette de la cour

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d'Espagne, je n'ose vous y autoriser, mais je prends sur moi de vous en prier.

La naine désigna les six chaises. — Ces chaises sont là pour mieux rappeler, en demeurant

vacantes, que le roi en toutes circonstances, prend ses repas sans convives. Mais je crois que notre présent souverain prise peu ces vestiges de notre passé.

— Madame, le roi Joseph vous rappellerait pour sa défense que dans un passé plus lointain encore, le roi Arthur dînait avec ses chevaliers, et l'empereur Charlemagne avec ses preux.

L'abbesse, apprécia d'un hochement de tête cette imparable référence.

— C'est à vous, senor, et non à moi, de prier vos compagnons de s'asseoir.

Rampon sentit soudain qu'à tenir tête à la donita, i l virait à l'hidalgo. Ses hommes, tantalisés par les aiguières et les corbeilles faisaient grise mine, hormis le feldwebel qui semblait supputer d'un œil froid ce qu'il tirerait du pillage de tant d'orfèvrerie si quelque jour il s'arrangeait pour revenir avec ses seuls lanciers dans ce Chanaan d'orfèvreries... Pour Rampon, i l avait hâte de rendre compte à Murât qu'il avait occupé pacifiquement au nom du frère de l'empereur le trône de Ferdinand VII dans l'une des redoutes de la rébellion. Pour moins, on enjambait un grade et passait dans la garde.

— A table, mes camarades, et faisons vite ! D'autres que nous ont soif.

Jamais ordre ne fut si promptement obéi. Rampon mit quelque solennité à investir le trône des rois très catholiques, mais son escorte fit peu d'embarras pour s'affaler sur les austères chaises en cœur de chêne qui leur semblèrent plus suaves que des fauteuils capitonnés. Les aiguières et les corbeilles passèrent de main en main comme des volants, toute méfiance oubliée. Rampon pensa fugitivement :

« Si cette eau a été manigancée, nous sommes tous foutus. » Mais sa saveur ineffablement immaculée faisait du moindre

soupçon une offense. Les friandises des corbeilles avaient le goût innocent des douceurs couventines.

Le Hessois achevait déjà de vider la première aiguière à la régalade, lorsque la naine toucha doucement la manche de Lan-geron :

— Senor Coronel, ne serait-il pas généreux de prier notre révé­rend aumônier à partager votre collation. Par sa présence, car je vous promets qu'il ne vous privera de rien. Mais c'est un homme

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de paix, et c'est lui qui a pensé aux deux quartauts pour rafraîchir le gros de vos cavaliers.

Rampon en laissa choir le biscuit qu'il allait croquer : — Pardieu, Madame, vous me mettez le rouge au front ! Sans

vous commander, allez vite le quérir. Il ajouta gaillardement, car i l suffit d'eau claire pour griser

qui périssait de soif : — Et toutes vos nonettes par surcroît, si le cœur leur en dit.

Elles verront que nous ne sommes pas des pandours. La naine eut un petit rire pareil au pépiement d'une mésange : — Senor francès, mes filles sont fort bien où elles sont. Elle gagna la porte aussi vite que ses riens de jambes la

pouvaient porter. Et Rampon dut la vie à sa courtoisie de vouloir l'accompagner.

A peine avait-il écarté son fauteuil et quitté d'un pas l'immense table, six rugissements n'en firent qu'un d'épouvante et de douleur fulgurante à cailler le sang dans les veines. Les six visages de ses cavaliers n'étaient plus que des masques atroces convulsés d'horreur. Et cependant, ils demeuraient comme figés sur leur chaise. Rampon prit à deux mains la nappe de soie et d'or, l'arracha de la table. Il faillit perdre la raison de ce qu'il vit.

Vous avez entendu parler de ces atroces et minuscules poissons des Caraïbes, les pirahnas, qui n'ont rien laissé sur les os d'un homme à la mer avant qu'il ait pu happer une bouée. Entre les jambes de ses cavaliers, une grappe de trois ou quatre nabotes s'agglutinaient comme des poulpes. Tandis que l'une s'enroulait au sabre des malheureux, une ou deux autres arrachaient à leurs mains des lambeaux de chair avec leurs dents, tandis que la dernière poignardait frénétiquement à travers le drap leurs parties vitales à coups de ciseaux à broder.

Pour comble d'horreur hallucinante, dans la chapelle toute pro­che avait comme explosé une volière de naines en folie dont les stridents « Muerte los puercos ! Muerte los franquetes ! » ne parvenaient pas à étouffer la basse funèbre du Padre dominicain tonnant le « Dies irae ».

Rampon, retrouvant ses sens, tenta vainement de renverser la lourde table. A peine put-il la déplacer de quelques pouces. Sous elle, l'abomination persévérait. Deux des cavaliers s'étaient effon­drés, mourants ou morts, et les nabotes avaient grossi les grappes de celles qui s'activaient encore sur les quatre autres dont les râles faiblissaient. II dégaina, tenta de fourailler de la pointe dans la pénombre qui maintenant empestait les déjections, le sang et l'urine. Mais i l ne pouvait guère sans transpercer à la fois les horribles avortones et leurs proies.

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La chaise du feldwebel chavira. Il était le seul à se débattre encore. Les goules se ruèrent, lui grouillèrent sur le corps. Une des naines immobilisa sa tête par les oreilles, tandis qu'une autre lui plantait ses ciseaux dans les yeux, et que d'autres encore lui cisaillaient les carotides.

Au faîte du clocher le trompette semblait n'avoir rien entendu qui l'inquiétât. Sans doute prenait-il, à distance le pandémonium de la chapelle pour des cantiques. Rampon tira son pistolet de sa ceinture pour lui donner l'alarme. Il n'eut pas le temps d'appuyer sur la gâchette : le trompette poussait déjà les premières notes de la chamboran. Elles dérapèrent dans un informe barris­sement et Rampon vit passer dans l'œil vide de l'une des lucarnes le corps de l'infortuné qui plongeait vers le sol en battant des bras. Il survécut assez longtemps pour que Rampon puisse ap­prendre de sa bouche ce qui était arrivé : alors qu'il se penchait au rebord de la plate-forme pour crier une amitié à l'un de ses camarades sur le front de bandière, i l avait vu soudain une arai­gnée humaine se tortiller entre ses bottes. Sans doute sortie d'une des cloches fêlée remisée dans l'ombre. A peine avait-il eu le temps de voir sa tête énorme, ses yeux saillants et glauques, elle avait tiré ses bottes par les éperons avec une force impensable et i l avait chaviré dans le vide.

Maintenant, les naines s'étaient regroupées et avançaient au ras du sol vers Rampon, roulant sur elles-mêmes ou rampant sur leurs genoux. Elles avaient quitté leur cornette pour leur sinistre guet-apens, et leurs crânes tondus les rendaient semblables à de hideux gnomes en travesti. Rampon ramassa promptement la chaise du feldwebel, et s'adossa dans un angle de la salle. Elles ne cessaient d'approcher, précédées de leur puanteur et faisant claquer leurs ciseaux comme des becs. Une nausée lui retourna l'estomac à l'idée qu'il allait devoir, pour prolonger sa vie de bien peu, sabrer d'estoc et de taille dans ce grouillis de blattes. D'où, i l ne le savait, mais le réfectoire était épié, car lorsque les avortones atteignirent Rampon, les vociférations surpassèrent leur paroxisme de stridence dans la chapelle. Du « Dies irae » le Padre aux yeux vides enchaîna sur le « Miserere ». Rampon reconnut la voix de l'abbesse piauler : « Viva nuestro rey Fernando ! Fuera el rey-Botellas ! Sangras el hijo de la gran puta ! »

Au dernier moment l'idée la plus simple lui sauva la vie : d'un bond comme on n'en fait qu'en rêve, i l se retrouva sur la table, chassant loin d'elle à coup de bottes les chaises vidées par ses cavaliers, qui auraient pu servir d'échelles.

Sur le plateau, l'adjudant avait entendu la sonnerie inachevée

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du trompette, et l'avait vu plonger dans le vide. Les trois canons de campagne tonnèrent à la fois, et deux boulets au but pulvéri­sèrent le portail du monasterio. Au galop de charge, sabre au clair, les deux cents dragons et lanciers s'engouffrèrent sous la voûte, étriers contre étriers. Un cheval s'écrasa contre la croix du cloître qui s'abattit disloquée. Les chevaux et les lances hes-soises furent laissés à la garde des canonniers, et les cavaliers se ruèrent coutelas et pistolet aux poings où les glapissements les guidaient.

Le récit de Rampon, à partir de là n'est plus que celui d'un témoin impuissant, car l'un de ses dragons, en déchargeant son pistolet au petit bonheur, lui avait bel et bien logé une balle dans la cuisse, et il souffrait le diable, sa jambe mal pansée reposant sur l'épaule de la Juana accroupie à ses pieds. Son récit passe les bornes de l'horrible. Par patriotisme bien ordonné, il en impute le pire aux Hessois. Mais ses dragons, recrues des farouches Cévennes, ne devaient pas être des anges non plus. Délirants de fureur à la vue des cadavres émasculés de leurs camarades, ils jouèrent à tuer, embrochant d'un même coup de pointe deux ou trois avortones sur leur longue latte, en lançant d'autres au pla­fond pour les tirer au vol. Le massacre pimenté d'orgie et de viols monstrueux, car Rampon qui n'écrit pas de main morte, raconte avoir vu un Hessois débraguetté courir d'un mur à l'autre, l'une des bestioles empalée à lui. D'autres, lancées à deux mains comme des éteufs contre un mur éloigné s'y disloquaient vivantes. Par une grâce du ciel, les violentées furent achevées sur place, car une naine engrossée par les œuvres d'un mâle de bonne taille, périt écartelée et étouffée par son fruit démesuré.

Le dominicain fut châtré ras, décapité et allongé nu sur l'autel de la chapelle, un cierge allumé obscènement planté dans la plaie de sa mutilation. Pour l'abbesse son sort fut le pire : dénudée, violée, sodomisée, elle fut crucifiée vive et coiffée de sa mitre sur la porte du réfectoire.

Lorsque tout fut consommé, les deux cents cavaliers revinrent aux chevaux et aux lances. Ils repassèrent sous la voûte au pas, en colonne par trois. Les six premiers portaient les assassinés à travers le pommeau de leur selle. En tête marchaient Juana et le cavalier dont le cheval s'était assommé contre la croix du cloître. Ils portaient Rampon sur une civière.

Et là se place un détail, certes le plus curieux de sa narration : les deux brancards de la civière étaient une paire de longues échas-ses découvertes dans la cellule de l'abbesse. Lui arrivait-il de les chausser en secret par des nuits désespérées, pour errer géante

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dans les couloirs secrets ? Supposable, car le pied de ces échasses était entalonné d'un tampon de feutre...

L'heure des canonniers était venue. En quelques salves, ils dis­persèrent le clocher. Plus long fut-il de disposer les mines, de loger les gargousses, tandis que les mules délestées se cherchaient en vain des chardons dans la pierraille. Enfin, tout sauta et s'écroula, ce qui pouvait brûler s'embrasa. Des enfers, le noir fantôme du monasterio de las Plastifias regagnait le ciel.

J 'en étais à lire comment la vaisselle d'or avait remplacé les gar­gousses sur le bât des mules et dans les caissons des prolon­

ges, comment la colonne rejoignit, ses quartiers sans rencontrer d'embuscades, et enfin comment Rampon apprit avant de quitter Navacerrada que Juana y avait été trouvée pendue par les pieds à la poulie d'un grenier, lorsque le livre du Colonel avait glissé de mes mains surprises par le sommeil. Comment ne l'ai-je pas retrouvé au réveil, dans une chambre d'hôtel aussi sommaire ? Alors que je le vois les yeux fermés aujourd'hui encore, avec son dos vert bronze, le ramage pourpre et carmin de ses plats, pourquoi ne l'ai-je pas débusqué dans la ruelle de mon lit ? Un pan de cou­verture me le cachait-il ? L'ai-je vraiment manqué par ma hâte de passer la frontière ?... Alors, comment mon ami Goulesque, le plus érudit des bibliophiles, n'a-t-il su me le dépister dans tous ses ré­pertoires. Ni lui ni le vieil archiviste de la Nationale qui se piqua au jeu ? Je sais bien que le dépôt obligatoire n'existait pas en 1840, mais tout de même !

Tout de même, je le revois encore ce bouquin, après tant d'an­nées, tout comme je revois la naine qui me monta mon sac de voyage que j'avais oublié dans la salle à manger, et qui, au moment de me coucher, me donna la joie de reparler espagnol avant même de retrouver la chère Espagne de mes rêves. Une avortone hydro­céphale, aussi laide qu'affable, venue d'Oviedo prendre du service à Bourg-Madame pour la belle saison.„

Et je sais aussi qu'il y eut un colonel de Dragons dans l'armée qui capitula à Baylen. Il est mentionné dans les Mémoires du ca­pitaine Coignet que je relisais la veille de mon départ. Je n'ai bien sûr songé ni ce nom ni la naine d'Oviedo qui n'arrivait pas au marbre de la commode.

Alors ?... Oui, alors ? JACQUES DEVAL